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Henri GR ÉGOIRE SUR UN CHŒUR D'EURIPIDE Extrait de la Revue « LES ÉTUDES CLASSIQUES » Tome VII, 1938, fasc. 3 1 ^8 NAMUR is Bruxellensis 1938

SUR UN CHŒUR D'EURIPIDE

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Page 1: SUR UN CHŒUR D'EURIPIDE

Henri GRÉGOIRE

SUR UN CHŒUR D'EURIPIDE

Extrait de la Revue

« LES ÉTUDES CLASSIQUES » Tome VII, 1938, fasc. 3

1

^8 N A M U R

i s Bruxel lensis 1 9 3 8

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S U R UN GHCEUR D'EURIPIDE

On discute si Euripide, comme Agathon, a écrit ou non des 'Eti|36Ài[ia, c'est-à-dire des chœurs sans aucun rapport avec l'action de ses tra­gédies. Je pense que l'on peut répondre que oui. Euripide s'est parfois amûsé, après une date qui précisément est celle de la première victoire d'Agathon le novateur, à surprendre ses auditeurs, sous prétexte de stastmon, par de gracieux développements lyriques, à première vue sans aucune attache avec le drame, et qu'il se borne à motiver pour la forme, avec une négligence souveraine, dans une clausule finale. J'ai traité jadis cette question controversée ̂ , pour la résoudre un peu différemment. J'écrivais alors :

et Lorsque le Chœur dans Euripide a l'air d'oublier complètement l'action, c'est que la situation lui commande la discrétion. Dans VIphigénie en Tauride, le péan (1234 sqq.) Eîîitaiç ô AaToùç yo'voç se place à un moment de la tragédie où les plans de l'héroïne ne peuvent être révélés, où la moindre allusion à ces plans serait dangereuse. »

Mais dans mon édition de VIphigénie en Tauride % traçant une fois de plus le parallèle entre les deux pièces jumelles, VIphigénie en Tauride, précisément, et VHélène, je constatais :

« Le troisième stastmon de VIphigénie est presque sans lien avec l'action. Le chœur, qui attend anxieusement des nouvelles de la réussite du complot, entonne un péan en l'honneur d'Apollon, et s'attarde à conter, avec des détails charmants, l'iEQoç Àôyoç du temple de Delphes. »

Dans une note ,̂ je constatais toutefois :

Il Le chœur prie pour le succès du plan d'Iphigénie : il est naturel qu'il chante Apollon, le dieu prophétique, dont l'oracle va être enfin rehabilité; Artémis d'ailleurs est nommée elle aussi. »

' H . GRéGOIRE, Notes sur l'Hélène d'Euripide, dans la Revue de Philologie, tome XXXVIII (1914), pp. 157-160. Voyez aussi W. KRANZ, Stasimon, pp. 251-562.

" EURIPIDE, tome IV, Paris, Les Belles Lettres, 1925, p. 101. = Ibid., p. 162.

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3 2 2 L E S É T U D E S C L A S S I Q U E S

Mais j'aurais dû dire aussi que seuls les derniers xwXa ( w . 1276-1283) rejoignent les préoccupations des choreutes et des spec­tateurs, en afi&rmant la foi entière des mortels dans la mantique d'Apol­lon. Ou même, c'est le tout dernier xcôÀov qui en quatre mots exprime cette foi, et fixe au drame cette « applique » brillamment ouvragée ̂ . Même observation pour l'Hélène. Un véritable ênPoÀifiov y est consacré au mythe de Déméter et de Corè; et, comme dans Ylphigénie, ce gracieux intermède lyrique vient distraire, ou si l'on veut exciter encore l'attente et l'attention des spectateurs à l'instant le plus pathétique du drame (w . 1301 sqq). Dans cette dernière pièce, Théoclymène a fini par autoriser l'excursion en pleine mer qu'Hélène lui a présentée comme réclamée par la piété hellénique. Le chœur, partagé entre l'anxiété et la joie, se met à chanter avec verve et fougue les aventures de Déméter (identifiée fort curieusement à la Grande Mère). Il termine par une antistrophe dont nous avons rétabli jadis quelques vers altérés. Mais notre article, ayant paru à la veille de la grande guerre, a passé presque inaperçu. C'est pourquoi je me permets de rappeler mes émendations ̂ . Elles justifient le bref mais saisissant commentaire de ce morceau donné par von Wilamowitz dans ses Choriambische Dimeter (Sitzungsberichte der Berliner Akademie, 1902, p. 873 = Griech. Verskunst, pp. 215-218). Je lis, vers 1353 sqq. :

