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Taïwan : une nation multivoque et contestée Catherine Goulet-Cloutier Mai 2012

Taïwan : une nation multivoque et contestée · 2012-05-21 · Candidate du Parti démocrate progressiste (PDP) contre Ma Ying-jiu aux élections présidentielles de janvier 2012

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Taïwan : une nation multivoque et contestée

Catherine Goulet-Cloutier

Mai 2012

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Catherine Goulet-Cloutier est étudiante au Doctorat en science politique à l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Ses aires de spécialisation concernent les nationalismes chinois et taïwanais, les théories des relations internationales et les études de sécurité. L’auteur est également titulaire d’une maîtrise en science politique de l’UQAM.

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Résumé

Cette note de recherche vise à repenser le nationalisme taïwanais dans une perspective d’interprétation. Il s’agit de regarder comment, à divers moments de l’histoire, les principaux acteurs impliqués dans la représentation de la nation à Taïwan ont tenté d’identifier cette nation et de catégoriser les individus en termes d’une vision déterminée de celle-ci. De cette manière, nous constatons que les acteurs politiques luttent depuis l’époque de la colonisation japonaise, en particulier depuis les années 1920, pour imposer leur conception de la colonisation à Taïwan. Le contenu et l’importance relative de ces conceptions a évolué dans le temps, de telle manière qu’il est possible de dégager trois grandes périodes, chacune correspondant à la prédominance de l’une de ces conceptions. La première période est celle de la colonisation japonaise, durant laquelle émerge, chez les élites et intellectuels taïwanais, une véritable conscience de Taïwan en tant que nation. Mais la répression et l’intensification des politiques nippones d’assimilation ont mis un terme aux mouvements nationalistes naissants, tout en consolidant l’idée de Taïwan comme communauté distincte. La fin de la Seconde Guerre mondiale et la rétrocession de Taïwan à la Chine en 1945 marquent le début de la deuxième période, celle du régime autoritaire sous les Nationalistes chinois. Avec le changement de régime politique, on constate un revirement dans l’idée de nation à Taïwan : le GMD tente d’imposer une identification à la grande nation chinoise qui soit fidèle à l’idéologie nationaliste. Si cette identification devient rapidement hégémonique, on voit aussi progressivement s’intensifier une opposition politique cherchant, par la mobilisation des idées de nation et d’ethnicité taïwanaises, à contrer la répression et démocratiser la politique à Taïwan. Ce processus débouche sur la création du premier parti d’opposition en 1986 et la démocratisation de la politique taïwanaise à partir de 1987, dates qui marquent le début de la dernière période à l’étude. À partir de ce moment, on remarque la promotion officielle d’une nouvelle conception de la nation taïwanaise, qui constitue une réponse à la division sociale formulée en termes ethniques. Cette conception, connue sous l’appellation de « nouveau Taïwanais », est à la fois plus inclusive et davantage opposée à la Chine. Sans rejeter complètement l’héritage chinois, ce dernier est désormais vu comme étant un héritage parmi d’autres, l’accent étant mis sur le caractère pluriel et métissé de Taïwan.

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Table des matières

 Liste des acronymes .......................................................................................................................... 7  

Liste des noms propres ..................................................................................................................... 8  

1. Colonisation japonaise, 1895-1945 : une nation taïwanaise au sein de l’empire du Japon .......... 6  

1.1 Émergence de l’idée d’une nation taïwanaise ........................................................................ 6  

1.2 L’État impérial et la politique d’assimilation graduelle ......................................................... 7  

1.3 Le mouvement kominka et la japonisation accélérée des Taïwanais ...................................... 8  

1.4 Consolidation de l’idée d’une nation taïwanaise .................................................................... 9  

2. Régime nationaliste autoritaire, 1945-1987 : une nation chinoise hégémonique… de plus en

plus contestée .................................................................................................................................. 10  

2.1 Décolonisation ou recolonisation? ........................................................................................ 10  

2.2 Incident du 28 février 1947 ................................................................................................... 12  

2.3 La RDC, gardien de la culture chinoise ................................................................................ 13  

2.4 L’Incident de Kaohsiung et la montée de l’opposition politique ......................................... 15  

3. Taïwan démocratique, 1987 à aujourd’hui : une nation plurielle axée sur Taïwan .................... 16  

3.1 Les réformes politiques de la démocratisation ..................................................................... 16  

3.2 Les élections de 1996 et l’impératif d’une nouvelle identité nationale ................................ 17  

3.3 Réinterprétation de l’histoire nationale ................................................................................ 18  

3.3 Réforme des manuels scolaires ............................................................................................. 20  

4. Conclusion .................................................................................................................................. 21  

Bibliographie .................................................................................................................................. 23  

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Liste des acronymes

GMD : Guomindang, aussi écrit Kuomintang ou KMT (中國國民黨), parti nationaliste chinois fondé en 1912 par Sun Yat-sen.

PDP : Parti démocrate progressiste (Minjindang, 民進黨), fondé en 1986 en opposition au GMD.

RDC : République de Chine. Nom officiel de Taïwan. Inclut l’île de Taïwan, les îles Penghu (Pescadores), Matsu et Kinmen. La capitale de la RDC est Taipei (臺北)

RPC : République populaire de Chine. Nom officiel de la Chine continentale, sous le régime du Parti communiste chinois.

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Liste des noms propres

Cai Ying-wen (蔡英文) : aussi écrit Tsai Ing-wen ou T’sai Ing-wen. Candidate du Parti démocrate progressiste (PDP) contre Ma Ying-jiu aux élections présidentielles de janvier 2012.

Chen Shui-bian (陳水扁) : Président de la RDC de 2000 à 2008. Représentant le Parti démocrate progressiste (PDP), il est le premier président taïwanais non issu du Guomindang (GMD) depuis 1945.

Chiang Kai-shek : aussi connu sous les noms chinois de Jiang Jieshi (蔣介石) et Jiang Zhongzheng (蔣中正). Président du gouvernement nationaliste de la Chine de 1928 à 1931 et de 1943 à 1948 (il a été président du du Conseil militaire national entre les deux), il devient Président de la République de Chine en 1948 et le demeure jusqu’à sa mort en 1975.

Jiang Jing-guo (蔣經國) : aussi écrit Chiang Ching-kuo. Fils de Chiang Kai-shek, il devient président peu après la mort de ce dernier. Premier ministre de la RDC entre 1972 et 1978, il est président de 1978 jusqu’à sa mort en 1988.

Li Deng-hui (李登輝) : Aussi écrit Lee Teng-hui. Président de la République de Chine dès 1988, il succède à Jiang Jing-guo à la mort de ce dernier. Premier président élu démocratiquement (1996), il est aussi le premier président taïwanais de la RDC (i.e. à être né à Taïwan de parents nés à Taïwan). Il a mené de nombreuses réformes politiques menant à la démocratisation de la RDC. Il demeure président jusqu’en 2000, année où il perd les élections présidentielles contre Chen Shui-bian du PDP.

Ma Ying-jiu (馬英九) : Président actuel de la RDC, en poste depuis 2008, réélu en 2012, et président du GMD.

Sun Yat-sen (孫逸仙 ) : considéré comme le père de la nation chinoise sous le régime nationaliste. Premier président provisoire de la RDC à la fondation de cette dernière en 1912. Il a élaboré l’idéologie politique au fondement du régime nationaliste du GMD, connue sous le nom des Trois principes du peuple (sanmin zhuyi,三民主義).

Note sur la romanisation :

Nous avons choisi d’employer la méthode standardisée pinyin (sans tonalités) pour romaniser les noms chinois qui parsèment le texte. Il y a cependant deux exceptions. D’une part, les noms d’auteurs sont cités dans le texte et inscrits dans la bibliographie tels qu’ils apparaissent sur l’ouvrage auquel nous référons. D’autre part, nous avons choisi de conserver tel quel le nom de Chiang Kai-shek parce que c’est sous ce nom qu’il est le plus connu en Occident.

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La réélection de Ma Ying-jiu (馬英九 ), candidat du Guomindang (GMD), aux élections

présidentielles de janvier 2012 semble pour plusieurs consacrer le rapprochement de Taïwan vers

la Chine. L’élection était considérée, à Taïwan comme ailleurs, comme une lutte entre deux

attitudes par rapport à la Chine, l’une (incarnée par le GMD) favorisant le rapprochement

économique et diplomatique, la seconde (promue par le Parti démocrate progressiste ou PDP)

mettant en garde contre la dépendance économique et la menace militaire que poserait une telle

proximité. Au centre de ce débat se trouve l’enjeu plus fondamental de la souveraineté et,

ultimement, celui de la survie de Taïwan en tant que nation. En somme, plus que l’affirmation

d’une attitude vis-à-vis la Chine, la victoire du GMD par 51,6% des voix contre 45,63% pour le

PDP est considérée par plusieurs observateurs comme étant le couronnement d’une vision « pro-

Chine » de la nation taïwanaise.

Cet épisode permet de prendre la mesure de l’omniprésence de la question nationale dans les

débats politiques, économiques et sociaux à Taïwan. En effet, cet enjeu mobilisateur est

constamment mis de l’avant par les acteurs, en particulier les partis politiques et les médias de

masse. Ainsi, on remarque que de nombreuses questions économiques, politiques, sociales,

diplomatiques et militaires sont considérées à travers le prisme de la nation, ce qui accentue la

polarisation des débats au sein de la société taïwanaise.

