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Le « grand retour » de la Russie en Afrique ? Avril 2019 Arnaud KALIKA Notes de l’Ifri Russie.Nei.Visions 114 Centre Russie/NEI

Le 'grand retour' de la Russie en Afrique · du retour de la Russie en Afrique n’est pas tant lié à des considérations de politique extérieure qu’à la perspective d’une

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Le « grand retour » de la Russie en Afrique ?

Avril 2019

Arnaud KALIKA

Notes de l’IfriRussie.Nei.Visions 114

Centre Russie/NEI

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L’Ifri est, en France, le principal centre indépendant de recherche,

d’information et de débat sur les grandes questions internationales. Créé en

1979 par Thierry de Montbrial, l’Ifri est une association reconnue d’utilité

publique (loi de 1901). Il n’est soumis à aucune tutelle administrative, définit

librement ses activités et publie régulièrement ses travaux.

L’Ifri associe, au travers de ses études et de ses débats, dans une démarche

interdisciplinaire, décideurs politiques et experts à l’échelle internationale.

Les opinions exprimées dans ce texte n’engagent que la responsabilité de

l’auteur.

Note réalisée dans le cadre de l’« Observatoire Russie, Caucase et Europe orientale »,

avec le soutien de la Direction générale des relations internationales et de la stratégie

(DGRIS), ministère des Armées.

ISBN : 978-2-36567-976-3

© Tous droits réservés, Ifri, 2019

Couverture : © Kremlin.ru

Comment citer cette publication :

Arnaud Kalika, « Le "grand retour" de la Russie en Afrique ? »,

Russie.Nei.Visions, n° 114, Ifri, avril 2019.

Ifri

27 rue de la Procession 75740 Paris Cedex 15—FRANCE

Tél. : +33 (0)1 40 61 60 00—Fax : +33 (0)1 40 61 60 60

E-mail : [email protected]

Site : Ifri.org

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Russie.Nei.Visions

Russie.Nei.Visions est une collection numérique consacrée à la Russie et aux

nouveaux États indépendants (Biélorussie, Ukraine, Moldavie, Arménie,

Géorgie, Azerbaïdjan, Kazakhstan, Ouzbékistan, Turkménistan, Tadjikistan

et Kirghizstan). Rédigés par des experts reconnus, ces articles policy

oriented abordent aussi bien les questions stratégiques que politiques et

économiques.

Auteur

Arnaud Kalika, juriste de formation, a commencé sa carrière au sein de

l’administration française (Secrétariat général de la défense nationale puis

au Bureau Études et Prospective de la Direction du renseignement militaire)

comme analyste géopolitique sur le monde post-soviétique. En 2005,

il devient journaliste accrédité, rédacteur en chef de la lettre confidentielle

TTU, sous la direction de Guy Perrimond. Il dirige durant cette période le

séminaire Asie centrale au Collège interarmées de défense. Puis, en 2011,

il intègre le bureau Défense de l’ADIT où il est responsable des questions de

compliance, d’intégrité et d’intelligence économique. En 2013, il rejoint le

fonds d’investissement français Meridiam, pour y monter une Direction de

la sécurité aux côtés du fondateur, Thierry Déau.

Parmi ses dernières publications spécialisées :

« "Dérisquer" l’investissement en zone complexe », Sécurité et stratégie,

n° 30, été 2018.

« La perception russe de sa propre sécurité : mythes et réalités »,

Sécurité globale, vol. 1, n° 5, 2016.

« Le brouillard manichéen de la relation franco-russe », La Revue des

deux mondes, septembre 2015.

Le Centre Russie/NEI remercie vivement le directeur du Centre Afrique subsaharienne de l’Ifri,

Alain Antil, pour sa contribution au peer-review de cette étude.

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Résumé

Le « retour en force » de la Russie en Afrique est largement commenté

depuis 2017. Quelle est son ampleur réelle et comment la politique africaine

de la Russie s’articule-t-elle ? Cette note entend y répondre en s’appuyant

sur les témoignages croisés d’experts et d’acteurs russes et africains, que

l’auteur a pu rencontrer lors de ses différentes missions. Certes, le retour de

la Russie en Afrique est indéniable. Cependant, l’approche de Moscou se

fonde moins sur un grand dessein stratégique de domination que sur une

quête d’influence opportuniste et pragmatique, essentiellement dictée par

des impératifs économiques.

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Sommaire

INTRODUCTION ................................................................................... 5

MYTHES ET RÉALITÉS D’UN RETOUR OPPORTUNISTE ....................... 6

Un regain d’intérêt relativement récent pour l’Afrique ........................ 6

La Russie : un nain économique en Afrique .......................................... 7

« Sécurité contre avantages économiques » ........................................ 9

LES VECTEURS ET MANIFESTATIONS DE L’INFLUENCE RUSSE

EN AFRIQUE ....................................................................................... 15

L’héritage du mythe soviétique ............................................................ 15

La coopération culturelle et académique ............................................. 16

Le vecteur médiatique ........................................................................... 19

Le vecteur diplomatique et militaro-sécuritaire .................................. 19

Les vecteurs du nucléaire civil et de l’énergie ..................................... 22

PERSPECTIVES : UNE RELATION RUSSO-AFRICAINE

TOUJOURS PLUS CLIENTÉLISTE ........................................................ 25

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Introduction

En décembre 2017, Moscou a obtenu de l’Organisation des nations unies

(ONU) une levée de l’embargo sur les armes pour équiper et former les

unités centrafricaines (environ 1 300 hommes1). Le retour de la Russie en

Afrique, de Luanda à Port Soudan en passant par Le Caire et Pretoria, est

depuis largement commenté. Ainsi, la ministre des Armées Florence Parly

a-t-elle estimé, en marge du Forum de Dakar 2018, que l’implication russe

en Centrafrique n’était pas un facteur stabilisateur pour le pays2. Au-delà du

récit de la « reconquête » d’un espace que la Russie postsoviétique avait

abandonné, la nature de ce retour soulève trois questions. Procède-t-il

uniquement d’un « effet d’aubaine » ou au contraire d’une stratégie

mûrement réfléchie par le Kremlin, au même titre que celle du « tournant

vers l’Asie » amorcé dès le premier mandat de Vladimir Poutine ? Quels sont

les vecteurs privilégiés de ce retour : la diplomatie, la sphère militaire, les

ressources naturelles, l’économie ? Enfin, comment cette politique

s’articule-t-elle avec la concurrence des autres puissances déjà présentes sur

le continent africain ?

Le présent article tente d’apporter des éléments de réponse à ces

interrogations. Premièrement, quoiqu’incontestable, le retour de la Russie

en Afrique est beaucoup moins spectaculaire que ne le laisse penser sa

couverture médiatique récente. Deuxièmement, les moyens de ce retour

relèvent surtout de l’influence et des actions indirectes, dont certains acteurs

privés et publics sont les instruments. Troisièmement, les perspectives de la

Russie en Afrique reposent vraisemblablement sur deux piliers, la

coopération militaro-technique et l’exploitation des ressources naturelles.

1. Sur place, la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation en

Centrafrique (MINUSCA) compte déjà 11 650 hommes.

2. Voir l’entretien de la ministre des Armées F. Parly accordé à B. Roger, « Nous sommes prêts à

intervenir si le Burkina Faso nous le demande », Jeune Afrique, 1er novembre 2018,

www.jeuneafrique.com.

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Mythes et réalités d’un retour

opportuniste

Un regain d’intérêt relativement récent pour l’Afrique

L’investissement politique russe en Afrique n’a rien de comparable avec

celui de Moscou en Asie. Dès son premier mandat, Vladimir Poutine a

effectué une tournée asiatique pour y tisser des liens bilatéraux. Il

n’accordait alors à l’Afrique qu’une importance marginale. Si l’Asie au-delà

de l’Oural appartient à l’histoire culturelle russe jusque dans le symbole de

ses armoiries (aigle bicéphale), l’Afrique reste un continent reculé, en dépit

des racines éthiopiennes d’Alexandre Pouchkine. De même, dans l’échelle

des priorités, l’Arctique et le Grand Nord entrent dans les intérêts

stratégiques du Kremlin en raison, entre autres, des ressources à exploiter

et des emprises militaires russes de la région de Mourmansk, alors que

l’Afrique reste un espace secondaire, sans véritables perspectives

économiques et sous influence des anciennes puissances coloniales

européennes. Dans le Concept de politique étrangère (2016), l’Afrique est en

effet rejetée au dernier article (99) invitant à une « coopération diversifiée ».

