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LUIGI PIRANDELLO f A ^ ^ .^^ .^^^ II UN IMBÉCÎLE - COMME TU ME VEUX DIANE ET TUDA LA VIE QUE JE T'AI DONNÉE Version française de Benjamin Crémieux QTf GALLIMARD

Théâtre II : Un ilbécike - Comme tu me veux - Diane et ... · de luigi pirandello xfjf volumes parus. tome i : six personnages en quÊte d'auteur. chacun sa vÉritÉ. henri iv

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LUIGI PIRANDELLO

f A ^ ^ . ^ ^ . ^ ^ ^

II

UN IMBÉCÎLE - COMME TU ME VEUX

DIANE ET TUDA

LA VIE QUE JE T'AI DONNÉE Version française de Benjamin Crémieux

QTf

G A L L I M A R D

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T H É Â T R E C O M P L E T

D E L U I G I P I R A N D E L L O

XfJf

Volumes parus.

Tome I : Six PERSONNAGES EN QUÊTE

D'AUTEUR. CHACUN SA VÉRITÉ. HENRI IV. COMME CI (OU COMME Ç A ) .

Tome II : U N IMBÉCILE. COMME TU ME VEUX. DIANE ET T U D A . L A V I E QUE JE T'AI DONNÉE.

Tome III : V Ê T I R CEUX QUI SONT NUS. COMME AVANT, MIEUX QU'A­

VANT. J E RÊVAIS (PEUT-ÊTRE.. . ) . C É C É . L A FLEUR A LA BOUCHE* A LA SORTIE.

Tome IV : LlOLA. T O U T POUR LE MIEUX. MÉFIE-TOI. . . , GIACOMINO. L A JARRE.

Tome V : L A FABLE DE L'ENFANT

É C H A N G É . LES GÉANTS DE LA MONTA­

GNE.

C E SOIR, ON IMPROVISE. L ' A U T R E FILS.

Tome VI : L A V O L U P T É DE L'HONNEUR. QUAND ON EST QUELQU'UN. L 'HOMME, LA BÊTE ET LA

VERTU.

Tome VII : S E TROUVER. L ' É T A U . L E BONNET DU FOU. CÉDRATS DE SICILE. BELLAVITA. L E BREVET. L A RAISON DES AUTRES. L ' O F F R A N D E AU SEIGNEUR DU

NAVIRE.

Tome VIII : Ou D'UN SEUL OU D'AUCUN. L ' A M I E DES FEMMES. O N NE SAIT COMMENT. L A Z A R E . C ' É T A I T POUR RIRE. E V E ET LINE. L E DEVOIR DU MÉDECIN.

A paraître.

Tome IX et dernier : L A NOUVELLE COLONIE. L E JEU DES RÔLES. L A GREFFE.

Version française de Marie-Anne Comnène et de Benjamin Crémieux.

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LUIGI PIRANDELLO

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II

Wi IMBÉCILE - COMME TU HE VEUX

DIANE ET TUBA

LA VIE QUE JE T'AI DONNÉE

FersïoH française de Benjamin Crémieux

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G A L L I M A K » 20e édition

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Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous les pays, y compris la Russie.

© 1951 Librairie Gallimard.

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UN IMBÉCILE

PIÈGE EN UN ACTE

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PERSONNAGES

LUCA FAZIO. LEOPOLDO PARONI. ROSA LAVECCHIA. L E COMMIS VOYAGEUR. PREMIER RÉDACTEUR. . DEUXIÈME RÉDACTEUR. TROISIÈME RÉDACTEUR. QUATRIÈME RÉDACTEUR. CINQUIÈME RÉDACTEUR.

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Le cabinet de travail de Leopoldo Paroni, directeur de la « Voix du Peuple », de Costanova. La rédaction du jour­nal se trouve dans l'appartement de Paroni, « leader » du parti républicain. Comme Paroni vit seul et méprise non seulement tout confort, mais encore, semble-t-il, la propreté la plus élémentaire, le mobilier vieux et branlant est cou­vert de poussière et de crasse; partout les traces du désordre le plus complet. Le bureau est encombré d'un monceau de paperasses; sur les chaises, des piles de livres et de dossiers; partout des journaux, jusqu'à terre; une étagère emplie de livres rangés n'importe comment; un mauvais canapé de cuir, avec un oreiller blanc, sale, tout déchiré, d'où s'échappe la laine. La porte d'entrée est à gauche. Au fond, une porte vitrée qui donne dans la salle de rédaction du journal. Une autre porte à droite conduit à l'appartement privé de Paroni.

C'est la nuit. Au lever du rideau, la table de travail, dans l'ombre, est à peine éclairée par la lumière de la salle du fond, diffusée à travers la vitre dépolie de la porte.

Etendu sur le canapé, la tête appuyée sur le coussin, un châle de laine grise sur les épaules, sur la tête une casquette de voyage, dont la longue visière est abaissée jusqu'au nez, Luca Fazio reste immobile dans l'obscurité. On ne s'aper-çoit pas de sa présence. Dans une de ses mains squelettiques, cachées sous le châle, il tient un mouchoir roulé en boule. Il a vingt-six ans. Quand le cabinet de travail s'éclairera, on verra son visage creusé, blême, cadavérique, parsemé de quelques touffes de barbe. Petite moustache blonde, maigre et tombante. De temps à autre,

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ÏO T H É Â T R E DE P I R A N D E L L O

il lutte sourdement contre une toux sèche qui finit par éclater : il presse alors son mouchoir contre sa bouche. De la salle de rédaction par­viennent, durant quelques minutes, les vocifé­rations de Paroni et des rédacteurs de la « Voix du Peuple ».

PARONI, de l'intérieur. — Et moi, je dis qu'il faut l'attaquer à fond...

Voix CONFUSES. —Oui , oui, parfaitement! L'atta­quer! Très bien! Mais non! Pas du tout.

PREMIER RÉDACTEUR, plus fort que les autres. — Vous allez faire le jeu de Gappadona !

Voix CONFUSES. —C'est juste! c'est vrai! Le jeu des réactionnaires! Mais non! Jamais de la vie!

PARONI, d'une voix tonnante. — Cela ne viendra à l'idée de personne. Nous suivons notre ligne de conduite. Nous l'attaquons au nom de nos principes. Assez discuté à présent. Laissez-moi écrire mon article 1

Silence, Luca Fazio n'a pas bougé. La porte d'entrée à gauche s'entr'ouvre et une voix de­mande : « Il y a quelqu'un? » Luca Fazio ne répond pas. La voix reprend : « On peut en­trer? » Le commis voyageur, quarante ans, Pié-montais, entre timidement.

L E COMMIS VOYAGEUR. — Il n'y a personne. L U C A , sans bouger, d'une voix caverneuse.—Là-bas,

dans la pièce du fond. L E COMMIS VOYAGEUR, sursautant. — O h ! pardon...

C'est sans doute à monsieur Paroni que j ' a i l'honneur de parler?

LUCA. — Au fond, je vous dis... par là...

Il montre la porte vitrée.

L E COMMIS VOYAGEUR. —Je peux entrer? LUCA, excédé. — Si ça vous fait plaisir.

Le commis voyageur remonte vers la porte du fond, mais, avant qu'il y soit arrivé, éclate de nouveau dans la salle de rédaction le tumulte d'une discussion, auquel fait écho un autre tu-

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UN I M B É C I L E I Ï

multe plus éloigné : c'est une manifestation qui défile sur la place. Le commis voyageur s'arrête,

. perplexe.

V o i x CONFUSES, dans la salle de rédaction. — Ecoutez, les voilà ! les voilà ! La manifestation, c'est la manifes­tation! Les misérables, les misérables! Ce sont les réactionnaires !

PREMIER RÉDACTEUR. — Ils crient : « Vive Cappa-dona! » Je vous l'avais bien dit!

P A R O N I , donnant un grand coup de poing sur la table. — Et moi, je vous dis que c'est Guido Mazzarini qu'il faut supprimer! Je me moque de Cappadona.

Le bruit qui monte de la place couvre un mo­ment les cris de la salle de rédaction. Les mani­festants en grand nombre passent en courant aux cris de : « Vive Cappadona! A bas le commis­saire préfectoral! » Le bruit s'éloigne et l'on en- -tend de nouveau les cris de la salle de rédaction : « Les cochons! les cochons! Ce sont les ennemis de la ville. C'est Cappadona qui les paie! » Brusquement, deux rédacteurs, le chapeau sur la tête, le gourdin à la main, affairés, ouvrent la porte vitrée et se précipitent vers la sortie pour courir après la manifestation.

DEUXIÈME RÉDACTEUR, courant. — Les misérables! les misérables!

Il sort.

T R O I S I È M E R É D A C T E U R , se trouvant nez à nez avec le commis voyageur, lui hurle au visage. — Ils osent crier : << Vive Cappadona !»

Il sort.

L A VOIX DE PARONI. —Allez-y, allez-y tous! Je reste ici, j ' a i à écrire!

De la porte vitrée se précipitent, le chapeau sur la tête, cinq autres rédacteurs qui sortent en criant : « Les lâches, les salauds! Vendus! » L'un d'eux, se trouvant nez à nez avec le com­mis voyageur; lui hurle de nouveau au visage :

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THÉÂTRE DE PIRANDELLO

« Vous entendez : Vive Cappadona? » Ils sortent tous.

L E COMMIS VOYAGEUR. — Du diable si j ' y comprends quelque chose!... (A Luca Fazio.) Dites-moi un peu... qu'est-ce qui arrive?

Luca a une forte quinte de toux, il presse son mouchoir sur ses lèvres. Le commis voyageur se penche pour le contempler, gêné par le dégoût qu'il éprouve et parvient mal à dissimuler.

LUCA. — Cette odeur de pipe qu'ils ont tous... Ça m'a suffoqué... Ecartez-vous un peu... J'ai besoin d'air... Laissez que je respire! (Sa quinte se calme.) Vous n'êtes pas de Costanova?

L E COMMIS VOYAGEUR. — Non, je suis de passage. LUCA. — Eh, cher monsieur, nous sommes tous de

passage. L E COMMIS VOYAGEUR. —Je voyage pour les pape­

teries du Sangone. Je voulais parler à monsieur Paroni pour le papier du journal.

LUCA. — Vous voyez, ça n'est pas le moment. L E COMMIS VOYAGEUR. — Oui... J'ai entendu...

C'était une manifestation. LUCA, avec une sombre ironie. — Huit mois après les

élections. La haine contre le député Guido Mazzarini n'est pas encore calmée.

L E COMMIS VOYAGEUR. — Mazzarini, le député so­cialiste ?

LUCA. — Oui, socialiste, je crois... Ici à Costanova, il avait tout le monde contre lui; mais il a eu une grosse majorité dans les autres cantons et il a été élu. C'est un socialiste, mais il a des sous. (Ilfrotte vivement son pouce contre son index.) G'est un grand homme... O n est encore furieux contre lui, parce qu'il s'est vengé en faisant révoquer le maire de Costanova et — écartez-vous un peu, j'étouffe — en faisant nommer un com­missaire préfectoral. Merci. C'est une affaire d'une extrême importance... L'administration municipale aux mains d'un commissaire...

L E COMMIS VOYAGEUR. — Ils criaient : s A bas le commissaire 1... »

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UN I M B É C I L E 13

LUCA. — Ils ne veulent pas en entendre parler. Ah! cher monsieur, Gostanova est un endroit de pre­mière importance. On peut dire que le monde entier gravite autour. Si vous vous mettez à la fenêtre et re­gardez le ciel, qu'est-ce que vous voyez? Toutes les étoiles occupées à cligner de l'œil du côté de Gosta­nova. Il y a des gens qui prétendent qu'elles s'en moquent; ne les croyez pas; elles soupirent d'envie; chaque étoile voudrait posséder une ville comme Gostanova. Savez-vous aussi de qui dépend la destinée de l'univers? Du conseil municipal de Gostanova. Le conseil municipal a démissionné, et, par suite, l'univers est complètement bouleversé. Vous pouvez en j'uger rien qu'à la figure de Paroni. Regardez-le, regardez-le à travers cette porte vitrée.

L E COMMIS VOYAGEUR. — Mais le vitrage est en verre dépoli.

LUCA. — Ah ! c'est vrai. Je n'y pensais plus. L E COMMIS VOYAGEUR. — Vous ne faites pas partie

de la rédaction du journal? LUGA. — Non, j'e suis un sympathisant. Ou plutôt,

j'étais un sympathisant, car je ne vais pas tarder à disparaître. Les phtisiques ne manquent pas à Gosta­nova. Mes deux frères, qui sont morts de la poitrine, eux aussi, faisaient partie de la rédaction. Moi, jusqu'à avant-hier, j'étais étudiant en médecine. Je suis revenu ce matin pour mourir dans ma maison. Vous vendez du papier-journal?

L E COMMIS VOYAGEUR. — Toute espèce de papier, y compris du papier-journal. A des prix défiant toute concurrence.

LUCA. —C'est pour faciliter la publication d'un plus grand nombre de journaux?

L E COMMIS VOYAGEUR. — La question du prix du papier, dans l'état actuel du marché, est, croyez-le bien...

LUCA, l'interrompant. —Je vous en prie... Oui, je le crois, je le crois... Si vous saviez quelle consolation c'est pour moi de penser que vous voyagerez encore, pendant des années et des années, offrant le papier de vos papeteries, et à des prix défiant toute concurrence, à toutes ces feuilles de choux hebdomadaires de pro-

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vince et que vous reviendrez ici, dans une dizaine d'années, sans doute un soir, pareil à celui-ci, que vous retrouverez ce vieux canapé à sa place (moi, je n'y serai plus) et la ville de Gostanova peut-être pa­cifiée...

Trois des rédacteurs qui avaient couru après la manifestation rentrent tout enfiévrés en criant :

PREMIER RÉDACTEUR. — Paroni! Paroni! DEUXIÈME RÉDACTEUR. — On n'a jamais rien vu

de pareil! TROISIÈME RÉDACTEUR. —Viens avec nous, L é o

poldo, viens donc!

Leopoldo Paroni paraît à la porte vitrée. Il s'avance, une lampe à pétrole à la main. Cin­quante ans environ. Crinière léonine, grand nez, moustache en croc, barbiche méphistophélique, cravate rouge.

PARONI. — Qu'est-ce qu'il y a? On se bat?

Il pose la lampe sur la table, après avoir écarté quelques papiers.

DEUXIÈME RÉDACTEUR. — Ça tombe dru comme grêle!

PREMIER RÉDACTEUR. —Des bandes socialistes ve­nues du chef-lieu.

PARONI, l'interrompant. — Mais alors, ils tapent sur les partisans de Cappadona?

TROISIÈME RÉDACTEUR. — Mais pas du tout, ils tapent sur nous... sur les nôtres.

PREMIER RÉDACTEUR. — Allons, viens, on a besoin de toi.

PARONI, se dégageant. — Attendez un peu que je m'y reconnaisse... La police, d'abord, que fait-elle? Quelle est son attitude?

PREMIER RÉDACTEUR. — La police ne bouge pas. L'intérêt du commissaire municipal, c'est que nous soyons écrasés. Allons, viens donc.

PARONI. — Allons, oui, allons. (Au troisième rédac' teur, qui exécute aussitôt.) Donne-moi mon chapeau et ma canne. Où est Fabrizi ? Et Gonti ?

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UN IMBÉCILE 15

DEUXIÈME RÉDACTEUR. — Ils sont dans la rue. Ils contre-manifestent.

PREMIER RÉDACTEUR. —Ils se défendent! PARONI. — Mais comment se fait-il que les réac­

tionnaires n'aient pas appelé la police? PREMIER RÉDACTEUR. —Ils se sont esbignés. PARONI. — Et vous avez fait comme eux... Pour­

quoi vous être mis à trois pour venir me chercher? Un seul aurait suffi.

TROISIÈME RÉDACTEUR, revenant. —Je ne trouve pas de canne.

PARONI. — C'est impossible. Je l'y ai posée moi-même.

DEUXIÈME RÉDACTEUR. — Gonti ou Fabrizi doivent l'avoir prise.

PARONI. — Mais il me faut ma canne. PREMIER RÉDACTEUR. — Viens donc, je te passerai

la mienne. PARONI. — Mais comment feras-tu sans canne, au

milieu des coups?

A ce moment fait son entrée, haletante, affo­lée, Rosa Lavecchia trente ans environ, rousse, maigre, avec un lorgnon, habillée d'une façon presque masculine.

ROSA, à bout de souffle. •—Oh! mon Dieu!... mon Dieu !

PARONI ET LES AUTRES, anxieux, consternés. — Qu'y a-t-il? Qu'y a-t-il? Qu'est-il arrivé?

ROSA. — Vous ne savez pas... PARONI. —Ils ont tué quelqu'un? R O S A , les regardant sans comprendre. — Non. O ù ça ? PREMIER RÉDACTEUR.—Comment! Vous n'avez

pas vu la manifestation? ROSA. — La manifestation? Mais non. Je n'ai rien

vu. Je sors de chez ce pauvre Pulino... DEUXIÈME R É D A C T E U R . — E h bien? ROSA. — Il s'est tué! PREMIER RÉDACTEUR. — Il s'est tué? PARONI. — Pulino? TROISIÈME RÉDACTEUR. — Loulou Pulino s'est sui­

cidé?

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ROSA. — I l y a deux heures. On l'a trouvé accroché à la suspension de la salle à manger.

PREMIER RÉDACTEUR. — Pendu. ROSA. —• Ah! Quelle horreur! Je l'ai vu... Noir, les

yeux hors de la tête, la langue pendante, les doigts crispés... Tout de son long...

Elle fait un geste.

TROISIÈME R É D A C T E U R . — A h ! Par exemple... le pauvre Pulino.

PREMIER RÉDACTEUR. — Pauvre garçon, il était condamné... Son mal n'était pas de ceux qui par­donnent...

DEUXIÈME RÉDACTEUR. — Il a abrégé ses souf­frances.

TROISIÈME RÉDACTEUR. — Il ne tenait plus sur ses jambes.

PARONI. — Eh bien, moi, je prétends que ce garçon, qui ne savait que faire de sa vie, a agi comme un imbécile...

PREMIER RÉDACTEUR. — En faisant quoi? DEUXIÈME RÉDACTEUR. — En se tuant? TROISIÈME RÉDACTEUR. — Pourquoi comme un im­

bécile ? PREMIER RÉDACTEUR. —Sesjoursétaientcomptés... DEUXIÈME RÉDACTEUR. — Ce n'était plus une vie... PARONI. — Précisément, précisément... Nom de

Dieu, je le lui aurais payé, moi, le voyage ! TROISIÈME RÉDACTEUR. — Qu'est-ce que tu nous

chantes ? PREMIER RÉDACTEUR. —Quel voyage? DEUXIÈME RÉDACTEUR. — Son voyage dans l'autre

monde? PARONI. — Non : à Rome. Son voyage à Rome,

je le lui aurais payé de bon cœur. Quand quelqu'un ne sait plus que faire de son existence, qu'il a décidé de se supprimer, avant de se supprimer, on se donne le plaisir (ah! c'est un plaisir que j'aurais su savourer, moi), le plaisir de faire au moins servir sa mort à quelque chose. Voyons : je suis malade, je dois mourir demain : il y a un homme qui déshonore mon pays, un homme dont l'existence est une honte : Guido

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Mazzarini; eh bien, je le tue et je me tue après! Voilà comment on agit. Et celui qui agit autrement est un imbécile.

TROISIÈME, RÉDACTEUR. — Pauvre Pulino, il ne doit pas y avoir pensé.

PARONI. — Comment a-t-il pu ne pas y penser ? Ne vivait-il pas, il y a encore deux heures, sous le poids de cette honte qui nous accable tous, qui désho­nore le pays, qui empuantit l'air que nous respirons? Je lui aurais mis le revolver à la main; je lui aurais payé le voyage. Il me semble m'y voir : tue-le et tue-toi après, imbécile!

A ce moment les deux autres rédacteurs rentrent exultants..

QUATRIÈME RÉDACTEUR. — Ç a y est... On les a eus... CINQUIÈME RÉDACTEUR. — Qu'est-ce qu'ils ont pris! PREMIER RÉDACTEUR, avec froideur. — La police est

intervenue ? QUATRIÈME RÉDACTEUR. — Oui, mais quand tout

était fini. CINQUIÈME RÉDACTEUR. — Nos amis ont été magni­

fiques; ils fonçaient comme des taureaux... QUATRIÈME RÉDACTEUR. —Je vous promets que

les matraques ont marché... (Remarquant que son en­thousiasme et celui de son compagnon restent sans écho.) Mais qu'est-ce que vous avez ?

ROSA. — C'est ce pauvre Pulino. CINQUIÈME RÉDACTEUR. — Mais Pulino n'a rien à

voir... PREMIER RÉDACTEUR. — Il vient de se pendre... QUATRIÈME RÉDACTEUR. — Loulou Pulino ? Pendu ? CINQUIÈME RÉDACTEUR. — Pauvre Loulou! Il répé­

tait souvent qu'il voulait se suicider. Il a raccourci son agonie, il a bien fait.

PARONI. — Il aurait dû mieux faire. Nous le disions à la minute. Puisqu'il devait se tuer pour son bien, il aurait pu d'abord faire du bien aux autres, à son pays... Il n'avait qu'à aller à Rome, tuer notre ennemi à tous, Guido Mazzarini. Cela ne lui aurait rien coûté, pas même le voyage. Parole d'honneur je le lui aurais

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payé... Au lieu qu'il est mort comme un véritable imbécile.

PREMIER RÉDACTEUR. —Vous savez qu'il est très tard.

DEUXIÈME RÉDACTEUR. — Oui, on rédigera demain, la chronique de la soirée.

TROISIÈME RÉDACTEUR. — Nous avons le temps d'ici dimanche.

DEUXIÈME RÉDACTEUR. — I l faudra aussi dire deux mots de ce pauvre Pulino.

ROSA, à Paroni. — Si vous voulez, Paroni, je pour­rais faire l'article, moi qui l'ai vu.

PARONI. — Soit, mais quelque chose de très court. QUATRIÈME RÉDACTEUR. — Nous pourrions passer

le voir, en nous en allant. ROSA. — Vous le trouverez encore pendu. Pour le

dépendre, on attend le juge de paix qui n'est pas revenu de Borgo.

PARONI .—Que l dommage! Et dire que notre numéro de dimanche aurait pu lui être tout entier consacré, s'il avait accompli le geste qui aurait fait de lui le vengeur du pays !

PREMIER R É D A C T E U R , découvrant enfin Luca Fazio sur le divan. — Oh ! regardez donc : Luca Fazio qui est là!

Tous se retournent. PARONI. — O h ! Luca! DEUXIÈME R É D A C T E U R . — T u es arrivé quand? LUCA, ennuyé. — Ce matin. QUATRIÈME RÉDACTEUR. — Ça ne va pas? L U C A tarde à répondre, fait d'abord un geste de la main,

puis dit. — A peu près comme Pulino. P A R O N I , remarquant le commis voyageur. — Et ce mon­

sieur? L E COMMIS VOYAGEUR. —J'étais venu, monsieur

Paroni, pour la fourniture du papier au journal. PARONI. — Ah ! vous êtes le voyageur des papete­

ries du Sangone? Voulez-vous avoir l'obligeance de repasser demain? Il est trop tard pour aujourd'hui.

L E COMMIS VOYAGEUR.—Demain matin, si cela vous va. Je comptais repartir dans l'après-midi.

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UN I M B É C I L E i 9

PREMIER RÉDACTEUR. — Allons, il est temps d'aller se coucher. Bonne nuit, Leopoldo.

Les autres saluent également Paroni.

QUATRIÈME RÉDACTEUR, à Luca Fazio. — Et toi, tu ne viens pas?

LUCA, sombre. — Non. J'ai un mot à dire à Paroni. P A R O N I , impressionné. — A .moi ? LUCA. —J'en ai pour deux minutes.

Tous le regardent avec consternation. Ils entrevoient un rapport, après les propos qui ont été tenus, entre son état désespéré et celui de Pulino, « qui s'est tué comme un imbécile ».

PARONI. — T u ne peux pas parler devant tout le monde ?

LUCA. — Non. J'ai à te parler en particulier. PARONI, aux autres. — Eh bien ! laissez-nous. Bonne

nuit, amis. Nouveaux saluts.

L E COMMIS VOYAGEUR. —Je viendrai vers dix heures. PARONI. •— Plus tôt, si vous voulez. Allons, au

revoir, bonne nuit.

Tous sortent, sauf Paroni et Luca Fazio qui pose les pieds par terre et reste assis, courbé, les yeux baissés vers le parquet.

P A R O N I , s'approchant affectueusement de lui et esquissant le geste de lui poser une main sur l'épaule. — Allons, mon cher Luca... Mon cher ami...

L U C A , aussitôt, levant le bras. — N o n , écarte-toi. PARONI. — Pourquoi? LUCA. — Tu me fais tousser. PARONI. — Ç a n'a pas l'air d'aller... Tu as mau­

vaise mine. JjucAfait de la tête signe que« oui »,puis dit. — Ferme

bien cette porte.

Il montre de la tête la porte de gauche.

PARONI, obéissant. — Oui, tout de suite. L U C A . — Mets le verrou.

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PARONI, obéit en riant.—Mais c'est inutile; per­sonne ne viendra nous déranger à cette heure-ci. Tu peux parler librement. Tout restera entre toi et moi.

LUCA. — Ferme aussi cette porte-ià.

Il montre la porte vitrée.

PARONI. — Pourquoi, diable ? Tu sais bien que je vis seul... Il n'est resté personne dans la salle de rédac­tion... Attends, je vais éteindre la lumière.

// remonte.

LUCA. — T U ne sens pas cette odeur de pipe qui vient de là?

Paroni entre dans la salle de rédaction, éteint la lampe qui y est restée allumée et revient après avoir fermé la porte. Pendant ce temps, Luca Fazio s'est mis debout.

PARONI. — Voilà qui est fait. Eh bien : je t'écoute. LUCA. -— Ecarte-toi, écarte-toi. PARONI. — Mais pourquoi ? Tu crains de me passer

ton mal ? Je n'ai pas peur, tu sais. LUCA. — Tu n'as pas peur? Ne le dis pas trop vite. PARONI. —Mais, enfin, de quoi s'agit-il?... Assieds-

toi donc. LUCA. — Non, je préfère rester debout. PARONI. — T u reviens de Rome? LUCA. — Oui, de Rome. Tu vois dans quel état je

suis; j'avais quelques milliers de francs, je les ai man­gés. J'ai juste gardé de quoi m'acheter (il plonge sa main dans la poche de son veston et en tire un gros revolver) ce revolver.

PARONI, à la vue de l'arme pâlit et lève instinctivement les bras. —Hé là!... Il est chargé? (Remarquant que Luca examine l'arme.) Hé! Luca, est-ce qu'il est chargé?

LUCA, froidement. — Il est chargé. (Le dévisageant.) Tu disais que tu n'avais pas peur.