Dans cette lignée, des chercheurs se sont penchés sur le rôle joué par le nationalisme taïwanais

dans divers processus qu’a traversés cette société, en particulier l’essor économique, la

démocratisation et l’évolution de la relation avec la République populaire de Chine (RPC). Dans

les années 1980 et 1990, nombreux sont ceux qui ont considéré les caractéristiques qu’ils

attribuent à la nation chinoise (confucianisme, etc.) comme étant à la base du « modèle

asiatique » grâce auquel est survenu le « miracle économique » plaçant Taïwan au rang des

« petits dragons » (Harrison, 2006). D’autres auteurs, à l’instar de Wachman (1994b), défendent

l’idée selon laquelle le mouvement nationaliste taïwanais, porté par l’opposition politique illégale

durant les années de dictature du GMD, a été à la source de la démocratisation de Taïwan dans les

années 1990. Enfin, la démocratisation, qui concrètement signifierait la « taïwanisation » de la vie

politique et des institutions en général, est vue par certains comme ayant mené à un changement

d’identité nationale, c’est-à-dire l’adoption d’une identité taïwanaise plutôt que chinoise (tel que

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« révélée » par plusieurs enquêtes et sondages d’opinion1). Ce changement d’identité aurait à son

tour généré un consensus par rapport au droit des Taïwanais à l’autodétermination (Chang et

Wang, 2005) et, par le fait même, aurait avivé les tensions avec la RPC. En retour, l’attitude de la

Chine continentale est vue comme un facteur déterminant du nationalisme taïwanais : une attitude

intransigeante, comme lors de la crise du détroit de Taïwan en 1995-96, radicaliserait le sentiment

nationaliste des Taïwanais, alors qu’une attitude conciliante l’atténuerait (Cabestan, 2005;

Cabestan et Le Pesant, 2009; Chang, 2007).

Ce bref survol de la littérature permet de faire un constat frappant : malgré la diversité des points

de vue défendus par les auteurs, le nationalisme et l’identité nationale à Taïwan2 sont presque

systématiquement abordés dans une relation de cause à effet avec d’autres enjeux. Dans cette

perspective, des événements historiques (libéralisation économique, démocratisation, crise du

Détroit de Taïwan,…) seraient des causes de l’adoption d’une identité nationale chinoise ou

taïwanaise, ce qui générerait des positions politiques déterminées (démocratisation ou maintien

du régime, volonté d’unification avec la Chine continentale ou désir d’indépendance, etc.). Or, la

question de l’identité elle-même n’est presque jamais problématisée. En effet, il est difficile de

savoir à quoi ces identités chinoise ou taïwanaise réfèrent, outre qu’elles s’opposent l’une à

l’autre. Les identités nationales sont ainsi considérées comme des blocs monolithiques à la

signification évidente et univoque. Ces identités font elles-mêmes appel à des catégories

« ethniques » prédéfinies, claires et mutuellement exclusives, qui ne sont pas remises en question

et sont par le fait même réifiées dans la littérature3. Les conflits autour de la question nationale

1 La National Policy Foundation (NPF), notamment, a mené plusieurs enquêtes visant à savoir comment s’identifient les résidents de Taïwan et quelle est leur attitude par rapport à Taïwan et la Chine. En 2009, par exemple, la NPF obtenait les résultats suivants : plus de la moitié (52,1%) des résidents de Taïwan se déclaraient « Taïwanais », à peine 4,4% se disaient « Chinois » et 39,2% se déclaraient à la fois Taïwanais et Chinois (NPF, 2010). 2 Quelques remarques s’imposent pour éviter la confusion dans les termes. Dans la littérature académique et dans la pratique, le « nationalisme taïwanais » désigne très souvent le mouvement pro-indépendance et anti-unification avec la Chine. Par ailleurs, l’idée de nation à Taïwan n’a pas toujours été représentée comme étant une nation « taïwanaise » : elle a aussi été représentée comme étant japonaise, chinoise, sud-est asiatique, métisse, etc. Nous emploierons donc les expressions « identité nationale », « nationalisme » et « nation » à Taïwan pour désigner, de manière générale, l’ensemble de ces processus de représentation. Nous emploierons « identité nationale » et « nationalisme » taïwanais pour désigner plus spécifiquement l’articulation de Taïwan et des Taïwanais comme formant une nation distincte (de la Chine, du Japon, etc.), ce qui n’implique toutefois pas forcément une prise de position pro-indépendantiste. Enfin, nous parlerons « d’identité nationale » et de « nationalisme » chinois pour désigner l’articulation de Taïwan et des Taïwanais comme étant indissociables de la Chine, non pas forcément en termes politiques (bien qu’elle soit souvent associée à une attitude pro-unification), mais surtout dans une perspective identitaire. Ces expressions ne visent pas à réifier les identités « chinoises » et « taïwanaises », mais plutôt à rendre compte des différentes représentations de la nation qui mobilisent différents symboles et lieux d’appartenance. 3 Pour une excellente critique de cette caractéristique de la littérature sur la nation taïwanaise, voir Chao et Johnson (2000).

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sont généralement décrits comme opposant les « Continentaux » aux « Taïwanais »4. Quant aux

Aborigènes, ils ne sont la plupart du temps pas considérés et, lorsqu’ils le sont, c’est sous la

forme d’un seul groupe monolithique, en dépit de leur diversité.

Ces limites de la littérature sur la question nationale taïwanaise nous obligent à repenser cette

dernière sous un autre angle qui nous permette d’éviter la réification des phénomènes étudiés.

Concrètement, cela implique de tenir compte du caractère pluriel de la nation taïwanaise, tout en

adoptant un point de vue assez général pour dégager des tendances. Faisant écho à Bruebaker et

Cooper (2000), nous croyons que l’utilisation des concepts d’identification et de catégorisation

sont utiles pour atteindre ce juste milieu. D’une part, en dirigeant le regard analytique sur les

représentations de la nation invoquées par les acteurs politiques, ces concepts nous permettent de

rendre compte de la diversité des représentations et de son évolution dans le temps. L’analyse

évite ainsi le piège d’entreprendre de déterminer ce qu’est l’identité nationale taïwanaise, c’est-à-

dire d’en trouver l’essence ou la signification vraie et permanente, en appliquant des concepts de

nation et de nationalisme prédéfinis. D’autre part, en axant aussi l’analyse sur les institutions et

autres vecteurs de l’identification nationale, ces concepts permettent de discerner des

représentations qui, à certains moments, deviennent prédominantes.

Dans cette optique, il nous apparaît judicieux, pour comprendre l’évolution de la « nation » à

Taïwan, de regarder comment, à divers moments de l’histoire, les principaux acteurs en jeu ont

tenté d’identifier la nation et de catégoriser les individus en termes d’une vision déterminée de

celle-ci. Autrement dit, il s’agit de voir quelle vision de la nation ces acteurs cherchaient à

transmettre; quels moyens ils ont utilisés pour la diffuser; quels processus et mécanismes ont

concourru au couronnement d’une conception sur les autres; et enfin, quelles ont été les

dynamiques du changement dans la représentation dominante de la nation à Taïwan. Notre

analyse s’insère donc dans une perspective interprétativiste qui ne cherche pas à expliquer

l’émergence et les changements de la nation à Taïwan, mais tente plutôt de comprendre

4 Les « Continentaux » désignent les Chinois arrivés à Taïwan après la rétrocession à la Chine nationaliste en 1945. Les « Taïwanais » incluent pour leur part les individus dits d’ethnie Han, c’est-à-dire Hakkas ou Hoklos, qui résidaient à Taïwan avant la rétrocession à la Chine. Curieusement, cette dernière catégorie n’inclut pas les Aborigènes, dont les divers groupes sont considérés dans une catégorie à part. Outre la difficulté de classer les individus, notamment en raison des nombreux mariages interethniques, on peut critiquer les catégories elles-mêmes. Selon Hsiau (2005 : 144), c’est le Parti démocrate progressiste (PDP) qui, dans les années 1980, a regroupé les Hoklos et les Hakkas dans une même catégorie démographique afin de diminuer la prépondérance des premiers au sein du PDP. Les « quatre grands groupes ethniques » sont par la suite devenus le cadre de référence dominant dans l’analyse et la politique ethno-nationaliste à Taïwan.

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l’évolution de cette idée de la nation telle qu’elle a été et est encore aujourd’hui invoquée par les

acteurs.