u>v ov ̂ É -̂iç < acp' > oiiô' oaîa Ttaçiâaaç èv < (lèv > daX(ï(ioiç . . . ^

Les xâ)Àa suivants (1355-1365) ne nécessitent aucune correction, et le tout peut se traduire :

« Tels sont les dieux (Déméter, Rhéa et Dionysos) que, contrairement aux lois de la piété, tu as écartés de ton culte domestique, et c'est ainsi que tu as encouru, ô ma fille, le courroux de la Grande Mère, poiu: ne point célébrer les sacrifices de la déesse. Ah ! puissants sont (leurs rites et leurs symboles) : nébrides tachetées, narthex sacré couronné de lierre verdoyant, mouvement circulaire, tournoyant, aérien des rouets magiques, chevelures secouées en l'honneur de Bromios, saintes veillées de la déesse! »

' Même procédé dans le chœur dit « de l'agneau d'or », Électre, 743-746. ^ Depuis, ce chœur de VHélène, d'un intérêt si vif pour l'histoire des religions, a été

publié par M. Paul MAAS, Epidaurische Hymnen, Schr. d. Kônigsberger Gel. Gesell., 9, 5, 1933, pp. 141 sqq., qm a malheureusement ignoré mon travail. Cf. aussi Isidore LÉVY, dans les Mélanges Cumont (Annuaire de l'Institut de Philologie et d'Histoire orientales et slaves, t. IV (1937), pp. 817-845.

' Au lieu de 5>y ov déniç o^ô' ôoîa E n Y P Q 2 A 2 èv daXduoiç

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S\m U N C H ΠU R D ' E U R I P I D E 3 2 3

Après quoi on lisait deux xcôXa incompréhensibles et impossibles à scander, et un dernier, parfaitement sain :

?i ôé viv â|iaaiv vKéç^aXe aekâva [LOQfpâ (iôvov Tiiixeiç.

U. von Wilamowitz a fait très justement remarquer que ce dernier vers fournit la clef du passage. Le chœur suppose qu'Hélène avait commis la faute d'être trop fière de sa beauté, qu'elle avait méprisé le culte de la puissante déesse. Ainsi s'expUquerait son malheur. Le Chœur respecte donc parfaitement le stratagème qui sert de base à la fiction de sa maîtresse. Euripide a développé ici un peu longuement une idée indiquée déjà dans Hippolyte, 141 sqq : où yÙQ ev^eoç, œ XOTJQO, e'it' ex Ilavôç e'i'd' 'Exdtaç ... CTù ô ' dixqpl tàv jtoÀ-ufiriQOV AixTOvvav àymXaxiaiq âvieQoç d&uTCOv jtEÀdvfflv TQ-UXT). Partant de là, j'ai corrigé comme suit les vers 1366 et 1367, sans toucher, je viens de le dire, au vers 1368 :

yxya TOI ôiivaxai . . . v.ai jiawux'Seç •fteâi;, oilôÉ viv îjv la^Eîv tjjiEQPaoïav a |j,oeq)â (iôvov T)i>xsiç.

