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Stock 2 regroupe c inq collections : Lut te r , Vivre,

Témoigner , Dire , Pense r où sont déjà parus plus de 60 titres.

Dé jà p a r u s dans la collect ion « Pense r »

B e n s a ï d D a n i e l , La révolu t ion e t le pouvoir .

B o u r d e t Yvon , Qu'est-ce qu i fa i t cour i r les mil i tants ?

Chatelain Daniel , Tafani Pierre , Qu'est-ce qui f a i t courir les autonomistes?

François et Nicole Robin, Le pouvoir médical.

Collections dir igées p a r JEAN-CLAUDE BARREAU assisté d e M a x Cha le i l et d e Miche l Clévenot .

At tachée d e presse : B e t t y Miale t .

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LUTTE DE CON ET PIÈGE A CLASSE

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Alain Fleig

LUTTE DE CON ET PIÈGE A CLASSE

Penser /S tock 2

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Tous droits réservés pour tous pays

© 1977, Éditions Stock

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A Bruno, Eliane, Thierry, Ronald et Bernard.

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A. : Tu es un gâte-sauce, c'est ce que l 'on dit partout !

B. : Certainement ! Je gâte à chacun le goût qu'il a pour son parti : c'est ce qu'aucun parti ne me pardonne.

NIETZSCHE.

Les socialistes révolutionnaires pensent qu'il y a beaucoup plus de raison pratique et d'esprit dans les aspirations instinctives et dans les besoins réels des masses populaires que dans l'intelli. gence profonde de tous ces docteurs et tuteurs de l 'humanité qui, à tant de tentatives manquées pour la rendre heureuse, prétendent encore ajou- ter leurs efforts.

BAKOUNINE.

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Première partie

Le foutoir idéologique

La transmutation de toutes les valeurs par déver- gondé baratin, sans limite. Tout en œuvre pour que — 10 se lise + 1000, que les masses s'y prennent dur comme fer, hurlent aux pullulations divines et crèvent en mirage !

L.-F. CÉLINE.

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Héritage

Je voudrais pas, comme ça, après tant d'autres avoir l 'air d'y revenir, mais les zigotos beaux par- leurs, ras le bol ! Tous les petits Sartre morts avant que d'être nés, les messieurs qui faisaient jouer leurs élucubrations théâtrales devant les Alboches et qui crachent dans la soupe à Ferdinand et qui, la main sur le cœur, à gauche bien sûr, fixent la ligne bleue de l'Orient rouge juchés sur un tonneau devant Billancourt. Ce même Billancourt, roulure, à qui paraît-il on aurait pas le droit de dire que les moscovites et les pékinois sont des crevures totali- taires, sous prétexte que ça désespérerait le prolé- tariat. Un prolo c'est con ça a besoin de croire, d'avoir des grands modèles, des Staline, des Mao, des as de la boucherie, le soleil éblouissant de la grande révolution prolétarienne de mon cul ; un prolo faut que ça soit tenu par la main : Marx d'un côté, Freud de l'autre. Mais ces deux-là sont bel et bien crevés aussi, ils sont morts adolescents et ce sont tous nos professaillons grimés de fausses barbes qui depuis se font passer pour eux et qui, pour la grande joie des galopins du X V I font peur aux enfants des faubourgs completely hébétudés dans

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leurs hachélèmes de loquedus, télévisualisés, guy- luxisés et marchaisgiscardisés.

Ces enfants des faubourgs, Montreuil, porte de Vanves etc., jeunes loups qui sentent fort, moulés dans leurs blousons de cuir et leurs jeans cradingues, la braguette agressive, juchés sur leurs pétrolettes, quand donc viendront-ils foutre le feu à toutes vos sorbonnes, vos panthéons, vos bonnes consciences, bien rangées ! !

Ça y est je vais m'attendrir. Pédé, va ! Les voyous ça t'a toujours fait bander. Ça te rappelle ton enfance passée sur les quais d'Alfortville et d'Ivry, fils de prolo t'aurais dû être un loubard aussi, ces mecs tu les piges, à l'œil, ils sentent ton écurie, ils ont bouffé ta soupe. Mais justement croyez pas que je sois passé de l 'autre bord, c't'enfance elle est pas si loin que ça, t 'auras beau dire mec, la merde ça colle toujours à tes talons. Les touche-pipi dans les chiotards de la communale ça te revient toujours en bouffée quand t'encules un minet bien astiqué et bien lavé. Allez pas croire que j'aime la crasse pour autant, chez nous on a de l'éducation, « pau- vre mais digne » non mais ! faudrait pas se gouran- cer même si je pourrais me permettre, maintenant que je fréquente les étudiants et les professeurs, la crassouille ça fait chic chez ces gens-là.

Ouais, le grand feu d'artifice, l'incendie de Saint- Pétersbourg-Saint-Michel ça a failli, bon dieu de katangais ! Marx se prenant un sale pavé dans la gueule comme un vulgaire C.R.S. Rue du 11-Mai. Sacré foutu ancien combattant si t'as connu ça !... Impossible de faire des détours faut commencer par là. Eclusons donc vite fait ce « soixante-huit encom- brant ».

Allons-y de notre couplet ancien combattant.

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Qu'est-ce qu'il en reste aujourd'hui ? Quel souvenir en vérité demeure pour raconter à nos marmots ou à ceux des autres, les chers petits ? Une espèce de bouillonnement romantique, rafales et tourbillons confus, le cœur à éclater, l'aventure amoureuse d'un printemps, un « blé en herbe », le souvenir de nuits blanches, les kilomètres à pince par les rues désertes, et puis cette ambiance unique, inouïe de liberté que seul dut connaître Lisbonne depuis, l'espace d'un autre printemps.

Tout le populo dans la rue, au « quartier », par petits groupes, sur le pas des portes ou au beau milieu de la chaussée, causant, s'engueulant, s'expli- quant, livrant le plus secret de ses pensées et de ses espoirs, là, à cet inconnu, à ce monsieur à qui l'on aurait pas même adressé un sourire collés comme sardines l 'un contre l'autre à sept heures dans le métro. Et voilà que sans raison, on déballe tout ce qu'on a sur le cœur, qu'on se met à nu, qu'on gam- berge à haute voix et que déjà le rêve n'est plus un rêve, on y croit, on se dit que tout, que n'importe quoi, peut être possible puisqu'on est là, vissés sur ce bord de trottoir à blablater comme des commères des idées en costume de dimanche.

Demeure aussi le souvenir de ces pique-niques dans la cour de la Sorbonne barbouillée et graffitée, le partage du pain avec des inconnus aux yeux fiévreux dont on sentait bien qu'ils étaient d'autres vous- mêmes.

Et puis cette première fois où dans la chaleur de l'Odéon, tu ne sais ce qui t 'a pris, tu t'es levé et tu as prononcé ces mots troublants, ce « Sésame » des tréteaux et des barricades, cette formule magique et incantatoire : « Camarades ! Camarades ! », le premier comme un appel angoissé, étouffant de

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trac, et le second, déjà plus assuré et une troisième fois encore, pour être sûr d'être écouté, sur un ton presque triomphant. Et puis ta voix qui se casse par instants, qui s'élève au-dessus d'un millier de types, qui petit à petit s'affirme et une parole qui prend forme, quelque chose comme le jour qui se lève et dessine au fur et à mesure le contour des choses.

Surpris, tu t'entends parler, tu découvres dans ta bouche des trucs que tu ne savais pas penser. Se révèlent un tas d'aspirations refoulées, une détermi- nation subite, engendrée par les mots et qui les engendre à la fois. Et puis on te répond, ça n'est pas un rêve, d'autres pensent comme toi, apportent des précisions, sont plus exigeants, un dialogue touffu, fou s'instaure, t'échappe complètement, tu n'es qu'un parmi tous les autres, emporté par le flot, tu te fonds délicieusement comme à l'intérieur d'une

vague tiède, cela t'emporte comme les rouleaux écu- meux du ressac.

Les nuits de barricade aussi, la fumée, les explo- sions, cette curieuse exaltation que procure la véri- table insécurité, cette impression de vivre sur un autre mode, pour la première fois, vivre en direct. C'était une récréation à tous les sens du mot, une gigantesque bataille de boules de neige dont les pavés étaient les projectiles, on ne savait trop si elle était sérieuse, ça n'était ni le jeu ni la guerre, quelque chose d'autre qui soulageait et qui s'exaltait en cavalcades dingues, en fuites, où même la trouille que nous éprouvions avait quelque chose d'infini- ment positif, où la douleur et la rage s'inversaient, la douleur bouillonnait en nous de mille feux et la

rage faisait mal, bien plus mal en vérité que les rencontres fortuites entre ton crâne et quelques matraques.

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Je n'aurai jamais tant couru que ce mois-là, couru entre les pavés, couru entre les poubelles débor- dantes et les tas d'immondices, que les éboueurs en grève ne ramassaient plus. Paris avait une curieuse odeur presque orientale : une subtile pourriture mêlée au parfum de pomme des gaz lacrymogènes qui mettaient longtemps à se dissiper et se répan- daient sur toute la ville, l 'odeur enivrante du désor- dre et de la vie, l'odeur de l 'Etat qui se défait.

