Thèse Bull - Universite Paris x Tome 1

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UNIVERSITE PARIS X NANTERRE Une entreprise lpreuve de la Guerre et de l0ccupation LA COMPAGNIE DES MACHINES BULL 1939 1945 Tome 1

Anne Universitaire 2006-2007

Thse de Doctorat prsente par Madame Paulette RICHOMME sous la direction de Monsieur Alain PLESSIS

A mon pre, ajusteur chez BULL pendant quarante ans, ses camarades datelier, et, tous ceux qui ont travaill la Compagnie pendant ces sombres annes, y compris la Direction.

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REMERCIEMENTS

Compagnie Bull La Direction du Groupe Bull, et en particulier Yves PLOTON, qui, en 1984, poque o ont dbut mes recherches tait responsable du Service Patrimoine Historique , de mavoir laiss une totale libert daccs aux archives Bull, alors que le C.I..H.B. ntait pas encore cr.

Le Club des Anciens de la Socit Bull qui ma fourni toutes les listes disponibles concernant les Anciens de la Compagnie. Dominique PAGEL, sans qui cette tude naurait jamais vu le jour. Cest en effet grce son travail pionnier, lorsque dans les annes 70 lui avait t confie, au sein de la Compagnie, la Mission Histoire quelle a littralement sauv la masse de documents darchives qui furent la base de ce qui constitue aujourdhui le fonds du Centre dInformation Historique Bull.

M. Alain LESSEUR, Vice-Prsident de la Fdration des Equipes Bull, ainsi que les membres du Bureau de la F.E.B. pour laide constante quils mont apporte.

Je dois un grand merci ceux que jappelle mes consciences , cest--dire mes amis, Jean HOCHART et Jean FOULIER qui, tout au long de ce travail, mont apport leur secours chaque fois que jai t dans le doute, grce leurs comptences techniques et leur impartialit.

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Personnes trangres la Cie Bull 1 - Archives Nationales Mme Chantal de TOURTIER-BONNAZI, lpoque Conservateur en Chef de la Section Contemporaine qui, non seulement na lev aucune barrire ma consultation des dossiers dont laccs tait alors soumis autorisation, mais men a facilit la comprhension.

Mme POULE, alors son assistante qui, elle aussi, ma constamment aide dans mes recherches

2 - Archives de Paris Mlle LAIN, Conservateur en Chef, et son quipe pour leur esprit particulirement coopratif et leur accueil chaleureux.

3 - Archives de la Seine-Saint-Denis Le personnel des Archives de la Seine-Saint-Denis, actuels gardiens des archives du C.I.H.B., dont laccueil me fut toujours cordial et lattitude cooprative.

4 - Ministre des Finances - Archives Economiques & Financires Les personnes en charge des archives qui, au dbut de mes recherches, mont communiqu, sans barrire ni censure, les dossiers concernant les origines de lINSEE.

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5 - S.H.A.T. MM. les Conservateurs en Chef qui mont accord les autorisations de consultation des dossiers dofficiers des dirigeants de la Cie des Machines Bull, ainsi que les tats de service de M. le Contrleur Gnral de lArme Ren CARMILLE.

Ainsi que les diffrents organismes relevant du Ministre de la Dfense (Terre, Mer, & Air) qui, chaque fois que cela leur fut possible, mont fourni les informations que je leur demandais.

6. Ministre des Anciens Combattants & Victimes de la Guerre En premier lieu, Mme Christina JAKOBS qui a effectu pour moi de longues recherches concernant les personnels Bull Morts pour la France ou dports politiques.

Mme Christiane DIATTA qui lui a succd dans une partie de ses fonctions, pour sa coopration lors des recherches complmentaires que jai d mener.

Personnalits diverses qui ont bien voulu rpondre mes questions et maider de leurs avis Le Colonel PAILLOLE Jean-Louis CREMIEUX-BRILHAC Claude PAILLAT Francis BOULNOIS Rvrend Pre RIQUET (+) Jean OLLIVIER, un ancien dIBM-France qui ma vit bien des erreurs concernant le principal concurrent de la Cie des Machines Bull, lpoque.

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Danile ROUSSELIER-FRABOULET, auteur de louvrage Les entreprises sous loccupation - Le monde de la mtallurgie Saint-Denis qui ma aide de son exprience.

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Lars HEYDE , Professeur luniversit dOdensee (Danemark) Michel LEVY, de lI.N.E.D,. et Robert CARMILLE dont laide me fut prcieuse pour tout ce qui touche au Service de la Dmographie et au S.N.S.

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Raymond GAUDRIAULT, ancien compagnon de route du Contrleur CARMILLE, dont les observations mont vit bien des erreurs pour tout ce qui concerne le Service de la Dmographie et le S.N.S.

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Robert

LIGONNIERE,

dont

louvrage

Prhistoire

&

Histoire

des

Ordinateurs me fut particulirement prcieux Alan S. MILWARD, Professor of Economics and Political Science Robert PAXTON Pierre MOUNIER-KHUN

Mon directeur, M. Alain PLESSIS qui ma guide et soutenue dans mon travail, sans oublier Pierre SORLIN, mon premier professeur, qui ma encourage entreprendre cette tude, et tout au long de ces annes, la poursuivre jusqu son terme.

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Personnes interviewes trangres la Cie des Machines Bull Le Pre RAVIER qui, pendant lOccupation, fut professeur au Collge des Pres Jsuites de la rue Ste Hlne, Lyon et a bien voulu me recevoir pour une interview. Franois LEHIDEUX Guy SABIN

Famille des anciens dirigeants de la Cie des Machines Bull Et, en particulier : Le Pre Gonzague CALLIES, qui ma soutenue au long de toutes ces annes Mme Joseph CALLIES M. lAbb VIEILLARD M. Xavier CALLIES

qui mont vivement encourage entreprendre cette tude

Membres du personnel Bull Les Anciens que jai interviews : BONNET Maxime BOYER Ren CANTER Simone ISELE Charles LE PROVOST Guy MARCANGELI Georges RICHARD Lon

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ROUSSEL Edmond & Henriette TRIBU Suzanne (correspondance et tlphone)

Ceux qui ont rpondu mon questionnaire de 88/89 et dont certains, hlas, nous ont quitt depuis : Mme ALTMAN BAILLY Emile BECKER Andr BECK Michel BLIN Jacques BOISSIN Roger CAIN Pierre CAYLA Andr CORBIER Marceau COURDAVAULT CROISEL Andr DAGRON Georges DEREEPER Jeanne DULAC-SIMON Monique DUSSAULE Andr FERAT Albert GARRAT Marcel GILBERT Jacques GIRARD Marcel GIVERNAUD Gilbert

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GODARD Andr HERCKEL Robert HOURLIER (Mme) KNOCKAERT Robert LE BAILLIF Andr LE BAILLIF Mdric LE PROVOST Victor LEFERME Jacques LORNET Elise LOUTON MENNESSON Andr MOUY Michel NEBON PERROT Andr PINARD Marcel PEYRAT Claude POINAT Charles POINTU Albert QUEILLE Pierre RAVEAU Jean-Georges RENAUD Ren RENAULT Abel ROUXEL Georges SOLEILLET Alphonse TAILLAT Henri9

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THOREL-JOUSSELIN Emilienne TREMAUX Jean TREVET Roger VERGNIAUD Jacques VERNEAU Maurice

Je dois galement dinfinis remerciements ma fille, Franoise LANCEL. Sans son assistance, le travail informatique ncessit par cette tude naurait pu tre men bien.

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SOMMAIRE Tome 1 Pages de garde Ddicace Sommaire Remerciements Introduction 1re Partie Chapitre 1 : La Cie des Machines Bull Historique Chapitre 2 : Les Actionnaires Chapitre 3 : La Cie Bull dans le 20me arrondissement Chapitre 4 : Les dirigeants de la Cie Bull Chapitre 5 : Le contexte concurrentiel 2me Partie Chapitre 6 : Problmatique Chapitre 7 : Mthodologie Chapitre 8 : Les entreprises, lOccupation et lHistorien Chapitre 9 : Les machines cartes perfores, une industrie spcifique, un march conqurir 3me Partie Chapitre 10 : 1938-1939 De Munich la Guerre Chapitre 11 : 1939-1940 La guerre jours aprs jours Chapitre 12 : LAn 40 De la dfaite lOccupation 4me Partie Chapitre 13 : Les dbuts de lOccupation Incertitude & Stratgie Chapitre 14 : La Cie Bull et le Contrleur Carmille Page Page 165 181 Page Page Page 80 97 129 Page Page Page 64 66 69 Page Page Page Page Page 17 22 27 29 54 Page Page Page Page Page 1 2 3 11 13

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Tome 2

Chapitre 15 : Les procs IBM-Bull Chapitre 16 : Adaptation financire Guerre et Occupation Chapitre 17 : Vie et activit quotidienne de lentreprise Chapitre 18 : Les Brevets Bull Chapitre 19 : La pnurie Maux et remdes Chapitre 20 : 1943-1944 De Stalingrad la Libration Chapitre 21 : Le temps de la Relve et du STO Chapitre 22 : Lentreprise et ses gens

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204 215 226 257 270 297 332 340

5me Partie Chapitre 23 : Epuration et profits illicites Chapitre 24 : Bull et les affaires faites avec lennemi Chapitre 25 : La bataille des prix Chapitre 26 : Les dommages de guerre Page Page Page Page 348 373 385 394

6me Partie Chapitre 28 : Conclusion et perspectives Page 404

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nNTRODUCTION

Compar aux travaux mens sur dautres aspects de la Seconde Guerre Mondiale, tels que la Rsistance, la collaboration, la dportation ou lpuration, lintrt des historiens pour la vie des entreprises pendant la guerre et lOccupation fut relativement tardif. Ce nest quen 1976 que la Commission dHistoire Economique et Sociale lana, linitiative de Jean Bouvier, un travail qui donna lieu au premier colloque sur le sujet, Svres, les 25 et 26 novembre 19861. Il ne sagissait l que dune enqute lchelle locale, et les auteurs Alain Beltran, Robert Franck, et Henry Rousso reconnaissaient alors quil abordaient un domaine jusque l peu trait faute de sources et de chercheurs 2 ils ajoutaient on trouvera malheureusement peu de renseignements sur les grandes entreprises et ils souhaitaient que cette premire approche conue comme un outil de travail 3 soit un point dappui pour des recherches

ultrieures 4. Nous tions l en prsence dune suite dtudes sectoriales et dune porte gnrale. En Octobre 1992, un colloque organis par lI.H.T.P. traitait plus particulirement de La vie des Franais pendant la Seconde Guerre Mondiale et, la mme anne, la revue Histoire, Economie et Socit consacrait un numro aux Stratgies Industrielles sous lOccupation 5 . Dans lintroduction, Dominique Barjot reconnat lui aussi quon ignore encore largement ce que furent les stratgies et lactivit des entreprises et des groupes allemands en France, confondus souvent avec la stratgie

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Et encore les actes nen furent-ils publis quen 1994, sous le titre La vie des entreprises sous lOccupation (Edit. Belin). 2 -ibid- Avant-propos - p.3 3 -ibid- p.5. 4 -ibid- p.5. 5 N 3 Octobre 1992

