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Thèses sociales du nouvel âge

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THÈSES SOCIALES DU NOUVEL AGE

i

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DU MÊME AUTEUR

LA QUESTION DU LAIT (Étude Sociale), Masson&Cie. LE VÉTÉRINAIRE DE DEMAIN (Étude de Syndica-

lisme professionnel). PERRETTE..., Exclusivité Maison Coopérative du Livre. DE QUOI S'AGIT-IL ET QUE FAUT-IL FAIRE (Étude

sur La Crise) épuisé. EXPOSÉ DU MARXISME, Éditions Liberté. AUX SOURCES DE L'ÉMOTION, LA GRÈCE, édité

par l'auteur. GEORGES SOREL ET LE SYNDICALISME RÉVO-

LUTIONNAIRE, Éditions Liberté.

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JACQUES RENNES

THÈSES SOCIALES DU

NOUVEL AGE

; ÉDITIONS LIBERTE,,

6bie RUE DE L'ABBAYE - PARIS

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JUSTIFICATION DU TIRAGE

LA PREMIÈRE ÉDITION DB CBT OUVRAGE A LAQUELLE APPARTIBNT LB PRÉSENT EXEMPLAIRE A ÉTÉ FAITE A 1 200 EXEMPLAIRES. LB BON A

TIRER KN A ÉTÉ DONNÉ LB l5 MAI IJ^).

Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptation réservés pour tous pays, y compris l'URSS.

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« Briser d'anciennes formes fossilisées, pour permettre une pins rapide extension aux forces qui existent dans la société »

Georges SOREL. -

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I

Réflexions sur la liberté

Il n'y a de liberté absolue que pour l'individu isolé- au désert. Cette situation amène sa mort ou sa déchéance; en tout cas, elle lui interdit la sur- vivance.

Il n 'existe donc, pour l'homme en société, qu 'une liberté relative. Dès lors, aucune définition de la liberté n'est valable, parce qu'aucune ne peut don- ner une juste mesure de la relativité de la liberté.

Nul ne peut être empêché de penser intérieure- ment ce qu'il veut; mais, d'une part, cette liberté de penser est déjà IÍnfluencée par ee que pensent les autres; d'autre part, nuil n'est habituellement libre d'exprimer tout Ice qu'il pense. La liberté de penser est donc aussi toute relative.

On ne saunait se faire de la liherté une idée juste, ni une image véritable. Pas plus qu'on ne peut se faire une idée juste de la justice. Liberté et justice sont changeantes; flottantes idéologies issues des contradictions de l'économie sociale et de l'état politique, qui changent à travers les pério- des de la civilisation. Ce sont deux tendances étroi-

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tement liées, dont l'homme en société poursuit indé- finiment la réalisation.

Le succès relatif d'une pareille poursuite exige, chez l'homme social, le sentiment d'une incessante évolution des idées et des mœurs. Il lui faut, en effet, pour gagner de l'avant, abandonner, à me- sure qu'elles sont périmées, les représentations pas- sées de la liberté et de la justice; sous peine de demeurer pris dans leur réseau, comme le gladia- teur était pris sous le filet dont le rétiaire envelop- pait ses armes impuissantes.

Les anciens — c'est-à-dire la faible partie de la population qui jouissait d'une liberté — s'en fai- saient une tout autre idée que nous. La religion et l'Etat, une fois passée l'époque tribuale, tenaient tout le monde étroitement, Renan fait justement observer qu 'à l'époque hébraïque, « aucun de ces grands faits émancipateurs qui, en détruisant le cadre trop étroit de la nation, rendent l'individu à lui-même, aucun grand fait, comme la civilisation grecque, l'empire romain, le christianisme, l'isla- misme, la Renaissance, la Réforme, la Philosophie la Révolution n'avait encore harassé le monde. »

Conquérir une liberté, c'est, en effet, briser un cadre. A la faveur de ces grands faits, des cadres successifs éclatèrent; mais d'autres se reformaient aussitôt; à la vérité, plus larges. Il est douteux que vienne un jour où nuil cadre ne sera plus à

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briser; du moins la cause de la liberté exige-t-elle que nous continuions à faire sauter tous ceux qui se formeront.