La relance par le Kremlin de sa politique africaine à partir de la fin de

l’année 2014 peut s’expliquer par la conjonction de trois facteurs : les

sanctions occidentales adoptées contre la Russie après l’annexion de la

Crimée, l’entrée en vigueur de l’Union économique eurasiatique (UEE) et le

début des frappes aériennes russes en Syrie (30 septembre 2015). La

confrontation avec l’Occident s’impose désormais comme un élément

structurant de la politique étrangère russe. Motivé à la fois par des

considérations de politique intérieure et par une volonté de puissance, ce

positionnement conduit le Kremlin dans une quête tous azimuts de

partenaires alternatifs. L’intérêt russe pour l’Afrique s’inscrit dans cette

perspective, bien que le continent soit déjà un espace d’intense compétition

entre les anciennes puissances coloniales et les pays émergents, dont

plusieurs partenaires de la Russie comme l’Inde, la Chine, le Brésil, la

Turquie et Israël. En outre, les autorités russes cherchent de nouvelles

ressources financières et économiques, hors du champ d’application des

sanctions européennes et américaines. La Russie semble ainsi redécouvrir,

après un désengagement massif au début des années 1990, l’attractivité d’un

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continent dans lequel l’Union soviétique s’était largement investie,

politiquement et économiquement.

La Russie : un nain économique en Afrique

Le poids économique de la Russie en Afrique est néanmoins modeste. Avec

l’Afrique subsaharienne en particulier, le volume des échanges commerciaux

ne dépasse pas 5 milliards de dollars par an selon les statistiques officielles3.

Échanges entre la Russie et l’Afrique subsaharienne

Source : site officiel d’information sur les marchés publics, https://torgi.gov.ru.

Si l’on inclut l’Afrique du Nord pour la seule année 2017, le volume des

échanges commerciaux s’élève à 17 milliards de dollars. Ce chiffre,

comparable aux échanges entre, par exemple, le Brésil et l’Afrique, est bien

inférieur aux résultats réalisés par les puissances concurrentes. Selon

l’agence d’information économique africaine Ecofin4, les volumes des

échanges en 2017 représenteraient 275 milliards de dollars entre l’Afrique et

l’Union européenne, 200 milliards de dollars avec la Chine, 70 milliards

avec l’Inde, 53 milliards de dollars avec les États-Unis et 20 milliards avec la

Turquie. Selon un journaliste russe spécialisé en économie, « l’objectif réel

du retour de la Russie en Afrique n’est pas tant lié à des considérations de

politique extérieure qu’à la perspective d’une relance des affaires dans un

espace non soumis aux sanctions et où Moscou est très en retard. Si le

ministère des Affaires étrangères y est autant impliqué, c’est parce qu’il

représente avec le ministère de la Défense l’instrument privilégié pour la

conquête des marchés5 ».

3. En raison d’un manque de fiabilité statistique et de sources contradictoires, nous avons choisi de

ne conserver que les trois dernières années avec le premier semestre 2018.

4. Agence créée en décembre 2010 et située à Yaoundé et à Genève, www.agenceecofin.com.

5. Entretien avec l’auteur, Paris, 10 juillet 2018.

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En matière d’exportations militaires, l’Afrique reste un marché à

conquérir, même si l’empreinte russe est déjà tangible. Le Stockholm

International Peace Research Institute (SIPRI) précise que l’essentiel (78 %)

des exportations militaires russes sur le marché africain est destiné à

l’Algérie. L’Afrique, dans son ensemble, ne représente que 13 % du volume

global des exportations militaires russes. En outre, sur la période 2013-2017,

les exportations globales d’armements russes en Afrique ont baissé de 32 %

par rapport à la période 2008-20126. Les chiffres de Rosoboronexport sur la

période 2011-2015 indiquent pour leur part que la Russie représente 30 %

des importations d’armements pour l’Afrique subsaharienne. Ces résultats

ne prennent pas en compte certains contrats de maintien en condition

opérationnelle du matériel soviétique, encore en état fonctionnel dans trois

quarts des pays africains7. Reconquérir le marché africain implique donc de

vendre des prestations de service et de remise en état (le rétrofit). Pour 2017,

le service responsable de l’ensemble du secteur et de la coopération

industrielle et technique, le FSVTS (Service fédéral pour la coopération

militaro-technique) indique détenir un carnet de commandes de

45 milliards de dollars. La majorité de l’équipement est destinée à la Chine,

l’Inde et le Vietnam. L’Afrique est très loin derrière. Parmi les quelques pays

africains ayant reçu des matériels russes en 2017, figurent :

L’Algérie (quatre systèmes Iskander-E de courte portée, six Su-30MKA,

six Mi-28NE en plus des 42 commandés en 2013, les premiers chars

lourds T-90SA, des systèmes de missiles TOS-1 et BuK-M2E… en

attendant une sous-marinade de la classe Kilo) ;

L’Égypte (46 MiG-29M/M2, 19 Kamov 52 équipés des systèmes

antichars AT-9 et AT-16, des systèmes de missiles S-300…) ;

Le Kenya (un Mi-17 pour la police) ;

Le Nigeria (deux Mi-35) ;

Le Mali (deux Mi-35 commandés pour une livraison en 2019) ;

L’Angola (rétrofit de 18 Su-30K) ;

La Guinée équatoriale (des armes automatiques, 12 systèmes sol-air de

type E6 et deux Pantsyr-S1) ;

Le Burkina Faso (deux Mi-171).

6. P. Wezeman, A. Fleurant, A. Kuimova, N. Tian et S. Wezeman, « Trends in International Arms

Transfers 2017 », SIPRI Fact Sheet, mars 2018, p. 7.

7. I. Konovalov et G. Šubin, « Sovremennaâ Afrika : Vojny i oružie » [L’Afrique contemporaine :

Guerres et armement], Institut Afriki RAN, 2013.

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Un journaliste militaire d’un grand quotidien russe confie que « les

clients africains veulent des systèmes modernes. L’objectif du FSVTS est de

les convaincre qu’il est plus intéressant d’acheter aux Russes qu’aux Chinois

ou aux Israéliens8 ».

« Sécurité contre avantages économiques »

Les acteurs russes impliqués en Afrique cherchent principalement à tirer des

avantages économiques en contrepartie de la vente de biens et de services

russes dans le domaine sécuritaire. Afin d’y parvenir et d’améliorer ses

positions en Afrique, le Kremlin et le ministère des Affaires étrangères

(MID) ont exploité la machine étatique en enclenchant dans un premier

temps une offensive informationnelle (2014), puis en dépêchant des

délégations sur le terrain (2018), avec à leur tête le ministre des Affaires

étrangères Sergueï Lavrov et le secrétaire du Conseil de sécurité Nikolaï

Patrouchev.

Sur le plan informationnel, à partir de 2013, la Russie a rompu avec un

discours jusqu’alors principalement négatif sur l’Afrique pour la présenter

comme un espace à fort potentiel économique. Cet infléchissement du

discours a été incarné par Mikhaïl Marguelov, qui a été le représentant

spécial du Kremlin pour l’Afrique jusqu’en 20149. Les médias russes

nationaux et internationaux accompagnent cette évolution, soulignant

l’importance de la Russie pour l’Afrique et inversement10. L’Institut des

études africaines de l’Académie des sciences a été mis en avant par

l’intermédiaire de sa directrice, Irina Abramova, experte reconnue de

l’Afrique subsaharienne, afin d’étayer ce discours par des écrits scientifiques

et l’organisation de rencontres entre experts. L’apport académique

contribue à l’émergence d’une approche panafricaine inédite pour la Russie.

En effet, la perception la plus répandue au sein des élites russes est une

séparation entre l’Afrique du Nord, la partie « utile » et dynamique du

continent, et l’Afrique subsaharienne, envisagée comme moins prometteuse.

Cette vision binaire de l’Afrique a désormais disparu, du moins dans le

discours. Lorsqu’il annonce en 2017 que l’Égypte a signé un contrat pour la

construction de quatre centrales nucléaires sur 60 ans, ou qu’il reçoit en

8. Entretien avec l’auteur, Paris, 31 août 2018.

9. Nommé en 2011, Marguelov a vraiment cherché de la visibilité à partir de 2013 pour

communiquer sur l’activisme économique de la Russie en Afrique.