De cette manière, nous pouvons voir que les acteurs politiques luttent depuis l’époque de la

colonisation japonaise, en particulier depuis les années 1920, pour imposer leur conception de la

nation à Taïwan. Le contenu et l’importance relative de ces conceptions a évolué dans le temps,

de telle manière qu’il est possible de dégager trois grandes périodes, chacune correspondant à la

prédominance de l’une de ces conceptions. La première période est celle de la colonisation

japonaise, durant laquelle émerge, chez les élites et intellectuels taïwanais, une véritable

conscience de Taïwan en tant que nation, ce qui donne lieu à la création de quelques mouvements

nationalistes. Mais la répression et l’intensification des politiques nippones d’assimilation, à

travers l’école, le contrôle de la langue nationale et l’appareil militaire, ont mis un terme à ces

mouvements naissants, tout en consolidant l’idée de Taïwan comme étant une communauté

distincte. La fin de la Seconde Guerre mondiale et la rétrocession de Taïwan à la Chine en 1945

marquent le début de la deuxième période, celle du régime autoritaire sous les Nationalistes

chinois. Avec le changement de régime politique, on constate un revirement dans l’idée de nation

à Taïwan : le GMD tente d’imposer une identification à la grande nation chinoise qui soit fidèle à

l’idéologie nationaliste. Cette identification, véhiculée par les institutions (en particulier l’école et

l’appareil militaire), devient rapidement hégémonique. Or, on voit aussi progressivement

s’intensifier une opposition politique cherchant, par la mobilisation des idées de nation et

d’ethnicité taïwanaises, à contrer la répression et démocratiser la politique à Taïwan. En

promouvant efficacement une conception alternative de nation taïwanaise opposée à la nation

chinoise, l’opposition ébranle la représentation qui prédominait auparavant. Ce processus

débouche sur la création du premier parti d’opposition en 1986 et la démocratisation de la

politique taïwanaise à partir de 1987, dates qui marquent le début de la dernière période à l’étude.

À partir de ce moment, on remarque la promotion officielle d’une nouvelle conception de la

nation taïwanaise, qui constitue une réponse à la division sociale formulée en termes ethniques.

Cette conception, connue sous l’appellation de « nouveau Taïwanais », est à la fois plus inclusive

et davantage opposée à la Chine. Sans rejeter complètement l’héritage chinois, ce dernier est

désormais vu comme étant un héritage parmi d’autres, l’accent étant mis sur le caractère pluriel

et métissé de Taïwan. Cette nouvelle représentation est consolidée notamment par la réforme des

manuels scolaires de 1997, de même que par certaines politiques économiques et linguistiques.

Elle doit néanmoins être considérée en lien avec un processus de localisation des identifications,

ainsi qu’une multiplication des interprétations de l’histoire nationale.

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Comme toute analyse, la nôtre comporte certaines limites. Tout d’abord, notre étude remonte à la

colonisation japonaise et va jusqu’à l’époque actuelle, ce qui représente environ un siècle

d’histoire, durant lequel les transformations sociales, politiques, économiques, etc., ont été à la

fois nombreuses et majeures. C’est pourquoi il a été impératif de sélectionner certains événements

pour notre analyse. Nous avons ainsi retenu ceux qui, de manière quasi-consensuelle dans la

littérature sur le sujet, sont jugés plus importants pour comprendre la nation et le nationalisme à

Taïwan. Par ailleurs, les acteurs impliqués dans la représentation de la nation sont extrêmement

divers, plus encore dans les dernières années avec la multiplication des sites de représentation de

la nation taïwanaise (Taylor, 2010). Nous avons choisi de nous concentrer sur certains acteurs qui

nous apparaissent centraux dans la représentation de la nation, de par leur position de pouvoir

symbolique et/ou matériel dans la société. Ensuite, au risque de simplifier les nuances et de réifier

certaines positions, les contraintes inhérentes au présent travail nous amènent à considérer ces

acteurs de manière quasi unitaire. L’administration japonaise, les intellectuels nationalistes, le

GMD, ainsi que l’opposition politique qui est venue à se consolider dans le PDP, n’ont pas eu des

positions unifiées, surtout pas sur un enjeu aussi critique que celui de la nation. Nous croyons

toutefois qu’il est possible de dégager une vision dominante chez ces divers groupes d’acteurs, et

c’est sur ces tendances que nous appuierons l’analyse. Enfin, nous avons aussi choisi de nous

concentrer sur les luttes politiques à Taïwan, ce qui implique de laisser presque entièrement de

côté la politique internationale. Ceci constitue une limite importante, car il est indéniable que les

relations avec la RPC5 et avec les États-Unis6, et plus généralement la mondialisation et les

relations interétatiques7, sont tous d’importants éléments pour comprendre l’évolution de l’idée

de nation invoquée par les acteurs taïwanais. Néanmoins, ces éléments ayant été amplement

abordés dans la littérature académique, nous avons jugé possible et souhaitable de nous attarder

davantage aux acteurs internes à la société taïwanaise.

5 Pour des analyses sur l’importance de la relation entre Taïwan et la RPC pour l’identité nationale taïwanaise, voir Cabestan (2005), Cabestan et Le Pesant (2009), Dittmer (2005), Hughes (1997), Lin (2003), Lin, C. (2008), et Myers et Zhang (2006). 6 Pour une analyse du nationalisme taïwanais en lien avec la relation américano-taïwanaise, voir Chang (2007). Par ailleurs, les auteurs qui font l’histoire de la nation à Taïwan abordent généralement la question du rôle central, pour le nationalisme à Taïwan, de la relation avec les États-Unis dans le contexte de la guerre froide. Voir par exemple Cabestan et le Pesant (2009). 7 Wang (2000), notamment, soutient l’importance de considérer l’identité nationale taïwanaise dans une perspective globale. Quant à Cabestan et Le Pesant (2009), ils mettent en lumière le rôle de la mondialisation de la culture taïwanaise (en particulier, l’accès à des médias étrangers) dans la multiplication des modèles et valeurs qui créerait, chez les jeunes générations, un patchwork identitaire. Dans un autre ordre d’idée, Larus (2008) évalue le rôle de l’identité de l’État en RDC dans la rétention des alliés diplomatiques, alors que Goldstein (2008) se penche sur l’importance du soft power dans la reconnaissance internationale et la promotion de l’autodétermination de Taïwan.

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1. Colonisation japonaise, 1895-1945 : une nation taïwanaise au sein de l’empire du Japon

1.1 Émergence de l’idée d’une nation taïwanaise

Si certains nationalistes font remonter l’existence de la nation taïwanaise à plus de 400 ans,

Chang et Miège (2000 : 57-58) démontrent que ce n’est qu’à partir des années 1920 que l’on

commence à parler de nation taïwanaise dans la littérature académique, comme entité distincte

qui, à ce titre, a droit à l’égalité de traitement et à l’autodétermination. Avant 1895,

l’identification se fait principalement à un niveau local ou régional, ou encore avec la province

chinoise d’origine. Le développement d’un sentiment de communauté plus large à Taïwan n’est

pas favorisé en raison du peu de moyens de communication et de transport dans les milieux

ruraux, où vit la majorité de la population. Quant aux élites, elles s’identifient principalement à la

dynastie Qing et souhaitent s’insérer dans la structure de l’empire chinois. La création par ces

mêmes élites d’une République de Taïwan en 1895, qui visait à garder le territoire dans le giron

chinois (Chang et Miège, 2000 : 55; Cabestan, 2005 : 3), montre de manière éloquente cette

identification à la Chine, identification qui a possiblement perduré en raison de la brutalité initiale

de la répression japonaise8. Bref, les habitants de Taïwan ne se considèrent pas comme une entité

distincte, surtout pas dans les termes modernes de nation. D’ailleurs, même en Chine

continentale, la vaste majorité des spécialistes considèrent qu’il n’existe pas de véritable projet

nationaliste avant la toute fin du 19e siècle ou le début du 20e siècle (Brassard, 2010 : 22).

Les choses changent rapidement au cours des années 1920, qui sont une période de grande

effervescence intellectuelle et culturelle en Asie. En Chine, le Mouvement du 4 mai 1919 génère

d’importants débats sur la nation chinoise, sur les moyens à prendre pour moderniser le pays, sur

la nécessité de remettre en question les traditions, etc. Également, les Quatorze points de

Woodrow Wilson, en particulier ceux concernant l’autonomie des peuples et la décolonisation,

sont très discutés en Asie. Étudiant pour la plupart au Japon, les intellectuels taïwanais se

trouvent plongés au cœur de cette effervescence d’idées qui les influencent dans une large

mesure. Peu à peu, ces intellectuels reconnaissent le statut de colonie de Taïwan et l’oppression

dont sont victimes les résidents. Ils admettent également la nécessité de lutter pour l’autonomie,

ce qui pour la plupart passe par une participation accrue au gouvernement japonais, mais qui pour

8 Chang et Miège (2000 : 72) rapportent que quelques 14 000 Taïwanais ont été tués au cours de la seule première année d’occupation japonaise et qu’environ 12 000 autres sont disparus entre 1898 et 1902. La résistance à l’occupation s’est progressivement essoufflée, pour s’éteindre vers 1915.

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d’autres influencés davantage par le léninisme (comme le parti communiste taïwanais), exige

l’indépendance. Enfin, ils s’entendent sur le besoin d’impliquer les masses dans cette lutte pour

l’autonomie (Chang et Miège, 2000 : 57).