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des autorits doccupation 6 . A lexception de Rhne-Poulenc et de la Cie Franaise des Ptroles qui ont fait respectivement lobjet dun article de P. Cayez et de H. Lhuillier, nous tions toujours en prsence dtudes sectorielles ou gnrales. En 1995, Claire Andrieu publiait un ouvrage sur La Banque sous lOccupation , En 1998, paraissait en librairie louvrage de Danile Rousselier-Fraboulet7 Les entreprises sous lOccupation Le monde de la Mtallurgie Saint-Denis o elle a consacr un long chapitre la socit Sulzer. Nous nous approchions alors davantage de ltude dune entreprise particulire et de ses problmes. Il ne sagissait toutefois que dun exemple, ltude tant plus gnralement consacre lensemble des entreprises dionysiennes Lanne suivante nous valut la volumineuse tude dAnnie-Lacroix Riz Industriels et Banquiers sous lOccupation , celle-ci tant essentiellement axe, comme lindique clairement le sous-titre de louvrage sur La collaboration conomique avec le Reich de Vichy , o lauteur se fait davantage procureur et juge, en se voulant, elle le dit elle-mme plus formateur civique quhistorienne objective cherchant comprendre chaque cas dans sa spcificit. En 2001, parurent, sous le titre LOccupation, lEtat Franais et les entreprises 8, les actes du colloque qui sest tenu Besanon en mars 1999. L encore, nous navons eu aucune communication portant sur une entreprise particulire, sur sa vie quotidienne, et les problmes concrets auxquels elle fut confronte pendant cette priode, quelle ait choisi de rsister ou de cder lemprise de loccupant, ou mme de rechercher ses commandes. Par ailleurs, depuis que, vers les annes 80, nous tait venue dOutre-Atlantique la Business History , on vit fleurir des histoires dentreprises, mais tudies sur la6 7

-ibid- Introduction Approches nouvelles - p.329. Livre tir de sa thse de doctorat soutenue en janvier 1995 sous la direction de Patrick Fridenson 8 Sous la direction de Olivier Dard, Jean-Claude Daumas et Franois Marcot Edit. ADHE.

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longue dure. Effectues gnralement la demande des entreprises, par exemple pour des commmorations, la priode de lOccupation ny constitue le plus souvent quun intermde plus ou moins important selon les cas. Si le souvenir risque dveiller une certaine suspicion, on glisse adroitement sur ce sujet. Parfois mme, notamment quand louvrage est demand des spcialistes de ce genre de travail par les actuels dirigeants de lentreprise et si celle-ci fut connue pour avoir t mise en cause la Libration, on ne fait dbuter lhistoire de la firme qu laube des annes 50. On ne saurait donc dire que le sujet na pas t abord, mais il semblerait quaucune tude nait encore t mene sur une entreprise donne aux prises avec les problmes concrets et quotidiens de la guerre et de lOccupation. Force est de reconnatre que, de leur ct, les entreprises nont rien fait pour que les spcialistes de cette priode sintressent elles. Daucun diront mme au contraire . Celles que les procs dpuration conomique avaient un moment places sur le devant de la scne ne demandaient qu voir retomber sur elles le voile du silence. Quant aux autres, les plus nombreuses, qui ne furent pas inquites, elles navaient nul dsir dattirer lattention sur leur cas personnel et, qui sait, dveiller la suspicion leur gard. Dautre part, au lendemain de la guerre et pour encore un certain nombre dannes, leur proccupation essentielle fut de panser leurs plaies , de se rtablir, se remettre au travail, retrouver le plus rapidement possible une vie normale et se prparer affronter nouveau une concurrence nationale, mais surtout internationale qui, trs vite, sannonait aussi pre, sinon plus, quavant la guerre9. La France na retir aucun avantage dune rcupration ventuelle des brevets franais saisis par les Allemands pendant loccupation. Tout, dans le pays tait reconstruire et les entreprises des pays

Les brevets franais acquis par les allemands pendant la guerre ont t suivant les accords de Postdam, rpartis comme sils taient des biens allemands sans aucune prfrence pour la France. (Note mise Londres sur la saisie des brevets allemands en France 27/10/1944)

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occups par les Allemands souffraient dun net handicap par rapport leurs concurrents amricains. Aussi, dun ct comme de lautre, le temps des historiens ntait pas encore venu.

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Chapitre 1

LA COMPAGNIE DES MACHINES BULL Historique 1. Introduction La Compagnie des Machines BULL a longtemps constitu le rameau principal de larbre symbole du Groupe BULL daujourdhui10. La St H.W. EGLI, de Zurich, propritaire des brevets du dfunt Fr. R. Bull11 et dune grande partie de ceux de M. K.A. Knutsen, stait rendu compte quelle ne pouvait pas les exploiter en Suisse, qui reprsentait un march trop troit. Il lui fallait trouver un pays plus grand et plus industrialis. Ses dirigeants songrent dabord lAllemagne, mais la lgislation sur la proprit industrielle y tait trop stricte. LAllemagne, en effet suivait en cela la tradition anglo-saxonne qui exigeait, avant de dlivrer un brevet que celui-ci subisse un examen minutieux par les ingnieurs experts de son Office des Brevets (Deutschespatentamt) , ou quon le retourne au besoin linventeur, ventuellement plusieurs fois, pour lui demander des modifications. Toute cette procdure pouvait durer plusieurs annes. Ils optrent donc pour la France o la lgislation, plus souple, ne comportait aucun examen, tout litige devant se rgler devant les tribunaux. Par ailleurs, les prix de la main-doeuvre y taient moins levs et, enfin, K.A. Knutsen, dont la prsence tait devenue indispensable, ne consentait quitter Oslo que pour Paris. Cest donc Paris quen 1931 fut implante lunit de production projete, sous la raison sociale de H.W. EGLI-BULL

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Annexe 2 Arbre Bull Annexe 3 Photographie de la premire tabulatrice construite par FR. R. Bull 17

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Son capital tait dtenu par trois socits associes : - deux suisses : H.W. EGLI (dsireuse dexploiter les brevets de Fr.R. Bull et K.A. Knutsen) BULL Aktiengesellschaft (cre pour commercialiser les machines issues des dits brevets) 58,8 %

38 %

- une franaise (qui devait assurer la fabrication des matriels) lA.T.E.I.C. - Association Technique dEtudes Industrielles & Comptables (achat, vente, fabrication et commerce de machines crire et comptables)12 3%

les 7,2 % restant ayant t investis par des actionnaires particuliers, dont Georges Vieillard et Elie Doury, les deux audacieux ingnieurs qui, pour lancer et mener bien cette premire affaire, avaient cr le Syndicat des Utilisants13 de Machines Statistiques14. Un des actionnaires de la St H.W. EGLI-BULL, le belge Henri Vindevogel, avait apport, en tant que participation latelier quil possdait Paris, dans le 20me arrondissement, avenue Gambetta, dont la raison sociale tait ATEMETA. Ce fut donc dans les locaux dATEMETA que lon installa latelier de production dH.W. EGLI-BULL, en 1931. Ce nest quen 1933 quelle prit le nom de Compagnie des Machines Bull avec un capital rparti entre divers groupes dactionnaires, plus un certain nombre de particuliers. Ce ntait donc encore quune entreprise ordinaire, comme il en existait bien dautres.

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Registre du Commerce - A.D. Paris R.C. Seine 100-970 1919/1969 Et non des utilisateurs . Cest la raison sociale dorigine de la socit. 14 Extrait du Registre du commerce. 18

Affaire familiale , a-t-on souvent dit, en fait,, elle ne ltait pas lorigine et ne le fut que pendant une trentaine dannes, de 1935, anne o la famille Callies-Aussedat en prit le contrle jusquen 1965, anne o la General Electric Company entra dans son capital pour une part importante (47 %)15. Si le nom de BULL fut toujours prsent dans la raison sociale des diffrentes socits qui lui succdrent, devenue socit holding , la Cie des Machines Bull avait cess dexister en tant que telle, mme si sa mmoire demeurait vivace dans le coeur des Anciens. Il fallut attendre 198216 pour quen haut lieu on juge bon pour limage de la Socit de reprendre le seul nom de BULL17. Une page cependant tait jamais tourne.

Si, nous reportant aux annes 30, on en juge par sa taille et ses effectifs, il nest pas ais non plus de la placer dans une catgorie dfinie. Relativement modeste ses dbuts (une cinquantaine de personnes), quel rang avait-elle atteint la veille de la guerre ? En 1938, dote dun capital de 20 millions de francs et dun effectif de 278 personnes, tait-elle devenue pour autant une grosse entreprise ? La rponse sera quelque peu normande . En effet, si lon sen rapportait aux donnes statistiques de lanne 193618, avec un effectif de 213 personnes, la Compagnie faisait partie des 8,7 % dtablissements employant entre 201 et 500 salaris, alors que les entreprises industrielles les plus importantes - celles qui employaient plus de 500 salaris reprsentaient 16,3 % du total. Nanmoins, au sein de lindustrie des machines statistiques, BULL tait alors une entreprise avec laquelle il fallait compter. Thomas J.

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En 1967, General Electric portera sa participation 66 % et, du mme coup, deviendra majoritaire, avant de cder son Dpartement Informatique Honeywell en 1970. Puis, en 1976 interviendra la fusion avec la CII, la socit prendra alors le nom de CII-Honeywell-Bull quelle conservera jusqu la nationalisation de 1982. 16 1982 - Constitution du Groupe Bull par le regroupement de CII-Honeywell-Bull, SEMS et Transac. Jacques Stern est nomm la prsidence de CII-HB qui devient BULL S.A. en 1985 Plaquette Itinraire - Edition Mars 1998 (brochure intrieure Bull) 17 Tout comme il faudra attendre 1986 et la cration de la F.E.B. pour que la mmoire de lentreprise soit considre comme valorisante pour lactuel Groupe BULL. 18 A. Sauvy : Histoire conomique de la France entre les deux guerres - vol. II - p.41 (absence dinformations pour les annes 1937-1938) 19

Watson ne sy tait dailleurs pas tromp qui, deux reprises dj, avait cherch la neutraliser en labsorbant. 2. Bull et lAllemagne avant la guerre : Politique vis--vis du march allemand Ainsi que lexposa Jacques Callies dans la note quil remit, le 1er fvrier 1945, la Commission interne dEpuration19 : La Compagnie des Machines Bull a toujours considr que son activit ne pouvait tre restreinte la France et quelle se devait dintroduire ses machines sur les diffrents marchs mondiaux, au fur et mesure o la qualit de son matriel lui permettait dentamer la lutte sur le plan international. Dj, avant la guerre, des machines Bull ont t expdies en Norvge, au Danemark, en Belgique, en Hollande, en Suisse, en Italie et dans la Rpublique Argentine. . Cest vers ce but que sest dirige la politique de Bull. 20 Dans cette optique, diffrents contacts eurent lieu21, notamment en 1935, avec la St Mercedes, linitiative de celle-ci. Des pourparlers sengagrent qui tournrent court. Cest alors que la Compagnie chargea lun de ses commerciaux ayant la plus grande exprience du march international, Lzl Kerner22 de rechercher un licenci possible parmi les grandes firmes allemandes de la profession 23. Ces dmarches naboutirent pas davantage. Lors de lExposition de 1937, le stand Bull avait reu de nombreux visiteurs trangers; ces visites donnrent lieu des contacts, mais rien de tout cela navait t trs srieux et la Compagnie ne jugea pas utile dy donner suite.