PARONI. —Non, mais si le malheur voulait... (Il fait un pas vers Luca pour lui enlever l'arme.) Allons, pose ça là.

LUCA. —Je t'ai déjà dit de ne pas approcher. Je

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m'étais enfermé, dans ma chambre, à Rome, pour m'achever...

PARONI. — Mais non, tu es fou... LUGA. —Je t'assure que j'allais me tuer. Et comme

un imbécile, tu avais raison de le dire, PARONI , le regarde, puis, les yeux brillants de joie. — A h !

vraiment, tu voudrais donc... LUGA, l'interrompant. — Attends, tu vas voir ce que

je veux. PARONI. — Tu as entendu ce que j ' a i dit de Pulino ? LUCA. — Oui, je suis là pour ça. PARONI. — Tu le ferais ? LUGA. — A l'instant même. Ecoute-moi bien.

J'avais appuyé ce revolver contre ma tempe quand j'entends frapper à la porte.

PARONI. — Où ça, à Rome ? LUGA. — Parfaitement, à Rome. J'ouvre. Sais-tu

en face de qui je me trouve? De Guido Mazzarini. PARONI. — Lui ? Chez toi ? L U C A fait à plusieurs reprises « oui » de la tête, puis

reprend. — Il me voit ce revolver dans la main et tout de suite, à mon air, il comprend ce que je veux faire; il se jette sur moi, me prend le bras, le secoue et me crie : « Mais comment ? C'est comme ça que tu allais te tuer? Mon pauvre Luca, quel imbécile tu fais! Si tu veux faire ça je te paie le voyage... Cours à Costa-nova, et tue d'abord Léopoldo Paroni! »

PARONI , attentif jusque-là à l'étrange et tragique déclara­tion, l'âme bouleversée par l'attente du suicide de Luca en sa présence, sent brusquement le terrain se dérober sous lui. Il ouvre la bouche pour un pauvre et faible sourire. — T u plai­santes ?

L U G A recule d'un pas; il a un tic convulsif d'une joue près du nez, et dit la bouche tordue. — Non, j e ne plaisante pas, Mazzarini m'a payé le voyage.

PARONI. — Il t'a... Pas possible! LUCA. — Et me voilà. Je vais d'abord te tuer, je me

tuerai après. Il lève le bras et vise.

I P A R O N S atterré, les mains devant le visage, cherche à se

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soustraire à la visée en criant. — Tu deviens fou?... Non, Luca... Ne plaisantons plus... Mais tu es fou?

LUCA, intimant, terrible. — Pas un mouvement ou je tire pour de bon.

PARONI, pétrifié. —Voilà.. . Voilà... Sois gentil... je ne bouge plus!

LUCA. — Ah ! je te fais l'effet d'un fou. Tu me traites de fou à présent, et tu traitais d'imbécile ce pauvre Pulino, parce qu'avant de se pendre il n'était pas allé à Rome tuer Mazzarini!

PARONI, essayant de se révolter. — Eh ! mais ce n'est pas la même chose... Je ne suis pas Mazzarini...

LUCA. — Pas la même chose ! Quelle différence veux-tu qu'il y ait entre toi et Mazzarini pour quel­qu'un comme moi ou comme Pulino, qui se moque pas mal de votre existence et de toutes vos clowneries? Te tuer toi, ou en tuer un autre, ou tuer le premier passant venu, pour nous c'est tout un.

PARONI. — Pardon, ça fait deux. Ton crime serait le plus injuste et le plus stupide des crimes.

LUCA. — Tu voudrais que nous nous fassions les instruments, nous qui sommes au bord de la tombe, quand tout est déjà fini pour nous, de ta haine ou de celle d'un autre, de vos disputes de bouffons; sinon, tu nous traites d'imbéciles? Eh bien! je ne veux pas être un imbécile comme Pulino et je vais te tuer!

Il lève l'arme de nouveau et vise.

PARONI, le conjurant, se contorsionnant pour sortir de l'axe du revolver. —Je t'en prie... Luca, non... Qu'est-ce que tu fais?... Non... Mais pourquoi?... J'ai toujours été ton ami... Par pitié!...

LUCA, dans ses yeux passe en éclair la folle tentation de presser la détente. <— Ne bouge plus, tais-toi... A genoux, à genoux...

PARONI, tombant à genoux. —Voilà. . . Par pitié... Ne tire pas...

LUCA, ricanant. — T u vois! Quand quelqu'un ne sait plus que faire de sa vie... Bouffon! Sois tranquille, va, je ne te tuerai pas. Lève-toi, mais n'approche pas.

PARONI, se levant. — C'est une plaisanterie de mau-

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vais goût, tu sais. Tu te l'es permise, parce que tu étais armé.

LUCA. — Parfaitement. Et toi, tu sues de peur parce que tu sais bien qu'il me coûterait bien peu de t'exé­cuter. T u es libre penseur, hein? Athée! Sans aucun doute, sinon tu n'aurais pas pu traiter Pulino d'im­bécile.

PARONI. —J'ai parlé... comme j 'a i fait parce que... tu sais combien je souffre de la honte qui pèse sur Costanova.

LUCA. — Très bien. Mais tu es aussi libre penseur. T u ne peux le nier : tu en fais profession dans ton journal.

PARONI. — Libre penseur... Je suppose que tu ne t'attends pas non plus à un châtiment ou à une récom­pense dans l'au-delà.

LUCA. — Ah ! non alors ! La chose la plus atroce pour moi serait de croire qu'il me faudra porter ail­leurs le fardeau des expériences que j ' a i dû subir pen­dant mes vingt-six années de vie.

PARONI. — T u vois bien que... LUCA. — Oui, que je pourrais agir à mon idée, te

tuer comme rien; ce n'est pas la crainte de Dieu qui me retient! Mais je ne te tuerai pas. Et en ne te tuant pas, je ne me tiens pas pour un imbécile. J'ai pitié de toi, bouffon. Je te vois déjà, si tu savais, de si loin. Tu me semblés tout petit, tout gentil, un pauvre petit homme rouge à lavallière. Mais je veux breveter ce que tu as de comique.

PARONI, qui a mal entendu. — Que dis-tu ? LUCA. — Breveter. Prendre un brevet. J'en ai le

droit, le droit sacré, parvenu, comme je le suis, à la frontière de la vie et de la mort. Tu n'as pas le droit de te révolter. Assieds-toi, assieds-toi là et écris.

Du revolver, il lui indique la table de travail.

PARONI. —Qu'est-ce qu'il faut que j'écrive? T u parles sérieusement?

LUCA. — Tout ce qu'il y a de plus sérieusement. V a t'asseoir et écris.

PARONI. —Ecrire quoi?

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THÉÂTRE DE PIRANDELLO

L U C A , dirigeant de nouveau son arme contre lui. — Lève-toi et viens t!asseoir là, je te dis.

PARONI , SOUS la menace de Parme, allant à la table. — Mais encore?

LUCA. —Assieds-toi et prends cette plume... La plume, tout de suite!

PARONI, obéissant. — Que faut-il que j'écrive? LUCA. — Ce que je te dicterai. En ce moment, tu

files doux; mais je te connais : demain, quand tu sauras que je me suis tué comme Pulino, tu relèveras la tête et tu gueuleras pendant trois heures, au café, que j 'a i été un imbécile comme lui.

PARONI. — Mais non! Quelles idées vas-tu te faire? C'est de l'enfantillage.

LUCA. — Oh ! je te connais. Je veux venger Pulino. Il ne s'agit pas de moi. Ecris!

PARONI , regardant sur la table. — Mais où veux-tu que j'écrive?

LUCA. —N'importe où. Cette feuille de papier suffira.

PARONI. —Mais quoi? LUCA. — Deux mots seulement. Une toute petite

déclaration. PARONI. — Une petite déclaration à qui ? LUCA. — A personne. Ecris et voilà tout. C'est à

cette seule condition que je t'épargne. Ecris ou je te tue.

PARONI. —Je vais écrire... Dicte. LUCA, dictant. —«Je soussigné regrette et me re-

pens... » PARONI, se révoltant. — Mais voyons de quoi veux-tu

que je me repente? L U C A , avec un sourire, approchant comme par jeu le

revolver de la tempe de Paroni. — A h ! tu ne voudrais même pas te repentir?

P A R O N I , tournant légèrement la tête pour regarder Parme et disant. — Voyons un peu de quoi je dois me repentir.

LUCA, recommençant à dicter. —« Je soussigné regrette et me repens d'avoir traité Pulino d'imbécile... »

PARONI. — A h ! c'est de ça? LUCA. —C'est de ça. Continue : « ...en présence

de mes amis et camarades, parce que Pulino, avant

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de se tuer, n'était pas allé à Rome tuer Mazzarini. » C'est la pure vérité. Et je ne dis même pas que tu lui aurais payé le voyage. Tu as écrit?

PARONI, avec résignation. —J'ai écrit. C'est tout? LUGA, recommençant à dicter. — Non... « Luca Fazio,

avant de se tuer... » PARONI. — Sérieusement, tu veux te tuer ? LUCA. — Ça me regarde. Ecris : « ...avant de se

tuer, est venu me trouver... » Tu peux mettre : « armé d'un revolver ».

PARONI, ne se contenant plus. — A h ! oui, ça oui, si tu permets.

LUCA. — Mets-le si tu veux : « ...armé d'un revol­ver ». Je n'aurai pas à payer de contravention pour port d'arme prohibée. Tu as écrit. Continue : « ...armé d'un revolver, et m'a dit que, par conséquent, pour n'être pas traité lui-même d'imbécile par Mazzarini, il devrait me tuer comme un chien »... (Il attend que Paroni ait fini d'écrire, puis demande) Tu as bien écrit : « comme un chien » ? Bien. Point. A la ligne. « Il pouvait le faire. Il ne l'a pas fait par dégoût... » (Paroni lève la tête. Luca impérieusement) Non, écris, écris : « dégoût » et ajoute : « pitié ». Voilà : « ...par dégoût et pitié de mon épouvante. »

PARONI. — O h ! ça... LUCA. —C'est la vérité... parce que je suis armé;

parce que je suis armé, je te l'accorde. PARONI. — Non, mon cher. En ce moment, j'écris

pour te faire plaisir. LUCA. — Parfait, alors. Pour me faire plaisir. Tu

as écrit? PARONI. —J'ai écrit, j 'a i écrit. Et en voilà assez, il

me semble ! LUCA. — Non, attends, la conclusion. Deux mots

encore pour conclure. PARONI. — Qu'est-ce que tu veux conclure ? LUCA. — Ecris : « Il a suffi à Luca Fazio de m'en­

tendre déclarer que le véritable imbécile, c'était moi. » PARONI, repoussant le papier. — A h ! mais non, tu

vas trop loin! LUCA, péremptoire, détachant les syllabes. — « ...que

le véritable imbécile, c'était moi. » Ta dignité, mon

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cher, sera mieux sauvegardée si tu ne lèves pas les yeux de ton papier que si tu considères cette arme qui te vise. Je t'ai dit que je voulais venger Pulino. Signe, maintenant.

PARONI. — Voilà qui est fait. C'est tout? LUCA. — Donne. PARONI, lui tendant le papier. — Tiens. Mais que

vas-tu en faire? Si tu veux te supprimer... LUCA ne répond pas, il achève de lire ce que Paroni a

écrit, puis. —G'est parfait. Ce que je vais en faire? Rien. On trouvera demain ce papier sur moi. (Il le plie en quatre et le met dans sa poche.) Console-toi, Leo-poldo, en pensant que je vais faire maintenant une chose un tout petit peu plus difficile que celle que tu viens de faire, toi. Rouvre-moi la porte. (Paroni obéit.) Bonne nuit.

Rideau,

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COMME TU ME VEUX

PIÈGE EN TROIS ACTES

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PERSONNAGES

SALTER, romancier. M O P , sa fille. L'INCONNUE. BOFFI. BAUNO. SALESIO. LENA. INÈS. BARBE. MASPERI. L E DOCTEUR. L A DÉMENTE.

I

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ACTE PREMIER

Un salon chez le romancier Salter; salon d'un luxe bizarre. Une porte au milieu qui donne sur un grand vesti­bule. On entrevoit au fond et en face la porte d'entrée. Au mur de droite par rapport à l'acteur un grand arc par lequel on aperçoit le bureau de travail du romancier.

C'est la nuit, et le salon aussi bien que le bureau de travail sont éclairés par des lampes voilées d'écrans de couleurs différentes qui donnent un relief fantastique à la bizarrerie de l'ameublement et y ajoutent quelque chose de mystérieux.

Au lever du rideau Mop est dans un grand fauteuil vêtue d'un pyjama de soie noire fleurie d'orchidées; elle s'appuie à l'un des bras du fau­teuil, le visage caché dans les mains; elle semble dormir; elle pleure. Elle a les cheveux coupés court et son visage, quand elle le montre, appa­raît marqué de quelque chose d'ambigu qui provoque le dégoût, et en même temps de quelque chose de tragique qui trouble profondément.

Un instant après arrive du bureau de travail Charles Salter excité et bouleversé. C'est un homme de cinquante ans, une figure bouffie, blême avec des yeux clairs, presque blancs, sou­lignés de poches noires. Un peu chauve déjà, son crâne est entouré d'une auréole de cheveux crépus, courts. Il est rasé, ses lèvres sont gon­

flées et extrêmement sensuelles. Il revêt une luxueuse robe de chambre; il a les mains dans

. ses poches.

SALTER. —Elle est là, toujours avec les mêmes je l'ai vue de ma fenêtre

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En prononçant ces derniers mots, il retire sans y faire attention une main de sa poche. Dans cette main il étreint un petit revolver.

M O P . — Qu'est-ce que tu tiens là? SALTER, qui a remis dans sa poche sa main armée, avec

ennui. —Rien. Ecoute! Si elle les fait monter, je te défends de rester avec eux.

M O P . — Que veux-tu faire? SALTER. —Je ne sais pas... Il faut en finir... M O P . — En finir... mais comment? T u es fou! S A L T E R . — J e ne me ferai même pas voir moi-

même. V a écouter à la porte si elle monte seule. (Mop se dirige vers le corridor, écoute, il la retient et guette.) Je l'entends crier!

En effet, on entend en bas des voix dont l'écho se répand dans la cage de l'escalier.

M O P . — Elle doit les congédier. SALTER. — Ils sont tous saouls! Il y en a un qui les

suivait. M O P . — Donne-moi ce revolver. SALTER. — Mais non, je ne pense pas à ça; je l'ai

dans ma poche. M O P . — Pourquoi dans ta poche ? Donne-le-moi

je te dis. SALTER. —Ne m'ennuie pas. (Les voix se rap­

prochent.) Tu entends? M O P . — On dirait qu'ils se disputent.

Il court à la porte d'entrée du vestibule, l'ouvre, le vestibule est envahi violemment par quatre jeunes sots en frac, à demi ivres, parmi lesquels l'Inconnue et Bqffi qui la défend,

Mop et Salter se mêlent à eux, Mop pour dégager l'Inconnue, Salter pour repousser les intrus. Dans la pénombre et dans la confusion, ces quatre jeunes gens dont l'un est gras et rose, l'autre chauve, l'autre a des cheveux oxygénés, plus femme qu'homme, sembleront des marion­nettes aux gestes vastes et vains. Tous parlent à la fois.

L'Inconnue a trente ans environ; elle est très

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GOMME T U ME V E U X

belle. Elle est un peu ivre elle aussi; elle ne réussit pas à apposer sur son visage le masque sombre qui montre sa volonté de se reprendre en méprisant tout le monde et tout après l'aban­don désespéré auquel si elle se laissait aller elle finirait par laisser son âme dévastée par les tem­pêtes de la vie. Sous son manteau extrêmement élégant elle revêt un des costumes splendides et étranges des danses de caractères de son inven­tion.

Bqffi est comme égaré au milieu de tous ces gens. C'est un bel homme têtu, convaincu que la vie n'est que trucs et qui essaie en souriant de ne pas s'y laisser prendre. Il s'est composé un visage méphistophélique, mais c'est pour rire, c'est un masque pour se donner l'air de quelque chose et faire impression, mais quant au fond, c'est un homme simple et naturel. A force de porter sa tête haute comme pour ne pas se noyer, il a fini par prendre un tic au cou qui lui fait de temps en temps avancer le menton et contracter les angles de la bouche. Il reprend la position normale chaque fois en disant à demi-voix : « Ne plaisantons pas. »

L'INCONNUE. —Non! je ne veux plus! c'est assez! Allez-vous-en! Je ne m'amuse plus!

L E PREMIER JEUNE HOMME. — Allons, une dernière danse entre les verres.

L E DEUXIÈME.—La danse de Fétrier, duçhampagnrî L E TROISIÈME. — Et nous, nous ferons ie chœur! L E QUATRIÈME, entonnant d'une langue pâteuse, •—

« Clooo-dovèe-o... Cloo-dovèe-o... » L E PREMIER JEUNE HOMME. —Nous sommes tous

tristes à mourir! L'INCONNUE. —Laissez-moi!... laissez-moi!... BOFFI. — Allons, c'est assez... oui, vous êtes gentils,

mais c'est assez; vous ne l'entendez pas? elle vous le dit elle-même.

SALTER. —Sortez de chez moi! L E PREMIER JEUNE HOMME. •— Mais en «roiià des

façons! nous voulons boire!

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L E DEUXIÈME. — C'est elle qui nous a invités. Ne faites pas l'idiot!

L E TROISIÈME. — Nous voulons finir la nuit tout nus !

L E QUATRIÈME continue à chanter, il reçoit un coup de poing en pleine poitrine. — Quelle brute !

M O P . — C'est une honte ! une véritable agression ! (Elle va à l'Inconnue, elle l'embrasse pour la protéger et la

fait rentrer dans le salon.) Viens... viens! L'INCONNUE, se dégageant de l'étreinte et entrant dans

le salon. — Eh bien ! il ne manquait plus que toi main­tenant !

SALTER, empêchant dans le vestibule l'irruption des jeunes gens, aidé de Bqffi. —Messieurs, je vais vous chasser à coups de revolver!

BOFFI, les poussant vers la porte. —Allons! allons! finissons-en! sortez! sortez!

L E PREMIER JEUNE HOMME, avant que la porte lui soit fermée au visage. — Ma petite Elma !

L E DEUXIÈME. —Je suis ton petit chien! M O P . — Quel dégoût !

Les quatre jeunes gens disparaissent; la porte se referme mais on entend encore crier dans l'es­calier; le troisième s'obstine à chanter : « Clooo-dovèee-o!

S A L T E R . — Q u e voulaient-ils? L'INCONNUE. — Comme toujours... Ce sont des

cochons! Ils m'ont tellement fait boire!... S A L T E R . — C ' e s t un scandale! Les locataires vont

tous protester! L'INCONNUE. — Chasse-moi aussi, je t'en avais déjà

prié ! M O P . — Mais non, Elma! L'INCONNUE. — Il dit que c'est un scandale. SALTER. -— Il suffirait que tu n'ailles plus avec eux. L'INCONNUE. — Et moi, regarde... Je préfère aller

avec eux. (Elle va vers la porte.) Tiens, je vais les rejoindre.

BOFFI, l'empêchant de sortir. •— Madame Lucia ! L'INCONNUE. —Mais enfin, qui êtes-vous? Est-ce

que je pourrai le savoir?

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C O M M E T U ME V E U X

SALTER. — Oui, pourquoi êtes-vous resté ici, vous? BOFFI. —J'ai défendu madame! SALTER. — Vous suiviez les autres, je vous ai vu ! L'INCONNUE. — Il fait ça depuis je ne sais combien

de soirs, je l'ai toujours après moi. M O P . — Et tu ne sais pas qui c'est ? BOFFI. — Mais si, madame sait parfaitement bien

qui je suis. (Tic.) Ne plaisantons pas. Madame Lucia... L'INCONNUE. — Oui, il ne cesse de m'appeler ma­

dame Lucia ! Madame Lucia ! tout en me suivant pas à pas.

BOFFI. — Vous vous êtes toujours retournée à ce nom.

L'INCONNUE. — Naturellement. BOFFI. — Parce que vous êtes madame Lucia. M O P . — Mais non! BOFFI. — Mais si, et chaque fois vous sursautez et

vous pâlissez. L'INCONNUE. — Naturellement, je m'entends appe­

lée! BOFFI. — Par votre nom. L'INCONNUE, à Mop. — La nuit, et puis cette

face de diable! SALTER. —C'est votre profession? Vous faites ça

par métier. BOFFI. — Par métier, comme madame fait le sien

devant ces messieurs alors qu'elle est madame Lucia. M O P . — A h ! ça, c'est un cas curieux! L'INCONNUE. — Il n'en doute pas le moins du

monde; comprends-tu ? BOFFI. —Je me ferais couper les mains... SALTER. —Vous en avez deux chez vous de re­

change ? BOFFI. — Non, monsieur, je n'ai que celles-ci et je

les parie. L'INCONNUE. — Vous pariez que je suis madame

Lucia ? BOFFI. — Lucia Pieri. L'INCONNUE. —Vous dites? BOFFI. — Mais ne faites pas semblant de ne pas

savoir votre nom! L'INCONNUE. —Je n'ai pas entendu.

n 3

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T H E A T R E DE P I R A N D E L L O

BOFFI, se tournant vers Salter. —J'ai dit Pieri; c'est, le mari de madame, il est à Berlin.

L ' I N C O N N U E . — M o n mari?... BOFFI. — Oui, madame, Bruno est ici! L'INCONNUE. —Que dites-vous! Ici! où? S A L T E R . — H délire! BOFFI. —C'est moi qui l'ai fait venir. L'INCONNUE. —'Vous êtes fou! BOFFI. — Il est arrivé ce soir. SALTER. — Le mari de madame est mort depuis

quatre ans. L'INCONNUE, à Salter. — Mais non, ce n'est pas

exact. SALTER. — Ce n'est pas exact? BOFFI. — Il est ici, à l'hôtel Eden, à deux pas. L'INCONNUE, à Boffi. — Cessez cette plaisanterie de

me parler de mon mari ! Je n'ai pas de mari ! Qui avez-vous fait venir?

BOFFI. — Vous voyez comme vous vous troublez. SALTER, à l'Inconnue. — Il vit donc encore? BOFFI. — Mais je vous le dis! il est ici à deux pas. Si

madame veut... Il doit y avoir le téléphone? L'Inconnue éclate de rire comme une folle.

SALTER, la regardant rire.—Mais enfin, qu'est-ce que c'est que cette histoire ?

L'INCONNUE. — Mais tu n'entends pas ? Il paraît que j 'a i un mari à deux pas d'ici... Je peux l'appeler au téléphone si je veux..;

SALTER, à Boffi-, — Ecoutez, monsieur, ce n'est le moment ni pour moi ni pour madame de continuer cette farce.

L'INCONNUE, à Salter. —Attends un peu. Et si j'étais vraiment elle?

SALTER. — Qui elle? L'INCONNUE. •— Mais, cette madame Lucia que

monsieur reconnaît en moi avec tant de certitude. Qu'aurais-tu à dire?

SALTER. —Je dis que c'est une farce. L'INCONNUE. — Et ce que tu fais, toi, qu'est-ce que

c'est? S A L T E S . —Moi?

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GOMME T U ME V E U X

L'INCONNUE. — Oui. Me connais-tu mieux que lui? SALTER. — Moi, je te connais plus que tu ne te

connais toi-même! L'INCONNUE. — C'est un effort bien vain. Moi, de­

puis bien longtemps je ne veux plus me connaître. SALTER. — C'est trop commode, quand on ne veut

pas rendre compte de ce qu'on fait! L'INCONNUE. - ^ Au contraire, mon cher, c'est indis­

pensable pour pouvoir supporter ce que les autres me font.

BOFFI. — Ça, c'est magnifique! S A L T E R , se tournant vers lui comme enragé.—Que

dites-vous? Magnifique! BOFFI. — La façon dont elle vous répond, et cela

vis-à-vis d'elle! L'INCONNUE. — Si je voulais ne fût-ce qu'un peu

me connaître, devenir quelqu'un pour moi-même! (Elle se tourne vers Salter.) Par exemple, cette madame Lucia dont parle monsieur... (Elle prend Boffi sous le bras.) Dites, vous, si je pourrais encore supporter de vivre ici avec cet homme ? (Elle laisse Boffi et se tour­nant vers Mop.) Dis comment je m'appelle.

M O P . — Elma. L'INCONNUE. — Elma, avez-vous entendu ? Un

nom arabe. Savez-vous ce qu'il signifie ? L'eau, l'eau... mais on me fait boire tant de vin!... Champagne... cocktails... (A Mop.) Donne-moi donc à manger.

M O P . — Tout de suite. De quoi as-tu envie ? L'INCONNUE. —Je ne sais pas; j 'a i l'estomac brûlé! M O P . —Je vais voir ce qu'il y a par là. L'INCONNUE. —Mais, ne prends pas tant de peine,

ma chérie. M O P . —Veux-tu un sandwich? L'INCONNUE. — Un morceau de pain pour mettre

quelque chose dans mon estomac et arrêter ce ver­tige qui me fait tourner la tête.

M O P . —. Oui, oui, j ' y vais. Elle sort en courant.

SALTER, à Boffi. —Voulez-vous me faire le plaisir de comprendre que vous vous êtes trompé, et vous en aller!

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L'INCONNUE. — Mais non, laisse-le donc, c'est quelqu'un que je connais.

BOFFI. — Madame sait que je ne me suis pas trompé.

L'INCONNUE. —Je ne demande qu'une chose, c'est que vous n'appeliez pas mon mari au téléphone; ça, non!

BOFFI. — Madame, votre mari... S A L T E R . — M a i s finissez avec ce mari! (A Vin-

connue.) Tu m'as bien dit qu'il était mort depuis quatre ans?

BOFFI. — Madame a menti ! L'INCONNUE, se levant et serrant la main de Boffi. —

Merci, monsieur, pour cette affirmation. BOFFI. — A h ! Dieu soit loué! SALTER. — Tu as menti ? L'INCONNUE. — Oui. (A Boffi.) Mais attendez

avant de louer Dieu. Je vous ai remercié de la satis­faction que vous me donniez en affirmant avec tant de force mon droit au mensonge, étant donné la vie que je mène. (A Salter.) Tu veux que je ne te mente pas, commence par ne pas me mentir toi-même.

SALTER. —Je n'ai jamais menti. L'INCONNUE. — Toi? Mais que faisons-nous d'autre

tous tant que nous sommes? SALTER. —Je ne t'ai jamais menti. L'INCONNUE. — Pourquoi as-tu quelquefois l'im­

pudence de me dire... SALTER, coupant court avec violence. — C'est assez ! L'INCONNUE. — T u te mens à toi-même. Même

dans tes accès de sincérité les plus dégoûtants, parce qu'il n'est même pas vrai que tu sois un monstre aussi parfait. Console-toi avec cette idée que personne ne ment complètement. Jamais... On essaie de mentir pour les autres et pour soi-même... Il y a quatre ans, mon cher, il peut bien m'être mort quelqu'un qui n'était peut-être pas mon mari, et il peut donc y avoir quelque chose de vrai dans presque toutes les histoires qu'on raconte. (A Boffi.) Mais cela ne veut pas dire que mon mari vive encore et qu'il soit ici, au moins pour moi. (Elle s'entoure de mystère brusquement comme si elle improvisait une poésie.) C'est tout au plus...