Dans cette visée, de nombreux membres de l’élite taïwanaise tentent d’obtenir une meilleure

représentation de Taïwan au sein du gouvernement japonais. Ainsi, entre 1921 et 1934, quinze

pétitions sont soumises à la Diète impériale demandant l’établissement d’un parlement sur l’île,

toutes refusées. Les élites cherchent également à mobiliser la population autour de la question

d’autodétermination, mais elles se butent à un obstacle majeur, celui de la langue. Car si les élites

parlent le japonais, il n’en va pas de même pour les masses qui, elles, parlent une foule de

dialectes mutuellement inintelligibles. Pour contourner cet obstacle, les élites tentent de rejoindre

les masses par l’écrit et le théâtre. Par exemple, elles sont de plus en plus nombreuses à écrire en

vernaculaire, ce qui donne naissance au Mouvement de la nouvelle littérature qui dure de 1920 à

1926 (Chang, 2003 : 15).

1.2 L’État impérial et la politique d’assimilation graduelle

L’adoucissement de la politique impériale japonaise durant les années 1920, période connue sous

le nom de démocratie de Taishô (1918-1932), permet aux élites de promouvoir de telles idées

politiques à Taïwan. Cependant, les efforts de mobilisation des masses se butent à l’efficacité de

l’appareil d’État japonais qui, grâce à la modernisation économique, à l’éducation de masse et

aux réseaux de communication, parvient dans une certaine mesure à assimiler la population

taïwanaise et à inculquer le patriotisme envers l’empire (Chang et Miège, 2000 : 62).

En effet, dès le début de la colonisation japonaise, l’assimilation de Taïwan est vue comme une

condition nécessaire à la conquête de l’Asie du Sud-Est (Chang et Miège, 2000 : 62). Le Japon

étant la première puissance coloniale hors de l’Occident, et Taïwan étant la première colonie

formelle du Japon, la « réussite » de cette entreprise apparaît essentielle aux yeux des autorités de

la métropole. C’est pourquoi Taïwan est transformé en un véritable laboratoire d’expérimentation

des pratiques coloniales (Chiu, 2000 : 110). En assimilant les Taïwanais et en leur apportant le

bien-être, le Japon espérait démontrer à l’Occident qu’il est l’égal des autres puissances

impérialistes et, de ce fait, être intégré à la communauté des grandes puissances coloniales

(Ching, 2001 : 17). La japonisation des Taïwanais est donc vue, à partir du début du 20e siècle,

comme une responsabilité de l’empire, un idéal colonial à accomplir : créer l’égalité par

l’assimilation. C’est dans le contexte de la politique d’assimilation graduelle qu’est institué, dans

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les années 1920, un système d’éducation moderne à Taïwan, qui fait drastiquement augmenter la

fréquentation scolaire des Taïwanais (Chang, 2003 : 85).

Notons cependant que, du côté des Aborigènes, les politiques sont tout autres. Considérés comme

des membres d’espèces inférieures, plus près des animaux que des humains, les Aborigènes sont

vus comme étant des obstacles à éliminer pour l’exploitation des ressources naturelles des

territoires où ils résident. À ce titre, ils se situent hors de la protection de la loi. S’inspirant des

politiques d’autres puissances impérialistes en matière de traitement des Autochtones, les

autorités japonaises exproprient les Aborigènes, qui se réfugient pour la plupart dans les

montagnes. Les zones où habitent les Aborigènes, en particulier les montagnes, sont étroitement

surveillées et contrôlées par les forces de police9. L’Incident de Musha du 27 octobre 1930

marque cependant un tournant dans la politique coloniale à l’égard des Autochtones (Ching,

2000b). Au cours d’un événement public officiel, quelques centaines d’Aborigènes mènent une

attaque surprise contre des Japonais, faisant 134 morts. Cette rébellion fait scandale : elle apparaît

désastreuse non seulement pour l’autorité japonaise à Taïwan, mais aussi plus généralement pour

le projet colonial de l’empire et sa relation avec les Aborigènes (Ching, 2001 : 138). Suivant cet

événement, les autorités impériales revoient les politiques à l’égard de ces derniers. Ainsi, les

politiques brutales de répression et d’expropriation sont abandonnées. Du même coup, la

représentation des Aborigènes change : désormais, le gouvernement japonais tente de maintenir

sa légitimité par un discours d’inclusion et d’assimilation des Aborigènes. Ces derniers

deviennent des sujets de l’empire et c’est pourquoi ils se voient maintenant, eux aussi, inculquer

« l’esprit japonais » par l’école obligatoire et l’appel à se battre pour l’empire (Ching, 2001 : 133-

73).

1.3 Le mouvement kominka et la japonisation accélérée des Taïwanais

Ce changement dans l’attitude à l’égard des Aborigènes est concomittant à une montée du

fascisme dans les années 1930, qui donne naissance au mouvement kominka d’intensitification de

la « japonisation » de Taïwan. Ce processus d’assimilation accélérée se fait par trois leviers

principaux, soit le mouvement pour la langue nationale, le changement des noms de famille et le

9 Selon Ching (2001 : 136), en 1931, le ratio entre les officiers de police japonais et la population des régions des plaines était de 1 pour 963.1, alors que celui des régions montagneuses était de 1 pour 57.5. En outre, les rôles des officiers dans ces régions autochtones sont extrêmement divers : en plus de leur rôle répressif, ils sont également enseignants, médecins et conseillers. Ils sont aussi responsables de l’enregistrement des naissances et des décès, ainsi que de mener le recensement. Enfin, ils sont mis en charge des industries (électricité, bois d’œuvre, etc.). Bref, la police est omniprésente et omnipotente dans les régions où vivent les Aborigènes.

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système de volontariat militaire. Premièrement, l’apprentissage du japonais comme langue

nationale est couplé, à partir des années 1930, à l’interdiction de l’enseignement du chinois

(1932), puis de l’utilisation des caractères chinois dans les journaux (1937), puis de l’importation

de matériel imprimé chinois (1940) (Chang, 2003 : 86). Ces politiques augmentent drastiquement

la proportion de la population taïwanaise parlant le japonais10. Deuxièmement, au début des

années 1940, le régime lance une campagne de changement des noms de famille. Ce programme

incite les Taïwanais à remplacer leur nom chinois par un nom nippon pour prouver leur loyauté à

l’empire. En 1945, environ 7% de la population taïwanaise a adopté un nom de famille japonais,

la proportion étant la plus élevée dans les communautés autochtones (Rubinstein, 2006 : 240).

Troisièmement, le recrutement pour le service militaire est de loin la campagne la plus efficace du

mouvement kominka. Un peu plus de 200 000 Taïwanais sont incorporés dans l’armée japonaise,

dont 40 000 au cours de la dernière année de guerre (Chang et Miège, 2000 : 73). De surcroît, la

société entière est mobilisée dans l’effort de guerre, ce qui implique d’y développer un véritable

code de l’honneur et de la vertu. Comme le souligne Liu (2009 : 267), le sujet dans le mouvement

kominka doit d’abord être éduqué de façon à ce qu’il comprenne qu’il doit purifier son cœur de

« barbare » et, ainsi, prouver sa loyauté à l’empereur et prendre part à la pureté de l’esprit

japonais. Selon cette conception, les Taïwanais doivent renoncer à ce qui est Taïwanais ou

Chinois en eux et s’identifier pleinement à l’esprit japonais. Cette identification implique

concrètement de se battre au nom de la cause sacrée qu’est la conquête de l’Asie par l’empire.

Bref, le mouvement kominka amène une objectification de la « japonisation » : on demande non

plus simplement l’allégeance de la part des peuples colonisés; ces derniers doivent agir, vivre et

mourir pour l’empereur en défendant l’Empire (Ching, 2001 : 126). En ce sens, le mouvement

kominka est plus qu’une simple intensitification de la politique d’assimilation des Taïwanais.

Cette dernière est en effet reconceptualisée : elle n’est plus une responsabilité de l’Empire, mais

un devoir des peuples colonisés. Si ces derniers ne sont pas assimilés, c’est qu’ils ne sont pas

encore parvenus à devenir des sujets impériaux complets (Ching, 2001 : 91). Les textes littéraires

taïwanais de cette période, qui représentent les Taïwanais comme des hommes méprisables et

incomplets, témoignent du succès funeste de cette entreprise (Liu, 2009 : 270-1).

1.4 Consolidation de l’idée d’une nation taïwanaise

Le durcissement des politiques impériales a rapidement mis fin aux mouvements nationalistes

taïwanais (Chang et Miège, 2000 : 59). Par conséquent, les idéologies politiques mises de l’avant

10 Selon Chang et Miège (2000 : 63) : « On estime qu’entre 1937 et 1944, la part de la population parlant japonais passa de 38% à 71%. »

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par les nationalistes n’ont pas pu se consolider en une pensée nationaliste paradigmatique.

Néanmoins, l’importance de ces luttes anticolonialistes réside dans leur articulation de la

population taïwanaise comme une communauté ethno-nationale distincte et semi-autonome

(Ching, 2001 : 53). Ces formulations initiales ont donc contribué à rendre légitime l’idée de

nation taïwanaise ayant droit, à ce titre, à décider de son destin.

