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Adaptation Suivi de Récit écrit. récit filmique: les Six contes moraux de Rohmer par Séverine KANDELMAN Mémoire de maîtrise soumis à l'Université McGill en vue de l'obtention du diplôme de Maîtrise ès Lettres Département de langue et littérature françaises Université McGilI Montréal, Québec Octobre 2003 © Séverine Kandelman, 2003

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Adaptation

Suivi de

Récit écrit. récit filmique: les Six contes moraux de Rohmer

par

Séverine KANDELMAN

Mémoire de maîtrise soumis à

l'Université McGill

en vue de l'obtention du diplôme de

Maîtrise ès Lettres

Département de langue et littérature françaises

Université McGilI

Montréal, Québec

Octobre 2003

© Séverine Kandelman, 2003

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REMERCIEMENTS

Je tiens à remercier mes parents pour leur soutien inégalé, amsl que le Professeur Yvon Rivard pour m'avoir fait découvrir à quel point j'aimais le cinéma ...

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L'ennui quand on écrit, c'est qu'on ne sait jamais s'il faut dire: "quandje suis sorti il pleuvait" ou bien" il pleuvait quand je suis sorti'~ Au cinéma c'est simple, on montre les deux en même temps.

11

Jean-Luc Godard

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III

Résumé

Dans Je cadre du volet création, lai travaillé à radaptation cinématographique de deux·

nouvelles en court-métrages. Mon premier scénario est une rêverie libre à partir de

«L'Alliance», nouvelle de Mavis Gallant à la structure temporelle floue, elliptique. Je me suis

ensuite penchée sur «Attention», un texte de Raymond Carver. La précision du style de

Carver, son souci du détail, de la matérialité, comme expression de l'intériorité, du mal être

des personnages, a quelque chose en soi de quasi cinématographique. Ce type d'écriture sous­

tend un travail d'adaptation différent du premier, à savoir, beaucoup plus proche du texte

original.

Ce volet création soulève un certain nombre de questions quant à la manière

d'envisager le texte littéraire au cours de l'écriture d'un scénario. Devrait-on le respecter à la

lettre, ou plutôt choisir de s'en éloigner au risque de le trahir? Comment poser, imposer ses

mots, sa vision, sa voix à l' (euvre d'un(e) autre? Ma réflexion critique se propose d'explorer la

position particulière de celui ou celle qui réécrit, adapte, pour le cinéma.

Je me suis tout spécialement intéressée au cas d'un auteur ayant lui-même adapté son

œuvre pour l'écran. Son expérience littéraire lui étant apparue. comme incomplète,

insatisfaisante, Éric Rohmer a ressenti le besoin de réécrire les nouvelles de ses Six Contes

moraux pour le cinéma. Dans sa préface au recueil de nouvelles, paru en 1974, Rohmer se

penche sur les rapports qu'il. entretient à la littérature et·au cinéma. TI pose. alors les jalons.

d'une vaste réflexion sur la création et, plus précisément, sur les possibilités respectives qu'ont

su lui· offrir les médiums de l'écrit et de l'écran. Mon travail critique visera à expliciter l'enjeu

de la réécriture de ces Six Contes moraux .pour le cinéma.

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IV

Abstract

For the creative writing part of my Masters Thesis, 1 adapted two short stories .into

short films. My first screenplay is a free reyerie based on Mavis Gallant's «Wedding Ring», a

highly blurred and elliptic story . .I then chos~ to work on «Careful», a text by Raymond

Carver.. Carver's writiQg is very concise and detail oriented. In itself, it is already almost

cinematographic. The external gestures, the outside world express the €haracter's interiority

and existential uneasiness. This kind of writing calis for a different approach to adaptation.

One that is, in the case of my personal work, much closer to the original text.

My creative writing enterprise raises a certain number of questions regarding the

essence of the adaptation process. How should one consider a text when adapting it? Should

one stay close to the original, or choose to move away from it, at the risk ofbetrayal? To what

extent can one impose one's own vision, voice, words upon somebody else's work? My

critical essay will explore the particular position of the person adapting original texts for

cmema

1 will focus more specifically on the case of French author, Éric Rohmer, who rewrote

sorne ofhis own literary work for cinema. Unsatisfied with the written form ofbis Six Contes

moraux short stories, Rohmer felt the need to adapt them to the screen. In the preface to bis

collection of stories, published in 1974, Rohmer speaks of his relationship to literature and

cinema. He thus sets the ground for a vast reflection on the different creative possibilities

offered by these mediums. The critical section of my Master's thesis will explore what is at

stake in this process of rewriting the Six contes moraux from the literary to the

cinematographic form.

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Table des matières

Exergue .................................................................................................................................. 11

Résumé ..................................................................................................................................... iii

Abstract. ................................................................................................................................... .iv

Table des matières .................................................................................................................. v

Volet création: Adaptation

L'Alliance....................................................................................................................... 8

Attention ......................................................................................................................... 28

Bibliographie . ............................................................................................................... 49

Volet critique: Récit écrit, récit fdmique: les Six contes moraux1 de Rohmer

Introduction ............................................................................................................................ 51

1. Quelques notions théoriques sur le récit écrit et filmique ................................................... 54

- Pourquoi parler de récit à propos des Contes moraux? - Qu'est-ce qu'un récit? - Récit écrit versus récit filmique

II. Caractéristiques propres au récit des Six contes moraux (écrit et filmique): un récit trompeur et mensonger ............................................................................................................. 58

- "Ma nuit chez Maud" ou le règne du mensonge - La mise en scène de l'illusion romanesque - Le mensonge à l'écrit et à l'écran - La parole au cœur du mensonge rohmérien

III. Le point de vue de la caméra et la nouvelle dimension du récit... ..................................... 65

- L'influence marquante de la théorie de l'objectivité d'André Bazin - L'esthétique réaliste de Rohmer - Une œuvre filmique qui relève du chiasme entre dire et montrer - Opacité de l'œuvre

1 Note technique: lorsque nous parlons des Six contes moraux, nous parlons des films. Le recueil de nouvelles sera souligné. Il arrivera que l'on parle des Contes moraux en considérant tant le récit écrit que filmique. N'apparaîtra alors aucune marque typographique.

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VI

IV. Considérations sur les qualités proprement cinématographiques et artistiques des Six contes moraux ............................................... ........................................................................... 72

- Le "cinéma dans le cinéma": mise en abîme de notre propre rapport à l'image - Réflexion sur l'essence du langage - La parole en mouvement - Le cinéma pour nous apprendre à voir - Qualités artistiques des nouvelles

Conclusion ............ .................................................................................................................... 80

BibliogrtqJhie .................................................................................................................... ....... 82

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VOLET CRÉATION Adaptation

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L'Alliance Scénario d'après une nouvelle de Mavis Gallant

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SYNOPSIS

Une femme dans la trentaine (Jane) retourne dans la maison du Vermont où, petite,

elle passait ses étés. Cette maison vient probablement d'être vendue puisque la pièce où se

trouve Jane est vide. Je dis "probablement" car je ne veux pas que cela soit une donne

fondamentale du film. TI s'agit de voir en ce retour sur les lieux de l'enfance un pèlerinage qui

suscite chez la jeune femme, la réminiscence. Jane ouvre les volets en bois de la maison

fermée et regarde par la fenêtre. Nous plongeons alors dans le temps du souvenir (film

introspectif, intimiste).

Jane se rappelle comme sa mère était au «zénith l » de sa beauté l'été où ses parents se

séparèrent. Elle se souvient du jeune et bel invité lui rendant visite lorsque son père n'était pas

là, et du départ en train pour Boston où ce qui ne devait durer que quelques jours marqua une

vIe ...

1 M. Gallant, «L'Alliance», Poisson d'avril, p. 14.

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Au cœur de ces vacances, il y a aussi l'éclat de la rivière aux pierres «couleur de

truite2», l'odeur du gros savon de Marseille, les draps de coton rigides sentant la lavande, le

champ de maïs doré et la musique des Carpenters alors si populaire.

Le film se clôt sur l'image d'une alliance jetée par la fenêtre de la maison. À qui

appartient-elle? S'agit-il de l'alliance de la mère, ou de celle de Jane, vingt ans plus tard,

reproduisant le même geste, «[l]es mains de [s]a mère ét[ant] petites comme les [s]iennes\>?

STRUCTURE

Le court-métrage, que je propose dure une vingtaine de minutes, a un rythme lent et

peu de paroles. Il est construit en dix-huit scènes autour d'unjlash back qui nous plonge dans

les années soixante.

Le texte de Mavis Gallant joue sur la superposition, l'enchevêtrement des regards de la

narratrice à différentes périodes de sa vie. TI est basé sur l'ambiguïté, la porosité de la réalité.

On glisse constamment du regard de l'enfance à l'imaginaire, au regard rétrospectif et

analytique de l'âge adulte. Que se passe-t-il réellement dans cette nouvelle? Les

interprétations sont multiples.

Aussi ai-je choisi de construire mon scénario autour de l'ambiguïté d'un jlash back

(souvenir de Jane petite) laissant place au flou, à l'interprétation. L'alliance jetée par la fenêtre

peut être perçue comme celle de la mère, concept imagé que la petite fille aurait besoin de

mettre sur la séparation de ses parents, ou encore celle de Jane, vingt ans plus tard qui, dans

l'optique de l'éternelle répétition des choses, vivrait la dissolution de son couple.

2 ibid., p. 15. 3 ibid., p. 19.

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PERSONNAGES

Jane adulte: Jane a la mi-trentaine, le même âge que sa mère dans le temps dujlash back.

Elle lui ressemble d'allure. Grande, élancée, le même chignon. Jane est plutôt jolie mais a le

visage fatigué, déjà marqué par la vie.

Jane enfant: Petite fille de dix ans vouant à la fois admiration, amour et jalousie pour sa

mère.

Mère (Nelly): Mi-trentaine. Beauté, sensualité à ses dernières heures. Son aventure avec le

jeune invité n'a en soi rien d'important mais apparaît comme l'exaltation du besoin de séduire,

chant ultime pour se rattacher à la jeunesse. La mère entretient une relation difficile avec sa

fille. Elle est à une période de sa vie où Jane lui rappelle qu'elle n'est plus toute jeune et elle

lui en veut indirectement. Elle a envie de vivre une passion exclusive, de ne penser qu'à elle.

Père: Le père n'est pas sans reproches. TI a probablement eu des aventures de son côté à

Montréal et lésé sa femme. Il apparaît néanmoins plus responsable que la mère à l'égard de sa

fille.

Le jeune invité: La vingtaine. Rôle secondaire. Beau jeune homme qw vit une de ses

premières aventures et se plaît à séduire une femme mûre.

Le cousin (Arthur): Huit ans. Rôle secondaire.

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SCÉNARIO

Scène 1

Intérieur. Jour. Vieille maison où, petite, Jane passait ses vacances. Elle y revient plus âgée (trente-cinq ans) pour un dernier pèlerinage. La maison vient d'être vendue. Ouverture sur une pièce sombre et vide. Rien d'autre que le vide de cette pièce ne sous-entend la vente de la maison, l'essentiel étant dans la réminiscence, le vo)4lge introspectif suscité par le lieu.

- On est dans une pièce sombre et vide (aucun meuble). Il n'y a pas de lumière du jour.

- Dans l'obscurité, on voit se dessiner le corps d'une femme élancée (Jane) qui s'approche

d'une fenêtre fermée. On entend ses pas sur le plancher qui craque. La caméra s'est

rapprochée d'elle et la filme de dos. Jane ouvre la fenêtre en forçant un moment sur le crochet

des volets qu'elle finit par décoincer. Ils s'ouvrent en grinçant. La lumière entre dans la pièce

vide.

- On voit Jane à la fenêtre. Elle est dans la trentaine, plutôt jolie (d'une beauté non

conventionnelle), mais elle a le visage abîmé, fatigué. Ses cheveux bruns sont relevés en

chignon.

- Le ciel est gris, voilé par des « nuages crémeux4 ». À la fenêtre est accroché un bac à fleurs

rempli de terre sèche. Plan sur la main de Jane qui caresse la terre ocre et r effrite sous ses

doigts. Jane porte une alliance discrète.

- Plan sur le visage de Jane. Les yeux tristes, elle regarde au loin. On voit maintenant la nature

en face d'elle grâce à un plan en contre-plongée. n y a un champ de maïs déjà récolté. Leurs

feuilles sèches bougent avec le vent. De grands érables bordent le terrain. On voit et on entend

le vent dans les feuilles qui commencent à jaunir.

4 ibid., p. 13.

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Scène 2

Extérieur. Jour. Au bord d'une petite rivière. Une journée d'été éclatante. Dans la séquence précédente on voyait ce que Jane voyait. Mais son regard s'est projeté au­delà du paysage. On est désormais dans le flash-back La petite fille ici présente est Jane (dix ans) près de cette même maison.

- Plan de profil sur une petite fille de dix ans (Jane). Elle est allongée sur le ventre, sur un lit

de camp en toile au milieu de hautes herbes. Elle porte un maillot de couleur pâle et a la

moitié du visage caché dans le creux de son bras doré par le soleil.

-n fait très beau. On entend de r eau qui coule mais on ne la voit pas. Plan sur les yeux de la

petite fine pendant quelques secondes. Puis le plan s'élargit. On voit ce qu'elle voit. - On est

au bord d'une petite rivière. Debout face à r eau, une silhouette élancée aux formes féminines

(la mère de Jane) regarde la rivière et hésite à s'y tremper. Elle porte un maillot rouge et doit

avoir la mi-trentaine. De longs cheveux blonds lui tombent au milieu du dos. Ils brillent avec

le soleil et suivent ses mouvements. On sent que le soleil tape.

- On entend le bruit d'une radio au loin. Quelqu'un est en train de chercher un poste. On

entend les grésillements. Une chanson américaine joyeuse se fait finalement entendre.

- On voit Jane se lever et marcher prudemment, pieds nus, sur les petits cailloux aux reflets

rose terre. Elle rejoint sa mère, au bord de r eau, qui tient un gros savon de Marseille.

- Sa mère la regarde. Elle paraît songeuse. Jane lui prend la main: «On y m maman?». Elles

s'avancent toutes deux vers un gros rocher au milieu de l'eau. La caméra les filme de dos.

- Jane s'agenouille sur le rocher, tandis que sa mère s'accroupit dans la rivière. La mère se

mouille les cheveux avec de r eau qu'elle prend dans ses mains. Jane la regarde.

La mère: « Viens un peu que je te lave les cheveux, Jane ».

- La petite fille descend de son rocher. Sa mère lui mouille les cheveux et les lui savonne

vigoureusement. Jane sourit et plisse les yeux sous les gestes de sa mère.

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La mère: « Rholala quand on est brune le soleil... Autant il rend mes cheveux légers et fins

mais toi... Si tu ne fais pas plus attention et ne les couvre pas, ils vont s'enlaidir comme une

vieille rondelle de fourneau rouillée. »

La mère termine le shampoing de sa fille, lui rince les cheveux et commence à laver les siens.

Ses gestes sont délicats. Des gouttes d'eau ruissellent sur sa peau dorée. Jane barbote et

observe, admirative, sa mère qui se rince en plongeant dans la rivière.

- La petite sort de l'eau en courant. Elle marche jusqu'à son lit de camp au milieu des hautes

herbes. Par terre, se trouve sa paire de sandales blanches. Elle s'accroupit pour les attacher.

- Jane se lève et traverse les hautes herbes qui la séparent de la maison. La caméra la suit un

moment et s'arrête au niveau des herbes. On voit Jane, de dos, s'avançant sur un petit chemin

de gravier qui mène à la maison.

- La maison est en bois blanc avec des volets ouverts. Jane commence à courir sur le chemin

de gravier. Elle monte les escaliers de la véranda et ouvre la porte-moustiquaire qu'on voit se

refermer en claquant.

Scène 3

Intérieur. Jour. Dans la cuisine et sur la véranda.

- On suit Jane de la véranda jusqu'à la cuisine.

- On voit rapidement la pièce dans son ensemble. L'éclairage est plutôt sombre. Les planchers

et les murs sont en bois. TI y a une fenêtre à petits carreaux, à travers laquelle passent quelques

rayons de lumière. Le mobilier est simple: une table et quatre chaises.

- Un petit garçon de huit ans (le cousin de Jane) est assis à la table. TI décapsule une canette de

soda Le transistor de la cuisine est allumé (celui qu'on entendait du bord de la rivière). Le

volume en est fort. On entend la voix d'un animateur.

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- Sur la table est posé un petit lance-pierre. Jane et le garçon n'échangent aucune parole. Jane

n'est d'ailleurs plus dans la cuisine. Elle réapparaît après quelques secondes sous le cadre de

la porte qui mène au séjour (pièce adjacente), les yeux posés sur le grand chapeau de paille

qu'elle tient entre les mains. Jane retraverse la cuisine pour sortir sur la véranda. La caméra la

suit.

- On voit Jane, de face, et la nature qui l'entoure. On entend des rires légers de femme. Jane

les entend aussi. La caméra filme les yeux de la petite fille. On voit ensuite ce que Jane

regarde.

- Jane cherche derrière les hautes herbes. Sa mère n'y est plus. Les lits de camp sont vides. La

caméra parcourt rapidement la nature (comme s'il s'agissait du regard agité de la petite fille) et

s'arrête vers la droite du terrain. On aperçoit la silhouette de la mère derrière les gerbes de

maïs mûrissants. Elle est accompagnée par un jeune homme.

- Plan sur Jane. Elle a toujours son chapeau dans les mains mais ne le regarde plus. Elle fixe le

champ de maïs. On entend les grillons.

Scène 4

Extérieur. Jour. Lumière éclatante. Course dans le champ de maïs.