10. Voir, entre autres : K. Babaïev, « Začem Rossii nužna Afrika » [Pourquoi la Russie a besoin de

l’Afrique], Moskovskij Komsomolec, 8 novembre 2015, www.mk.ru ; K. Klomegah, « Russia

Struggles to Regain Influence in Africa », Russia Beyond The Headlines, 23 septembre 2016,

www.rbth.com ; « Poutine explique comment la Russie aidera l’Afrique dans le secteur

énergétique », Sputnik France, 27 juillet 2018, https://fr.sputniknews.com.

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mai 2018 le président de la Centrafrique, Faustin Archange Touadéra, au

Forum économique de Saint-Pétersbourg, Vladimir Poutine affiche un

pragmatisme économique panafricain11. De plus, le président russe cherche,

en creux, à afficher la capacité de la Russie à peser dans une zone d’influence

traditionnellement acquise aux puissances occidentales.

Pour traduire cette évolution sur le terrain, le vice-ministre des Affaires

étrangères et représentant spécial du Kremlin pour l’Afrique et le Moyen-

Orient, Mikhaïl Bogdanov, a supervisé en 2017 le renouvellement d’une

partie de ses ambassadeurs, au Mozambique, au Maroc, au Nigeria, au

Rwanda, au Soudan et Cameroun. La Centrafrique, où l’ambassadeur

Sergueï Lobanov occupe le terrain depuis 2011, constitue à cet égard une

exception notable. La longévité de l’ambassadeur Lobanov pourrait

s’expliquer par la volonté de la Russie d’inscrire sa politique en Centrafrique

sur le long terme. Néanmoins, on peut aussi considérer, comme nous l’a

suggéré un ancien diplomate russe, que ce poste n’a jamais été

particulièrement prisé. En effet, l’ambassade de Russie à Bangui présente le

double inconvénient d’être en sous-effectif et de ne pas représenter un

tremplin de carrière, à la différence des postes de Luanda et de Nairobi. Il

n’en reste pas moins que Lobanov a l’avantage de bien connaître le tissu local

et le contexte de la crise actuelle : il a vraisemblablement facilité l’insertion

des militaires et paramilitaires russes sur le terrain au début de

l’année 2018.

Mikhaïl Bogdanov a, par ailleurs, minutieusement préparé la visite de

son ministre, du 5 au 9 mars 2018. Sergueï Lavrov a concentré ses efforts sur

l’Afrique subsaharienne, où la Russie est économiquement la plus faible,

dans l’espoir d’y conclure des accords-cadres. Le ministre a visité

successivement l’Angola, la Namibie, le Mozambique, le Zimbabwe et

l’Éthiopie. Dans chacun des pays, il a promu trois piliers : le renouveau ou le

renforcement de la coopération militaire et de sécurité ; l’ouverture des

économies nationales aux investissements russes ; la relance des échanges

culturels et universitaires. Il s’agit de gagner des parts de marchés, de

développer la coopération scientifique et technique, de ne pas rester à l’écart

de l’exploitation des ressources naturelles et de s’inscrire comme un acteur

majeur dans la lutte contre le terrorisme en Afrique. Autrement dit, Moscou

entend développer des partenariats de type « sécurité contre avantages

économiques » dont la base reposerait sur trois caractéristiques fréquentes

au sud du Sahara :

11. « Vstreča s Prezidentom Central’noafrikanskoj Respubliki Fostenom Arkanžem Tuaderoj »

[Rencontre avec le président de la République centrafricaine Faustin-Archange Touadera],

Kremlin, 23 mai 2018, http://kremlin.ru

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L’incapacité des gouvernements à maintenir l’ordre et la sécurité seuls

sur leur territoire, malgré l’appui occidental (bande sahélienne,

République Centrafricaine [RCA]…) ;

La lassitude chez certains acteurs publics africains vis-à-vis du prêteur

chinois et de la relation commerciale avec la Chine, alors que la Russie

promet un modèle en apparence plus intéressant. En Mauritanie, au

Ghana ou encore en Éthiopie, les clients publics ont accumulé beaucoup

de déconvenues avec des partenaires chinois au travers de contrats de

financement trop souvent défavorables à l’État par rapport aux

prestations garanties. La Russie dit vouloir prendre le contre-pied de ce

type de contrat en restant au plus proche des besoins du client public ;

Enfin, la crainte ressentie par une majorité de dirigeants africains à

l’égard des « révolutions de couleur », contre lesquelles Moscou semble

pouvoir les protéger, comme le démontre son intervention en Syrie. Ici

comme au Moyen-Orient ou en Asie centrale, la Russie s’érige donc en

« fournisseur » de sécurité et de stabilité pour ces régimes contre la

menace d’ingérences extérieures ou de troubles intérieurs.

Dans les cinq pays visités par Sergueï Lavrov, la Russie a mis en avant

son siège permanent au Conseil de sécurité pour légitimer son droit de

soutenir l’Afrique dans sa lutte contre l’insécurité. Moscou aspire à un siège

d’observateur au G5 Sahel et l’a défendu auprès des cinq pays, ce point ayant

aussi fait l’objet de discussions postérieures discrètes avec le Sénégal et la

Mauritanie12. Plus rhétorique, mais avec un impact non négligeable sur les

clients potentiels, la menace de « révolutions de couleur » a été agitée à tous

les échelons, notamment par le secrétaire du Conseil de Sécurité Nikolaï

Patrouchev, le 26 juin 2018, dans le contexte de sa tournée de deux semaines

en Angola et en Afrique du Sud. Ce déplacement était destiné à sceller une

coopération dans la lutte contre le terrorisme islamiste et les mouvements

radicaux, susceptibles de préparer des « révolutions de couleur » dans ces

pays et, plus largement, en Afrique australe. Le vice-ministre de l’Intérieur

Igor Zoubov, qui accompagnait Patrouchev, a quant à lui rappelé le rôle des

États-Unis et des puissances extérieures dans la déstabilisation de

l’Afghanistan, de l’Irak, de la Libye et des « printemps arabes ». Il a exhorté

l’Afrique à combattre les hégémonies de toutes sortes, dans un contexte de

fragilisation du système des relations internationales érigé depuis 194513.

Selon un journaliste sud-africain ayant suivi ces délégations, « le discours

russe est centré sur la nécessité de trouver des solutions alternatives à celles

12. Entretiens informels lors du Forum de Dakar de 2017.

13. P. Tarasenko, « Rossii poučit Angoly borbe s terrorizmom » [La Russie va apprendre la lutte

contre le terrorisme à l’Angola], Kommersant, 28 juin 2018, www.kommersant.ru.

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Le « grand retour » de la Russie en Afrique ? Arnaud Kalika

12

proposées par l’Occident14 ». Malgré son caractère simpliste, cette lecture est

récurrente chez la majorité des observateurs russes suivant les affaires

africaines interrogés dans le cadre de ce travail.

Dans les cinq pays visités, l’Angola, la Namibie, le Mozambique, le

Zimbabwe et l’Éthiopie, les échanges sont en berne malgré le lien historique

qui les unit à Moscou depuis l’époque soviétique. Le fusil d’assaut

Kalachnikov orne encore les armoiries du Mozambique et du Zimbabwe.

Une large partie des élites de ces États a été formée en URSS.

Le nouveau président de l’Angola, João Lourenço, est diplômé de

l’Académie militaire et politique Lénine et a été pendant plusieurs années

l’interlocuteur de Moscou pour le commerce des armes et les formations

militaires. Selon un lobbyiste français vivant à Luanda, « l’actuel président

a toujours entretenu les meilleures relations avec l’ancien ministre de la

Défense russe, Sergueï Ivanov, de même qu’avec l’actuel Sergueï

Choïgou15 ». Malgré un contexte historique favorable, les échanges

commerciaux russo-angolais n’ont jamais dépassé 600 millions de dollars

ces trois dernières années, contre 14 milliards de dollars sur la même

période pour la coopération sino-angolaise. Selon la même source, « une

part importante des échanges avec la Russie a lieu dans la « zone grise » de

l’économie et il semble que la visite de Lavrov soit aussi le signal d’un

changement de cap en matière de respect des règles financières. Moscou

veut pouvoir raconter des success stories et, pour cela, il faut des marchés

transparents, reconnus comme tels par les institutions financières

internationales comme la Banque mondiale ». Toujours présentes, les

valises de billets ne sont pourtant plus systématiques ; à l’instar de la Chine,

la Russie dilue les « avantages » au travers de montages toujours plus

complexes impliquant les grandes entreprises d’État. Il s’agit en pratique de

négocier des « contre-lettres » adjointes au contrat, dans lesquelles le client

public s’engage à garantir à l’entreprise une position préférentielle pour des

opérations futures de gré à gré, voire des offres non sollicitées. En

Centrafrique, malgré toute l’incertitude qui pèse sur la réalité des ressources,

Rosatom a déjà négocié des positions privilégiées lui garantissant la primeur

des premières explorations de gisement d’uranium dans la zone de

Bakouma. Derrière ces contrats parfaitement légaux (ou Mémorandum

d’entente – MoU) se cachent souvent des rétrocommissions, en vue de

rémunérer les intermédiaires et autres facilitateurs.