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C O M M E TU ME V E U X

tout au plus le mari d'une femme qui n'existe plus... Ce doit être un pauvre veuf, c'est-à-dire l'équivalent d'un mort. Racontez-nous un peu son histoire. Elle peut être intéressante puisqu'il est venu jusqu'ici. Nous finirons par savoir quelque vérité vraie sur le compte de cette madame Lucia que vous prétendez que je suis. (A Salter.) Ecoute... écoute bien.

BOFFI, s'avançant. — Madame, laissez-moi vous dire un mot en tête à tête.

L'INCONNUE. — Ah non ! En tête à tête, rien à faire! Devant lui, oui; j'aime qu'il sache tout. (Elle s'étend sur un divan.) Aujourd'hui, vous savez, les secrets, les pudeurs, ça n'existe plus.

SALTER. — Nous sommes comme les bêtes ! L'INCONNUE. — Oui, mais les bêtes au moins ne

connaissent que la nature. SALTER. —Sagesse de l'instinct. L'INCONNUE. —Tandis que les hommes!... (Elle

s'était levée, elle s'étend à nouveau.) O n vous épouvante, cher monsieur. La nature n'est que folie... c'est triste à en mourir, disait Fritz. Folie et dégoût. S'il n'y avait pas la raison, cette camisole de force... (A Mop qui revient avec un sandwich.) A h ! tu as trouvé. (Elle se lève.) Vous m'excusez? (Elle mord dans le sandwich.) J'ai une faim!

M O P . — O h ! regarde ta manche! L'INCONNUE. —Ils l'ont déchirée? M O P . — Non, décousue seulement. L'INCONNUE. — Mais sais-tu que ce soir je n'ai pas

réussi à renverser la bouteille! Je ne sais pas... peut-être me placé-je trop loin?... (En parlant ainsi, elle en­lève ses souliers et, les pieds nus, elle court avec la légèreté d'une danseuse sur la pointe des pieds. Elle s'approche de Boffi et lui enlève de dessous son bras son chapeau haut de forme.) Vous permettez ? (Elle redresse le chapeau-claque, le pose à terre devant elle au milieu de la scène puis, avec grâce, elle soulève sa robe presque jusqu'au genou et, se tenant sur la pointe d'un pied, elle lève l'autre dans un mouvement de danse comme pour renverser une bouteille de Champagne qui serait devant elle à la place du gibus. Elle chantonne à demi-voix pour s'accompagner.) Tairirarari... tairirarari... (En soulevant h pied, elle ne réussit pas à effleurer le chapeau qui

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est devant elle.) Vois-tu, je me mettais trop loin. (Elle reprend le chapeau, le ferme en le pressant sur sa poitrine et le rend à Boffi.) Merci. Madame Lucia... (Je serais au regret si cela pouvait offenser son mari.) Madame Lu­cia danse... au « Lari Fari », figurez-vous?

BOFFI. plus vous me parlez de cette façon, plus je suis convaincu que vous êtes madame Lucia. Mais comment voudriez-vous que je ne vous reconnaisse pas ? Je vous ai vue tout enfant !...

L'INCONNUE, — Vous m'avez vue tout enfant? Tiens, tiens, tiens... Et, je n'ai pas changé depuis?

BOFFI. —Bien sûr, vous avez changé; nous chan­geons tous; mais bien peu... si on pense surtout à tout ce que vous avez traversé.

L'INCONNUE, après l'avoir regardé un instant. — Mais, savez-vous que vous m'intéressez énormément. J'en ai vu de toutes les couleurs, et à présent encore, vous savez, entre eux deux. (Elle montre Salter et Mop.) Ah! si vous saviez...

SALTER, frémissant. -—Assez! tu n'as pas honte! M O P , émue. — Non, elle a raison... Chérie...

Elle veut l'embrasser.

L'INCONNUE, se dégageant de l'étreinte. — Mop, je t'en prie!

SALTER, à Mop, furieux. — Laisse-la tranquille et cesse de faire l'idiote avec ton pyjama! V a te coucher!

M O P , tragique, marchant vers son père. — T o i ! c'est toi qui devrais avoir honte et non pas elle!

L'INCONNUE, la retenant, avec exaspération. — A h ! ne recommencez pas encore! au nom du Seigneur.

SALTER. —Je t'ai dit de t'en aller! va-t'en! L'INCONNUE. — Oui, va-t'en, va-t'en, ma chérie.

V a me préparer si c'est possible un autre sandwich, n'est-ce pas ?

M O P . — T u viendras le manger près de moi? L'INCONNUE. — Oui, à condition que tu ne m'em­

brasseras pas, tu sais que je ne puis le souffrir.

Salter éclate de rire avec férocité. MOP.—Lâche! L'INGONNUBS à Salkr, — Finis de rire! (A Boffi.) Ce

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C O M M E T U ME V E U X

sont des choses qui n'arrivent qu'à moi. Ils sont jaloux l'un de l'autre.

M O P , suppliant. — Elma! je t'en supplie! L'INCONNUE. — A h ! si ça pouvait n'être pas vrai!

Mais regarde-le! Elle montre Salter.

S A L T E R , les mains remuant dans ses poches. — Prends garde que je ne me retienne plus.

L ' I N C O N N U E , provocante, cruelle, se tournant vers Bqffi. — Sa femme ne veut pas divorcer. Elle a envoyé leur fille pour détacher son mari de moi, et voilà que c'est la fille qui m'aime. (A Mop.) Oui, ma chérie. Et c'est pire que lui, je regrette de te le dire, parce que lui au moins il est vieux, mais...

Elle sous-entend :• c'est un homme.

M O P , s'avance; elle regarde d'abord son père, puis se tourne vers l'inconnue et déclare. — Il a son revolver dans sa poche. C'est pour toi, je t'en avertis.

L ' I N C O N N U E , se tournant vers Salter, froidement. — T u as un revolver?

S A L T E R , sans répondre tire de sa poche le revolver, le pose sur un guéridon près de l'inconnue. — J e le pose ici à ta disposition.

Il revient à sa place.

L'INCONNUE, souriant. — O h , merci! Il est chargé? (L'inconnue prend l'arme et demande.) C'est pour moi? ou pour toi?

SALTER. — Pour qui tu voudras. B O F F I , la voyant élever l'arme. —Qu'es t -ce . . .

Il a son tic.

L ' I N C O N N U E , abaissant son arme et la plaçant sur le gué­ridon le canon tendu vers Bqffi. •— V o u s avez compris ? Il s'agit d'une tragédie.

Elle s'assied.

S A L T E R , se contenant avec peine. — Mais finis de t'adresser à cet homme! Parle avec moi! La décision

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avait été fixée pour ce soir. Veux-tu me faire croire que tu as oublié? Je ne marche pas, tu sais!

L'INCONNUE. — L a décision? Celle-là?

Elle regarde le revolver.

SALTER. —Je suis prêt à tout. L'INCONNUE, à cette réponse se dresse très pâle, résolue,

reprend l'arme et la dirige contre Salter. — Tu veux que je te tue ? J'en suis capable tu sais ! (Elle abaisse l'arme.) Je suis tellement lasse de tout... (Elle s'approche de lui.) Ecoute, à la place, je vais te donner un baiser sur le front. (Elle l'embrasse.) Au moins, dis merci. (Elle lui tend le revolver.) Tiens, mon cher, tue-moi si tu veux.

M O P . — Non! prends garde qu'il le fasse! L'INCONNUE. — Qu'il le fasse après tout... Quand

on n'en peut plus... S'il avait au moins ce courage... (Elle revient à la place où elle était, et, se tournant vers Boffi, sur un ton de sincérité désolée.) C'est vrai vous savez! Je n'en peux plus ! (Puis, comme si elle reprenait courage.) J'ai une faim de loup! Je demande un morceau de pain, on m'offre un revolver! Vous, vous m'appelez « madame Lucia »! Vraiment, ce soir, il y a de quoi rire !

SALTER, se jetant vers Boffi. —Je suis ici chez moi! Je vous donne l'ordre d'en sortir!

BOFFI. — Et moi, je ne sors pas parce que je suis ici pour madame et non pas pour vous.

SALTER. — Madame est chez moi. Je suis son hôte. L'INCONNUE. — C'est exact. Mais je peux bien invi­

ter et garder s'il me plaît quelqu'un qui prétend me connaître.

BOFFI. — Ah! vous traitez vos hôtes avec le revolver au poing!...

SALTER, répondant d'abord à l'inconnue. — Ce n'est pas le moment de nous expliquer. (Se tournant vers Boffi.) Vous avez compris ? Sortez !

BOFFI. — Volontiers, mais avec madame. L'INCONNUE, se levant brusquement résolue, — Vous

avez raison. Je vais avec vous. SALTER, la saisissant au poignet. — Tu ne sortiras

pas d'ici!

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GOMME T U ME V E U X

L'INCONNUE, cherchant à se libérer. — Penses-tu m'em­pêcher de m'en aller si ça me plaît?

SALTER. —Oui , je t'en empêcherai! L'INCONNUE. — Par la force? SALTER. — Oui ! Si tu veux te servir du premier

enu pour me laisser! BOFFI. —Je ne suis pas le premier venu! L ' INCONNUE.—Mais laisse-moi donc! SALTER. —Non! L'INCONNUE. —Je veux m'en aller avec lui! BOFFI. — Vous ne ferez pas violence à une femme

que je vous affirme connaître? SALTER. — Vous n'avez rien à faire ici. Madame

ne vous connaît pas le moins du monde! BOFFI. — Elle ne veut pas me reconnaître, mais elle

me connaît. Je suis Boffi. L'INCONNUE. — L e photographe? BOFFI, à Salter, triomphant. — Vous voyez qu'elle

ne connaît! SALTER. — Boffi? (Se souvenant.) Ah! oui, celui qui

i découvert... BOFFI. —• Les portraits stéréoscopiques, précisé­

ment, SALTER. — A h bien! Rien d'étonnant à ce qu'elle

vous connaisse; vous êtes venu ici faire une exposition. M O P . — Et nous avons vu ensemble les reproduc­

tions dans les journaux. L'INCONNUE, énergiquement, prenant une résolution ex­

trême, le tout pour le tout. — C e n'est pas vrai! Je le connais! je le connais! c'est un ami de mon mari! (Elle se libère de l'étreinte de Salter :) Laisse-moi!

SALTER. —Mais... tu riais jusqu'à cette minute? L'INCONNUE. —Je ne voulais pas me laisser re»

connaître. BOFFI. —Voilà. Mais croyez-vous, madame, que

votre mari ne soit pas informé? L'INCONNUE. — Non! non! il ne peut pas savoir! il

ne peut pas savoir! BOFFI. — Il sait tout. On a recueilli là-bas tous les

témoignages. L 'INCONNUE.—Là-bas? Mais où? BOFFI. — Dans la villa où malheureusement.,»

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T H É Â T R E DE P I R A N D E L L O

SALTER. — Dans la villa? Quelle villa? Dis un peu, quelle villa?

L'INCONNUE. — La mienne. (A Bqffi.) Mais dites-moi quels témoignages on a pu rassembler, que je les jette au visage de ce lâche qui a profité du désespoir où il m'a trouvée ?

BOFFI. — On a entendu vos cris. C'est le vieux jar­dinier Philippe, vous savez, qui est mort l'an passé.

L'INCONNUE. — Ah ! Philippe ! Oui. BOFFI. — Comment auriez-vous pu vous défendre?

Seule comme vous étiez! Il nous a suffi pour com­prendre de voir à notre retour l'horreur des ruines sur nos terres envahies !

L ' I N C O N N U E , s'éclairant comme au rappel miraculeux d'un événement auquel elle a été vraiment mêlée. — A h , l'in­vasion! (Triomphalement à Salter.) T u entends! tu entends!

SALTER, interdit. — C'est vrai, tu m'as parlé de l'invasion.

L'INCONNUE. —Je suis née en Vénétie. BOFFI. — Nous avons eu tous la preuve de la féro­

cité de l'ennemi. (Il se tourne vers Salter avec hauteur comme pour jeter son infamie à la face de l'ancien ennemi.) Bruno Pieri, courageux officier, est revenu avec notre armée victorieuse dans son pays, et, dans sa villa qui n'était plus qu'un amas de ruines, il n'a plus retrouvé trace de sa jeune femme épousée depuis un an à peine.

L ' INCONNUE.—Bruno! BOFFI. — Sa Cia ! L ' I N C O N N U E . — I l m'appelait Cia! Il m'appelait

Cia! BOFFI. — Il a imaginé ce que les officiers qui

s'étaient installés là, dans sa maison, avaient pu faire d'elle, et il est devenu fou, madame, il est resté fou pendant plus d'une année! Vous ne pouvez imaginer toutes les recherches qu'il a faites dans les premières années qui ont suivi la paix, supposant que l'armée ennemie en fuite, quand elle s'était retirée, l'avait entraînée avec elle.

L'INCONNUE. — Elle m'a emportée avec elle ! Elle m'a emportée avec elle!

SALTER,, à Bqffi, •— Maiss attendez*,* (Ptàst cher*

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chant dans sa mémoire.) Je dois avoir lu cette histoire. BOFFI. — Vous devez l'avoir lue dans les journaux. SALTER. — Mais oui, il y a plusieurs années. BOFFI. — C'est le mari qui a fait publier partout

il y a quelques années... L'INCONNUE. — Moije ne l'ai certainement pas lue, SALTER, à l'inconnue. — T u te moques de nous! (Â

Boffi.) Je crois savoir quelque chose de cette histoire moi-même. Oui, un de mes amis qui est docteur psy­chiatre à Vienne a fait à ce sujet quelques supposi­tions. (Il se tourne vers l'inconnue, avec mépris.) T u veux mêler ton aventure avec cette histoire? Tu voudrais faire croire que c'est « ton » histoire ?

BOFFI. —Mais puisque c'est elle! puisque c'est madame Pieri!

SALTER, avec plus de mépris encore. — T o i ? L'INCONNUE, avec un grand calme. -— Il l'afHrme; tu

n'entends pas? Il dit qu'il me connaît depuis mon enfance.

BOFFI. —Je ne peux pas me tromper. L'INCONNUE. — Toi, tu ne me connais que depuis

quelques mois. SALTER. —J'ai détruit pour toi toute ma vie! L'INCONNUE. — Pour ta folie! non pas pour moi. SALTER. — Q u i est-ce qui m'a fait perdre la tête? L'INCONNUE. —Moi? C'est toi qui as voulu perdre

la tête en t'approchant de moi. SALTER. — C'est toi qui m'as attiré. L'INCONNUE. —Eh, mon cher! c'est le métier de

la femme. La vie m'y a réduite. Tu viens d'entendre tout ce qui m'est arrivé?

SALTER. — Cesse une bonne fois de te servir de l'erreur où s'obstine monsieur!

BOFFI. —Je ne me trompe pas. L'INCONNUE. — Tu vas voir comment je vais m'en

servir. (A Bàffi.) Vous êtes ce soir envoyé vers moi par le ciel. Vous êtes mon sauveur! Faites-moi le plaisir de me parler de moi quand j'étais enfant. J'étais si différente de ce que je suis que, si j ' y pense, je crois rêver!...

BOFFI. —Mais, tout le monde est comme vouss madame CiaS

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L'INCONNUE. — Ah ! vous m'appelez Cia, vous aussi! Tout le monde m'appelle Cia? Je croyais que ce n'était que lui! C'est dommage!

SALTER. — Sache que tu ne te débarrasseras pas de moi si facilement après m'avoir pris comme tu m'as pris.

L'INCONNUE. — Moi? Je t'ai pris? SALTER. — Toi. L'INCONNUE. — Tu t'es laissé prendre; tu aurais dû

te préserver. Oui. Dans un certain sens c'est vrai. Mais tu m'as trompée.

SALTER. —Moi? L'INCONNUE. — T u m'as trompée! Je t'avais pris

comme bouffon et tu es devenu insupportable! insup­portable !

SALTER. — Parce que tu ne veux pas avoir pitié de moi.

L'INCONNUE. — Moi? Tu as le courage de dire ça? Je n'ai pas eu pitié de toi? Ta fille peut en témoigner! (A Bqffi.J Vous savez, un romancier connu.

SALTER. —Je te défends de parler de moi! L'INCONNUE. —Alors, pourquoi parles-tu de ta

vie détruite? SALTER. — Pour que tu aies peur, si tu penses vrai­

ment te défaire dé moi en t'en allant. L ' I N C O N N U E . — M o i , peur? SALTER. — Peur. Parfaitement. . L'INCONNUE. —Je n'ai jamais eu peur. SALTER. — Tu peux commencer à présent. L'INCONNUE. — Parce que tu as un revolver dans

ta poche. Ecoute, je m'en vais avec monsieur. Cia s'en va à la promenade comme quand elle était petite. Toi, tu vas tirer de ta poche ton revolver et me tuer, comme pour jouer. Ça te va ?

SALTER, froidement. — Ne me provoque pas ! L'INCONNUE. —J'accepte de jouer. (A Bqffi qu'elle

prend sous le bras.) Allons-nous-en. Salter tire de sa poche le revolver.

BOFFI, s'interposant.—Non, madame! pas comme ça!

L'INCONNUE. —J'ai vécu la guerre. Laissez qu'il

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C O M M E T U ME" V E U X

me tue. Après ça, il serait obligé de se tuer lui-même et il n'en a pas le courage!

SALTER. —J'ai ce courage. Tu le sais parfaitement. L'INCONNUE, à Bqffi. — Ecoutez, moi j'aurais pu

le jeter dans un coin d'un revers de pied, comme un chiffon par terre.

SALTER. —Je ne suis pas ton bouffon! L'INCONNUE. —Regardez ce visage! (A Mop.) Dis-

nous, Mop, s'il n'est pas exact qu'il s'est séparé de ta mère parce qu'elle lui reprochait toujours de n'être pas assez sérieux pour sa réputation de romancier?

M O P . — Si, c'est exact. L ' I N C O N N U E . — I l paraît que c'était des grimaces,

des vulgarités à n'en plus finir devant les gens qui venaient le trouver. « Excusez-moi, messieurs, disait-il, mais je ne peux pas être sérieux avec ma femme de­vant moi qui me regarde et couve ma gloire comme une poule. »

SALTER, exaspéré. —Je ne pouvais pas être sérieux! je ne pouvais pas être sérieux avec elle ! (A Bqffi,.) C'est épouvantable, monsieur! Il suffit d'un rien, oui d'un rien qu'on dit en passant pour rire et qui finit par se fixer pour toujours et par vous marquer au front. Voilà, je suis un bouffon et je ne peux pas devenir autre chose!

L'INCONNUE. — Peux-tu nier que tu faisais exacte­ment le pitre quand je t'ai connu au milieu de tous les autres?

SALTER. — Mais c'est parce que j'avais en moi le tourment d'une vie impossible!

L'INCONNUE. — Maintenant vous avez vu? Il met ses amis à la porte, il est indigné ! Et c'est lui qui me reproche maintenant de compromettre sa réputation! Il est devenu sa propre femme! (Avec acharnement.) Et je devrais te rendre la vie possible? Moi? N'est-ce pas? Avec ta fille qui... Ah, Dieu!

Elle cache son visage dans ses mains par dé­goût, exaspération, désespoir.

- M O P , courant vers elle.—Tais-toi, Elma! Je t'en supplie!

L'INCONNUE. --Laisse-moi! Je veux tout dire!

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M O P . — Q u o i ? L'INCONNUE. — Ce que vous avez fait de moi! M O P . — M o i ? L'INCONNUE. —Toi , tout le monde! Je n'en peux

plus! C'est une vie de folle! j 'en ai par-dessus la tête! On me détruit ma vie, on me fait boire, on rit, c'est l'enfer déchaîné! miroir, verres, bouteilles! c'est un vertige, un tourbillon! on crie, on danse, c'est un amas de nullités qui se nouent les unes aux autres! Tous les vices se rassemblent et iï n'y a plus de loi naturelle! Plus rien! rien que l'obscénité enragée parce qu'elle ne peut pas trouver sa satisfaction! (Elle saisit Bqffi par un bras et lui montre Mop.) Regarde ! re­garde si le visage de cette fille est un visage humain! Et lui, là! (Elle montre Salter.) Cette face de mort et tous les vices comme des vers grouillant dans ses yeux! Et moi, regardez comme je suis vêtue! (Et vous qui voulez paraître un diable!...) Ah! cette maison!... Mais c'est ici comme partout... partout dans cette ville! c'est la folie! la folie...! Elle arrive, je ne savais rien, c'était le soir, j'étais au« Lari Fari». Quelle scène elle a dû avoir avec son père ! Je la trouve avec une écorchure qui allait depuis le front jusqu'au menton! (Elle montre à Bqffi le visage de Mop.) Regardez bien, elle en porte encore la marque.

SALTER. —• Ce n'est pas moi! M O P . — C'est moi qui me suis égratignée! Elle ne

veut pas le croire. L'INCONNUE. •—Je n'y étais pas, je n'en sais rien.

Je rentre saoule naturellement, je renverse les bou­teilles, je les bois, je fais « l'écume de Champagne », « l'écume de Champagne », vous savez, c'est ma danse la plus fameuse, et par force, je me saoule chaque soir. Ce soir-là, je n'ai même pas su qui s'était emparé de moi et m'avait portée au lit.

M O P . — Elma! je t'en conjure, tais-toi! L'INCONNUE. — Mais non, laisse-moi continuer.

Lui était sorti... M O P . — Que vas-tu dire ? Tu es folle ! L'INCONNUE, se libérant de Mop qui l'a saisie à plein

corps et la jetant sur un fauteuil où Mop cache son visage dans ses bras. — Eh oui! je sais! seules les folles ont le

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C O M M E T U : ME V E U X

privilège de pouvoir hurler, de dire certaines choses haut et clair. (A Bqffi lui montrant Salter qui sourit.) R e ­gardez! il rit comme il riait le matin d'après quand il a voulu savoir.

S A L T E R . — M a i s c'est qu'il est étrange que tu... L'INCONNUE. — Que je donne importance à ce

qui pour vous n'est rien? Ici rien n'est rien! (Elle montre à Salter sa fille dont le visage est toujours caché dans les bras.) En attendant, mais regarde-la donc!

SALTER. — C'est la honte d'avoir trahi celle qui l'envoyait ici.

M O P . —Non! c'est trop injuste!... L'INCONNUE, à Bqffi. — Ils proclament qu'ils ont

le droit de tout faire, comprenez-vous ? On les accuse, ils crient que c'est injuste. Il faut que je me sauve d'ici, que je me sauve loin de tous ces gens et de moi-même! Loin! loin! loin!... Je ne peux pas continuer ainsi! Je ne peux plus être cette femme!

BOFFI. — Il ne dépend que de vous, madame, de reprendre votre vie.

L'INCONNUE. — M a vie? Quelle... S A L T E R . — M a i s , de redevenir madame Lucia,

avec ton mari, tu l'as déjà oublié? L'INCONNUE. —Je ne l'ai pas oublié. (A Boffi.) Cet

homme après dix ans cherche encore sa femme? SALTER. — Sa Gia? BOFFI. — Oui, madame. (A Salter.) Sa Cia. (A fin-

connue.) Malgré la guerre, malgré tout ce qu'ont pu lui dire les gens qui avaient intérêt à la considérer comme morte après dix ans.

SALTER. — Qui ? qui donc avait intérêt? T u devrais le savoir, allons dis-le, dis-le?

L'INCONNUE. —Je ne sais rien. Je demande à mon­sieur comment cet homme peut croire sa femme vi­vante puisqu'elle n'est plus revenue?

BOFFI. — Mais, parce qu'il suppose qu'après tout ce qui est arrivé...

L'INCONNUE. — Celle qu'il cherche ne peut plus exister, n'est-ce pas?

BOFFI. — Non madame, il suppose qu'elle n'est plus revenue à cause de ce qui était arrivé, craignant

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de ne plus pouvoir être la même pour lui après ce qu'elle a subi.

L'INCONNUE. — Il croit donc vraiment qu'elle pour­rait être la même ?

BOFFI. — Pourquoi pas, madame? Si elle le vou­lait...

L'INCONNUE. — La même après dix ans, après tout ce qui doit lui être arrivé, la même ! C'est une folie! La preuve c'est qu'elle n'est pas revenue.

BOFFI. —Je dis, si vous voulez maintenant, ma­dame...

L'INCONNUE. — Si je veux? Ce que je veux, c'est me fuir moi-même, ne me plus rien rappeler, rien... me vider de toute ma vie... ne regarder que mon corps... être seulement ce corps... Vous dites que c'est celui de cette femme, qu'il lui ressemble? Moi, je ne me sens plus rien, je ne me veux plus rien, je ne connais plus rien et ne me connais plus. Mon cœur bat, je l'ignore; je respire, je l'ignore; je ne sais plus que je vis, je suis un corps, un corps sans nom dans l'attente de quelqu'un qui le prenne. Eh bien, oui, s'il veut me recréer, s'il veut rendre une âme à ce corps qui est celui de sa femme, qu'il le prenne, qu'il le prenne et qu'il y verse ses souvenirs, les siens. Une vie qui soit belle, une vie qui soit neuve ! Moi, je ne suis que désespoir!...

BOFFI. — Madame, je vais tout de suite l'appeler. SALTER. —N'appelez personne chez moi! L'INCONNUE, se dressant. — C'est moi qui irai l'ap­

peler ! SALTER, la retenant. —Non! attends, j ' y vais moi-

même et nous verrons. Il entre dans le bureau de travail.

BOFFI, courant. — Q u e veut-il faire? L'INCONNUE. — I l appelle! Qui appelle-t-il?

Du bureau de travail parvient le bruit d'un coup de revolver.

M O P , qui s'était retournée tandis que l'inconnue parlait pour regarder ce que fait son père, pousse un cri d'horreur. —• Ah, mon Dieu! mon Dieu!

BOFFI, courant. — Il est tombé!

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C O M M E T U ME V E U X

L'INCONNUE. — Il s'est tué?

Elle court dans le bureau de travail. On en­tend au fond les voix anxieuses des trois person­nages autour du corps de Salter qui s'est blessé à la poitrine. D'abord ils l'observent, puis ils le soulèvent pour le coucher sur un divan.

M O P . — A u cœur! au cœur!..; BOFFI. — Mais non, il n'est pas mort, le cœur n'a

rien ! M O P . — Oh ! regardez ! le sang qui lui sort de la

bouche! BOFFI. — C'est le poumon qui est touché. L'INCONNUE. — Soulevez-le... soulevez-lui un peu

la tête! MOP.—Doucement. . . doucement... Papa! papa! BOFFI. — Il faut le soulever, le porter sur le divan...