Oui nous avons couru, couru pour échapper aux mouvants buissons de mûres des C.R.S., couru aux informations, couru chercher les copains, copains d'un jour ou d'une semaine, gamins au visage ébloui débordant d'ardeur et de tendresse, couru pour fuir les quolibets et les boulons cégétistes. Cette volonté que nous avions de vouloir entraîner les « ouvriers » dans notre délire, le vieil élitisme marxiste : « le

fer de lance de la révolution », tu parles ! Nous avions besoin de la caution des organisations ouvrières, nous guettions l'approbation « paternelle » des aînés, de ceux dont on nous avait dit qu'ils savaient, de ceux « par qui se font les révolutions ». Et lorsque nous l'avons « obtenue », plus rien n'était pareil, tout était irrémédiablement foutu.

Les gens sérieux, les gauchistes, se sont mis à organiser le spectacle, à forger pour l'Histoire la légende « 68 » comme cinq ans plus tard ils ont forgé la légende Lip.

Tout était devenu poussière et fuyait entre nos doigts. Le jeu du gendarme et du voleur devenait sérieux, se faisait âpre, il ne restait plus rien de cette superbe liberté, qui ne demandait rien et ne voulait rien si ce n'est jouir d'elle-même, de cette grève de « la mort à petit feu ». Il nous semblait brusquement avoir quelque chose à défendre mais sans savoir

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réellement contre qui. Le cœur n'y était plus, nous n'y mettions plus que de l'acharnement. Les envolées odéonesques et sorbonicoles, les meetings d'entre- prise n'étaient plus que discours creux, logos, ran- cœur, tout pesait, s'installait dans l'illusoire. Finie la dérive, cette élégance surréaliste du geste, la gratuité, nous avions perdu notre souveraineté au sens que Bataille donne à ce mot.

C'est ce ratage, ce ratage énorme de 68 qui oblitère toutes les « luttes » qui ont suivi. C'est par réaction à ce ratage, la volonté de recommencer indéfiniment en dépit du plus simple bon sens. C'est la volonté d'insurrection des corps par rapport à la révolte des cervelles qui a si lamentablement foiré. En Mai nous étions inconscients de ce qui se passait, notre révolte était instinctuelle, vivante, c'était notre corps qui nous entraînait, néanmoins ce furent nos cervelles qui se répandirent dans la rue, nos cervelles intel- lectualisées, bien crétinisées, parfaitement châtrées, nourries de marxisme et d'histoire, qui se sont mises à rêver la Commune, oubliant comment elle s'est terminada.

Tous les fronts, tous les mouvements et autres vaguelettes nés depuis n'ont fait qu'essayer de retrou- ver ce sentiment de délivrance, cette possibilité de fête des premiers jours de Mai, n'ont fait que cavaler nostalgiquement après ce mirage, après cet espoir déçu, cette jeunesse, ce plaisir intense qu'on s'est fait faucher, qu'on s'est laissé déconstruire pour avoir voulu le situer historiquement, le nommer ; ce plaisir intense qui, tel le sable du désert, nous a filé entre les doigts. Incorrigible enculturé cela me fait penser au poème de Paul Fort : « Le bonheur est dans le pré, cours-y vite, cours-y vite... il a filé. »

Mais pour mieux tenter de la retenir, de l'enfer-

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mer, pour mieux la réduire aux termes de leurs esprits déformés, les gens « très intelligents » se sont mis à théoriser l' « expérience de Mai ». On s'est mis et cela lorsque les dernières barricades n'étaient pas encore élevées (l'histoire court vite par ces temps !), à mettre en mots ce qui avait été actes, simples gestes. On a causé d'anti-autoritarisme, parlé d'antibureaucratisme et autres abominables néolo-

gismes (que d'ismes ! la langue n'est pas faite pour ces mots barbares). Défaits, réduits on n'avait plus que des aminches ou presque, quelle sollicitude mes seigneurs ! on nous trouva des tas de raisons, de justifications, des filiations nous qui n'avions eu que notre folie, notre merveilleuse folie.

On a parlé de nouveau pouvoir à l'instant où nous nous retrouvions à poil et dépossédés de nous- mêmes ! Il fallait bien brandir son pouvoir déri- soire puisque c'était là le hochet qu'on nous tendait. Pouvoir dont nous ne voulions à aucun prix dont nous avions même oublié l'existence dans ce vouloir

insurrectionnel et fantasque. Pouvoir étudiant, Pou- voir des femmes, Pouvoir des jeunes, des pédés, des Noirs et des cons, multiples parcelles de rien, pou- voir qui n'était que mouroir (miroir ?).

Ce pouvoir antipouvoir confectionné sur mesure e t que nous avons endossé parce que les temps étaient humides et froids, qui se dressait face à la tradition bourgeoise et à la tradition de gauche, qui se croyait révolutionnaire et qui était déjà en retard d'une révolution.

A l'image des Etats-Unis où au bout du compte tout avait commencé, on a vu fleurir sur les modèles du B.P.P., du Women's Lib, Young Lords ou autres G.L.F., le F.H.A.R., le F.L.J., le M.L.F. et tous les groupes qui ont suivi : les fronts culturels, ethni-

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ques, professionnels, les fous furieux, les insoumis, les prisonniers, les travailleurs sociaux, les trou- fions, l'avortement, la drogue... Des problèmes impor- tants ou dérisoires, une vague de revendications séparées, quasi syndicales, des services après-vente.

Car vendus nous l'étions, pauvres Fausts de l'ère industrielle nous avions cru faire don de notre âme

à la révolution mais la politique depuis longtemps l'avait achetaresse. Plus d'âme, plus rien, la pègre démobilisée avec son palpitant en écharpe, son petit pavé inutile à la main. Dur au petit matin de rou- vrir les yeux.

Sous le discours pseudo-révolutionnaire, aucune de ces petites catégories trimbalant son miroir en sau- toir ne voulait se faire oublier, décidée à s'exprimer, voulant faire entendre sa voix dans le concert du

discours généralisé : « Eh ne m'oubliez pas, j'existe ! » Pauvres myosotis, elles n'existaient déjà plus qu'en tant que catégories séparées, qu'en tant que contenu étiqueté d'une petite boîte, en tant qu'objet de la fiction du pouvoir, objet de l'altérité, objet de la castration, objet de l'oubli, objet de la répression, parcelles de rien multiples et concur- rentes : Langage.

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Elle vendait des petits ghet tos

Bien sûr l'addition de tous ces mouvements, et même aujourd'hui où tout cela est tellement atomisé que Karl n'y reconnaîtrait pas ses petits, doit être prise en cause. Ça existe. Il y a un véritable mou- vement existentiel, un mouvement du « désir », une émergence de l'individu, comme on a vu qu'il y avait émergence du corps, mais n'allons pas y voir la nouvelle forme du courant « révolutionnaire », la forme enfin trouvée de l'anti-pouvoir, de l'anti- bureaucratie, de l'anti-capitalisme, la panacée qui nous sortirait enfin des vieilles luttes anars et des ornières gauchieuses, d'ailleurs les gauchistes se sont empressés de bâfrer tout ce qu'ils pouvaient quitte à en dégueuler, quitte à en crever, preuve que cette soupe était non seulement comestible mais encore excellente pour le système.

Si le « Je » apparaît, même si brusquement on lui reconnaît le droit de cité, il ne s'agit dans les faits que d'une nouvelle et plus subtile aspiration réfor- miste, du réformisme new-look qui se drape, ma chère, dans quelques strass situationnistes mal asti- qués. Ça n'est pas là réaction contre la misère de la vie quotidienne c'en est au contraire l'expression la

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plus achevée, son émergence en tant que signe phallique, son identification en tant que modèle à l'intérieur de l'équivalent général de l'économie poli- tique.

Cela n'exprime que le besoin de renouvellement des vieilles structures devenues inadéquates, de l'an- tique mouvement gauchiste qui n'est plus capable d'assumer son rôle dans la société bourgeoise. C'est la volonté de changement dans la continuité pour employer une expression à la mode. D'ailleurs toutes les organisations politiques s'épuisent depuis 68 à cavaler derrière cette nouvelle forme de lutte auto- nome, existentielle, spontanéiste et qui se veut « sau- vage », qui n'est que réactionnelle, pour ne pas dire réactionnaire.

Les léninistes qui ont toujours un train de retard (un wagon plombé sans doute) ne comprennent plus : « Et la stratégie globale alors ? » Ça a un côté vachement individualiste tout ça, anarchiste même et chacun sait que de l'individualiste au petit-bourgeois il n'y a qu'un pas, un tout petit pas qui en a mené plus d'un en Sibérie. Seulement le collectif anonyme, camarades, ça ne paie plus, les masses elles sont abruties certes mais elles se sont tout de même rendu compte que derrière vos sociétés anonymes il y a toujours des P.-D.G. et ça les masses, ras le bol, faut trouver autre chose, le prolétariat ronfle peut-être mais d'un œil seulement, il faut d'autres chansons pour le bercer.

Luttes individualistes ? Pas vraiment en fait, plu- tôt dans bien des cas lutte pour l'individu, pour la sauvegarde de l'individu dans une société de plus en plus collective, pour que Dupont soit autre chose que le pion auquel on veut le réduire, simple

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machine, numéro de Sécurité sociale, matricule, inconnu pour lui-même.