La liberté antique était celle d'unè cité, d'une race, d'une lignée de héros, d'une classe de ci- toyens, aux dépens de tout le reste. Peut-être n'y a-t-il pas, pratiquement, avec notre liberté contem- poraine, tant de différence que l'on croit.

Le cadre que rompit, avant de mourir, la civi- lisation grecque, était assez étroit. Il n'y avait de liberté que politique ; elle était le fondement même de la démocratie. Euripide, dans les Suppliantes, fait dire à Thésée, héros de la démocratie : « La liberté tient dans ces mots : Que celui qui veut donner un bon conseil à l'Etat, s'avance et parle. »

Le lien de dépendance du citoyen envers l'Etat n'était sans doute contesté par personne. Il n'y avait pas de liberté du citoyen vis à vis de l'Etat. On sait à quel point les Spartiates portaient cette dépendance. Et s'il faut en croire Plutarque, les Romains eux-mêmes ne croyaient pas que l'on dût laisser à chacun le loisir de se marier, d'avoir des enfants, de vivre à sa guise, de faire des festins, de suivre ses goûts, sans subir un contrôle et un jugement.

Le Grec avait un sentiment très vif de l'indépen- lance de la cité; un sentiment vif encore de l'indé- pendance de son pays. L'une et l'autre ne se pou- vaient défendre que par les armes. C'était, suivant jne juste expression, le temps de la cité héroïque. Le citoyen sacrifiait, à l'indépendance de la cité, le sentiment de sa propre indépendance, de l'iodé-

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pendanoo de l'individu. Celui qui voulait se déve- lopper à sa guise, en dehors de l'esprit de la cité, devait s'expatrier; ce faisant, n'étant plus citoyen Je sa ville natale, ne l'étant pas davantage de sa. ville adoptive, il devenait indépendant ; mais à quoi prix ! il était hors la loi.

Précisément, le citoyen d'Athènes était libre dans la mesure où il subissait la loi, parce que la loi était à la fois son œuvre et sa garantie. La loi le faisait libre en le différenciant de l'esclave, qui n'en bénéficiait pas. Par la loi, le citoyen faisait partie de l'État. II n'en sentait pas l'oppression, l'ayant votée lui-même avec les autres citoyens, et restant libre d'en proposer l'abrogation, avec les autres citoyens aussi. On estime que les Grecs ne sentaient pas une contrainte qui venait d'eux. Ils se proclamaient libres, n'obéissant qu'à la loi, en comparaison des Barbares, qui obéissaient à un roi.

On remarquera, cependant, qu'au temps de Péri- clès, une certaine tendance se faisait jour, de déga- ger quelque peu l'homme du citoyen. Le rationa- lisme philosophique, qui dégageait déjà l'homme de la religion d'État, ne pouvait manquer d'élargir la brèche ; le cadre civique primitif se distendit ; au temps de Socrate, que restait-il de la cité héroïque ?

Le citoyen de l'antiquité, soumis à la loi de la cité, était réputé libre, quelle que fût sa condition économique. Aristote disait : « La richesse n 'est

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qu'à quelques-uns; mais la liberté est à tous ». Cet assujettissement à la loi, quoique général et volon- taire, ne pouvait, à lui seul, garantir les uns contre les abus des autres. Les Grecs exigeaient de la démocratie que les lois fussent publiées, et que rien, dans leur application, ne fût laissé à l'arbitraire. La plèbe romaine fit de même quand elle obtînt la garantie de la loi écrite. C'était, vis à vis des puis- sants de ce monde, le même sentiment, la même nécessité qu'à l'égard des dieux. Le rituel religieux ne laissait au prêtre ni au fidèle aucune formule, aucun geste d'initiative; en revanche, l'observation du rite par le fidèle obligeait la puissance supé- rieure à observer la convention. Il va de sci qui l'application de ce principe menait à une r glemen tation étroite et compliquée, admissible dans la pratique du culte, impossible dans le courant Je l'existence sociale. La loi, réputée l'expression de la volonté générale, peut être acceptée comme telle en tant que tendance commune; une réglementation précise, qui se heurte à la divergence des cas et des intérêts particuliers, engendre autant d'arbitraire qu'elle prétend en empêcher.