- Jane court à toute allure dans le champ de maïs. On la suit de dos, un peu en hauteur,

pendant une bonne vingtaine de secondes. La lumière est forte. On entend la respiration

haletante de la petite fille, mêlée au bruit des hautes feuilles qu'elle écarte pour passer. Elle

n'a plus son chapeau.

- Jane s'arrête brusquement à l'endroit où se termine la plantation. Elle s'accroupit. On entend

qu'elle respire fort, essoufflée par la course. On la voit de face, cachée derrière les branches

vertes du champ de maïs. On entend la voix de sa mère. Changement de plan. On voit ce que

Jane regarde.

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- Sa mère marche pieds-nus dans le champ d'herbe rase. Elle porte son maillot rouge autour

duquel elle a noué un paréo de même couleur. Sa démarche est féminine et légère. Ses longs

cheveux suivent ses mouvements et caressent ses formes rondes. Elle tient une paire de

sandales à la main.

- À côté d'eUe marche un jeune homme dans les débuts de la vingtaine (leur différence d'âge

doit être visible). Assez beau garçon, grand, brun. Il est vêtu d'un bermuda et d'une

chemisette entrouverte.

- On les entend parler mais de manière peu distincte. En marchant, le jeune homme effleure

de sa main le bras doré de la mère. Elle le regarde avec des yeux rieurs.

- Jane sort brusquement des broussailles. Les deux ne semblent pas étonnés. Le jeune homme

lui sourit et veut lui prendre la main, mais Jane détourne le regard et s'avance vers sa mère.

Celle-ci lui passe une main dans les cheveux et dit: «Oh toije te jure ... Tu ne t'es même pas

démêlée les cheveux après le shampoing! Un vrai petit garçon manqué ... » Vexée, Jane ne

répond rien.

- Les trois marchent en silence, la petite au milieu. La mère a une démarche fière et sensuelle,

comme ces femmes un peu trop sûres d'elles.

- Après un moment la mère dit:

« Vous savez, j'ai toujours eu du mal à sentir que j'avais des racines. En fait, je n'ai jamais

eu le sentiment d'être chez moi quelque part jusqu'à ce que mes parents meurent et que j'aie

leurs tombes ... Ces tombes étaient mon seul bien. Je sentais que j'avais des attaches. »

Lui: «Comme c'est triste.»

- À ces mots, Jane cherche sa mère avec des yeux durs, plein d'incompréhension et répète de

manière inaudible (on peut seulement lire sur ses lèvres) 'Tombes?" ... Sa mère lui jette alors

un regard froid, sévère, comme si elle voulait la contraindre au silence, détourne la tête et

poursuit: «Vous, ça ne vous arrive jamais d'avoir cette impression?»

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Silence de quelques secondes. Ils continuent à marcher. Contrariée, Jane regarde ses pieds.

- Lui: « Oh, cela me serait bien égal. Vous savez, je pense que le destin de toute chose est

d'être transmise. Même une tombe constituerait une contrainte et je ferais semblant de ne pas

savoir où elle se trouve. »

La mère: « Eh bien moi mon père et ma mère ne s'entendaient pas, ce qui m'a empêchée de

me sentir proche d'un pays quel qu'il soit. J'étais divorcée du paysage, comme eux l'étaient

l'un de l'autre.»

- À ces mots Jane part vers la maison en courant. La caméra la montre qui s'éloigne.

Scène 5

Intérieur. Jour. Maison. Chambre où dorment le cousin et le jeune invité.

- On voit la petite de dos, monter les escaliers de la maison à toute allure. Elle entre d'un

pas énervé dans une chambre à l'étage.

- Le petit garçon de la scène 3, son cousin, est allongé sur un des deux lits simples de la pièce.

Il lance une balle dans les airs et s'amuse à la rattraper.

- Sans le regarder, Jane s'avance vers le deuxième lit. Il est défait. D'un air énervé elle

regarde sous le lit, tire un fourre-tout rempli de linge et fouille dedans.

- Son cousin se redresse sur le bord du lit: «Hey! Arrête! C'est les affaires de l'invité. Après il

va croire que c'est moi!»

Mais Jane continue. Elle fouille le sac sans y chercher quoi que ce soit, comme par

désœuvrement, rien que pour y mettre du désordre.

- Elle sort de la chambre en claquant la porte.

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Scène 6

Intérieur. Soir. Il fait sombre. On est dans la même chambre qu'à la scène un, mais dans une temporalité autre puisque toujours dans le flash-back La chambre est ici meublée.

- Plan d'ensemble sur la chambre obscure aux volets fermés.

- On voit un lit double avec une tête et des pieds de laiton. Jane est couchée dans de draps de

coton blanc lourds et rigides. Les yeux grand ouverts, elle regarde le plafond. Contre le mur,

face au lit, est une coiffeuse en bois avec un vieux miroir en fer forgé. Une douce lumière

provient d'un rectangle découpé dans le plancher (bouche d'aération). Jane s'accroupit sur le

lit et regarde au travers. Changement de plan qui montre l'étage du dessous.

Scène 7

Intérieur. Soir. Dans le séjour. Éclairage tamisé.

- On voit le séjour en contre-plongée. Assis à une table en bois éclairée d'une petite lampe, la

mère de Jane et le jeune homme (celui de la scène 5) jouent aux cartes en écoutant la radio.

- A côté d'eux, un cendrier fumant, deux tasses de café et un vieux transistor. La mère est

belle, d'humeur rieuse. Elle s'apprête à distribuer les cartes et demande: «Quand on fait une

réussite ilfaut donner deux, ou trois cartes? J'oublie tout le temps ... »

Lui : «Deux ... »

- Alors qu'elle distribue le jeu, une mèche de cheveux lui tombe dans les yeux. Le jeune

homme la lui replace délicatement derrière l'oreille. Elle lui sourit, d'un air à la fois coquin et

gêné.

- La musique s'arrête. On entend r animateur radio annoncer la suite de la programmation.

«Oh! J'adore cette vieille chanson!» dit-elle avec une excitation gamine. Elle hausse le

volume du transIstor et commence à chantonner. LUI, la regarde, séduit.

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Scène 8

Intérieur. Même soir. Chambre à coucher. Pièce obscure.

- La mère entre dans la chambre où est couchée Jane. À ce moment, par l'ouverture de la

porte, on voit le jeune homme entrer dans la chambre adjacente (celle où dort aussi le cousin /

voir scène 5). La porte se referme.

- Jane entrouvre les yeux et observe sa mère dans l'obscurité de la pièce. Celle-ci se déshabille

silencieusement, enfile une longue chemise de nuit blanche et s'installe à sa coiffeuse. Elle

allume une petite lampe. Reflet de la lumière sur son visage. La mère s'observe longuement

dans le miroir, se caressant le visage du bout des doigts. Elle soupire, prend une brosse en

étain rangée sur la commode, et démêle ses longs cheveux blonds. On entend le bruit de la

brosse dans ses cheveux. Elle éteint la lampe, se lève et va s'allonger auprès de Jane.

- La petite sourit et se recroqueville dans les draps.

Jane: «Tu vas dormir avec moi toute la nuit maman?»

La mère: « Oui, mais il faut dormir maintenant Jane.»

Jane: «Bonne nuit maman.»

La mère: «Bonne nuit. »

Plan sur le visage de la petite fille qui ferme les yeux, apaisée ...

Scène 9

Intérieur. Jour. Toujours dans la chambre. C'est le matin. Des rayons de lumière s'infiltrent à travers les volets. La lumière de la pièce est douce.

- Gros plan sur le lit. Jane a les yeux ouverts mais ne bouge pas. Sa mère n'est plus là.

- Après un moment, Jane se lève et va à la fenêtre. Elle pousse les volets, se met sur la pointe

des pieds et regarde dehors. Plan en contre-plongée qui nous fait voir ce que Jane regarde. La

campagne est belle et verte. C'est l'été.

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- Jane se retourne, comme une danseuse, sur la pointe des pieds. La chambre est éclairée par

une douce lumière matinale. On entend des voix provenant du séjour (les mêmes que la veille

au soir). Sa mère rit.

- Jane se déplace délicatement dans la chambre. Elle chantonne. Sur une chaise en bois, à côté

du lit, est posée une robe fleurie de sa mère. Jane l'enfile. Elle flotte dedans.

- Jane s'avance vers la coiffeuse au vieux miroir. Dessus, un cadre avec une photo de sa mère.

Jane le prend, le regarde quelques secondes et le pose. On la voit de dos, son reflet dans le

miroir, essayant la même coiffure que sa mère.

- Fondu au noir.

Scène 10

Intérieur. Jour. Dans la cuisine. L 'homme qui apJXlraît dans cette séquence n'est plus le même. Il a la quarantaine. C'est le père de Jane.

- On voit la mère de dos, face à l'évier de la cuisine. Elle porte un tablier et ses cheveux

blonds sont relevés en chignon. On entend le bruit de l'eau qui coule. L'évier est contre la

fenêtre à carreaux. On peut voir l'extérieur à travers la vitre.

- La mère nettoie des pommes de terre. Plan rapproché. On voit ses mains prendre les

pommes de terre, les passer sous l'eau et les déposer dans une passoire. Elle porte une alliance

discrète. Ce plan dure plusieurs secondes.

- Au bout d'un moment, elle lève la tête. On la voit regarder par la fenêtre. Un homme

s'avance sur le chemin de gravier. Il s'approche. Son image devient plus claire. Il disparaît du

cadre.

- La porte de la véranda claque mais le plan n'a pas changé. On voit toujours la mère, de dos,

face à l'évier. Elle soupire, baisse la tête, ferme le robinet et se sèche les mains dans un

torchon. On suit ses gestes.

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« Pose tout ça sur la table de la cuisine» dit-elle à l'homme (son mari) sans se retourner.

- Le plan s'élargit. On voit la table de la cuisine. Dessus sont posés deux paquets emballés

dans du papier de charcuterie marron Assise, Jane râpe des carottes dans un saladier. À côté

d'elle, son cousin dessine. Le père passe une main affectueuse dans les cheveux de sa fille:

«Une vraie petite cuisinière ma fille ... j'en dirai pas autant de son cousin ... ». Il embrasse le

petit sur la tête, se dirige vers le frigo, l'ouvre et prend une bière. «Le décapsuleur est dans le

tiroir à gauche du four» dit la mère d'un ton sec. Le père va vers le tiroir et fouille un peu. La

mère continue à cuisiner sans jeter un regard à son mari. On entend des bruits de vaisselle.

- Sans dire un mot, l'homme décapsule sa bouteille et sort de la cuisine.

- Plan sur le cadre de la porte vide.

Scène 11

Extérieur. Journée éclatante. Au bord de la rivière. Jane adulte, puis enfant (on glisse d'une temporalité à l'autre / travail sur la mémoire). La pêche aux cailloux.

- On voit Jane adulte (retour au temps présent) debout, près de broussailles, face à la rivière

(même paysage qu'à la scène 2). Elle inhale le grand air, s'accroupit, et prend un caillou dans

la main. Elle l'observe, referme sa paurne, et regarde au loin.

- Changement de temporalité (retour dans le passé où nous resterons désormais jusqu'à la

scène 18). On voit la petite, de dos, sur le bord de la rivière. Elle est vêtue d'un bermuda et

d'un débardeur blanc. Elle porte son grand chapeau de paille et tient un seau en plastique.

Allongé sur le rivage, son père fait la sieste.

- Jane s'avance dans la rivière en regardant le fond de l'eau. Plan sur le fond de la rivière. On

voit des cailloux roses, bleus, verts. Jane s'arrête de temps en temps et plonge la main dans

l'eau pour en ramasser un. Elle l'observe, le met dans son seau ou le lance au large.

- Après en avoir ramassé quelques-uns, elle retourne sur le rivage et s'assied. Elle étale un

torchon blanc et y installe méticuleusement ses cailloux fraîchement pêchés. Le soleil tape.

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Les pierres sèchent. On les voit changer de couleur. Elles deviennent fades. Jane se lève et va

chercher de l'eau dans son seau. Elle revient, asperge ses pierres, les lustre dans son

débardeur. Mais les cailloux redeviennent gris. Jane demande alors à son père qui

somnole: «Dis papa, pourquoi les cailloux deviennent gris et laids quand je les sors de l'eau?»

Le père se redresse, prend un caillou, l'observe un instant et répond: <<Parce que les choses

paraissent toujours plus belles de loin. Si ta pierre est belle dans le fond de ['eau, laisse- la où

elle est, crois-moi, ça vaut mieux ... »

Jane regarde son père, perplexe. Puis, elle se lève, ramasse son seau et retourne vers la

maison, laissant derrière elle ses cailloux.

Scène 12

Extérieur. Début de soirée. Dans le jardin.

- On est dans le jardin, au crépuscule. Des lampions sont allumés. L'éclairage est bleuté,

presque froid.

- Jane et son cousin se courent après dans le jardin. La petite crie et rit aux éclats alors que son

cousin essaie de l'attraper. En arrière-plan on voit le père en train de faire griller des steaks sur

le barbecue. Il fume et a le a le visage soucieux.

- On entend la porte-moustiquaire qui claque. Plan sur la mère qui descend les escaliers de la

véranda Vêtue d'une longue robe d'été blanche, les cheveux tirés en chignon serré, elle porte

un grand saladier, le regard vide, glacial. Elle dépose le saladier sur la table et installe le

couvert sur une nappe blanche.

- Le père: «Les burgers sont près!»

Les enfants courent à table. Jane s'empresse de s'installer à côté de sa mère: «C'est moi qui

m'assois là!)}. La mère demeure impassible, silencieuse. Le père lui jette un regard furtif en

s'asseyant. Chacun se sert en silence. Après un moment

Le père: «Puis Arthur ... tes parents te manquent pas trop finalement ... »

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Le petit: « Non. Moi aussi je pensais qu'ils me manqueraient mais ça va '" En fait je crois que

c'est mon record. çajàit presque 40 jours que je les ai pas vus! Jane elle, elle m'a dit que son

record c'était 20 jours. »

Jane: «Ouais. Ben sauf quand tu pars travailler à Montréal papa. Toi c'est plus long des fois,

mais maman est toujours là ... »

- La mère se lève alors brusquement de table. On la suit qui monte les escaliers de la véranda

Le père frappe la table du poing et gueule: « Merde! Tu pourrais quand même faire un

effort!»

Silence autour de la table à nappe blanche. Le père a le visage défait.

Jane: «Qu'est-ce qu'elle a maman?»

Le père: «Rien Jane. T'inquiète pas ... Mange et t'inquiète pas ... »

Scène 13

Extérieur. Même soir, plus tard (la nuit est tombée). Sur la véranda.

- Plan sur la véranda de la maison. Installé sur une chaise berceuse, le mari fume. Jane est à

côté de lui. Assise sur les marches, elle enfile des perles sur un fil pour faire un collier. Après

un moment de silence ...

Jane: «Papa, c'est loin d'ici Montréal?»

Père: «Non. Pas tellement ... environ deux heures.»

Jane: « Je pourrais t'y accompagner une fois?» Silence.

Père «Tu sais Jane, quand je suis là-bas c'est pour le travail. C'est pas très amusant ...

[Silence] Mais on pourra peut-être y aller une fois ... »

- Le père tire profondément sur sa cigarette et regarde au loin, le visage grave. Sur une petite

table blanche à côté de lui, on voit un paquet de cigarettes presque vide et une lampe à huile.

L'éclairage est doux. On entend le bruit des feuilles mêlé aux coassements de la

nuit. Ce plan dure une vingtaine de secondes.

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- Au bout d'un moment, le père se lève, ouvre la porte de la véranda et entre dans la maison.

Scène 14

Intérieur. Même soir. Dans le séjour.

- Assise à la table du séjour, la mère joue aux cartes. On la voit de dos, les cheveux relevés en

chignon. On entend les pas de son mari sur le plancher et une faible musique provenant du

transistor. L'homme s'arrête et la regarde sans rien dire. Après un instant, sentant la présence

de son mari, la mère pose les cartes sur la table, éteint le transistor et se retourne. Ils se

regardent en silence.

Lui: «J'en peux plus Nelly. C'est trop dur ... On ne peut plus continuer comme ça à faire

semblant de rien. Ça n n plus de sens ... Encore moins pour la petite. »

« Je sais ... » répond-t-elle en baissant les yeux.

Scène 15

Extérieur. Jour. Un après-midi d'été. Il foit très beau. Lumière éclatante.

- De la fenêtre du deuxième étage, plan en contre-plongée sur le terrain devant la maison.

Même prise de vue que dans la scène 1 et 8 (quand Jane regarde par la fenêtre). C'est l'été. La

lumière est éclatante. On voit la mère en maillot deux pièces, allongée sur une chaise longue,

avec un verre de soda Elle lit un gros livre, genre Best Seller. Couché sur l'herbe, le cousin lit

une bande dessinée. On entend des bruits de marteau tapant sur de la ferraille.

- Plan extérieur sur la porte de la véranda qui se referme. Jane vient de sortir. Elle s'est assise

sur les marches et attache ses sandales blanches. Plan de face. Elle regarde au loin pendant

quelques secondes.

- Elle se lève et court à l'arrière de la maison en passant à côté de sa mère qui ne bouge pas.

La caméra la suit. Jane arrive au garage derrière la maison. Son père y répare la camionnette.

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Il est torse nu et transpire. Jane reste à côté de lui. Elle allume le vieux transistor et danse dans

le garage sur une chanson des Carpenters.

- Fondu au noir.

Scène 16

Extérieur. C'est l'aurore. On est à lafin de l'été, dans les premières journées d'automne.

- Plan sur les marches de bois blanc qui montent à la véranda. C'est l'aurore. La mère est sur

le palier. Elle tient Jane par la main. La lumière est douce et grisonnante. Il y a une brume

humide. Le temps semble frais. On voit la nature autour qui affiche les couleurs du début de

l'automne.