14. Entretien avec l’auteur, Abidjan, mars 2018.

15. Entretien téléphonique avec l’auteur, Paris, 24 mars 2018.

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Le « grand retour » de la Russie en Afrique ? Arnaud Kalika

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Deuxième pays visité, la Namibie est perçue au MID comme un « pays

frère » que l’URSS avait aidé durant la guerre de la frontière sud-africaine

(1966-1988) qui opposait l’Angola à l’Afrique du Sud. Le volet diplomatique

a été marqué par le dialogue entre Sergueï Lavrov et son homologue,

Netumbo Nandi-Ndaitwah, durant lequel il a proposé une réforme du

Conseil de Sécurité de l’ONU en l’ouvrant notamment à des pays africains.

Là encore, il s’agit de relancer la coopération économique entre les deux

pays : le volume des échanges était de 24 millions de dollars en 2017, contre

134 millions de dollars en 2011. Plusieurs contrats d’armement avaient alors

été signés pour des systèmes de petits calibres. Le ministre a confirmé la

signature d’une lettre de manifestation d’intérêt de la Namibie pour

travailler avec Rosatom, qui depuis 2017 développe la mise en place de

coopérations scientifiques et techniques dans l’espoir de construire des

centrales. Il ne faut cependant pas voir dans ces documents la conclusion

d’un contrat en bonne et due forme, mais plutôt une amorce de discussion.

De même, la société Soukhoï a répondu à un appel à manifestation d’intérêt

de la part de la société nationale Air Namibia pour l’avion régional

Superjet 100 et figure, selon Sergueï Lavrov, parmi les favoris.

Troisième étape, le Mozambique, avec en priorité l’augmentation de la

coopération militaire pour des systèmes d’armes de type sol-sol. Sergueï

Lavrov a proposé d’accompagner les forces locales dans leur combat contre

les groupes liés à Al-Shabab et les a invitées à intégrer le référentiel de

données partagées avec le Service Fédéral de Sécurité russe (FSB, l’un des

successeurs du KGB). Une fois de plus, l’enjeu économique est central : la

Russie reste un partenaire de second rang pour le Mozambique, avec moins

de 100 millions de dollars d’échanges en 2017. Moscou a donc mis en place

une commission économique, technique et scientifique bilatérale, dont le

premier dossier concernera la mise à disposition, dans le cadre d’un accord

global, de satellites russes de télécommunication à l’horizon 2020.

Le Zimbabwe constitue l’avant-dernière étape de la tournée africaine de

Sergueï Lavrov. La proximité entre le Zimbabwe, client historique du

complexe militaro-industriel soviétique, et la Russie, est due à la relation

particulière entre l’ex-président Robert Mugabe et Vladimir Poutine. La

nouvelle équipe présidentielle zimbabwéenne n’a pas l’intention de remettre

en cause la relation bilatérale. Les échanges économiques sont pourtant en

forte baisse, passant de 67 millions de dollars en 2016 à 53 millions en 2017.

Outre l’armement qui reste un vecteur de croissance pour le commerce mis

en avant par le ministre, l’intérêt que représente ce pays pour la Russie

réside dans l’exploitation du diamant et des métaux rares. Jusqu’à présent,

Moscou ne parvient pas à franchir le palier et les seules ventes d’armes ne

suffisent pas à tirer les échanges vers le haut.

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Le « grand retour » de la Russie en Afrique ? Arnaud Kalika

14

Le ministre a conclu son voyage par l’Éthiopie, à l’occasion du

120e anniversaire des relations diplomatiques entre les deux pays, fêté à

l’ambassade de Russie à Addis Abeba. Les échanges économiques sont dans

le rouge. Avec une baisse de plus de 50 % entre 2016 et 2017, ils dépassent

tout juste 80 millions de dollars par an, loin derrière les États-Unis et la

Chine, les deux principaux partenaires commerciaux du pays. Pourtant,

contrairement aux quatre autres pays visités, Sergueï Lavrov a moins insisté

sur la relance économique que sur l’importance stratégique de la Corne de

l’Afrique et de Djibouti, où la plupart des puissances concurrentes ont

installé des bases militaires et logistiques (France, États-Unis, Chine,

Turquie, Émirats arabes unis, Japon…). La Russie voit dans l’Éthiopie un

possible point d’ancrage pour observer les évolutions des pays de la Corne

de l’Afrique, mais son potentiel d’influence y est limité. Selon un ancien

officier éthiopien, « l’Éthiopie a beaucoup d’estime pour la Russie sur le plan

militaire, mais elle a depuis longtemps confié son développement aux États-

Unis. Nous continuerons à lui acheter des armes parce que ses systèmes sont

de bonne qualité et que nous souhaitons préserver ce canal

d’approvisionnement, mais je ne la vois pas revenir au centre du jeu

stratégique de la Corne de l’Afrique », à l’exception peut-être du Soudan16.

Il est à noter que, parallèlement à la tournée de Sergueï Lavrov, celle du

secrétaire d’État américain Rex Tillerson s’est déroulée au Nigeria, au Tchad,

au Kenya, à Djibouti et en Éthiopie, amenant les deux hommes politiques à

se croiser dans les couloirs d’un hôtel jouxtant le siège de l’Union africaine.

Un analyste américain à la retraite nous a confié que « la concomitance de

ces visites ne doit pas être surinterprétée, même si la Russie a logiquement

cherché à exploiter cet « effet de miroir » pour valoriser la tournée de

Sergueï Lavrov17 ».

En somme, la Russie s’inscrit dans une logique d’opportunisme

économique et ne prétend pas rejouer en Afrique le rôle de l’Union

soviétique : elle n’en a ni les moyens, ni l’ambition. En revanche, elle

souhaite prendre part à l’avenir du continent et entend ne plus rester à l’écart

de ce marché économique et de l’accès à ses ressources18.

16. Entretien téléphonique avec l’auteur, 3 juillet 2018.

17. Entretien avec l’auteur, Londres, 20 juillet 2018.

18. I. Abramova, « Afrikanskoe turne S.V. Lavrova : novye vyzovy i perspektivy rossijsko-

afrikanskogo sotrudničestva » [La tournée africaine de Sergueï Lavrov : nouveaux défis et

perspectives de la coopération russo-africaine], Azia i Afrika, n° 5, 2018, p. 2-10.

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Les vecteurs et manifestations

de l’influence russe en Afrique

L’héritage du mythe soviétique

Le récit de l’épopée soviétique en Afrique (épuré de ses échecs) constitue le

socle à partir duquel la Russie justifie son retour sur le continent. En 2013,

lorsque Vladimir Poutine a rendu hommage à Nelson Mandela, il a souligné

l’amitié qui liait celui-ci à la Russie et l’importance du soutien apporté par

Moscou dans la lutte contre le régime d’Apartheid19. Réinterpréter les grands

événements historiques à son avantage et à son image est constitutif de la

rhétorique du retour de la Russie dans la région. L’ensemble de la

production des bulletins d’information de l’Institut des études africaines de

l’Académie des sciences s’attache à mettre en valeur le rôle de l’Union

soviétique dans le développement de l’Afrique20.

Or, l’implication de l’Union soviétique en Afrique pendant la Guerre

froide était partie intégrante de la lutte globale contre l’Occident. Moscou

n’avait pas de stratégie africaine à proprement parler. Comme indiqué plus

haut, l’Afrique n’était pas non plus sa priorité après la chute de l’URSS.