Aidez-moi... aidez-moi... M O P . — Doucement... doucement... tenez... BOFFI. — Prenez par là... comme ça... M O P . — C'est Mop... c'est ta petite Mop... Papa...

Ici... là... doucement... pour la tête, un coussin... un coussin...

L'INCONNUE. — Il faut appeler tout de suite un médecin...

BOFFI. —Je vais y aller. M O P . — Parle! Que veux-tu dire? Papa... (A Vin-

connue.) Il te regarde. L'INCONNUE. — Ce n'est pas grave... ce n'est pas

grave, mais il faut appeler tout de suite un médecin. M O P . — Oui, le médecin... il y en a un dans la

maison. Mais, écoutez... on sonne, on frappe à la porte. Laissez, je vais ouvrir.

L ' I N C O N N U E , revenant dans le salon derrière Boffi. — Il y a un médecin à l'étage au-dessous.

Boffi a ouvert la porte, entre un portier gigan­tesque, galonné, un type caractéristique d'Alle­mand, furieux et grognon.

L E PORTIER.—Qu'est-ce que c'est? Qu'est-ce qu'il y a? Allez-vous finir! des coups de feu mainte­nant!

a 6

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BOFFI. — Oui, c'est monsieur Salter qui s'est blessé. L E PORTIER. — I l s'est blessé? Gomment? Il s'est

blessé lui-même? BOFFI. — Oui, à la poitrine, lui-même, et grave­

ment ! L E PORTIER. — Il s'est tiré deux coups de revolver? M O P . — Voulez-vous aller appeler tout de suite le

docteur Schutz? L E PORTIER. — Le docteur Schutz doit dormir à

l'heure qu'il est. BOFFI. —Vous l'éveillerez. M O P . — Oui, je vous en prie! allez-y tout de suite! L E PORTIER. —Je n'éveillerai personne! Vous met­

tez la maison sens dessus dessous! Il faut que ces façons finissent.

BOFFI. — Eh bien, c'est moi qui irai l'appeler. L E PORTIER. — Vous ne sortirez pas d'ici puisqu'il

y a un blessé! M O P . — Mais il faut le secourir tout de suite, au

nom du Seigneur! L E PORTIER. —J'ai entendu deux coups. BOFFI. — Mais vous êtes fou ! L E PORTIER. — C'est vous qui êtes fous, tous tant

que vous êtes! Il y a les règlements des maisons qu'il faut observer! Je ne connais que le règlement et je ferai ma déclaration. Où est le blessé? Par là? Est-ce que c'est grave?

BOFFI. —Mais oui c'est grave! Il faut le secourir tout de suite!

L E PORTIER. — Mais, si c'est tellement grave... M O P . — Il vaudrait mieux le transporter dans une

clinique, nous n'avons personne ici... L E PORTIER. — C'est cela, dans une clinique. Je

peux appeler l'ambulance, M O P . —• Oui, c'est cela, appelez... appelez une

ambulance...

Mop retourne auprès de son père et le por­tier sort en grognant.

BOFFI. — Vous n'avez pas un domestique ici? L'INCONNUE. — C'est la coutume. Pendant la nuit

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C O M M E T U ME V E U X

il n'y a plus personne. Ce sont les portiers qui sont les maîtres des maisons dans ce pays. '

BOFFI. —Vous allez venir avec moi, madame? M O P , l'appelant. — Elma! Elma, viens ici! L'INCONNUE. •— Non... où voulez-vous que j'aille

maintenant ? • BOFFI. — Mais voyons! madame Lucia...

M O P , paraissant. — Elma ! L'INCONNUE. —Elle m'appelle Elma, vous enten­

dez?... BOFFI. — Alors, je vais appeler votre mari. M O P . —- Tu ne veux pas t'en aller? BOFFI. —Après qu'il a voulu vous tuer! M O P . — Mais c'est parce qu'elle voulait s'en aller! BOFFI. —Je vais revenir ici avec votre mari, ma­

dame Lucia, et je suis sûr que dès que vous le verrez... M O P , prenant l'inconnue par un bras. — V i e n s ! Viens !

Elma... Il t'appelle... il t'appelle... il te veut... Boffi hausse les épaules et sort précipitam­

ment. L'INCONNUE. — Va.. . va... je te suis... M O P . — T u vas t'en aller! L'INCONNUE. —Non... je te suis;... je te suis... ne le

laisse pas seul... (Mop sort. Demeurée seule l'inconnue passe longuement ses deux mains sur son visage, puis sur ses tempes, une de chaque côté comme pour soutenir le poids de sa tête levée avec désespoir et elle ferme les yeux pour dire). U n corps sans nom!.., sans nom!...

Rideau.

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ACTE DEUXIÈME

Une salle au rez-de-chaussée, claire et lumineuse, dans la villa Pieri.

Le mur du fond s'ouvre sur une loggia à balustrade de marbre d'où s'élèvent quatre grêles colonnes qui soutiennent un vitrage. De la loggia, on aperçoit un délicieux paysage calme, vert, ensoleillé, de teinte claire. A la fin de l'acte, le paysage se voilera d'ombres violettes.

A droite, un escalier plutôt large conduit aux étages supérieurs; on en aperçoit les premiers degrés. Au mur de gauche, une grande porte vitrée qui conduit au jardin devant la villa.

Mobilier clair et riche. Au mur du fond, à droite, un grand portrait ovale, à l'huile, de Lucia Pieri telle qu'elle était l'année où elle s'est mariée, en 1913, dans une attitude gracieuse, vêtue d'un habit plein de fraîcheur, à la mode de cette époque.

Quatre mois ont passé depuis le premier acte; c'est un après-midi d'avril.

Au lever du rideau, on voit la tante Lena parlant à quelqu'un qui est dans le jardin. Tante Lena a soixante ans, elle est grasse mais solide, avec une grosse tête d'homme entourée de boucles grises, étrange. Ses sourcils sont très noirs et très épais; elle porte des lunettes rondes d'écaillé.

Elle est vêtue de noir, d'un tailleur assez masculin avec un col empesé. Elle est franche et expéditive.

L E N A . — Mais si, mais si, remonte ! j e te dis qu'il y en a assez. Enfin, mais, regarde-moi ce que tu as cueilli! tu ne peux pas les porter; mais ne continue pas, il ne va plus rester de fleurs au ja rd in .

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Par la porte vitrée, entre l'oncle Salesio Nobili avec un grand bouquet de fleurs dans les bras. C'est un petit vieux, maigre, qui serait encore assez agile s'il n'avait la nuque et les reins presque paralysés: Il est teint, cheveux, moustache et barbe. Ses moustaches sont comme deux traits de noir de fumée sous son grand nez aquilin. L'élégance est le principal souci, et peut-être même le martyre de l'oncle Salesio. Son col a au moins quatre doigts de hauteur; il revêt une jaquette de coupe parfaite.

SALESIO. —Je vais t'expliquer... LENA. — N'explique rien. Pose ça là.

Elle montre la table au milieu de la scène.

SALESIO, posant les fleurs. — Mais non, ma chère cousine, je vais t'expliquer si tu permets.

L E N A . — E h bien, explique; moi, je vais mettre les fleurs dans les vases dispersés dans le hall.

SALESIO. —Je n'ai pas cueilli ces fleurs pour ceux qui vont venir.

LENA. —Je ne veux pas savoir pour qui tu les as cueillies; tu en as cueilli trop, c'est tout ce que je voulais te dire.

SALESIO. —Je vais t'expliquer; pour moi... LENA.—Expl ique , explique! tu as passé toute ta

vie à expliquer. SALESIO. — Naturellement, avec l'incompréhension

qu'on rencontre... L E N A . —Aujourd'hui, je me sens très bien; expli­

que-moi pourquoi, et pourquoi, toi, tu ne te sens pas bien.

SALESIO. — Mais, je me sens très bien! LENA. — Pas du tout, mon cher! SALESIO. —Très bien! LENA. —Très mal! SALESIO. — Explique-moi alors pourquoi je devrais

me sentir très mal? LENA. — Si tu veux que je te l'explique, c'est que

tu n'as vraiment pas conscience de ce que tu as fait! SALESIO. —Qu'est-ce que j ' a i fait?

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LÉNA. — O h ! ça suffit, ne m'ennuie pas davan­tage ! Si Dieu veut, tout est fini désormais; aujourd'hui, on va signer ce fameux notariat.

SALESIO, riant. —Quel notariat? quel notariat? tu veux dire l'acte de notoriété ?

LÉNA. — Est-ce que je sais ! notariat, notoire, qu'on en finisse ! Si ça ne dépendait que de moi, pour te punir, je te ferais une rente ; mais je te mettrais à la porte de cette maison maintenant que Cia est là.

SALESIO. —Très bien! ce serait ma récompense de m'être dépouillé de tout pour ma nièce.

LÉNA. — Quand tu as donné à Cia, en dot, la villa et les terres tu ne t'es pas le moins du monde dépouillé de tout; tu étais riche alors et tu pouvais le faire sans te gêner.

SALESIO. —Et aujourd'hui que je n'ai plus rien, tu me souhaites la punition que je mérite!

LÉNA. —Ne fais pas semblant de ne pas com­prendre; je souhaite que tu sois puni de n'avoir pas eu la même confiance que Bruno; Bruno n'a jamais voulu croire que notre Lucia fût morte.

SALESIO. — Tu la croyais bien morte aussi, toi, tu me l'as dit plus d'une fois.

LÉNA. —Je l'ai peut-être dit, mais je n'aurais jamais consenti à faire dresser un acte déclarant qu'elle était morte.

SALESIO. — Parce que ce n'était pas à toi de le faire.

LÉNA. —Je te dis que je n'aurais jamais consenti! et nous ne nous trouverions pas à présent dans cet embarras qui nous bouleverse tous et qui nous oblige à le faire annuler, cet acte. Et quand je pense que tout ça a été fait parce qu'on voulait enlever à Bruno les terres et la villa!

SALESIO. — L u i enlever! mais elles n'étaient pas à lui!

LÉNA. — Elles étaient mieux qu'à lui; elles étaient deux fois à lui. C'est lui qui avait reconstruit la villa, c'est lui qui avait remis les terres en valeur, mais vous lui avez refusé son droit!

SALESIO. — Ce n'était pas son droit. LÉNA. — Oh! je sais bien, c'est Inès qui a imaginé

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G O M M E T U ME V E U X

ça; elle a dit que c'était l'État qui aurait dû faire les réparations. Plutôt que de me prêter à ces manœuvres d'Inès, moi...

SALESIO. — Mais tu oublies que Bruno privé de Lucia était pour nous un simple étranger, tandis qu'Inès était tout de même mon autre nièce pour qui je n'avais rien pu faire quand elle s'était mariée; j'étais déjà trop pauvre pour ça.

LENA. —Alors, tu avoues que tu as fait tout ça pour Inès?

SALESIO. —Je l'ai fait aussi pour moi. LENA. — Et tu n'as pas été dégoûté de voir son

acharnement à faire déclarer sa sœur morte! SALESIO. — Elle était acharnée parce qu'elle n'était

pas d'accord avec Bruno. Mais tu es extraordinaire! Bruno m'a très bien compris, il m'a pardonné, et toi non!

LENA. —Moi non, parfaitement; moi, je ne me laisse pas tirer de tous les côtés, je pense avec ma tête. Bruno, oui, était un étranger, je peux bien comprendre ça et je peux comprendre que, réduit à la pauvreté, tu voulais reprendre ce que tu avais donné un jour à ta nièce; je peux très bien comprendre ça; jusque-là, je comprends, ce n'était pas beau, mais c'était humain; l'homme n'est pas beau, et c'est pour ça que je n'ai jamais voulu me marier.

SALESIO. — Permets-moi de te dire qu'on n'a pas vu d'homme vouloir davantage de toi.

L E N A . — D ' a c c o r d ; les hommes n'ont pas plus voulu de moi que moi d'eux.

SALESIO. — C'est que tu es une bonne fille, Lena, mais tu es laide; tu es laide, laide! et même de carac­tère, tu es laide ! tu ne tiens pas compte que ma pau­vreté vient de ce que j 'a i trop donné!

LENA. — Mais si, mon bon Salesio, et je comprends très bien que tu aies voulu reprendre ce que tu avais donné, puisque l'occasion s'en présentait. Mais moi, à ta place, j'aurais crié en face à ta belle nièce, Inès, qui a aujourd'hui le courage de se représenter devant sa sœur, oui, pour la punir, je lui aurais crié au visage : « Les terres et la villa, non! plutôt que de te les don­nera je les laisserais à n'importe qui! Toi, tu peux tç

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lécher les doigts si ça te fait plaisir! (Voyant l'inconnue qui descend Vescalier.) A h ! voilà notre Lucia ! (Elle s'exclame d'étonnement parce que l'inconnue, avec une appli­cation évidente, même pour des gens qui habitent avec elle comme la tante et l'oncle, s'est habillée et coiffée comme dans le grand portrait ovale pendu au mur.) O h ! mais, regarde donc, tu as copié ton portrait!

SALESIO. — A h ! c'est le portrait craché! L'INCONNUE. —Je vais faire la comparaison; je

dois réciter un rôle. L E N A . — U n rôle? L'INCONNUE. —Eh bien! ne doivent-ils pas venir?

Voilà dix ans que je suis morte; on ne sait jamais, il est mieux de revenir au point de départ... la seule chose qui me déplaise... Enfin! qui doit venir, à part ma sœur Inès ?

LENA. — Son mari. L'INCONNUE. —Livio? Silvio? LENA. — Silvio, Silvio. L'INCONNUE. —Je ne sais pas pourquoi, je ne peux

pas me retirer Livio de la tête. SALESIO. — C'est un avocat, prends garde ! LENA. — A quoi doit-elle prendre garde? SALESIO. — C'est lui qui a mené toute l'affaire... LENA. — Mais laisse donc, il n'y pense plus déjà...

C'est un homme bien élevé... SALESIO. — Oh ! il est fin ! L'INCONNUE. —Je serai très heureuse de le con­

naître! LENA. —Mais tu le connais... il n'était pas encore

ton beau-frère, mais c'était un ami de Bruno... L ' I N C O N N U E . — E h ! Bruno avait tant d'amis! je

ne suis pas obligée, j'espère, de les avoir tous connus; s'il me les amène ici maintenant que nous avons décidé d'ouvrir les portes... Qui doit encore venir?

LENA. — Mais, ta belle-sœur Barbe, je suppose, si Bruno n'a pas oublié de l'envoyer chercher.

SALESIO. — Celle-là ce n'est rien... LENA. — Rien ? c'est elle qui a toujours été la plus

acharnée contre toi... mais en dessous. L'INCONNUE. — Et Boffi ? est-ce que Boffi va venir

aussi ?

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C O M M E TU ME V E U X

SALESIO. —Je ne sais pas s'il est en ville. L'INCONNUE. — Il y est, il y est; j 'a i prié Bruno de

le faire venir aussi. Boffi, je le veux, c'est moi qui le veux. (Elle regarde le portrait, puis se regarde elle-même.) C'est parfait, n'est-ce pas?

SALESIO. — Tu semblés descendue de la toile. LENA. — Tu sais, moi, je n'ai jamais trouvé que ce

portrait qu'on t'avait fait l'année de ton mariage te ressemblait beaucoup.

L ' INCONNUE.—Non? Eh bien Bruno me disait qu'il avait été fait sur un agrandissement photogra­phique...

SALESIO. — Parfaitement. L'INCONNUE. — Et sur toutes les indications qu'il

avait données au peintre. SALESIO. — Mais on peut se rendre compte, à pré­

sent, qu'il te ressemblait; c'est ce que j'avais toujours soutenu d'ailleurs! c'est tout toi!

L E N A . — Moi, c'étaient les yeux que je ne trouvais pas ressemblants; tu permets? (Elle prend entre ses mains le visage de l'inconnue et regarde de près ses yeux.) Tiens, regarde, voilà ses véritables yeux, voilà comme je les ai toujours vus, moi, ce sont ses yeux et non pas ceux-là!

L'INCONNUE. — Tu as toujours vu ces yeux à Lucia? LENA. — Mais oui, des yeux... SALESIO. — Mais ce ne sont pas les mêmes? LENA. —Les mêmes, pas du tout; ceux-ci n'ont

pas changé mais ceux du tableau, ils sont un peu verts...

SALESIO.—Verts? Ils sont bleus. , L'INCONNUE, à Lénà. — Pour toi, ils sont verts.

(A Salesio.) Pour toi, ils sont bleus. (Amenant Salesio devant le portrait.) Et pour Bruno, regarde, ils étaient gris encadrés de cils noirs. Le peintre a dû s'y mettre aussi... alors, les yeux de Lucia, ses yeux véritables, comment les connaître, même sur le témoignage d'un portrait !

SALESIO. —Moi , je ne peux pas me tromper; j 'a i été l'ami le plus intime de ton père, tu as les mêmes yeux que lui.

L E N A . — Les yeux de son père! Inès a les yeux de

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son père mais non pas Lucia; toi, tu as les yeux de ta mère; nous avons grandi ensemble ta mère et moi, nous portions le même nom, alors je suis payée pour le savoir! (Salesio rit.) Ris, ris tant que tu voudras.

L'INCONNUE. — Pourquoi rit-il? LENA. — Mais parce que les jeunes gens, quand

nous étions jeunes filles, et qu'ils voyaient les deux cousines ensemble...

SALESIO. — Nous les appelions la belle Hélène et la laide Hélène.

L'INCONNUE. — Non, Lena, tu n'es pas laide! LENA. — Ma chérie, tu protestais déjà ainsi quand

tu étais petite! « Pas laide Lena!» parce que toute laide qu'elle était, quand la belle Hélène mourut, elle t'a servi de maman...

L'INCONNUE, se troublant. —Je t'en prie, Lena, lais­sons cela.

LENA. — Oui, laissons cela. Mais c'est pourtant un passé dont tu n'as pas à souffrir.

SALESIO. — Il faut croire que non, puisqu'elle te dit de ne pas continuer.

LENA. — Je dis qu'elle ne peut pas en souffrir parce qu'elle était si petite qu'elle ne peut pas se rap­peler. T u es tout le portrait de ta mère, elle était exactement telle que tu es, à sa mort.

SALESIO. — Moi, je la vois totalement différente! LENA. — Ouf! L'INCONNUE. — C'est exactement là, mon oncle,

la comédie que je vais jouer; je vais jouer la comédie de la Lucia que tu vois, de celle que voit Lena et de celle qui a disparu pendant dix ans et qui a été foulée aux pieds par toute l'armée ennemie. T u vas voir, tu vas voir! (Elle s'assied et invite à s'asseoir Lena et Salesio.) Mais tout d'abord, il faut que vous m'expliquiez bien tous les deux la véritable situation de Bruno au sujet des terres et de la villa.

SALESIO, étonné. — T u ne connais pas la situation? L'INCONNUE. —Je l'ignore. SALESIO. — Bruno a dû t'en parler... L ' I N C O N N U E . — I l m'a parlé de droits qu'on lui

déniait... je n'ai pas compris... et d'ailleurs il était

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C O M M E T U ME V E U X

tellement embarrassé, peut-être parce qu'en l'écou­tant, je n'ai pas...

LENA. — Tu as été dégoûtée, n'est-ce pas ? L'INCONNUE. — Non, Lena, ce n'est pas ce que tu

crois; j 'a i été blessée par autre chose, il est parti en haussant les épaules... Oh! après tout, laissons courir... tu peux tout ignorer... il vaut mieux même qu'ils sachent que je ne t'ai informée de rien. Eh bien, moi, à présent, je veux être informée de tout.

SALESIO. — Mais la situation est maintenant tout à fait claire!

LENA. — Ton retour a tout arrangé... SALESIO. — Il n'y a plus de compétition ! L E N A . — Nous en parlions quand tu es entrée... L'INCONNUE. —Mais pourtant l'acte de décès, la

déclaration n'a pas été encore annulée? LENA. —Mais à quoi vas-tu penser! elle va être

annulée par l'acte que nous allons faire maintenant. SALESIO. — Elle aurait été annulée tout de suite si

tu l'avais voulu. L'INCONNUE. —Tout de suite! ne m'obligez pas à

parler... je n'ai rien voulu, moi... tout de suite... rien de tout cela!

LENA. —Mais oui, nous le savons fort bien; cette amertume aurait dû au moins t'être épargnée.

L'INCONNUE. — Si ce n'était que de l'amertume... L E N A . — Mais tu sais, quand les intérêts sont en

jeu... L'INCONNUE. — On ne m'avait rien dit de cela! LENA. — Mais ce sont des intérêts qui te touchent

de près... L'INCONNUE. —Aucun intérêt ne me touche! SALESIO. —Comment cela? L ' INCONNUE.—Non. . . mais non! s'il s'agit d'af­

faires d'intérêts, je vous avertis tout de suite que je n'y consentirai pas! Ce serait indigne, indigne!

LENA. — Que veux-tu dire ? L'INCONNUE. —Je veux dire que cet acte de décès

était juste! il était juste qu'on le fît! SALESIO. — Gomment juste ? L'INCONNUE.—Parfaitement, juste! je l'ai dit à

Boffi, et je l'ai dit à Bruno! Vous m'avez attendue

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dix ans, vous m'avez vue revenir? Pas du tout! et pourquoi n'étais-j'e pas revenue ? la raison est simple à imaginer, j'étais morte, morte, morte pour la vie qui avait été ici la mienne! morte pour tout souvenir de cette vie que Lucia ne voulut plus avoir! G'est clair qu'elle ne voulut plus l'avoir en admettant qu'elle fût encore en vie!

LENA. •— Oui, tu as raison, tu as raison, ma fille! je l'ai très bien compris!

SALESIO. — Mais moi aussi, moi aussi ! mais main­tenant que tu es revenue...

L'INCONNUE. —Je suis revenue ignorant tout de ces débats d'intérêt, ignorant que je serais obligée de jouer ce rôle qui me répugne ! je suis venue pour lui ! je ne l'ai fait que pour lui! et j 'ai bien posé mes condi­tions, en venant ici, personne, personne ne devait prétendre être reconnu par moi; aucun souvenir ne devait être réveillé, ni d'un temps ni d'un autre! Au début, je n'ai même pas voulu vous voir tous les deux qui, pourtant, habitiez ici avec lui.

SALESIO. — Aussi, nous sommes-nous éloignés pen­dant plus d'un mois...

L'INCONNUE. — Il aurait dû me le dire ! il aurait dû me le dire, je ne serais pas venue !

LENA. — G'est peut-être par délicatesse qu'il ne t'a rien dit, parce que c'est ta sœur.

SALESIO. — Après ta disparition... LENA. —Voilà qu'if cherche de nouveau à l'excu­

ser! SALESIO. —Je ne l'excuse pas, j'explique; Lucia le

disait elle-même, après dix ans... L'INCONNUE. — Après dix ans, ma sœur a demandé

qu'on dressât mon acte de décès pour obtenir les terres et la villa, n'est-ce pas ?

LENA. — Elle ne pouvait pas. Elles devaient reve­nir à Salesio qui te les avait données en dot.

SALESIO. — Comme tu n'avais pas d'enfants... L'INCONNUE, avec joie à Salesio. — Les terres t'ap­

partiennent donc? Elles ne sont plus à Bruno? LENA. — Mais si, elles sont à Bruno, elles sont à

Bruno! L'INCONNUE. —Mais puisqu'il y a l'acte de décès!

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GOMME T U ME V E U X 6Ï

J'aurais été si contente, ça m'aurait délivrée de l'obli­gation... c'aurait été le salut pour lui aussi!... (Elle s'assied.) Mais expliquez-moi bien! comment se fait-il que les terres soient encore à Bruno?

LENA. — C'est que Bruno s'est opposé, et il a eu raison.

SALESIO. —Non, il n'a pas eu raison! LENA. — Il avait parfaitement raison! SALESIO. —Non! L'INCONNUE. — Ne comprends-tu pas, Lena, que

je serais heureuse que les terres appartinssent aujour­d'hui à l'oncle Salesio, et qu'il pût encore en disposer pour les donner à ma sœur ?

LENA. — Mais non. SALESIO. —I l n'en est pas question! L'INCONNUE. — Si! il faut les lui donner! SALESIO. —Mais non! D'ailleurs je suis hors de

cause moi! Ton retour a tout arrangé. Nous discu­tions académiquement, Lena et moi, avant que tu descendisses, pour savoir si le motif du désaccord était juste ou ne l'était pas! Tu peux imaginer dans quel état se trouvait, après la guerre, la villa et les terres : des ruines, une dévastation complète.

L E N A . — T a n t que durèrent ces ruines et cette dévastation, comprends-tu, personne ne songea à te faire déclarer morte! Mais l'appétit leur vint après que Bruno...

SALESIO. — Oh, tu parles tout le temps. LENA. — Tu ne vas pas dire que je mens? L'INCONNUE. — Laisse, Lena, laisse-le parler, lui,

je veux connaître son opinion. SALESIO. — T u as toujours été plus raisonnable

que les autres, Lucia, et maintenant, tu veux voir clair. L'INCONNUE. — Oui, oui, je veux voir clair, voir

clair! SALESIO. — Eh bien, écoute. (A Lena.) Tu permets ?

(A l'inconnue.) Le centre, le noyau de la question, le voici : A qui appartenait-il de réparer les dommages de guerre?

L E N A . — A l'État! c'est ça qu'il veut que tu lui répondes: tu le rendras content. Lorsque ton mari eut reconstruit la villa dans l'espoir de ton retour l'autre

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partie refusa de reconnaître ses droits; on lui dit î « Les réparations que vous avez faites ne peuvent valoir comme un droit; l 'État les aurait faites en son temps. »

SALESIO. — Les choses en étaient là... L E N A . — Quand la nouvelle de ton retour a éclaté

comme une bombe. SALESIO. — T o u t désaccord s'en est trouvé aplani!

tout a été remis en place ! L E N A . — T u peux imaginer leur fureur! ils étaient

tellement sûrs de gagner le procès!

Une pause; l'inconnue reste dans une sombre méditation.

L'INCONNUE. — Si donc ce retour, comme tu dis, ne s'était pas produit, Bruno aurait donc tout perdu ?

SALESIO. —Certainement! tout! LENA. — La déclaration de ta mort ayant été obte­

nue après les années prescrites... L ' INCONNUE.—Est-ce que Boffi savait tout cela

lorsqu'il est venu à Berlin? LENA. — Naturellement, il le savait ! comment ne

l'aurait-il pas su? c'a été un véritable scandale! SALESIO. — On ne parlait que de ça dans le pays... , LENA. — D'un côté, il y avait des raisons de senti­

ment, et de l'autre, s'y opposant, des raisons d'intérêt qui étaient graves parce que les terres sont grandes, tu sais, et ton mari en a tiré un admirable parti. Vous êtes très riches. Ses ennemis avaient beau jeu parce que les raisons de sentiment qu'invoquait ton mari provoquaient facilement la malignité, on disait que Bruno les mettait en avant pour défendre uniquement ses intérêts.