Les anciens se débattaient donc dans les cadres où ils étaient enfermés; les uns, libres par la loi, mais fatalement gênés par elle; les autres, hors la loi et désireux de s'y soumettre, parce qu'elle devait les délivrer d'un joug plus dur encore. Cette lutte

, incessante des hommes qui, à divers titres, compo- saient le peuple, contre la loi que faisaient d'autres hommes nantis de la puissance, emplit toute l'anti-

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quité jusqu'à la chute de l'Empire romain, qui remit tout en question; et jusqu'à l'avènement du christianisme, qui prétendit soustraire l'individu à la raison d'État, et le faire passer dans un nou- veau cadre de servitude considéré comme la loi de Dieu.

Le règne du bon plaisir marqua tout le Moyen Age, et la servitude fut affreuse. Le peuple ne dépendait plus des lois, mais des hommes qui déte- naient la puissance temporelle par le moyen des armes; et de ceux qui détenaient l'empire spirituel par le moyen de la superstition.

Les communes ne conquirent pas, sur les sei- gneurs et sur le souverain, la liberté telle que nous l'imaginons ; mais seulement certains droits, chère- ment payés d'argént et de sang, qui leur permirent de faire leurs affaires, et, par surcroît, d'exprimer des opinions de plus en plus opposées au régime existant, ceci à leurs risques et périls. Elles se constituèrent en associations avec lesquelles il fallut de plus en plus compter; mais dont les membres étaient enfermés dans des conventions fort étroites. La loi interne, cette fois encore, apportait une liberté relative à des hommes qu'elle rendait soli- daires; et qui laissaient en dehors de leur constitu- tion toute une catégorie misérable, et désireuse à son tour d'entrer dans la communauté pour être délivre, par la règle, de 1 Arbitraire féodal. 'ill;ls communes ne furent pas plus libres que les syndi- cats d aujourd'hui, arrêtés dans leur essor par de multiples entraves. Comme font les syndicats, elles conquirent, à force de lutter, le droit d'intervenir effectivement dans les affaires publiques.

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On voit donc la servitude diminuer peu à peu, à tout le moins changer de forme, par la substitution progressive de la puissance des lois à la puissance des hommes; et le pouvoir de faire la loi conféré d'époque en époque à de plus larges catégories de citoyens. Un tel progrès s'appuya sur le développe- ment du commerce et de l'industrie qui, enrichis- sant bourgeois et artisans, leur fournit la matière économique de l'affranchissement. En même temps, la philosophie antique, les réflexions suscitées par les faits contemporains, fournirent la doctrine libé- rale d'arguments que l'imprimerie répandit, Au XVIe siècle, Hubert Languet avait écrit, en latin, les Châtiments des- tyrans ; Hotman avait osé atta- quer le dogme du droit divin dont se réclamaient les princes ; il soutenait qu 'un peuple pouvait dépo- ser un roi et en élever un autre de sa -propre ini- tiative; Erasme publia VEloge de la folie; La Boétie rédigea le discours sur la Servitude volon- taire. C'étaient de grandes hardiesses, et les con- temporains s'étonnaient fort d'une telle liberté d'esprit et d'expression.

La liberté telle que nous la concevons est une création moderne, si on compare notre conception à celle des anciens, et même à celle de l'époque pré- révolutionnaire. Nous laissons quelquechose à l'État ; nous le chargeons d'assurer les conditions essen- tielles à l'activité humaine ; et nous lui dénions

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le droit de se mêler des choses de la conscience, du goût, du sentiment. Mais ce faisant, nous som- mes loin encore de concevoir la liberté telle qu 'elle - peut s'établir dans un temps prochain, en progrès sur la conception moderne, quand elle aura fait craquer le cadre même de l'État, supprimé le gou-' vernement proprement dit et, abandonnant à cha- cun le soin de se gouverner soi-même au mieux de la communauté, laissé subsister seulement les règles essentielles de la production et de la répartition des richesses.