Parallèlement, et de manière paradoxale, le système d’éducation et le recensement mis en place

par les Japonais à Taïwan ont contribué eux aussi à la formation d’une conscience taïwanaise,

séparée de la communauté japonaise. Faisant écho à Benedict Anderson, Chang (2003 : 19)

souligne que la généralisation de la langue japonaise a permis de briser le localisme et de réunir

les Taïwanais dans une communauté imaginée plus large. En transformant le paysage

linguistique, l’État colonial a généré un changement dans l’imaginaire collectif. Si les politiques

mises en place visaient l’identification à l’Empire, cette dernière ne pouvait être complète puisque

les Taïwanais étaient discriminés précisément en raison de leur différence. En outre, le

recensement institué par l’administration japonaise, qui catégorise et distingue les Japonais et les

Taïwanais selon l’ethnicité, a aussi renforcé l’idée d’une communauté taïwanaise distincte (Lu,

s.d. : 3-4). Comme nous l’avons vu, cette distinction se consolidait au quotidien par la

discrimination et par le manque de représentation au sein du gouvernement nippon.

2. Régime nationaliste autoritaire, 1945-1987 : une nation chinoise hégémonique… de plus en plus contestée

2.1 Décolonisation ou recolonisation?

Avec la défaite du Japon dans la Seconde Guerre mondiale, et tel que convenu lors de la

conférence du Caire en 1943, Taïwan est rétrocédé à la Chine en 1945. Malgré l’efficacité des

politiques japonaises d’assimilation, l’arrivée des nationalistes chinois est célébrée comme une

libération à Taïwan. Mais la liesse initiale fait rapidement place à un sentiment ambivalent des

Taïwanais face au nouvel arrivant. Dès le début, les difficultés de communication liées à la

langue11 et les différences de comportements et d’attitudes génèrent des clivages entre les

« Continentaux » et les « Taïwanais ». Ce clivage est rapidement institutionnalisé sous le

gouvernement du Guomindang (GMD) par des politiques de ségrégation des Taïwanais, vus

comme étant non civilisés et ayant été corrompus, pollués par les Japonais. Complètement écartés

11 Non seulement les « Continentaux » ne parlent pas la même langue que les « Taïwanais », ils utilisent eux-mêmes souvent des dialectes qui sont mutuellement inintelligibles.

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du gouvernement central, les Taïwanais doivent être resinisés avant de pouvoir participer

pleinement à la vie publique (Edmondson, 2002 : 28).

De surcroît, malgré les critiques véhémentes formulées à l’endroit du régime colonial nippon, le

GMD garde intact et reprend l’appareil d’État mis en place par les Japonais (Chiu, 2000 : 117).

En effet, les nationalistes remplacent l’ancien occupant dans les postes clés de l’administration et

dans la police; ils nationalisent les grandes industries qui appartenaient jusque là au Japon; ils

imposent le mandarin, une autre langue étrangère, comme langue nationale. Les portraits de

l’empereur japonais sont remplacés par ceux de Sun Yat-sen (孫逸仙) et de Chiang Kai-shek (蔣

介石) comme objets de culte ritualisé obligatoire. Bref, pour beaucoup de Taïwanais, les

« porcs » du continent ont simplement remplacé les « chiens » japonais; Taïwan est à nouveau

gouverné par une minorité d’étrangers12 (Edmondson, 2002 : 27).

À ce niveau, l’appellation chinoise des « Continentaux » en dit long sur le clivage social à

Taïwan. Appelés Waishengren (外省人) – qui signifie littéralement « gens de l’extérieur de la

province ») –, ils sont opposés aux Benshengren (本省人) (« gens de cette province ») et rendus

extérieurs à la communauté. Même si les termes impliquent l’appartenance à une entité commune

(l’ensemble de provinces qu’est la Chine), ils délimitent précisément un « nous » intérieur et un

« autre » extérieur (Corcuff, 2002b : 165). Cette division est aussi institutionnalisée par l’État, qui

catégorise les individus sur la base de leur identité ethnique déterminée par l’origine du père.

Cette information est inscrite sur la carte d’identité détenue par toute personne âgée de plus de

quinze ans (Wachman, 1994b : 57).

Si la répression du GMD est généralisée et ne vise pas uniquement les « Taïwanais », ces derniers

sont néanmoins les principales victimes d’un gouvernement contrôlé exclusivement par des

« Continentaux », ce qui amène une conception d’injustice et de victimisation articulée en termes

d’ethnicité. En outre, Taïwan se retrouve impliqué dans la guerre civile menée sur le continent

par les forces nationalistes du GMD. Les ressources de l’île sont donc totalement mobilisées pour

l’effort de guerre et déviées vers le continent. En conséquence, l’économie de l’île se détériore

rapidement. Couplée à la corruption politique, la répression et la ségrégation, cette dégradation

fait monter les tensions et le ressentiment au sein de la société taïwanaise.

12 Les données démographiques sont imprécises et contestées sur le nombre de « Continentaux » présents à Taïwan au début du régime du GMD. Corcuff (2002b : 164) rapporte cependant qu’une étude sérieuse et précise estime qu’un peu plus d’un million de « Continentaux » sont présents à Taïwan en 1956. La population totale de Taïwan est estimée à 6 millions en 1946 et 7.87 millions en 1951.

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2.2 Incident du 28 février 1947

Ces tensions sociales atteignent leur paroxysme dans l’Incident du 28 février 1947. L’incident est

déclenché la veille par l’arrestation et les mauvais traitements infligés en pleine rue par des forces

de l’ordre du Bureau de monopole du tabac à une femme vendant des cigarettes sans permis. Des

témoins tentent alors d’intervenir, mais un des agents fait feu et tue un manifestant avant de

prendre la fuite. Attirant de plus en plus de gens, le groupe se rend dans un poste de police et

demande que les fautifs soient punis, mais leurs demandes sont ignorées par les autorités. Des

émeutes éclatent le lendemain matin, que les forces de sécurité tentent de disperser, sans succès.

Dans les jours qui suivent, les Taïwanais multiplient les manifestations, prennent d’assaut les

bases militaires et occupent les bureaux administratifs de Taipei. Face à cette explosion populaire,

la loi martiale est décrétée le 4 mars. Dès le 8 mars, le GMD riposte violemment : après avoir

amassé une imposante force militaire dans la province du Fujian, il se lance dans plusieurs jours

de massacres, faisant des milliers de victimes. Les élites, les intellectuels et les étudiants sont les

principaux ciblés, accusés d’être des communistes et des traîtres.

Cet incident est possiblement l’évènement historique le plus important dans l’histoire de Taïwan

parce que, dans les termes d’Edmondson (2002 : 35), il a permis de penser cette histoire. En effet,

la trahison et l’incroyable violence du gouvernement GMD ont clairement établi le peuple

taïwanais comme sujet historique distinct. Reprenant l’idée des trois violences de Jacques

Derrida13, Harrison (2006 : 81) affirme que dans sa violence, l’Incident a inscrit Taïwan comme

entité distincte de la Chine de la manière la plus extrême qui soit : il s’agissait de l’expression

physique brutale de l’inscription d’une signification, qui est la violence originelle du langage.

À la suite de l’Incident, les nationalistes qui subsistent tentent d’élaborer une représentation

alternative de la « taïwanitude » et défendent la cause de l’indépendance de Taïwan. Mais étant

en exil (d’abord à Hong Kong et au Japon, puis surtout aux États-Unis), les membres de ce

mouvement n’ont que peu d’influence sur la politique taïwanaise. Quant à l’Incident du 28

février, le GMD impose un tabou qui le réduit au silence.

13 La première violence est celle de la représentation, de l’imposition du nom; la deuxième violence est l’institutionnalisation de cette représentation, qui implique la légitimation d’un nom et l’exclusion des autres; enfin, la troisième violence est la violence physique faite au nom de cette représentation et qui, selon Derrida, suit logiquement les deux premières.

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2.3 La RDC, gardien de la culture chinoise

Après la défaite des nationalistes en Chine continentale et leur exil à Taïwan en 1949, la

perpétuation du nationalisme chinois et la « guerre civile » sont les seuls outils que détient le

GMD pour légitimer son monopole du pouvoir (Edmondson, 2002 : 30). Dans ce contexte, la

culture est nationalisée et mise au service du régime : le GMD se présente ainsi comme étant le

gardien de la culture chinoise, dont la préservation est une question de défense nationale (Chun,

1996 : 132). Cela constitue un des piliers de la prétention du gouvernement GMD au titre de seul

représentant légitime de la Chine14.

D’une part, la nationalisation de la culture en RDC passe par l’implantation de l’idéologie

politique nationaliste, présentée comme la raison d’être du régime (Corcuff, 2002c : 75-76). Cette

idéologie est fondée sur les Trois principes du peuple (sanmin zhuyi,三民主義)15, écrits en 1920

par Sun Yat-sen et repris et réécrits par Chiang Kai-shek (Chiang, 1947)16. Dans l’idéologie

nationaliste, particulièrement celle de Chiang Kai-shek, l’unité nationale est sacrée. On considère

en effet que c’est l’absence d’une telle unité qui a mené au démembrement de la Chine aux 19e et

20e siècles par les puissances impérialistes, de même qu’à la guerre civile contre les communistes

(Chiang, 1947). L’unité nationale est donc vue comme une condition sine qua non de la survie de

la nation chinoise. Dans la pratique, cela se traduit par une politique fortement assimilationniste,

entamée sur le continent et perpétuée à Taïwan.