L'INCONNUE. — A h ! on a donc pensé que les rai­sons de sentiment qu'il invoquait pouvaient bien cacher le désir de protéger ses intérêts?

LENA. — C'était une pure malignité ! SALESIO. — Mais les esprits s'étaient tellement

échauffés... Une nouvelle pause.

L'INCONNUE. —-Je comprends, je comprends...

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C O M M E T U ME V E U X 63

L E N A . —Mais maintenant, tout est fini! n'en par­lons plus! Je comprends que tu sois troublée aujour­d'hui à l'idée de revoir...

L'INCONNUE. — Mais non, que veux-tu que cela me fasse! C'est autre chose qui me trouble...A Berlin déjà...

LENA. -— Quoi donc? L'INCONNUE. — Rien, rien ! L E N A . — Il ne s'agit que d'une formalité. On a ins­

crit sur un papier que tu étais morte; on va inscrire sur un autre que tu es vivante.

L'INCONNUE. — Boffi m'a dit à Berlin qu'il a fait venir Bruno dès qu'il a cru m'avoir reconnue...

LENA. —C'est exact, il est parti comme un fou! L'INCONNUE. — L'acte de décès existait déjà, n'est-

ce pas ? Il était vaincu, en somme ? LENA. —Que vas-tu penser? L'INCONNUE. —J'ai raison, crois-moi, Lena, j 'a i

raison de penser ce que je pense ! LENA. — Mais pas du tout ! Il n'a jamais voulu

croire, jamais, que tu étais morte! il était le seul à ne pas le croire!

SALESIO. —Rien de plus exact! LENA. — Il a couru à Berlin te reprendre; il s'ima­

ginait tout ce que tu nous as dit depuis pour s'expli­quer les raisons qui t'avaient empêchée de revenir. «L ' INCONNUE.—Sais- tu où il m'a trouvée? Je

devais accompagner dans une clinique, la nuit, avec sa fille, un homme qui avait essayé de se tuer.

LENA. — Pour toi? L' INCONNUE.— Oui. LENA. — Un fou ! Oh, mon Dieu ! L'INCONNUE. — Il ne voulait pas me quitter... il

m'écrit encore... Sur la porte, comme je suivais les ambulanciers avec leur civière, je le vois se dresser devant moi.

SALESIO.—Bruno? L'INCONNUE. — Bruno, Bruno, oui. Boffi était allé

le chercher à l'hôtel et il voulait me retenir. Je lui criais au visage qu'il était fou, qu'il me laissât aller, que j e n'avais pas de mari, que je n'en avais jamais eu,

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que je ne connaissais pas l'homme qu'il m'avait amené...

SALESIO. — Et que disait Bruno? L'INCONNUE. —J'ai suivi le blessé sans lui donner

le temps de répondre. Deux heures après, je suis reve­nue; ils étaient là tous les deux à m'attendre. Boffi lui avait certainement dit que je... (A Lena.) Tu com­prends, j'étais aux prises avec cet autre fou qui avait un revolver dans sa poche et qui m'avait déjà mena­cée. Pour me délivrer de lui, pour trouver une issue, j'avais fini par admettre, je ne sais plus moi, que je connaissais Bruno, que je me souvenais de Philippe, le jardinier, que je m'étais trouvée seule dans la ville; mais quand je les ai retrouvés devant cette porte, cer­taine qu'ils avaient parlé tous deux de ce que j'avais reconnu, je niais tout ! je niais tout ! J'expliquais pour­quoi, quelques instants avant, réduite au point où je l'étais, j'avais dû parler comme je l'avais fait, mais qu'il n'y avait rien de vrai, que je ne le connaissais pas, que je ne connaissais ni l'un ni l'autre et qu'ils n'avaient qu'à s'en aller, à mettre fin à cette stupide comédie. Mais Boffi s'obstinait, il prétendait toujours qu'il me reconnaissait.

SALESIO. — Mais Bruno aussi t'a reconnue tout de suite!

L'INCONNUE.—Bruno, non! lui, non! SALESIO. —Non? L'INCONNUE. — Non, et je m'en aperçus bien quand

il me vit la première fois sur le seuil ; il ne retrouva pas cette ressemblance que Boffi lui avait garantie; il éprouva même une désillusion, je m'en suis bien aper­çue. (A Lena.) Tu sais comment sont les choses : à première vue, tu crois discerner une ressemblance, tu en fais part à quelqu'un d'autre qui regarde à son tour et qui n'est pas du même avis que toi; nous n'avons pas tous les mêmes yeux. (A part.) Voilà, et alors pourquoi, je me demande pourquoi si, tout de suite, il ne m'a pas reconnue... (Aux autres.) Oui, il devait y avoir une ressemblance, elle était indéniable, et je voulus bien l'admettre. Je voulus bien admettre aussi que j'étais née en Vénétie, mais ce n'est pas dans ce pays-ci, j'indiquais où j'étais née. Je m'évertuais

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tant qu'à la fin j'e réussis à les persuader tous deux qu'il s'agissait simplement d'une ressemblance, une grande ressemblance peut-être, non seulement dans l'aspect, mais même dans la vie; mais rien de plus, et qu'en somme j'e n'étais pas celle qu'ils cherchaient. Que pouvais-j'e faire de plus? Mais alors, je ne sais ce qui se passa...

LENA. — T u te repentais? L'INCONNUE. — Non, j*e me trouvais dans un tel

état... (A part.) mais ce ne doit pas être pour lui, aujourd'hui il m'excuse; il ne doit pas en profiter s'il l'a fait pour des raisons d'intérêt...

LENA. — Mais non, pourquoi te tourmenter ainsi? que veux-tu dire?

L'INCONNUE. —J'étais lasse, Lena, j'étais tellement lasse, tellement désespérée, comme jamais... perdue, finie... avec le dégoût de la vie, je n'en pouvais plus... je ne savais où aller, quoi faire dans cette nuit terrible où la vie semblait suspendue au-dessus d'un abîme d'angoisse !

LENA. — Ma pauvre petite ! L'INCONNUE. — Il commença à me parler de sa

Lucia, il me dit comment elle était, ce qu'elle avait été pour lui l'année où il l'avait épousée, avec un chagrin si vrai qu'à l'écouter parler dans l'état où je me trouvais, privée de toute espérance, je me mis à pleurer, à pleurer, sans penser que mes larmes, des larmes que je versais sur moi, sur ma désolation pou­vaient être interprétées par lui comme la marque, au contraire, que je me repentais d'avoir nié... mon corps était là comme une preuve que j'étais bien sa Lucia... je le laissais embrasser, serrer ce corps contre sa poi­trine jusqu'à me couper le souffle, mais je ne le fis que par pitié, et je suis venue ici avec lui uniquement pour cela, en lui faisant bien comprendre et pro­mettre que ce n'était que pour cela que je viendrais ici, comme une morte, uniquement pour lui, unique­ment pour lui!

LENA. — Gui, oui, pour en finir avec la vie que tu menais; c'est ce que j ' a i lu dans tes yeux dès que je t'ai revue.

3

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L'INCONNUE. —M'as-tu donc reconnue tout de suite ?

LENA. —Non, ma fille, pas tout de suite! L'INCONNUE. — A h , toi non plus! SALESIO. — M o i non plus! mais cela s'explique!

après tant d'années... LENA. —Tant d'années! que dis-tu? Au contraire,

j'aurais dû éprouver une surprise en la voyant après des années; mais non, pour elle, il semble que les années n'ont pas passé, non... son air, sa façon de marcher, sa voix un peu, n'étaient pas les mêmes.

L'INCONNUE. — T u as noté une différence dans la voix?

LENA. — Il me semblait... L'INCONNUE. —Boffi aussi; il me l'a avoué plus

tard, c'est la seule différence qu'il a notée. (Une pause.) Il est étrange que Bruno... oh, il l'a certaine­ment remarqué, lui aussi, mais il ne me l'a pas dit. Je suis en train de rapprocher maintenant tant d'impres­sions que j 'ai eues...

LENA. —Je vais faire comme Salesio; tout cela s'explique, ma chérie : tu es restée si longtemps hors d'Italie, parlant une autre langue... Et puis, c'est ton âme qui a changé surtout... Quand tu m'as dit : « Lena... » d'une voix éteinte, j ' a i cru sentir, oui exactement, sentir la mort dans ta voix, la mort de tout ce qui avait été et que tu ne voulais plus retrou­ver en toi... j 'a i eu l'impression que si je te rappelais la moindre chose, même la chose qui, en toi, autrefois, était la plus vivante, tu resterais telle que tu es à pré­sent, refusant de te la rappeler, sans pouvoir peut-être plus te la rappeler...

L'INCONNUE. —Je suis en train de penser... SALESIO. — Tu ne devrais plus penser à rien, main­

tenant ! L'INCONNUE, à part. — Oui, c'est cela, il profita de

tout cela et me dit qu'il y avait une bonne raison pour que je ne la revoie pas.

LENA. — Il parlait d'Inès. L'INCONNUE. — Quel double jeu que le sien. Tout

d'abord, je refusai absolument de venir ici, je savais... L E N A . — C e qu'Inès t'avait fait?

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L'INCONNUE. — Mais non, j'ignorais tout de cela; ce fut le prétexte qu'il trouva, lui, pour me convaincre de venir; il me dit que je ne verrais pas Inès; il savait qu'aux yeux de tous, j'avais des raisons de ne pas la voir. Mais aujourd'hui, voilà qu'il se sert de ce qu'a fait Inès, cet acte de décès qu'elle a exigé, pour m'obli­ger à la voir.

LENA. — Tu dois bien penser que ce n'est pas lui qui a provoqué ce débat avec ta sœur.

SALESIO. — Tu es enfermée ici depuis quatre mois. L'INCONNUE. — C'est peut-être aussi un calcul de

sa part? L E N A . — U n calcul? L'INCONNUE. —J'en mettrais ma main au feu! SALESIO. — Que veux-tu dire? L'INCONNUE. — Ce que je veux dire? Parfait, par­

fait, je vois tout son jeu! jusqu'à sa façon d'avoir l'air d'être sur des épines!

SALESIO.—Mais non, mais non! tu es injuste, Lucia, je t'assure!

L E N A . —- Tu me semblés injuste, à moi aussi! L'INCONNUE. — C'est que vous ne pouvez pas sa­

voir! SALESIO. — Alors, je vais te dire une chose, c'est

que tu ne sais pas, toi non plus, et que tu ne veux pas savoir que tu as de bonnes raisons d'être sur des char­bons ardents... Il a trop respecté ton sentiment... Tu dois prendre en considération, tout de même, toute la curiosité que ton retour, après dix ans, a éveillée, et tout le ferment de curiosité avivée par quatre mois passés sans te montrer... tout ce qu'on pense... tout ce qu'on dit...

L'INCONNUE. — O h ! je l'imagine, allez! je l'ima­gine ! (A Lena.) La malignité ?

SALESIO. — Oui, on dit : évidemment ils n'ont pas été d'accord; mais ne plus vouloir rencontrer sa sœur, ni même les parents du mari... tout le monde dit...

L'INCONNUE. — Tout le monde est contre moi, n'est-ce pas? et qu'est-ce qu'on doit dire encore de la vie que j ' a i menée là-bas? On doit tout savoir! Boffi...

SALESIO. —Non, oh, lui non! st même Boffi, ee pauvre Boffi...

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LENA. — Il t'a toujours défendue, toujours, je peux te l'assurer!

L'INCONNUE. — Mais il doit bien avoir dit l'endroit où il m'a trouvée, ce que je faisais... Plus il aura fait d'efforts pour se taire, plus ses yeux, ses gestes, son tic, auront laissé entendre qui sait quoi..; ! On aura demandé des renseignements... enfin, on sait bien que j ' a i été danseuse, on le dit...

LENA. — C e sont des calomnies! L ' INCONNUE.—Des calomnies! mais non, Lena,

c'est vrai, c'est vrai, j'étais danseuse, et pis encore! Tout ce que j 'a i fait, tu ne peux même pas l'imaginer. Danseuse, c'est même un titre de gloire dans ma vie, parce que les danses, c'était moi qui les inventais, et j'inventais aussi la musique, les costumes... Oh! j 'a i fait bien pis!

LENA. — Et Bruno le sait ? L'INCONNUE. —Bruno? naturellement; mais tout

le monde sait le reste aussi, n'est-ce pas ? Oncle Salesio, dis-moi, dis-moi, on sait tout?

SALESIO. — On dit tant de choses ! L'INCONNUE. — On doit donc dire qu'il n'est passé

sur tout que pour se servir de moi ? LENA. — O h ! cela non! L'INCONNUE. —Tais-toi! LENA. — Qui veux-tu qui ait dit cela? On ne l'a

même pas pensé! L'INCONNUE. — Eh bien, moi, je suis en train de le

penser; oncle Salesio, dis-moi la vérité, est-ce qu'on le dit?

SALESIO. — Oui, on le dit. L'INCONNUE, à Lena. — Tu vois ! LENA. —Qui l'a dit? SALESIO. — Qu'est-ce que ça peut faire; on l'a dit. L'INCONNUE. — I l m'apparaît maintenant tout

sali par toutes ces questions de sale intérêt. LENA. — Ce n'est pas sa faute ! L'INCONNUE. — Il m'apparaît comme cela, il m'ap­

paraît capable d'avoir uniquement pensé à ça.

On entend à gauche, dans le jardin, une auto-mobile.

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COMME' TU ME V E U X 69

SALESIO, se secouant. — Ah ! les voilà ! L'INCONNUE. — Oui, oui, je suis à vous tout de

suite! LENA. — Il est bien tôt pour qu'ils soient déjà là. SALESIO, regardant dans le jardin. — Non, c'est Bruno ! LENA. —Je me disais aussi... Ils devaient arriver

à six heures... SALESIO. —Boffi l'accompagne. LENA. — Tu vois, Bruno l'a amené.

Longue pause. L'INCONNUE. —Que font-ils? L E N A . — Bruno est en train de lire une lettre. L'INCONNUE. — Une lettre? SALESIO. — Oui, le portier vient de la lui donner. LENA. —Tiens, que fait-il? Voilà Boffi qui repart

avec cette lettre... L'INCONNUE. —Non, oncle Salesio, cours, rap­

pelle-le, je veux qu'il vienne ici. SALESIO, sortant dans le jardin. — Bruno, Boffi, venez

par ici... Oui, vous aussi, Boffi, par ici!

Bruno et Boffi entrent suivis par l'oncle Sale­sio. Bruno a environ trente-cinq ans, il a l'air consterné et en proie à une anxiété nerveuse qui lui décolore le visage et donne à chacun de ses re­gards, à chacun de ses gestes quelque chose d'in­quiet et d'impatient.

BRUNO. — Que veux-tu de Boffi maintenant? Laisse-le donc aller, je t'en prie !

BOFFI. — Bonsoir, madame. Oui, il vaut mieux que je m'en aille tout de suite.

BRUNO, le pressant. —Tout de suite, tout de suite! Et empêche à tout prix...

L ' I N C O N N U E . — Q u o i donc? BOFFI. — Une nouvelle lettre vient d'arriver. L'INCONNUE. — D e lui encore? BOFFI. — Il profite bien, madame, de ne s'être pas

tué pour de bon; il se venge! L'INCONNUE. —Que dites-vous là? BRUNO, impatient, à Boffi. —Je t'en prie, dépêche-

toi; ne perds pas de temps!

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L'INCONNUE, à Boffi. —Non, attendez! (A Bruno.) Je veux savoir... donne-moi cette lettre!

BRUNO. — Mais ce n'est rien, cette lettre ! Ah ! s'il n'y avait que la lettre! (A Lena et à Salesio.) Je vous en prie, Lena, et vous Salesio...

Il leur montre l'escalier.

LENA. -•— Mais naturellement, nous vous laissons ! SALESIO. — Oui, nous vous laissons.

Ils sortent tous les deux par l'escalier.

L'INCONNUE. — Q u ' y a-t-il? BRUNO. —Justement aujourd'hui! juste aujour­

d'hui : ça devient une persécution inouïe! L'INCONNUE. —Qu'est-ce qu'il a écrit? BRUNO. — Il ne se contente plus d'écrire! Il est

parti, il arrive! L'INCONNUE. — Il vient ici? BRUNO. — Ici, et pas seul ! L'INCONNUE. —Avec sa fille? BRUNO. —Non, pas avec sa fille! Il vient, dit-il, te

démasquer! L'INCONNUE. — Me démasquer? BOFFI. — Toujours les mêmes menaces ! L'INCONNUE. —Quelles menaces? je ne sais pas... BOFFI. — Il vous a dit qu'il avait lu dans les jour­

naux... L'INCONNUE. — Ah oui! l'histoire... BOFFI. — Vous vous rappelez qu'il parlait d'un de

ses amis docteur à Vienne? BRUNO. — Il est allé à Vienne ! c'est de Vienne qu'il

écrit! (Il lui montre la lettre sans la lui donner.) Tiens, regarde!

L'INCONNUE. — Il est allé à Vienne, faire quoi? BRUNO. —C'est incroyable! une chose incroyable! BOFFI. — Il joue son dernier atout : le tout pour

le tout! L'INCONNUE. — Mais enfin, que dit-il dans cette

lettre? BRUNO. — Il annonce pour ce soir son arrivée ici,

avec une folle et le médecin qui l'accompagne. L'INCONNUE. — A h ! je me rappelle maintenant...

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C O M M E T U ME V E U X

Il amène cette pauvre femme qui était internée chez ce docteur?

BRUNO. — Oui, et il dit qu'il a la preuve... L ' I N C O N N U E . — L a preuve? La preuve de quoi? BRUNO. —Que c'est elle! elle, et non pas toi! BOFFI. — Il l'amène ici! BRUNO. — I l l'amène ici; tu as compris mainte­

nant ? L'INCONNUE, impassible, fixant toujours Bruno. — Ici?

Pourquoi l'amène-t-il ici? BRUNO. — Il a écrit plusieurs fois, à toi, à moi, et

nous avons peut-être eu tort de ne pas lui répondre. L'INCONNUE. — Il ne m'a jamais fait part de cette

menace ! BRUNO. — A moi, si ; il m'a même invité à me rendre

à Vienne pour voir cette malheureuse. L'INCONNUE, étonnée et toujours attentive. — A h oui! BRUNO, s'irritant de la voir si attentive. — Oui, oui, et

il voulait que je parle au médecin de cet hospice, qui est son ami et qui l'accompagne aujourd'hui!

L'INCONNUE. — Pourquoi ne m'as-tu rien dit de tout cela?

BRUNO. — Pourquoi t'aurais-je dit que j'étais invité à aller à Vienne pour voir une autre femme?

BOFFI. — Tu aurais dû tout au moins lui répondre, n'eût-ce été que pour le traiter de fou!

BRUNO. — Je savais qu'il ne cherchait qu'une chose : se venger d'elle!

L'INCONNUE. — Si tu me l'avais dit, je t'aurais conseillé d'y aller.

B O F F I . — T u vois? Eh bien, madame, je lui ai donné le même conseil!

B R U N O . — M a i s quoi faire à Vienne? Voir une pauvre démente qui rit, qui ne sait plus rien de rien, avec un visage...

L'INCONNUE. — Comment sais-tu tout cela? BOFFI. — Il m'a envoyé le portrait. C'est une chance

qu'il ne lui soit pas venu à l'idée de s'adresser aux autorités! Je n'ai pas le portrait sur moi... Il n'y avait rien à tirer de cette image, d'ailleurs... Je m'apprêtais à lui répondre, mais Bruno, devant cette injonction...

L'INCONNUE. — Quelle injonction?

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T H É Â T R E DE P I R A N D E L L O

BOFFI. — L'injonction qu'il avait introduite dans cette lettre. . L'INCONNUE. — Mais je ne sais rien, moi, c'est

maintenant que j'apprends tout; j'avais pourtant bien le droit de savoir! Un portrait, une injonction... quelle injonction?

BOFFI. — Vous comprenez, madame, ne recevant de Bruno aucune réponse, et suspectant que, comme mari, après vous avoir reconnue, il avait tout intérêt à ne pas en reconnaître une autre, Salter s'est adressé à moi, et c'est une chance, je le répète, qu'il ait pensé à moi qui suis photographe, en m'envoyant cette photographie. Il aurait pu penser à faire intervenir l'autorité en m'enjoignant de montrer la photogra­phie aux autres parents de la disparue, s'il y en avait, pour la leur faire reconnaître. Il invitait, en outre, quelques-uns de ses parents à se rendre à Vienne.

BRUNO. —I l est enragé! BOFFI.^ — Nous sommes restés, aussi bien Bruno

que moi, perplexes naturellement. Vous savez, ce

f)ortrait ne nous est arrivé qu'il y a quelques jours... e faire voir à vos parents, c'était ennuyeux, étant

donnée votre histoire avec Salter... faire un voyage jusqu'à Vienne, c'eût été assez mon avis, pour couper court à cette histoire.

BRUNO. — Partir... partir... c'est facile à dire... mais comment, en cachette?

L'INCONNUE. — Pourquoi en cachette? BRUNO. — En faisant savoir les choses à tout le

monde, alors; ici, il suffit d'un mot et tout le monde est informé! Ils passent leur vie à parler de nous et à nous guetter...

L'INCONNUE. — Et alors... tu as préféré ne rien me dire, ne pas répondre, ne pas bouger...

BRUNO. '•—Je t'explique pourquoi... L'INCONNUE. — Comme l'autruche qui cache sa

tête dans le sable... BOFFI. — En partant, tu aurais certainement em­

pêché... BRUNO. — Pouvais-je prévoir qu'il viendrait ici ? BOFFI. —Je ne dis pas cela, c'était imprévisible!

et surtout si vite...

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GOMME TU ME V E U X 73

L'INCONNUE. — Mais comment a-t-il pu obtenir que ce médecin...

BOFFI. — Il l'explique dans la lettre qui vient d'ar­river! Il a de l'argent à jeter par les fenêtres; ça se voit. Il a convaincu le médecin qui est son ami et ils voyagent à quatre : lui, le médecin, la folle et une infirmière. Il l'a convaincu qu'on a tout intérêt ici à ne pas la reconnaître, et que la vue des lieux où elle a habité pourrait peut-être réveiller chez la malheureuse... Puis, c'est peut-être pour ce médecin le plaisir de faire gratis un voyage en Italie...

BRUNO. —Mais c'est pour se venger! BOFFI. —Mais non, je parle du médecin; lui, on

sait bien qu'il ne songe qu'à sa vengeance... Ont-ils des preuves ?

Une pause. Ils restent un instant incertains tous les trois. L'inconnue étudie le visage de Bruno, puis demande :

L ' I N C O N N U E . — E t . toi? BRUNO. —Quoi, moi? L'INCONNUE. —Je te voix anxieux, hors de toi... BRUNO. — Mais non... Je veux... L ' I N C O N N U E . — Q u e veux-tu? BRUNO. —Je veux... je veux... qu'est-ce que je peux

bien vouloir maintenant, conseille-moi. J'envoyais Boffi s'informer de la diligence, du courrier par lequel il pourrait arriver...

L'INCONNUE. — Ah ! et puis ?... BRUNO. — Tu es extraordinaire ! je voulais empê*

cher qu'il arrive jusqu'ici pendant que les autres y seront!

L'INCONNUE.—Empêcher.. . et pourquoi? S'ils sont partis et qu'ils doivent arriver, que ce soit un peu plus tôt, un peu plus tard... Je te vois tellement...

BRUNO. —Comment me vois-tu? Tu m'imagines? L'INCONNUE. — Non, mon cher : comme quelqu'un

qui s'attend à voir la maison s'écrouler sur lui, ou le terrain lui manquer sous les pieds.

BRUNO. — Mais cela ne te semble pas terrible qu'ils arrivent ici en présence de nos parents, avec des preuves, des preuves qu'ils doivent certainement esti-

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mer importantes puisque ce docteur a cru devoir se déranger avec cette malheureuse ? _

L'INCONNUE. — A h , nous y voilà! tu as peur de ses preuves?

BOFFI .—Mais non, madame, il craint que les autres puissent profiter.

L ' I N C O N N U E . — D e quoi? De ces preuves? BOFFI. — Ne serait-ce que du douté qui pourrait

naître en eux, mis en présence de ces preuves. L'INCONNUE. — Le doute que ce ne soit pas moi,

que ce soit elle? BRUNO. — Nous n'avons pas peur que ce doute leur

vienne, non, mais qu'il leur soit commode de le feindre!

L'INCONNUE, avec ironie. — Et qu'ils veuillent se servir de ce prétendu doute pour servir leurs intérêts ?

BOFFI. — Vous ne croyez pas qu'ils en sont ca­pables ?

L'INCONNUE. — Mais si on empêche cela aujour­d'hui, on ne pourra pas l'empêcher demain. C'est un jeu qu'ils pourront toujours adopter, même s'ils me reconnaissent aujourd'hui; demain, s'ils veulent admettre que les preuves qu'on leur apporte sont valables... tu parles de ce qui peut leur servir, mais s'ils choisissent l'autre, ce sera pis pour eux.

BRUNO. — Gomment pis ? L'INCONNUE. — Mais oui,, ils la reconnaîtraient

sur la base de preuves indiscutables, tandis que moi, je suis ici sans aucune preuve; moi et c'est tout; ils pourraient, s'ils le voulaient, m'exclure rien qu'en me voyant.

BOFFI. — Ça me paraît difficile! L'INCONNUE. — Et quand on veut... Moi, je n'ai

pas de preuve. BOFFI. —Vous n'en avez pas besoin! L'INCONNUE. —Je n'en ai pas besoin? Il est très

facile au contraire de douter de moi, mon cher Boffi ! Je pourrais moi-même commencer à énumérer toutes les raisons que j'aurais de douter de ma personnalité, oui, de moi-même, rien qu'à le voir lui... (Elle se tourne avec colère vers Bruno.) Mais pense donc que de toute façon tu n'aurais plus rien à y perdre!

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C O M M E TU ME V E U X

B R U N O . — M o i ? Que dis-tu? L'INCONNUE. —Je veux dire que, pourvu que tu

aies une femme vivante, ça doit te suffire. BRUNO. — Ce qui me préoccupe en ce moment,

c'est le scandale qui va naître inévitablement! Nous avons déjà donné tant de prétextes à des cancans avec la vie que nous avons menée ici, éloignés de tous pendant quatre mois...

L'INCONNUE. — Tu t'en plains? BRUNO. — Non ! mais maintenant tu vois... BOFFI. — C'est vrai ! L'INCONNUE. — Dans la pire des hypothèses, mon

cher, rassure-toi, tu te serais simplement trompé, voilà tout.

BRUNO. — Trompé, que veux-tu dire ? L'INCONNUE. — Tu as cru que j'étais ta femme,

Boffi l'a cru aussi, et ici, Lena, Salesio l'ont cru éga­lement; tu vois que tu es en bonne compagnie! Et tu ne perdrais rien puisque mon imposture t'aurait plongé dans l'erreur. Comme Salter va venir ici le soutenir!

Elle rit.