- La mère a les cheveux dénoués qui tombent librement sur ses épaules. Elle porte un châle

noir sur une longue chemise de nuit blanche un peu transparente. On entend le bruit d'un

moteur qui tourne.

La mère: <<Allez Jane, ils t'attendent». Sa main laisse aller celle de sa fille.

- Le plan s'élargit. On voit la camionnette du père. Jane et le petit garçon montent dans le

camion. Le père referme la porte dans un grand bruit.

- Plan à l'intérieur du camion. À travers la vitre givrée, Jane fixe sa mère qui, le regard absent,

lui fait au revoir de la main. Le camion démarre. On entend le bruit du gravier sous les roues.

Scène 17

Extérieur. Jour. On est dans une vieille gare d'une petite ville du Vermont. La lumière du jour est un peu plus forte que lors du déJXlrt des deux enfants.

- Jane, son père, et le petit garçon s'avancent le long du quai d'une petite gare. Il y a peu de

voyageurs.

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- Un train les attend. Ils le longent. On entend leurs pas mêlés au bruit des soupapes. Personne

ne parle.

- Le père de Jane porte deux valises. Il s'arrête à la porte d'un wagon et monte. Les enfants le

suivent. On les voit de face, traverser le wagon en silence. Le père installe les deux valises sur

le porte bagage.

- De doux rayons de lumière traversent les vitres du wagon. Le père s'approche du garçon, lui

passe une main virile dans les cheveux et dit sans trop d'épanchement sentimental :

« Embrasse bien ta mère pour moi ».

Le père s'avance alors vers Jane, s'accroupit et la regarde un moment en silence. IlIa serre

tendrement, l'embrasse et dit: « Je viendrai bientôt te chercher. Tu sais Boston c'est pas

loin ... et c'est pas pour longtemps ». [Silence] « T'inquiète pas va ». Jane le regarde sans

vraiment le regarder. Elle ne répond pas.

Le père en quittant le wagon: « Allez. Le train va bientôt partir... Je vais avertir le contrôleur

que vous êtes installés ici ... »

- Les enfants sont assis sur la banquette du train, le visage ensommeillé. Jane a la tête collée

contre la fenêtre et regarde au travers. On voit le père sortir du wagon. Sans se retourner, il

marche vers la sortie de la gare.

- Grincement des roues. Le train démarre d'un coup brusque mais lent.

- Plan rapproché sur Jane qui a toujours le visage contre la fenêtre. Le train accélère

doucement. On voit le paysage défiler à travers la vitre.

Scène 18

De la fenêtre de la chambre. Plan extérieur. Jour. Retour sur les lieux de la scène1, sans que cela soit explicite. La végétation commence à revêtir les teintes de l'automne (mêmes couleurs qu a la scène 1 et qu ~ux deux scènes précédentes ). Les mains que nous verrons sont celles de Jane devenue femme. Nous ne verrons pas son visage pour rester dans l'ambiguïté.

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- Plan de plusieurs secondes sur des mains de femme, celles de Jane adulte, au dessus d'un

bac à fleur rempli de terre sèche. On ne voit que les mains et les avants bras de cette femme,

son visage étant caché par l'angle de la fenêtre.

- La main droite commence à jouer nerveusement avec l'alliance de l'autre main. Après un

moment, la jeune femme enlève son alliance, la serre fort dans sa paume et, d'un geste sec, la

lance au loin.

- Plan en contre-plongée qui survole le terrain. L 'herbe est haute. On aperçoit le champ de

maïs récolté entouré de grands érables. Le ciel est grisonnant. On voit et on entend le bruit du

vent dans les feuilles jaunissantes.

Fin

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Attention Scénario d'après une nouvelle de Raymond Carver

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SYNOPSIS

Petite ville du Mid-West des États-Unis à une époque contemporaine de la nôtre.

Lloyd, fin trentaine, vit séparé de sa femme Inez depuis environ un mois. Il habite seul dans

un modeste petit appartement mansardé, en espérant régler ses problèmes d'alcool. Attendre,

la télévision allumée, le réfrigérateur rempli de bouteilles de champagne bon marché, voilà la

seule chose qu'il ait pour l'instant trouvée pour régler sa lubie.

Inez elle, revit. C'est probablement elle qui est à l'origine de cette séparation

initialement passagère. Elle semble lasse de cette relation, prête à passer à autre chose. Peut­

être a-t-elle même rencontré quelqu'un d'autre. Lloyd, lui, a l'espoir de revivre avec elle. Non

par amour, mais plutôt par angoisse et peur de la solitude.

Il est onze heure du matin quand Inez arrive toute «pimpant[e]6» chez Lloyd pour

discuter de choses importantes. Lui, en pyjama, est dans tout ses états parce qu'il a un

bouchon de cérumen dans l'oreille. Inez essaie de le lui faire sortir par tous les moyens, tandis

6 R. Carver, «AttentiOn», Les Vitamines du bonheur, p.lll.

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que Lloyd, béat, observe l'étrangeté de la scène, boit en cachette dans la salle de bains. Les

deux s'agitent autour de ce bouchon, acte ultime qu'ils auront ensemble, exaltation du point de

non retour de leur relation. Chacun entend ce qu'il veut, parce que c'est encore plus facile

quand on a l'oreille bouchée.

Et puis il y a la veuve du dessous, qui dort la télé allumée et arrose les fleurs de son

jardin un «bras ballant\} le long du corps.

Portrait d'une chute burlesque.

STRUCTURE

Souvent adaptée au cinéma - on pense au Short Cuts de Robert Altman ainsi qu'à

quelques courts-métrages indépendants - l'écriture de Raymond Carver est, en soi, quasi

cinématographique. Ce sont les gestes, l'attention aux détails du monde extérieur qui

expriment l'intériorité, le mal-être des personnages. Aussi, contrairement au travail de libre

interprétation fait à partir de l'écriture de Mavis Gallant, ce deuxième scénario est resté proche

de la nouvelle originale.

Les scènes centrales de l'appartement, les dialogues entre Loyd et Inez ont été

respectés pratiquement à la lettre. La structure d'ensemble a été retravaillée à quelques

endroits. J'ai, par exemple, évincé la conversation entre Inez et Mme Matthews (la

propriétaire) préférant insister de façon visuelle sur le côté absurde, en décalage, de la vieille

dame. Je voyais là un meilleur moyen de faire un parallèle entre ces solitudes. De même ai-je

inventé la scène du rêve au bord de la piscine, qui n'était pas dans la nouvelle. Celle-ci a été

inspirée par une comparaison de Carver à propos des sensations auditives de Lloyd: «Il avait

l'impression d'avoir la tête pleine d'eau. Comme quand il nageait au fond de la piscine

municipale et qu'il remontait les oreilles pleines de flotte8.» D'autres légers changements ont

7 ibid., p. 109. 8 ibid., p. 113.

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été apportés à la structure initiale, tous afin d'épurer la forme et d'en dégager un conflit central

à rendre de la manière la plus visuelle, la plus resserrée possible.

Ce film à huis-clos, opposant monde intérieur et extérieur, s'articule ainsi autour de 15

scènes d'une durée totale d'une quinzaine de minutes. La pellicule choisie se devra de rendre

les couleurs de manière vive, montrant le côté caustique, burlesque de la scène.

PERSONNAGES

Lloyd: La trentaine avancée. Un brun bedonnant pas très beau mais qui ne manque pas de

charme.

Inez: Une blonde dans la trentaine plutôt commune. Elle porte un petit tailleur rose criard et

un sac avec des tournesols brodés faisant contraste avec l'appartement de Lloyd.

Mme Matthews (la propriétaire): Veuve de soixante-dix ans. Une de ces vieilles dames avec

mise en pli qui met beaucoup de rouge à lèvres et fard à paupières. Elle a un bras atrophié.

Miss Jones (l'infirmière): Rôle secondaire. Jeune femme extrêmement sensuelle et féminine.

Elle revêt un aspect quasi fantasmagorique dans le décor où elle apparaît.

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SCÉNARIO

Scène 1

Extérieur. Jour. Lumière vive d'après-midi. C'est le printemps. Il foit beau. Rue d'une petite ville américaine.

- Plan en contre-plongée sur un quartier résidentiel avec maisons de banlieues typiquement

américaines.

- Travelling nous faisant voir ces maisons avec certains de leurs propriétaires sur des pelouses

vertes et arrosées.

- Au bout d'un moment la caméra s'arrête derrière un homme, Lloyd, qui marche sur le

trottoir. Il a la trentaine, les épaules tombantes. Il porte un vieil imperméable gris et tient un

sac en plastique à la main.

- Un gamin à vélo roule sur le trottoir, jouant avec sa sonnette. Lloyd l'évite de manière

nonchalante et continue sa route.

- On le suit jusqu'à ce qu'il arrive chez lui, un modeste duplex avec cour. Il cherche ses clés

dans sa poche et ouvre la porte.

Scène 1

Intérieur. Jour. Entrée du duplex.

- Une porte aux fenêtres givrées donne sur le salon de l'appartement du premier étage, celui de

sa propriétaire, Mme Matthews, une veuve de soixante-dix ans. L'éclairage est plutôt sombre.

- On voit et on entend, au loin, le bruit de la télévision qui marche. Lloyd jette un coup d'œil

chez sa voisine.

- À travers les vitres on la voit, étendue par terre sur le tapis du salon. Elle ne bouge pas,

pourrait être morte.

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- Troublé, Lloyd observe la vieille dame pendant plusieurs secondes. Au bout d'un moment

elle «tousse, allong[e] [un] bras le long de son corps, et s'immobilis[e] ànouveau9.)}

- Lloyd prend les escaliers qui montent au deuxième étage.

Scène 3

Intérieur. Jour. Dans l'appartement.

- On voit Lloyd dans son appartement, un petit trois pièces au plafond mansardé si bas qu'il

doit baisser la tête pour passer à certains endroits.

- Il entre dans la cuisine qui s'ouvre sur le salon, pose son sac en plastique sur le comptoir et

en sort le contenu: trois bouteilles de champagne bon marché et un morceau de viande. On

l'entend respirer dans le silence de la pièce.

- Il regarde l'horloge: 14h00. Plan sur Lloyd qui reste perplexe au milieu de la cuisine.

- Sur la table en mélanine, on voit une boîte de beignets entamés et une flûte à champagne.

- Après un moment Lloyd ouvre une bouteille, se sert un verre, va s'asseoir sur le canapé du

salon et allume la télé.

- Sur une table basse, à sa tête, on voit un cadre avec une photo de lui et une femme, son

épouse, Inez.

- Fondu au noir.

Scène 4 (Le rêve)

Extérieur. Jour. Lumière éclatante. Sur le bord de la piscine municipale.

- Lumières et couleurs vives, presque bonbons.

- Lloyd, bedonnant, est en maillot de bain face à une grande piscine. Autour de lui, personne.

Le vide, le silence.

9 ibid., p.109.

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- Debout sur la pointe des pieds, il fait quelques étirements ridicules, prend une profonde

respiration, et se bouche le nez avant de sauter à l'eau.

- Plan sous l'eau. Lloyd nage la brasse. On le suit. Arrivé au bout de l'allée il sort la tête de

l'eau et...

ScèneS

Intérieur. Jour. Lumière du matin. Dans l'appartement (on suit Lloyd de la chambre à coucher, à la cuisine, au salon).

- Bruit de respiration coupée. Lloyd se réveille en sursaut dans son lit. Il fait jour dehors et des

rayons de lumière irradient la chambre.

- Plan de face. Lloyd, transpirant, se redresse dans ses draps, se tape l'oreille droite, agite sa

tête dans tous les sens. Il semble pris de panique et, après un moment, pousse un grand cri qui

résonne dans le silence de la pièce.

- Il se lève lourdement et enfile ses pantoufles. On le suit de dos, se dirigeant vers la cuisine

en se secouant la tête. Il frôle les murs, semble avoir perdu le sens de l'équilibre.

- Arrivé à la cuisine, Lloyd s'accroupit et sort du petit frigidaire, «coincé dans l'étroit espace

séparant l'évier du mur10», une bouteille de champagne. Il prend un verre et va s'installer sur

le sofa du salon.

-Lloyd allume la télé et met le volume très fort. Plan sur la télé. Il s'agit d'une de ces

émissions matinales kitsch où les gens rient très fort pour se mettre de bonne humeur.

- Plan rapproché. Assis sur le sofa, Lloyd prend une grande rasade de champagne, pose son

verre et commence à se frapper la tête, se tirer sur le lobe. Il masse la partie cartilagineuse de

son oreille, baille en se bouchant le nez ...

10 ibid., p. 110.

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- Après un moment, on frappe à la porte. Lloyd se dresse sur le canapé, se tape encore la tête

deux fois, prend une gorgée de champagne, se lève et va cacher la bouteille derrière l'évier de

la salle de bains (pièce adjacente). On le suit dans ses gestes qui sont à la fois lourds et

nerveux.

- Lloyd se dirige vers la porte d'entrée et l'ouvre.

Scène 6

Intérieur. Jour. Dans l'apJXlrtement (entrée et salon).

- Une blonde dans la trentaine (Inez, son épouse) se trouve sur le seuil. Ni belle, ni laide,

plutôt commune. Elle le regarde sans sourire. Elle porte un «tailleur de printempsll» rose et

tient «un sac en toile avec des tournesols brodés sur les deux faces 12». Lui, étonné, la

considère.

Inez: «Bonjour Lloyd [froidement] ... Je croyais que tu ne m'avais JXls entendue ou que tu

étais sorti. Mais la dame en bas ... ta propriétaire, Mme Matthews - elle m 'a dit qu'elle

pensait que tu étais là. »

Lloyd: «Je t'ai entendue. Mais tout juste ». Il se passe une main dans ses cheveux ébouriffés.

« En fait, je ne tiens pas la forme... Entre donc. »

- Inez feint ne pas l'avoir entendu. Féminine et légère, elle fait son tour dans la pièce

principale, regardant le tout de manière un peu hautaine. On entend le bruit de ses talons sur le

plancher. Elle est plus grande que Lloyd qui la suit derrière, pieds-nus.

Inez : «Il est onze heure »

Lloyd: «Je sais quelle heure il est ... Tu sauras qu'il y a longtemps que je suis levé. J'ai

même regardé une partie de l'émission "Aujourd'hui" ... Mais je suis en train de devenir fou

Inez. J'ai une oreille complètement bouchée... Tu te rappelles la fois où ça m'était arrivé? »

11 ibid., p. Ill. 12 ibid.

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- Les deux sont maintenant debout au milieu du salon. Inez pose son sac à main sur la table à

café et ne répond pas. Elle le regarde de manière absente. Il continue ...

« Tu sais, à l'époque on habitait près du restaurant chinois .... J'avais été forcé d'aller chez le

docteur qui m'avait nettoyé l'oreille ... }} Silence.

- Plan d'ensemble sur les deux. Elle le considère froidement, sans répondre.

« Je sais que tu te rappelles. Tu m'avais emmené en voiture et on avait attendu longtemps. »

Lloyd s'assoit à un bout du canapé de toile grise (genre Elran), Inez à l'autre. Le canapé n'est

pas grand alors les deux sont assez proches.

Lloyd: <<Eh bien, c'est pareil maintenant. Je veux dire, c'est aussi terrible. Seulement, ce

matin, je ne peux pas aller chez le docteur parce que je n'ai plus d'assurance maladie... Je

deviens complètement fou Inez. J'ai envie de me couper la tête ... }}

- Plan d'ensemble sur le canapé. La main de Lloyd paraît nerveuse, hésitante. Il regarde Inez,

veut se rapprocher mais se retient. Assise toute droite, Inez embrasse la pièce d'un regard

critique. Au bout d'un moment elle se toume vers Lloyd et, lui jetant à peine un regard, prend

son sac à main, sort une cigarette, se l'allume, tire dessus plusieurs fois et demande:

-Inez: « Qu'est-ce que tu as essayé depuis le début de notre séparation Lloyd? ... Ça fait un

mois qu'on vit comme ça, alors j'aimerais bien savoir ce que tu as fait pour t'aider jusqu'à

maintenant? »

- Lloyd la regarde, perplexe. Il toume vers elle son oreille gauche.

Lloyd: «Qu'est-ce que tu dis? Inez, je te jure que je n'exagère pas. Ce truc-là me rend

dingue. Quand je parle j'ai l'impression d'être dans un tonneau. Ma tête résonne et je

n'entends pas bien. On dirait que tu parles dans un tuyau de plomb. »

- Plan sur les deux, assis sur le canapé. Long silence. Elle le regarde, découragée.

Inez: «Bon ... Tu as des cotons-tiges ou de l'huile Wesson? »

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Lloyd : « Chérie, c'est sérieux. Est-ce que j'ai une tête à m'acheter des cotons-tiges ou de

l'huile Wesson? »

Inez: « Ben il faudrait un peu t'organiser ... Si tu avais de l'huile Wesson, j'en ferais chauffer

et je te la verserais dans l'oreille. Ma mère faisait tout le temps ça. Ca ramollirait le

bouchon ».

- À ces mots, Lloyd secoue sa tête comme s'il voulait faire sortir de l'eau de son oreille. Inez

elle, éteint sa cigarette dans le cendrier et pose ses mains sur ses genoux.

Inez: «Lloyd, nous avons à discuter. Il faut faire un peu de lumière sur cette situation. Ça ne

peut plus durer. Mais chaque chose en son temps je suppose ... . » Elle se lève.

Inez: «En attendant, va t'asseoir sur le tabouret de la cuisine».