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Dossier Commission dpuration - Dossier Commission de Confiscation des Profits Illicites A.D. Paris - Cote 3314/71/1 - Dossier Cie des Machines Bull 20 - d - (p.1 - 6) 21 De ces contacts et des changes de courriers qui sensuivirent, rien ne nous est parvenu, lexception de la note de Jacques Callies que, le 1er fvrier 1945, il adressa la Commission Interne dpuration A.D. Paris - Dossier de confiscation des Profits Illicites - Cote 3314/71/1. 22 cf. Rpertoire biographique. 23 Note du 1/2/45 (p.2 - 3) 20

En 1938, lAttach commercial auprs de lAmbassade de France Berlin prit linitiative dapprocher A.E.G. - importante entreprise de construction lectrique24 mais cette socit ne stait jamais intresse la Mcanographie et ne dsirait pas se lancer dans cette nouvelle branche 25. Laffaire en resta donc l. Enfin, sur la fin de 1938, par lintermdiaire du magazine anglais Office Equipment Industry qui avait de nombreuses relations avec tous les fabricants europens de matriel de bureau 26. Georges Vieillard entra en contact avec le Directeur Gnral de DeTeWe (Deutsche Telephon-Werke) de Berlin, firme qui fabriquait, entre autres, des machines calculer. Un change de correspondance sensuivit, au dbut de 1939 et, a dit Jacques Callies : Sans doute serait-on probablement arrivs un accord avec la DeTeWe si la guerre ntait videmment venue interrompre toute relation. .27 Donc, au moment o clata la guerre, la Cie Bull ntait plus une inconnue pour les constructeurs allemands de machines de bureau. En outre, il va sans dire que la DEHOMAG (filiale allemande dIBM) et la POWERS Gmbh taient, quant elles, trs bien renseignes son sujet. Toute mdaille ayant son revers, la renomme de la jeune firme franaise tait galement venue aux oreilles des responsables des services mcanographiques de la Wehrmacht. Il est vraisemblable que les dirigeants de la Compagnie ne lignoraient pas. Mais jusqu quel point ? Rien ne permet de le dire, dautant plus qu cette poque, nul nenvisageait quen cas de guerre, la France connatrait la dfaite et loccupation du pays par les troupes du Reich.

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Dont lune des filiales ntait autre que la St Olympia qui fabriquait des machines crire renommes. Note du 1//2/45 (p.2 - 5) 26 - d - (p.2 - 6) 27 - d - (p.2 - 7) 21

Chapitre 2

LES ACTIONNAIRES BULL

Si, souvent, on a dit Bull, ce sont les Callies-Aussedat 28, ces deux familles ntaient pas les seuls actionnaires de la socit, mme si, avant son introduction en Bourse de 1947, en comptant leur parentle et leurs allis, elles en constituaient le rameau principal, et un peu avant la guerre, elles possdaient la majorit absolue des actions. Il y eut dabord les tout premiers actionnaires dH.W. Egli-Bull qui demeurrent actionnaires de la Compagnie des Machines Bull, plus la famille Bassot (Marcel, ex-Administrateur Dlgu jusqu ce quil transfre ses pouvoir Jacques Callies en 1936, et son fils Jacques), et bien entendu K.A. Knutsen, Georges Vieillard, Elie Doury et le Syndicat des Utilisants de Matriels Mcanographiques cr par ces deux derniers. Plus tard, quand les Callies-Aussedat sinvestirent dans la socit, sy ajoutrent, titre personnel, quelques personnes de la famille Michelin29. Devinrent galement actionnaires de la Compagnie, des clients Bull relativement anciens, des amis et des relations des uns et des autres, quelques banques de province et des personnes qui, par elles-mmes navaient probablement aucun lien avec la Compagnie mais qui avaient tout simplement, lors du dcs des

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Quand on najoutait pas Michelin , surtout au moment de ce que lon a appel laffaire Bull , en 1964 . 29 En ce qui concerne les liens de parent entre les Callies et les Michelin, outre le fait que Jean et Joseph Callies taient les gendres du patriarche de Clermont-Ferrand Edouard Michelin, des liens directs et indirects ont t relevs dans les ouvrages publis sur la famille Michelin par A. Jamain : Michelin, un sicle de secret (Calman-Levy Paris 1962) et R. Miquel : Dynastie Michelin (La Table Ronde Paris 1962)

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souscripteurs initiaux (un ascendant, un conjoint ou un collatral) hrit dun nombre variable dactions de CMB. A ces actionnaires franais, il y a lieu dajouter les actionnaires belges de la SOMECA, agent Bull en Belgique, dont CMB tait actionnaire et qui devint filiale de la Compagnie quand celle-ci eut rachet la totalit de ses actions, ainsi que lagent Bull de Zurich, Karl Endrich30. Pourquoi, jusqu la 2me Guerre Mondiale, tous ces gens, hormis la famille et les proches, devinrent-ils et demeurrent-ils actionnaires de cette socit jeune, modeste, encore peu connue31 qui, affrontant un gant de lindustrie mcanographique tentait de se faire une place et de briser le monopole amricain. Marcel Bassot, dont le beau-frre, Georges Bolle, polytechnicien, connaissait bien Georges Vieillard quil prsenta la famille Bassot offre un cas relativement atypique. Ctait un riche industriel la fois attir par le progrs technique et farouchement antiamricain. Sans doute lexprience le tenta-t-elle. Tous ces actionnaires demeurrent fidles la socit malgr les difficults quelle traversa, les appels leurs deniers pour chaque augmentation de capital, les incessants problmes de trsorerie et le fait que, en dpit dun chiffre daffaires qui ne cessait daugmenter, dun bnfice qui suivait la mme tendance, ils ne touchrent leurs premiers dividendes quen 1943. Peut-tre les preuves de la 2me Guerre Mondiale o ils avaient vu Jacques Callies rsister habilement aux prtentions allemandes, celles des civils comme celles des militaires, les avaientelles attachs leur socit. La dcision de verser des dividendes aux actionnaires fut prise en 1942, mais, en fait, ils ne les perurent quen 1943. Ce premier versement ntait dailleurs pas

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Cf Annexe 4 Liste des actionnaires - Annes 1938-1947 Cf les discours prononcs lors de lExposition Internationale de Paris de 1937 par de hautes personnalits qui peut-tre ignoraient tout, pas des machines statistiques mais de lexistence des machines Bull.

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une simple distribution de dividendes. En effet, il nous faut voquer les sacrifices consentis par les actionnaires en 1935 et 1936, aux moments o la socit risquait de disparatre, quand furent dcides, lors des Assembles Gnrales Extraordinaires du 12 aot 1935 et du 8 janvier 1936, dimportantes rductions de capital, immdiatement suivies de nouvelles augmentations du dit capital auxquelles ils acceptrent de souscrire sur leurs propres deniers. Chaque fois, aussi, la valeur des actions tait rduite de moiti. En 1935, alors que leur valeur dorigine tait de 1.000 francs, celle-ci fut rduite 500 francs. Puis, en 1936, elle ne devint plus que de 250 francs, valeur quelles conservrent dailleurs par la suite. A cela, il faut ajouter la suppression des actions de jouissance. La troisime rsolution de lAssemble Gnrale 3 janvier 1944 (exercice 1943) dcida galement que : Sur les rsultats disponibles au 31 dcembre 1942, aprs mise la rserve lgale de la somme de francs 50.007,67, de distribuer aux actionnaires, sur le montant des bnfices restants, la somme de francs 931.147,79, soit francs 10,345 par action entirement libre et de francs 5,72 par action libre de moiti, limpt tant galement rparti entre toutes les actions, soit, net 8 francs et 4 francs. Et le procs-verbal ajoute que cette rpartition aurait lieu partir du 1er octobre 1943. Lopration, en dpit du dsir de justice qui la inspire, fut en mme temps assez bonne pour les finances de la Compagnie car, ainsi que la indiqu Michel Margairaz, dans la communication quil a faite lors du Colloque des 24, 25 et 26 mars 1999 sur LOccupation, lEtat Franais et les entreprises , Besanon, pendant lOccupation, contrairement ce que lon pourrait croire, si la majorit des Franais vivait pauvrement, dautres senrichissaient qui, avant la guerre ne faisaient pas partie des classes aises (commerants et paysans, entre autres), aussi

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largent liquide ne manquait-il pas. Ses possesseurs le plaaient gnralement en banque, si bien que les taux dintrt baissrent. De 7,5% en 1934 lors des premiers emprunts pour laugmentation de capital qui avait dcoul de la diminution de moiti dcide par le Conseil pour remettre lentreprise flots, en 1943, largent employ au remboursement des sacrifices anciens et aux premiers paiements de dividendes navait t emprunt par la Compagnie quau taux de 4,25%. Sur lexercice 1945, le dividende peru par les actionnaires passa 10 francs par action. 32. Le 30 dcembre 1944, dans son discours de fin danne aux cadres de lentreprise, Jacques Callies dclara : [] Nous avons eu la chance davoir des actionnaires qui voulaient faire une uvre franaise et qui, dans ce but, nous ont gnreusement aids et nous ont gard leur confiance, bien qu ce jour, je naie pu rcompenser leurs efforts . Il ajouta : Laction primaire de 1.000 francs, rduite 500 francs, puis 250, a reu, en douze ans 16 francs . En effet, on peut tre tonn que, pendant tant dannes, tous ces actionnaires aient conserv, en dpit des preuves, tant conomiques que politiques (guerre, Occupation, entre autres) et du risque que faisaient peser sur lavenir de la socit, les procs qui lopposaient IBM et la C.E.C., une telle confiance en cette entreprise qui, bien sr, tait toujours en expansion, mais demeurait vulnrable33 En analysant soigneusement les procs verbaux des Assembles Gnrales et des Conseils dAdministration relatifs aux annes tudies (1939-1945), nous avons remarqu quau sein du groupe familial Callies-Aussedat, certains actionnaires se32 33

Procs Verbal de lAssemble Gnrale Ordinaire du 6 juillet 1946. Les jugements prononcs en appel et conclus en faveur de Bull, ne sont intervenus quen 1947.

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transfraient entre eux des actions, puis se les revendaient (par exemple, pouxpouse, belle-sur, beau-frre etc.) sans quen soient indiques les raisons. Ces transferts devaient toutefois tre ratifis par le Conseil dAdministration34. Cependant, il ne faut pas confondre ces transferts avec ceux queffectuaient certains pres de famille qui avaient achet des actions et les transfraient plus tard, en tout ou en partie, leurs enfants, une fois leur majorit atteinte, du moins nous le supposons. Si, dans le tableau joint en Annexe, nous avons consacr une colonne lanne 1947, bien quelle ne soit pas comprise dans la priode tudie, cest parce quelle correspondait lanne dintroduction en Bourse des actions Bull et que cela nous a permis de voir des anciens actionnaires continuer acqurir des actions sur le march bousier, nouvelle preuve de la confiance quils conservaient alors dans lavenir de leur socit. Il est permis de se poser la question : Cette surprenante fidlit des actionnaires, quils aient appartenu ou non la famille Callies-Aussedat fut elle voue lentreprise elle-mme, ou plutt son quipe dirigeante, Georges Vieillard, Joseph Callies ; et en particulier son patron, Jacques Callies ?