Dans cette optique, l’idéologie du GMD est systématiquement diffusée dans l’administration

publique et à tous les niveaux d’éducation (Chun, 1996 : 138-40). D’ailleurs, l’éducation sert

officiellement un but nationaliste en RDC. L’article 58 de la Constitution de 1947 affirme en effet

que l’objectif de l’éducation est de mobiliser les citoyens autour de la nation chinoise, autour de

l’idéologie nationaliste, contre le communisme, et pour la réunification avec le continent. Cette

14 L’appui des États-Unis dans le contexte de la guerre froide (et de la guerre de Corée de 1950-1953), ainsi que la représentation de la Chine à l’Organisation des Nations unies jusqu’en 1971 constituent évidemment d’autres piliers de cette prétention, qui contribuent à maintenir la légitimité du régime en RDC. 15 Ces trois principes sont le nationalisme, la démocratie, et le bien-être du peuple. Le nationalisme constitue pour Sun une rupture du lien entre le sujet et l’empereur, pour le remplacer par un nouveau lien, entre le citoyen et la nation. Le principe de démocratie appelle, à terme, à la mise en place d’un système républicain, représentatif et populaire. Or, Sun considère qu’une période de tutelle sous l’autorité du parti unique GMD est nécessaire pour apprendre au peuple la discipline et l’unité nationale afin d’assurer les bases de la démocratie ultérieure. Quant au bien-être du peuple, le principe appelle à la mise en place de diverses mesures sociales modérées (mais non communistes). 16 Pour une présentation plus détaillée de l’évolution de la pensée de Sun Yat-sen et Chiang Kai-shek dans le temps, voir Mackeras (1994). Sur Sun Yat-sen, voir Bergère (1994).

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éducation a certainement contribué à l’identification des Taïwanais à la Chine telle que définie

par le régime nationaliste (Chang, 2003 : 92).

D’autre part, la nationalisation de la culture se fait par la promotion d’une tradition réinventée,

notamment d’un confucianisme épuré qui invoque essentiellement une série de valeurs et

principes éthiques comme la dévotion et la piété filiale, le respect de l’autorité sociale et

l’attention à l’étiquette dans sa vie quotidienne. Ces notions reconstruites de la tradition sont

diffusées à travers l’appareil normatif de l’école, des médias, de la famille et de l’armée (Chun,

1996 : 131). On tente d’uniformiser la culture, de la purger de tous les vestiges de l’influence

japonaise et des traditions locales primitives, arriérées et nuisibles à l’unification nationale et à la

modernisation (Chang et Miège, 2000 : 67). Dans ce contexte, la langue est frappée de nombreux

interdits : en plus d’avoir imposé le mandarin comme langue nationale, le gouvernement prohibe

l’enseignement et l’usage des dialectes locaux à l’école. Dans les médias, il limite puis interdit la

diffusion dans d’autres langues que le mandarin. Les langues, arts et coutumes aborigènes sont,

plus encore que chez les autres groupes de la société, stigmatisés comme étant primitifs,

arriérés17.

La nationalisation de la culture au service du GMD atteint son apogée dans le mouvement de

Renaissance culturelle. Établi en 1966, à peine quelques mois après le lancement de la Révolution

culturelle en RPC18, ce mouvement vise à promouvoir la culture traditionnelle et « l’essence »

chinoises. Il s’inscrit également dans le contexte d’une remise en question, à partir des années

1960, de la faisabilité du projet de reconquête du continent, ce qui mine la légitimité du régime et

l’amène à faire de la politique intérieure une priorité (Wang, 2005 : 61). En pratique, le

mouvement de Renaissance culturelle consiste en un durcissement linguistique et une

intensification de l’enseignement des traditions chinoises et de l’inculcation des principes moraux

confucéens au sein de la société taïwanaise. Ce mouvement marque donc une politisation accrue

de la culture, et la conscience culturelle nationale devient la cause et la conséquence de tous les

succès économiques, sociaux, sportifs,… de la RDC (Chun, 1996 : 134).

17 Chiu (2000 : 121-22) suggère que cette représentation des Aborigènes, omniprésente notamment dans le discours académique qui a prospéré entre 1956 et 1965, a grandement participé au renouveau de l’identification à l’ethnie « Han ». L’image négative véhiculée au sujet des Aborigènes auraient en effet consolidé l’identification au groupe des « Continentaux » en leur redonnant une image positive d’eux-mêmes, image fortement ébranlée par la perte du continent chinois en 1949. 18 Lancée en 1966 par le Parti communiste chinois, alors dirigé par Mao Zedong, la Révolution culturelle visait à éliminer les éléments bourgeois de la société et du gouvernement. Elle a été caractérisée notamment par la rééducation des intellectuels par le travail aux champs, de même que par la critique de masse à l’égard du confucianisme et des traditions, décriés comme des « polluants spirituels » issus de l’Occident (Jian, 1999). La Révolution culturelle s’est officiellement terminée en 1976, avec la mort de Mao.

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2.4 L’Incident de Kaohsiung et la montée de l’opposition politique

Durant les années 1970, une série d’événements internationaux ébranle la légitimité du régime en

RDC. La perte du siège à l’ONU en 1971, la rupture des relations diplomatiques avec la plupart

des États, la reconnaissance quasi unanime de la RPC comme seul représentant légitime de la

Chine et, enfin, la rupture des relations diplomatiques avec les États-Unis en 1979 sont autant de

coups durs pour le régime nationaliste à Taïwan. À l’interne comme à l’externe, on considère de

plus en plus comme une chimère le projet de reconquérir le continent et pourtant, cet objectif

demeure au programme officiel de la RDC jusqu’à la fin des années 1980. La détente de la guerre

froide fait que le langage de la Chine nationaliste est de plus en plus déconnecté de la réalité, ce

que ne réussit pas à contrer le gouvernement autoritaire (Harrison, 2006 : 117).

Dans ce contexte, la libéralisation économique devient un pilier de la légitimité du régime. Pour

atténuer le ressentiment de la population, le GMD met également en place des réformes politiques

mineures en 1972, qui consistent essentiellement à augmenter le nombre de « Taïwanais » au sein

du parti et dans les institutions politiques, ainsi qu’à augmenter le nombre de sièges législatifs de

Taïwan19 (Jacobs, 2005 : 20). Mais ces réformes n’entraînent pas de changement fondamental du

régime en place supporté par des forces de sécurité répressives.

Cette structure de parti unique fait en sorte que l’opposition politique ne peut pas se former en

parti. Néanmoins, cette opposition est lâchement coordonnée dans le dangwai (littéralement :

« hors du parti »), mouvement qui promeut la démocratisation à Taïwan. En 1977, plusieurs

candidats (officiellement non partisans, officieusement dans le dangwai) remportent plusieurs

sièges aux élections exécutives de comté et à l’assemblée législative provinciale. Grâce à sa

présence dans les instances politiques, particulièrement à l’assemblée provinciale, le dangwai

joue un rôle de plus en plus important dans la politique taïwanaise. Cependant, la mobilisation du

public reste difficile étant donné le contrôle par le GMD des médias de masse.

Le dangwai commence à mobiliser davantage le public en 1979, lorsque les divers groupes qui le

composent se cristallisent autour du magazine Meilidao. En outre, il occupe la sphère publique

19 Jusqu’à la fin des années 1980, la RDC considère qu’elle est le représentant légitime de toute la Chine, incluant le continent contrôlé par les communistes. Jusque durant les années 1970, Taïwan est donc doté d’un système politique complexe à cinq branches (nommées yuan), avec une législature prétendant représenter toutes les provinces de Chine. Les représentants de cette législature, élus en 1948 sur le continent, ont un siège à vie. Le système administratif comporte quatre niveaux (national, provincial, comté/ville, canton/arrondissement) conçu pour la Chine entière, de sorte que les Taïwanais peuvent élire leurs représentants législatifs jusqu’au niveau provincial, ainsi que des représentants exécutifs jusqu’au niveau du comté/de la ville (Chu, 1994 : 101).

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par l’organisation de rallies et la tenue de manifestations illégales, dont une à Kaohsiung qui est

violemment réprimée par les forces du GMD. Cet épisode, connu sous le nom d’Incident de

Kaohsiung, est rapidement interprété en lien avec l’Incident du 28 février 1947. Ainsi

réinterprétés par l’opposition, ces Incidents deviennent des exemples de lutte contre la répression,

l’injustice et l’imposition du silence à Taïwan (Edmondson, 2002 : 32-33). Si les manifestations

et l’Incident de Kaohsiung attirent relativement peu de sympathie populaire au départ, notamment

en raison de la situation de « crise nationale » perpétuée par le gouvernement (Wang, 2005 : 66),

les meurtres politiques qui s’ensuivent alimentent le support populaire pour l’opposition.