Scène 7

Intérieur. Jour. Appartement (cuisine et salon/ la cuisine s'ouvre sur le salon)

- Lloyd s'installe, penaud, sur le tabouret devant la table en mélanine de la cuisine. Ses

mouvements sont lourds, lents.

- En arrière-plan, on voit Inez arriver et s'installer derrière lui. Elle est grande.

- Plan rapproché sur Inez et le crâne de Lloyd. <<Du bout des doigts 13)) elle lui met les

cheveux derrière les oreilles. Il se retourne, et la regarde avec des yeux enfantins. Elle reste

indifférente. Long silence. Il lui prend la main. Elle la retire sèchement et reprend la

conversation, mine de rien ...

- Inez: « C'est quelle oreille, tu as dit? »

- Lloyd, énervé: «L'oreille droite. »

Inez: «Ne bouge plus. Je vais chercher une épingle à cheveux et du papier de soie.

J'essaierai de te retirer le bouchon comme ça. Ça marchera peut-être )).

13 ibid., p. 113.

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- Il se tourne vers elle.

Lloyd: « Attends un peu Inez, je ne suis pas sûr d'aimer l'idée d'avoir une épingle à cheveux

dans l'oreille ».

Mais on la voit déjà partir au salon (pièce adjacente sur laquelle la cuisine est ouverte). Elle se

retourne, mettant la main derrière l'oreille, et dit d'un ton rieur,:

Inez: « Quoi? Je ne t'entends pas ... Mon Dieu, c'est peut-être contagieux! )}

- Plan sur Lloyd, du haut de son tabouret. Il se tient de manière molle. Après un moment de

silence ...

Lloyd: « Quand j'étais gamin, on avait un prof d 'hygiène à l'école, c'était une infirmière ... »

Scène 8 (Souvenir fantasmagorique)

Intérieur. Jour. Salle de classe. Lumière vive et blanche.

- On voit une superbe infirmière dans la trentaine, vêtue de blanc avec un petit chapeau,

devant une classe de jeunes garçons ébahis. L'infirmière fait lentement glisser une baguette de

bois sur un tableau mural représentant un immense croquis du conduit auditif, de ses réseaux

et canaux. Plan rapproché sur le croquis.

- Par-dessus, on entend la voix de Lloyd qui explique:

Lloyd: « Ah ... Qu'est-ce qu'elle était belle Miss. Jones ... Elle disait qu'il ne fallait jamais rien

nous mettre de plus petit qu'un coude dans l'oreille ... )}

Scène 9

Intérieur. Jour. Dans l'apfXlrtement. Cuisine et salon.

- Plan sur Inez dans le salon qui fouille dans son sac pour y trouver des épingles à cheveux.

Elle relève la tête et dit:

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Inez: « Eh bien, ton infirmière n'était certainement pas devant le même problème ... De toute

façon il faut tenter quelque chose. Alors on va d'abord essayer ça. Si ça ne marche pas, on

essayera autre chose .. , C'est la vie non?»

- Le plan s'élargit, montrant Lloyd sur son tabouret, au milieu de la cuisine.

Lloyd: «Ça a un sens caché ou non, ce que tu dis? »

Inez, continuant de chercher dans son sac: « Ça veut juste dire ce que ça dit. Mais tu peux

penser ce que tu veux ... »

- Plan rapproché sur Inez, un peu hystérique, qui finit par vider le contenu de son sac sur le

canapé.

«Et Merde! Pas d'épingles à cheveux!»

- Plan élargi qui montre les deux et leur éloignement dans la pièce. Lloyd qui reste béat sur le

tabouret, semble ne pas l'avoir entendue.

- Plan rapproché sur le désordre du sac à main sur le canapé. On voit la main d'Inez saisir une

lime à ongles. «Ah Ah! J'ai trouvé» dit-elle présentant fièrement la lime à Lloyd. Elle se

rapproche du tabouret dans la cuisine.

- Lloyd: «Alors là, il n'en est pas question ... Hors de question que tu me mettes un truc

pareil dans l'oreille ... »

- Inez : <<Écoute Lloyd, c'est ça ou un tournevis... »Elle rit. On voit qu'elle prend plaisir à lui

faire peur, à le martyriser un peu ... Changement de ton. Elle lui parle maintenant de façon

quasi enfantine. «Allez, ne t'inquiète pas. Je ferai attention. Je vais aller mettre du papier de

soie au bout et tout ira bien ». Elle lui passe une main affectueuse dans les cheveux et se rend

à la salle de bains.

- Plan fixe de plusieurs secondes sur Lloyd. Assis sur le tabouret au milieu du vide de sa

cuisine, il suit Inez du regard jusqu'à ce qu'elle entre dans la salle de bains où la bouteille de

champagne est cachée. Long et profond silence.

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- Après un moment, plan sur Inez qui sort de la salle de bains, sans le regarder, visiblement

contrariée. On suit ses déplacements. Elle va chercher ses cigarettes sur le canapé et s'installe

à la fenêtre du salon pour fumer, tout ça sans jeter un regard à Lloyd, qu'on voit en

arrière- plan, assis sur son tabouret.

- Plan sur Inez de profil, qui tire en silence sur sa cigarette à la fenêtre. À travers la vitre, en

angle, on voit un arbre et le vent dans les branches qui bougent. Il fait beau.

- Plan sur la main d'Inez. On la voit écraser son mégot dans un cendrier sur le rebord de la

fenêtre. Puis, elle se tourne vers lui.

- Plan d'ensemble. On voit Lloyd sur son tabouret. Inez s'avance vers lui, de glace, tenant une

lime avec du papier de soie à la pointe. Ses mouvements sont sûrs. Elle se place derrière le

tabouret.

- Plan sur Inez et le crâne de Lloyd.

Inez, le visage dur: «Penche la tête de c6té et ne bouge plus ... Voilà. Reste assis et ne bouge

plus ... »

Lloyd, crispé: <<Fais attention nom d'un chien!»

- Plan d'ensemble sur les deux. Inez, exaspérée, ne répond rien et lui enfonce la lime dans

l'oreille. On voit le visage crispé de Lloyd. Il retient son souflle tandis qu'elle manie, tourne

et retourne la lime dans son oreille. La scène dure plusieurs secondes. Après un moment. ..

- Lloyd: «Aie!>}

Inez « [ ... ] retire la lime de l'oreille et recul[e] d'un pas14.}} Plan d'ensemble sur les deux.

Inez: <<.le t'ai fait mal? [Silence] Tu sens quelque chose de diffirent Lloyd?}}

On le voit se taper l'oreille droite. Puis, il relève la tête, découragé.

Lloyd : «Non, c'est pareil ... »

Les deux se regardent en silence.

14 ibid., p. 116.

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Lloyd : «Laisse-moi aller à la salle de bains Inez.»

Inez: «Ouais. Vas-y pendant que je descends chez ta propriétaire voir si elle a de l'huile

Wesson.»

Lloyd: <<Bonne idée. En attendant moi je vais aller à la salle de bains. »

- Inez s'avance jusqu'à la porte d'entrée. Elle s'arrête, se retourne un instant et regarde Lloyd

qui entre nonchalamment dans la salle de bain, sans la remarquer.

Scène 10

Intérieur. Jour. Salle de bains à éclairage néons. Il n y a pas de fenêtres.

- Lloyd sort la bouteille de champagne qu'il a cachée derrière l'évier et s'assied, les épaules

voûtées, sur le bol en moquette rose des toilettes. Il observe la bouteille pendant de longues

secondes. Il finit par la porter à ses lèvres et en prend une bonne rasade. Il s'essuie la bouche

de son poignet et pose la bouteille sur le comptoir.

- Il se lève, s'observe dans le miroir. De profil, il regarde son ventre bedonnant qu'il tâche de

rentrer. Puis on le voit de dos, dans le miroir, faisant des mimiques et marmonnant quelques

paroles floues. Au milieu de ces murmures, on distingue quand même : « Ça me fait plaisir

que tu sois venue '" ». Alors, il redresse ses épaules et sourit, comme fier de lui. On le voit

prendre sa brosse à dents et mettre du dentifrice dessus.

Scène 11

Intérieur. Jour. Dans la cuisine.

- Plan sur Inez de dos, face à la cuisinière. Elle mélange de l'huile dans une casserole qu'elle

fait chauffer.

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- Lloyd s'accoude sur le comptoir à côté d'elle. Par-dessus l'épaule d'Inez, il regarde la

fenêtre de la cuisine. On voit un oiseau se poser sur une branche et lisser ses plumes. On

n'entend que le silence de la pièce.

- Plan sur les deux qui n'ont pas bougé. Sans se retourner, Inez dit froidement: « J'ai trouvé ta

cachette dans la salle de bains».

- Lloyd: «Tu peux répéter, j'entends pas Inez ... }}.

- Inez se tourne vers lui en répétant fort et lentement: «(.j'ai t-r-o-u-v-é ta cachette dans la

salle de bains! »

- Lloyd, baisse les yeux, vexé et répond d'un ton grave, monocorde: «J'essaie de

diminuer ... »

-Inez, marmonne: «C'est ça, oui ... »

- Lloyd l'attrape par le bras et gueule, sans pour autant être agressif:

« Quoi, qu'est-ce que tu as dit? J'entends vraiment rien! »

- Elle, reste droite, face à la casserole et continue, sans hausser le ton:

«On en reparlera plus tard Lloyd. On a des choses dont on doit discuter. L'argent pour

commencer ... Mais il y a aussi d'autres choses. [Silence]. Mais d'abord il faut que tu

récupères ton oreille. »

- Plan rapproché sur la casserole. L'huile fait de gros bouillons. Inez la retire du feu et la pose

sur le comptoir en silence.

- Lloyd est accoudé, inerte, contre le comptoir. Impossible de savoir s'il a entendu ou non les

paroles d'Inez.

- Inez: «C'est trop chaud pour le moment. Assieds-toi sur le tabouret et mets cette serviette

sur les épaules». Elle lui tend une serviette rose.

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- Lloyd exécute tout cela sans réfléchir vraiment. Il s'avance doucement vers le tabouret au

milieu de la cuisine et s'y assied. Ses gestes sont lourds et lents. Plan rapproché sur lui. Son

visage s'endurci.

Lloyd: « Et merde!» dit-il en se tapant violemment le côté de la tête.

- On voit Inez en arrière plan qui, sans lever les yeux, s'approche de lui avec la casserole

qu'elle pose sur la table. Appliquée dans ses gestes, elle verse l'huile chaude dans un petit

gobelet de plastique. Debout face à lui, elle explique ...

Inez: <<N'aie pas peur. C'est de l'huile d'amandes douces de ta propriétaire, c'est tout. Je lui ai dit ce que tu avais et elle pense que ça te fera du bien. Sans garantie ... Elle dit que ça arrivait à son défont mari. Qu'un jour, elle a vu un morceau de cire tomber de l'oreille de son mari et que c'était comme un gros bouchon de quelque chose. C'était du cérumen, voilà ce que c'était. Elle m'a dit d'essayer ça. [Inez fait tournoyer l 'huile dans le gobelet et après un moment de silence poursuit] La pauvre ... Elle est veuve depuis maintenant dix ans tu te rends compte?Dix ans! [Les deux se regardent en silence. Mal à l'aise, Inez renchérit] Elle non plus n'avait pas de cotons-tiges. Je ne comprends pas qu'on puisse ne pas avoir de cotons-tiges. Ça me dépasse vraiment ... »

- Lloyd, la regardant droit dans les yeux: <<D'accord D'accord, je veux bien essayer

n'importe quoi ... Parce que je préférais mourir que continuer comme ça Inez. Et je le pense

vraiment, tu sais ... »

- Inez se place alors de son côté droit.

«Penche ta tête de côté maintenant. Ne bouge pas. Je vais te remplir l'oreille, puis je

boucherai avec ce chiffon. Et tu resteras comme ça quelques minutes, sans bouger. Alors, on

verra. Si ça ne marche pas, je n'ai rien d'autre à proposer. Je ne sais plus quoi faire. »

- Lloyd se tourne encore vers elle et la regarde.

«ça marchera. Si ça ne marche pas je trouverai un pistolet et je me tirerai une balle dans la

tête. Je parle sérieusement Inez ... »

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- Plan sur les deux. Inez lui incline délicatement la tête de côté et fait couler 1 'huile chaude

dans son oreille. On entend «le son doux et bruissanes}} du liquide (distorsion du son comme

si on était sous l'eau). Inez place un bout de chiffon dans son oreille.

- Plan rapproché sur le visage incliné de Lloyd qui regarde le salon avec étrangeté.

- La caméra parcourt alors le mobilier du salon, comme s'il s'agissait du regard de Lloyd.

- Posé sur une petite table on voit un chien en porcelaine, le cadre de photo vu plus tôt, puis la

caméra s'avance vers le sofa, ses coussins recouverts de housses en crochets, la table à café en

plastique et le téléviseur. Plan fixe de plusieurs secondes sur l'ensemble.

- On revient alors à Lloyd et Inez. Plan d'au moins une minute. Inez lui masse le crâne, le tour

de l'oreille, la partie cartilagineuse, la mâchoire, le lobe. Elle est appliquée et vigoureuse dans

ses gestes, sans aucune marque d'affection. Lloyd lui, se laisse faire comme un enfant, le

regard vide. Au bout d'un moment, on entend Inez dire de manière lointaine (le son étant

diffus, comme sous l'eau) ...

Inez: «Redresse-toi )}.

- Elle lui incline la tête dans l'autre sens, enlève le bout de chiffon et met une serviette à son

oreille. On entend le liquide chaud collier. Elle le recueille dans la serviette et lui essuie le

cou. Inez pose la serviette sur la table et, les mains sur les hanches demande: «Alors?»

- Plan sur le visage de Lloyd: «Ccchut!». Silence. On entend la respiration d'Inez mêlée au

bruit d'une voiture qui rollie dans la rue. Lloyd saute du tabouret, euphorique.

Lloyd: «Ça y est Inez! J'entends! Je peux pas y croire! Je suis guéri/ ... [Il court, s'agite dans

la cuisine]. Je n'ai plus l'impression d'être sous l'eau ... C'est formidable. »

- Mais Inez ne partage pas son émoi. Elle ramasse la casserole et le gobelet qu'elle dépose

dans l'évier, froidement, sans l'ombre d'un sourire.

15 ibid., p. 118.

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- Lloyd s'approche d'elle et dit :«Écoute chérie, je vais faire du café et j'ai du jus d'orange

aussi» ...

- Mais elle se rembrunit. On la voit dans son petit tailleur rose, se déplacer vers le sofa, sans

regarder Lloyd, pour ramasser ses affaires. Plan d'ensemble sur les deux.

Inez: «II faut que je m 'en aille Lloyd. Je suis en retard ... Mais je reviendrai. On ira déjeuner

un de ces jours ensemble ... [Elle lève le visage vers lui] De toute façon il faut qu'on

parle .... » Silence.

- Plan d'ensemble. On voit les deux et leur éloignement dans la pièce. Lloyd feint ne pas

l'avoir entendue.

Lloyd: «Je n'ai qu'à pas dormir du côté droit tu crois pas? Parce que c'est comme ça que

c'est arrivé. »

- Inez range ses affaires dans son sac, sort une cigarette de son paquet, l'allume et se met à la

fenêtre. Plan sur la rue à travers la vitre. Dehors, on voit la vie défiler. Des voitures rouler, des

enfants qui jouent au ballon, tandis que Lloyd poursuit un monologue qu'elle semble ne pas

écouter. Paroles qu'on entend sur images de rue :

Lloyd: «Oui, c'est ça ... J'ai dormi toute la nuit du côté droit et mon oreille s'est bouchée.

Mais tout ira bien tant que je n'oublierai pas et que je dormirai de l'autre coté. Tu vois ce

que je veux dire? »

Inez se tourne vers lui et l'observe, sans l'écouter.

Lloyd: (<lI faut maintenant que je dorme sur le dos, ou alors sur le côté gauche ... Pas pour

toujours bien sûr, mais pour un moment en tout cas ... Oui ... c'est ça ... Sur le côté gauche ou

alors sur le dos ... »

- Il s'arrête soudain de parler et son visage se crispe, devient blême. Moment de silence. Inez

prend son sac et s'avance vers la porte d'entrée: <<Bon, j'y vais ... ». Lloyd court derrière elle,

pris de panique.

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Lloyd: «Attends Inez, attends ... Je viens d'avoir une pensée atroce! Et si ça m'arrivait

encore demain. Que je me réveillais encore avec l'oreille bouchée ... »

- Inez s'arrête à la porte et le regarde, sans rien dire. Plan sur les deux.

- Lloyd, troublé: « Où vas-tu maintenant Inez?»

- Inez, excédée: <<.le pense te l'avoir déjà dit ... » Elle regarde sa montre. <<.l'y vais, je suis en

retard... Au revoir Lloyd.»

- Plan sur la porte qui se referme puis sur Lloyd qui reste seul, perplexe, en pyjama au

milieu de la pièce. On entend les pas d'Inez qui descend l'escalier.

Scène 12

Intérieur. Jour. Dans la chambre à coucher.

- Lloyd est assis sur le coin de son lit, habillé. Il enfile des chaussettes et tire de sous le

sommier une paire de mocassins qu'il lace. Il se redresse. Plan fixe. Assis les mains sur les

genoux il reste perplexe dans la solitude de sa chambre.

- Après un moment d'hésitation il enlève ses chaussures et s'allonge sur le lit. Il tire la couette

sous son menton et se tourne dans tous les sens jusqu'à ce qu'il trouve une position

confortable... Il finit sur le dos, les yeux grands ouverts, fixant le plafond. Il met ses mains

sur ses deux oreilles et reste comme ça Plan fixe de plusieurs secondes.

Scène 13

Intérieur. Jour. Cuisine.