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Cf Annexe 5 Liste des membres du Conseil dAdministration au 1er septembre 1939

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Chapitre 3

LA CIE DES MACHINES BULL DANS LE 20EME ARRONDISSEMENT

Dans les annes 80, souhaitant la bienvenue aux retraits Bull quil accueillait dans les salons de la mairie, Didier Bariani, maire de larrondissement, qualifiait la Cie des Machines Bull de plus beau fleuron du 20me . Vers 1960, ctait, nen pas douter, une ralit, mais quen tait-il la fin des annes 30 ? Quelle place occupait la Compagnie par rapport aux entreprises environnantes ? Quel tait, lpoque, le tissu industriel du 20me arrondissement ? Et celui des quartiers et communes de sa priphrie ? Autant de questions auxquelles il est impossible de rpondre avec prcision, faute de documents et dtats statistiques35. En effet, la seule source dont nous ayons pu disposer est une carte industrielle de la Rgion Parisienne dite en 1930 par la St de Documentation Industrielle dont la planche n 4 (nord-est parisien) offre une vision relativement dtaille du 20me arrondissement et des quartiers et communes limitrophes. Malheureusement, cette carte ne nous renseigne pas sur limportance des entreprises qui y figurent. Quoique fort dtaille, la lgende na pas prvu cette information36 et, de plus, bien des tablissements en sont absents. Par exemple, bien quelle employt une trentaine douvriers, la St ATEMETA qui, au 92bis de lavenue Gambetta, prcda H.W. EGLIBULL ny figure pas.

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A lINSEE, nous navons trouv aucun tat statistique par arrondissement ni par quartier . Archive lInstitut Gographique National, cette carte se compose de quatre planches o figurent, outre les principales rues de la capitale et de lenvironnement immdiat, de nombreuses entreprises - mais pas toutes - sans que leur importance soit indique autrement, semble-t-il, que par la taille des caractres dimpression.

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De ces documents, si incomplets quils soient, que peut-on nanmoins dduire : Cette partie de lagglomration parisienne offre limage dun tissu industriel relativement dense, o taient prsentes la plupart des branches dactivit. On ny trouvait cependant aucune trs grosse entreprise comme, par exemple Citron, dans le 13me arrondissement, Renault Billancourt, la Poudrerie Nationale Sevran ou les Freins Westinghouse Livry-Gargan. Par contre, on y voyait de nombreuses entreprises que, faute de mieux, on pouvait qualifier de second rang mais qui, lpoque taient peut-tre regardes comme grandes , par la population ouvrire du secteur, entre autres : les Magntos R.B., la St des Appareils de Levage (plus communment appele Applevage ), les Ets Gaumont (appareils de cinma), les Ets Ducellier (construction lectrique), la St dOptique et de Mcanique de Haute Prcision (la S.O.M., entreprise trs bien cote dans le quartier), les Ets Barbier-Bnard & Turenne, les Ets Continsouza (matriel de cinma)37, etc......

Y trouvait galement place une grande quantit dentreprises moyennes ou plutt petites moyennes . Mais, sans doute pour des raisons de clart et de lisibilit, lauteur de cette carte ny a pas fait figurer les trs nombreuses petites usines et, certainement plus nombreux encore, les petits ateliers qui peuplaient avant-guerre ce quartier populaire38. Quand apparut et grandit la Cie des Machines Bull, cette masse dentreprises, de petites usines ou de modestes ateliers constiturent une sorte de vivier o il lui fut possible de puiser la main duvre dont elle avait besoin.Nombre douvriers embauchs par la Cie Bull viendront de ces entreprises. Ces petits ateliers travaillaient souvent, en tant que sous-traitants, pour des entreprises moyennes ou grandes du quartier ou dailleurs.38 37

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Chapitre 4

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Avant dtudier plus en dtails la situation de la Cie des Machine Bull vers la fin des annes trente, et afin de mieux comprendre comment cette entreprise a affront et travers la guerre et lOccupation, il est indispensable den savoir, sur les hommes qui en tenaient les rnes, davantage que ce quen disent les ouvrages consacrs lhistoire de la profession, ou les articles qui leur furent consacrs en diffrentes occasions, inaugurations, salons professionnels, remises de dcorations, hommages posthumes, sans oublier tout ce qui a t publi au moment de ce que lon a appel lAffaire Bull , dans les annes 1963/196439. Depuis 1935, la majorit du capital de C.M.B. tait entre les mains de la famille Callies, allis ou apparents, dont plusieurs membres soit occupaient des postes de direction, ou de responsabilit, soit faisaient partie du Conseil dAdministration. Nous naurions garde doublier celui qui, constamment leurs cts, les ayant mme prcds dans lentreprise, joua, dans lhistoire de la Compagnie, un rle tout aussi primordial que Jacques et Joseph Callies, cest--dire, Georges Vieillard. Il convient daccorder une place tout aussi importante deux personnes dont le rle fut des plus importants et qui firent galement partie de ltat-major de C.M.B. : Knut Andreas Knutsen et Franklin Maurice. Cependant, avant de tenter de brosser des dirigeants de C.M.B. un portrait aussi proche que possible de la ralit, il est ncessaire de se faire une ide de ce qutait la Famille Callies .

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Epoque o la General Electric Co a pris une participation dans le capital de Bull et o la raison sociale de la socit devint, pour un temps, Bull-General Electric.

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1. LA FAMILLE CALLIES Vieille famille de notables savoyards, elle tait connue et estime dans sa rgion. Le grand-pre Callies, Jules Aristide, Directeur de lHpital des Pauvres dAnnecy et mdecin Saint- Jorioz, petite ville des bords du lac dAnnecy (qui dpendait alors de la Maison de Savoie) a longtemps milit pour le rattachement de la Savoie la France40. Le second de ses fils, Jacques, ingnieur du gnie maritime, devint par son mariage avec Marie-Josphine Aussedat,41 lune des hritires des Papeteries Aussedat, directeur de cette entreprise, sise Cran-Gvrier, localit voisine dAnnecy. A la gnration suivante, les Callies sallirent lune des familles qui comptaient le plus dans lindustrie franaise, la famille Michelin. Plusieurs mariages devaient sceller cette alliance. En effet, Jean Callies sunit la fille ane dEdouard Michelin, Marguerite, et Joseph Callies la benjamine, Hlne. Quant leur soeur, Madeleine Callies, elle pousa Etienne Michelin, le fils an et alors hritier prsomptif de lEmpire du Pneu42. Comment ces deux familles que ne rapprochaient ni lorigine rgionale, ni le domaine dactivit professionnelle, furent-elles amenes se rencontrer ? Il est impossible de le dire avec prcision. Dans son livre consacr la Maison Michelin, A. Jamain 43 voque des rencontres de vacances et des randonnes en montagne. Cela nest pas impossible. Ce qui, par contre, est vident, cest quune fois connaissance faite, ces deux familles se trouvrent de nombreux points communs. En effet, ce nest pas un hasard si un homme tel quEdouard Michelin44 accepta, et peut-tre favorisa, ces mariages. Pour quil

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Information recueillie auprs du Pre Gonzague Callies, fils de Jacques Callies (II) Extrait de Papiers de famille - DAussedat-Rey lInternational Paper - Album commmoratif dit en mai 1998 - Recherches historiques et manuscrit original Rmy Handourtzel. 42 cf. Annexe 6 : Arbre Gnalogique des alliances Callies-Michelin 43 A. Jamain - Michelin - Un sicle de secrets - p. 97 44 cf. Rpertoire biographique

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accorde la main de ses filles nos deux savoyards et quen plus il consente ce que son fils an, alors considr comme son dauphin, pouse une demoiselle Callies, il fallait que cette famille soit, non seulement dun niveau social en rapport comme on disait alors, mais, en outre, quelle respecte les mmes valeurs, les mmes principes que ceux que le patriarche de Clermont-Ferrand faisait rgner dans sa propre famille, cest--dire : une morale irrprochable, le respect des traditions, une ducation chrtienne rigoureuse, le tout alli au got du travail et de lpargne . Ces traits, on les retrouvera peu prs chez tous les membres de la famille Callies, comme chez leurs proches, en particulier ceux qui furent appels jouer un rle dans la vie de la Compagnie des Machines Bull. Il y a lieu toutefois de noter que, si les liens familiaux entre les Callies et les Michelin demeurrent solides, ils ne se confondirent en aucun cas avec les affaires. Jamais la socit Michelin, en tant que telle, ne sengagea dans la Cie des Machines Bull, et jamais ces Messieurs de Clermont-Ferrand nintervinrent dans la gestion de la Compagnie ou dans sa politique commerciale ou industrielle. Si certains membres de la famille Michelin, allis ou apparents, furent dtenteurs dactions Bull45, ce fut toujours titre personnel et aucun moment ils ne constiturent, au sein des actionnaires, le moindre groupe de pression. Ce point mritait dtre soulign. Si on a souvent crit quen 1935 Michelin a sauv Bull 46, il sest alors essentiellement agi du conseil de lhomme dexprience qutait Edouard Michelin47, et dun support financier dordre personnel et familial. En accordant son aide Jacques Callies, Edouard Michelin ne stait dailleurs arrog aucun droit dingrence dans lentreprise Bull, les deux socits poursuivaient chacune leur chemin et, de plus, travaillaient dans

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cf. diffrents procs-verbaux de conseils dadministration - rubrique Transferts A. Jamain - Michelin, un sicle de secrets 47 Dmarche accomplie linitiative de Jacques Callies et ne venant pas dEdouard Michelin quoi quil ait pu penser cette poque de la situation de la Compagnie Bull.

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des domaines dactivit totalement diffrents, tel point qu lpoque la manufacture clermontoise ntait pas quipe en machines cartes perfores48. La famille Callies, du moins telle quelle apparat au travers des divers tmoignages recueillis, tait donc : trs chrtienne, traditionaliste, patriote, et ayant la religion du travail allie, l encore, comme chez Michelin, un got prononc du progrs et de linnovation, sans oublier les proccupations sociales, dans le sens paternaliste o on lentendait lpoque, ce paternalisme que certains employs ont quelque peu reproch par la suite leur Direction et que certains, aujourdhui, voquent avec un brin de nostalgie, du moins si lon en croit de nombreux tmoignages49 dAnciens. Il ntait en effet pas de crmonie, runion, petite fte, commmoration ou autres, qui ne donnt lieu la clbration de la grande famille Bull , que formaient employs, ouvriers, agents de matrise et patrons, tous anims de cet esprit Bull qui faisait alors sa force pour le plus grand bien de la communaut et qui demeure ancr dans la mmoire des Anciens. Le Grand Patron, Jacques Callies, ntait pas un gendre Michelin. Son pouse, Gertrude Douillet50, appartenait une vieille famille du Dauphin dont lactivit sexerait dans la bonneterie de qualit, voire de luxe, savoir le Groupe Valisre et les Gants Perrin, de Grenoble, entre autres, un famille somme toute trs semblable celles des Callies, Aussedat et Michelin, par ses origines, ses traditions et ses valeurs.

Le dcor ainsi plant, voyons dun peu plus prs les hommes eux-mmes.

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Ce nest gure que vers 1942 que Robert Puiseux introduira les premires machines Bull dans lentreprise (Entretien tlphonique avec un ancien Bulliste clermontois qui fut alors dtach chez Michelin en tant que mcanicien de ville) 49 Rponses diffrents questionnaires - 1988/1989 50 Entretien avec le Pre Gonzague Callies du 23/11/1990.