« Puissants sont les rites et les mystères de la Déesse, et il était impossible que lui demeurât cachée l'arrogance impie avec laquelle tu te glorifiais de ta beauté, et de ta beauté seule. »

A ce texte, je le répète encore, le commentaire de von Wilamowitz s'applique parfaitement. Je suis sûr qu'on trouvera que c'est un mérite.

U Iphigénie, où le péan est motivé avec un peu plus de soin, est vraisemblablement de 414. UHélène, où le poète, pour placer son can­tique à Déméter-Rhéa, use d'une désinvolture un peu plus grande, est de 412. Entre les deux tragédies se place VÉlectre de 413 (où l'Hélène est annoncée). On y rencontre un troisième £fx|36Ài,u,ov dont je vais à présent m'occuper. C'est le chœur des vers 432 à 486, consacré essentiellement à la description des armes d'Achille. Cette description occupe la strophe et l'antistrophe II et les deux premiers %wla de l'épode. Les sept xœXa finaux motivent tant bien que mal la longue digression lyrique. Traduction de Léon Parmentier :

« Le chef de tels hommes de guerre fut immolé à tes amours, fille perfide de Tyndare. Aussi les dieux du ciel t'enverront-ils un jour à la mort, et je verrai, oui, je verrai enfin couler de ta gorge meurtrie le sang répandu par le fer. »

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3 2 4 L E S É T U D E S C L A S S I Q U E S

Entre parenthèses, et bien que les invectives à Hélène soient de style dans la tragédie en général, on a l'impression que ce stasimon était un morceau indépendant, écrit plutôt pour VOreste, où effec­tivement Électre et son frère songent à immoler Hélène, que pour la tragédie de 413, d'où cette donnée est absente. Mais c'est surtout de la première couple de strophes que je voudrais parler. Elle présente en effet une difficulté dont les commentateurs ne se sont guère avisés. La strophe I est claire. Traduction Parmentier :

« Navire glorieux que conduisaient vers Troie des avirons sans nombre, vous alliez soulevant des danses sur les flots avec des Néréides. Charmé par les sons de la flûte, le dauphin se balançait, tournant sans cesse autour des éperons bleu sombre de vos proues. Il accompagnait le fils de Thétis, Achille, le coureur aux bonds légers, avec Agamemnon, vers Troie et le rivage du Simoïs. »

Mais pour l'antistrophe, je ne puis me borner à reproduire la version de mon maître, car il me paraît qu'elle ne rend pas exactement le sens du passage, ni surtout le mouvement de ce beau poème. Au vers 442, Parmentier a eu le tort de corriger avec Orelli dxtdç en dxQcxç. Pourquoi les Néréides viendraient-elles des « pointes » de l'Eubée, comme traduit Parmentier, c'est-à-dire, des sommets de l'île? Il faut garder dxtâç qui reprend le motif final de la strophe ̂ . Et, d'autre part, Parmentier semble avoir cru que l'épisode conté dans l'antis­trophe se confondait avec le sujet de la strophe. C'est impossible, car dans la strophe les Néréides escortent le navire d'Achille voguant vers Troie avec Agamemnon. Dans l'antistrophe, au contraire, les mêmes Néréides cherchent (?) dans le Pélion et l'Ossa la demeure où est élevé le fils de Thétis, qu'il s'agit de découvrir, d'armer avec la panopUe forgée par Héphaistos et de donner comme allié aux Atrides. Les faits ont dû se passer avant le départ de la grande expédition. Comme il arrive souvent dans la poésie lyrique, l'ordre chronologique n'est pas suivi. Le cortège des Néréides entourant la nef d'Achille évoque un voyage antérieur des mêmes Néréides, à l'époque où le PéUde n'avait pas encore quitté sa patrie thessahenne ou sa cachette.

Mais voici le texte :

'Hq)aîaTOii xQ'^^étoy àx\xôv(av iiôx&ovç àajtiOTÙç ëcpsQov reuxécov, dvd xe llr\Xiov dvd TE KQV-Hvàç "Oaaas î E Q ù ç vd^iaç, f N'unqjttîaç axojciàç

' On lira dans la strophe, avec /, ëfi^axe pour i p a t e .