Il va de soi que la liberté ne deviendra pas labso- . lue. La loi économique remplacera la loi civile; la communauté aura ses règles intérieures; du moins un poids considérable aura été enlevé des épaules de l'humanité, savoir : le pouvoir politique, jusque là jugé indispensable à la conduite des sociétés; et le souci de conserver ou de conquérir ce pouvoir, souci harassant pour toutes les classes.

Dans une certaine mesure, la liberté est liée à la propriété privée individuelle. La possesssion d'un terrain, qu 'on peut enclore, donne la liberté de faire, à l'intérieur, ce que l'on veut; la possession de l'argent permet au riche de faire nombre de choses qui sont refusées aux pauvres. Mais c'est là , une liberté fort précaire; et le cadre de la pro- priété privée individuelle, si large au temps où le grand propriétaire étendait ses biens au soleil ou son influence sur une ample partie d'une popula- tion, se rétrécit de jour en jour. On sait combien cette liberté 'acquise aux grands opprimait les

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petits, combien elle opprime encore; mais on voit lussi comment la propriété privée, serrée dans 'étau des groupements et écrasée par les charges sociales, devient une entrave à la liberté indivi- luelle. Les facilités qu'elle donnait à l'individu )assent au groupe, désormais mieux adapté au mou- vement accéléré et aux exigences de l'économie loeiale. Le cadre de la propriété privée saute à son our ; et l'absence de propriété devient, à l'étonne nent de la plupart de nos contemporains, un fac- eur d'émancipation. La 'liberté s'appuiera désor- aais sur 1'usage en commun des richesses.

Quelle que soit la conception que l'on se'fasse le la liberté, elle n'est pas le régime naturel à 'homme en société; mais le résultat toujours rela- if d'efforts incessants et de sacrifices. Il n'y a pas espérer qu'elle surgisse quelque jour spontané-

ient; pas davantage qu'elle subsiste d'elle-même 1 où elle aura été acquise à un degré quelconque. 211e est un élément primordial du progrès social; lais tout aussi fragile que lui ; car rien plus qu 'elle .'est menacé, tant par ceux qui l'ont conquise et ui la voudraient restreindre ehez les autres, que lar ceux qu'on en a privés et qui 'cherchent à la ooonquérir. Le tyran ôte la liberté au peuple pour régner;

'Église y porte atteinte sous prétexte d'assurer 3 bonheur futur de ses fidèles; les communistes

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eux-mêmes la détruisent pour procurer aux hom- mes un bien-être immédiat. Il a toujours existé une partie de la société désireuse d'imposer sa loi à l'autre partie, tantôt dans l'intention cynique de bien vivre à ses dépens, tantôt dans la croyance sincère que le bonheur de tous est à ce prix.

Nous avons à établir un régime économique sus- ceptible d'assurer pleinement l'indépendanc spiri- tuelle de chaque individu. Avec lui surgira une conception de la liberté plus large que les précé- dentes. En même temps que le cadre juridique qui soutient la propriété oppressive, tombera le cadre politique qui soutient l'État maître des corps et des volontés.

Pour dresser au regard des hommes cette forme nouvelle de la liberté, pour la leur faire adopter, nous 'aurons à soutenir les mêmes luttes qu'ont soutenues les libéraux de tous les temps, à trouver en nous la même conviction profonde, à montrer la même opiniâtreté. « La liberté, dit Lamennais, luira sur vous quand vous aurez dit au fond de votre âme : nous voulons être libres; quand, pour le devenir, vous serez prêts à sacrifier tout et à tout souffrir. »