L’intérêt diplomatique de la Russie prend pourtant racine à la fin du

XIXe siècle, en contrepoint de son exclusion du partage colonial de l’Afrique

par les puissances européennes à la Conférence de Berlin, en 1885. Cette

mise à l’écart a constitué le terrain fertile de la « Mecque rouge », expression

autrefois employée par les soviétologues pour qualifier l’URSS en tant que

nouveau référent normatif et idéologique. En novembre 1922, année de

création de la Guépéou (police d’État qui succède à la Tchéka) et de

naissance de l’URSS, le quatrième Congrès du Komintern (Internationale

communiste) s’est penché sur la « question africaine », l’esclavage et la

responsabilité des États-Unis. L’idée des nouveaux responsables soviétiques

était déjà d’utiliser le continent pour marquer des points dans la compétition

qui les opposait au camp capitaliste. Il s’agissait aussi de diffuser l’idéologie

communiste auprès de la communauté afro-américaine aux États-Unis. En

outre, à en croire un diplomate éthiopien, les dirigeants soviétiques avaient

19. « Putin Calls Nelson Mandela "Greatest Humanist of Our Time" », The Moscow Times,

13 décembre 2013, https://themoscowtimes.com.

20. Bulletin d’information de l’Institut des études africaines de l’Académie des sciences de Russie,

septembre 2018.

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Le « grand retour » de la Russie en Afrique ? Arnaud Kalika

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envisagé la fondation d’un détachement militaire africain de l’Armée

rouge21.

Plusieurs pays d’Afrique ont signé avec l’URSS des accords de

coopération culturelle, qui ont permis l’implantation de centres culturels

soviétiques sur le continent. En parallèle, Moscou apportait son soutien

financier aux armées locales. Le soft power allait ainsi de pair avec le hard

power.

Le souvenir de l’expérience soviétique en Afrique est aussi celui de

l’échec et de l’abandon du socialisme. Lorsque Mikhaïl Gorbatchev est arrivé

au pouvoir, l’Afrique n’était plus un enjeu stratégique majeur. La priorité

était d’empêcher l’effondrement de l’État, de réduire la prégnance de

l’idéologie dans les structures du pouvoir, de redresser l’économie et

d’intégrer la « maison commune » européenne. En Afrique, le camp

socialiste africain s’est considérablement affaibli et neuf ambassades et

représentations commerciales soviétiques y ont été fermées22. Le vide

stratégique laissé par ce départ précipité a rapidement été comblé par les

puissances occidentales et la Chine : « C’était du jamais vu. Les Soviétiques

ont plié bagage du jour au lendemain et l’URSS a été rayée de la carte. Une

aubaine pour les autres !23 ».

La coopération culturelle et académique

Outre les relations culturelles à proprement parler (promotion de la

littérature russe, coopération entre musées…), les champs linguistiques et

académiques (histoire, mathématiques, économie…) constituent deux

éléments clefs de la diplomatie culturelle russe en Afrique. Les chiffres

communiqués par l’université russe de l’Amitié des peuples (RUDN)

indiquent que 400 000 étudiants africains ont été formés depuis les

années 1970, ce qui représente une empreinte non négligeable. Selon nos

informations recueillies auprès de l’administration de plusieurs résidences

étudiantes de Moscou dans les quartiers de Beliaevo et Iougo-Zapadnaïa, où

résident une majorité d’étudiants étrangers, il y aurait actuellement moins

de 5 000 étudiants africains dans les universités russes, dont

3 000 boursiers24. Parmi eux, la majorité vient étudier la langue et la

civilisation dans le but de pouvoir, ensuite, postuler pour un cycle

21. Entretiens avec un diplomate éthiopien, Paris, avril 2018. Il estime qu’une « Armée rouge

d’Afrique » allait dans le sens de la Révolution.

22. A. Arkhangelskaya, « Le retour de Moscou en Afrique subsaharienne ? Entre héritage

soviétique, multilatéralisme et activisme politique », Afrique contemporaine, vol. 4, n° 248, 2013,

p. 61-74.

23. Entretien avec un fonctionnaire ghanéen, Paris, février 2018.

24. Se reporter également aux statistiques de l’Unesco : http://uis.unesco.org.

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Le « grand retour » de la Russie en Afrique ? Arnaud Kalika

17

scientifique. Selon un enseignant du RUDN, qui officie depuis une vingtaine

d’années sur place auprès des étrangers, « les étudiants africains sont de

moins en moins nombreux mais, d’une certaine façon, ils n’ont jamais été

aussi nombreux que nous le pensions. Par exemple, à l’institut Pouchkine,

rue Volguina, les étudiants africains qui occupent le foyer ont pour beaucoup

dépassé le stade estudiantin et occupent les lieux comme s’ils occupaient un

logement. L’administration continue pourtant de les comptabiliser comme

étudiants…25 ».

Institution importante de la coopération académique russo-africaine,

l’Institut des études africaines de l’Académie des sciences de Russie jouit du

soutien officiel du MID et comprend plusieurs dizaines de publications

analytiques, de recherche ou d’information. Divisée en 11 centres de

recherche (Centre d’histoire et d’anthropologie, Centre de recherche sur

l’histoire de l’Afrique du Sud, Centre sur l’Afrique du Nord et Corne de

l’Afrique, Centre d’études des économies en transition, Centre d’études sur

les questions stratégiques26…), la structure se présente comme un

laboratoire d’idées sur l’Afrique. Elle constitue à la fois une possible

ressource préalable à l’action politique, et un outil d’influence. Depuis 2014,

les thèmes de recherche dans le cadre de mémoires et thèses de doctorat sur

l’Afrique y sont variés : les perspectives pour une extension des BRICS, les

intérêts russes en Afrique, l’innovation en Afrique, gouvernance et stabilité

en Afrique, la coopération entre l’Afrique du Sud et la Russie, le radicalisme

islamiste en Afrique, les évolutions politiques et sécuritaires au Sahel,

l’identité africaine au XXIe siècle, la lecture culturaliste et civilisationnelle

de l’Afrique, la politique étrangère des États africains, l’histoire des conflits

armés en Afrique, les conséquences de la mondialisation en Afrique… La

bibliographie est particulièrement riche : une centaine d’ouvrages, essais,

publiés en 2018 et davantage en 2017. L’Académie a beaucoup publié sur

l’empreinte chinoise en Afrique et la directrice de l’Institut, Irina Abramova,

appelle régulièrement Moscou à s’imposer en Afrique pour y contenir les

ambitions de Pékin, voire tenter de proposer aux États africains une

alternative russe27. L’approche chinoise de l’Afrique a très probablement

influencé celle de la Russie. Les chercheurs russes ont notamment étudié les

plateformes bilatérales sino-africaines visant à développer les synergies

entre les industriels africains et les banques chinoises28, à l’exemple de la

25. Entretien avec l’auteur, Cracovie, juillet 2018.

26. Voir, sur le site de l’Institut des études africaines de l’Académie des sciences de Russie :

www.inafran.ru.

27. Interview d’I. Abramova accordé à K. Klomegah, « With Ambitious Goals, Russia Joins Foreign

Players in Africa », Modern Ghana, 25 avril 2016, www.modernghana.com.

28. I. Abramova, « Plenary Report: Potential of the African Continent in the Updated Strategy of

Development of the Russian Federation », XIVe International Conference of Africanists, Moscou,

17-20 octobre 2017, www.inafran.ru.

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Le « grand retour » de la Russie en Afrique ? Arnaud Kalika

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China Africa Research Initiative29, qui au travers de bourses et de

financement de recherche a permis à la China Development Bank d’utiliser

intelligemment le vecteur académique au profit des affaires. De même, le

forum sino-africain (FOCAC) est analysé en Russie comme un modèle

diplomatico-économique efficace pour pénétrer le marché africain au

travers notamment de zones économiques spéciales (ZES). Le modèle

chinois a donc vraisemblablement été une source d’inspiration pour la

création de la plateforme African Business Initiative, développée par le

Kremlin et les équipes du ministère de l’Industrie et du Commerce

(MinPromTorg). En 2016, le ministre Denis Mantourov a, dans la même

veine, favorisé la création de plusieurs forums bilatéraux russo-africains afin

de tisser une diplomatie du lien économique entre les industriels africains et

russes. Dans ces instances, la Russie veut montrer, malgré son statut de pays

émergent, ses capacités à accompagner les États africains dans leur

développement.

L’institut cultive par ailleurs sa visibilité extérieure par le biais de

séminaires d’accompagnement d’événements liés au commerce extérieur

(Forum de Saint-Pétersbourg) et à la mémoire de la coopération africano-

soviétique30. La Russie met, en effet, un point d’honneur à soutenir les

initiatives africaines qui commémorent les luttes de libération nationale et

les anniversaires « douloureux » pour l’ancien colonisateur européen. Ainsi,

Moscou s’est impliqué dans la célébration de l’anniversaire des 20 ans du

génocide tutsi au Rwanda, en 2014. Une action politico-diplomatique a eu

lieu en ce sens à l’Académie des sciences pour dénoncer le rôle de la France

dans ce dossier31.