- Bruit de néons. Plan sur l'intérieur du petit frigidaire quasiment vide. Il y a seulement deux

bouteilles de champagne et un bout de viande sous cellophane. Dans l'angle, on voit le visage

de Lloyd qui observe l'intérieur du frigidaire.

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- Au bout d'un moment il sort une bouteille de champagne et s'installe près de l'évier pour

l'ouvrir.

- Plan sur l'horloge: 13h00. Le ''pop'' de la bouteille de champagne, «annonciateur de

festivités 16» se fait entendre dans le silence de la cuisine. Lloyd sourit.

- Plan sur sa main qui sort de l'évier le gobelet de plastique qu'Inez a utilisé pour mettre

l'huile d'amande douce. Lloyd le porte à son visage et regarde la fine pellicule d'huile qui

reste au fond. On voit son visage à travers le verre de plastique qu'il fait tournoyer. Lloyd rit

de manière névrotique. Il rince le verre sous l'eau et le remplit de champagne.

Scène 14

Intérieur. Jour. Lumière d'après-midi.

- On voit Lloyd, debout dans le salon, avec son gobelet de plastique et la bouteille de

champagne à la main. Il pose la bouteille sur la table à café et, en guise de compagnie, allume

le téléviseur dont il baisse le volume.

- Plan rapproché sur l'émission de télé sans son.

- On suit Lloyd qui se met à la fenêtre du salon pour prendre une gorgée de champagne. À

travers la vitre, il regarde la petite cour fleurie du dessous.

- Plan en contre-plongée. On voit sa vieille voisine (celle du début), avec un chapeau de paille

en train d'arroser ses pensées, «un bras ballane7» le long du corps.

16 ibid., p. 12l. 17 ibid.,p. 109.

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Scène 15

Extérieur. Jour. Cour très fleurie. Il foit beau.

- On est désormais dans la cour avec Mme Matthews qui fredonne un air musical. On suit ses

gestes délicats derrière son chapeau de paille qui cache son visage. On entend aussi les bruits

de la rue et de la nature autour.

- Plan rapproché. La vieille dame se retourne et, avec un sourire surfait plein de rouge à

lèvres, passe le bonjour à Lloyd de la main.

Fin

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BIBLIOGRAPHIE

1. Corpus des œuvres du volet création

CARVER, Raymond. «Attention», Les Vitamines du bonheur, traduction de l'américain par Simone Hilling, Paris, Mazarine, 1985, «Le Livre de poche», p.l09-122.

49

GALLANT, Mavis. «L'Alliance», Poisson d'avril, traduction de l'anglais par Geneviève Doze, Paris, Gallimard, 1995, «Folio», p. 13-19.

2. Versions originales (non-traduites)

CARVER, Raymond. «Careful», Cathedrals, New York, Vintage Books, 1989, «Vintage contemporaries», p 116-129.

GALLANT, Mavis. «The Wedding Ring», The End of the World and Other Stories, Toronto, McClelland and Stewart Limited, 1974, «New Canadian Library», p. 126-129.

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VOLET CRITIQUE Récit écrit, récit filmique: les Six contes moraux de Rohmer

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Introduction

Le champ d'étude de la littérature et du cinéma soulève l'épineuse question de

l'adaptation qui a fait couler beaucoup d'encre depuis les années cinquante. Faux problème

selon certains critiques, problème en tout cas souvent mal posé, réduit à des interrogations sur

le parti pris de la fidélité à l'œuvre originale ou celui de sa trahison. Nous avons choisi de

laisser là ces vieilles querelles de littéraires et cinéastes, parce qu'elles s'éloignent trop souvent

de l'étude d'un objet ayant cohérence et valeur artistique en soi. «[L)'argument de la trahison

de la littérature par le cinéma n'a qu'un poids très relatif: adapter, c'est traduire. C'est surtout

retrouver ailleurs [ ... ] la vérité d'une œuvre, d'un climat, d'une langue l .» Pour notre travail,

nous envisagerons plutôt l'adaptation comme la création d'une œuvre issue d'un rapport

fécond, d'une «relation dynamique»2 entre littérature et cinéma. Nous étudierons la question

1 s. Toubiana, tiré de l'article de T. Horguerlin, « Pour en finir avec l'adaptation », 24 Images, Montréal, no 55, p.21. 2 M. Serceau, L'Adaptation cinématographique des textes littéraires. Théorie et lecture, p. 9.

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de l'adaptation comme invention d'une écriture aux qualités proprement cinématographiques

quoique provenant de textes.

Cette question de la réécriture sera étudiée à partir des Six contes moraux? d'Éric

Rohmer. À l'origine de cette série de films réalisés entre 1962 et 1972, est une série de

nouvelles écrites par Rohmer. Ces nouvelles ont été publiées en un recueil en 1974, deux ans

après la sortie du dernier des six films.

Le récit filmique des contes reste très proche du texte initial. Les nouvelles sont

majoritairement composées de dialogues que l'adaptation cinématographique respecte

quasiment à la lettre. Il ne s'agit donc pas de s'intéresser aux écarts qu'aurait entraînés le film

par rapport au texte, mais bien plutôt de réfléchir sur la nécessité de réécriture

cinématographique qui s'est imposée à Rohmer, l'expérience de l'écrit lui étant apparue

comme incomplète, «avortée»4. Nous avons choisi de montrer en quoi le récit filmique (nous

verrons qu'il s'agit bien de récits) répond mieux que l'écrit au projet artistique de Rohmer.

Proposer une étude des Six contes moraux est une vaste entreprise. Aussi avons-nous

décidé de développer une réflexion autour des six contes, en prenant comme exemple central

le conte «Ma nuit chez Maud}}. Cet essai se base également sur le recueil Le Goût de la beauté

qui regroupe les articles les plus importants écrits par Rohmer entre 1948 et 1979,

principalement pour Les Cahiers du cinéma.

Notre étude se déroulera en quatre temps. Afin de mieux cerner le pourquoi de la

réécriture nous partirons 1) d'une réflexion théorique sur les spécificités du récit écrit et

filmique. Cette réflexion théorique permettra 2) d'explorer plus en détail les caractéristiques

propres au récit des Contes moraux et 3) de voir la nouvelle dimension que le point de vue de

la caméra donne au récit. Ce troisième volet se basera sur la théorie de l'objectivité d'André

3 Note technique: lorsque nous parlons des Six contes moraux, nous parlons des films. Le recueil de nouvelles sera souligné. Il arrivera que l'on parle des Contes moraux en considérant tant le récit écrit que filmique. N'apparaîtra alors aucune marque typographique. 4 E. Rohmer, tiré de la Préface aux Six contes moraux, p. 14.

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Bazin. Dans la lignée du <<rapport dynamique» entre littérature et cinéma, notre étude se

penchera finalement sur 4) les qualités proprement artistiques et cinématographiques du récit

filmique.

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L Quelques notions théoriques sur le récit écrit et filmique

Pourquoi parler de récit à propos des Contes moraux?

Dans de nombreuses entrevues et dans sa préface aux Six contes morau~ Rohmer

insiste sur ce qu'il entend par «conte moral» et le rôle fondamental que la narration à la

première personne y joue.

Mon intention n'était pas de filmer des événements bruts, mais le récit que quelqu'un faisait d'eux. L'histoire, le choix des faits, leur organisation, la façon de les appréhender se trouvaient être «du côté)) du sujet même, non du traitement que je pouvais faire subir à celui-ci. Une des raisons pour lesquelles ces contes se disent «moraux)) c'est qu'ils sont quasiment dénués d'actions physiques: tout se passe dans la tête du narrateurs.

Nous sommes donc dans l'introspection, dans « [ ... ] une histoire qui décrit moins ce que font

les gens que ce qui se passe dans leur esprit quand ils le font6. )) Rohmer explique7 que ses

contes s'inscrivent dans la tradition de la littérature moraliste (La Bruyère, La Rochefoucauld)

qui étudiait autrefois les mœurs et caractères des hommes. L'expression «conte moral)) n'est

alors pas à entendre dans un sens purement éthique, à savoir un conte avec une morale, mais

dans un sens littéraire. Rohmer «[ ... ] montre [ ... ] des êtres pensants doués d'une psyché8)) qui

appréhendent, interprètent, racontent des événements.

Comprenant trois personnages principaux, un homme et deux femmes, les films et

nouvelles s'articulent autour d'une même structure: à la recherche de «l'élue))9 de son cœur, le

narrateur rencontre une deuxième femme, la «séductrice)) 10, qui va le troubler jusqu'au

moment où il retrouve la première.

5 E. Rohmer, tiré de la Préface des Six contes Moraux, p. 12. 6 E. Rohmer, tiré de J. Magny, Éric Rohmer, p. 43. 7 G. Petrie, «Éric Rohmer: an Interview», Film Quarterly, p. 38. 8 E. Rohmer, tiré de P. Molinier, Ma Nuit chez Maud, p. 39. 9 M. Vidal, Les Contes moraux d'Éric Rohmer, p.14. 10 ibid., p.14.

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Les Contes moraux sont le récit du trouble d'une conscience. On y trouve peu d'actions

maIs beaucoup de paroles, de confidences. À l'écrit et à l'écran, on a un narrateur

«intradiégétique-homodiégétiquell» qui analyse, raconte et donne son point de vue sur

l'histoire à laquelle il participe. Dans ses films, Rohmer a notamment recours, en voix off, à

un commentaire du narrateur qui accompagne le déroulement de certaines images. Le

narrateur se regarde vivre, explique ses actes, tâche de les justifier12. Ce monologue intérieur,

important dans La Boulangère de Monceau, La Carrière de Suzanne, La Collectionneuse et

L'Amour l'après-midi, se réduit à quelques phrases dans Ma Nuit chez Maud et se répercute

dans le discours d'un autre personnage (Aurora) dans Le Genou de Claire. Or au cinéma, on

est souvent habitué à ce que l'existence de ce narrateur soit effacée, de par l'effet de réalité

qu'induit la monstration filmique (les événements semblent se raconter d'eux-mêmes). Doit-on

pour autant parler d'un cinéma impur aux frontières de la littérature chez Rohmer? Nous

verrons plus tard que bien qu'emprunté à la forme littéraire le monologue intérieur n'est pas à

considérer comme palliatif technique à ce que ne pourrait exprimer l'image. Mais n'entrons

pas de suite dans le vif d'un débat aux assises mal définies. Les Contes moraux étant à

considérer comme des récits, tâchons d'abord de comprendre ce qu'il faut entendre par cette

idée même.

Qu'est-ce qu'un récit?

Dans la lignée des recherches de Christian Metz, Gaudreault et Jost s'intéressent aux

caractéristiques propres au récit. Ils expliquent que l'une des fonctions du récit est de

«monnayer» 13 une temporalité en une autre: «[t]out récit met en jeu deux temporalités: d'une

Il G. Genette, Figures Ill, p. 256. Le narrateur «intradiégétique-homodiégétique» est celui qui appartient à la diégèse et raconte l'histoire à laquelle il participe. 12 ' J. Magny, Eric Rohmer, p. 30. 13 G. Genette, Figures Ill, p.77.

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part, celle de la chose racontée, d'autre part celle qui tient à l'acte narratif lui-mêmel4.)) On

peut dès lors entrevoir l'influence de ce décalage temporel sur l'essence de la chose racontée.

Gaudreault et Jost poursuivent, définissant l'acte narratif comme «[ ... ] une suite d'énoncés

qui renvoie nécessairement à un sujet de l'énonciation. [ ... ] [L]e récit ne serait pas seulement

un objet qui a une existence en dehors de nous. Il serait aussi un objet proféré par une

"instance racontante"[ ... ].[P]arce que ça parle, il faut bien que quelqu'un parlels .)) Au-delà de

ces caractéristiques générales, il existe cependant des différences essentielles entre récits

cinématographique et littéraire. On ne raconte pas de la même manière à l'écrit et à l'écran ...

Récit écrit versus récit filmique

Écrire, parler, c'est décrire le monde avec des mots, signifier, montrer indirectement

par la médiation du langage. Or le langage n'atteint jamais la substantifique moelle de la

chose. Il est toujours en de-ça, expression d'une séparation originelle entre l'homme, la réalité

et les mots qui la désignent. Aussi, selon Genette

[ ... ] aucun récit ne peut "montrer" ou "imiter" l'histoire qu'il raconte. Il ne peut que la raconter de façon détaillée, précise, "vivante", et donner par là plus ou moins l'illusion de mimésis qui est la seule mimésis narrative, pour cette raison unique et suffisante que la narration, orale ou écrite, est un fait de langage, et que le langage signifie sans imiterl6.

Rohmer affirme qu'il en est autrement au cinéma, «[l)'image n'[étant] pas faite pour signifier,

mais pour montrerl7)). En ce qu'il utilise un autre matériau, le médium cinématographique ne

se rattache pas à la notion d' «illusion de la mimésis)). Le cinéma écrit avec «la pâte du

monde))l8, le réel pris sur le vif Le monde n'est désormais plus représenté par la médiation

des mots ou le geste d'un peintre. Bazin dira qu'«[ ... ]entre l'objet initial et sa représentation,

14 A. Gaudreault, F. Jost, Le Récit cinématographique. Cinéma et récit, p. 20 15 ibid., p. 20. 16 G. Genette, Figures III, p. 185. 17 E. Rohmer, tiré de P. Bonitzer, Éric Rohmer, p. 18. 18 P. Drevet, «L'Art de la nui!», Huit petites études sur le désir de voir, p. 28.

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rien ne s'interpose qu'un autre objet19}}. Au cinéma, on est dans la monstration directe de

l'image.

S'appuyant sur cette différence essentielle entre médiums cinématographique et

littéraire, Gaudreault et Jost établissent une distinction entre «instance racontante}} écrite et

«instance racontante}} filmique. Le cinéma montre des personnages qui représentent, imitent

les humains dans leurs diverses activités. L'une de ces activités, dont va d'ailleurs amplement

faire usage Rohmer, c'est de parler, de raconter. Or

[ ... ] à un premier niveau, le cinéma raconte toujours-déjà, ne serait-ce qu'en montrant ce narrateur visualisé, lui-même en train de raconter, ou pour être plus exact, en train de sous-raconter. On voit ce que l'expression "sous raconter" peut avoir de relativement "tendancieux ". Elle [ ... ] considère que le seul "véritable" narrateur du film, le seul qui mérite en droit ce vocable, c'est le grand imagier ou, pour dire la chose autrement, le "méganarrateur" (Gaudreault, 1988), l'équivalent du "narrateur implicite" [ ... ]. Dans cette perspective, tous les autres narrateurs présents dans un film ne sont, en fait, que des narrateurs délégués, des narrateurs seconds et l'activité à laquelle ils se livrent est la "sous-narration", une activité qui se distinguerait radicalement de la narration au premier degré20.

La narration filmique est donc double, tout comme peut l'être la narration écrite lorsque le

narrateur premier du récit délègue la parole à un narrateur second. Mais de par la différence

essentielle entre matière cinématographique et littéraire, cela reste plus flou à l'écrit.

Dans le roman, il peut arriver que seuls des procédés typographiques (tirets, guillemets) permettent de distinguer le narrateur principal (premier) du narrateur second: c'est qu'ils parlent la même langue, la langue "naturelle", comme on dit. Au cinéma, en revanche, le locuteur premier, le narrateur implicite, c'est celui qui "parle" cinéma au moyen des images et des sons; le narrateur explicite lui ne raconte qu'avec des mots21 .

Le récit écrit utilise la langue comme seule matière d'expression. Il est «monodique}}22. Le

cinéma, lui, fait appel à plusieurs matières: images, bruits, paroles, musique. Parce qu'il est en

19 A. Bazin, «Ontologie de l'image photographique», Qu'est-ce que le cinéma, p. 13. Nous reviendrons plus longuement sur cette idée en troisième partie de notre étude. 20 A. Gaudreault, F. Jost, Le Récit cinématographique. Cinéma et récit, p. 49. 21 ibid., p. 48. 22 ibid., p.145.

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soi <<polyphonique»23, il ne propose pas le même type de narration que l'écrit. Selon

Gaudreault et Jost

[l]a multiplicité des matières de l'expression [cinématographique] provoque - ou permet- une variété de "situations narratives" par ailleurs sans égale dans la littérature écrite. C'est donc aussi, [ ... ] que le récit cinématographique est tout particulièrement apte à empiler les uns sur les autres une variété de discours, une variété de plans de l'énonciation et, finalement, une variété de points de vue qui peuvent, éventuellement, s' entrechoque~4.

Voilà sur quoi va précisément jouer le cinéma de Rohmer. Notre essai visera à expliciter ce

jeu sur la narration qui, nous le verrons, est à la source de la réécriture des Six contes moraux.

Le concept de récit ayant été défini dans ses aspects théoriques, attachons-nous maintenant à

voir la manière dont il prend forme dans les Contes moraux.

II. Caractéristiques propres au récit des Six Contes nwraux (écrit et filmique): un récit trompeur et mensonger

À propos du sentiment d'incomplétude de l'écrit

Né en 1920 à Tulle (France), Éric Rohmer est d'abord professeur de lettres au lycée.

Ce n'est qu'au tournant des années cinquante qu'il décide de se consacrer entièrement à sa

passion: le cinéma Il œuvre alors dans ce domaine en tant que critique, enseignant et

réalisateur.

Les Six contes moraux ont originairement été écrits en nouvelles vers la fin des années

40, époque où Rohmer - Maurice Schérer de son vrai nom - ne savait toujours pas s'il se

destinait à une carrière de cinéaste. Ces nouvelles ont été publiées en un recueil en 1974, deux

ans après la sortie du dernier des six films. Dans sa préface au livre, Rohmer s'interroge sur

les rapports qu'il entretient avec la littérature et le cinéma:

Pourquoi filmer une histoire, quand on peut l'écrire? Pourquoi l'écrire, quand on va la filmer? Cette double question n'est oiseuse qu'en apparence. Elle s'est posée très précisément à moi. L'idée de ces Contes m'est venue à un âge où je ne savais pas

23 ibid., p.145. 24 ibid., p.54

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encore sije serais cinéaste. Si j'en ai fait des films, c'est parce que je n'ai pas réussi à les écrire25

.