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II

De la démocratie politique à la démocratie économique

Ce sont les propres passions de l'homme qui s'opposent à la liberté. Pour établir la liberté, il ne suffira pas d'une nouvelle idéologie; il faudra encore un état de choses qui donne le moins de prise possible aux passions sous lesquelles la liberté étouffe, à l'esprit de domination. Contre la tyran- nie de l'homme, l'homme ne doit pas être simple- ment défendu par la loi ; non plus doit-il être con- tenu par sa faiblesse, par son ignorance, par son attachement aux traditions, par la superstition de l'autorité, par la crainte de Dieu; en un mot par son abandon. Encore moins par sa misère. Il lui faut instaurer un régime économique où la « maté- rielle » n 'assure plus aux uns le pouvoir de domi- nation, en même temps qu'elle étouffe chez les autres jusqu'à la possibilité de la résistance.

De la liberté greeque à celle que nous voulons, il y a deux révolutions : l'une, politique, a été faite; elle a fondé les démocraties réputées vraies;

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l'autre, économique, est en cours ; elle se place à la suite des grands faits émancipateurs énumérés par Renan.

L'idée que se font les modernes de la démocratie, ne diffère que sur un seul point de l'idée qu'en avaient les anciens. C'était, pour ceux-ci, le gouver- nement du peuple, le peuple étant composé des seuls hommes libres; c'est, pour les contemporains, le gouvernement du peuple, lé peuple comprenant tous les citoyens. Bien entendu, l'essence de la démocratie est toujours la liberté, censée appartenir à tous.

Tel est le sens politique de la chose démocratique. Dans la réalité, la démocratie n'existe pas. Elle n'a sans doute jamais existé; même à Athènes; les citoyens assemblés donnaient leur avis, et cet avis avait de l'importance; mais une minorité gouver- nait, menant le peuple.

Dans les pays les plus avancés, la totalité des hommes prennent part aux affaires publiques; et avec eux les femmes. On ne voyait rien- de pareil dans l'antiquité; mais la différence est seulement quantitative; les notions politiques sont demeurées les mêmes ; les citoyens modernes, et avec eux les citoyennes, n'ont pas un autre sens politique que leurs lointains prédécesseurs, La veille du jour où le premier Darius s'empara du pouvoir en Perse, il discutait avec ses compagnons Otanès et Méga-

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byse, de la meilleure forme de gouvernement ; ce qu'ils dirent est répété aujourd'hui par les tenants respectifs des systèmes absolu, constitutionnel et démocratique. Aristote les a définis; Machiavel a mis en lumière certains de leurs procédés secrets ; Montesquieu en a pompeusement raisonné ; rien n 'y a changé d'essentiel; les modernes tyrans et les modernes démocrates agissent au nom des mêmes principes, proclament les mêmes mensonges, gouver- nent dans le même arbitraire que tous ceux qui les ont précédés; et les peuples sont tenus dans la même sujétion politique.

C'est que la politique, servante et instrument des passions humaines, est, par là-même, dans l'impossibilité de se renouveler. Bien des choses changent peu à peu, dans le cours de la civilisa- tion; la politique reste immuable; tout ou moins elle ne varie pas suivant le même rythme que d'au- tres éléments de la civilisation. Elle marque un retard si considérable qu'elle est une sérieuse entrave au progrès ; sa disparition pure et simple est devenue souhaitable. Il n'est peut-être pas témé- raire d'annoncer qu'elle est près de sa fin.

La morale sociale garde le même fond passionnel sous des aspects à peine diversifiés; la politique ne change même pas d'aspect. On peut espérer que la morale fera quelque progrès; on ne peut compter que la politique en profite valablement ; car elle est née précisément de ce qu'il y a d'immoral, ou mieux d'inhumain dans l'homme. Quand l'homme sera devenu digne de l'humanité, quel besoin aura- t-il de politique ?

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Les états à forme démocratique sont terriblement menacés par les états à forme tyrannique. Cela vient de ce que les peuples n'ont à peu près rien à voir dans le gouvernement, même à forme démo- cratique. Pour parer au danger, il faut que les démocraties de nom deviennent des démocraties de fait; et qu'aussitôt maîtres d'eux-mêmes, les peuples transforment leur état politique en état économique, chacun exerçant directement son droit à l'administration des biens communs.