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2. LES DIRIGEANTS DE BULL 2.1. Jacques Callies (1894-1948) A lorigine, Jacques Callies ne se destinait pas aux affaires mais lArme. Il prpara donc St-Cyr et venait dy tre reu quand clata la guerre de 1914. Il avait tout juste vingt ans. Il neut gure le temps de faire ses classes car, ds le 11 aot 1914, ce fut lengagement et le dpart pour le front comme Officier dInfanterie. Promu lieutenant le 9 octobre 1915, puis capitaine le 2 juillet 1917 il fut dcor de la Lgion dHonneur avec le grade de Chevalier le 13 juillet de la mme anne (Ordre 5287/D du G.Q.G.)51. Cette Grande Guerre, il la passa constamment au feu. Seules deux blessures lloignrent momentanment du thtre des oprations. Entre mars 1917 et octobre 1918, il fut cit cinq fois lordre de lArme . En dpit de sa scheresse et de son emphase, le texte de ses citations est cependant rvlateur et mrite attention. En effet, ces diffrentes citations nous le dcrivent comme audacieux, intrpide, entranant, mais aussi avis, avec un sentiment aigu du devoir, en particulier envers ses hommes, le sens - et apparemment le got - du commandement, de lintelligence dans la prparation des actions, quil mena froidement mais nergiquement . LArmistice de 1918 ne mit pas fin sa carrire militaire. Mari en 1919 avec lautorisation du Gnral de Division - Gouverneur de Paris , il demeura en service actif. Nomm instructeur St-Cyr, poste quil occupa jusquen 1925, il eut loccasion de travailler avec un certain Capitaine de Gaulle qui, une quinzaine dannes plus tard allait faire parler de lui 52.

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SHAT - Extrait du dossier militaire de Jacques Callies Entretien avec le Pre Gonzague Callies du 23/11/1990 (fils de Jacques Callies)

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Cest alors quil dcida de quitter larme et de commencer une nouvelle carrire dans lindustrie. Laccroissement rapide de ses charges de famille ne semble pas avoir t tranger cette dcision. En 1925, il entra donc comme ingnieur aux Papeteries Aussedat, o il passa quelques annes et o, sous la direction de leur pre, travaillait dj son frre Pierre, lequel devait dailleurs en prendre son tour la direction en 1932. Ce dtail a son importance. En effet, dj cette priode, les Papeteries Aussedat produisaient du papier dimpression destin tre utilis dans ces nouvelles machines venues dAmrique et que lon appelait alors des machines statistiques . Ensuite, Jacques Callies effectua un dtour par les Anciens Ets des Verreries Edard, Arcques (Nord), affaire o son dfunt beau-pre avait des intrts. Il prit la direction de cette entreprise o, il nest pas interdit de le penser, il apprit vritablement son mtier de patron. Ctait donc un homme qui avait dj une formation industrielle, mais galement lexprience de la direction dentreprise qui, en 1932, fit son entre la Cie des Machines Bull en tant quadministrateur o il reprsentait la St Aussedat. Voici le portrait, disons, officiel de Jacques Callies, tel quil apparat au travers des documents administratifs et militaires. Cest l une image quelque peu fige qui ne saurait nous satisfaire compltement. En effet, quand on se penche sur les tmoignages recueillis auprs dAnciens de la Compagnie, nous apparat un autre homme, plus vivant et parfois mme relativement surprenant. Si aucune des qualits cites plus haut nest dmentie par les tmoignages, certains dtails, par contre, permettent de mieux cerner le personnage. Comment le voyaient ceux qui ont travaill soit pour lui, soit avec lui, ceux qui, comme tout le monde dans la maison lappelaient Monsieur Jacques , ou bien, entre eux, tout simplement Jacques ?

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- Traditionaliste, conservateur, respectueux de lordre tabli, fervent chrtien, trs pratiquant (comme tous les Callies lpoque) - Relativement autocrate. - Un peu patron de droit divin - le terme est dun de ses proches53

- qui se sentait

le pre de ses employs et pensait, certainement de bonne foi, savoir mieux queux-mmes ce qui tait bon pour eux , mais, en mme temps, et ceci nest pas contradictoire, socialement en avance sur son temps. Ici les tmoignages des Anciens sont quasiment unanimes. - Un meneur dhommes, trs habile. Avec le personnel, il jouait sur lintrt du travail et, bien sr, il tait gagnant tous les coups nous a dit un ancien inspecteur de maintenance54. - Dun aspect parfois froid, mais toujours trs courtois, ctait, en fait, un charmeur , qualificatif qui revient souvent dans les interviews, tant du ct masculin que du ct fminin. - Pour la plupart des tmoins, ctait un grand homme ... mais ctait lui qui commandait ... les dcisions, ctait lui qui les prenait. . En un mot, pour tous, ctait Le Patron . Ses dfauts, ses faiblesses, documents et tmoignages nen disent rien, peut-tre tait-ce simplement lenvers de ses qualits Si, nous avons insist plus particulirement sur la personnalit de Jacques Callies, cest parce que cest lui qui dirigea vritablement la Compagnie, jusqu sa mort, en 1948, mais aussi parce quaprs avoir combattu les Allemands sur le front quelque vingt ans plus tt, il allait devoir nouveau les affronter, cette fois, sur un autre terrain et dans une position, qui si elle pouvait sembler, son endroit, moins, dangereuse nen fut peut-tre que plus difficile et bien moins glorieuse.53 54

Interview dHerv Callies par Dominique Pagel, (1973) Entretien avec Jean Foulier. (1990).

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Ce fut prcisment l, dans cette preuve, qui devait se rvler de longue haleine, o la personnalit du chef dentreprise revtait une importance primordiale, que Jacques Callies non seulement dut dployer les qualits exposes ci-dessus, mais galement jouer de tous les ressorts de son caractre, afin de dfendre la Maison face aux adversaires dhier, demeurs des ennemis et que les circonstances avaient rendu matres de la situation. 2.2. Joseph Callies (1905-1977) N en 1905, il tait le plus jeune de lquipe qui, depuis la nomination de son frre Jacques au poste dAdministrateur-Dlgu de la Cie des Machines Bull, prsidait aux destines de la socit. A cette poque, responsable de la Fabrication en tant que Directeur Technique, son domaine, ctait latelier et ses hommes , les ouvriers, pour qui il tait Monsieur Joseph ou souvent simplement Joseph, appellation empreinte dun affectueux respect. Avec ce poste, il revenait en quelque sorte ses premires amours. En effet, aprs des tudes classiques lEcole Ste Genevive de Versailles, un baccalaurat MathElem. doubl dun second, en Philosophie lanne suivante55 en poche, il prpara Centrale o il entra en 1930 56. Son choix tait fait, il serait ingnieur, comme son frre an Pierre, lui-mme sorti de lEcole des Mines. A sa sortie de lEcole Centrale des Arts et Manufactures, cest sur le tas et en dehors de la famille quil commena son exprience professionnelle. Entr la St Sulzer, il passa par toutes les tapes de la profession, apprentissage, atelier et enfin bureau dtudes. Cependant, le devoir lui fit rintgrer le cercle familial, cest-

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CIHB - Fiche dembauche. Annuaire de lEcole Centrale des Arts-&-Manufactures

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-dire, les Papeteries Aussedat, dont, entre temps, comme on la vu, son frre Pierre avait pris la direction57. La socit avait en effet besoin de lui. Les machines cartes perfores commenant se rpandre en Europe, les Papeteries Aussedat virent trs tt dans cette nouvelle industrie un dbouch trs prometteur pour leurs produits. Pierre Callies envoya donc Joseph en tourne aux Etats-Unis pour voir de prs ce qui se faisait l-bas. Si ce voyage fut riche denseignements, il rvla nanmoins que la possibilit pour Aussedat de se faire une place sur le march europen tait des plus minces. En effet, IBM imposait ses clients des clauses contractuelles lonines, en particulier, celle de sengager nutiliser sur ses machines que des cartes et papiers IBM. Quant la St Powers, elle ne garantissait ses matriels que sils taient aliments en cartes et papiers quelle fournissait. Il ne restait donc plus que la Cie Bull mme si celle-ci ntait alors gure solide et en danger dtre absorbe par IBM. Cest cette situation qui dclencha la prise de participation de la famille CalliesAussedat, vivement encourage par Edouard Michelin, avec la suite que lon connat. Une fois nomm la tte de la socit, Jacques Callies, dj bien assist par Georges Vieillard pour les questions financires, eut alors besoin, pour les questions de fabrication, dun adjoint aussi comptent que sr. Cest alors quil fit appel son frre Joseph. Il ne fut toutefois pas facile de convaincre Pierre Callies de laisser ainsi partir Joseph, aprs la formation que celui-ci venait de recevoir pour tout ce qui concernait le papier et les cartes. Il cda enfin et, en janvier 193658, Joseph Callies tait embauch

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Leur pre, Jacques Callies, tait dcd en 1925 et lusine de Cran tait alors co-dirige par un tatmajor familial, mais trs vite lun des fils ans, Pierre, prit la direction de lentreprise avec le soutien de ses onze frres et surs. (Extrait de Papiers de Famille - dAussedat-Rey lInternational Paper - Ch. Bull et Michelin, partenaires indispensables - Album commmoratif dit en mai 1998 - Recherches historiques et manuscrit original, Rmy Handourtzel) 58 Information releve sur la fiche qui figure dans son dossier individuel.

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la Cie des Machines Bull, en tant quingnieur59, et il ne tarda pas en devenir le Directeur Technique, responsable de la production. Sa personnalit tait fort diffrente de celle de son frre Jacques. Si la stature de Jacques tait, semble-t-il, plus imposante, le dynamisme de Joseph, sa vivacit, sa simplicit, faisaient de lui, surtout parmi le personnel ouvrier, le plus populaire de ces Messieurs de la Direction. Il est vrai qu cette poque, les ouvriers reprsentaient la Compagnie la catgorie professionnelle la plus nombreuse et, pour eux, Monsieur Joseph tait avant tout quelquun qui connaissait leur travail, savait leur parler, en appelait mme certains par leur nom, leur serrait la main chaque fois quil descendait latelier, cest-dire le plus souvent possible car, de son ct, il aimait lambiance de la Fabrication. En un mot, ctait un patron pour lequel ils aimaient travailler parce quavec lui, ils avaient conscience dexister ! Cest du moins ainsi quen parlaient nombre douvriers que, pourtant, leurs opinions politiques ou syndicales ne plaaient pas toujours dans le mme camp60. Dautres, qui lont approch de plus prs, vantent son courage et mme une certaine intransigeance, notamment vis--vis des occupants, ce qui devait quelquefois, au cours de ces annes difficiles, lui faire adopter une attitude susceptible de prsenter certains risques, mme en priv, et lamener manifester un esprit frondeur que peu de gens lui souponnrent61. Sur le plan militaire, sil restait dans la ligne de ses origines, cest--dire, On sert la France comme on sert Dieu ou la Famille , peut-tre sen distingua-t-il par ses choix. Grand sportif, alpiniste chevronn, il choisit laviation o il effectua un service militaire classique quil termina avec le grade de Lieutenant au 35me Rgiment dAviation,

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- d Notamment le pre de lauteur et ses camarades dtabli. 61 Interview de Mme Tribu, secrtaire de K.A. Knutsen, par Dominique Pagel (1973)

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brevet observateur en avion 62. Il passa galement son brevet de pilote63. De 1931 1939, chaque anne, il accomplissait des stages dentranement. Le 25 aot 1939, convoqu pour une nouvelle priode militaire, la dclaration de guerre, le 2 septembre, le maintint sous les drapeaux, ou plutt, dans son cas, dans la carlingue. Est-ce nouveau comme observateur ou cette fois comme pilote, il ne nous a pas t possible de le savoir 64. La seule chose que nous sachions cest que tout le monde dans la Compagnie disait que Monsieur Joseph tait pilote de chasse. Les quelques mois de combats du printemps 1940 lui offrirent loccasion de se montrer digne de ses frres ans et de recevoir la Croix de Guerre avec citation lOrdre de lArme, palmes de bronze et rosette de la Lgion dHonneur65. 2.3. Georges Vieillard (1894 -1974) On disait souvent que si Jacques Callies avait t la tte de la Compagnie, Georges Vieillard en avait t lme . Sil navait pas, comme le voulait la lgende, t le vritable fondateur de lentreprise de lavenue Gambetta, ni lintroducteur en France des brevets de Fredrick Rsing. Bull, il nen a pas moins t lorigine de ce que devint la Compagnie des Machines Bull et, terme un vritable pionnier de la mcanographie europenne . Il stait si bien assimil aux Callies que beaucoup lont cru, comme eux, dorigine savoyarde et, pourquoi pas, une vieille connaissance de ceux-ci. Or, il nen tait rien. Sa naissance dauphinoise, le 21 juillet 1894, la Mlatire (Rhne) est due au hasard dune affectation de son pre, le Gnral Ernest Antonin Vieillard. Nallons pas pour cela le croire issu dune ligne de militaires. Son pre, en effet, ne dut sa brillante carrire dans larme qu ses mrites et ses dons personnels.