Nous sommes là au cœur de notre problématique, à saVOIr en quoi l'écriture

cinématographique répond mieux que l'écrit au projet artistique de Rohmer? Afin de proposer

une discussion concrète sur le sujet, il apparaît essentiel de proposer un résumé du conte

choisi comme point d'ancrage à notre réflexion.

<<Ma nuit chez Maud» ou le règne du mensonge ...

Le narrateur (son nom n'est jamais prononcé dans le film), un ingénieur de trente-

quatre ans, travaille depuis peu à Clermont Ferrand. Catholique pratiquant, il se rend à la

messe le dimanche où il remarque une jeune femme blonde, Françoise. Sans lui avoir jamais

adressé la parole, il décide d'en faire son épouse. Françoise est la fameuse «élue» du triangle

un homme/deux femmes des Contes moraux. Dans la nouvelle, le narrateur raconte:

Je vois [ ... ] depuis quelques semaines, chaque dimanche à la même place, une jeune fille blonde d'une vingtaine d'années. C'est Françoise. Je ne sais encore rien d'elle. Je ne suis pas sÛT qu'elle m'ait remarqué, et pourtant s'est déjà installée en moi l'idée nette, précise, définitive, qu'elle serait ma femme26

.

Dans le film, ce passage est repris en voix off.

Le narrateur retrouve alors un ancien camarade de lycée, Vidal, un marxiste devenu

professeur de philosophie. Ce dernier l'emmène dîner chez Maud, la «séductrice», ravissante

jeune femme libérée. Après avoir passé la soirée à discuter de Blaise Pascal, de religion et de

philosophie, Vidal rentre chez lui. Maud suggère au narrateur, réticent, de passer la nuit chez

elle. Les deux discutent. Maud lui raconte sa famille, son divorce, ses aventures .... Elle

évoque aussi la relation de son ex-mari avec une jeune femme catholique. Dehors la neige

continue de tomber. Maud supplie le narrateur de rester de peur qu'il n'ait un accident de

25 E. Rohmer, tiré de la Préface des Six contes Morau~ p. Il. 26 E. Rohmer, «Ma nuit chez Maud», Six contes moraux, p. 71.

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voiture. Après maintes hésitations, il accepte, sans tout du moins faillir aux avances de la

Belle.

Le lendemain il croise Françoise, l'aborde et réussit à la séduire. Une histoire d'amour

débute entre les deux, mais la mauvaise conscience chrétienne fait surface. Françoise avoue

au narrateur qu'elle sort tout juste d'une relation avec un homme marié. Celui-ci s'empresse de

dédramatiser la chose, racontant qu'il sortait lui-même de chez sa maîtresse le matin où ils se

sont rencontrés. Les deux font le pacte de ne plus jamais en parler. Ellipse temporelle. Cinq

ans plus tard le narrateur, accompagné de sa petite famille, croise par hasard Maud sur une

plage bretonne. Les deux femmes semblent se connaître et Françoise évite la conversation. Le

narrateur croit qu'elle a reconnu en Maud la maîtresse dont il lui avait jadis parlé. Il pense

alors lui avouer qu'il ne s'est en fait rien passé cette fameuse nuit. Mais il comprend soudain,

et c'est prononcé en voix off dans le film, que «[ ... ] la confusion de Françoise ne venait pas

de ce qu'elle apprenait de [lui], mais de ce qu'elle devinait qu'[il] apprenait d'elle, et qu' [il]

découvrai[t], en fait en ce moment - et seulement en ce moment27. » Le narrateur réalise en

fait que l'ancien amant de Françoise n'est autre que le premier mari de Maud. Il décide alors

de demeurer dans le mensonge ...

Fidèle, le narrateur se fait passer pour infidèle, n'ayant pourtant cessé de chanter sa

bonne morale chrétienne. Que signifie ce mensonge puisque nous savons qu'il ne s'est en fait

rien, ou presque rien passé cette fameuse nuit chez Maud? Pascal Bonitzer explique que

[i]ci émerge [ ... ], entre vérité et mensonge, le point névralgique de toute l'affaire, et la racine douloureuse de peut-être tous les films de Rohmer: la rivalité, enfer du moi. Maud n'avait-elle pas dit parlant de son mari que la maîtresse de celui-ci en était "folle"? Qu'il avait le don de rendre les filles "folles de lui"? [Le narrateur] n'a-t-il pas prétendu lui-même, au cours de cette même soirée, avoir naguère aimé ''pas follement peut-être ... oh! si tout de même assez follement"? N'est-ce pas pour pallier ce gênant souvenir, et le contraste qu'il ravive avec sa raisonnable vie conjugale, que [le narrateur] aussitôt fait croire à Françoise qu'il a eu, comme par mystérieuse et providentielle symétrie, une relation avec la brûlante Maud28?

27 ibid., p. BI. 28 P. Bonitzer, Éric Rohmer, p. %.

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Le narrateur ne peut supporter d'être détrôné par un autre. Par son mensonge «[ ... ][il] colore

tout [son] passé d'un vague romanesque29[ ... ]», tâche de rendre son existence moins

conforme, moins ordinaire. «La valeur de la virilité, le fantasme d'une impériale volonté,

splendide gestionnaire d'une existence sans faille, ont alors plus de force, et surtout plus de

prix, que le respect des règles de la vertu30 .}} Par narcissisme et désillusion, le narrateur se

complaît dans la chimère d'une aventure qui n'a pas été.

Les Contes moraux sont tous construits autour d'un tel «travestissement de la vérité}}3l.

Prenons pour exemple «Le Genou de Claire}}. Afin de minimiser l'émoi que lui inspire la

jeune Claire, Jérôme décide de tirer profit du rôle de marionnette expérimentale que lui fait

incarner son amie Aurora, pour l'écriture de son roman32. Jérôme dit: «[j]'ai si bien pris au

sérieux mon rôle de cobaye que je renchéris. En me mettant dans la peau du personnage, j'ai

pensé qu'il pourrait ressentir quelque chose que je ne ressens pas ... 3\} Marion Vidal explique

que Jérôme peut ainsi «[ ... ] rejeter sur son amie la responsabilité de son aventure, et

conserver en même temps l'illusion de sa liberté et de son autonomie34.}} Jérôme préfère vivre

par procuration, croire au romanesque de son geste plutôt qu'assumer la faiblesse de son désir.

Il détourne ainsi la motivation première de sa caresse, allant jusqu'à lui donner une saveur

héroïque.

Il m'a fallu du courage, tu sais [Aurora], beaucoup de courage. Dans ma vie, je n'ai jamais fait quelque chose d'aussi héroïque, du moins d'aussi volontaire. C'est même la seule fois que j'ai accompli un acte de volonté pure. Je n'ai jamais éprouvé à ce point le sentiment de faire quel~ue chose parce qu'il le fallait. Car, il fallait le faire, n'est-ce pas, je te l'avais promis3 ?

29 ibid., p. 96. 30 D. Serceau, «Éric Rohmer et la perversion du langage», Études Cinématographiques. Éric Rohmer, tome 1, p.125. 31 P. Bonitzer, Éric Rohmer, p. 94. 32 M. Vidal, Les Contes moraux d'Éric Rohmer, p. 125. 33 E. Rohmer, «Le Genou de Claire», Six contes moraux, p. 205. 34 M. Vidal, Les Contes moraux d'Éric Rohmer, p. 125. 35 E. Rohmer, «Le Genou de Claire», Six contes Morau~ p. 214. Ce passage de la nouvelle se retrouve de manière identique dans le dialogue du film.

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Jérôme travestit la vérité et se donne l'illusion d'avoir accompli un geste héroïque en caressant

le genou d'une adolescente ... Nous sommes au cœur du mensonge et de l'illusion romanesque.

La mise en scène de l'illusion romanesque

Par la notion de «Conte moral», nous avons vu que Rohmer entendait mettre l'accent

sur celui qui raconte, sur la narration à la première personne:

Racontée par quelqu'un d'autre l'histoire eût été différente ou n'eût pas été du tout. Mes héros, un peu comme Don Quichotte, se prennent pour des personnages de roman, mais peut-être n'y a-t-il pas de roman36.

Relevons l'idée de «personnages qui se prennent pour des personnages de roman». Rohmer

est connu comme l'auteur d'un cinéma où l'on parle beaucoup, c'est là sa signature. À l'écrit

comme à l'écran, dialogues et commentaires du narrateur occupent quasiment toute la place.

C'est que les personnages de Rohmer sont obsédés par l'analyse, par la réflexion. Ils exposent,

discutent interminablement. Rohmer compare ses personnages au héros quichottesque. Pascal

Bonitzer explique cette comparaison37. Malgré toutes les preuves que le réel lui administre,

Don Quichotte ne veut démordre de son idylle parce qu'il doit absolument être un héros de

légende. Il persiste à rêver debout. De même en est-il des héros de Rohmer qui, pour échapper

à l'étouffement de leurs petites existences, s'inventent une histoire, s'adonnent à la rêverie, à

l'illusion, à la «puissance trompeuse de l'imaginaire»38.

Ce n'est pas à travers la vision ou l'hallucination, autrement dit l'imagerie [ ... ] que le héros [rohmérien] "se prend pour un personnage de roman". Il ne "voit" pas des géants en place de moulins à vent [ ... ]. C'est surtout par le langage, dont il se grise facilement, - puisque, comme on le sait, les personnages de Rohmer sont non seulement des êtres parlants [ ... ], mais assez souvent des gens cultivés (ce qui est plus rare au cinéma), - c'est surtout par le langage que [le héros rohmérien] se construit son personnage. C'est par le langage qu'il transforme la réalité, ou plus exactement, le sens douteux des événements impalpables qu'il provoque et subif9.

36 E. Rohmer, tiré de la Préface des Six contes Morau~ p. 12. 37 P. Bonitzer, Éric Rohmer, p. 33. 38 Éric Rohmer, tiré de <<Entretien avec Éric Rohmer» par André Séailles, Éudes cinématographiques. Éric Rohmer, tome l, p. 6. 39 P. Bonitzer, Éric Rohmer, p. 35.

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C'est ainsi qu'en proie à sa médiocrité le narrateur du Genou de Claire détourne la motivation

première de son geste par le récit qu'il en fait. Il en est de même du narrateur de Ma Nuit chez

Maud qui, ne voulant démordre de l'idylle qu'il s'est faite de Françoise, persiste à la

représenter comme vierge et idéale, alors qu'au moment où il commence à raconter son

histoire, de manière rétrospective (la voix off nous renvoyant au passé), il sait pertinemment

qu'elle a eu le mari de Maud pour amant. Par la parole, par son récit, le narrateur transforme la

réalité. Rohmer met en scène un héros qui se raconte une histoire, «se fait du cinéma»

(Bonitzer). Le récit des Contes moraux s'inscrit dès lors sous le signe du mensonge.

Le mensonge à l'écrit et à l'écran

La nouvelle «Ma nuit chez Maud» débute ainsi:

Je ne dirai pas tout dans cette histoire. D'ailleurs il n'y a pas d'histoire, mais une série, un choix d'événements très quelconques, de hasards, de coïncidences, comme il en arrive toujours plus ou moins dans la vie, et qui n'ont d'autre sens que celui qu'il m'a plu de leur donner40

.

Le narrateur annonce ainsi d'emblée que son récit comporte des secrets, qu'on ne doit pas le

prendre pour ce qu'il est. Si Rohmer insiste sur le caractère mensonger du narrateur en

liminaire de son récit écrit, il ne le fait pas savoir de manière aussi évidente au cinéma

Par sa forme, la matière cinématographique propose autre chose. Elle travaille à une

indétermination du sens produit. Selon S. Kracauer, au cinéma

[n]atural objects [ ... ] are surrounded with a fringe of meanings liable to touch off various moods, emotions, runs of inarticulate thoughts; in other words, they have a theoretically unlimited number of psychological and mental correspondences. [ ... ] [S]creen images tend to reflect the indeterminacy of natural objects. However selective, a film shot does not come into its own unless it incorporates raw material with its multiple meaning or what Lucien Sève calls the "anonyrnous state of reality,,41.

De même, Marie Claire Ropars-Wuilleumier explique que

40 E. Rohmer. «Ma nuit chez Maud», Six contes Morau~ p. 69. 41 S. Kracauer, «Inherent afTmities», Theory of film. The redemption ofphysical reality, p. 68-69.

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[a]u cmema, aucune image, si indifférenciée soit-elle, ne pourrait se réduire à l'abstraction d'un seul mot; même si un réalisateur se contente de filmer une chaise, l'éclairage du plan ainsi constitué, son cadrage, le fond sur lequel l'objet se détache et l'apparence même de cet objet ajouteront toutes sortes de connotations à la pure notion de chaise [ ... t 2

.

L'image cinématographique est donc de nature polysémique.

On a également vu que la narration filmique était polyphonique, «[ ... ] tout

particulièrement apte à empiler les uns sur les autres une variété de discours, une variété de

plans de l'énonciation et, finalement, une variété de points de vue qui peuvent,

éventuellement, s'entrechoquer43.» Ces concepts de polysémie et polyphonie filmiques vont à

l'encontre d'un cinéma narratif longtemps perçu comme «[ ... ] le véhicule d'une pensée

traduite en images, qui allierait donc la certitude du sens à l'efficacité des choses visuelles44.»

Selon Ropars-Wuilleumier, de nombreux films trouvent au contraire leur signification réelle

«[ ... ] dans un récit qui conteste la nature propre de chaque image au lieu de l'achever4s.» On

peut donc parler au cinéma d'une indétermination du sens produit liée à la nature même de

l'image cinématographique mais encore aussi, à l'idée d'un décalage entre l'image et le récit du

narrateur.

La parole au cœur du mensonge rohmérien

C'est dans cet esprit que Rohmer écrit en 194846 un article proposant une réflexion sur

la place et le sens de la parole au cinéma. Il faut selon lui «[ ... ] trouver le moyen d'intégrer le

mot, non à l'intérieur du monde filmé, mais à l'intérieur du film [ ... ]. Pour affaiblir ou

contrôler la puissance redoutable de la parole, il ne faut pas comme on l'a cru, en rendre la

42 M. C. Ropars-Wuilletnnier, De la littérature au cinéma, p.15. 43 A. Gaudreault, F. 105t, Le Récit cinématographique. Cinéma et récit p. 54. 44 M. C Ropars-Wuilleumier, De la littérature au cinéma, p.13. 45 M. C Ropars-Wuilleumier, « Pour Wl cinéma littéraire: Réflexions sur les possibilités actuelles de l'expression cinématographiques », Cahiers de l'Association internationale des études françaises, p. 226. 46 E. Rohmer, «Pour Wl cinéma parlant », Le Goût de la beauté, p 37- 40.

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signification indifférente, mais trompeuse47.» De même Rohmer écrit-il à un critique à propos

des Six contes moraux:

Mon cinéma, dites-vous, est littéraire: ce que je dis dans mes films, je pourrais le dire dans un roman. Oui, mais il s'agit de savoir ce que je dis. Le discours de mes personnages n'est pas forcément celui de mon film48

.

Cette réflexion nous ramène à l'idée de décalage, de contrepoint entre l'image et la parole.

Contrepoint à la source du cinéma de Rohmer. L'objectif de la caméra propose un nouveau

point de vue qui sous tend unjeu entre le montrer (images) et le signifier (paroles, discours en

voix ofJ). Le récit filmique joue alors d'ambiguïté et de mensonge.

Parce qu'il utilise la langue pour seule matière d'expression l'écrit, lui, ne peut offrir le

décalage de point de vue propre au caractère polyphonique du cinéma. Dans la nouvelle «Ma

Nuit chez Maud», le seul moyen auquel a recours Rohmer pour insister sur la dimension

mensongère du récit est donc de lafaire savoir, par l'aveu explicite du narrateur. Aussi, pour

Rohmer «[crest seulement sur l'écran que la forme de ces récits accède à sa plénitude, ne

serait-ce que parce qu'elle s'enrichit d'un point de vue nouveau, qui est celui de la caméra et

ne coïncide plus avec celui du narrateur49. »

IlL Le point de vue de la caméra et la nouvelle dimension du récit

L'influence marquante de la théorie de l'objectivité d'André Bazin

Avant d'aller plus loin dans l'analyse du point de vue offert par la caméra, il est

important de se pencher sur l'influence décisive que la critique cinématographique d'André

Bazin a eue sur Rohmer. En 1959, à la mort de Bazin, Rohmer lui succède à la rédaction en

47 ibid., p. 39. 48 E. Rohmer, « Lettre à un critique », Le Goût de la beauté, p. 89. 49 E. Rohmer, tiré de la Préface aux Six contes Moraux, p. 14.

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chef des Cahiers du cinéma. Cette même année, il publie un article, «La "Somme" d'André

Bazin», où il fait l'éloge Posthume de «[s]on maître et ami»50. Rohmer écrit:

[N]ul ne pourra jamais parler du cinéma sans s'inspirer des travaux de Bazin [ ... ]. Tout a été dit par lui et l'on vient trop tard. [ ... ] Maintenant nous incombe le dur devoir de poursuivre sa tâche: nous n'y faillirons pas, bien que persuadés qu'elle a été menée par lui beaucoup plus loin que nous ne saurions atteindre nous-mêmes. Si le cinéma n'évoluait pas, peut-être serions-nous mieux inspirés, même d'y renoncer. Seules les surprises de l'avenir autorisent l'espoir que nous soyons, sinon les successeurs d'André Bazin, du moins ses disciples point trop indignes51.