Au sein même des démocraties, cette révolution se heurte à de féroces résistances, La passion de domination de l'homme sur l'homme prévaut sur tous les raisonnements spécialement sur celui qui tend à montrer qu'une économie fondée sur l'usage collectif des richesses rendrait les hommes plus heureux et leur assurerait une plus grande liberté. : Une telle proposition heurte de front le sentiment intime des puissants et des possédants.

Le grand intérêt des démocraties de l'antiquité, et leur leçon permanente, résident dans leur ten- dance constamment révolutionnaire. C 'est, en parti- culier, le propre du génie grec.

La théogonie grecque commence par une révolu- tion de palais; le vieux 'Saturne est renversé par sa femme et les enfants qu'elle a soustraits à sa voracité. Son successeur Zeus est 'constamment en butte à de flagrantes oppositions. Les institutions

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sociales et politiques sont en état de révolution per- manente. L'art se renouvelle sans arrêt d'époque en époque. La philosophie 'attaque la religion, la vide de sa substance et ne lui laisse que les vaines pratiques du culte.

Mais la Grèce ne pouvait indéfiniment renouveler ses techniques révolutionnaires ; et justement parce qu'elle était arrivée si haut, dans un domaine beaucoup plus idéaliste que matérialiste, elle devait être la proie assez facile d'un impérialisme qui dis- posait, à son encontre, de techniques fraîches et renouvelées. Philippe de Macédoine et Rome, la phalange et la légion, possédaient, en s'ébranlant, une tactique et un dynamisme invincibles. Et s'il

- était vrai qu'on pût trouver, chez les Grecs de l'antiquité, quelque remède à nos maux présents, ce ne serait pas ailleurs que dans cet esprit farou- chement indépendant, particulariste et parfois anarchique, éclairé d'une critique aiguë, fécondé d'un idéal supérieur; et qui, par la critique ayant tout vu, tout pénétré, tout mis à rien, par l'idéa-

. lisme révolutionnaire la tout édifié pendant le temps. qu'il a duré; si bien qu'en dépit de ses erreurs et de ses fautes, aucune œuvre humaine n'a encore égalé la sienne.

Notre civilisation européenne, et spécialement la civilisation française, n'a guère moins fait que la civilisation hellénique ; mais, sans délaisser l'idéal intellectuel et artistique, ni l'idéal de justice sociale pour qui elle a tant lutté, elle a surtout réussi sur le terrain de la technique scientifique, réalisant des

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progrès étonnants dans le domaine matériel. Elle a, du même coup, bouleversé les traditions écono- miques des peuples, et mis au pouvoir des États d'effroyables moyens de destruction réciproque, que la passion des maîtres de l'heure n'est que trop portée à utiliser. Ce qui peut causer sa ruine devrait assurer son salut. La Grèce, dépourvue de technique scientifique, ne pouvait rien inventer pour durer; l'Europe, et avec elle le monde, pour- vue d'une technique inépuisable, peut créer une économie nouvelle, universelle, et entrer, grâce à elle, dans une nouvelle intellectualité, dans une nouvelle morale, en même temps que dans un bien- être encore inconnu des hommes.

La démocratie véritable est seule en mesure de réaliser le passage de l'ancien état de choses au nouvel état. Le peuple seul, dans son désir de chan- gement, abandonne aisément des traditions qui ont enveloppé sa souffrance, et accepte les raisons nou- velles de son bonheur futur. Tout ce qui n'est pas proprement le peuple refuse, 'au contraire, ces rai- sons qui choquent des intérêts matériels, plus encore que des idées morales, religieuses ou philosophi- ques; intérêts séculaires de l'autocratie, de la noblesse, du clergé, que la bourgeoisie capitaliste a fait siens.

Les démocraties sont le plus souvent aux mains des faux démocrates. Ils constituent une oligarchie aussi orgueilleuse, aussi bornée et encore plus féroce

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THOUARS (DEUX-SÈVRES) IMPRIMERIE NOUVELLE

J. GAMON, DIRECTEUR

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