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Cest--dire que, dans lavion, cest lui qui tenait les jumelles et prenait les photos. Service Historique de lArme (Vincennes) 64 Le Service Historique de lArme de lAir na pu nous fournir cette information. 65 Cf Annexe 6 Arbre gnalogique des alliances Callies-Aussedat-Michelin

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Sous la Monarchie de Juillet, quand naquit le Gnral Vieillard, ses parents taient simplement Marchands de Nouveaut dans le quartier du Marais. Il sagissait probablement plus que dune simple boutique de mercerie car, une vingtaine dannes plus tard, fortune faite, le mnage se retira et vcut de ses rentes66

. Jusque l, nous

assistons au parcours dune famille dorigine plutt moyenne, issue par lpouse de lartisanat67

et accdant la bourgeoisie possdante en passant par le ngoce.

Cependant, contrairement ce que lon peut observer relativement souvent dans ce type de familles du 19me sicle, le fils ne suivit pas la voie paternelle. Il fit des tudes ! Brillant lve, il entra lEcole Polytechnique en 186468

, puis fit, dans larme, une

carrire exemplaire quil termina en 1908 avec le grade de Gnral de Division 69. Les apprciations diverses figurant son dossier militaire 70 soulignent son intelligence, son incessante activit, sans oublier laudace et le courage sans lesquels il nest pas de bon soldat. Chez Georges Vieillard, on retrouva dailleurs, mls de faon relativement

harmonieuse, les traits de caractre de ses deux anctres. Comme son pre, il fut polytechnicien, mais comme son grand-pre, il fit carrire dans les affaires. Ses tudes, il les fit dans diffrentes villes de France, au gr des garnisons paternelles : Nantes, Toulon, Belfort, etc. ... Mais cest Paris, pensionnaire au Lyce Janson de Sailly71 quil prpara son concours dentre Polytechnique o il fut admis en 191472. Mais, le 9 aot 1914, il ne pouvait tre question pour ces jeunes gens de commencer leur anne scolaire. Comme tous ceux de sa promotion, il partit pour le front, affect au 31me Rgiment dArtillerie. De 1914 1918, il ne cessa de se battre, en Belgique, en66

A.D. Paris - Acte de mariage dErnest Antonin Vieillard avec Marie-Elisabeth Cacqueray de Beaumont, le 18 octobre 1882. 67 Mairie de Versailles - Acte de naissance de Louise Cyrille Lalouel, mre dErnest Antonin Vieillard 68 Annuaire de lX. 69 SHAT -Dossier militaire dErnest Antonin Vieillard. 70 - ibid. 71 Lettre du Lyce Janson de Sailly du 20 octobre 1990 72 Annuaire de lX.

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Picardie, dans lAisne, en Champagne, etc. ... Bless, gaz, il fut quatre fois cit lOrdre . Ses citations vantent non seulement, comme il se doit, son courage, son audace, son sens du devoir , mais surtout son habilet, son efficacit, son activit inlassable , traits de caractre que lon retrouvera plus tard, entre autres, dans sa vie professionnelle. Cest titre militaire quil reut son premier grade dans lOrdre de la Lgion dHonneur, lEcole Polytechnique, une fois la paix revenue 73. Ce nest quaprs lArmistice quil put accomplir ses deux annes dtudes. En 1920, sa sortie de lX, la carrire paternelle ne lattirant pas, non plus que le service dans les grands corps de lEtat, il dmissionna. Renouant, inconsciemment sans doute, avec la vocation de son grand-pre, ce quil voulait, ainsi quil le dit lui-mme, ctait apprendre les affaires 74

. Il commena sa carrire chez Kuhlmann, Wattrelos,

petite ville du Nord ravage par la guerre. La guerre, il en sortait, il en avait vu les horreurs, aussi souhaitait-il quitter la rgion. Comme, par ailleurs, la chimie ne lintressait pas particulirement, il donna sa dmission au bout de trois mois. De retour Paris, il alla voir Franklin Maurice quil avait eu, quelques temps, comme professeur dans une cole prive de prparation aux affaires de la rue de Vaugirard et devenu entre temps directeur de la St Ral, entreprise commercialisant des machines comptables 75. Celui-ci lembaucha sur le champ comme Directeur Technique du Dpartement des Machines Calculer. Il nen partit quen 1929 pour des raisons personnelles et familiales 76, mais demeura en trs bons termes avec Franklin Maurice. Cest vraisemblablement pendant son sjour chez Ral que Georges Vieillard eut ses premiers contacts avec les machines cartes perfores, peut-tre chez des clients de cette socit. Aprs un passage la Banque Courvoisier comme organisateur, il entra la Cie des

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SHAT - Extrait du dossier militaire de Georges Vieillard Interview par Dominique Pagel (17 mai 1973). 75 BHVP - Bottin du Commerce - Anne 1921 - Section Machines calculer 76 Interview par Dominique Pagel (17 mai 1973)

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Mines et Potasses dAlsace, en tant que secrtaire gnral. Nous tions alors en 1930 et cest l, en Alsace, quayant fait la connaissance dElie Doury77, tous deux envisagrent la possibilit de la constitution, en France, par un Groupement dUtilisateurs (on disait alors des Utilisants ) de machines statistiques , dune socit pour la construction de machines mcanographiques qui aurait sa tte une importante banque dAlsace78. Lanne 1931 fut sans doute lune des plus importantes de son existence puisque cest ce moment quil se lana dans ce qui sera la grande aventure de sa vie professionnelle. En quelques jours, quelques heures mme, il dut, aid par son ami Elie Doury, ancien vendeur chez Powers79 - qui galement rvait de crer une oeuvre franaise de la carte perfore [et connaissait] le march franais 80

, dployer tout

lventail des ressources de son temprament afin de mettre en chec les plans conjugus des groupes amricains IBM et Remington Rand visant mettre la main sur la petite entreprise H.W. Egli, de lavenue Gambetta. Les deux amis russirent devancer les Amricains81 et traiter les premiers avec la St H.W.Egli. Leur dmarche aboutit la cration de la St H.W. Egli-Bull o Georges Vieillard entra en 1932. Lanne suivante, naquit la Compagnie des Machines Bull82. Dans ces oprations, Georges Vieillard apparat dj tel quon le verra dans tous les moments difficiles. Lhommage posthume qui lui fut rendu dans une revue interne la Cie Bull nous permet cependant de mieux cerner, dans toute sa complexit, le personnage qutait Georges Vieillard. Constitu dextraits dentretiens et de propos divers, cet hommage rvle les multiples facettes, parfois contradictoires, souvent mconnues, de cette

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Qui avait travaill chez Elliot-Fisher, entre autres - ibid. 79 cf. Rpertoire Biographique 80 Extrait dun discours de Jacques Callies 81 Dune journe ! 82 A.D. Paris - Extrait du Registre du Commerce.

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personnalit puissante [et] parfois redoutable 83, mais regardons dun peu plus prs comment le voyaient ceux qui travaillrent avec lui ou sous ordres : - Un rude compagnon. disait Jacques Callies en 1946. - Un patron dur et exigeant avec lui comme avec les autres . - Cependant trs sur ses gardes, souple, adroit, sachant remarquablement faire patte de velours si cela savrait ncessaire. - Naimant pas partager le pouvoir, il prouvait [cependant] le besoin dtre entour par un groupe quasi-familial 84. En rsum : Bull, ctait lui ! [...] la Compagnie tait SA Compagnie et il la servie avec un dvouement toute preuve La seule personne devant laquelle il consentait sincliner tait Jacques Callies. Des preuves, il nen manqua gure, et dans tous les domaines. En effet, en 1935, la Compagnie se trouva nouveau en danger dtre absorbe par IBM. Nous navons pu, jusqu ce jour, savoir quel rle il joua dans les ngociations qui amenrent la famille Callies sengager fond dans la socit et en prendre la tte. Il serait toutefois surprenant quil ft, dans cette affaire, demeur inactif. Son activit professionnelle ne se limitait dailleurs pas la Compagnie. En effet, en 1937, devenu prsident du Syndicat des Fabricants de Matriels de Bureau, il parvint ce que fussent prsents lExposition Internationale de Paris, non seulement les machines Bull, mais peu prs tout ce que la France produisait alors en tant que matriels et quipements de bureau85

. Cela lui valut dtre promu au grade dOfficier et de

de la Lgion dHonneur au titre, cette fois, du Ministre du Commerce

lIndustrie86. Larme cependant navait pas disparu de ses proccupations. Comme un

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CIHB - Dossier Blanc (synthse des travaux de Dominique Pagel) On ne stonnera donc pas quil ait t lorigine du Club des Anciens de la Cie Bull. 85 BHVP - Catalogue de lExposition. 86 J.O. du 10 novembre 1938.

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certain nombre dofficiers de rserve, il accomplissait rgulirement des priodes dentranement et de perfectionnement87, mais bientt, il ne fut plus question dartillerie. Ds lanne 1935, cest au Chiffre88

quil apporta ses comptences, sinformant et

parfois dcouvrant les problmes qui se posaient lEtat-Major, tout en nouant et entretenant des relations utiles la Compagnie. On pourrait dire, sans mauvais jeu de mots, que, dj, il se battait sur tous les fronts . Les vnements nallaient pas tarder le mettre en demeure de faire jouer toutes les ressources dune personnalit que lon peut, sans exagration qualifier d hors du commun 2.4. Knut Andreas Knutsen (1888-1983) De ceux dont dpendit le destin de la Cie des Machines Bull; Knut Andreas Knutsen tait la fois le plus ancien et celui qui connaissait le mieux le domaine de la carte perfore. Il fait partie non seulement de lHistoire, mais pour reprendre lexpression de Dominique Pagel, de la Prhistoire , tant de la Compagnie elle-mme que de lindustrie des machines statistiques. A lorigine, dans les annes 20, cet homme, qui avait dj dpass la trentaine, semblait avoir sa carrire professionnelle toute trace. Son mtier ? Constructeur de barrages . Autant dire quil tait alors bien loin des machines statistiques. N Christiania (Norvge, aujourdhui Oslo), en 1888, il poursuivit ses tudes dingnieur lEcole Suprieure Technique de Berlin. Il parlait donc lallemand couramment ce qui au cours des annes de lOccupation se rvla fort utile pour les patrons de C.M.B. Cest son frre, Reidar Knutsen, ingnieur lui aussi et condisciple de Fredrick Rsing Bull qui lamena aux machines statistiques, comme simple conseiller dabord puis, aprs la mort de ce dernier, le 7 juin 1925, comme partenaire, K.A.87 88

Tmoignage de son fils, labb Jean Vieillard - 1987. SHAT - Livret matricule dofficier de Georges Vieillard.