Dans ce même texte, Rohmer revient sur le fondement essentiel de la réflexion bazienne.

[ ... ][L]'œuvre tout entière de Bazin tourne autour de la même idée, l'affirmation de "l'objectivité" cinématographique, mais c'est un peu de la même manière que toute la géométrie tourne autour des propriétés de la ligne droite [ ... ]. Bazin fait dans le domaine de la théorie du cinéma sa révolution à la Copernic, [alors qu'] [a]vant lui c'était au contraire sur la subjectivité du "Septième Art" qu'on avait voulu mettre l'accent52

.

Jusque-là on avait fait le raisonnement suivant: le cinéma est-il un art? Qui dit art dit

expression, interprétation, traces d'intervention de l'artiste... Or pour Bazin, on faisait fausse

route. Pour définir l'essence du Septième Art, il fallait selon lui faire table rase de toutes les

idées reçues, revenir aux évidences premières. Aussi avance-t-il que

[ ... ] [p Jour la première fois, entre l'objet initial et sa représentation, rien ne s'interpose qu'un autre objet. Pour la première fois, une image du monde extérieur se forme automatiquement, sans intervention créatrice de l'homme. Tous les arts sont fondés sur la présence de l'homme. Dans la seule photographie nous jouissons de son absence53

.

En fait, Bazin décrit le dispositif photographique comme un appareil d'enregistrement

automatique et objectif du réel. La photographie abolit la distance traditionnelle entre la

réalité et sa représentation. Le référent, le modèle est intégré à l'œuvre. « L'image peut être

floue, déformée, décolorée, sans valeur documentaire, elle procède par sa genèse de

l'ontologie du modèle; elle est le modèle54.» La représentation se fait lors du seul déclic de

50 E. Rohmer, «La "Somme" d'André Bazim>, Le Goût de la beauté, p. 103. 51 ibid., p. 113. 52 ibid, p. 104-106. 53 A. Bazin, «Ontologie de l'image photographique», Qu'est-ce gue le cinéma, p. 13. 54 ibid., p. 14.

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l'appareil photographique, au moment où le référent laisse sa trace sur la pellicule. Entre

l'objet et sa représentation, rien n'intervient donc qu'un autre objet ou des phénomènes

purement naturels.

De la photographie Bazin passe alors au cinéma, qui apparaît comme «l'achèvement

dans le temps de l'objectivité photographique55}}:

Le film ne se contente plus de nous conserver l'objet enrobé dans son instant comme, dans l'ambre, le corps intact des insectes d'une ère révolue, il délivre l'art baroque de sa catalepsie convulsive. Pour la première fois, l'image des choses est aussi celle de leur durée et comme la momie du changement56.

Cette théorie de l'objectivité cinématographique mène alors au réalisme, au vrai, tel

qu'entendu par Bazin. Un réalisme qui n'est pas à entendre comme une esthétique ou un style

particulier, mais plutôt comme le but ultime de ce que se devrait le cinéma. Le réalisme serait

«[ ... ] besoin d'exprimer la dimension à la fois concrète et essentielle du monde57}}. En

«malax[ant] la pâte même du réel}}58, le cinéma aurait les vertus de rendre l'objet présent dans

le temps et dans l'espace et, ce faisant, de nous apprendre à nous «faire voyant}}, comme le

chantait Rimbaud. La dimension esthétique de l'image cinématographique résiderait ainsi,

selon Bazin, dans la «révélation du réel}}.

L'esthétique réaliste de Rohmer

L'œuvre et les réflexions de Rohmer sur le cinéma s'inscrivent dans le droit fil du

«réalisme ontologique}} de Bazin. Pour Rohmer, le réalisme est le principe de base du cinéma

La mise en scène rohmérienne travaille à partir d'une prise sur le vif, sans fioritures du réee9.

Le cinéma malaxe la pâte même du réel, et le plus fort de son ambition est précisément de ne rien refuser de ce qu'il peut à la richesse et à la précision des mécaniques dont il dispose. Le cinéma est, de tous les arts, le plus réaliste: soit. Mais

55 ibid., p. 14. 56 ibid., p.14. 57 ibid., p. Il. 58 E. Rohmer, <<Réflexions sur la couleun>, Le Goût de la beauté, p. 48. 59 J. Magny, Éric Rohmer, p.19.

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comprenons bien le sens qu'il faut donner à ce mot. Que le cinéaste travaille les choses même et laisse leur reproduction sans retouches60

.

On est loin de toute volonté de style. Rohmer cherche l'image la plus naturelle possible.

Nestor Almendros, directeur photo de la plupart des films de notre cinéaste, explique que

«[c]hez Rohmer, les angles et les mouvements de la caméra doivent être justifiés, et les

objectifs qui s'éloignent de la vision humaine impitoyablement éliminés61.}) J. Magny poursuit

dans la même viséé2, expliquant que Rohmer a presque exclusivement recours à la lumière

naturelle. Au lieu de fabriquer artificiellement une lumière, il préfère la saisir à l'instant précis

de la journée où elle se produit. Il tourne ainsi quasi systématiquement en décors naturels, à

l'intérieur comme à l'extérieur. Les seules exceptions à la règle s'expliquent par des raisons

techniques. Dans L'Amour l'après midi par exemple, les scènes de bureau sont tournées en

studio parce que Rohmer préfère la prise de son directe et qu'il est difficile de trouver des

bureaux tranquilles et vacants en pleine journée à Paris. La scène de l'appartement dans Ma

nuit chez Maud est aussi tournée en studio pour mieux suivre la précision des dialogues et

déplacements des personnages.

Dans un même souci de vérité, Rohmer demande parfois à ses acteurs de collaborer à

l'écriture des dialogues. Il cherche à apporter «[ ... ]un vocabulaire, une tonalité plus conforme

à un personnage dont [il] [serait] trop éloigné pour en concevoir lui-même les détails63.)) C'est

ainsi qu'Antoine Vitez, Vidal dans Ma Nuit chez Maud, l'aide à réécrire le discours de son

personnage, un marxiste pascalien. Vitez étant metteur en scène de théâtre, passionné par

Pascal et communiste, Rohmer décide de lui emprunter ce qu'il estime avoir du mal à écrire

en tant que conservateur chrétien64 ...

60 E. Rohmer, «Réflexions sur la couleUD>, Le Goût de la beauté, p. 48. 61 N. Almendros, tiré de J. Magny, Éric Rohmer, p. 19. 62 J. Magny, Éric Rohmer, p. 21. 63 ibid., p. 21. 64 P. Molinier, Ma Nuit chez Maud d'Éric Rohmer, p. 45.

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On l'aura compris, tout dans le cinéma de Rohmer, témoigne d'une «obsession de

l'authenticité» 65.

Au réalisme qui préside au choix de tout ce qui se présente devant l'objectif, répond le réalisme de la prise de vue: angles, focales, lumières, tout est mis en œuvre pour que la caméra s'efface, que l'écran soit une fenêtre ouverte sur le monde, que rien ne s'interpose entre le spectateur et l'univers du film. Ce que vise d'abord Rohmer, c'est la transparence des images, et la force de son cinéma tient à la radica1ité de cette approche. Le plan rohmérien tire donc sa densité et sa tonalité de cette saisie directe de l'espace physique, matériel, concret. Et c'est sur lui que va se bâtir toute l'œuvré6

.

Une œuvre filmique qui relève du «chiasme»67 entre dire et montrer

Revenons-en alors à nos questions initiales sur la narration écrite et filmique.

P. Bonitzer68 reprend la théorie de l'objectivité d'André Bazin et explique qu'au cinéma la

présence du narrateur n'est plus essentielle à la présentation du déroulement des faits. Ceux-ci

s'enregistrent automatiquement dans l'œil de l'objectif Ce qui nous renvoie aux positions de

Gaudreault et Jost sur le sujet: « Au cinéma, [ ... ] le locuteur premier, le narrateur implicite,

c'est celui qui "parle" cinéma au moyen des images et des sons; le narrateur explicite lui ne

raconte qu'avec des mots69.» Le narrateur explicite, ou secondaire, est donc «une conscience,

une sensibilité7o», qui va se proposer d'interpréter la réalité à travers le langage. Tandis que le

«locuteur premier» est identifiable à l'œil de l'objectif, impassible, pure transparence.

À la question d'ouverture de la préface des Six contes moraux: « Pourquoi filmer une

histoire quand on peut l'écrire? Pourquoi l'écrire quand on va la filmer? », les écrits de Bazin

et Bonitzer viennent de répondre. L'objectif de la caméra offre une nouvelle perspective, celle

du montrer, qui «déplace le système du récit71». Rohmer choisit de filmer ses récits car le

cinéma propose un décalage entre le point de vue de la caméra et celui du narrateur (à

65 J. Magny, Éric Rohmer, p. 22. 66 ibid., p. 22. 67 P. Bonitzer, Éric Rohmer, p. 27. 68 ibid., p. 23. 69 A. Gaudreault, F. Jost, Le Récit cinématographique. Cinéma et récit, p. 48. 70 P. Bonitzer, Éric Rohmer, p. 23. 71 ibid., p. 72.

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entendre ici comme narrateur secondaire). L'objectif de la caméra enregistre de la matière

brute à l'état pur, et nous, spectateur, voyons le narrateur secondaire se mouvoir au sein de

cette matière qu'il interprète.

Or nous avons vu que la notion de récit est d'autant plus complexe chez Rohmer, que

la parole s'inscrit sous le signe du mensonge. La parole est trompeuse, mensongère parce que

les personnages se prennent pour des héros de roman, se «font du cinéma)) (Bonitzer). En

inscrivant le narrateur dans le récit qu'il décrit, la perspective de la caméra joue alors

justement sur ce mensonge. Dans les Six Contes moraux, «[I]e narrateur peut bien dévider son

"roman", son mensonge ou sa vérité limitée, la caméra qui muettement l'inscrit dans le

paysage lui volera toujours une partie de son récit72.)) Chez Rohmer, l'objectif de la caméra

[ ... ] a une fonction heuristique, un rôle tantôt de démenti, tantôt de leurre par rapport à la narration. L'objectif montre quelque chose qui ne colle pas avec le récit, en souligne les trous, ou à l'inverse, précipite l'histoire, mais de façon complètement trompeuse, lançant le personnage et avec lui le spectateur sur une fausse piste qui va constituer le sujet même du récit. [ ... ] [P]ourquoi filmer une histoire, quand on peut l'écrire? Pourquoi l'écrire, quand on va la filmer? Ce débat faussement ingénu met précisément en lumière que c'est bien du chiasme et du conflit entre voir et dire, entre raconter et montrer, que parle le cinéma de Rohmer. Il faut à la fois voir le genou de Claire et en parler: il faut voir que ce n'est pas la même chose73

[ ... ]

Cet écart entre parole et image est particulièrement sensible dans un passage de

L'Amour l 'après-midi où le narrateur, incarnation même du petit bourgeois, vante sa

singularité illusoire au cœur d'une foule à laquelle il ressemble. On l'entend dire en voix off.

J'aime la foule comme j'aime la mer, non pour m'y engloutir, m'y fondre, mais voguer à sa surface, en écumeur solitaire, docile en apparence à son rythme, pour mIeux reprendre le mien propre, dès que le courant se brise ou s'effrite 74.

L'écran propose ici un décalage entre la réalité de l'image et l'illusion romantique formulée

par le narrateur. L'effet de contrepoint en devient risible ... On retrouve ce même passage dans

72 ibid., p. 58. 73 ibid., p. 27. 74 E. Rohmer, «L'Amour l'après-midi», Six contes Morau~ p. 224. Ce passage est repris textuellement par la voix offdu narrateur dans le film.

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la nouvelle. Or le texte offrant pour seul point de vue celui du narrateur «intradiégétique-

homodiégétique»15 écrivant au «je», on n'a pas la même impression de mensonge, de ridicule.

C'est qu'au cinéma l'espace visuel enregistré par la caméra propose un point de vue

essentiel. François Ramasse explique que chez Rohmer «[ ... ] paysages et décors se hissent

[ ... ] au rang d'acteurs dramatiques (les termes sont ici à prendre dans leur pleine acceptation:

ils agissent sur le "drame"), accèdent au statut de personnages à part entière76.» C'est donc

d'un «écart dynamique» 77, d'une «alchimie» 78 particulière entre l'espace et le langage, que naît

la signification réelle de l'œuvre rohmérienne.

Opacité de l' œuvre

L'étonnant, c'est que beaucoup persistent à voir en Rohmer un auteur léger qui raconte

de petites histoires simples, fraîches. À cela nous sommes tentés de répondre qu'au contraire,

tout est opaque chez Rohmer.

Si l'on parle beaucoup dans [c]es Contes, c'est que la parole est une conduite, elle est un signe (et un faux-semblant) aussi révélateur (et trompeur) que l'apparence ou la manière d'être. Le mensonge - conscient ou inconscient - est aussi important que le discours analytique et explicatif dont il se distingue parfois difficilement [ ... ]. Chez Rohmer, [ ... ] gestes, regards, paroles peuvent être interprétés de cent façons, confirmant ou infirmant selon le cas d'autres gestes, d'autres regards, d'autres paroles, en particulier le discours en voix off, interprétation "officielle" du narrateur. Là encore, nous retrouvons le véritable sens de l'œuvre artistique, qui est de progresser de l'extérieur vers l'intérieur, de la surface vers les profondeurs, d'un réel superficiel vers un réel plus complexe et plus authentique19.

En ce qu'ils relèvent d'une «relation dynamique» entre l'espace et le langage, les Six contes

moraux refusent d'avoir un sens définitif Les contraires s'y fondent, s'épousent, s'exhalent et

rendent l'œuvre mystérieuse, insaisissable. Le film ne se clôt jamais sur lui-même. Il continue

75 G. Genette, Figures III, p. 256. 76 F. Ramasse, «L'Espace des sens», Études Cinématographiques. Éric Rohmer, tome l, p. 51-52. 77 P. Bonitzer, Éric Rohmer, p. 64. 78 R. Prédal, «Les écritures d'Éric Rohmer», Études cinématographiques. Éric Rohmer, tome l, p. 36. 79 M. Vidal, Les Contes moraux d'Éric Rohmer, p. 26.

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de se faire, de se déchiffrer, une fois la projection terminée. On doit sans cesse revenir en

arrière, essayer de comprendre ce qui nous a envoûtés au-delà de la petite histoire. Et c'est de

cette «incapacité à épuiser [le] sens [de l'œuvre]» 80 que naît notre émerveillement.

IV. Considérations sur les qualités proprement cinématographiques et artistiques des Six contes moraux

Le« cinéma dans le cinéma »: mise en abîme de notre propre rapport à l'image

«Êtes-vous romanesque?»81 demande le narrateur de La Boulangère de Monceau à la

jeune séductrice qui n'y comprend rien... Cette réplique dresse à elle seule le portrait de

l'ensemble des héros de Rohmer. Les personnages des Contes «se font du cinéma», se

prennent pour «des héros de roman». En quête d'histoire, ces personnages rêvent leur vie

plutôt que de la vivre, se réfugient dans l'imagination. Parce qu'ils choisissent l'illusion, leurs

paroles sont mises au service du mensonge, elles transforment la réalité. Rohmer est perçu par

de nombreux critiques comme un cinéaste du rêve, un poète chantant le «vertige des

illusions» 82 au cœur d'un réel à l'état pur. P. Bonitzer explique qu'à travers ces personnages

Rohmer «[ ... ] met en scène la fonction onirogène du cinéma» 83 et propose une réflexion sur le

pouvoir du Septième Art.

Pourquoi va-t-on au cinéma? Pour rêver. Mais encore? Pour combler en imagination une soif insatisfaite d'absolu. Pour souffrir en imagination, éprouver en imagination la grande peur de notre vie, pour vivre en imagination une passion sans limite. Autant en emporte le vent. Les personnages de Rohmer sont de ce point de vue nos semblables, et nous les reconnaissons pour tels84.

Parce qu'ils «se font du cinéma», ces personnages incarnent notre besoin d'illusion

cathartique. Rohmer propose alors une sorte de «cinéma dans le cinéma». À travers l'effet de

leurre induit par la parole, il met en scène une histoire qui exprime implicitement notre propre

80 A. Tarkovski, Le Temps scellé, p. 103. 81 E. Rohmer, «La BoularJgère de Monceau», Six contes moraux, p.28. 82 A. Séailles, «Entretien avec Éric Rohmen>, Études cinématographiques. Éric Rohmer, tome I, p 17. 83 P. Bonitzer, Éric Rohmer, p. 35. 84 ibid., p. 43-44.

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rapport à l'image. Pour en comprendre la portée réelle, le spectateur doit dépasser,

transcender, le sens premier de l'image et de la parole. Il pourra alors seulement atteindre

l'essence authentique de l'œuvre.

Réflexion sur l'essence du langage

De même, dans sa «Lettre à un critique» 85 à propos des Contes moraux, le cinéaste

nous invite à dépasser le sens premier de la parole, «[I]e discours de [s]es personnages

n'[étant] pas forcément celui de [s]on film86.)) Rohmer écrit:

Ce que je "dis", je ne le dis pas avec des mots. Je ne le dis pas non plus avec des images, n'en déplaise à tous les sectateurs d'un cinéma pur, qui "parlerait" avec ses images comme un sourd muet le fait avec ses mains. Au fond je ne dis pas, je montre. Je montre des personnages qui agissent et parlent. C'est tout ce que je sais faire; mais là est mon vrai propos87.