Il est évident que plus le système se concentre, plus le capitalisme se généralise plus il tend à expulser des catégories entières ; expulsées en tant que catégories mais aussi expulsés d'eux-mêmes en tant qu'individus. Plus la loi de la valeur et sa hiérarchie s'installent à tous les degrés, virant l'échange symbolique au profit du signe et de la marchandise, plus il rejette ce qui résiste à cette loi. Michel Foucault en a causé dans son Histoire

de la folie à l'âge classique c'est-à-dire au seuil du capitalisme, au seuil de la rationalité occidentale et du triomphe de l'idée bourgeoise. Aujourd'hui c'est toute la société qui est devenue lieu d'enfermement, c'est chaque « dividu » qui est expulsé de la commu- nauté des hommes au profit de représentations, c'est le corps social, les grands représentants qui bouffent, qui baisent et qui vivent en ton nom, à ta place, ta place à toi, con de spectateur de ta propre misère c'est chaque « dividu » qui est l'objet d'une pseudo- sollicitude et d'une surveillance constante. Partout

dans le monde contemporain chacun est enfermé au sein d'un ghetto : usine, école, banlieue, pseudo- contre-culture, asile, hôpital, maison de la culture, fichier de Sécurité sociale, chaque groupe humain tend à être dirigé, organisé, animé, le camp est la représentation la plus pure de la société rationalisée où la vie n'est plus que mots (1) *.

A l'intérieur de cette rationalité toute lutte, si elle ne vise pas à l'abolition du code, de ce fameux et irréel principe de réalité est vouée à augmenter

1. Voir notes en fin de chapitre.

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l ' a b s t r a c t i o n à s ' i n t é g r e r d a n s l e c i r c u i t d e s é c h a n g e s

d i f f é r e n c i é s d e l a f o n c t i o n n a l i t é b i n a i r e ( g a u c h e -

d r o i t e , f é m i n i n - m a s c u l i n , b i e n - m a l , v i e - m o r t e t c . ) .

C h a c u n a s p i r e à s a p e t i t e r e c o n n a i s s a n c e e n t a n t

q u e v a l e u r e n t a n t q u ' é l é m e n t p o s i t i f ( p o s i t i v é ) e t

c ' e s t c e l a l a n o u v e a u t é . C e l a s ' e s t t r a d u i t p a r l a p r o -

l i f é r a t i o n d e t o u t e s ces a c t i o n s s e n t i m e n t a l e s , f o f o l l e s

e t i r r a t i o n n e l l e s e n a p p a r e n c e q u e les v i e u x r o u t i e r s

d e l a p o l i t i q u e c o i n c é s a u n i v e a u p r i m a i r e d e

l ' e x p l o i t a t i o n d e l a f o r c e d e t r a v a i l n e p e u v e n t p a r -

v e n i r à c o m p r e n d r e , m ê m e s ' i l s f o n t s e m b l a n t

d ' e s s a y e r d e r é c u p é r e r , d e r e b r i c o l e r e t d e m a q u i l l e r l e u r s v i e i l l e s t h é o r i e s .

Q u o i q u ' e n p e n s e n t les p r o f e s s i o n n e l s d e l a l u t t e

d e c l a s se , ces g r o u p e s m è n e n t o u o n t m e n é p a r f o i s

u n e a c t i o n e f f i c a c e . L o r s q u ' u n d e ces g r o u p e s e x c l u s

d u p r o c è s m ê m e d e c e n t r a l i s a t i o n , d e p a r s a p o s i t i o n

s o c i a l e ( é t u d i a n t s , f e m m e s , p é d é s e t c . , m a i s a u s s i p r o -

l é t a i r e s p o r t u g a i s p a r e x e m p l e ) , t o m b e d a n s u n e

p é r i p h é r i e q u i e x c l u t t o u t e p s e u d o - r e s p o n s a b i l i t é ;

e x c l u d u j e u c ' e s t l a r è g l e m ê m e d u j e u q u ' i l t e n d

à r e m e t t r e e n c a u s e e t n o n p l u s s e u l e m e n t l a

s i m p l e e x p l o i t a t i o n p a r l e s y s t è m e . C o n t r a i n t s à

t e n t e r d e r é a l i s e r p o u r e u x - m ê m e s e t p o u r n e p a s

c r e v e r l a p r e m i è r e é t a p e d ' u n e v i e d i f f é r e n t e , i ls se

h e u r t e n t à t o u t e s les c o n s t r u c t i o n s p s y c h o l o g i q u e s d u

s y s t è m e , e n p r e m i e r l i e u a u p o l i t i q u e .

L a r u p t u r e p a r f o i s s ' e s t f a i t e , o n a v u d e s « g r è v e s

s a u v a g e s » d é p a s s e r , d é b o r d e r c o m p l è t e m e n t s y n d i -

ca t s e t g a u c h i s t e s , o n a c r u v o i r c e r t a i n s so i r s l e p r o -

l é t a r i a t s ' é v e i l l e r e t r ô d e r v a c a n t , d é c o d é , i n q u i é t a n t e t v i s i o n n a i r e .

L u t t e d e s N o i r s , d e s j e u n e s , d e s f e m m e s e t d e s

h o m o s e x u e l s o n t e n c o m m u n a u d é p a r t d e n ' ê t r e p a s

u n e s i m p l e r é v o l t e c o n t r e d e m a u v a i s e s c o n d i t i o n s

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m a i s b i e n u n e r e m i s e e n c a u s e d u c o d e q u i f a i t d e

l a r a c e , d u p h a l l u s o u d e l a j e u n e s s e u n e v a l e u r q u i

s ' i n s c r i t d a n s l a s t r a t é g i e d e l a d o m i n a t i o n s o c i a l e .

M a i s t r è s v i t e b i e n s û r , t o u t r e n t r e d a n s l ' o r d r e ,

l ' o r d r e p o l i t i q u e q u i r é c u p è r e s y s t é m a t i q u e m e n t c h a -

c u n e d e ces l u t t e s d a n s l e g r a n d é q u i v a l e n t g é n é r a l

d u d i s c o u r s s a n s m ê m e q u e ce l l e s -c i a i e n t e u l e

t e m p s d e s ' e n é c h a p p e r o u d e s ' e n d i s t r a i r e . L e s

i n d i v i d u s s é p a r é s s u r l e p l a n d e l e u r s c a t é g o r i e s p a r

l e s y s t è m e l u i - m ê m e s o n t b i e n é v i d e m m e n t v o u é s à ê t r e d é f a i t s .

C a r l a m u l t i p l i c a t i o n d e ces p o i n t s d e l u t t e spéc i -

f i q u e n e f a i t e n r é a l i t é q u e s é p a r e r d a v a n t a g e les

u n s d e s a u t r e s l e s a s p e c t s n é g a t i f s e t a l i é n a n t s d e l a

soc i é t é . E n c i r c o n s c r i v a n t l a l u t t e s u r l e t e r r a i n p o l i -

t i q u e , c h a c u n d a n s s o n d o m a i n e p a r t i c u l i e r , c h a c u n e

d e ces r e v e n d i c a t i o n s a u t o n o m e s a p p e l l e u n e s o l u t i o n

a u t o n o m e à s o n c o n f l i t a v e c l e c o r p s s o c i a l e t n o n l a

d e s t r u c t i o n d u f o n c t i o n n e m e n t g l o b a l d e ce lu i - c i .

A u c u n e d e ces l u t t e s n e se r e l i e , si ce n ' e s t s u p e r -

f i c i e l l e m e n t a u r e s t e d e l ' a s p i r a t i o n « i r r a t i o n n e l l e »

e t s u r t o u t c h a c u n e r e f u s e l e d é p a s s e m e n t a u s e i n

d ' u n e r e m i s e e n c a u s e g l o b a l e d e l ' é c o n o m i e p o l i -

t i q u e q u i a é t é s a c r a l i s é e p a r l e m a r x i s m e . O n n e

p e u t b i e n é v i d e m m e n t d e m a n d e r à l a fo is l ' a m é l i o - r a t i o n d ' u n s e c t e u r d e l a s o c i é t é e t s a d e s t r u c t i o n

t o t a l e .

C ' e s t l à q u e se s i t u e l e h i a t u s e n t r e l ' i n s u r r e c t i o n

p r o p r e m e n t p r o l é t a r i e n n e e t l a r é v o l t e p e n s é e , o ù l a

f o r c e d u s y s t è m e a p p a r a î t d a n s t o u t e s a s p l e n d e u r ,

c ' e s t q u e l e m o u v e m e n t d ' é m a n c i p a t i o n p o l i t i q u e à

q u e l q u e n i v e a u d e l a s o c i é t é q u ' i l se t r o u v e n e f a i t

e n r é a l i t é q u e r e n f o r c e r l a s é p a r a t i o n e t l e r e n f e r -

m e m e n t g é n é r a l : l a f a s c i s a t i o n d u r é g i m e .

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T o u t e p o l i t i q u e n ' e s t q u e l a p o l i t i q u e d u p i r e . L e

c o d e s o c i a l r e s u r g i t a v e c e n c o r e p l u s d e v i o l e n c e d e

t o u t ce q u i s e m b l a i t v o u l o i r l e r é d u i r e , l a s o l u t i o n

p o l i t i q u e d e s c o n t r a d i c t i o n s d é s a r m e l a r é v o l t e e t

l a i s s e l e c h a m p l i b r e à l ' u n i f i c a t i o n e t à l ' i n t é r i o r i -

s a t i o n d e l a r é p r e s s i o n .

1. L'exemple de la Chine est à ce sujet probant, les déportés des camps dits de rééducation sont considérés comme l'élite de la nation et le camp avec sa discipline, son hygiène mentale politique et physique comme le modèle de fonctionnement de l 'Etat prolétarien. Voir J. Pasqualini, Prisonnier de Mao, Ed. Gallimard, Paris, 1975.

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L'après-Mai des folles

Un exemple parmi d'autres de ce qui précède : la lutte des psytrucs qui ont dénoncé la « sectorisa- tion » parce qu'ils ne pouvaient correctement effec- tuer leur boulot dans ce cadre trop bureaucratique.