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Knutsen ayant accept de prendre la relve . A ce moment, il ntait dj plus un novice en la matire. Il y avait, en effet, environ quatre ans quil apportait au tandem Fr.R. Bull-Reidar Knutsen, une collaboration pisodique mais efficace, leur consacrant la majeure partie de ses loisirs. Son esprit curieux, son got de linnovation et du progrs, lintrt quil avait pris cette technique novatrice, lavaient conduit simpliquer de plus en plus dans cette aventure et, trs vite, il avait entrevu les possibilits davenir qui soffraient ces machines et ces cartes bien que ce soit, en Europe et surtout en France, une industrie encore trs nouvelle et relativement peu connue, bien loin de ce quHermann Hollerith et James Powers avaient dj ralis en Amrique, en Grande-Bretagne et mme en Allemagne. . Alors, adieu barrages, fjords et forts norvgiennes ..... ! Il entra la St O.K.A., entreprise norvgienne qui, lpoque, fabriquait, entre autres, les machines conues par Fr.R. Bull auquel il succda. Bien que les clients aient encore t fort peu nombreux - sept, mais rpartis dans quatre pays : Norvge, Finlande, Danemark et Suisse - il vcut alors la valise la main, sautant de train en bateau avec toujours des ides plein la tte. Cest quil lui fallait, en mme temps, analyser et mettre en machine les travaux statistiques et comptables de ses clients, assurer la mise en route des matriels, veiller leur bon fonctionnement, en assurer lentretien et les rparations ventuelles. Sept clients, cest apparemment peu, mais, en loccurrence, ctait beaucoup pour un seul homme. Cela ne lempchait pas, pourtant, dtudier constamment des

perfectionnements et de concevoir de nouvelles inventions, en prenant soin dviter de susciter des problmes avec les inventeurs amricains. Ds quune invention lui semblait valable, il sempressait de la breveter. Les brevets taient dj une de ses proccupations majeures. Inventer, ctait bien, raliser ctait mieux encore, mais, protger, ctait indispensable.

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Il mena cette existence jusquau moment o, suite aux ngociations de vente des brevets de feu Fr.R. Bull la socit helvtique H.W. EGLI, de Zurich, il accepta de travailler pour cette entreprise, tout en demeurant cependant Oslo. En 1930 la St H.W. Egli envisagea de crer une usine ltranger pour que les machines soient fabriques ailleurs quen Suisse . Ses partenaires de la St H.W. Egli et un Belge, Emile Genon89, qui y avait de gros intrts, avaient tout dabord pens lAllemagne, K.A. Knutsen leur dmontra que le pays le plus propice pour cette nouvelle implantation tait la France. A cette prfrence, il y avait plusieurs raisons : - Ce pays, au march plus tendu que la Suisse, jouissait, sur le plan des brevets, dune rglementation qui serait plus avantageuse pour H.W. EGLI que celle des pays germaniques et anglo-saxons car la loi franaise obligeait le dposant dun brevet fabriquer la machine brevete dans un dlai maximum de trois ans sous peine de voir prononcer la nullit du brevet. Or Hollerith, devenue IBM depuis 1924, disposait Paris dun atelier de rparation et de montage et certains brevets amricains ntaient protgs que jusquen 193390. Sils ntaient pas exploits en France avant ce dlai, ils ne gneraient plus la St H.W. EGLI. De plus, en France, cette poque, argent, main-doeuvre, matires premires etc. ..taient bon march 91, do un prix de revient moins lev. Enfin, raison, disons ... plus personnelle, K.A. Knutsen ne consentait quitter Oslo, ce qui devenait indispensable pour la poursuite de sa collaboration avec la St H.W. Egli, qu condition de rsider Paris ! Paris ! Il y passa tout le reste de sa vie, allant quand

mme chaque anne, except pendant la priode de lOccupation, respirer lair du pays, Oslo, o vivait sa famille.89 90

Voir Rpertoire biographique CIHB - Dossier Blanc Dominique Pagel. - Historique C.M.B. - p.24 91 CIHB - Dossier Blanc Dominique Pagel - Rle de K.A. Knutsen vis--vis de C.M.B. - p. 10-1.

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K.A. Knutsen emporta donc la dcision et cest ainsi que son destin fut, ds 1931, indissolublement li celui de lentreprise qui, peu de temps plus tard, devait devenir la Compagnie des Machines Bull. En 1946, Jacques Callies, alors Prsident-Directeur Gnral de C.M.B. lui rendit hommage en ces termes : Notre Cher Wiking, qui Bull doit son origine mme, lhomme libre et indpendant par excellence ..... lhomme qui a consacr sa vie une oeuvre, qui nous a fait confiance pour elle, en lapportant la France. Il y a eu des heures o il pouvait loyalement 92 miser sur dautres pour la raliser, mais il avait mis sa main dans la ntre ..... dans la mienne et jai compris que ctait pour toujours. . Ce fut en effet pour toujours. Pourtant, lev dans un pays o, bien des gards; les mentalits taient bien plus avances que celles de la vieille France qui portait encore lhritage du 19me sicle, il lui arrivait dtre tonn des comportements, des prjugs et surtout de lesprit de caste qui rgnait encore dans la socit franaise qui lentourait. Souvent, dailleurs, il nhsita pas, affirmant cette indpendance desprit que lui reconnaissait Jacques Callies, bousculer un peu tout cela, sans mme dailleurs sen rendre compte, en suivant simplement ses penchants naturels. Cela faisait bien, parfois, froncer quelque peu les sourcils de certains des autres dirigeants de la Compagnie, mais navait aucune prise sur son comportement. De toute faon, aucun deux naurait os lui en faire la remarque. En effet, K.A. Knutsen fut un des esprits les plus libres quil nous ait t donn de rencontrer.

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Jacques Callies voque vraisemblablement la crise de 1935, mais rien ne nous permet de le confirmer.

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En 197693, il fut enfin dcor de la Croix de Chevalier de la Lgion dHonneur, pour les minents services rendus linformatique europenne et franaise. Il avait plus de 88 ans ! Sa bonne sant aidant, il ne quitta la Compagnie que dans le courant des annes 6094 mais mme aprs sa retraite il continua sintresser au destin de lentreprise et au devenir de ces fameuses machines trous avec lesquelles tout avait commenc et auxquelles il avait vritablement vou sa vie. 2.5. Franklin Maurice (1888-1973) Il devait son prnom peu courant - et qui lui vaudra bien des malentendus - ladmiration que son pre portait Benjamin Franklin. A la Compagnie, les gens lappelaient Le Pre Maurice , moins cause de son ge que de son air bougon, ses cheveux dun blanc de neige, sa moustache drue et son insparable canne dont le toc ... toc... dans les couloirs faisait immdiatement taire les bavardages et filer chacun sa place ! Non quil ait t plus dur que les autres dirigeants de la Compagnie, mais, tout en le respectant, en reconnaissant sa valeur professionnelle, on craignait son esprit caustique, ses petites phrases parfois piquantes o lon avait du mal discerner lhumour froid de la simple remontrance. Tout ceci dissimulait dailleurs une profonde sensibilit que pour rien au monde il neut voulu laisser paratre. Qui, dailleurs, dans la Maison, peut se vanter de lavoir rellement connu ? Ce merveilleux causeur, en effet, ne se livrait gure. En 1973, contact par Dominique Pagel, il se refusa toute interview.

Dcret du 9 juillet 1976 (J.O. 14/7/76) - Rubrique Affaires Etrangres . En effet, comme cela eut sembl logique, cette dcoration ne lui fut pas attribue au Titre de lIndustrie et du Commerce, mais en tant que tranger rsidant en France Entretien tlphonique avec les Services de la Lgion dHonneur. 94 Nous navons pu trouver la date exacte de son dpart en retraite, mais il demeura administrateur de la Compagnie jusquen 1964.

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Personnalit dconcertante que celle de cet homme qui pouvait aussi bien vous foudroyer dun mot ou mme dun regard, mais galement vous prsenter ses excuses le plus simplement du monde sil estimait avoir eu tort 95. Ce fut surtout un homme qui, alors la tte de la plus prestigieuse des units de la Compagnie, la Direction des Etudes, eut lhumilit de faire appel de jeunes ingnieurs forms aux techniques nouvelles96 quand il se sentit dpass par lvolution de la technologie, tout en restant dans la course - pour employer une expression familire - et en gardant la haute main sur son monde. Esprit vif et prcis et, comme son ami Georges Vieillard, aussi exigeant pour lui-mme que pour ses collaborateurs, il tait peu enclin lindulgence, et, avouons-le pas toujours facile vivre mais, sur un autre plan, chez cet homme la rigueur et la logique des mathmatiques se mariaient comme naturellement la plus grande finesse de lesprit et une rudition impressionnante. Mais il avait surtout, comme le disent nombre dAnciens : le don de rendre clair ce qui tait compliqu . Lors des runions annuelles qui rassemblaient commerciaux, ingnieurs et techniciens de la Compagnie, ses confrences faisaient littralement salle comble ! Il y tenait la vedette et y prenait un plaisir indniable. Voyons un peu lhomme priv. Il naquit Paris, le 18 fvrier 188897

dans une famille

denseignants. Son grand-pre, son pre et mme une de ses tantes taient dans lenseignement. En 190798, il entra lEcole Polytechnique o lon trouvait alors un certain nombre dlves issus comme lui de familles denseignants, mme modestes. On le disait athe bien que personne nait pu le certifier - mais, dans sa vie personnelle, il

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Tmoignage personnel de lauteur qui eut loccasion de travailler auprs de lui. Bruno Leclerc, Pierre Chenus et Henri Feyssel, furent lorigine des premiers calculateurs lectroniques Gamma produits par la Cie des Machines Bull. 97 Le mme jour de la mme anne que K.A. Knutsen. 98 Annuaire de lX.