L’arrestation des leaders d’opposition et les meurtres politiques suivant l’Incident de Kaohsiung

amènent également un changement de leaders pour le dangwai. Le mouvement est repris par

divers groupes menés par les épouses des prisonniers politiques et par les avocats des accusés, qui

adoptent des positions plus radicales d’opposition. De plus en plus, on décrie haut et fort

l’inégalité entre les « Continentaux » et les « Taïwanais » (Jacobs, 2005 : 23). L’histoire de

Taïwan est mise dans un nouveau récit, celui d’une longue oppression contre laquelle se sont

battus des héros nationaux (manifestants de l’Incident du 28 février, prisonniers politiques de

l’Incident de Kaohsiung, etc.) (Wang, 2005 : 69-70). L’enjeu de la démocratisation devient dès

lors inséparable de « l’ethnicité » et la démocratisation est présentée comme une taïwanisation de

la politique et des institutions.

3. Taïwan démocratique, 1987 à aujourd’hui : une nation plurielle axée sur Taïwan

3.1 Les réformes politiques de la démocratisation

En 1986, l’opposition politique se consolide par la formation illégale du Parti démocrate

progressiste (PDP). La levée de la loi martiale en 1987 rend officielle et incarne le processus de

démocratisation amorcé par l’essor de l’opposition politique. Il est désormais légal de former un

parti politique et d’exprimer des opinions différentes de celles du GMD. En 1988, le président et

fils de Chiang Kai-shek, Jiang Jingguo (蔣經國), meurt et cède le pouvoir à Li Deng-hui (李登輝

). Partisan d’une véritable démocratisation, Li multiplie les réformes politiques et administratives.

En 1991, reconnaissant officiellement que la RDC ne contrôle pas la Chine continentale, le

régime met fin à la « Période de mobilisation nationale pour la suppression de la rébellion

communiste ». En 1992, des amendements légaux augmentent énormément la liberté

d’expression à Taïwan en permettant les manifestations politiques et même la promotion de

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l’indépendance (Jacobs, 2005 : 38). Enfin, le processus de démocratisation entamé aboutit en

1996 dans la première élection présidentielle au suffrage universel.

3.2 Les élections de 1996 et l’impératif d’une nouvelle identité nationale

En tant que premier président « taïwanais », c’est-à-dire non « Continental », Li a une légitimité

politique relativement grande et ce, même avant son élection populaire (Wu, 2002 : 201). Mais il

fait face à un PDP de plus en plus populaire, qui est vu comme le seul parti incarnant la « volonté

taïwanaise » et représentant les intérêts des « Taïwanais ». Il doit aussi composer avec des

mouvements hakkas et aborigènes qui souhaitent obtenir davantage de reconnaissance, en

particulier aux niveaux culturel et linguistique. Enfin, il doit prendre en compte les

« Continentaux » et ne pas s’aliéner les forces pro-unification, notamment celles au sein du

GMD. Par conséquent, pour le GMD et en particulier pour le président, le risque d’une

polarisation du vote populaire sur des bases ethniques apparaît bien réel. Li entreprend donc le

difficile pari de positionner le GMD de manière à incarner la « volonté taïwanaise » en cooptant

le nationalisme taïwanais, sans toutefois s’aliéner les « Continentaux » (Liao, S., 2000 : 189).

L’articulation d’une nouvelle identité nationale inclusive apparaît donc à la fois impérative et

urgente.

C’est dans ce contexte qu’émerge le concept de « nouveau taïwanais » (xin Taiwanren新台灣

人 ). Ce concept est volontairement laissé flou au départ, de sorte qu’il peut être conçu

différemment par différents groupes de la population. Ces groupes, auparavant antagonistes,

peuvent désormais s’identifier chacun à leur manière à cette nouvelle représentation de la nation.

Dans les termes du président Li : « Anyone who lives in and loves Taiwan is a “new

Taiwanese.” » (Lee, 1999 : 200) L’idée de « nouveau taïwanais » met ainsi l’accent sur l’amour

de Taïwan, mais aussi sur l’aspect démocratique – c’est-à-dire le partage de valeurs et

d’institutions démocratiques – de l’identité nationale en vue de mettre fin aux divisions ethniques

et culturelles qui prédominent (Lu, s.d. : 9).

Tout en étant davantage inclusif, le concept de « nouveau Taïwanais » implique également une

localisation de l’identification. Li mobilise la communauté locale, dont la valorisation culturelle

devient le slogan politique de l’heure. En mettant l’accent sur des différences culturelles

régionales, Li espère atténuer la division entre « Continentaux » et « Taïwanais » (Lee, 1999 :

193). En outre, l’accent sur la diversité culturelle locale permet de décentrer la Chine dans la

représentation de la nation à Taïwan et de consolider la frontière nationale. En effet, si cette

conception plurielle de la nation taïwanaise ne rejette pas l’héritage chinois, elle le présente

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comme un héritage parmi d’autres20. En somme, la diversité culturelle est ce qui définit la nation

taïwanaise. Dans les termes de Lu (2002 : 43) : « The prosperity of local cultures would verify

Taiwan’s « special historical and geographical factors » and ensure the necessary diversity of the

de-facto Taiwanese nation. » Cette revalorisation de la culture locale est favorisée par l’explosion

des études sur Taïwan, encouragée par l’abondance du financement public à la recherche (Lu,

2002 : 52-53).

3.3 Réinterprétation de l’histoire nationale

En tant que nouvelle représentation de la nation à Taïwan, le concept de « nouveau Taïwanais »

réécrit le mythe de la nation. En effet, il attribue à la population de Taïwan la continuité

historique en tant que sujet uni malgré son caractère pluriel, et cette union devient

l’accomplissement du « projet séculaire » d’émergence et de consolidation de la nation (Balibar,

1988). Ainsi : « New Taiwanese self-consciously creates the possibility of a coherent national

subjectivity through a teleology that imagines the fulfillment of Taiwanese nationhood as the

active choice by the Taiwanese to live together as Taiwanese people. » (Harrison, 2006 : 198)

Pour consolider la nation actuelle, pour construire quotidiennement la singularité imaginaire de la

formation nationale (Balibar, 1988 : 118), le mythe nationaliste implique de réinterpréter le passé.

Dans le cas de Taïwan, deux exemples nous apparaissent particulièrement révélateurs.

Le premier exemple est la tentative de diminution de la présence de Chiang Kai-shek dans le

paysage public taïwanais. Dès 1995, le président Li fait retirer plusieurs statues et monuments à

l’effigie de celui qui, jusque là, était considéré comme le père fondateur de Taïwan. Le processus

de « dé-Chiang-Kai-shékisation » s’intensifie dès 2000, avec l’élection de Chen Sui-bian (陳水扁

) aux élections présidentielles. Fidèle à la plate-forme du PDP qu’il représente, Chen cherche à

éliminer tous les vestiges du culte de la personnalité de Chiang Kai-shek. L’héritage de ce

dernier, présenté comme étant exclusivement fondé sur la violence, doit être éliminé de Taïwan.

En plus de retirer d’autres statuts et monuments, Chen ouvre au grand public plusieurs résidences

privées de l’ancien dictateur. Grâce à cette « démocratisation » de l’histoire nationale, la 20 Cette entreprise doit aussi être comprise dans le contexte d’une tentative par le gouvernement taïwanais de diminuer la dépendance économique de Taïwan par rapport à la Chine continentale en incitant à investir dans des pays de l’Asie du Sud-Est, qui se traduit dans la politique « Go South » adoptée en 1994, ravivée en 1997 par la politique « Go Slow, Be Patient » (Lin, 2008). Taïwan est ainsi représenté comme étant au centre de l’Asie du Sud-Est, comme faisant naturellement partie de cette culture, alors que la culture chinoise résulte d’un processus social ultérieur de colonisation (Chen et Wang, 2000). On doit aussi tenir compte de la montée des tensions entre la RDC et la RPC, qui atteint son paroxysme dans la troisième crise du Détroit de Taïwan en 1995-96, durant laquelle la RPC effectue des séries de tirs de missiles et entreprend des manœuvres navales dans le Détroit. Les États-Unis répondent alors par une augmentation de leur présence navale dans le Détroit.

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population participe à la réinterprétation de l’héritage de Chiang, encouragée par le GMD qui,

après avoir amorcé le processus de « dé-Chiang-Kai-shékisation », enjoint la population à

considérer l’impact positif de Chiang Kai-shek à Taïwan. Loin d’éliminer l’ancien dictateur du

paysage taïwanais, les politiques ont eu pour effet de générer une foule d’interprétations

divergentes de son legs.

Le second exemple du changement survenu au niveau historiographique concerne l’héritage de la

colonisation japonaise. Sous le régime du GMD, comme nous l’avons vu, cet héritage était vu de

manière exclusivement négative. Les Taïwanais étaient ainsi vus comme ayant été pollués et

corrompus par les forces coloniales nippones. Depuis quelques années, on remarque au contraire

une certaine nostalgie des Taïwanais par rapport au Japon. La colonisation est vue comme étant la

cause de la modernisation et du développement de Taïwan. Cette période est décrite en termes de

développement : l’arrivée des Japonais en 1895 est considérée comme ayant permis à Taïwan de

quitter son état « arriéré » et d’entrer dans la modernité. Loin d’aborder l’oppression dont ont été

victimes les résidents de Taïwan sous le régime impérial, cette version voit l’occupation comme

ayant amélioré leurs conditions de vie (Liu, 2008 : 446-47).

Mais plus encore, le Japon est invoqué comme incarnant la civilisation et l’excellence culturelle.