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S U R U N C H ΠU R D ' E U R I P I D E

iitjtÔTaç TQÉcpEV 'EXXdôi qpôiç 0ÉTIÔOÇ slvâA,iov YÔvov TaxTJitoQOv itôô' 'ATQSiSaiç.

« E t ç'avaient é té [les m ê m e s ] N é r é i d e s , qu i , des rives de l ' E u b é e , portaient le boucl ier et les armes forgés par H é p h a i s t o s sur ses e n c l u m e s d'or, par le Pé l ion et les val lées profondes de l 'Ossa , m o n t a g n e sacrée . . . o ù son père l e Cavalier élevait ( o u : faisait élever) l e fils m a r i n d e T h é t i s p o u r être (un jour) la gloire d e la G r è c e , p o u r courir à la rescousse des Atr ides »

L e s q u a t r e m o t s e n t r e cruces s o n t u n locus conclamatus, d o n t d é s e s ­

p è r e n t e t l e p l u s r é c e n t é d i t e u r d e YÉlectre, M . D e n n i s t o n , d ' O x f o r d , e t

l e m e i l l e u r h e l l é n i s t e d e l a n g u e a l l e m a n d e , M . L . R a d e r m a c h e r , d e

V i e n n e , q u e j 'a i , i l y a q u e l q u e s j o u r s , c o n s u l t é v e r b a l e m e n t à c e

s u j e t , e n s o u m e t t a n t à s o n a p p r o b a t i o n ( q u ' i l n e m ' a p o i n t r e f u s é e )

l a c o r r e c t i o n t r è s s i m p l e q u ' o n v a l i r e .

M a t e u a ' ( d e n a r e u c o , c h e r c h e r ) , a u s i n g u l i e r , e s t g r a m m a t i ­

c a l e m e n t i m p o s s i b l e . I l f a u d r a i t a u m o i n s n,ci!T8X)aav, m a i s l e m è t r e ,

g a r a n t i p a r la r e s p o n s i o n , e x c l u t a b s o l u m e n t c e t t e l e c t u r e , t r o p l o n g u e

d ' u n e s y l l a b e . C o m m e n t n ' a - t - o n p a s v u q u ' i l n e s ' a g i t p a s d e [ iareyco ,

m a i s d ' u n v e r b e d e s e n s t o u t d i f f é r e n t , [laxdm, « s e t r o m p e r », « e rrer »,

e t a v e c l e g é n i t i f , « m a n q u e r l e b u t , n e p a s a t t e i n d r e » ? L a f i n a l e d e

x o Q a ç , i n f l u e n c é e p a r t o u s l e s m o t s e n a ç q u i p r é c è d e n t , e s t s u s p e c t e .

I l f a u t l i r e Nx)[X(pàv ô è a x o j t i â ç | 2 x i j e o t t ^ i ^ a r w o ' ̂ , evO-a jtaTTiQ . . .

' laxvnoQOç, cf. POT)ÔQ6JIOç, por idôç .

' N Y M $ A N A E 2 K O n i A S 2 K Y P O Y est devenu N Y M 4 > A I A 2 2 : K 0 n i A 2 K 0 P A 2 .