D'abord aucune remise en cause de ce boulot lui-

même si ce n'est au nom de l'antipsychiatrie, mais psy ou anti c'est du même tabac, on modernise on remet au goût du jour, on connaît la collusion de la psychiatrie avec la pseudo-révolution, le sexe comme instance déterminante ça vaut bien le fric, la mysti- fication réduit tout en causalités rationalistes. On

sublime dans le politique, dans le social ou le moral, on impose un discours dominant : discours du sexe, discours du politique, discours du corps, discours dans lesquels se noie la simple constatation que la sectorisation, le renfermement par secteur des corps et des cervelles n'est au bout du compte qu'une vaste opération poulaga une mise sous surveillance de tous les citoyens. Quand la surveillance est médicale c'est le toubib qui est un flic, le médecin du camp et le kapo ont le même intérêt. On fout tout le monde en fiches, médicales soit, mais quelle dif- férence ?

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Dérive

Se laisser porter, emporter, flouer par la lente foule indienne aux odeurs de musc et d'épices qui vous digère dans ses ruelles boueuses au temps de la mousson, ou bien se frayer un chemin entre les étals des marchands arabes des vieux bazars où

l'on vient comme ça, simplement, prendre la fraî- cheur et l'ombre. Sentir palpiter le cœur d'une ville, le cœur d'une population, ou bien déambuler sur les pavés gras d'une cité du Nord dans le petit crachin et l'odeur du hareng et des frites, dans les relents de bière, porté par de vieux refrains. Sentir la ville par ses pavés, en prendre connaissance longuement par les pieds, jusqu'au petit matin titubant. Je me demande parfois si c'est encore possible, j 'ai l'impression qu'il y a si longtemps que je n'ai voyagé comme on voyageait autrefois, à la découverte des lieux inconnus. Tout aujourd'hui se ressemble. Notre regard, notre corps lui-même n'est plus innocent. Cette vadrouille, cette lente dérive au territoire des hommes est-elle encore

possible ? J'ai l'impression que partout nous sommes Machin-

Truc, citoyen de tel pays, passeport numéro tant,

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de passage. Tous les lieux sont connus, nulle surprise. Nous demeurons. Nous sommes incapables d'oublier cet être social qui nous colle à la peau.

Je me sens de plus en plus incapable de me laisser dériver innocemment parmi les hommes. Peut-être parce que je ne suis déjà plus un homme moi-même et qu'il y a de moins en moins d'hommes.

Soit, je suis là dans cette tchaïkana d'Afghanistan à fumer le haschisch et boire du thé avec de grands gaillards à la peau tannée et au regard bleu. Le serviteur, le batcha a des airs de Mongol. Et puis après ? Je ne suis pas simplement là, bien dans ma peau, je suis moi, voyageur qui se pense voyageur incapable d'un regard direct, je sais que je vis cet instant privilégié et déjà il ne l'est plus puisque je le sais, que je l'ai détaché du reste, représenté, détaché du « réel ». J'accumule des images, des

cartes postales, je consomme de l'exotisme je chasse le quotidien comme un vulgaire touriste.

Le Sahara m'a pris dans ses chauds replis de sable, dans ses draps de flamme, ses dunes comme autant de seins et de ventres. Il m'a emporté, échoué sur les caillasses du Tademaït, à bout de

forces, cramponné à ma guerba de chèvre dont l'eau sentait la charogne.

J'ai vu dans les faubourgs de Lahore, mourant, un enfant mutilé déjà couvert de mouches ; des sortes de charognards au-dessus de nous décrivaient de larges cercles et j'étais là, impuissant, pas le moins du monde séparé de ce moi spectateur.

Je me demande parfois si, même en fumant l'opium à la senteur chocolatée, je me suis quitté un seul instant, si faisant l'amour, je me suis une

fois perdu de vue, si j 'ai cessé une fois de me représenter, de me dissocier de ce qui se passait,

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éternel spectateur de moi-même. Vous savez le fameux « ça pense », « ça cause » !

Non, je fabule, je suis pris par mon texte, je ne suis pas encore tout à fait mort. Ça n'est pas vrai. Je me suis maintes fois laissé emporter par les ressacs humains. J'ai senti fréquemment ma révolte se soulever, monter en moi, impossible à dominer. J'ai senti la colère et la peur, la trouille qui vous paralyse et qui rend muet. Je me suis laissé aller contre des peaux, contre des corps que je devinais que je découvrais, frémissant dans l'ombre. Ma tête a tourné sous le plaisir d'un baiser parfumé ou bestial, mais qui m'emportait loin de moi à la simple écoute d'un corps à la simple découverte d'un autre. J'ai connu de vrais instants de folie,

des plaisirs à crier et j 'ai hurlé sans plus savoir si c'était d'amour ou de douleur, de cette douleur

bien particulière, de cette sorte de trou que semble creuser le vrai plaisir, de ce néant, de cet au-dela du néant qu'on appelle la jouissance. Ce que nous nommons folie n'est-ce pas précisément la perte de ce constant contrôle ? N'est-ce pas l'abandon aux ivresses quelles qu'elles soient ?

J'ai dormi dans des autocars antédiluviens et

bringuebalants, dans des gares ou des aéroports, des centaines de fois, sur la paille ou à même la terre. Il m'en reste quelques rhumatismes ! J'ai connu la peau qui démange et la barbe naissante du petit matin quand repu de bière et d'alcool on recule le plus possible l'instant de rentrer, où l'on attend le vrai jour pour retrouver la solitude de ses quatre murs. J'ai eu froid jusqu'aux os, j'ai connu la faim, la vraie, la chaleur insoutenable et la soif. J'ai connu des jeunes filles aux seins à peine formés, de jeunes garçons au corps rendu

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frileux par la faim, des jeunes hommes tendres comme des sœurs aimées, des femmes d'âge mûr dont la manière de faire l 'amour était l'aveu de

ce qu'elles ne pouvaient, n'osaient dire. J'ai rencontré des marins, des dockers, des employés de banque au sortir de leur guichet. J'ai vécu chez des princes et sous la tente avec les Bédouins. Je me suis entretenu avec des ministres des affaires de la

planète, des gens qui croyaient avoir des pouvoirs et qui « pouvaient, demain sur un simple geste, changer le cours de l'histoire », j 'en ai rencontré qui ont cru l'avoir changé. J'ai connu l'exaltation du combat, le risque et la chaude amitié virile sans penser au M.L.F. !

J'ai connu le soir, la senteur des jasmins dans les jardins des oasis, j 'ai vu, dorée, San Francisco émerger de la brume et des vapeurs d'encens. J'ai même parfois eu l'impression d'agir, d'en être de ma note dans le concert du monde, et tout cela n'est que banalité, mots, images, tout cela dès que dit, exprimé n'a plus la moindre réalité, la moindre individualité, devient faux. Ce n'est pas moi qui ai connu cette guerre, cette émeute, ce n'est pas moi qui ai souffert, qui ai senti la mort si près de moi, en moi, monter lentement et cet étonnement au réveil de vivre encore. Ça n'est pas moi qui ai tenu ce corps dans mes bras qui m'en suis repu de plaisir. Tout cela fait partie d'autre chose, de ce « vous » publicitaire, ce vous qu'employait Butor dans La Modification.

Cela n'est qu'un catalogue un dépliant publici- taire, la vérité est ailleurs indicible, sous ma peau, dans ma chair, par-delà les fuites. Car ce catalogue Manufrance de mes instants séparés, qualitatifs, que je dresse volontairement comme pour me persuader

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de leur dérisoire est en même temps la justification de ma survie, de mon « vécu », par l'exceptionnel. Ce n'est que l'autre face de ma banale vie, c'en est peut-être même en réalité la face banale, quoti- dienne : la recherche d'aménagement, d'embellis- sement, de valorisation. Ce catalogue de moments d'exception, de moments « positifs », c'est le constat dramatique de l'éphémérité des sensations séparées. C'est la transformation en positif de ce qui en réalité est négatif. Ces fausses fêtes sont le point limite de la fuite vers la mort.

Et même quel est ce moi qui écrit ce livre qui témoigne ainsi ? Ai-je la possibilité de savoir ce que je suis ? Qu'importe, je m'en fous. Mais n'est-ce pas là l'un des thèmes chers à la littérature baroque ? Après tout qui nous dit que nous ne vivons pas dans une époque baroque ?

Ce « plus rien est vrai » rend tout possible, puisque tout est signifié de la même coupure de la même castration des êtres au plus profond d'eux- mêmes.

Nous sommes d'un temps sans réalité où tout est réfléchi et semble se passer hors de nous, hors de notre volonté, où le pouvoir n'est plus qu'un mot qui fait rêver les faibles et les envieux, où la bimbeloterie fait figure de trésor, où « ça » fonc- tionne sans que personne ne puisse en réalité avoir la moindre prise sur l'événement, sur le cours des choses, où l'on achète la sagesse et l'aventure comme la satiété, simples signes, au prix du Coca-Cola, au prix de sa vie, où l'on attend la mort croyant vivre, où l'on ne croit plus à rien feignant de croire en soi, où le vrai n'est plus qu'un moment du faux, où la vérité n'a plus cours,

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complètement démonétisée au profit de fictions nettement plus rassurantes et rentables.