Selon Ching (2000a : 764), le désir de la colonisation japonaise exprime l’aspiration à se

distinguer de la Chine. Par le fait même, il est mobilisé pour élaborer une politique identitaire

d’opposition. Plusieurs Taïwanais arguent en effet que la colonisation japonaise a créé une

rupture dans l’histoire de Taïwan, qui a permis à ce dernier de se distinguer de la Chine et de

développer une subjectivité distincte. Analysant les propos de blogueurs Taïwanais, Liu (2008 :

448) souligne que plusieurs participants émettent même l’opinion selon laquelle les Japonais

auraient élevé la culture taïwanaise. Selon l’auteur, le dédain populaire actuel de tout ce qui est

Chinois serait une manifestation claire du profond impact psychologique de la colonisation

japonaise sur les Taïwanais : « The superiority-versus-inferiority worldview, a hierarchical way

of thinking about race and culture, has left the Taiwanese with a profound spiritual trauma, the

effect of which has reinforced the dependency complex and the feeling of self-negation. » (Liu,

2008 : 448). Mais elle rejoint Ching (2000a) en concluant que le Japon constitue aussi une

ressource pour distinguer Taïwan de la Chine (Liu, 2008 : 450).

Ce désir du Japon et ce rejet de la Chine doivent auss être considérés dans le contexte plus large

d’une relation extrêmement tendue de part et d’autre du détroit de Taïwan. L’attitude

intransigeante de la Chine à l’égard de Taïwan (qui a culminée en 1995-1996 avec la crise des

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missiles) génère indignation et ressentiment au sein de la population taïwanaise (Cabestan et Le

Pesant, 2009). En outre, le sentiment « anti-chinois » est alimenté par une politique culturelle et

éducative de « dé-sinisation » mise en place suite à l’élection de Chen Shui-bian en 2000. Avec

cette politique : « Toute manifestation culturelle jugée typiquement taïwanaise est encouragée (y

compris sur le plan financier) et présentée comme telle, au risque d’accorder une importance

démesurée aux cultures austronésiennes, tandis que tout ce qui peut au contraire maintenir un lien

avec la Chine est relégué au second plan. » (Cabestan, 2005 : 8)21

3.3 Réforme des manuels scolaires

Le concept de « nouveau Taïwanais » est largement diffusé dans la société taïwanaise, en

particulier grâce à l’appareil normatif de l’école. Dans la foulée de la démocratisation politique et

de la reconceptualisation de la nation à Taïwan a eu lieu une importante réforme des manuels

scolaires. Cette réforme, qui visait principalement les cours d’histoire et de sciences sociales du

secondaire, avait pour objectif de diminuer le contenu idéologique des cours, d’évaluer avec plus

d’objectivité la période coloniale japonaise et de faire une plus grande place à la pluralité des

expériences historiques, afin d’exprimer le caractère pluriel de l’identification nationale à Taïwan

(Corcuff, 2002c : 86-87). Avec cette réforme, l’historiographie chinoise traditionnelle est

remplacée par une historiographie qui place Taïwan en son centre22.

Notons que cette réforme a suscité d’intenses débats dans toute la société taïwanaise (Wang,

2005). La plupart des critiques concernaient la représentation « trop positive » de la colonisation

japonaise et le traitement « biaisé » des relations avec la Chine, qui équivaudrait (selon les

critiques) à une négation pure et simple du fait que les Taïwanais sont Chinois (Corcuff, 2002c :

89). Au fondement de ces débats se trouve celui, plus profond, de l’identitification et de

l’interprétation du passé, dans le contexte d’une transformation du mythe de la nation.

21 Outre les mouvements culturels hakkas et aborigènes dont nous avons parlé plus tôt, et dont on trouve un bel exemple dans le texte de Pan et Cowen (2000), soulignons la réhabilitation du dialecte hokkien et une dépréciation du mandarin standard de Beijing dans la société taïwanaise (Bosco, 1994 : 395). Il devient à la mode d’insérer des mots de hokkien dans ses phrases. Lorsqu’on parle le mandarin, l’accent « du sud » est valorisé et l’accent de Beijing, raillé. Par ailleurs, l’enseignement des dialectes, qui était auparavant optionnel au primaire, devient à partir de janvier 2000 obligatoire pour la langue maternelle (Brown, 2003 : 407). 22 Avec la réforme, le cursus d’histoire et de sciences sociales de l’école secondaire compte trois ans. La première année est consacrée à l’histoire et la société taïwanaises. La deuxième année est consacrée à la Chine. La troisième année concerne le monde.

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4. Conclusion

À la lueur de ce qui précède, il appparaît que si l’idée de nation à Taïwan n’a cessée d’être

mobilisée depuis les années 1920, son contenu varie énormément selon les acteurs et selon les

époques. Au cours du dernier siècle, trois grandes périodes se détachent, correspondant à trois

représentations dominantes de la nation à Taïwan. La première émerge dans les années 1920,

dans le contexte de la colonisation japonaise. Malgré les différences entre les groupes

nationalistes de cette époque, la vision prédominante est celle de Taïwan comme communauté

distincte faisant partie de l’Empire du Japon et qui, à ce titre, a droit à l’égalité de traitement et de

représentation. Cette vision de la nation taïwanaise se heurte toutefois à l’immense obstacle de

l’appareil d’État nippon qui, grâce à la langue, au système d’éducation et à la mobilisation

militaire, parvient à générer une identification relativement forte à l’Empire au sein de la

population taïwanaise, tout en consolidant (par la catégorisation en termes ethniques et la

ségrégation) l’idée de Taïwan comme communauté distincte.

La deuxième période correspond à la période de dictature du GMD, allant de 1945 jusque vers

1987. La cession de Taïwan à la Chine par le Japon marque une rupture profonde dans la

représentation des Taïwanais, qui doivent désormais s’identifier à la Chine. L’imposition du

mandarin comme langue nationale et la nationalisation de la culture, tous deux diffusés à travers

le système scolaire et l’appareil d’État, contribuent à cette nouvelle identification. Or, la

ségrégation, la répression brutale et la dictature génèrent un mouvement d’opposition. Ce

mouvement en vient à mobiliser la population sur la base d’une représentation alternative de la

nation taïwanaise, articulée en termes d’ethnicité.

Le processus de démocratisation entamé à la fin des années 1980 marque le début de la troisième

période étudiée, qui est caractérisée par l’émergence d’une nouvelle représentation de la nation,

celle de « nouveau Taïwanais ». Comme nous l’avons vu, le système scolaire et plusieurs

politiques ont été centraux dans la diffusion de cette vision de la nation. En mettant l’accent sur

l’amour de Taïwan, la culture démocratique et la diversité culturelle comme éléments

fondamentaux de la nation taïwanaise, cette nouvelle représentation cherche à pallier aux

divisions ethniques profondes qui marquent la société. Elle contribue également à valoriser

Taïwan comme centre d’identification au détriment de la Chine. Initiée par Li alors qu’il assumait

la présidence, cette vision s’est perpétuée avec les administrations subséquentes, qui l’ont parfois

radicalisée (Chen) mais sans en changer fondamentalement le contenu. La prédominance du

« nouveau Taïwanais » comme conception de la nation taïwanaise, au sein de la classe politique

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et dans les institutions étatiques, permet de réévaluer l’analyse de la victoire de Ma Ying-jiu aux

élections présidentielles de 2012, présentée en introduction. Malgré les différences en matière de

politique vis-à-vis la RPC entre le GMD de Ma et le PDP de Cai Ying-wen (蔡英文), qui se

traduisent par une attitude plus ou moins méfiante à l’égard du géant voisin, les partis ne diffèrent

pas fondamentalement dans la forme de nation qu’ils invoquent et promeuvent. Au contraire de

ce que plusieurs analystes ont affirmé, l’élection de Ma en janvier dernier ne signifie pas le

triomphe d’une vision de la nation taïwanaise pro-Chine, différente de celle de Cai.

L’identification plurielle à Taïwan et le « nouveau Taïwanais » demeurent la norme pour les deux

partis et les institutions de l’État.

Or, la valorisation du caractère pluriel de la nation taïwanaise est indissociable de la

multiplication contemporaine des sites d’identification. Nous assistons depuis peu à une

explosion des discours sur la nation, ne serait-ce qu’à cause de la multiplication des médias et

forums de discussion. À Taïwan, le discours des nouvelles et des médias culturels est aujourd’hui

central au décodage et à la narration de la vie sociale taïwanaise (Harrison, 2006 : 185). L’article

de Liu (2008) permet en outre de croire que la prolifération des espaces de discussion virtuels,

comme les blogues, permettent l’émergence d’une foule de nouveaux endroits où est représentée

la nation, où différentes visions de cette dernière se disséminent et s’entrechoquent. La

démocratisation a également permis aux individus de se réapproprier l’histoire et d’en formuler

des interprétations alternatives à la version officielle. Enfin, en s’identifiant de plus en plus à des

éléments locaux, en revalorisant des cultures locales qu’on croyait parfois disparues, la

population participe à transformer la catégorisation des individus en termes ethniques. Bref,

aujourd’hui plus que jamais, la question de l’identification apparaît complexe et requiert de

considérer un nombre toujours plus grand d’acteurs.

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