Appuyé par le cabinet de conseil américain Squire Patton Boggs, le

gouvernement russe a donc lancé en 2016, sous la houlette de Mikhaïl

Bogdanov, l’« African Business Initiative ». Celle-ci vise à développer une

politique africaine de la Russie combinant recherche académique, économie,

diplomatie, défense et sécurité. Il s’agit plus précisément de positionner la

Russie comme un guide pour les États africains soucieux de s’affirmer

comme des puissances régionales, à travers la consolidation de leur armée

et l’établissement d’un partenariat stratégique avec Moscou. Un observateur

français proche de ce dossier souligne que cette initiative a permis de

29. L’initiative a été lancée en 2016 et est rattachée à l’université Johns-Hopkins.

30. Voir, sur le site de l’Institut des études africaines de l’Académie des sciences de Russie :

https://inafran.ru

31. A. Panov, « Ruanda "Kwibuka-20": pamâtʹ o genocide, spory, diskussii » [Rwanda « Kwibuka-

20 »: la mémoire du génocide, débats et discussion], Azia i Afrika Segodnâ, n° 2, 2015, p. 54.

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Le « grand retour » de la Russie en Afrique ? Arnaud Kalika

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relancer la machine administrative russe pour réoccuper le terrain

économique sous l’angle de l’aide au développement32.

Le vecteur médiatique

La compétition pour l’Afrique s’exerce aussi par le vecteur médiatique. La

Russie déploie plusieurs canaux de communication, en tentant de faire

valoir les versions francophone et anglophone de ses deux grands médias

internationaux, RT et Sputnik33. Leurs sites internet sont déjà largement

consultés sur le continent. Leur ligne éditoriale adopte généralement une

tonalité critique vis-à-vis des anciens colonisateurs, et la politique africaine

de la France y est présentée comme mue par une forme de néo-impérialisme.

De plus, selon un ancien cadre aux affaires publiques de Google, la Russie

investirait dans des campagnes « Google Adwords » afin que les moteurs de

recherche liés à Google et sollicités sur l’Afrique fassent en priorité remonter

les informations des agences russes (Sputnik, RT, Tass…)34. L’objectif

recherché consiste à maximiser la diffusion de ces contenus sur les grands

médias traditionnels et sociaux africains. Il est encore trop tôt pour mesurer

l’impact de ces initiatives mais il s’agit d’un point de vigilance sur le long

terme.

Le vecteur diplomatique et militaro-sécuritaire

Comme indiqué dans le Concept de politique étrangère 2016 (art. 99),

l’Afrique s’inscrit dans un ensemble d’organisations régionales dont l’Union

africaine, la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest

(CEDEAO), la Communauté d’Afrique de l’Est, la Communauté de

développement d’Afrique australe, l’Union du Maghreb arabe et l’Union

économique et monétaire ouest-africaine. Le MID russe cherche à y

apparaître comme un interlocuteur respectable, voire à y obtenir un statut

d’observateur. Les ambitions russes sont plus élevées dans le contexte des

BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud), où Moscou veut

apparaître comme le leader et l’inspirateur d’une voie alternative pour

l’Afrique35. Dans la perception russe, les BRICS tendent à devenir un outil

au service de son rayonnement en Afrique, l’organisation pouvant s’ouvrir à

32. Entretien avec l’auteur, Paris, 10 juin 2018.

33. Voir à ce sujet : K. Limonier, « Diffusion de l’information russe en Afrique : Essai de

cartographie générale », Note de recherche de l’IRSEM, n° 66, novembre 2018.

34. Entretien avec l’auteur à Paris, juillet 2018.

35. B. Lo, « La Russie, la Chine et les BRICS : une illusion de convergence ? », Russie.Nei.Visions,

Ifri, n° 92, mars 2016.

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Le « grand retour » de la Russie en Afrique ? Arnaud Kalika

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d’autres pays africains, voire servir de modèle à la création de nouvelles

organisations africaines sous le parrainage de Moscou.

Cette approche s’inspire de celle de l’ancien ministre des Affaires

étrangères (1996-1998) et Premier ministre (1998-1999) Evgueni Primakov,

qui a travaillé sur l’Afrique avec Nodari Simonia et Alexeï Vassilev, experts

à l’Académie des Sciences à partir de 1999. En décembre 2001, Primakov,

alors président de la Chambre de commerce et d’industrie, a visité l’Angola,

la Namibie, la Tanzanie et l’Afrique du Sud, en appelant la Russie à

construire un monde multipolaire. La vision primakovienne consistait à

rallier un maximum d’États africains à la Russie, dans l’espoir de constituer

un nouveau bloc anti-occidental capable de modifier les rapports de force à

l’ONU et d’ouvrir le cercle des États avec un Siège permanent au Conseil de

sécurité (Afrique du Sud, Éthiopie, Angola, Nigeria). Il s’agissait d’infléchir

le logiciel géopolitique en cours pour favoriser la multipolarité. Il est

cependant peu probable qu’une telle stratégie opère en Afrique

subsaharienne, où l’anti-américanisme reste limité.

En revanche, les leaders autoritaires africains sont nettement plus

sensibles à la menace d’un « printemps africain ». Moscou a anticipé ce

phénomène à partir de 2015 en envoyant plusieurs conseillers politiques

(polittehnologi) dans une dizaine d’États dont Madagascar, la RCA, la

République Démocratique du Congo ou le Soudan36. Ces « consultants »

proposent aux autorités locales leur expertise en matière d’affaires

publiques. Toutefois, s’ils produisent des rapports justifiant leur activité

d’un point de vue comptable, ces conseillers sont aussi et surtout des

« implants diplomatiques », voire des agents sous couverture. Parmi leurs

casquettes, ils peuvent aussi vendre de la sécurité contre des avantages de

toutes sortes… Au-delà du secteur de l’armement, l’appui sécuritaire de

Moscou se paye en promesses de contrats pour les entreprises implantées

dans ces pays dans l’énergie et les métaux rares. En outre, ces

« consultants » ont leurs bailleurs de fonds, comme l’homme d’affaires

pétersbourgeois Evgueni Prigojine et l’un de ses bras droits, le politologue

Iaroslav Ignatovski. L’articulation entre l’ensemble de ces acteurs et sous-

acteurs n’est pas évidente, mais l’objectif reste de positionner favorablement

la Russie dans le jeu politique de ces pays, voire d’y influencer les processus

électoraux37.

Le rôle d’Evgueni Prigojine est opaque, mais son nom est

systématiquement associé aux groupes de sécurité privés déployés en

Afrique (en particulier le groupe Wagner), dans le sillon des consultants

36. Le Sénégal et le Mali sont également des cibles pour la mise en place de telles cellules.

37. A. Percev, « Rossijskie polittehnologi izvedaût Afriku » [Les technologues politiques russes

s’essayent à l’Afrique »], Kommersant, 20 avril 2018, www.kommersant.ru.

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Le « grand retour » de la Russie en Afrique ? Arnaud Kalika

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politiques évoqués plus haut. Prigojine serait également lié à l’Internet

Research Agency, qualifiée « d’usine à trolls » dans les médias occidentaux.

Ses holdings (OAO Slavianka, Konkord M…) ont un quasi-monopole sur

l’ensemble du marché de l’alimentaire et de l’hygiène des forces armées

russes ce qui en fait un acteur majeur qui agit pour le compte du ministère

de la Défense russe. Selon une source bancaire proche des milieux d’affaires

ghanéens, « les oligarques n’apparaissent jamais au grand jour. Leurs relais

font du conseil par le biais d’hommes de paille et de montages plus ou moins

complexes. Le but est moins d’aider les États ou leurs dirigeants que

d’investir des capitaux dont l’origine est frauduleuse. La CEDEAO suit de

très près ces montages. Nous pensons qu’en raison des sanctions contre

l’État russe, l’Afrique est envisagée comme nouveau débouché pour blanchir

des capitaux avant de les réinjecter en Europe à partir de l’Afrique. D’où

l’importance d’avoir des complices politiques et diplomatiques38 ».