Il fut un temps où les sociétés sans être pour autant plus parfaites que la nôtre étaient comme des mottes de glaise, tous les éléments en étaient symboliquement liés, elles formaient un tout. Les sociétés d'aujourd'hui sont des tas de graviers, elles sont collectives, composées de grains séparés, nul lien autre que la peur entre ces parcelles roulant l'une contre l'autre.

Mais cette peur elle-même est devenue dérisoire et nos membres qui tremblent ne sont que chair agitée de soubresauts qu'un tranquillisant apaise à la minute. Morceau par morceau nous nous amputons nous-mêmes, volonté mutilatrice dans l'extase du devoir accompli, le sol est jonché de nos abattis, lèpre morale qu'aucune créature céleste ne viendra porter en ex-voto à la gloire de Dieu ou des idéo- logies, petites prévoyances inutiles entassées en vue de « la satisfaction des vieux jours et des jours à suivre les vieux jours ». Dans ce bazar de la charité où nous nous laissons griller ce que nous avons « de plus doux en fait de petite peau douce », ce vaste bazar de la marchandise dont on voudrait

nous faire croire qu'abattu il en renaîtra un quel- conque phénix, des prophètes aux blue-jeans emprisonnant leurs couilles s'y postillonnent au nez les mêmes enfantillages. Les peuples ont appris des fatalités nouvelles, dans un monde d'ombres chinoises, on nous entretient de révolutions et de paradis mais les temps sont difficiles et nos pan- théons sont peuplés de concepts, cela croque davan- tage sous la dent quand on prend la communion.

Mais en un certain sens, rien jamais n'arrive. On ne fait jamais mieux ni plus mal, on dit toujours

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la même chose tant qu'on « dit », qu'importe la nou- veauté si l'expression est réactive, c'est toujours la même chimie. « Plus profond » c'est aussi toujours plus loin, toujours plus de distance. Toute réalité dans ce monde mensonge nous échappe, nous n'en saisissons que l'écho, le reflet : les mots se jouent de nous si nous ne jouons avec eux.

Le dessein latent de toute pensée baroque est, comme l'explique Gérard Genette, de « maîtriser un univers démesurément élargi, décentré et, à la lettre, désorienté en recourant aux mirages d'une symétrie rassurante qui fait de l'inconnu le reflet inversé du connu... Elle préfère accuser les distances pour mieux les réduire à la faveur d'une dialectique foudroyante. Devant elle, toute différence porte opposition, toute opposition fait symétrie et toute symétrie vaut identité ».

Qui parlerait mieux de notre monde ? Qui ne saisirait mieux qu'en cette phrase tout le conflit tragique de la pensée contemporaine et de toute la fiction, l'illusion de l'idéal révolutionnaire dans une société où tout est produit de la pensée bour- geoise : « Il s'agit de sauver les apparences en commençant par les plus précieuses : celles du discours » ?

L'homme image, le discours, la société du spec- tacle, le miroir de la production et la production de miroirs, l'instant, la fuite... Nous baignons au cœur du répertoire de la pensée baroque.

On a coutume d'opposer le classicisme au baroque, il me semble que c'est là une erreur, la pensée classique est un équilibre en suspens, une angoisse en devenir, un entre-monde, l'instant de la révélation de l'ordre nouveau, il est révélé mais pas encore assimilé, pas encore intériorisé, c'est en fait l'instant

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de la rupture entre ce qu'on peut appeler le primi- tivisme et le baroque.

Grossièrement, la pensée primitive est en prise directe sur le monde, elle apprend le monde et le restitue comme elle le ressent, c'est une pensée compacte qui croît autour d'un centre fixe, dont l'univers est limité. La pensée primitive n'est pas spéculative, elle est accumulative et symboliste. Au contraire la pensée baroque se représente le monde, elle entend le penser, le réorganiser rationnellement (la raison cette folle du logis !) elle restitue le monde tel qu'elle le sait ou croit ou feint de le savoir sous forme de multiples fragments reliés artificiellement ; elle n'est plus spéculative et accu- mulative mais scientifique et reproductive, elle n'est plus symboliste mais matérialiste, élémentaire, ima- ginaire au sens où elle remplace le symbole par la figure, le médium. Que le discours soit en ordre importe davantage que la vérité puisque la vérité ne saurait être qu'ordre et ordre de la classe domi- nante. Nostalgique et déshumanisée elle est humaniste et anthropiste. Incapable de se saisir elle instaure la représentation, elle introduit un ordre factice dans la contingence des choses, l'ordre humain ou supposé tel, puisque, ayant tué Dieu, elle entend transformer l'homme aussi. Le baroque c'est cette espèce de délire logique, cette folle raison imaginaire qui pousse à tout faire entrer de l'exté- rieur dans le champ dispersé de la connaissance. Elle a perdu le courant et instaure le sens (1).

Cet obscurantisme satisfait qui maintenant sous couvert de « savoir » baigne notre monde me lève le cœur. Je ne me sens pas vraiment de ce monde, je me sens parfois primitif avec une sorte de « stupide bon sens » que me vaut mon « ignorance ». Ce ne

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sont ni les discours ni les figures, ce ne sont pas les hommes images et leur pâle reflet qui changeront quoi que ce soit à la misère du monde des appa- rences si ce n'est précisément l'apparence du monde.

Notre savoir est masque. Notre savoir est un mur de verre, un miroir où nous nous contemplons, croyant apprendre nos pairs. Nous sommes figés dans nos connaissances, subtils et civilisés, nous n'ignorons plus rien des choses et de nous-mêmes, le plus minable d'entre nous en « sait » davantage que Charlemagne ou Louis XIV mais la peur nous ronge c'est le pire de nos maux, nous l'avons découverte au fur et à mesure que nos esprits réécrivaient le monde. Plus nous « savons » et

plus l'angoisse est profonde, nous élevons des trônes à des charlatans pour nous assurer de notre grandeur et éteindre en nous les dernières étincelles de doute.

Mais las, nous savons trop, ce savoir est blet, il n'est que mots, il suffit d'un gigantesque éclat de rire pour que des pans entiers s'effondrent, il suffit d'un peu d'authenticité, d'un désir vrai dans le monde du spectacle pour que les fiers professeurs perdent pied et, lamentables et bavants, s'écroulent dérisoires sous le poids de leurs volumes accumulés.

Il nous faut réapprendre l'ignorance, jeter les vieux grimoires, les missels et les savants ouvrages. Ces idoles qui nous paralysent. Le bonheur chi- mique doit s'engloutir dans la lunette des chiottes de porcelaine immaculée, gloire de nos salles de bains aseptisées.

Notre vie ? Elle est en langue étrangère. Ce que nous croyons savoir n'a plus cours. Les grandes épopées du passé sont au musée de l'histoire dans le charnier des illusions. Chaque victoire est soumis- sion, soumission toujours plus profonde au monde

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de l'illusion, à la société du spectacle, au code, à la représentation, qu'importe le nom, je ne suis d'aucune école. Toute liberté que tu n'arraches pas de ta propre main est une autre prison ; mais il faut se méfier aussi de celles qui, semblables aux courtisanes chères à Carpaccio, feignent de se refuser longuement pour mieux se donner ou plutôt se vendre au prix fort.

Changer la vie ou changer de monotonie ? Chan- gement d'illusion. Les mots de la « Révolution » se consomment comme n'importe quelle drogue. Vie quotidienne nouvelle tarte à la crème. Où est-elle ma vie ? Ma vie de voyeur guettant derrière ses verres fumés quelques images à surprendre, à débusquer. Nos révoltes elles-mêmes sont historiques, images de l'histoire en marche. Nous n'ignorons plus rien de nos motivations, on nous les a dévoilées, ou nous les a volées, publiées, livrées à l'encan rendues inutiles et sans force, rendues illustration de nos angoisses, signifié de nos mécontentements, de notre désir de vivre un autre imaginaire.

Non ça n'est pas l'angoisse de l'insécurité qui nous trouble, ce sont nos certitudes accumulées. Nous survivons dans nos certitudes, retranchés comme l'assiégé dans sa citadelle, dans un monde fabriqué où nous préférons l'image que nous pou- vons toucher et retoucher au monde bien réel qu'elle représente et qu'on ne peut qu'embrasser du regard sans jamais parvenir à le saisir. La réalité nous insupporte c'est pourquoi nous passons notre temps à cette frénésie de modification, d'adaptation de notre environnement. Notre monde est surfait et

sécurisé nous y survivons en photographes. N'avez- vous pas remarqué que lorsque deux êtres s'aiment,

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fréquemment, une de leurs activités sexuelles consiste à se photographier mutuellement (se « prendre » en photo) comme pour s'assurer la possession en image de l'autre pour mettre en conserve l'image des instants de bonheur, le temps qui a fui la parcelle de temps isolé. Il y a comme une magique de la photographie, un vol rituel où l'image supplante la réalité, on se met à ressembler à sa photo, elle devient vérité, elle est certitude, elle est pérennité.

Avant que les touristes n'investissent la totalité de la Turquie, j 'ai rencontré au cœur de l'Anatolie des populations qui ne pouvaient tolérer qu'on les photographie, elles vous auraient lapidé, « cette boîte diabolique » leur prenait leur âme disaient- ils. Quelle sagesse !

Est-il vrai que les « sauvages » à qui l'on a montré les premiers films voulaient passer à travers l'écran ? Nous, nous pouvons voir en cinérama un train nous arrivant dans la gueule sans broncher, nous pouvons voir les cadavres mutilés, des hommes couper des têtes en souriant, des acteurs faire l'amour et se livrer aux caresses les plus intimes sans broncher, confortablement installés dans de profonds fauteuils de « standing ».