La mention de Skyros nous semble absolument nécessaire. Elle se découvre avec facilité précisément dans un passage incompréhensible. C'est seulement s'il n'y avait dans ce chœur aucune difficulté textuelle qu'il serait permis d'argumenter comme Weil ou comme Hartung. Le premier dit (p. 606, note aux vers 442 sqq.) : « Les Néréides viemient trouver AchUie au fond des montagnes de la Thessalie, où le jeune héros est élevé par son père, et lui apportent les armes fabriquées pour lui par Héphaistos. On voit qu'Euripide ... contredit ici la fable suivant laquelle Pélée cacha son fils dans l'île de Skyros pour le dérober à une mort précoce. Mais, du temps d'Euripide, ces faits étaient racontés de diverses manières, et la version qui domine aujourd'hui n'était pas encore généralement et exclusivement admise. » Hartung, dans son édition avec traduction (commentée) d'Euripide (sechstes Bàndchen, p. 158), imagine qu'Euripide suivrait ici une « tradition » tout à fait inconnue, s Nicht auf Skyros ist der Held unter Frauenkleidung versteckt, sondern in den Waldtâlern des PeUon's und nicht durch die List des Odysseus wird er entdeckt, sondern durch die Augen der Nereiden : der Anblick der pràchtigen Waffenriistung ist aber auch hier das Mittel, etc ... • Mais rien n'autorise cette hypothèse hardie, sinon précisément un passage obscur qui se laisse rétablir d'une façon plus conforme à la vulgate mythologique. Si encore Euripide n'avait pas traité ailleurs l'épisode d'Achille à Skyros! Mais il avait écrit des 'SmiQiOi. Sur ce drame, cf. l'étude toute récente de M. E. BICKEL, Rhein. Mus., 86 (1837), pp. 11-22.

" Parmentier avait déjà cherché dans fiâxeua', qu'il écrit naTEtio', une troisième personne du pluriel. Ce serait une forme ionienne, qu'il tire de uatécû, verbe très mal attesté.

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3 2 6 LES É T U D E S CLASSIQUES

Les Néréides portaient les armes destinées à Achille, par le Pélion et rOssa; mais ses parents, craignant précisément que la vue de ces armes n'éveillât sa « vocation fatale », le faisaient élever en cachette dans l'île de Skyros. Or, parties des rivages de l'Eubée, les Néréides avaient passé à côté ([xatcoa') de Skyros, dont la cime rocheuse est hantée par les Nymphes, ne se doutant pas que celui qu'elles cherchaient était là, dans cette île — proche de l'Eubée et visible au loin — et non dans quelque repU de l'Ossa ou du Pélion ̂ . La mention de Skyros est indispensable dans ce contexte et, comme tout le monde admet que 2 K 0 n i A 2 K 0 P A 2 est corrompu, il est singulier que personne n'ait jusqu'à présent fait notre correction évidente : 2 K 0 n i A 2 2 K Y P 0 Y \

Euripide avait écrit des 2XTJQIOI, où il traitait de la découverte par Ulysse d'Achille caché parmi les filles de Lycomède. Il est probable que la cachette d'Achille n'avait pas été décelée facilement, et que les Néréides, dans la forme de la légende adoptée par Euripide, ici ou ailleurs, étaient d'abord chargées d'aUer à sa recherche en promenant dans tous les cantons thessaliens, où on le supposait dissimulé par son père, les armes étincelantes qui devaient stimuler sa jeune valeur. C'est par le même moyen qu'Ulysse, mieux avisé, devait le découvrir à la fin. Dans cette antistrophe, Euripide s'amuse de l'aveuglement des Néréides qui, parties de l'Eubée, n'ont pas eu un regard pour la haute cime de l'île de Skyros qu'elles devaient longer pour atteindre la ThessaUe. L'expression Nvnqpâv a-nomd convient merveilleusement à la pointe de l'île de Skyros, en effet visible de très loin, et qui, depuis une haute antiquité, porte l'agglomération principale de l'île

Le motif des Néréides portant les armes d'Achille est ici mentionné pour la première fois. On sait que, grâce au groupe fameux de Scopas, il devait être l'un des thèmes favoris de l'art antique. L'épopée était

' En conséquence, traduction définitive de l'antistrophe : « Déjà l'on avait vu ces mêmes Néréides, des rives de l'Eubée, porter ses armes guerrières, forgées par Héphaistos sur des enclumes d'or, par le Pélion et dans les profondes vallées de l'Ossa, la montagne sacrée — sans toucher Skyros, la cime des Nymphes, où son père le Cavalier faisait élever le fils marin de Thétis pour être (un jour) la gloire de l'Hellade, le prompt auxiliaire des Atrides. »