Le cas de la République centrafricaine est particulièrement intéressant

à cet égard. La Russie veut-elle travailler avec ce pays ou bien simplement

l’utiliser comme réceptacle d’investissements opaques ou un espace de

transit ? « En Centrafrique, il y a un accord entre des Russes qui sécurisent

les intérêts cachés de certains proches du pouvoir russe en exercice et Bangui

qui leur permet tous les montages possibles et leur ouvre des corridors vers

les pays voisins. La RCA devient dans ce contexte un lieu idéal pour le transit

des flux, le transport physique de liquidités et l’ouverture de compte au

porteur. Il faut s’intéresser aux pays proches de la RCA pour trouver un

commencement d’explication. Ainsi, nous savons qu’en Guinée équatoriale,

la Russie investit massivement ces derniers mois dans le secteur du bâtiment

et des travaux publics (BTP). La base arrière centrafricaine constitue dans

cette optique un sanctuaire pertinent » souligne la même source, pour qui

l’empreinte russe en Centrafrique est moins guidée par une volonté de

conquête géopolitique contre les Européens que par la nécessité de créer des

points d’appuis pour y sécuriser des montages financiers impliquant l’argent

du premier cercle de Vladimir Poutine.

Cette hypothèse, liée à du blanchiment à grande échelle, permet en

partie d’expliquer l’emploi de milices privées. Le phénomène n’est d’ailleurs

pas nouveau. En effet, les sociétés militaires privées russes, dont l’existence

est officiellement interdite par la loi, sont présentes en Afrique depuis une

vingtaine d’années, de l’ex-Zaïre à la Côte d’Ivoire en passant par le

Soudan39. Leur mission a souvent consisté à protéger les intérêts financiers

38. Entretien avec l’auteur, Paris, 22 juin 2018.

39. Lors des opérations en Côte-d’Ivoire (2003), la ministre de la Défense Michèle Alliot-Marie

avait soulevé le rôle obscur de ces milices slaves, dont certaines avaient leurs entrées à l’Hôtel

Ivoire.

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de personnalités politiques en participant à des opérations de couverture

plus classiques. D’après l’un d’entre eux : « Lorsque l’on quitte les structures

de forces pour servir dans une société militaire privée, le processus

d’admission est totalement pris en main par les services spéciaux, car la

société qui nous emploie est aussi au service de l’État. Le Kremlin connaît

nos agissements. Malgré cela, nous savons qu’en cas de problème, la réalité

de nos opérations et de notre présence sera niée ».

Notre interlocuteur confirme que la présence des milices s’est accélérée

depuis une dizaine d’années en Asie, en Syrie, dans le Golfe d’Aden, en

Ukraine et en Afrique, par le biais de nombreuses entités, comme Antiterror

Orel, Slavonic Corps Lmd, Sewa Security Services, Lobaye Ltd, le groupe

Wagner ou des groupes cosaques. Des membres de ces sociétés se retrouvent

au Soudan, en Centrafrique et en Syrie, avec des missions généralement

redondantes telles que la protection de personnalités, la sécurisation de

délégations d’hommes d’affaires russes (Gazprom et Rosatom disposent de

connexions avec ces structures mais ces activités sont mentionnées, dans les

bilans comptables de leur activité, sous l’appellation « external services ») et

la formation militaire. La visibilité du groupe Wagner est vraisemblablement

liée à la nature de son portefeuille de contrats, qui contient les dossiers les

plus sensibles, en particulier la protection des intérêts financiers du

Kremlin.

Les vecteurs du nucléaire civil et de l’énergie

Existe-t-il une véritable diplomatie économique visant à promouvoir le

secteur énergétique en Afrique ou ne s’agit-il que d’une action opportuniste

menée au cas par cas par les grands acteurs du secteur ? La seconde option

est la plus vraisemblable, malgré la capacité certaine du Kremlin à

instrumentaliser tout groupe industriel dans lequel l’État possède des parts.

Le continent africain constitue pour le groupe Rosatom et ses

partenaires un marché à conquérir. Certes, par son statut de corporation

d’État (goskorporacia), Rosatom est directement lié au Kremlin. Les

décisions de ses dirigeants ne sont toutefois pas exclusivement dictées par

des impératifs politiques. Rosatom développe en effet une stratégie propre

qui, de façon conjoncturelle, peut être mobilisée comme un levier de la

puissance russe. Le principe est le même pour l’énergie gazière et pétrolière.

Certes, l’éventualité d’une diplomatie de l’énergie est soumise aux

contingences commerciales des sociétés impliquées. Cependant, à l’instar de

l’Égypte ou de l’Algérie, les contrats énergétiques peuvent devenir des

vecteurs d’influence politique.

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Le « grand retour » de la Russie en Afrique ? Arnaud Kalika

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Un représentant de Rosatom à Paris nous confiait que le groupe russe

exportait sa production énergétique nucléaire en Afrique comme « un

moyen de modernisation des économies nationales40 » et de développement

du continent. Les dirigeants africains présentent également l’intégration du

« club nucléaire » comme un moyen de rehausser le statut de leur pays. Dans

ce cadre, Rosatom entend devenir un acteur panafricain du nucléaire dans

le sillage de son succès commercial en Égypte – vitrine d’un certain savoir-

faire russe – où le groupe a signé l’année dernière un contrat pour la

construction de quatre réacteurs à eau sous pression (VVER) d’une

puissance de 1 200 mégawatts (MW) chacun. L’Égypte apparaît cependant

comme une exception, aucun autre État africain n’ayant à ce stade fait

confiance à la Russie pour de telles centrales. En outre, Le Caire n’a pas

acheté le package général russe (accord énergétique et promesses de contrat

dans le secteur de l’armement), et continue de privilégier l’Occident pour

certains systèmes d’armes. Dans le scénario optimal voulu par le Kremlin, le

client s’engage dans un accord-cadre stratégique créant une forme de

monopole à l’avantage des industries russes pour l’ensemble des secteurs

régaliens. En Afrique du Sud et en Afrique de l’Est, malgré les efforts

diplomatiques consentis pour positionner Rosatom, le groupe parvient

difficilement à s’imposer sur ce marché hautement concurrentiel41.

Pour rebondir, le salon Atomexpo-2017, lié à la filière nucléaire russe et

soutenu par le Kremlin et le MinPromTorg, a mis l’accent sur l’Afrique par

le biais d’une nouvelle offre de minicentrales nucléaires civiles. Plusieurs

marchés économiques ont alors été privilégiés : la Zambie, avec laquelle un

accord de coopération scientifique et technique et trois contrats impliquant

le ministère de l’Éducation et de la Science ont été conclus pour former des

ingénieurs ; l’Éthiopie, avec lequel un MoU a été signé ; le Soudan, avec une

série d’accord de recherche pour la production d’hydroélectricité et des

études géologiques, via une structure appelée Urangeo, spécialisée dans la

recherche d’uranium et la signature en décembre 2017 d’un accord-cadre

Russie-Soudan. D’autres pays ont signé des manifestations d’intérêt non

contraignantes comme le Mozambique, l’Angola, le Mali, le Zimbabwe et le

Rwanda. L’idée des minicentrales pourrait placer la Russie dans une

position intéressante dans la mesure où le produit proposé pourrait faire

émerger un nouveau marché, au-delà des centrales traditionnelles. Dans ce

type de dossier et tout particulièrement en Afrique, le groupe industriel joue

sur l’innovation du produit pour rédiger avec le client potentiel les

spécifications de l’appel d’offre ou du contrat envisagé. Cette pratique

40. Entretien avec l’auteur, Paris, juin 2018.

41. N. Schepers, « Russian Incentives for Nuclear Hopefuls in Africa », IISS, avril 2018,

www.iiss.org.

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Le « grand retour » de la Russie en Afrique ? Arnaud Kalika

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permet à l’industriel de ne plus seulement être un acteur parmi d’autres,

mais un membre intégré au projet dès le début du processus de

développement.

Dans les domaines gazier et pétrolier, les compagnies russes ont aussi

leur propre stratégie, bien que la présidence d’Igor Setchine, dans le cas de

Rosneft, laisse planer le doute sur la destination commerciale de certains

partenariats. Le Forum de Saint-Pétersbourg 2018 a été l’occasion pour

Rosneft de signer un mémorandum d’entente avec le groupe nigérian Oranto

Petroleum, afin de réaliser des projets communs d’exploration sur

l’ensemble du continent. Oranto Petroleum est une entrée intéressante pour

Rosneft, en tant qu’elle représente un relais pour développer des projets au

Sénégal, au Ghana, au Nigeria et au Sud-Soudan. Selon un journaliste

d’investigation praguois, ce partenariat pourrait aussi servir de vitrine légale

à Igor Setchine pour des opérations parallèles visant à faire passer

discrètement des fonds hors de Russie42.