Le terrorisme de notre société est là : choisir de

« connaître » la vie ou de la vivre, choisir de l'apprendre ou de s'y plonger. Mais a-t-on le choix ? La description en mots et en images de la vie n'est pas la vie, notre civilisation est affligée de bovarysme quotidien.

Mais leur révolution, quelle est-elle dans tout ça ? Je n'en sais rien, peut-être la naissance de nouveaux mythes, peut-être un de ces balancements comme on dit qu'en a parfois l'histoire : l'avè-

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nement d'un nouveau primitivisme, il ne manque pas de signes avant-coureurs. Nouveau, non pas retour à. Un au-delà, un recentrage du monde, une restructuration qui forclorait à nouveau pour quel- ques siècles cet émiettement, cette dispersion. Un nouveau Moyen Age ? Le retour des dogmes et de l'absolutisme triomphant peut bien le laisser penser.

Ce « sens de l'histoire » que la bourgeoisie marxiste a imposé et que plus personne n'ose contra- rier est bien d'une certaine façon équivalent du vieux christianisme. D'une certaine façon notre dispersion tend vers une réorientation, celle-ci avant de nous être imposée est projetée par les forces qui l'entraînent, plus rien déjà n'a de sens, tout n'est plus que signifié et signifiant de l'histoire. Je l'ai déjà dit, le pouvoir n'est plus en aucune main, malgré les apparences, tout comme au Moyen Age il était entre les mains de Dieu, c'est-à-dire nulle part. On ne peut en effet parler de pouvoir au sens « classique » le pouvoir est essentiellement aristocratique, la franc-maçonnerie et 89 en ont eu raison.

Avant l'avènement de la société bourgeoise, tout se tenait, le seigneur n'était pas seulement privi- légié par rapport au serf, il était fondamentalement différent. La notion de l'homme telle que nous la connaissons n'existait pas, tout dans la société féo- dale était intimement lié par des liens de récipro- cité et d'échange symbolique. Le baroque (c'est- à-dire en gros à partir de la Renaissance de l'émergence de la bourgeoisie comme pseudo- pouvoir) a découvert l'homme, le marxisme- léninisme à nouveau le perd au profit de la masse,

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de l'ensemble, du collectif, idées abstraites. Peut- être ira-t-on même jusqu'à perdre la lune en attendant qu'une autre « renaissance » la redécouvre comme nous avons déjà perdu l'Atlantide et l'Amé- rique avant de situer l'une et de redécouvrir l'autre.

De toute façon, nous avons déjà perdu tous les continents, perdu la distance, le sens de la distance il n'y a plus que tant d'heures d'avion ou d'auto- route pour aller « là-bas » ; la vitesse a fait du monde une vaste banlieue, il n'y a plus de voyage, plus de différence, une seule et unique ligne droite : suivez la flèche gardez la ligne.

Ce ne sont pas là vues de l'esprit, il faut prendre le désir de révolution en un certain sens au pied de la lettre, c'est-à-dire le mot révolution au sens étymologique. Elle aura lieu cette révolution mais elle ne sera pas cette liberté superbe que nous en attendons, je ne sais si l'histoire bégaie mais on prétend qu'elle suit invariablement les mêmes schémas. Nous sommes arrivés au paroxysme ou presque d'un certain développement de civilisation, nous continuons à avancer mais déjà depuis long- temps la « décadence » est présente et le monde futur par de multiples aspects, souvent de simples « signes », est déjà présent. On ne peut être pour ou contre la « révolution », elle aura lieu, elle a lieu depuis soixante ans que les grands massacres sont amorcés et ce n'est probablement qu'un début, de nouvelles inquisitions s'instaurent, nous vivons une situation comparable à celle de Mycènes de la Rome des derniers siècles. Peut-être après tout allons-nous voir à nouveau déferler les Barbares :

Doriens, Wisigoths ou Huns sont à nos portes, peut-être sont-ils même en nous déjà. On peut sans jouer les prophètes prédire la victoire du marxisme-

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léninisme, ou de la société issue du m.-l., la collec- tivité comme nouveau centre du monde, le signifié comme « révélation », qu'est-ce que ça change l'oppression se fera au nom de la théorie.

En attendant que le marxisme et son compère l'antimarxisme affectent de régler leurs comptes en notre nom, cela ne nous concerne pas car s'ils élèvent la voix c'est dans le silence du prolétariat, un silence qui n'entre pas dans leurs théories et sur lequel ces ergoteurs se taisent. N'empêche, il faudra bien un jour crever l'histoire.

1. La société ressemble un peu à un millefeuille ; la couche supérieure sur laquelle nous vivons encore fonctionne sur le sens ; en dessous, on entrevoit la couche du signe qu'on a pu croire un moment être la bonne mais Baudrillard arrive et dénonce la couche simulacre comme une évidence.

Qu'y aura-t-il encore en dessous, vous le saurez, chers lecteurs, en suivant de couche en couche et de masque en masque la suite de notre grand feuilleton. Où s'arrêtera le grand dévoilement ? A quel grand pâtissier illusionniste ?

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Éclat de dire

Le prolétariat éternellement acculé au silence ne pourra vaincre que s'il se dénomme que s'il cesse d'être, de se savoir le « prolétariat », que s'il cesse d'appartenir au vieux monde, de se recon- naître dans son histoire. C'est dire que cette victoire, cette contre-révolution (n'ayons pas peur des mots ils ne mordent pas), c'est sur lui-même qu'il devra la remporter, non sur la bourgeoisie traditionnelle qui s'est mutée depuis beau temps en cadres du léninisme, mais contre cette image de lui-même dans laquelle on l'a forcé à se reconnaître.

S'opposer au capital ne sert à rien, c'est suicidaire, c'est le suivre sur son terrain, la violence et l'éli- tarisme qui en résulte ont déjà été utilisés et le seront encore par les fascismes de tout bord car si le régime se défend contre le terrorisme, le système lui ne s'en défend pas et l'encourage, il en fait la publicité. Le « révolutionnaire » est une marchandise un modèle de comportement et d'identification. La violence est ressentie comme une force, comme un bien par tout un peuple désarmé, comme un gage d'autonomie par une foule assaillie par l'isolement.

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Le capital c'est en nous qu'il établit ses racines. La seule possibilité d'atteindre à l'utopie, c'est précisément de le dépasser, de faire un pas de côté, de déplacer l'optique, le point de vue en étant/devenant son propre maître, en faisant de chacun un « aristocrate », un être différent auto- nome et non isolé, lié à l'autre, non en tant que fragment d'un ensemble mais par lien personnel. Actuellement l'intérêt que nous portons aux autres est de rechercher en eux ce qui correspond à l'archétype, c'est le système de fonctionnement réfé- rentiel alors qu'il conviendrait au contraire de s'attacher à l'autre en ce qu'il a précisément de différent. C'est de la reconnaissance de la différence

que naît ce qu' « Errata » appelle la socialité c'est-à-dire cette dimension utopique du rapport social (utopique et utopie n'ont pas ici le sens dérisoire d'impossibilité mais celui de dépassement, d'un au-delà de la quotidienneté).

Cet autre mode auquel nous continuons de rêver, cette utopie, n'est pas une simple idée, après tout elle est notre mouvance et non un développement rationnel ou scientifique. Fondamentalement, cet élan ne répond à rien de rationnel, il est fait accompli ou il n'est pas. Il est la vie. Il est terro- risme, mais terrorisme d'un autre genre. Toute raison, démonstration ou explication ne sont que détournement, toute expression ou détour par une supposée conscience sont forcément séparés de leur objet (créent l'objet) qui, médiatisé, rentre instan- tanément dans le champ de l'intellectualisme, ce cancer de la cervelle, dans l'échange intellectuel le pire de tous, ce « commerce de l'esprit » comme on disait autrefois.

Il convient au contraire de se vouloir différent ;

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sans référence aucune à ce qui est supposé exister, a existé ou existera. Il s'agit d'une réalité non euclidienne. Les vieilles classes sociales, catégories scientifiques sont mortes et enterrées depuis long- temps, je ne m'y reconnais pas, je m'en bats l'œil, je suis moi, je n'ai pas besoin d'ancêtres, de ces oripeaux, de ces projections vers la mort, de ces lambeaux historiques puant le sang et la sueur, puant les éternelles illusions, les ressentiments et la vengeance Mon élan ne connaît rien d'autre que lui-même, il est moi et toi, il est de faire surgir cet autre homme que je sens là, tout rabougri ; que je sens aussi chez les autres, ce « sur-homme », cet « au-delà homme », à la fois individu et social. Mon besoin est de différence, c'est-à-dire de rencontres et de contacts et non d'une pseudo-égalité qui ferait tout semblable, qui fait de tous des fragments équivalents interchangeables, petits rouages auto- nomes d'une gigantesque machine éclatée.

Surgir c'est s'intégraliser, c'est éclore au monde. Problème personnel ? Evidemment puisque c'est moi qui intègre le spectacle, peut-être mais il est impos- sible de réaliser seul il est impossible d'éclore sans les autres puisque cet « éclore à soi-même » est forcément un « éclore aux autres », à la « socialité ». Ce besoin de subversion est social et en même

temps personnel, s'il se croit seulement personnel, il sombre dans le délire et la folie, s'il croit n'être que social il devient politique.