2 II y a certainement antithèse voulue entre jteti[ivàç vdbtaç, « le fond des vallées », et oxOJtlà Nunqjàv, « la haute cime des Nymphes ». Notre interprétation résout la difficulté ainsi notée par Keene : « Ilçujxvàç vobtaç originates from Iliad, XIV, 307, îtçuiiVCOQeîaç. But, if the foot of the mountain is meant, it is strange that the expression Ntjnq)âv ojcomâç, which is appropria te only to the top, should follow ».

' SxOeov aineïav, Iliade I (IX), 6 6 8 . Cf. PAULY-WISSOWA, S. V. Skyros. Sur le culte des Nymphes à Skyros, cf. Bull, de Corr. hell., III ( 1 8 7 9 ) , pp. 6 7 - 6 8 .

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muette à ce sujet, le lyrisme choral aussi. On ignore d'ailleurs à quel épisode de la vie d'Achille Scopas avait rattaché sa création. Heyde-mann ^ pensait au Triumphzug des apotheosierten Achill nach der Insel Leuke. Mais c'est une hypothèse en l'air que n'admet point M. Mayer dans son article Thetis de Pauly-Wissowa. Celui-ci pense que les Néréides apportèrent à Achille les armes nouvelles réclamées par Thétis après la mort de Patrocle. Mais, en ce qui concerne Euripide, cette interprétation est exclue, puisque les armes qu'il prend soin de décrire, sont différentes de celles dont on trouve la description dans Homère ̂ .

Mais pourquoi les Néréides viennent-elles de la côte d'Eubée? L'explication traditionnelle qu'on trouvera par exemple dans le commentaire d'Henri Weil ̂ , ne vaut rien : les Néréides viendraient de la forge d'Hephaistos, située dans l'île de Lemnos, et c'est en passant qu'elles auraient côtoyé l'Eubée. Mais la forge d'Héphaistos n'est localisée à Lemnos que dans une forme tardive du mythe. Rien n'indique qu'Euripide ait songé à Lemnos. Au contraire, tout fait penser que, pour lui, les enclumes d'or d'Héphaistos sont quelque part en Eubée ou près de l'Eubée. Nous ne savons, à vrai dire, où les traditions du siècle plaçaient cette forge. Mais il est clair qu'Euri­pide a dû s'inspirer d'un passage fameux du xviii^ chant de l'Iliade.

' Die Nereiden mit den Waffen des Achill, Gratulationsschrift der Universitât Halle zutn 50 jâhrigen Jubilàum des Archaeologischen Instituts.

" EÙQUtîSo'u 'YDÂy.TQO., by C. H. KEENE : « It is difficult to détermine with certainty the référence in thèse lines. The armour spoken of can hardly be that described in the XVIII Book of the Iliad. The sun, the Pléiades and the Hyades are indeed men-tioned in both descriptions, but with différences of détail that make it doubtful if the shields described are identical. The Océan again appears in both descriptions, for the adventure of Perseus that Euripides describes took place by the Océan stream, but the simple référence Homer makes to the Océan contains no suggestion that the slaughter of Medusa was represented on the shield he describes. Moreover the armour described in the Iliad was made for Achilles after the death of Patroclos, and it is not conceivable that Hephaistus should have been so ill-informed on the events of the day, as to let his messengers search the hiUs of Thessaly for AchiUes at this important crisis. Is the armour described that worn by Achilles? Here again there is a difificulty, for Homer, Iliad XVIII, 84 sqq., says that armour was a présent of the Gods to Peleus on his marriage with Thetis, and inherited from him by Achilles, while here it is cer-tainly iniplied that the armour was sent to the hero straight from the forge. We must apparently conclude that Euripides foUows a version of the taie not known to us from other sources. » Cf. aussi, sur ce chœur, P. FRIEDLAENDER, Johannes von Gaza, Berlin, 1912. pp. 25-26.