BOFFI. •— Après tout, mieux vaut prendre les choses en riant...

L'INCONNUE. — Peut-être ! mais en ce moment, il n'a peut-être pas envie de rire, lui; il sait trop bien que l'erreur, c'est lui qui l'a voulue, et non pas moi.

BRUNO. — L'erreur ? quelle erreur ? tu es folle ? que tu ne sois pas Cia?

L'INCONNUE. —Cia , si; ah, maintenant c'est bien net, sois tranquille! (Elle montre le portrait.) On ne peut pas l'être davantage. (Elle rit encore.) Vous m'êtes témoin, Boffi, que j 'ai tout fait pour qu'il ne fût pas victime d'une imposture, je lui ai assez dit la vérité! Mais peu importe, me voici, je suis prête à répondre de moi, mais ce n'est plus pour toi que je le ferai, c'est parce que je me suis trompée moi-même, comprends-tu?

BRUNO. — T o i ? sur quoi? L'INCONNUE. —Sur ton compte. Ah! si tu savais

combien je me suis trompée sur toi! (Elle se tourne vers

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76 T H É Â T R E DE P I R A N D E L L O

Bqffi.) Allez, allez, Boffi, mais non pas pour retarder cette visite, ce serait inutile. J'ai à parler avec Bruno; voyez s'il est possible qu'ils arrivent pendant que nos parents seront encore là; cela vaut bien mieux!

BRUNO. — Que voudrais-tu faire ? L'INCONNUE. — Tu le verras. BRUNO. — Ils vont être ici d'un moment à l'autre... L'INCONNUE. —Je suis prête, je te "dis. Il suffira

de quelques paroles entre nous. Peut-être ne pourras-tu pas me comprendre. Peu importe! Ne crains pas, ne crains pas le jeu des autres ! ils ne joueront pas, c'est moi qui jouerai tout le jeu ! Je me sens déjà toute pos­sédée par lui, et ce sera pour tous et pour moi-même un jeu terrible ! (A Bqffi.) Allez ! allez !

BOFFI. — Alors, s'ils arrivent, je vous les amène ? L ' I N C O N N U E . — O u i , amenez-les, amenez-les! il

est tout à fait inutile de retarder. (Quand Bqffi est sorti par le jardin.) Tout est inutile, tout est inutile; ce sont les faits qui, toujours, doivent avoir raison; les faits terre à terre; on peut s'élever un moment par l'esprit, sortir des faits, s'élever au-dessus de toutes les hor­reurs que la destinée avait pu vous faire éprouver, oui, recréer en soi une vie nouvelle... quand on en est déjà toute envahie, il faut descendre, redescendre, se heurter à nouveau aux faits qui vous salissent, qui vous écrasent, qui vous souillent, cette vie, intérêt, disputes, procès... Tu sais bien que j'ignorais tout, mais peu importe ! Je ne veux te dire qu'une chose : j 'a i été ici avec toi quatre mois. (Elle le saisit par le bras et "le regarde dans les yeux.) Regarde-moi bien dans les yeux, bien dedans... ces yeux-là n'ont plus vu pour moi! ils n'ont plus été à moi, même pas quand ils me regardaient moi-même ! Ils ont été comme ceci, dans tes yeux toujours pour que naquît en eux l'aspect même que tu désirais. Pour se modeler sur la vision que tu avais de moi... pour voir toutes les choses, toute la vie comme tu la voyais. Je suis venue ici, je me suis donnée tout entière à toi, tout entière, je t'ai dit : « Je suis ici, je suis à toi; il n'y a rien en moi qui m'ap­partienne, fais-moi toi-même, construis-moi comme tu veux. Tu m'as attendue pendant dix ans; ces dix ans n'ont rien été, me voici de nouveau à toi, mais, je

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COMME T U ME V E U X

ne m'appartiens plus, rien de ce qui a passé dans ma vie ne compte plus, je n'ai plus de souvenir aucun; donne-moi tes souvenirs, tous tes souvenirs, tous ceux que tu as gardés d'elle; je leur redonnerai en moi la vie, je les ferai vivre de toute ta vie, de tout ton amour, de toutes les premières joies que cette femme t'avait données ! » Combien de fois ne t'ai-je pas demandé comme ça, comme ça en me réjouissant de la joie qui renaissait en toi de mon corps qui la sentait comme toi!

BRUNO, enivré. — C i a ! Gia! L ' I N C O N N U E , lui interdisant de Vembrasser. — Oui ,

Gia, je suis Cia ! moi seule ! c'est moi et non pas l'autre ! (Elle montre le portrait.) L'autre qui a été... elle ne sa­vait même pas peut-être ce qu'elle était! un jour d'une façon, un jour, d'une autre, telle que Font modelée les hasards de la vie! Etre, être n'est rien, être, c'est se construire, et moi je me suis faite cette femme! Tu n'as rien compris de cela, toi!

BRUNO. — Si, si, je l'ai compris^ L'INCONNUE. — Qu'as-tu compris? N'ai-je pas senti

tes mains me chercher ici... (Elle montre, sans préciser un point de son corps un peu plus haut que le flanc.) Ne t'ai-je pas vu chercher, je ne sais pas... quelque signe que tu savais devoir y trouver... Tu ne l'as pas trouvé et, ne l'ayant pas trouvé, je ne suis pas Cia, n'est-ce pas? Je peux être Cia, mais puisque je te dis que cette marque a disparu, qu'elle a disparu ! que peux-tu me répondre ? Je n'ai plus voulu avoir cette marque ; j 'a i fait tout pour la faire disparaître. Oui, oui parce que je savais...je m'étais aperçue que, dès les premiers temps, tu la cherchais toujours; est-ce vrai?

BRUNO. — Oui.

L ' I N C O N N U E . — T u vois! Et pour empêcher que d'autres la cherchent aussi, je l'ai fait disparaître! Mais toi maintenant, tu t'épouvantes à l'idée qu'Inès, ma sœur, et aussi Lena, qui porte des lunettes, ne veuillent retrouver ce signe pour une constatation légale en pleine règle, et qu'elles ne veuillent pas croire ce que je viens de te dire. Ah! le signe a dis­paru? C'est grave! Comment a-t-il pu disparaître? On consultera des savants, d'autant plus que cette pauvre folle qui va arriver pourrait bien l'avoir, elle,

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ce signe, tout est possible! Elle pourrait l'avoir, et moi, ne l'avoir pas; ce serait un comble! ce serait la plus écrasante des preuves! Mon pauvre Bruno, mon pauvre Bruno, comme tu es préoccupé des preuves et des documents qu'on peut te présenter! Mais rassé­rène-toi donc ! je suis Gia toute neuve, une Gia nou­velle; tu veux tant de choses! moi, je n'ai rien voulu en venant, mais rien, même pas vivre pour moi, même pas respirer l'air pour moi, même pas toucher une chose avec le sentiment qu'elle m'appartînt! C'est à toi, que je croyais m'avoir attendue pendant dix ans, amoureux encore de la femme que tu avais aimée, c'est à toi que j'allais, et cette femme, je te l'ai rendue vivante, oui, pour revivre moi-même, après tant de dégoût et tant d'ignominie, pour retrouver une vie pure ! Et c'est si vrai cela, qu'à la face de tous, contre toutes les preuves qu'on pourrait m'oppo-ser, contre toi-même, oui, contre toi-même si tu es contraint à me renier pour sauver tes intérêts, à la face de tous, j'aurai le courage de crier que Gia, c'est moi, moi, parce que celle-ci (elle montre le portrait) ne peut plus être vivante ici, elle ne peut plus l'être qu'en moi.

On entend la corne d'une automobile, et, de nouveau, les roues sur le gravier du jardin.

BRUNO, avec anxiété. — Les voilà ! les voilà ! ils ar­rivent!

L'INCONNUE. — Laisse-moi faire ! Reçois-les ! je ne peux plus maintenant me présenter ainsi! Je redes­cends tout de suite.

Elle monte l'escalier. BRUNO, suppliant. — Cia! L ' I N C O N N U E , s'arrêtant, se retourne avec calme et, sur le

ton de quelqu'un qui affirme une chose indiscutable. — Oui , n'est-ce pas, Gia.

Rideau.

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ACTE TROISIÈME

Même décor qu'à l'acte II; une vingtaine de minutes plus tard. C'est presque le soir; la salle est envahie par une lumière violacée qui entre par la loggia ouverte; tout le paysage tranquille s'entrevoit, plus suggestif que jamais, avec des lumières légères groupées dans quelque village lointain, et d'autres lumières éparses dans la campagne, çà et là.

En scène, Inès, Barbe, Salesio, Bruno, Silvio Masperi.

Inès, bien que saur cadette de Cia, a l'air plus âgée que V'inconnue. Elle est vêtue avec élégance, c'est une belle femme; elle a un mari, une bonne réputation, une belle maison, elle ne désire rien de plus, et elle ne dit de mal de personne parce que, seuls, les envieux disent du mal, et elle n'a rien à envier à personne. Ce qu'elle a fait, elle l'a fait parce qu'il était juste qu'elle le fît; ce n'était pas contre sa sœur, Dieu sait combien elle la pleurait, sa pauvre saur, avant d'abord, à cause de ce qui lui arrivait, puis lorsqu'elle l'a crue morte; mais, ayant une fille et s'estimant désormais la seule nièce du pauvre oncle Salesio qui s'était dépouillé de sa villa et de ses terres, mais non pas pour en donner la jouissance à un étranger, elle a dû, — et c'était aussi pour assu­rer à l'oncle Salesio une vieillesse heureuse, -r-

faire valoir ses droits pour obtenir, et la villa, et les terres. Cia morte, ces biens devaient ren­trer dam la famille.

Barbe est une vieille fille, quarante ans, avec une grosse tête encadrée de cheveux noirs qui

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80 THÉÂTRE DE PIRANDELLO

semblent en fil de fer, avec quelques fils blancs çàet là. Elle a l'air sombre et irrité des gens qui restent toujours repliés sur eux-mêmes. Quand elle profère quelques phrases, elle donne l'im­pression de se dépêcher; les yeux, qui fuient tou-

' jours le regard d'autrui, montrent clairement qu'elle sent au fond d'elle-même le tourment ter­rible et secret d'être née femme et laide.

Masperi, il est dommage que sa lèvre supé­rieure se soit raccourcie sous son nez et sur les dents de devant qui sont un peu trop grosses, mais très bien soignées. Il serait, sans ce défaut, un très bel homme, de belle taille, de manières dis­tinguées, avec une carnation qui ressemble à un

fard. Il porte des lunettes que, en parlant, il re­lève souvent sur son nez avec deux doigts. Il veut apparaître comme un homme du monde accompli, mais il ne veut pas être dupe. Il a toujours su se débrouiller en douceur, bien entendu, en douceur. Mais, s'il porte des gants, les mains à l'intérieur sont solides et dures.

Il ne sait plus comment cacher sa mauvaise humeur, refréner son impatience pour l'impoli­tesse dont il est la victime ainsi que sa femme. Il regarde tous les autres parents qui semblent gla­cés par l'attente qui se prolonge depuis presque une demi-heure. L'inconnue, après avoir déclaré qu'elle allait redescendre tout de suite, n'est pas encore redescendue. Cette demi-heure d'attente semble presque plus longue désormais que les quatre mois qui ont passé avant qu'elle accorde cette entrevue qui aurait dû, en bonne règle, se produire tout de suite. Cette attente prolongée doit faire tableau au lever du rideau. A la fin, Lena descend l'escalier.

BRUNO. —Mais enfin, que fait-elle? Est-ce qu'elle va se décider à descendre?

LENA. —Oui , elle m'a dit : «Je viens.» Mais... BRUNO. — Mais ? LENA. — Elle a sorti toutes ses robes... elle a ouvert

ses malles.,.

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GOMME T U ME V E U X 81

BRUNO. — Ses malles? LENA. — Elle cherche peut-être quelque chose, ou

remet de l'ordre... je ne sais pas... INÈS. — Mais elle n'a pas l'intention de repartir ? BRUNO. — Partir, mais non! (À Lena.) Tu ne lui

as pas demandé pourquoi? (Aux autres.) Oui, elle a dit, tout à l'heure, qu'elle voulait changer de robe.

LENA. — Elle s'est changée ! elle était si bien comme elle était!

BRUNO.—Alors , pourquoi ne descend-elle pas? LENA. — Que veux-tu que je te dise... elle a les

yeux brillants, elle est d'une nervosité... elle m'a presque mise à la porte : « Descends, dis-leur que je viens. »

SALESIO. — Eh bien, attendons-la. Une pause.

B A R B E , se rapprochant de la véranda. — Comme on découvre bien d'ici toute la campagne... cette lu­mière... ' ,

MASPERI, regardant lui aussi. — Oui, quelle tran­quillité, quelle paix ce soir! Enfin.,.

Une pause.

BRUNO, bas à Lena. — Comment est-elle ? LENA. —Je jurerais qu'elle a pleuré. SALESIO. — Certainement, elle est très troublée;

cela s'explique : l'idée de revoir... MASPERI. — Ça non, ça non ! je m'en excuse, mais

ce n'est pas une explication... à moins qu'elle en veuille encore à sa sœur.

LENA. — Oh ! elle n'a aucun ressentiment ! sa sœur n'est pour rien là dedans. Tu ne vas pas faire atten­tion à ce que dit Salesio? (A Salesïo.) Et toi, tu sais pourtant bien ce qu'elle a, contre qui elle est irritée; elle nous l'a dit assez clairement!

BRUNO, appuyant sur les mots. — C'est contre moi. MASPERI. — Oh ! s'il s'agit de vous deux, c'est diffé­

rent... BARBE. — N'empêche que nous sommes là à at­

tendre depuis un quart d'heure au moins.

Une pause.

6

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82 T H É Â T R E DE P I R A N D E L L O

INÈS. — Elle ne devrait plus m'en vouloir. LENA, à Inès. —Mais elle ne t'en veut pas; elle a

été jusqu'à dire que tu avais eu raison d'agir comme tu l'avais fait. Que veux-tu de plus? Elle a même dit qu'elle aurait été heureuse que tout lui fût revenu (elle montre Salesio), pour qu'il pût en disposer et te le donner. (̂ 4 Salesio.) Oui ou non, est-ce qu'elle a dit ça?

SALESIO. — Mais oui. LENA. — Alors ! INÈS. — Il n'est plus question de me rien donner ! LENA. —Je veux simplement que tu saches quel

est son état d'esprit. SALESIO. — C'est exact. Elle a dit qu'après dix ans,

tu avais très bien fait... INÈS. — Mais ce n'est pas pour moi que je l'ai fait,

tu le sais bien, mon oncle, c'était pour toi... et puis aussi parce que j ' a i une fille...

MASPERI. — Mais voyons, elle se rend parfaite­ment compte... on n'a rien voulu faire contre elle!

BRUNO, appuyant sur les paroles. — Oui, mais ce qu'elle ne semble pas comprendre, c'est ce que vous avez fait contre moi.

MASPERI. —Nous n'allons pas recommencer à dis­cuter, j'espère. Nous ne sommes pas venus pour ça.

BRUNO. —Non, mais... MASPERI. — En ce moment, nous attendons. BRUNO. — Ce qui importe, c'est de comprendre

son état d'âme. Aussi bien pour moi que pour vous, j 'a i besoin d'y voir clair. (Avec colère.) Ah non! il ne s'agit plus de discutailler, je voudrais en ce moment être je ne sais où... (A Lena et Salesio.) Elle vous a parlé à vous deux... qu'est-ce qu'elle me reproche? Il lui est venu le soupçon que...

LENA. — Oui, je crois... je crois que c'est ça! SALESIO. — Elle nous a dit que si elle avait su

qu'elle tomberait en pleine querelle d'intérêt... MASPERI. — Il n'y a plus de querelle. Son retour

arrange tout! SALESIO. — C'est ce que nous lui avons dit. INÈS. — Mais, je serais venue la voir dès le premier

jour! BARBE. — Et moi aussi, si Bruno...

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GOMME T U ME V E U X 83

MASPERI. — Parfaitement, si Bruno ne nous avait pas fait savoir...

INÈS. — Qu'elle ne voulait voir personne, surtout pas moi ! Je lui aurais fait comprendre que jamais, ja­mais, je... jamais, moi, je l'ai assez pleurée pourtant...

Elle s'essuie les yeux.

MASPERI. — Mais laisse donc, tout a été éclairci. Il ne s'agit plus de toi, il s'agit d'autre chose ici, tu n'as pas entendu...

BRUNO. — Pardon, je ne vous ai pas dit qu'elle ne voulait pas vous voir; j 'a i dit qu'elle ne pouvait pas.

LENA. — Elle ne pouvait même pas nous voir tous deux. Il faut pourtant se rendre compte de ce qui est arrivé à cette pauvre petite !

SALESIO. — Elle a horreur de son passé... Revenir ici... elle ne l'a pu que par amour pour lui. Elle ne voulait pas!

L E N A . •— C'est lui qui l'a forcée! (Bruno lui jette un mauvais regard.) Oui, elle l'a dit, tu l'as forcée.

Une pause.

BARBE. —Mais quel est ce soupçon dont parlait Bruno...

Sa demande paraît étrange, elle provoque un autre silence.

MASPERI. — En effet. BRUNO. — Son soupçon, eh bien, elle se demande

si je ne l'ai pas forcée à revenir parce que j 'avais besoin d'elle pour en finir avec vous. C'est vrai, elle ne voulait pas revenir. Si elle me soupçonne, c'est que, pour la persuader, pour lui faire dominer cette horreur du passé dont parlait l'oncle Salesio, pour vaincre aussi sa répugnance à se montrer à vous, vous semblez oublier la vie atroce qu'elle a menée après son malheur, après cette décision qu'elle avait prise de ne plus revenir. C'était surtout sa sœur qu'elle craignait de revoir, à cause de tous les souvenirs... Oui, pour la persuader, je lui ai promis qu'elle ne ver­rait personne et je lui ai dit : « Il y a un prétexte valable pour que tu ne voies pas ta sœur, une question

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d'intérêt. » Elle n'accorda d'autre importance à cette affaire que celle d'un prétexte pour ne pas se retrouver en ta présence. Et moi, j'étais certain que, le premier moment passé, quand elle serait redevenue calme, qu'elle aurait repris sa vie de toujours, en somme avec le temps, elle réussirait à vaincre cette pudeur.

INÈS. — Mais je l'aurais dissipée tout de suite, moi, en lui assurant...

BRUNO. — C'était moins pour toi que pour elle-même, du moins c'est ce qu'il m'a _ semblé... revoir une sœur, évoquer la vie d'autrefois après tout ce qu'elle avait vécu... (A Lena avec colère.) Voilà com­ment je l'ai forcée à venir... si on peut appeler ça forcer quelqu'un. Je n'ai exercé sur elle aucune pres­sion. (Avec une irritation croissante.) Mais il fallait bien sortir de cette situation, n'est-ce pas? Je me suis employé à la convaincre de vous revoir, je lui ai dit que le prétexte n'existait plus. (Il se tourne vers Lena et Salesio.) Elle-même vous avait clairement fait entendre qu'elle n'avait rien contre sa sœur. (A Inès.) Elle a elle-même supprimé le prétexte jusqu'ici invo­qué pour ne pas vous revoir... Alors, je n'y comprends rien. (Une pause.) J'ai l'air de m'excuser, c'est assez violent. Elle a des soupçons. Comme si je n'avais pas été le seul de vous tous à croire qu'elle n'était pas morte! tellement sûr qu'elle vivait que je n'ai pas hésité une minute à dépenser tout ce que j 'a i dépensé pour lui refaire une maison! Pourquoi l'ai-je fait? n'aurais-je pas été un fou de le faire si je n'avais attendu comme récompense que de me le voir re­prendre par vous! Et alors, j 'a i pu y mettre un cer­tain point d'honneur, je ne le nie pas, après tout c'était assez naturel, il me semble, et dès que j 'ai su qu'elle était à Berlin, je me suis précipité; j 'a i dû combattre pour mes intérêts, est-ce un crime? est-ce que cela diminuait mon sentiment? (Il s'aperçoit à ce moment qu'il parle comme pour se trouver à lui-même une justification.) C'est vraiment quelque chose, quelque chose qui vous déconcerte, quand on se sent soup­çonné... tout ce qu'on a fait d'abord sans arrière-pensée, on se dit qu'à la lumière de ce soupçon, cela peut être interprété... (Avec colère, regardant vers l'esca*

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GOMME T U ME V E U X 85

lier.) Mais qu'est-ce qu'elle peut encore bien faire! INÈS. — Oui, si elle refuse de descendre... BARBE. — Il est inutile que nous restions là encore

à l'attendre! LENA. — U n peu de patience; elle doit vouloir

retrouver son calme... Je vous ai bien dit qu'elle était-nerveuse...

BRUNO. — Elle ne devrait pourtant pas oublier que d'ici un instant, vont arriver... (Il se refrène. A Lena.) Lena, fais-moi le plaisir de remonter et de lui dire en mon nom ceci : qu'elle se rappelle bien où est allé BofH, et pourquoi. Il faut qu'elle vienne ici, on l'a trop attendue déjà! Il y a des limites à tout!

LENA. —J'y vais, j ' y vais, oui!

Elle se dirige vers l'escalier.

INÈS. — Elle n'est peut-être pas bien... LENA. — Si, si.

Elle monte.

INÈS. — Si vraiment elle ne se sentait pas assez forte ce soir...

BARBE. — Oui, nous nous en irions!

Une pause.

MASPERÎ. —Je regrette que des difficultés qui ont cessé dès son arrivée, aient pu provoquer aujourd'hui de nouvelles difficultés entre vous deux...

BRUNO. — Il y a autre chose... il y a encore autre chose... tout n'est pas encore fini, la question n'est pas réglée...

MASPERÎ. — Qu'y a-t-il d'autre? BRUNO. — Elle sait bien ce qu'il y a! elle ne devrait

pas me laisser seul en ce moment. (Il va de long en large.) Je vous prie de m'excuser... je suis dans un état... Ah! mon Dieu! si j'avais pu imaginer une chose semblable ! Ne pas tenir compte des faits, c'est facile à dire; mais s'ils existent, s'ils s'imposent, s'ils nous provoquent... est-ce que je puis être responsable de faits que je n'ai même pas provoqués !

Lena redescend. INÈS. — Voilà Lena.

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BARBE. —- Elle est seule ! BRUNO. — Eh bien, qu'a-t-elle dit? LENA. —Je ne sais pas; elle dit que c'est précisé­

ment pour ça qu'elle ne descend pas encore... B R U N O . — A h ! c'est précisément pour ça? LENA. — Oui. B R U N O . — E l l e veut attendre...? LENA. — Elle veut attendre le retour de Boffi. BRUNO. — Elle t'a dit ça? elle veut me désespérer? LENA, haussant les épaules. — Que veux-tu que j ' y

fasse... Je te répète ce qu'elle a dit... BRUNO. — Eh bien, je monte moi-même.

// monte l'escalier en courant. INÈS, se levant et s'approchant de Lena.—Mais enfin,

qu'arrive-t-il? que s'est-il produit? BARBE. —Juste au moment de notre visite... SALESIO. —Non, il doit y avoir autre chose; votre

visite n'y est pour rien! LENA. — Ça me paraît évident! MASPERI. — Il nous l'a assez fait comprendre... INÈS. —Mais quoi d'autre ? Il a dit que tout n'était

pas encore réglé... MASPERI. —C'est incompréhensible... Je ne vois

pas quelle difficulté subsiste encore... LENA. •—Tout ça, c'est certainement la faute de

cette lettre... INÈS.—Quel le lettre? SALESIO. —Je le pense aussi... I N È S . — Quelle lettre? LENA. — Une lettre qu'ils ont reçue il y a un

moment, et qui vient de là-bas, semble-t-il. SALESIO. •— Ils en ont parlé longuement... LENA. — C'est d'un certain... je ne sais pas... des

choses qui viennent de là-bas... SALESIO. — Ils en ont été tout bouleversés... LENA. —Boffi était là aussi; ils l'ont tout de suite

expédié je ne sais où... pour empêcher... De la loggia, on voit la lueur aveuglante de

deux réflecteurs, on entend la trompe d'une auto­mobile et, de nouveau, sur le gravier du jardin, le bruit de pneumatiques.

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C O M M E T U ME V E U X 87

SALESIO. — A h ! le voilà! Ce doit être lui! LENA. —Bien, bien, vous allez voir qu'elle va des­

cendre maintenant. Elle voulait l'attendre, elle me l'a dit.

SALESIO. — Elle nous avait dit déjà, tu te rap­pelles, qu'elle voulait que Boffi fût présent.

L E N A , regardant par la porte du jardin. — Oui , le voilà. . . (Un mouvement et une exclamation de surprise.) Mais il n'est pas seul...

SALESIO. —Mais combien sont-ils? MASPERI. — Mais, qui est-ce ? INÈS. — Il y a quelqu'un de malade : une femme? L E N A . — On dirait... BAK.BE. —-Qu'est-ce que ça signifie? SALESIO. — Il la porte... MASPERI. — Oui, il l'aide à descendre... INÈS. — O h , mon Dieu! Qu'y a-t-il? BARBE. — Qu'est-ce que c'est que cette histoire? SALESIO. — Ce sont des gens qui viennent de là-

bas... LENA. — Oui, ce sont des étrangers... MASPERI. — Mais, regardez donc... INÈS, reculant. —Quelle épouvante!

La lumière, à ce moment, est devenue livide et pauvre. La démente entre la première, sou­tenue par l'infirmière et par le docteur. Suivent Boffi et Salter.

La démente est grasse, bouffie, avec un visage cireux, les cheveux dépeignés, les yeux vagues, immobiles, la bouche ornée d'un sourire perpé­tuel d'idiote qui ne cesse pas, même quand elle émet quelques sons ou balbutie quelques paroles, évidemment sans comprendre ce qu'elle dit.

Le docteur et l'infirmière ont le type et l'allure caractéristiques des Allemands. Salter égale­ment semble plus allemand encore qu'au pre* mier acte.

L A DÉMENTE. —Lé-na! Lé-na!

Elle parle en ouvrant largement la bouche, et selon une étrange cadence; ces deux syllabes,

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88 THÉÂTRE DE PIRANDELLO

pour elle, ne sont plus un nom; elles sont comme un cri, comme une plainte qui lui est devenue une habitude.

LENA, atterrée, — Oh mon Dieu ! mais elle m'ap­pelle ?

INÈS. —Qui est-ce? B O F F I , avec une grande anxiété. — O ù est Bruno? et

sa femme ? L A DÉMENTE. — Lé-na! Lé-na! LENA. — Elle m'appelle ! S A U T E R . — V o u s êtes de la Famille? Vous vous

appelez Lena? LENA. — Oui, je suis la tante... SALTER, au docteur. —- Vous entendez ? vous enten­

dez? Il y a quelqu'un dans la famille qui s'appelle Lena! C'est une nouvelle preuve! Une preuve de plus! Maintenant c'est certain! c'est certain! Ah! nous le savions!