Ce « mouvement vers l'utopie » une fois dépouillé de ses guenilles spectaculaires et historiques n'exclut pas au contraire l'insurrection violente, il est même fondamentalement l'être de l'insurrection, il s'agit simplement de cesser de donner à cela de faux alibis humanistes et politiques. C'est précisément

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redonner à l'insurrection son sens réel de surgis- sement de la vie et de destruction de ce qui est : la non-vie. C'est enfin aller au bout du négatif sans chercher à le retourner, dans cet au-delà du mode.

Cet élan, ça ne saurait en aucun cas s'assimiler aux pitoyables colères du poisson dans son bocal ni à des savantes théories toujours en retard d'un métro. J'allais écrire c'est le « bon sens » mais c'est bien au-delà du sens, c'est l'évidence. Je n'ai rien à faire des cogitations d'intellectuels argumen- tistes et constipés aux rancœurs mal digérées et à l'arrivisme déguisé. C'est la merde ? Bah faut changer ! C'est tout, c'est faire autre chose, car c'est évident que ça n'est pas en bricolant les petits morceaux, en changeant ça et ça et encore ça que ça résoudra la question. Il n'y a pas de recette. En réalité ça cause de « révolution » mais on a jamais osé regarder en face l'utopie, les « grands soirs » ne sont que des rattrapages. L'utopie fait peur, on en rit, on s'en détourne comme on fuit la vie dans la mort lente du quo- tidien, dans la représentation qu'est la politique. Ce capitalisme, simple mot ce système auquel tout le monde s'en prend, ça n'est en rien un système qui nous serait extérieur, imposé du dehors par des méchants, c'est en nous qu'il est, nous sommes complices du mensonge. Le capitalisme c'est toi et c'est moi, c'est la façon dont, dividus, nous concevons nos rapports ; rapports de toi à moi et rapport au monde, rapport de moi à moi : il est précisément dans cette séparation.

L'utopie, la « révolution » au sens où nous entendons le mot devrait consister à détruire cette

forme de rapport, tout l'énorme cinéma entretenu

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par l'éducation et la prétendue culture qui per- mettent de supporter le spectacle de notre mort lente, de notre « mise hors la vie » et créent

de toutes pièces un système de valeur et de pensée totalement arbitraire et abstrait, qui est censé être universel et unique et qui sert en réalité au maintien de l'ordre dont seule une poignée est censée pro- fiter. Une poignée qui en est aussi victime d'une certaine façon mais qui a choisi de l'être ou que l'histoire (sic) a choisi pour l'être, en disant qu'il vaut mieux être grand eunuque au sérail que simple « sauvage » à l'extérieur et qui a réussi à faire croire que la vie d'eunuque et d'esclave est la seule qui mérite d'être vécue et, de toute façon, ne laisse pas le choix, ayant étendu les limites du sérail au point d'englober la totalité des corps et des choses.

Toutes les luttes actuelles ne sont que des luttes à l'intérieur du sérail, elles ne font que reconduire irrémédiablement le passé. Il faut accepter que la révolution telle qu'elle fut conçue au siècle dernier et telle que continuent à la prêcher les marxistes de quelque obédience qu'ils soient, n'est rien d'autre que l'unification, l'idéalisation du sérail.

Tout le semblant des luttes actuelles se situe en

fait du même bord, c'est dans le même champ clos qu'elles ont lieu, sur le même terrain qui est celui de cette société, que nous ne pouvons accepter. Cet idéal c'est celui du vieux monde, l'idéologie compensatoire.

Réaliser ce que l'ennemi attend de nous ne nous intéresse en aucune manière, le conflit ne nous concerne pas, nous ne sommes pas en conflit avec les grands eunuques pour instaurer l'ordre des petits eunuques, nous entendons nous situer ailleurs

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renouer avec la vie. Il s'agit délibérément d'être différent, de s'affirmer autre, de rompre les amarres, toutes les amarres que sont les justifications, les peurs, l'humanisme, l'histoire et les catéchismes, tout ce qui rattache au passé et à la mort, c'est dans la Vie, c'est dans l'être (l'étant) que se produit la rupture.

Chacun de nous est la révolution, c'est ce que n'ont pas compris tous ceux qui transforment leur ressentiment impuissant contre le capital en hargne contre les autres groupes partis ou associations considérés comme concurrents qui en sont encore au problème de la fin et des moyens, mais cette fin, nous savons bien que c'est l'individu qui la porte, elle n'existe pas en dehors de lui puisqu'elle n'est pas une vérité extérieure révélée, mais qu'elle est son propre élan vital.

Notre critique naît de la vie et se doit de retourner à la vie, elle n'est pas comme disait Marx, cet utopiste, « une passion de la tête, mais la tête de la passion » ; cette passion qui prend certains jours l'aspect d'une folle envie de rire.

Peut-être, après tout, n'est-il plus que le rire pour venir à bout de nos « nécessités », mais alors pas de ces petits rires sous cape ou de bon ton, ni de ces « rira bien qui rira le dernier ». Il faudrait que c'en soit fini de ces bouffées d'émotion futuriste dont nos pères et nous-mêmes nous nous sommes enivrés mieux qu'au « noir pakistanais ». Non c'est d'un rire bien particulier qu'il s'agit, d'un rire lucide et sauvage, d'un rire évidence, d'un de ces rires-rites qui ferait enfin battre les cœurs plus vite et bouillonner le sang aux tempes, d'un rire fou ou plutôt d'un rire fol, un rire de folle, juste un peu trop haut, un peu trop fort, un rire cata-

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racte, u n r i re ca tas t rophe, perché sur son t aboure t de bar , u n r i re de t ravelo aux hormones , u n r i re

l ibé ra teur à secouer l 'his toire, à chasser ces éventails

vieil leries cocasses qu 'on a l ' hab i tude de r e m u e r

doucement près de nos rides, u n r i re gênant sur

ses ta lons t rop hau ts u n r i re à fa i re f r émi r nos

carcasses amorphes e t t rop b i en nourries , u n r i re

ravageur , u n r i re danseur .

Un de ces rires féroces u n peu faux p a r r a p p o r t

à not re m o n d e contra int , bondissan t et i r répressible

comme e n ont parfois les folles sous l eu r maqui l lage dél icat de femmes du m o n d e et leurs dentelles.

Ce rire, c'est le m ê m e que les « gazolines » faisaient

en t end re à l ' un de ces 1 tar t inés de rouge

en make-up ou à l ' en t e r r emen t du maoïs te Overnay :

« Overnay-Liz Tay lor m ê m e combat . » J ' e n fus

choqué moi -même au sens fo r t d u terme, j ' eus d u

mal à r e t rouver mes mul t ip les f ragments éclatés

avant que la danse ne m ' en t r a îne à m o n tour .

Un r i re gigantesque qui couvr i ra i t les débats

argument is tes qui se dérou len t à l ' ombre des

potences et des tombes, u n cer ta in r i re que j e sens

pa r tou t en f i l igrane et qui voudra i t affleurer. Le

r i re : tou t ce qui nous reste de vivant dans u n

monde qui s 'accepte grabatai re . Le r i re cette impro-

bable « révolut ion » qui fuse instinctive, immo-

tivée, sans but , qui secoue les échines courbées sans

pouvoir s 'arrêter , le r i re éc la tant du m u t i n retour-

n a n t son a rme contre celui qui donne l ' o rdre de

t i rer , contre celui qui dét ient la « théor i e ».

Il ne saura i t ê t re quest ion d ' amél io re r ou de t r ans fo rmer l ' o rdre du sérail. Le sens de l 'h is toi re

n 'a ni queue ni tête, à l 'o rdre ancien succède

invar iab lement l 'o rdre nouveau sans que celui-ci

soit en r ien supér ieur , les valeurs on t changé mais

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ce sont tou jours des valeurs. Ce don t il est quest ion

c'est de ne r ien laisser debou t de l 'o rdre , de ce que

nous croyons ordre , e t au n o m duque l nous avons

inventé tous ces paravents cont re la vie, les instru-

ments de v ieux collage avec la mor t .

« A bas l ' E t a t », c'est avant t ou t l ' é ta t d 'espr i t

qu i fa i t sen t i r la s t ruc ture é t a t i que comme néces-

saire. U n pa r t i r évo lu t ionna i re ou non , on n ' en a

r i en à fou t re et on n ' a u r a pas avancé d ' u n pas

t a n t qu 'on n ' a u r a pas fou tu en l ' a i r ce qui r end

dans les têtes la no t ion de pa r t i (par t i t ion) indis-

pensable. Tou te doct r ine est dissolvante t ou t m y t h e

est la mor t . O n p e u t b i e n après t o u t dé t ru i re toutes

les s t ructures qu ' on voudra , fa i re les p lus jolies

révolut ions, si on n 'a pas re je té ce qui agit et mot ive dans les têtes ces s tructures, c'est-à-dire

l ' in té r ior i sa t ion indiv iduel le d u système, r i en en réa l i té ne sera changé et t ou t sera à refai re le l endemain .

I l ne saura i t ê t re ques t ion de faire la pa r t des

choses, c 'est d ' une des t ruc t ion to ta le qu ' i l s 'agit, d 'une

des t ruc tu ra t ion plutôt . C'est la vie quot id ienne, nos

s t ructures mentales , nos modes de pensée qu ' i l f a u t fa i re éclater. De r i re ?

I l nous fau t r e t rouver not re b o n plais i r e t chasser

l ' ennu i géné ra teu r d ' idées noires ou rouges, il nous

f au t refuser t ou t ce qui ressemble à la mise en

condi t ion, quel le qu ' en soit la condit ion. L ' impor-

t a n t c 'est d ' a p p r é h e n d e r ce qu i n ' a encore jamais

été mais qui EST. Le f u t u r ne m' intéresse pas, il

est le double inversé du passé, il est aussi la mor t .