' Voici textuellement la note de Weil (p. 606, note sur les vers 442 sqq) : « Les Néréides qui viennent de la haute mer et peut-être de Lemnos, où était la forge d'Héphaistoss passent près de la côte Nord-Ouest de l'île d'Eubée pour se rendre dans la ThessaUe. » KEENE dit la même chose : « To reach Mount Pelion from Lemnos, the favourite home and workshop of Héphaistos, they would naturally land in the Pagasaeau Gulf, now the Gulf of Volo, and so pass the Northern extremity of Euboea. »

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Lorsque Thétis se rend chez le divin bancal pour liai demander des armes nouvelles destinées à son fils, Héphaistos rappelle que jadis ils ont demeuré ensemble (trad. Mazon, w . 394 sqq.) :

« Cette déesse, c'est elle qui m'a sauvé, à l'heure où, tombé au loin, j'étais tout endolori du fait d'une mère à face de chienne qui me voulait cacher, parce que j'étais boiteux. Mon cœur eût bien souffert, si Eurynome et Thétis ne m'avaient alors recueilli dans leur giron, Eurynome fille d'Océan, le fleuve qui va coulant vers sa source. Près d'elle, durant neuf ans, je forgeais maintes œuvres d'art, des broches, des bracelets souples, des rosettes, des colliers, au fond d'une grotte profonde qu'entoure le flot immense d'Océan, qui gronde, écumant. »

Ainsi donc, d'après Homère, la forge d'Héphaistos, la première forge d'Héphaistos, avait été la grotte même de Thétis, entourée par l'Océan « qui coule vers sa source ». Nous ne savons oià cette grotte profonde était située. Mais le chœur de VÉlectre nous fait croire qu'on l'avait localisée sur la côte d'Eubée. Et, dans ces conditions, il est à peu près certain qu'on avait dû songer à Chalcis. Le nom de cette ville suggérait tout naturellement la forge d'Héphaistos (xaÀxelov). Un esprit aussi peu mythologique que Thucydide ne dédaigne pas de rapporter l'explication populaire des phénomènes volcaniques par le travail du divin forgeron (Thucydide, III , 88 : vo\iiÇ,ovai 8è o î êxeCvT) av&QCo:n:oi sv tf) 'leçâ &ç, ô "Hqjaiotoç yakxevEi, ÔTi TT|V v u x t a (paîvetai nvQ dvaôiôotJoa noXv xal xi\v rmégav xajtvov).

On sait combien Euripide est féru d'étymologie. Il est probable que, dans un de ses prologues généalogiques, où abondent des combi­naisons et des jeux linguistiques de l'espèce, il aura exphqué Chalcis par xaÀxsIov ̂ . Et, préoccupé qu'il était, ainsi qu'on le voit par les premiers vers de YI phi génie en Tauride, par les mystérieux courants alternatifs de l'Euripe qui mérite si bien l'épithète d'àUJOQQOoç, donné par Homère à l'Océan qui entoure la forge d'Héphaistos, n'a-t-il pas songé pour en rendre compte à cette exégèse volcanique?

Le culte d'Héphaistos paraît bien attesté pour l'Eubée par les noms théophores que l'on rencontre dans l'épigraphie de l'île. Une Néréide fameuse avait habité dans la source Aréthuse, tout près de Chalcis.

' X a ^ x î ç est nommée ainsi parce qu'elle a possédé le premier yoXy.£iov, dit une scoUe d'Eustathe. Dionysus Periegetes graece et latine cum vetustis commentariis, ed. BERNHARDY, Lipsiae, 1 8 2 8 , p. 2 4 3 : ' l o T O Q E Î T a i ôè xai o i Ô T j Q o v xal xaXMV \iéxaXXa elvai x a t à

TTiv EvPoCxTiv XaXxîôa, x a l ôTI âpioroi èxEl atÔTjQouQYOî' x a l o n ov jiâvov êxEï jtQCÔTOV c ô q j d î i x"̂ "̂ *̂*» àXXà xal ^IQCôTOI x a ^ t ô v é x e ï êvEÔiJOavTO KOVQTITEç

ftsxà Aiôç.