MASPERI, s'avançant. — Qu'y a-t-il de certain? BOFFI. — Mais ne faites pas attention ! Elle pousse

cette plainte, elle n'a pas cessé durant tout le trajet! L A DÉMENTE. — Lé-na... BARBE. — Mais enfin, elle dit Lena I BOFFI. — Mais elle n'appelle personne ! Elle ne

cesse de rire... (Faisant allusion à Bruno et à l'inconnue.) Mais enfin, où sont-ils?

INÈS. — Oh mon Dieu! ils sont fous? MASPERI. — Que veut dire tout cela ? Pourquoi

avez-vous amené cette femme ici? BOFFI , faisant allusion à Bruno et à l'inconnue. •— Ils ne

peuvent pas rester là-haut davantage? Je vous en prie, appelez-les!

S A L T E R , montrant les personnes qui sont en scène, à Boffi. — Ces messieurs et dames sont des parents ?

BOFFI. — Oui. (Il présente Inès.) Voici la sœur, madame Inès Masperi.

SALTER. — A h ! la sœur! Mais comment, il y a aussi une sœur? Alors, nous allons procéder tout de suite, immédiatement, à la reconnaissance...

I N È S . — Q u i êtes-vous, monsieur?

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GOMME T U ME V E U X 89

BOFFI. •— C'est monsieur Charles Salter, un roman­cier allemand.

SALTER. —Regardez-la tout de suite, madame; la voilà !

INÈS. —Moi? Que dites-vous? Qui est là? BOFFI. — Il s'entête à croire... SALTER, à Inès. •— Est-il possible que vous ne la

reconnaissiez pas ? INÈS. —Moi? Comment voulez-vous que je la re­

connaisse ? BOFFI. — Il dit que c'est votre sœur! M A S P E R I . — Q u i ? B A R B E . — C e t t e femme? INÈS. — Ce serait Cia ? LENA. — Que dites-vous ? SALTER. —Oui , c'est elle! c'est elle! SALESIO. —Mais vous êtes fou aussi! S A L T E R . — J e vous l'ai amenée ici...

. L A DÉMENTE. — Lé-na... SALTER. —N'est-ce pas la preuve? Est-il possible

que vous ne voyiez pas là une preuve frappante ? elle appelle Lena!

L E DOCTEUR. — Depuis des années, elle ne cesse d'appeler Lena!

SALTER, à Lena. — C'est vous, c'est vous qu'elle appelle !

LENA. — Mais non, c'est impossible ! SALTER. — Vous ne la reconnaissez pas ? Regar­

dez-la dans les yeux; comment, vous ne la reconnais­sez pas?

LENA. — Qui voulez-vous que je reconnaisse ? Qui devrais-je reconnaître?

SALTER. — Mon ami qui est docteur et qui l'étudié depuis des années a des documents, des preuves...

MASPERI. —Quelles preuves? Montrez-les! BARBE. — Mais, c'est impossible ! MASPERI, à Barbe. — Laissez-le parler, je vous en

prie! Vous nous prenez à l'improviste... quelles preuves avez-vous?

LENA. —Mais Cia est là-haut! SALTER. — La femme qui est là-haut, je la connais

très très bien!

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go T H É Â T R E DE P I R A N D E L L O

SALESIO. — A h ! voilà un cas... BARBE. — Incroyable ! Incroyable ! MASPERI. — Laissez-le parler! (A Salter.) Vous con­

naissez?... SALTER. — La femme qui est là-haut, je ne la con­

nais que trop! LENA. — Vous voulez la connaître mieux que moi!

Je lui ai servi de mère, moi! SALTER, montrant la démente. — A elle! à elle! LENA. — Mais pas du tout! MASPERI. — Si vous croyez détenir des preuves et

des documents... SALESIO.—Mais voyons, des preuves? Cela te

paraît sérieux?... MASPERI. _— Non, je dis simplement que s'ils pré­

tendent avoir des preuves à mettre en avant... BOFFI, ironiquement. — A h ! nous y voilà! SALESIO. — Mais il y aura de quoi rire ou pleurer

de pitié! MASPERI. — Ils n'ont qu'à s'adresser aux autorités

compétentes ! BOFFI. — Même quand on saura pour quelle raison

toute cette mise en scène a été montée ? MASPERI. — Quant à moi, je l'ignore ! BOFFI. — Mais moi je le sais, et Bruno aussi, et sa

femme également. Où sont-ils? SALTER. — C'est vous qui avez prononcé le mot de

vengeance ? BOFFI, à Masperi. — Vous l'entendez ? SALTER. — Mais ma vengeance est aussi un châti­

ment! MASPERI. —Je ne connais pas monsieur... SALESIO. •— Oh ! d'ailleurs, les raisons qui font agir

monsieur importent jusqu'à un certain point. Qu'il sorte ses preuves et ses documents s'il en a! Nous ne voulons pas qu'il puisse y avoir quelqu'un parmi nous qui puisse tirer profit aujourd'hui de sa vengeance ou du châtiment!

BOFFI, à Masperi. —Je l'avais prévu, vous savez? MASPERI. —Que dites-vous, que vous l'aviez prévu?

Qui aurait pu prévoir une chose pareille ?

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COMME TU ME V E U X

BOFFI. — Ce que j 'a i prévu, c'est que vous pourriez en tirer profit!

SALESIO. — Personne ne doit en tirer profit ! INÈS, indignée. — En tirer profit? Que dites-vous là?

Et toi, mon oncle, toi non plus tu n'as pas le droit de parler ainsi. (A Salter.) Nous tous, moi qui suis la sœur, la tante qui est là, l'oncle que vous voyez, et la belle-sœur, et Boni qui est un ami, tous tant que nous sommes, nous regardons cette pauvre femme que vous avez conduite ici, et nous ne la reconnaissons pas.

SALTER. — Parce que vous avez déjà reconnu la femme qui est là-haut.

INÈS. — Non, moi, non ! SALTER.—Gomment! vous ne l'avez pas recon­

nue? INÈS. —Je ne l'ai pas encore vue depuis son arri­

vée. J'étais venue aujourd'hui pour la voir. SALTER. —Vous n'aviez pas voulu la voir avant? INÈS. — Ce n'est pas moi, c'est elle... SALTER. — Ah, c'était elle? C'est clair, elle n'a pas

pu avec une sœur... et avec une sœur, la voix du sang... rien qu'à l'imaginer la joue contre la joue, c'était un contact qui lui apparaissait insupportable. Elle craignait que madame ne sentît pas la voix du sang. Essayez, madame, essayez maintenant et avec celle-ci, et vous allez la sentir.

Il montre la démente.

INÈS. — Mais non, ne continuez pas! SALTER. — Si la compassion pouvait être, chez

vous, plus forte que l'horreur, vous verriez... Dix an­nées, tout ce qu'elle a souffert... la guerre, la faim... Je connais la femme qui est en haut et qui se fait passer pour elle. Si elle vous a paru si ressemblante, regardez bien celle-ci et vous verrez que sous les altérations que les souffrances ont apportées, elle a les traits de l'autre.

INÈS. — Mais non. LENA. — Gomment cela? S A L E S I O . — Q u e dites-vous? SALTER. — Ses yeux s'ils n'étaient pas si troubles... BOFFI. — Mais pas le moins du monde! Ils ont une

autre forme; peut-être un peu leur couleur...

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ga T H É Â T R E DE P I R A N D E L L O

SALTER. — II y a neuf ans qu'elle est folié... elle a été trouvée avec une vieille tunique de hussard sur le dos, toute déchirée, mais portant un écusson!

INÈS. —Quel écusson? SALESIO. — O ù a-t-elle été trouvée? SALTER. — A Lintz. M A S P E R I . — Q u e l écusson? quelle tunique? SALTER. — L a tunique du régiment auquel appar­

tenait ce hussard. Et le régiment a cantonné ici, dans cette villa, exactement ici !

MASPERI. —Durant l'invasion? BOFFI. — Ah ! la belle preuve ! elle a pu recevoir la

tunique à Lintz, en aumône, d'un hussard qui avait été ici pendant l'invasion.

L A DÉMENTE. — Lé-na... SALTER. — Et elle appelle Lena ! Vous l'entendez ?

Pourquoi ce seul nom lui est-il resté dans la tête ? (A Lena.) Ne disiez-vous pas que vous lui aviez servi de mère ?

L E N A , brusquement, dominant l'horreur au milieu de l'horreur de tous, prend entre ses mains la tête de la démente et appelle. —Gia ! Cia! Cia!

La démente reste impassible, continuant à sourire. Tous la regardent.

Pendant ce temps, l'inconnue suivie de Bruno a descendu l'escalier. Personne ne s'en est aperçu; ils la trouvent devant eux en train de s'avancer vers la démente, dès que Lena, déçue, s'en dé­tache. Et, chose étrange, après ce qui s'est passé. et par le seul fait que se trouve là cette démente que personne n'a pu reconnaître, tous, même ceux qui jusque-là croyaient en elle, la tante Lena, l'oncle Salesio, Bqffi lui-même, la re­gardent perplexes et pleins de doute.

L ' I N C O N N U E , dans le silence pendant que tous la re­gardent ainsi, à Bruno. — Essaie à ton tour de l'appeler.

SALTER. — A h , la voilà! L'INCONNUE,, avec hauteur. — Me voilà. INÈS, perplexe.—Cia... L'INCONNUE. —Attends. Faites de la lumière, on

n'y voit plus ici.

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GOMME TU ME V E U X 93

Salesio va à la porte et allume. La scène s'éclaire.

I N È S , la regardant à la lumière, après un moment encore d'hésitation, répète. — Cia . . .

S A L T E R , chez qui se produit l'inverse de ce qui s'est pro­duit pour les autres, s'adressant à Inès. — Vous croyez vraiment?...

L'INCONNUE, à Salter. —Je Pai laissé là-haut et j ' y suis restée moi-même pour vous laisser le temps de faire votre coup. Je reconnais votre férocité; il n'y avait qu'un homme comme vous pour être capable de commettre pareille atrocité! capable d'amener ici...

Elle s'approche de la démente; avec une déli­catesse pleine de pitié, elle passe ses doigts sous son menton pour contempler de plus près le visage qui rit.

La démente, pendant que l'inconnue la con­temple émet encore, sans cesser de rire, sa plainte habituelle.

L A DÉMENTE. — Lé-na,„ L'INCONNUE. —Lena?...

Elle se tourne, dominant le frisson qui la saisit, vers la tante Lena.

SALTER. — Vous voyez ! vous voyez ! pour cette femme, elle appelle bien Lena! Elle s'est tournée pour vous regarder!

BOFFI, s'insurgeant. — Mais non, c'est une chose qui est déjà éclaircie!

L'INCONNUE. —Qu'est-ce qui est déjà éclairci? LENA. — Ce n'est pas moi qu'elle appelle... BOFFI. — C'est un tic, madame, un tic qu'elle a

depuis longtemps. Elle ne cesse de dire : Lena. SALTER. — Il me suffit que vous vous soyez retour­

née. L'INCONNUE. — Pour avoir la preuve, n'est-ce pas,

que je ne suis pas Cia? SALTER. — Vous avez même dit à monsieur : « Es­

saie de l'appeler à ton tour. » L'INCONNUE. •—Je savais que vous ne me croyiez

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T H E A T R E DE P I R A N D E L L O

pas, mais je les ai surpris, eux aussi, alors que, inclinée vers cette femme (elle montre Lena), elle appelait : Cia! Cia!

LENA, comme pour s'excuser. —Mais, c'est que vois-tu...

SALESIO. — Il avait tellement insisté... BOFFI. — A force d'entendre ce Lena! Lena! L'INCONNUE, dominant leur voix. — Mais oui... mais

oui... c'est bien naturel... c'est tout naturel... (A Lena.) Mais je vois de quelle façon tu me regardes à présent...

LENA. —Gomment je te regarde?... L'INCONNUE, à Salesio. — Et toi aussi... SALESIO. —Moi?. . . non... non... L'INCONNUE. — Et vous-même, Boffi... BOFFI. —Mais, pas du tout! Personne n'a reconnu

cette femme! SALESIO. —Nous sommes tous...

Il ne sait comment dire; surpris, dominé, d'ailleurs on ne lui laisse pas le temps d'achever.

BOFFI. —Votre sœur elle-même a pu se rendre compte que...

L'INCONNUE. •—Oui, elle m'a appelée moi-même, Cia, deux fois...

BOFFI, à Salter. — Vous avez entendu ? (A Masperi.) Et vous aussi, vous avez entendu ?

INÈS, indignée. —Je vous ai dit que personne ici ne voulait tirer profit de rien...

BOFFI. — D'ailleurs, celui qui pourrait tirer profit de cela, ce ne serait que Bruno !

L'INCONNUE, éclatant. — Ah non ! Bruno, non ! il ne tirera profit de rien, lui! D'ailleurs voyez, il est là égaré plus que tous!

BRUNO, se reprenant. — Egaré, abasourdi de l'audace de cet homme qui a osé, lui, tirer profit...

L'INCONNUE. — Sois bien sûr qu'il n'en tirera pas profit lui non plus !

Elle regarde Salter.

SALTER. •—Je me suis cru obligé... L'INCONNUE. — D'amener ici cette femme. SALTER. —- Oui, pour vous punir.

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C O M M E TU ME V E U X 95

L'INCONNUE, s'avançant vers lui. — Pour me punir! vous?

SALTER. — Oui, de ce que vous avez fait. J'étais au bord de la tombe et vous avez pu, à ce moment-là, m'abandonner et venir ici, trompant tout le monde!

L'INCONNUE. —Je n'ai trompé personne! SALTER. — Si! si! vous les avez tous trompés! BRUNO, prêt à se lancer sur Salter. •— Ne le répétez

pas... L'INCONNUE, l'arrêtant. — D u calme, du calme! BOFFI. •— Il le provoque ! L'INCONNUE. •— Laissez-moi faire seule. (A Salter.)

Je les ai trompés par mon imposture, n'est-il pas vrai? Tu en as donné la preuve? et comment? en faisant la chose atroce que tu as osé faire! (Au docteur.) Et vous, vous êtes le médecin qui s'est prêté à cette comédie.

L E DOCTEUR. —Je m'y suis prêté, oui, d'autant plus volontiers qu'il y avait tout lieu de supposer...

L'INCONNUE. — A h oui! c'est vrai, il y avait tout lieu de supposer qu'on avait intérêt à ne pas faire naître de doute ici, fût-ce un doute intéressé! Je vous assure que je suis contente que vous y ayez réussi! vous avez bien, en effet, provoqué ce doute.

LENA. — Mais non! BOFFI. — Quand ? SALESIO. — Chez qui? Pas le moins du monde. L'INCONNUE, —J'en suis contente! Ne niez pas, je

vous ai surpris! SALESIO. — Mais puisque nous ne l'avons pas re­

connue! L'INCONNUE. — Peu importe! BOFFI. — Soyez sûre, madame! Je parie qu'il ne le

croit même pas lui-même! L'INCONNUE. — Peu importe! (S*avançant lentement

vers Salter.) Voyez un peu de quelle nature curieuse doit être ce que vous appelez mon imposture puisque c'est moi qui ai fait noter la façon dont tout le monde m'a regardée quand je suis descendue ! Et remarquez que Boffi, uniquement pour se garder contre le doute qui naissait en vous...

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96 T H É Â T R E DE P I R A N D E L L O

BOFFI. —Je vous jure qu'aucun doute n'est né en moi!

L'INCONNUE. — Mais si, mais si, pour le chasser, ce doute, vous avez remarqué, et vous m'avez fait remar­quer (elle montre Inès), qu'elle m'a appelée deux fois, Cia...

BOFFI. —Je vous l'ai fait remarquer parce que c'était vrai. Quel doute voulez-vous qui me soit venu devant...

Il montre la démente.

L'INCONNUE. —Non, vous avez douté de moi! de moi! bien que vous n'ayez pas reconnu cette femme. Le plus naturel des doutes ; dès que je vous ai apparu brusquement, vous étiez tellement perdu... Et lui (elle montre Salter) a eu tout de suite le doute contraire. Oui, quand il m'a entendu appeler Gia par celle qui ne m'avait pas encore revue. Mais tout cela est natu­rel... très naturel... (A Lena qui pleure en silence.) Ne pleure pas! maintenant toute certitude peut vaciller dès que le moindre doute se fait jour, et nous empêche de croire ce que nous avions cru jusque-là !

SALTER. —Vous admettez donc vous-même que vous pourriez n'être pas Gia?

L'INCONNUE. —J'admets bien d'autres choses; j 'ad­mets que Gia pourrait même être cette femme! (Elle montre la démente.) Il suffit que vous vouliez le croire!

SALESIO. — Mais nous ne le croyons pas! S A L T E R , montrant d'abord l'inconnue, puis la démente. —

Parce que vous lui ressemblez, et elle non ! L'INCONNUE. — Ah non ! là non ! ce n'est pas parce

que je ressemble à ce portrait ! Moi-même j 'a i dit, en présence de tous, que ma ressemblance, cette ressem­blance qui vous a tous poussés à me reconnaître, n'est pas une preuve, et je vous ai crié :« Comment serait-il possible, pensez-y bien, qu'une femme qui a subi la guerre, qui a traversé dix années horribles, ait pu rester exactement la même qu'elle était sur ce por­trait ? » Cette ressemblance, ce serait au contraire la preuve que ce n'est pas moi !

MASPESI, — Ce que vous dites @st juste...

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GOMME TU ME V E U X

L'INCONNUE.—N'est-ce pas? (A Salter.) Vous voyez ?

BRUNO. — Tu fais tout pour nous troubler... L ' INCONNUE.—Mais , tu en convenais toi-même! BRUNO. —Moi? L ' I N C O N N U E . — T o i ! Parfaitement, toi! BRUNO.—Quand? Que dis-tu là? L'INCONNUE. —Quand je te l'ai dit? A Berlin, et

Boffi lui-même en était resté ébranlé; c'est forcé. Quand on croit quelque chose, ou quand il vous est commode de croire une chose, on ne pense pas à une objection aussi claire, ou on refuse d'y penser. Etre après dix ans la même est une preuve contraire, et par conséquent, pourquoi non? Cia pourrait être parfai­tement cette malheureuse pour la raison qu'elle ne ressemble plus en rien à la Cia d'autrefois.

BRUNO. — Tu as le goût de détruire ! L'INCONNUE. —Je t'ai dit que je devais répondre à

cet homme de mon imposture ! BRUNO. — Et comment ? En nous faisant douter de

toi? L'INCONNUE. — Parfaitement. Je veux que tous,

oui, doutent de moi comme lui pour avoir du moins la satisfaction de rester seule à croire en moi! (Mon­trant la démente.) Vous ne l'avez pas reconnue... peut-être parce qu'elle n'est pas reconnaissable ? Parce que, en la regardant, vous ne retrouvez pas ses traits ? Parce qu'on ne vous a pas apporté de preuves suffisantes? Non! Non! C'est simplement parce qu'il ne vous semble pas encore que vous ayez la possibilité d'y croire! Voilà tout! Plus d'un malheureux, après des années, est revenu comme elle défiguré, méconnais­sable, ayant perdu la mémoire, et des sœurs, des femmes, des mères, des mères se le sont disputé ! « Il est à moi! » « Non! il est à moi! » Ce n'était pas parce qu'elles retrouvaient son visage, non, le fils de l'une ne peut pas ressembler â celui d'une autre, mais c'est parce qu'ils le croyaient, tous ces gens-là, parce qu'ils ont voulu le croire, et il n'y a pas de preuves contraires qui tiennent quand on veut croire! Ce n'est pas lui? Pour cette mère, si, c'est lui! Qu'importe que ce ne soit pas exact si cette mère gside ce fils et le fait sien

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de tout son amour? Elle le croit contre toutes preuves, elle le croit sans la moindre preuve! Mais, peut-être,

, ^ S ^ S . 1 ^ S i « S S S . I il n'y avait

d T r o S r - G P e r e n S ! p a s vrai! (Se tournant vers Bruno qui proteste.) Sois tranquille, mon cher, tes mte-rets n'en pâtiront pas! au contraire, si j essa!: de démontrer que Gia pourrait vrament etre cette pauvre femme. (Elle montre la démente.) On a dit tant de choses... (Elle montre Salesio.) il me l'a avoue, parce que je suis restée quatre mois enfermée ici sans vouloir voir personne... , . . ,„

BRUNO. — Mais tout le monde avait compris pour quelle raison tu le faisais! _

L ' I N C O N N U E , clignant de l'œil du cote de Lena. — ï><mt les mal intentionnés, n'est-ce pas? (A Bruno.) Le mal, c'est que c'est toi qui affirme... (AMasperuj Vous qui déjà travaillez, ça se voit.

MASPERI. — Mais non... L'INCONNUE. — Gomment non? ça se lit sur votre

visage... vous dont l'esprit travaille sur tout ce que je viens de dire! Allez plus loin, allez plus loin, un peu plus à fond! En coûterait-il tant de soupçonner. ..que sais-ie? que quelqu'un profitant précisément dune ressemblance, que par exemple il soit commode a des gens d'avoir trouvé en moi... _

BRUNO.—Commode à moi... L'INCONNUE. — Qu'y a-t-il? Quelqu'un a-t-il eu ce

soupçon? BRUNO. — C'est toi qui l'as! , , „ L'INCONNUE.—Précisément! (A Masperi,) Pour­

quoi ne pas soupçonner que si j ' a i pris quatre mois de temps, c'était pour me préparer à ressembler a Gia, a ressembler à son portrait, et que j 'a i trouvé pour pré­texte que je ne pouvais souffrir la vue de personne. (A Salter.) Et par chance, il y avait un autre prétexte extrêmement commode pour lui.

Elle montre Bruno, BRUNO, aux parents. —Je vous l'avais dit? L'INCONNUE. — Tu le leur as dits mais à présent,

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GOMME T U ME V E U X 99

c'est moi qu'ils écoutent! (A Salter.) Il y avait entre eux une dispute d'intérêt. (A Inès et à Masperi.) Au début, on peut bien faire semblant de refuser tous les souvenirs d'autrefois, et Lena et Salesio savent bien ce qu'il leur en coûtait chaque fois qu'ils voulaient me rappeler un souvenir, n'est-ce pas? On peut même faire semblant d'avoir une amnésie totale, et tout de même, peu à peu, se fabriquer ces souvenirs. (Elle s'approche de Boffi et montre Bruno.) Il lui a fallu à lui le temps nécessaire pour remettre sur pied sa villa en ruines, pour reconstituer ses terres dévastées. Eh bien, il m'a fallu à moi aussi quatre mois pour me recons­truire pierre après pierre, comme la villa, et il m'a fallu ces quatre mois pour transplanter en moi les souvenirs de cette pauvre Gia et pour leur donner le temps de refleurir (elle s'avance lentement vers Inès les bras tendus), de les faire refleurir jusqu'au point de pouvoir recevoir comme il faut même une sœur! (elle lui prend les mains) au point de pouvoir lui parler par exemple du temps où l'on était toute petite, où l'on riait tellement bien qu'orphelines toutes les deux et élevées par des oncles... le temps en somme de me refaire, de me faire, de me transformer, en somme, au point de sembler descendre de ce portrait-là, comme disait l'oncle Salesio, en ayant copié jusqu'aux vête­ments.

INÈS. —Copié? L'INCONNUE. — Oui, je m'étais habillée tout à

l'heure pour vous recevoir exactement comme sur ce portrait. (A Lena.) N'est-ce pas vrai ? Je suis allée me changer parce que vraiment ça me paraissait excessif... (Mouvement chez tous d'embarras, de doute, de consterna­tion.) Eh oui! A la fin, est-ce que vous commencez à douter, si vous n'avez pas encore commencé ?

MASPERI. — Ah ! non ! jamais ! INÈS. — A h ! qui aurait pu imaginer... BARBE. — ...une chose pareille? L'INCONNUE, montrant Bruno. — Une chose pareille,

c'est à lui qu'elle est venue à l'esprit... BRUNO. — A moi ? L'INCONNUE. — Oui, et maintenant tu es terrifié à

l'idée que ce soupçon qu'on peut avoir, que j ' a i fait

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T H É Â T R E DE P I R A N D E L L O

naître moi-même se vérifie et apparaisse comme la vérité.

BRUNO. — Gomme la vérité ! Pourriez-vous y croire ? L'INCONNUE. —Ils y croient! ils y croient! parce

que c'est la vérité, la vérité des faits chez ceux qui l'appellent l'imposture!

Elle montre Salter.

BOFFI. — Que dites-vous, madame ? SALESIO. — Gomment est-il possible ?... BRUNO. — C'est une vengeance contre moi plus

féroce encore que celle de cet homme. L'INCONNUE. — Non, ce n'est pas moi qui me

venge! Ce sont les faits, mon cher, les faits qui se vengent! Tu as voulu venir aux faits en appelant ces gens ici! Je ne peux accepter, dans les faits, d'être reconnue par eux! Toi seul devais me reconnaître d'une façon complètement désintéressée ! Je ne suis pas venue ici pour défendre une dot, cela oui, ce serait une imposture et je n'y ai jamais songé! je ne pourrai qu'y consentir! Si cela te sert, tu n'as qu'à y croire !

BRUNO. — Croire quoi? L'INCONNUE. — Croire à mon imposture! Que veux-

tu que je te dise de plus ? BRUNO, exaspéré. — Tu veux me mettre à l'épreuve!

Tu fais tout cela pour me mettre à l'épreuve! L'INCONNUE. —Non! Non! Ce n'est pas exact! BRUNO. — Si, c'est pour cela! c'est pour cela! L'INCONNUE. — N'est-ce pas toi qui ébauches une

nouvelle manœuvre... BRUNO. — Une manœuvre ? L'INCONNUE. — T u voudrais donner à entendre

que je veux te mettre à l'épreuve! BRUNO. —Non! L'INCONNUE. —Non? Eh bien, alors, crois à mon

imposture ! Je dis que, vraiment, en fait, vous pouvez tous croire parfaitement ce que vous dit cet homme (elle montre Salter) et lui donner raison, raison sur tous les points, reconnaître même cette pauvre femme, il est possible qu'elle soit Cia ! Je vous assure qu'en fait vous pouvez le croire avec beaucoup plus de raisons

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GOMME T U ME V E U X

que vous n'en avez eu à croire que j'étais Gia. Re­gardez-la !

Elle s'approche encore de la démente et, de nouveau, avec une pitié délicate, lui passe les doigts sous le menton.