En fait, dans ses Contes moraux, Rohmer filme des dialogues au même titre que des gestes,

visages, démarches 88. Au-delà des mots et de leur signification, il montre la parole en

mouvement, «[ ... ] filme l'acte de parler89)). À travers le flot incessant des paroles de ses

personnages, Rohmer présente des individus désarçonnés, en quête de sens, dans un monde

que le langage ne semble pas pouvoir expliquer.

Nous avons vu en effet (en première partie) que le langage, parlé ou écrit, est toujours

en deçà de la réalité, qu'il signifie sans jamais atteindre la substantifique moelle de la chose.

En montrant des personnages constamment en train de parler, d'analyser, de raconter,

Rohmer dévoile alors l'écart existant entre la réalité et les mots qui la désignent. Écart d'autant

plus poussé que la parole des personnages, on l'a vu, s'inscrit sous le signe du mensonge. Dans

les Six contes moraux, la mise en scène de la parole témoigne des failles, du caractère

trompeur, aveuglant du langage. «Vive donc le cinéma qui, ne prétendant que montrer, nous

85 E. Rohmer, « Lettre à un critique », Le Goût de la beauté, p. 89-91. 86 ibid, p. 89. 87 E. Rohmer, «Lettre à un critique », Le Goût de la beauté, p. 89. 88 ibid., p. 89. 89 P. Bonitzer, Éric Rohmer, p. 19.

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dispense de la fraude de dire90!» Grâce à la monstration directe de l'image, Rohmer illustre, en

la poussant à l'extrême, «l'illusion de mimésis»91 propre au fait de langage. La perspective

offerte par la caméra nous fait ainsi réfléchir sur la valeur, le pouvoir des mots.

Aussi, à ceux qui voient dans les films de Rohmer un cinéma "bavard", aux frontières

de l'impur, de la littérature filmée (combien de fois avons-nous entendu cette critique à propos

de notre sujet de mémoire ... ) nous répondons que la parole n'a jamais autant eu sa place au

cinéma Par son jeu contrapuntique constant entre le montrer et le signifier, Rohmer propose

une véritable réflexion sur l'essence du langage et, qui plus est, sur la place et le sens de la

parole au cinéma ...

La parole en mouvement •.•

En 1948, Rohmer écrivait dans la revue des Temps modernes: « [ ... ] Il faut [ ... ]

trouver le moyen d'intégrer le mot, non à l'intérieur du monde filmé, mais à l'intérieur du film.

[ ... ] [Au cinéma] [l]a parole est ou superflue ou indispensable. Elle ne saurait en principe être

ajoutée sans nécessité ni retranchée sans dommage92.» Cette réflexion, le cinéaste s'en sert

plus tard dans ses propres réalisations. Dans les Six contes moraux, la parole ne se contente

pas d'accompagner ou de soutenir l'image. Elle fait partie intégrante du médium

cinématographique puisqu'en plus de proposer une réflexion sur l'essence du langage, elle

ouvre l'espace du champ visueL .. On retrouve là le propos de E. Panofsky: «The potentialities

of the talking screen differ from those of the silent screen in integrating visible movement

with dialogue [ ... ]93.» Au-delà des mots, le flot des paroles rohmériennes, c'est donc aussi le

mouvement du monde ...

90 E. Rohmer, «L'Age classique du cinéma», Le Goût de la beauté, p. 56-57. 91 G. Genette, Figures III, p. 185. 92 E. Rohmer, «L'Âge classique du cinéma», Le Goût de la beauté, p. 39. 93E. Panofski, «Style and medium in motion pictures», 1hree Essays on Style, p.l 00. Ici c'est nous qui soulignons.

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Pour notre cinéaste, le mouvement est la matière même du médium

cinématographique. Comme critique, il affirmait déjà que

[p]our le cinéma, tout n'est que devenir. Que lui importe un visage, sinon qu'il s'apaise ou se ride selon le rythme qu'il a choisi? Que lui importent les feuillages, sinon qu'il fasse de leur balancement sa beauté? Le mouvement du monde est la matière qu'il travaille, le seul domaine où il lui faille abstraire et reconstruire94

.

En fixant le mouvement, le «devenir» de la parole, des hommes et des choses dans l'espace,

Rohmer nous fait glisser vers la matière temps, essence même du Septième Art ...

D'après Deleuze, la pire affirmation faite sur le cinéma est que l'image est toujours au

présent.

Il faut au contraire tendre vers une limite [ ... ] non pas atteindre à un réel tel qu'il existerait indépendamment de l'image, mais atteindre à un avant et un après tels qu'ils coexistent avec l'image, tels qu'ils sont inséparables de l'image, [ ... ] atteindre à la présentation directe du temps [ ... ]. [L l'image-temps directe nous fait accéder à cette dimension proustienne d'après laquelle les personnes et les choses occupent une place incommensurable à celle qu'ils tiennent dans l'espace9s.

De même, selon A. Tarkovski,

[l]'image est cinématographique si elle vit dans le temps et si le temps vit en elle, dès le premier plan tourné. [ ... ] Aucun art ne peut se comparer au cinéma pour la force, l'exactitude, la rudesse avec lesquelles il fait percevoir le fait et la matière vivant et se transformant dans le cours du temps96.

Ainsi en est-il du cinéma de Rohmer, qui s'éloigne de la diégèse, de la simple petite histoire,

pour exprimer le temps dans lequel nous nous mouvons, vivons, changeons. À travers les

paroles incessantes de ses personnages, Rohmer suggère la dérive, la perdition de corps au

cœur de la matière temporelle. Il montre «[ ... ] l'insuffisance toujours ressentie de son

"moi,,97» par l'homme, son insatiable quête d'idéal, d'absolu. On s'éloigne alors de l'anecdote,

94 E. Rohmer, «Réflexions sur la couleur », Le Goût de la beauté, p. 48. 95 G. Deleuze, L'Image Temps tome II, p. 41. 96 A. Tarkovski, Le Temps scellé, p. 64. 97 ibid., p. 38.

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de la petite histoire, pour toucher à une réflexion beaucoup plus vaste sur la VIe, sur

l'existence humaine prise dans le flot temporel.

Le cinéma pour nous apprendre à voir

A. Tarkovski explique qu'au cinéma,

[l]'objectif du réalisateur est de recréer la vie: son mouvement, ses contradictions, ses tendances, ses conflits. Et son devoir est de révéler la moindre goutte de vérité qu'il découvre, même si cela peut déplaire à certains98

.

Ces «gouttes de vérité» on les trouve dans les milles petits gestes, les milles petits riens que

recèle la mise en scène rohmérienne. R. Prédal avance que pour Rohmer «la beauté d'un film

ne se traduit pas forcément par ses cadrages, ses somptueux travellings, ses couleurs ou son

décor, mais simplement par de "petites beautés" où réside tout le secret de sa propre mise en

scène99.». Le mouvement des mains d'une jeune boulangère hésitant quand elle choisit un

gâteau (La Boulangère de Monceau), le bruit d'une brosse dans les cheveux blonds de

Françoise, le regard tantôt espiègle, tantôt dur, d'une femme qui s'offre, d'une autre qui se

refuse (Ma Nuit chez Maud) ... Au cœur du flot temporel, ces gestes, ces regards, sont

toujours sensibles, authentiques. fis saisissent l'instant dans toute sa beauté, sa véridicité et

font la grandeur de l'œuvre de Rohmer.

Observant la vie dans ses moindres détails, Rohmer tâche de nous ramener à la beauté

dans sa pure simplicité, dévoilant ce que le langage, la narration, la psychologie, nous

empêchent trop souvent de voirlOO. Selon P. Drevet, dans les Six contes moraux «[l]'essentiel

est [ ... ] en ce qui échappe à la narration, à savoir les corps, les visages, les paysages, la peau

dorée des jeunes filles, la beautélOl .» Par son jeu entre dire et montrer, Rohmer viserait «[ ... ]

98 ibid., p. 175.

99 R. Prédal, «Les écritures d'Éric Rohmer», Études cinématographiques. Éric Rohmer, tome l, p. 27. 100 J. B. Vray, «Patrick Drevet: le cinéma et le corps du monde», Écrire l'image, p. 73. 101 P. Drevet, «L'Art de la nuit», Huit petites études sur le désir de voir, p. 56.

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le corps, sa beauté brute, donnée immaîtrisée102}) dans un monde échappant trop souvent à

l'homme. Nous sommes au cœur du réalisme ontologique de Bazin:

Ce reflet dans le trottoir mouillé, ce geste d'un enfant, il ne dépendait pas de moi de les distinguer dans le tissu du monde extérieur; seul l'impassibilité de l'objectif, en dépouillant l'objet des habitudes et des préjugés, de toute la crasse spirituelle dont l'enrobait ma perception, pouvait le rendre vierge à mon attention et partant à mon amour103.

En observant la vie dans le cours du temps, le cinéma aurait donc les vertus de nous révéler le

réel, de nous apprendre à voir. Il permettrait d'échapper au truchement des mots, redonnerait

une certaine naïveté à notre regard et nous «ramèner[ait] aux choses104>>. Aussi pour Rohmer,

en art «[ ... ] l'œuvre même est belle non parce qu'elle nous révèle qu'on peut faire du beau

avec de l'informe, mais que ce que nous jugions informe, est beau105.» «La mission du cinéma

moderne n'est [donc] plus [ ... ] de tresser des guirlandes autour du réel, mais de le découvrir

enfin tel qu'il apparaît à l'œil nu106. » Dans ses Six contes moraux

[ ... ] Rohmer a l'air de dire: le cœur de l'homme est plein d'ordure; ce qu'il a de meilleur, il le possède, mais il n'en est pas responsable, et cela lui échappe. Et la beauté sur laquelle l'objectif de la caméra se fixe, indicible et pourtant inévitable, est non seulement ce qui échappe à ceux qui la possèdent mais ce que leurs tentatives pour la saisir semblent leur faire perdre, car elle est pour les autres, et pour nous, spectateurs, qui sommes conviés avec insistance à la découvrir107.

Le cinéma de Rohmer dévoile alors la beauté de l'univers dans sa plus grande évidence.

Qualités artistiques des nouvelles

Les nouvelles des Six contes moraux font-elles preuve de telles qualités artistiques?

Rohmer ne le croit pas. Ille reconnaît même dans sa préface au recueil:

Un texte de cinéma, en lui-même ne vaut rien, et le mien ne fait pas exception à la règle. De l'écriture, il n'a que le faux-semblant, ou, si l'on préfère, la nostalgie. Il se

102 ibid., p. 49. 103 A. Bazin, «Ontologie de l'image photographique», Qu'est-ce gue le cinéma, p. 16. 104 E. Rohmer, «Vanité que la peinture», Le Goût de la beauté, p. 53. 105 ibid., p. 54. 106 E. Rohmer, «La foi et les montagnes », Le Goût de la beauté, p. 125. 107 P. Drevet, «L'Art de la nuit», Huit petites études sur le désir de voir, p. 45.

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propose comme modèle une rhétorique de la narration vieille de plus d'un siècle, et s'en tient complaisamment là, comme si, de la chose littéraire, il préférait le fantasme à la pratique. C'est seulement sur l'écran que la forme de ces récits accède à sa plénitude [ ... ]108.

D'abord, parce que l'essence du cinéma répond mieux au jeu sur la narration que se propose

Rohmer; la perspective du montrer ayant déplacé le système du récit et permis un jeu de

contrepoint entre la parole et l'image. Mais aussi, parce que les «petites beautés)), les «gouttes

de vérité)) dont recèle la mise en scène rornhérienne, n'apparaissent pas avec la même

intensité à l'écrit.

Ces petits gestes fortuits, dans lesquels nous avons vu que résidait le grand art

cinématographique de Rohmer, sont soit inexistants, soit à peine esquissés dans la nouvelle.

Dans La Boulangère de Monceau par exemple, l'hésitation de la main de la boulangère, si

fragile, authentique, éloquente dans le film, se résume à cette notation à l'écrit:

[ ... ] je demandai un sablé et je vis la boulangère m'en tendre un premier, puis un second, avec une pointe d'hésitation ironique qui ma foi, plaida en sa faveur109

.

De même, le regard espiègle et sensuel de Maud s'offrant au narrateur, se réduit à ces

quelques mots dans la nouvelle: «Maud a les yeux ouverts et me regarde ironiquement llO.))

Rien n'équivaut non plus à la précision et la transparence de l'objectif pour exalter la beauté,

la fraîcheur, la fragilité des adolescentes du Genou de Claire.

En fait, dans ses nouvelles, Rohmer ne s'attarde pas suffisamment à saisir la beauté de

l'univers physique, dans le détail et la force de son instant. À l'écrit on reste beaucoup plus

dans le cadre des dialogues, de la narration, de la petite histoire. Aux nouvelles

[m]anque une perspective, qu'un travail d'écriture, certes, aurait pu donner- par une description plus ou moins colorée, rlus ou moins imagée, plus ou moins lyrique des personnages, des actions, des décors ll.

t08 E. Rohmer, tiré de la Préface aux Six contes momux, p. 14. t09 E. Rohmer, «La Boulangère de Monceau, Six contes moraux, p. 28. 1I0 E. Rohmer, «Ma Nuit chez Maud», Six contes morau~ p. 106. lit ibid., p. 14.

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Ce travail, Rohmer le reconnaît lui-même, «[il] n'[a] pas voulu le faire: plus exactement, [il]

ne l'[a] pas pull2.» Mûrissait alors sûrement en lui le germe du cinéaste que nous connaissons.

112 E. Rohmer, tiré de la Préface aux Six contes moraux, p. 14.

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Conclusion

L'œuvre cinématographique des Six contes moraux entretient des liens étroits avec la

littérature. L'origine écrite des films, le côté quichottesque des personnages, l'importance

accordée à la psychologie, à la narration en voix off, à l'intrigue amoureuse, témoignent d'une

inspiration de source littéraire. Rohmer explique:

Pour moi, la littérature [ ... ] est [ ... ] un tremplin, un moyen de recréer une atmosphère. Clermont-Ferrand me fait penser à Pascal, à l'argument du pari et cela a donné Ma Nuit chez Maud. La Savoie me fait penser à Rousseau, c'est la scène célèbre de la cueillette des cerises dans Les Confessions, un mélange de jeunesse, de lumière, d'été, de fraîcheur agreste et de sensualité, et cela a donné le Genou de Clairel13

.

Plus encore, Rohmer reconnaît qu'en réalisant ses Contes moraux, il voulait arriver à traiter de

manière cinématographique des sujets habituellement littéraires1l4:

"Je pensais que je pourrais montrer sous un jour nouveau des choses - sentiments, intentions, idées - qui n'avaient reçu, jusqu'ici, d'éclairage que littéraire". Pour lui l'idée est de confronter le commentaire ''avec le discours et le comportement des personnages" pour faire naître "une espèce de vérité toute autre que celle de la lettre des textes et des gestes, et qui serait la vérité du film". Vérité complexe donc, puisqu'elle résulte de l'alchimie de diverses strates d'écriture, de nature étrangères au cinéma, mais dont l'alliance doit déboucher sur le 7c artll5[ ... ].

L'aspect littéraire des Six contes moraux n'a donc de sens qu'en ce qu'il exhale l'essence du

cinéma Loin de la littérature ou du théâtre filmé 1 16 nous sommes au cœur du 7e art ...

Nous avons vu que Rohmer n'attribuait pas de telles qualités artistiques à ses nouvelles

et pour cause, «[I]e cinéma possèd[ant] un pouvoir de suggestion, de mystification et

d'équivoque que l'écriture n'offre pasll7.» L'essence du médium cinématographique répond

donc mieux que l'écrit à la visée de son projet artistique.

113 A Séailles, <<Entretien avec Éric, Rohmer», Études cinématographiques. Éric Rohmer, tome L p. 6. 114 R. Prédal, «Les écritures d'Éric Rohmer», Études cinématographiques. Éric Rohmer, tome I, p. 36. 115 ibid.,p. 36. 116 Voir à ce sujet l'entretien entre R. Elbar et Éric Rohmer. Visiblement peu avisé de l'essence du Septiéme Art, Elbar ose attribuer un côté théâtral aux Six contes moraux. N'est-ce pas là l'insulte suprême? Rohmer s'oppose bien évidemment à cette conception théâtrale de son cinéma, répondant que «[ q]ui dit "parole" ne dit pas forcément théâtre» ... R. Elbar, «Éric Rohmer parle de ses contes moraux », Séquences, p. 14.

117 P. Bonitzer, Éric Rohmer, p. 128.

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Si Rohmer ne reconnaît pas de valeur littéraire à ses nouvelles, on peut alors se

demander pourquoi il les a publiées ... Or cette dénégation de l'œuvre n'a de sens, selon nous,

qu'en ce qu'elle dévoile la raison d'être de la publication. Celle-ci s'inscrirait dans la lignée

d'une réflexion critique sur la création, sur le rapport que l'artiste entretient avec différents

médiums et leurs possibilités respectives. La préface au recueil, si ambiguë soit-elle, témoigne

de ce questionnement. «Pourquoi filmer une histoire quand on peut l'écrire, pourquoi l'écrire

quand on va la filmer?» Précisément parce qu'à chaque médium correspond une manière

singulière d'exprimer la vie. Voilà sur quoi veut nous faire méditer Rohmer en publiant ses

nouvelles.

De même, le fait que le recueil ait été publié deux ans après la parution du dernier des

six films, réitère l'idée que la série des Six contes moraux ne se clôt pas sur elle-même, qu'elle

refuse tout sens définitif, qu'elle est infiniment plus complexe, dense et insaisissable qu'elle en

a l'air. À nous alors d'y plonger corps et âme pour percevoir l'essence authentique de

l'œuvre ...

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BIBLIOGRAPHIE

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Films du Losange (Prod.), 1963, 16 mm, 52 minutes.

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Losange (Prod.), 1967,35 mm, 90 minutes.

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