Une concept ion de la révo lu t ion ? C o m m e n t nous

envisageons la société que nous voudrions ins taure r ?

J e ne comprends pas de quoi vous parlez, j e n ' en

sais r i en et j e m ' en fous. Ça n 'est pas m a tasse de

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thé comme disent les Anglais. Vous pouvez rem-

p lacer le m o t révolut ion p a r ce que vous voudrez,

ce que je sens en moi n 'a pas d ' iden t i t é ça n 'a pas

d 'avant ni d 'après, c'est la vie courante . Votre

révolut ion vous pouvez lui f i ler tous les masques

que vous voudrez, ce que vous avez de mieux à

fa i re c'est de vous la fout re au cul, peut-ê t re q u e

vous comprendrez enf in ce qu 'est le plaisir.

Toutes ces luttes, tous ces gens qui se sont ba t tus

en vain, qui se sont fa i t massacrer p o u r u n idéal ,

p o u r u n alibi , p o u r r ien, ils on t échoué et c'est

peut-être parce qu' i ls ont échoué que l ' h u m a n i t é

cont inue, mais que m ' i m p o r t e l ' humani t é .

Les pol i t iseurs sergents rec ru teurs des massacres sont mes ennemis, ils sont les chât reurs , les condi- t ionneurs comme on condi t ionne la cha i r m o r t e

dans les boîtes de conserve.

L 'u top ie c'est une a t t i tude , une act i tude plutôt ,

c'est-à-dire une mise en acte de l a d isponibi l i té à

ê t re en t r e individus. C'est l ' expér ience de la vie d i rec tement vécue, de l ' immense dérive, c'est u n e

re la t ion enf in conséquente au m o n d e et aux autres, à la « mani fes ta t ion », débarrassée d u sens e t d u

signe, débarrassée des drames, de l ' é ternel le repré-

senta t ion des ressent iments qui nour r i t les conflits.

Peut-ê t re qu ' i l s 'agit d ' a t t e indre rée l lement a u

désespoir, à cette réelle et p ro fonde sol i tude (non

pas esseulement ou isolement) sans faux-semblants

sans idées miraculeuses auxquelles se raccrocher ; cesser de se fa i re d u cinéma, d ' a t t endre d 'une idée

qu 'e l le éclaire subi tement l 'horizon. LA V I E N 'A PAS D E SENS. La révolut ion tel le

qu'el le fu t conçue avatar des vieilles divinités n 'est

qu ' un colifichet de baza r qu' i l convient de raccrocher

au clou de l 'histoire. La vie seule est vra ie qui

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coule et qu i cour t , ce p rod ig ieux désir de puissance

e t de jouissance, elle seule est. El le est le courant

qui nous meut , le ja i l l i ssement , la dépense perma-

nente , elle n 'a pas de c o m m u n e mesure avec toutes

les fables apeurées, les divinités, les théor ies e t les

savantes stratégies que les hommes on t suscitées

parce qu' i ls avaient p e u r de ce t o r r e n t qu' i ls

senta ient couler en eux, ce couran t qui voula i t les e n t r a î n e r b i en au-delà d 'eux-mêmes, de cet eux-

mêmes image auque l ils b o r n a i e n t l e u r existence

passive.

Soyons désespérés ca r au-delà c'est plus beau. C'est la vie et la m o r t confondues, c'est l ' é lan

seul e t pur , le courant . Le p ro lé ta r i a t n e sera

lu i -même que désespéré. I l nous f au t cesser de chercher é t e rne l l ement

ai l leurs ce que nous por tons e n nous, il f au t f e rmer

la gueule aux arrivistes de toutes sortes, aux appro-

pr ia teurs , aux canalisateurs , aux me t t eu r s e n f ict ion et en théor ie . La réa l i té seule importe . T o u t est

déjà là, il suff i t de t end re la m a i n nue, d 'a l le r

au-delà, d 'out repasser le t abou suprême, celui de la

v ra ie nud i t é : d 'accepter de se r ega rde r soi, en face, réel lement .

E t si ce « désir » de révolut ion, cette u topie que

nous por tons en nous, c 'é ta i t la volonté de re t rouver

no t re in tégr i té don t au fond du c œ u r nous por tons

le deuil , la nostalgie, si c 'é ta i t le désir de

« r e p r e n d r e à l 'enfance » avant que nous n e fussions muti lés , orientés, sectionnés, éducat ionnés ; n o n une

enfance m y t h i q u e à la Rousseau mais au cont ra i re

cette sauvagerie, cet élan, ce désir bru t , ce courant

q u i t raverse l 'enfance en tous sens, ce surpassement

continuel , au-delà de l 'espoir, au-delà de la quête,

cet te l iber té to ta le qu 'est préc isément le dé-espoir,

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la déra ison ; une fo rme de gratui té qui serait l ' inté-

r ê t supér ieur : la vie courante. . . I l convient de

dé-penser (dépenser e t dépasser) .

Tou te révolte por t e e n el le-même sa soumission.

I l fau t ê t re ailleurs, sur u n au t r e plan, de l ' au t re

côté du miro i r , là où les choses ne sont pas inversées

ce qui n ' au ra i t aucun in térê t , mais différentes, sans

p ropor t ion , débarrassés de l eu r image ; là où tou t est mouvance où la mobi l i t é de l ' ins tan t est la

condi t ion m ê m e d e la vie et n o n plus génératr ice

d'angoisses.

Jusqu ' à p résen t toutes les révoltes ou révolut ions

n ' on t fa i t que recondu i re les valeurs du passé, les

exa l te r même. Elles on t refai t , r e p r o d u i t ce qu'elles comba t t a i en t dans l ' exa l ta t ion de l ' iden t i té sociale.

Elles ont tou jours recherché la lég i t imat ion mora l e

ou j u r i d i q u e comme couver ture idéologique à leur

« pouvoi r », à l e u r force violente. I l n 'y a r ien à

légi t imer, r i en à p rouver e t il ne saura i t ê t re quest ion

d e convaincre : j ' a f f i rme que tous les hochets

pol i t iques, économiques ou théor iques , les fétiches

de l ' i l lusion, fût-elle révolut ionnaire , sont préci-

sément ce qui nous m a i n t i e n t dans l 'é ta t de dépen- dance intolérable . E n refusant tou te valeur , o n refuse

éga lement tou t droit , tou te référence à une norme,

n o n pa r j e ne sais quelle R A I S O N souveraine, quel le

vér i té in t r insèque, mais parce que m a mouvance, m o n élan, mes remous (je ne sais que l m o t employer

p o u r évi ter le mo t « désir » que la langue colonisée

m ' impose et qui est s ignif iant p a r lu i -même) , enf in que c'est au-delà, que c'est la vie.

Le narcissisme révolu t ionnai re s 'arrête à la surface

du mi ro i r alors qu' i l convient d 'y plonger, d 'a l ler

j u squ ' au bou t du négat i f en passant à t ravers ce

qui en fait le s imple double inversé du positif, il

Page 54: Stock 2 regroupe cinq collections : Lutter, Vivre, de 60 ...excerpts.numilog.com/books/9782234006430.pdffils de prolo t'aurais dû être un loubard aussi, ces mecs tu les piges, à

s'agit de t ransgresser ce t e r r a in rassurant , d ' a t t e indre

à ce que Bata i l l e appe l le la souveraineté , cette subvers ion de la mor t , cet au-delà de l 'angoisse. I l

s 'agit de tuer , de réal iser cet te enfance inachevée

qui demeure .

L 'u topie , la révolu t ion ou la « contre-révolut ion »,

q u ' i m p o r t e le mo t c'est peut-ê t re t ou t s implement

vaincre sa peur , cesser de s 'accrocher à tous ces

refuges, a b a n d o n n e r les rêves et les chimères qui

se d iss imulent a u j o u r d ' h u i sous l e u r be l h a b i t scien-

tiste, p o u r en f in nous p r end re en main , dénoncer pa r u n h é n a u r m e éclat de r i r e cet te révolu t ion marxis te

qui est el le-même u n e si mauvaise blague.

En changean t de te r ra in , en t o u r n a n t dé l ibé rémen t

le dos à toutes les idéologies du pouvoi r revêtues

de p rob i té cand ide et de l in rouge, l a vie p r e n d

une nouvel le saveur plus ver te e t p lus acide, celle

de l ' i ronie. C'est dans l 'exercice posi t i f de la l iber té , de l ' ana rch ie et n o n dans l a lu t te négative contre

une oppress ion par t i cu l iè re que nous pour rons nous élever au-dessus de no t re existence mut i lée , « la

lu t te p o u r la l iber té si elle n 'est pas exercice, en

u n sens t héo r ique de cette l iber té » n 'est qu ' une

a l iénat ion de plus.

Nous sommes au po in t de non-re tour où le poli-

t ique est général isé où les contradict ions sous l eu r

appa ren t éc la tement sont sur le po in t de se voir

un i f ie r dans le vaste ba l le t d u discours que m è n e n t

ces deux complices le marx i sme et l ' ant imarxisme.

L 'ac tual i té de l ' insur rec t ion est p r o p r e m e n t vitale,

elle ne l 'a j amais au tan t été. Tou t est possible et

il s 'agit p réc isément p o u r nous de l ' a f f i rmat ion de

ces possibles. Seule la vie fabuleuse et sauvage,

ja i l l issante et puissante comme u n r i re en tor ren t ,

comme u n j e t de sperme à l 'âcre senteur, peu t