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Puisque Thétis, d'après Homère, avait demeuré dans la forge même d'Héphaistos, il était indiqué d'ailleurs de rapprocher cette forge de la côte thessalienne avec laquelle Thétis, épouse du Thessalien Pélée, a de si nombreuses et de si solides attaches.

Il n'est pas facile de dire dans quel drame perdu Euripide aura ainsi modifié l'histoire d'Achille. En tous cas, il semble se citer lui-même, renvoyer à une pièce probablement récente où il avait repris le vieux sujet dans une intention qu'en terminant, nous tâcherons de découvrir. Mais auparavant notons qu'il s'intéressait particuliè­rement au héros thessalien et panhellénique, auquel dans sa dernière tragédie, Ylphigénie à Aulis, il élèvera un impérissable monument, faisant de lui la figure la plus sympathique peut-être de tout son théâtre. Dans cette pièce, il est amené à prendre parti entre les deux versions, courantes depuis Homère, de l'union de Thétis et de Pélée. Pélée avait-il pris sa femme de force, après le corps à corps que l'on sait, donnée éminemment folklorique et sans doute primitive, et Thétis après la naissance d'Achille avait-elle abandonné pour toujours son éphémère époux? Ou bien le mariage avait-il été conclu en quelque sorte officiellement, sous le patronage des dieux? Enfin, qui avait été l'éducateur d'Achille ? Thétis (ce qui supposait un ménage heureux, sans divorce) ou son père seul, Pélée, ou encore le centaure Chiron (ce qui s'exphquait par le départ de Thétis)? A toutes ces questions, Euripide répond dans la stichom5rthie de VIphigénie à Aulis, w . 697 sqq. Il y est très afiirmatif sur le séjour de Pélée, qu'il place sur le PéUon et non dans la mer. Mais, ce qu'il faut surtout remarquer dans ce passage, c'est la première personne citée dans la généalogie. Pélée descend de Zeus et de la nymphe Aegina, donc, au point de vue des contemporains d'Euripide, d'une Athénienne. La tendance générale de l'époque et de notre poète est de revendiquer, directement ou indi­rectement, pour Athènes, ou tout au moins pour ses colonies, toutes les illustrations de la Grèce mythique. On voit quel intérêt Euripide pouvait avoir à placer à Chalcis ou près de Chalcis, la résidence de Thétis : car ainsi, le brave des braves, le premier des Grecs descendait, par son père comme par sa mère, d'habitants divins de deux îles essentiellement athéniennes : il était éginète et eubéen, comme Ajax était Salamioien ̂ .

Il n'est pas défendu de conjecturer que la localisation à Chalcis du palais-ateUer commun à Thétis, à Héphaistos et aux Néréides,

" En 413, date de VÉlectre, Euripide avait des raisons particulières de rappeler aux Eubéens, qui bientôt après devaient faire défection, leur parenté mythique avec Athènes.

Page 11: SUR UN CHŒUR D'EURIPIDE

33° LES éTUDES CLASSIQUES

figurait, soit dans les 2XVQIOI, soit dans le prologue du HriXeitç, drame non seulement perdu, mais difficile à dater, et dont nous n'avons presque rien.

Quoiqu'il en soit, notre hypothèse est la seule qui permette, je ne dirai même pas d'expUquer, mais seulement de comprendre la strophe infiniment gracieuse, où pour la première fois est évoquée ce que les archéologues appellent justement la cavalcade marine dçs Néréides portant les armes d'Achille. . ^ ^ ^ Henri GRéGOIRE.