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nen respectait pas moins les mmes valeurs morales que celle des familles Callies et Vieillard. A sa sortie de Polytechnique, il passa une anne de formation lEcole de lArtillerie du Gnie affect, le 1er octobre 1911, au 2me Rgiment dArtillerie Coloniale, il en dmissionna le 20 du mme mois. Le 2 aot 1914, la dclaration de guerre le rappela sous les drapeaux, toujours mobilis au 2me R.A.C. Son parcours du combattant fut des plus brefs. A peine trois mois plus tard, le 22 aot 1914, il fut fait prisonnier lors de la bataille de Rossignole, petite ville de Belgique, dans la valle de la Semoy, o les combats furent particulirement meurtriers, et cest au camp dIngolstadt quil passa les quatre annes de la guerre. 99 Au cours de sa captivit, il se lia damiti avec un autre officier franais, M. Mamet, dans le civil Directeur de la St Ral, et, ds sa dmobilisation, celui-ci lembaucha dans cette socit o il occupa le poste de Directeur Technique du Dpartement des machines Calculer. Cest l quen 1921, il fit la connaissance de Georges Vieillard. Les deux hommes sympathisrent si bien que, ds 1937, ce dernier tenta de lattirer chez Bull. Cela prit environ une anne, mais, les circonstances aidant, le 1er janvier 1938, Georges Vieillard avait gagn la partie, Franklin Maurice entrait la Cie des Machines Bull en tant que Patron des Etudes. A cette poque, chez Bull, les fonctions hirarchiques ntaient pas encore nettement dfinies, ni les frontires entre les Services bien tablies, aussi Franklin Maurice dut-il, pendant un certain temps, faire quipe avec K.A. Knutsen, lhomme alors en place. Cette cohabitation ne semble pas avoir soulev de difficults. Par ailleurs, K.A. Knutsen tait de plus en plus accapar par les brevets dinvention, ceux de la Compagnie mais

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SHAT - Extrait du dossier militaire de F. Maurice

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galement, avec une attention particulire, ceux de la concurrence, dont le nombre allait sans cesse croissant et lui posaient de plus en plus de problmes. Cest sous la direction de Franklin Maurice que les Etudes se structurrent et acquirent limportance et le prestige dont elles jouirent jusqu lAffaire Bull et lalliance avec la General Electric Co. La guerre nouveau, lexode, puis lArmistice, lOccupation et leurs consquences allaient, pour lui comme pour les autres dirigeants de lentreprise, bouleverser pour un temps lorganisation quil sefforait de mettre en place. Conclusion Si nous avons tenu consacrer autant de place la prsentation biographique des hommes qui, la veille du second conflit mondial, taient la tte de la Compagnie, cest quil ne sagit pas ici uniquement dtudier lhistoire de lunit conomique quest une entreprise industrielle et commerciale, mais de voir quelles furent sur cette entreprise les consquences du double choc de la guerre, et du dsastre de 1940 , puis son adaptation aux nouvelles conditions de vie dcoulant des vnements; situations o la personnalit des hommes qui en avaient la responsabilit fut prpondrante. On ne peut en effet comprendre la faon dont la Compagnie ragit pendant cette priode et la politique quelle suivit, si lon ne connat rien de ceux qui durent alors tenir la barre. Quand arriva la guerre et surtout lOccupation, cest ce quon a coutume dappeler lesprit Bull qui fut la base du comportement et de laction des dirigeants de la Compagnie, ces hommes que rien, ni leurs origines, ni leurs traditions familiales, ni leur pass militaire navaient prpar un quelconque accommodement avec lennemi. Leur but essentiel, on pourrait mme dire, leur mission , du moins celle quils staient assigne, fut, alors de maintenir la compagnie et lemploi de ses

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travailleurs , continuer et, en dpit des preuves, des contraintes frquemment non cohrentes et parfois mme contradictoires imposes par les Autorits dOccupation aussi bien que par le Gouvernement de lEtat Franais, les difficults de tous ordres, enfin, sauvegarder lentreprise, tout prix ... mais pas nimporte quel prix ! Comment sexera cette volont, par quelles voies parvint-elle sexercer ? Cest ce que nous verrons dans la suite de cette tude.

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Chapitre 5

CONTEXTE CONCURRENTIEL Impact de la guerre, puis de lOccupation sur son volution

Pendant la guerre ... nous tions seuls sur le march ... les rois de la mcanographie ... ce sentiment que nombre de Bullistes exprimrent, dans les annes daprsguerre100, mrite, sinon dtre contredit, du moins dtre fortement nuanc. Non seulement la Cie Electro-Comptable fut toujours prsente sur le march des machines statistiques, mais galement la S.A.M.A.S.(filiale POWERS), reprsente en Zone Occupe par la C.I.M.A.C., mme si, aprs dcembre 1941, lactivit de ces deux socits se ressentit de lentre en guerre des Etats-Unis qui priva ces filiales de groupes amricains de leurs approvisionnements en machines, sous-ensembles et pices dtaches101, mais galement du bnfice des innovations et perfectionnements manant des bureaux dtudes doutre-atlantique. allemand en 1941102 Par ailleurs, le poids respectif de ces deux socits, sur le march des machines statistiques, fut ingal et leur situation volua de faon trs diffrente, car, en dpit du fait que ces entreprises se trouvrent toutes les deux places par loccupant dans la mme catgorie : celle des biens ennemis amricains et thoriquement soumises au mme traitement, les vnements ne les affectrent pas de la mme faon. Celles-ci furent places sous contrle

Et qui, sous dautres formes, se retrouve dans les interviews et les rponses aux questionnaires. Daprs E. Black ( IBM et lHolocauste ) la Dehomag approvisionna la C.E.C. 102 Le Major Passow, chef des Services mcanographiques du Reich, nattendit pas 1941 pour se rendre chez IBM-France (Chroniques de la Cie IBM France)101

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1. La Cie Electro-Comptable Le 25 aot 1939, comme la Cie Bull, la C.E.C. fut rquisitionne pour les besoins de la Dfense Nationale et, lors de la dclaration de guerre, elle subit une lourde ponction parmi son personnel, y compris certains de ses principaux dirigeants : Roger Virgile, directeur gnral, Jean Jeanneney, son adjoint, et Gabriel Lavogie, directeur commercial, furent mobiliss. Cest un des autres directeurs, William Borel (X-19) qui assura la bonne marche de lentreprise.103 Au moment de lexode, la Direction et le personnel de la C.E.C. se replirent dans la rgion dAngers o, le 12 juin 1940, les rejoignit Roger Virgile. Etaient rests Paris quelques employs [autour] dun administrateur [...] volontaires104

pour reprsenter

[la C.E.C.] dans la capitale et charg dtablir les premiers contacts avec les troupes doccupation 105. Le 23 juin, Roger Virgile, de retour Paris106, rassembla ses troupes et compta les absents : 7 morts et 72 prisonniers. Peu de temps aprs lentre Paris des troupes allemandes, la C.E.C. reut, sans doute mme avant Bull, la visite du Major Passow107. Le 22 juillet 1940, lOKW fit saisir, titre de butin de guerre, 200 machines lusine de Vincennes, ainsi que dautres matriels IBM placs en location chez des clients. Le total de ces rquisitions sleva, nous disent les Chroniques IBM-France 347 machines108 qui furent, pour la plupart, expdies en Allemagne, quelques-unes tant conserves par les Services Allemands de Paris pour leur propre utilisation, ou envoyes dans des bureaux de province109. Il semble qu la diffrence de ce qui sest pass chez Bull, le Major

Chroniques IBM-France Soulign par lauteur. 105 Chroniques IBM France 106 - ibid. 107 Nous ignorons la date prcise de cette premire visite, qui nest pas indique dans les Chroniques IBM-France . 108 Sans doute, comme chez Bull destines des ministres ou des administrations franaises et considres comme butin de guerre. 109 Toutes ces informations sont extraites de la brochure Chroniques de la Cie IBM-France .....104

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Passow nait pas limit son ingrence chez Electro-Comptable la seule rquisition de matriels mais quil ait continu surveiller de prs ce qui sy passait. Lactivit de la C.E.C. ne reprit peu prs normalement qu partir de septembre 1940, lusine continuant tre approvisionne par IBM-Etats-Unis110 comme par le pass, et elle retrouva peu prs tous ses clients qui, aprs la signature de lArmistice, regagnrent leur tour la capitale. Ds le dbut de 1941, afin de relancer les ventes, Roger Virgile rtablit le systme des concours de vente et, le 1er mai de la mme anne, annona louverture dune nouvelle usine Essonne (Seine-&-Oise), qui fut inaugure le 17 septembre suivant. Egalement dbut 1941, Kurt Passow nomma la C.E.C., un ingnieur de la Dehomag, Heinz Westerholt111, pur produit de lcole IBM - il avait en effet fait ses classes aux EtatsUnis, lcole de vente IBM - qui installe son bureau au sige [...] mais va frquemment Vincennes pour veiller ce que les transports vers la Dehomag [...] ne soient pas dtourns vers des clients franais 112. En juin 1942, celui-ci fut nomm administrateur de la C.E.C.113. Lactivit de la socit se poursuivit ainsi jusqu ce que, aprs lattaque de Pearl Harbor, le 7 dcembre 1941, les Etats-Unis entrent leur tour dans le conflit aux cts des Anglais. La C.E.C. fut alors place sous squestre allemand, le squestre ntant autre quHeinz Westerholt. Cette situation qui privait la C.E.C. de la tutelle et de lassistance de sa maison-mre ne la dlivrait pas pour autant des redevances que, conformment une convention passe vraisemblablement en 1935114, elle reversait

cf. Chroniques de la Cie IBM-France cf. Rpertoire biographique 112 Chroniques de la Cie IBM-France - p.55 113 - ibid. - p.55 - En 1944, Heinz Westerholt fut remplac par Fellinger, qui transfra ses pouvoirs un autre ingnieur de la Dehomag, Oscar Hrmann. 114 Une copie, non date, de cette convention, a t adresse par la C.E.C. au Comit dOrganisation du Commerce, en annexe la lettre du 25/6/43 relative au Taux de marque sur les cartes mcanographiques - AN-68/1J/22111

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IBM-Etats-Unis115.

Seule

diffrence,

elle

devait

dsormais

les

reverser

au

Militrbefehlshaber in Frankreich, par lintermdiaire de la Treuehand und Revisionstelle, sur un compte que celle-ci avait ouvert la Barclays Bank Ltd de Paris. Par ailleurs, pour des raisons qui nous sont inconnues116, le 22 dcembre 1941, le capital de la C.E.C. fut doubl117, passant de 31.500.000 francs 63 millions de francs avec attribution de la totalit des actions nouvelles un souscripteur unique [lInternational Business Machines Corp.]118 dj actionnaire dune fraction importante des actions de prfrence et dispos librer le montant des actions nouvelles par compensation due concurrence avec une partie de sa crance envers la socit 119. Nantie de cet apport de capitaux, la C.E.C. put donc, sans problmes de trsorerie, poursuivre son activit, mme si celle-ci se ralentit pour diverses raisons, parmi lesquelles la pnurie de matires premires et les prlvements de main-doeuvre auxquels, en dpit de la prsence et - dit-on120 - des efforts de Heinz Westerholt121, elle nchappa pas, comptrent probablement autant que la coupure davec les Etats-Unis. Non seulement les usines de Vincennes et dEssonne fonctionnrent pendant toute la priode de lOccupation122, mais la C.E.C. conserva et mme accrut une clientle quelle disputa parfois prement la Cie Bull qui, de son ct, luttait tout aussi prement pour assurer son expansion. Dans certaines affaires, les deux socits se25 % sur les loyers encaisss pour la location des matriels et 10 % sur les ventes de poinonneuses et des cartes et papiers mcanographiques. 116 Peut-tre pour ponger les pertes que la St Franaise Hollerith puis la Cie Electro-Comptable qui lui succda cumulrent de 1935 1940 inclus, ce qui nest quune hypothse, mais, faute davoir eu accs aux archives IBM-France qui nous claireraient certainement, il est impossible de laffirmer. 117 Vraisemblablement par prcaution, la maison-mre IBM-USA demeurant soucieuse de prserver ses intrts financiers, quelle que fut lissue du conflit. 118 Le Haut Commandement Militaire en France (MBF) en prit bonne note, mais ne souleva aucune objection - Lettre adresse la C.E.C. le 28 janvier 1942 - AN-AJ/40/755 - Dossier IV.152 - ElectroComptable. 119 AN - AJ/40/755 - d 120 Chroniques de la Cie IBM-France 121 Ce qui nest pas impossible, celui-ci avait en quelque sorte une double casquette : reprsentant du Reich en tant que squestre de biens ennemis, mais, sigeant au Conseil dAdministration de la C.E.C., il se trouvait galement impliqu dans les rsultats financiers de lentreprise. 122 Courant 1942, la C.E.C. transfra son laboratoire dtudes