Pour le gaz, l’empreinte russe est bien plus importante que pour le

pétrole avec d’importants contrats en cours en Algérie (accord Gazprom-

Sonatrach pour l’exploration, l’extraction et la production de gaz naturel

liquéfié) et en Libye. Gazprom dit vouloir reproduire ces succès au Ghana,

en Tanzanie et au Mozambique et se vend comme un développeur de

solutions pour le client public, qui dans le scénario idéal remettrait

l’ensemble du projet entre les mains de l’industriel, et de sa filiale bancaire

Gazprombank pour la constitution des garanties et du pool bancaire.

Gazprom envisage son implantation en Afrique comme un moyen d’accéder

à des ressources complémentaires à celles des gisements russes existants,

qui lui permettraient de soutenir sa stratégie d’augmentation de ses

livraisons de gaz à l’Europe à hauteur de 190 milliards de m3. L’objectif serait

de livrer davantage de gaz à l’Europe à partir de gisements en Afrique et

d’apporter ainsi une réponse à la question du transit par certains pays, dont

l’Ukraine. Comme pour Rosneft, la proximité entre le président de Gazprom

Alexeï Miller et Vladimir Poutine ne doit pas masquer le fait que le groupe

devra un jour apporter un retour sur investissement au pouvoir politique.

Tout groupe industriel qui doit son succès commercial dans un pays

complexe à l’État, a fortiori lorsque Vladimir Poutine s’implique

personnellement dans le dossier (cas de certains contrats gaziers et

pétroliers), sait que la pratique des affaires en Russie appelle un « renvoi

d’ascenseur ». Celui-ci prend notamment la forme d’avantages économiques

consentis à certains fonctionnaires facilitateurs (rétro-commissions…).

42. Entretien avec l’auteur, Vienne, mai 2018.

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Perspectives : une relation

russo-africaine toujours

plus clientéliste

Après la Centrafrique, la Russie ne prépare vraisemblablement pas un

nouveau coup d’éclat en Afrique. L’émergence effective d’une voie africaine

pour la politique extérieure russe paraît improbable, en dépit d’un ancrage

à long terme des sanctions occidentales. Cependant, l’hypothèse, même

surévaluée, d’un « retour » de la Russie en Afrique, joue en faveur de

Moscou et nourrit le discours sur la restauration de la puissance russe, qui

constitue un élément fondamental de la légitimité du régime en interne.

« L’effet d’annonce » du retour de la Russie en Afrique devrait

néanmoins retomber avec le temps, pour se fondre dans le récit idéologique

du monde multipolaire, où la voie russe inclut le dialogue avec les espaces

en développement, dont l’Afrique. Cela n’empêchera pas les services de

renseignement (Service fédéral de sécurité – FSB, renseignement

extérieur – SVR, renseignement militaire – GRU) de continuer leur quête de

partenariats en Afrique, dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. Ils

devraient également y poursuivre l’implantation d’antennes de

renseignement officielles ou clandestines et le développement d’un réseau

de sources, en vue de recueillir des informations sur les Occidentaux, leurs

actions en Afrique et leurs relais en métropole. Ainsi, dans le sillage de la

signature en février 2018 d’un accord militaire avec Madagascar (livraison

d’armement de petit calibre), l’île tendrait à devenir à son insu un point

d’appui discret pour les opérations du renseignement russe.

Sur le plan économique, la Russie devrait continuer à faire valoir les

intérêts de ses grands groupes, et ses élites politiques à chercher en Afrique

des havres de paix fiscaux et bancaires. Il faut ainsi s’attendre, jusqu’à la fin

du quatrième mandat de Vladimir Poutine, à de plus en plus de montages

financiers impliquant des consortiums bancaires et des sociétés-écrans

utilisant l’Afrique comme un relais, pour en fin de compte masquer les

ultimes bénéficiaires russes. L’empreinte russe en Afrique tendrait alors à

basculer dans le « gris » et les financements occultes (montage d’évasions

fiscales, alimentation de poches financières clandestines pour soutenir des

opérations de renseignement…).

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En Russie, les contrats sont solidaires les uns des autres et cette

tendance devrait perdurer : les succès dans le nucléaire (Égypte…), le gaz

(Algérie) et les grands projets d’infrastructures énergétiques sont liés à la

bonne exécution des accords militaires ou à un refinancement de la dette.

À cet égard, le Soudan est certainement un pays à surveiller dans les mois

qui viennent. Moscou cherche en vain à y sceller le même type de contrats-

cadres liant activités commerciales et énergétiques, d’une part, et

prestations militaires et de sécurité, d’autre part. La gestion de Khartoum

est toutefois particulièrement complexe et instable. En effet, le Soudan n’est

pas prêt à confier à la Russie un monopole économico-militaire et préfère

rechercher la diversité (Pékin y a investi 17 milliards de dollars pour la seule

année 2017). Les banques du pays ont toutefois développé des liens avec les

groupes bancaires russes, comme les observateurs l’ont appris les 22 et

23 novembre 2017, lors de la visite du président Omar el-Béchir en Russie.

Durant sa rencontre avec Vladimir Poutine, le président soudanais a exhorté

la Russie à trouver des solutions pour se protéger contre les États-Unis qui

voudraient, selon lui, fractionner le Soudan en plusieurs provinces

autonomes. L’argument est vraisemblablement destiné à flatter la fibre

antiaméricaine de Vladimir Poutine puisque, dans les faits, les relations

entre le Soudan et les États-Unis sont à géométrie variable. Ainsi,

Washington a décidé en 2017 de lever un embargo économique qui pesait

sur le pays depuis 1997.

Le chef de l’État soudanais a également invité le président russe à

réfléchir à la création d’une emprise militaire sur la mer Rouge. Ces

déclarations ont pu suggérer un basculement rapide du Soudan dans le giron

russe, relayé à Moscou par le président de la commission de défense du

Conseil de la Fédération, Viktor Bondarev. Or, il ne s’est, depuis,

pratiquement rien passé, à l’exception de l’octroi de quelques facilités

militaires logistiques pour les mouvements russes vers la RCA, à partir de

cantonnements préexistants. Vladimir Poutine se méfie des liens entre

Khartoum et Doha, qui fait partie des bailleurs de fonds du régime d’Omar

el-Béchir. La perspective de voir un axe stratégique russo-soudanais se créer

est donc peu envisageable, sauf dans le « gris bancaire ».

Au-delà de la survie du régime, la Russie est consciente de ses besoins

impératifs en ressources naturelles. Moscou n’entend pas y renoncer. Il

devrait donc chercher à suivre le sillage chinois dans sa participation au

partage du « réservoir » africain. Une tendance se dessine pour sécuriser des

positionnements sur des territoires riches en métaux rares. Selon un

diplomate français anciennement en poste en Russie, « alerté par sa

communauté scientifique, le Kremlin a pris conscience du fait que le

territoire russe n’avait pas des ressources inépuisables pour certains

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métaux. Or, l’Afrique en regorge. Vladimir Poutine a donc donné un blanc-

seing à ses équipes pour tenter de combler le retard, et prépositionner des

hommes sur les espaces stratégiques où la place était encore libre dont la

RCA…43 ». Parmi les ressources nécessaires à la Russie dans les années qui

viennent, on trouve le cuivre, le niobium, le gallium, le coltan, le cobalt,

le fer, le platine, le zinc, le manganèse, le titane, le mercure et le chrome.

En conclusion, le retour de la Russie en Afrique est plus modeste que

l’image renvoyée par le pouvoir et les médias russes et internationaux.

Il n’est que le produit des difficultés économiques intérieures du pays, où les

grands groupes et les petites et moyennes entreprises (PME) ont un besoin

vital d’exporter vers des zones épargnées par les sanctions. Le marché

intérieur russe ne suffit plus. Nain économique du continent, Moscou a

finalement plus besoin de l’Afrique, réservoir immense de ressources

naturelles, que l’Afrique n’a besoin de la Russie. D’une part, Moscou devrait

poursuivre sa quête de nouveaux contrats. D’autre part, il cherchera à

diversifier ses sources d’approvisionnement en importations de produits

agricoles et autres denrées alimentaires, afin de contourner les voies

traditionnelles également sous la pression des sanctions. Dans cette optique,

le continent africain prend toute son importance.

Il serait donc exagéré de prêter à Moscou une stratégie préparée

d’affaiblissement de l’Occident sur le continent africain. Il s’achemine plutôt

vers une relation toujours plus clientéliste avec des régimes africains

autoritaires et opportunistes.

43. Entretien avec l’auteur, Paris, septembre 2018.

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