L A D É M E N T E , à peine touchée répète. — Lé-na.. . L'INCONNUE, à Lena. — Tu entends : Lena, c'est toi

qu'elle appelle; pourquoi ne veux-tu pas le croire? L A DÉMENTE. — Lé-na... L'INCONNUE. —Oui , c'est toi, vraiment toi! Je n'ai

pas voulu te voir, je t'ai fait partir d'ici pendant plus d'un mois. Quand je t'ai vue, je n'ai rien su te dire, et celle-ci arrive en t'appelant Lena, elle t'a toujours appelée Lena, Lena, et tu ne veux pas la croire ? Elle ne t'a pas répondu, c'est vrai, comment voulais-tu qu'elle te répondît? Ne vois-tu pas? (Elle contemple la démente avec une tristesse infinie. Il n'y a qu'à l'entendre appe­ler Lena, comme elle le fait, avec ce sourire, pour comprendre qu'aucune voix humaine ne peut plus la rejoindre. S'adres­sant à la démente.) Tu appelles, qui sait, du fond de quelle minute lointaine, de quelle minute heureuse de ta vie à laquelle tu es restée liée à jamais... Tu ne vois plus rien d'autre... personne ne peut plus rien te donner. La pitié, à quoi te sert-elle? Les soins que les autres peuvent prendre de toi? Tu es là heureuse au milieu de ton rire, tu es sauvée, préservée de tout... (A Lena qui, prise d'une émotion instinctive, s'est approchée de la démente.) Ah! tu t'es approchée?

LENA, presque sans voix. — Non... non... L'INCONNUE, doucement. — Si, reste là tout près... sa

sœur aussi peut-être... (Elle montre Salter.) Pendant que je lui parle, j 'a i une autre chose à lui dire. (Elle le fixe.) Vous, vous n'êtes pas seulement un méchant homme, vous devez être aussi un méchant écrivain.

SALTER. — Moi ? Peut-être. Pourquoi ? L'INCONNUE. —Tout ce que vous écrivez ne doit

être qu'imposture pour vous, rien de plus. SALTER. — Ah ! ce que... L'INCONNUE. —Oui , votre littérature... vous ne

devez jamais y avoir rien mis, ni cœur, ni sentiment, m frémissement de vos nerfs, de vos sens...

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T H É Â T R E DE P I R A N D E L L O

S A L T E R . — R i e n ? . L'INCONNUE. — Rien. Et jamais ce que vous écrivez

ne doit être né en vous d'un tourment véritable, d'un véritable désespoir, du besoin de vous venger de la vie, de la vie comme elle est, comme les autres, comme le hasard l'ont faite pour vous, en en créant une autre meilleure, plus belle, telle qu'elle aurait dû être, telle que vous auriez voulu l'avoir ! Et c'est parce que vous êtes ainsi fait, parce que vous m'avez connue pendant trois mois telle que je pouvais être avec vous, que vous supposez en moi la même sorte d'imposture?

SALTER. —Direz-vous que vous y avez mis votre cœur ?

L'INCONNUE. —Dites-moi pourquoi, sinon, j 'au­rais fait ce que j ' a i fait ?

SALTER. — Pour vous délivrer de moi. L'INCONNUE. —Je pouvais me délivrer de vous

sans tromper quelqu'un d'autre. SALTER. — Vous êtes en train d'achever votre

confession, d'avouer que vous avez trompé cet homme. L ' I N C O N N U E . — A h ! il vous semble que je l'ai

trompé ? SALTER. —Vous pouvez avoir un but en avouant

maintenant, forcée comme vous l'êtes... L ' I N C O N N U E . — Q u e l but? SALTER. — U n intérêt quelconque... L'INCONNUE. —L'intérêt maintenant! On voit

qu'en écrivant vous ne jouez que pour gagner. Vou­lez-vous voir comment on joue gratis? Je vais jouer, et pour vous seul; personne d'autre ne doit en profiter! Mon imposture, cela dépend, monsieur Salter, de la façon dont on tombe dans le malheur! Regardez, on peut tomber dans le malheur comme elle (elle montre la démente) quand il ariive de tomber entre les mains d'un ennemi féroce comme vous, qui la piétine, qui la torture, cette pauvre femme belle et jeune qu'il sur­prend seule dans une villa, dont il torture la chair à travers toutes les ignominies que vous connaissez, et qu'on déchire son âme au point de la rendre folle et de rendre impossible un retour à la vie... Ou bien, on peut tomber toujours, certes, mais autrement, subir toutes les hontes, tous les déchirements jusqu'à la foliej

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GOMME T U ME V E U X

mais autrement aussi, en trouvant par exemple dans la folie une possibilité de vengeance contre sa desti­née... Dans l'horreur de tout ce qui vous arrive, la sensation d'être restée totalement salie et d'en éprou­ver un dégoût, un dégoût tel... rien qu'à la pensée de pouvoir recommencer la vie d'auparavant...

SALTER. — Vous êtes en train de jouer, vous l'avez dit.

L'INCONNUE. —Attendez! Je parle de la vie d'au­paravant, par exemple ici, dans cette villa où, fraîche comme une fleur, et pure, pure, à dix-huit ans, liée à elle (elle fait allusion à Inès sans se tourner pour la regar­der, comme si elle n'était pas là présente et qu'elle la voyait dans le passé, lorsqu'à dix-huit ans, elle était venue dans la villa donnée en dot par l'oncle et accompagnée par sa sœur. Elle continue à parler très lentement, reculant jusqu'à la hauteur d'Inès et prononçant les dernières paroles en inclinant sa tête sur la poitrine d'Inès), oui, serrée contre elle, refu­sant de la laisser, non pas parce qu'elle n'aimait pas son nouvel époux, mais parce que la première nuit, ignorant tout... les paroles de sa sœur qui pleurait aussi ignare qu'elle : « On dit, tu sais, que maintenant il doit te voir. »

INÈS. — Gia! Gia! L'INCONNUE. —Non, attends! attends! BRUNO, triomphalement. — Gela, ce n'est pas moi

qui te l'ai dit! L'INCONNUE. —Non, je pourrais te rendre fou,

personne ne me l'a dit, non, pas même Lena, non. C'est une chose si intime et c'est exprès que je l'ai rap­pelée; elle ne peut m'avoir été dite que dans une confi­dence de sœur à sœur (A Inès.) N'est-il pas vrai?

INÈS. — S i ! si! L'INCONNUE, à Bruno. — T u as mal cherché Cia!

tu as reconstruit tout de suite la villa pour elle, mais tu n'as jamais, jamais bien cherché si, parmi les pierres éparses, quelque chose d'elle, quelque chose de son âme n'était pas resté, quelque souvenir vraiment vivant pour elle, non pour toi! Far chance, je l'ai trouvé!

BRUNO. —Que veux-tu dire? L'INCONNUE, se tournant vers SalUr* «— Comprenez»

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vous? Et alors, salie au point qu'il lui est impossible de se laver de tant de saleté, cette femme s'en est allée avec le plus stupide de tous ces officiers... exactement, exactement ce que je vous ai raconté, à Berlin. Elle est allée d'abord à Vienne, pendant des années, dans le tourbillon qui a suivi le désastre... rien ne tenait plus debout, puis à Berlin, dans cette autre maison de fous... et on voit un soir au théâtre la Barth... on apprend à danser, la folie s'éclaire, se peuple des apparitions les plus étranges, se tord, glisse, tourne comme une toupie, s'abat selon certaines cadences de rythme qu'elle seule peut trouver... alors, des applaudissements... un déHre... et le délire ne vous abandonne plus; vous ne voyez plus, dans votre loge, aucune raison de vous dépouiller de ces voiles colorés par la folie... vous pouvez même descendre dans la rue, aller par les avenues revêtue de ces voiles pro­tecteurs... dans les cafés nocturnes après trois heures du matin, au milieu de tous ces pitres en frac... n'est-ce pas, monsieur Salter? jusqu'à ce qu'on soit devenue comme elle devînt elle-même lugubre et insuppor­table, et jusqu'à ce qu'il arrive un soir, brusquement, au moment où on l'attend le moins... (elle va vers Boffi) ou quelqu'un passe près de vous en glissant comme un diable, et vous appelle madame Lucia. Madame Lucia, vous dit-il, votre mari est ici à deux pas, c'est moi qui l'ai fait venir, si vous voulez, je l'appelle ! (S'éloignant les mains sur le visage.) Ah ! mon Pieu! J'ai cru qu'il cherchait quelqu'un qui ne pou­vait plus exister, une femme qu'il comprenait pouvoir trouver vivante, uniquement en moi, pour la refaire, non pas telle qu'elle se voulait, elle, ne voulait plus rien être pour elle-même, mais telle que lui la voulait. (Comme délivrée d'une illusion folle, se dirigeant vers Sal­ter.) Laissons cela ! Vous êtes venu me punir de mon imposture, vous avez raison, vous savez jusqu'à quel point on voulait la pousser, cette imposture, jusqu'à me faire reconnaître par trois personnes, par malheur, mon beau-frère, ma belle-sœur, la sœur de mon mari que je vois pour la première fois de ma vie !

INÈS. •—Mais voyons, Cia, que dis-tu? L'INOONITOB. — Aussi vrai que je n'étais jamaâ

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C O M M E TU ME V E U X 105

venue ici avant que cet homme m'y eût conduite! BRUNO. — Tu sais bien que ce n'est pas vrai ! L'INCONNUE. —C'est vrai! c'est vrai! BRUNO. — Tu veux le faire croire ! tu le dis pour

cela... L'INCONNUE. — Oui, parce qu'il me plaît que vous

continuiez à me croire Cia, mais Gia maintenant s'en va, elle redevient danseuse!

B R U N O . — Q u o i ? L'INCONNUE. —Je pars avec lui. (Elle montre Sal-

ter.) Je retourne danser à Berlin! à Berlin! BRUNO. — T u ne t'en iras pas d'ici! L'INCONNUE. —Je t'ai dit que tu avais mal cherché

Cia ! Là-haut, dans un tiroir, tu avais laissé, jeté, sans même t'en apercevoir, un petit coffre de santal tout brisé, ayant encore quelques insectes d'argent sur ses battants. Lena m'a rappelé que ce coffre, Cia l'avait conservé parce qu'il appartenait à sa mère. Sais-tu ce que j 'ai trouvé dans ce coffre : un petit carnet de notes de Cia, où se trouvaient les paroles prononcées par Inès le jour des noces :« On dit, tu sais? qu'il doit te voir aujourd'hui.» Ce carnet est à moi,je l'emporte avec moi, d'autant plus que c'est étrange, l'écriture même semble de ma main! (Elle rit.) Autre chose! autre chose! n'oublie pas de faire chercher par sa sœur si cette pauvre femme a, sur le flanc...

L E DOCTEUR. — Oui, un grain de beauté... L'INCONNUE. — Il est rouge? elle l'a vraiment? L E DOCTEUR. — Oui, mais il n'est pas rouge, il est

noir, et pas exactement sur le côté... L'INCONNUE. — Dans le carnet, il y a écrit « rouge»

et sur le côté, comme une« coccinelle». (A Bruno.) Tu vois, il à noirci; il est peut-être déplacé! mais elle l'a; c'est une nouvelle preuve que c'est bien elle! il faut croire que c'est elle! Allons-nous-en, Salter! (A Boffi.) Boffi, vous serez bien aimable de me renvoyer mes malles. (A Salter.) La machine est là? Je viens comme je suis!

Elle court à la porte.

SALTER, —- Oui, comme ta es! comme tu ea! allons» nouswn.

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ÏO6 T H É Â T R E DE P I R A N D E L L O

Tous deux se dirigent vers l'automobile dans

L E D O C T E U R , les suivant avec l'infirmière. — Mais non, attendez! et nous?

B R U N O , étourdi et perdu comme tous les autres•* — Gom­ment? Est-ce possible?

Il sort aussi dans le jardin. On entend un murmure de voix confuses. La

démente et la tante Lena restent seules en scène. Lena reste à quelque distance de la démente, incertaine elle aussi et angoissée.

L A DÉMENTE. —Lé-na! Lé-na! L E N A , sans voix, comme incapable d'j> croire, — Gia!

Rideau.

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DIANE ET TUDA .

PIÈCE EN TROIS ACTES .

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PERSONNAGES

TUDA, modèle. No NO GUINCANO, vieux sculpteur. SIRIO Dossi, jeune sculpteur. SARA MENDEL. CARAVANI, peintre. JONELLA, modèle.

LBS SORCIERE, | £ j ™ .

L A COUTURIÈRE. L A MODISTE.. L 'APPRENTIE COUTURIÈRE. L 'APPRENTIE MODISTE.

A Rome. De nos jours.

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ACTE PREMIER

L'ATELIER DU SCULPTEUR SIRIO DOSSI,

Murs blancs, très hauts. Aux grandes baies vitrées, des rideaux noirs. Tapis noir, meubles noirs. Le long des parois disposées symétriquement, des moulages d'antiques statues de Diane. Porte à droite. Sortie à gauche. Une grande toile blanche tombe du milieu de la scène d'une tringle pouvant glisser à volonté pour cacher le modèle nu, debout sur un socle. Son ombre à cause d'une forte lampe allumée derrière, se projette noire, immense, sur le mur du fond, dans l'atti­tude de la Diane du petit bronze du musée de Brescia, attri­bué à Cellini.

Au lever du rideau Mono Guineano, en deçà de la toile, sombre, agité, est assis sur un esca­beau attendant la fin de la « pose ».

Il a dans les soixante ans. Corpulence puis­sante. Barbe et cheveux en désordre. Visage flétri, mais les jeux très jeunes, très vifs. Habillé de noir.

T U D A , derrière la toile, posant. — Assez, par pitié. S I R I O , lui aussi derrière la toile. — Non, ne bouge pas. T U D A . —Je ne tiens plus debout! G U I N C A N O . — M a i s oui. Assez, assez. S I R I O . — Ne bouge pas, j e te dis. L 'heure n'est pas

dépassée. T U D A . — Elle est plus que dépassée. S IRIO. — Encore deux minutes. T U D A . — J e n'en peux plus. S I R I O , hurlant. — Ne bouge pas le bras, bon Dieu !

Long moment de silence. Guincano fulmine intérieurement.

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no THÉÂTRE DE PIRANDELLO

T U D A , d'abord avec un sourire d'enfant. — A h ! j e ne le sens plus ! Laisse-moi le baisser seulement une mi­nute. Je ne suis pas en marbre, moi.

On verra l'ombre changer d'attitude, baisser le bras et le prendre avec l'autre bras, comme pour le soutenir.

SIRIO, grand, blond, visage pâle, énergique, les yeux clairs, en acier, inflexibles, presque durcis par la cruelle froideur de leur lumière, vient sur le milieu de la scène, abandonnant l'ébauche. Il porte une longue blouse blanche fermée par une ceinture. Il se jette presque sur Guincano. — Faut-il que je doive travailler avec toi ici qui l'excite à se rebiffer au lieu de l'engager à rester immobile.

GUINCANO. — Tue-la donc : elle sera parfaitement immobile.

SIRIO. — Ça t'est venu depuis que tu ne travailles plus, tout ce respect pour les modèles?

G U I N C A N O le regarde dédaigneux, puis. — Pour les modèles, idiot!

SIRIO. — Si tu souffres tant à voir travailler les autres, pourquoi diable viens-tu chez moi?

GUINCANO. — Parce que je voudrais que toi au moins...

SIRIO. -—Ah! oui? que moi justement, je ne tra­vaille plus?

GUINCANO. — Avec tout ton argent... SIRIO, furieux. — Gesse une bonne fois de me jeter

mon argent à la figure. GUINCANO. — Moi, te jeter ton argent à la figure.

Je voudrais au contraire te voir en profiter. SIRIO. — Pour ne plus travailler? GUINCANO. — Et te voir le jeter, toi, à la figure des

autres — à ceux qui font des statues pour vivre -— pour qu'ils n'en fassent plus, de statues.

SIRIO. — T u deviens fou! G U I N C A N O , soudain, avec force, se levant. — A h oui! et

j 'en rends grâce à Dieu, figure-toi. Ce matin : Ah, je les ai là encore comme une flamme dans les yeux — là-haut aux Parioli — tous ces coquelicots, la joie.

SIRIO, sur un ton faux. •— Que dis-tu ? GUINCANO. — Ils ne voulaient la donner à personne

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DIANE ET T U D A n i

(qui pouvait les voir là-haut ?) Elle était à eux, à eux seuls, la joie de flamboyer au soleil, ainsi tous ensemble, et le silence, sur leur rouge écarlate semblait un mi­racle, un miracle.

SIRIO, étonné. — Les coquelicots ? GUINGANO. — Car maintenant je vois. Depuis que

je suis devenu fou, comme tu dis. Si tu savais le nombre de choses que je ne savais pas voir autrefois.

T U D A , toujours derrière le rideau. — A h ! papa Guin-cano, quel dommage que je sois comme ça (elle veut dire nue), je vous aurais embrassé. Mais je vous em­brasse tout de même ; vous entendez, là sur mon bras. Ah ! mon Dieu, il est froid comme s'il était mort.

SIRIO, à Guincano. —: Enfin, tu t'en vas ou non ? Tu ne veux pas me laisser travailler?

TUDA. — Non, ne partez pas, maître, ne partez pas. SIRIO. — Ne fais pas l'imbécile et reprends la pose! TUDA. — A h ! non, non, assez. Il est presque midi,

je me rhabille. (Elle jette sur son dos un kimono violet et apparaît les pieds nus dans des sandales, une grappe de raisin dans une main, un petit pain dans Vautre. Elle caresse le visage de la première statue près de la toile et lui dit :) T u n'as pas faim, toi, moi, oui, et je mange, tu vois.

Elle est très jeune et d'une merveilleuse beauté. Cheveux fauves, bouclés, coiffés à la grecque. La bouche a un pli souvent douloureux comme si la vie lui avait été plus amère que tout. Mais dès qu'elle rit, elle a une grâce lumineuse qui semble tout éclairer et ranimer autour d'elle.

GUINCANO. — Mais oui, mange, ma "petite. Je te promets et te jure que cette Diane qui te martyrise sera mon premier sujet d'expérience.

TUDA. — Quelle expérience, dites ? GUINCANO. — A h ! une expérience, mon enfants

qui, si elle réussit, enlèvera à tous les autres sculpteurs, le goût de faire des statues.

TUDA. — Et moi alors ? GUINCANO. — Tu ne seras plus modèle, du moins

pour les sculpteurs. Pour les peintres, oui. TUDA. — C'est déjà ça. SIRIOJ à Tuda. — Il faut donc remettre. A quand ?

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lia T H É Â T R E DE P I R A N D E L L O

TUDA. — Mais déjà ce matin, je n'aurais pas dû venir! Voyez, maître, comme il me remercie.

SIRIO. — Tu me plantes là et il faudrait encore que je te remercie.

TUDA. —Je t'avais bien dit, rappelle-toi, de ne pas commencer. Tu n'aurais pas dû.

GUINCANO. — Voilà. Très bien. Tu n'aurais jamais dû. '

TUDA. —Je ne dis pas «jamais» mais au moins jusqu'au jour où j'aurais pu m'engager avec lui pour toutes les heures dont il aurait eu besoin, puisque, brusquement, il s'est mis dans la tête de devenir sculpteur.

SIRIO. — A h ! je t'en prie, finis avec ta sculpture; j 'en ai le dégoût rien que d'en entendre parler.

TUDA. — Nous ne sommes pas ici dans un atelier de sculpteur? Presque trop beau pour être vrai. Ça a dû te coûter quelque chose.

SIRIO. — Le métier... TUDA, à Guincano. — Il est vrai que la première

idée lui est venue... SIRIO, ironique. — Oui, l'histoire de l'enfant... TUDA. — Tout le monde le dit. SIRIO. — Oui, oui, le bruit court... T U D A . — Q u ' i l copiait un pied de statue (mon­

trant Guincano) dans votre atelier. GUINCANO. —Maudit gosse! SIRIO, à Guincano. — Eh bien, justement, pour te

faire enrager je te dirai que c'est toi... GUINCANO. — Moi ? Tu voudrais que ce soit ma

faute? SIRIO. — ïl n'y a pas de faute, mais cette rage de

te voir te détruire comme un fou... GUINCANO. -— Ça aurait dû, au contraire, t'enlever

l'envie de sculpter. SIRIO. —Non, quand j ' a i vu dans ton atelier le

massacre que tu avais fait de toutes tes statues. TUDA, —Oui , quel crime! SIRIO. — A u milieu de tous ces débris épars de

torses, de jambes, de mains, de visages... GUINCANO. — A h ! ce fut alors? SIRIO. — Oui : ce mépris de nos corps intacts...

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DIANE ET T U D A " 3

TUDA. — L e mépris. Pourquoi? SIRIO, continuant sans faire attention aux paroles de

Tuda. — Pendant que là, par terre, ce désastre... Je ne sais, les deux choses : les statues brisées au milieu des vilains pieds de tous ces gens accourus avec leurs têtes sordides et leurs corps déjetés qui méritaient eux, oui, d'être abattus à coups de marteau et foulés aux pieds... Ce fut là que l'idée me prit...

TUDA. — L'idée ? Oh, que c'est curieux. SIRIO. — De dresser moi aussi une statue, une seule! TUDA, se détournant. — Et moi qui reste là à écou­

ter. Il faut que je me sauve. Je suis attendue. SIRIO. —Attendue par qui? TUDA. — Tu n'es pas seul au monde, mon cher!

Je suis très à la mode, moi (elle rit), même à l'étranger. Il y a de quoi rire, maître ! Etes-vous allé hier à l'ex­position de la Villa Médicis ? (A Sirio.) Tu peux aller voir. Je fais partie désormais de l'histoire des pension­naires français. Il n'y a que Tuda. Autant de tableaux, autant de Tuda. J'ai cru entrer nue dans une galerie de glaces. Mais certains miroirs étaient devenus fous! Dieu, quelles grimaces! Je ne sais pas... Allons, mon cher, allons. Encore dix minutes, et je file.

SIRIO. — Que veux-tu que je fasse de dix minutes. Non, je ne te laisse pas partir. Je ne peux laisser l'ébauche au point où elle est.

TUDA. — Mais tu ne peux non plus me garder ici par force.

SIRIO. — Pourquoi pas ? J'emploierais la force s'il le fallait.

TUDA, à Guincano. — Il en serait bien capable. Je n'ai jamais vu pareille tyrannie.

SIRIO. — Il faut que je finisse à n'importe quel prix. J'en ai jusque-là...

Il touche son gosier.

TUDA. — Eh bien, laisse-la. Qui te force à tra­vailler?

SIRIO, avec colère et dégoût, criant. — J e ne parle pas du travail.

TUDA, à Guincano. — Regardez-le. Il ose dire que c'est vous qui êtes devenu fou. C'est lui qui est en train

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" 4 T H É Â T R E DE P I R A N D E L L O

de le devenir pour cette statue. Mais regardez-le, regardez-le. (A Sirio.) C'est la cinquième ébauche, tu vas la jeter comme les autres.

SIRIO. — Non, celle-là sûrement pas. Elle est déjà ce qu'elle doit être. Mais tu ne vois donc pas que j 'a i la fièvre.

GUINGANO. — Il n'est pas comme les voleurs de grands chemins, eux qui se contentent de faire le porte-monnaie aux passants. C'est le grand coup pour lui. Une seule statue, mais!

SIRIO. — De cela, au moins, il me semble que si tu avais encore un peu de raisonnement, tu devrais me louer.

GUINGANO. — Mais c'est justement ce qui me fait te détester. Je sais que cette statue, toi, tu la feras.

SIRIO. —Je la ferai, oui, et ce sera tout. GUINGANO. — Et après, tu changeras de métier. SIRIO. — Non, ce sera tout. Je ne ferai plus rien. GUINCANO, il le regarde et puis. — Tu feras comme

ton frère. SIRIO. — Mon frère a agi comme un sot. GUINCANO.—Est- i l déjà guéri? SIRIO. —Guéri? Il est seul plus que moi. Je dis

sot parce qu'il n'a pas su s'y prendre. Sois bien sûr que, moi, je saurai m'y prendre.

TUDA. — Mais que dit-il ? Il parle sérieusement de se tuer?

SIRIO, se retournant soudain méprisant. — T o i , ne te mêle pas de...

GUINGANO. — Maladie de famille. TUDA. — Oh ! tu pourrais bien ne pas prendre ces

grands airs avec moi. Tu peux en parler de celles qui se mêlent des affaires d'autrui et surtout des tiennes. Pour moi, tu peux te tuer à l'instant même, je ne me tournerais même pas pour te regarder. Je pense que d'abord si je continue à te servir de modèle, c'est moi que tu auras tuée. (A Guincano.) Mais tranquillise-toi, il ne se tue pas pour le moment; il ne la finira jamais cette statue. Et c'est là peut-être un prétexte pour ne jamais la finir.

SIRIO. —Non, ma chère : car au lieu d'être ici à parler avec toi, avec lui et de supporter votre vue...

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DIANE ET T U D A "5

TUDA. — Merci! j'e veux m'en aller, tu me retiens!... SIRIO. — Mais je dis aussi bien la vue des autres,

de toutes les choses de ce qu'il appelle « vivre ». (A Guincano avec fougue.) Quoi? voyager, comme fait maintenant mon frère ? jouer, aimer des femmes, une belle maison, des amis, bien s'habiller, entendre les mêmes discours, faire les mêmes choses, vivre pour vivre?

GUINCANO. — Maïs oui, et sans même savoir que l'on vit.

SIRIO. — Oui, comme les bêtes. GUINCANO. — Mais non, pas comme les bêtes. Les

bêtes ne deviennent pas folles. SIRIO. — Ah ! tu veux dire vivre en fou. GUINCANO. — En fou à ma manière. SIRIO. — Merci : je connais. J'ai fait le fou. Je m'en

suis très vite dégoûté et non seulement cette folie a fini par m'être tellement odieuse (se tournant vers. Tuda), que je crains plutôt le contraire maintenant,

j e veux dire : je crains de me contenter de ce que je viens de faire là (il fait un signe vers le rideau pour indi­quer qu'il s'agit de la statue) et dire qu'elle est terminée, afin de la terminer.

GUINCANO. — Tu te nourris pour ta statue, tu dors pour ta statue...

SIRIO. — T o i qui n'es pas vulgaire, tu pourrais te dispenser d'une aussi pauvre ironie. Voilà, je te ré­ponds : oui. Et je te défie d'en rire. (Puis, se tournant vers Tuda.) Tu t'es assez repos: e maintenant. Allons, viens.

TUDA, — Mais Garavani vient me chercher dans quelques minutes.

SIRIO. — Pour te conduire dans quelque autre lupanar.

T U D A . —Lupanar... parce qu'une fois à Paris, étant très jeune, il a eu besoin... ce fut d'ailleurs sa chance; tu ne peux nier qu'il fasse bien le nu et il est à la mode, lui aussi, comme portraitiste. (Puis, brus­quement.) Ton amie le sait bien d'ailleurs puisqu'elle lui fait faire son portrait en amazone, à cheval.

SIRIO. — Tu n'as pas honte ?

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TUDA. — Honte de quoi ? Je ne trahis aucun secret. Elle te le dira elle-même.

SIRIO. — Mais non, je veux dire de prêter aussi ton corps...

GUINCANO. — Tandis que lui, ici, il te le glorifie, ton corps, pour une si pure déesse.

TUDA. — Oui et il est en train de me tuer. Mais vous ne savez pas ce que j ' a i suggéré à Garavani pour me venger?

GUINCANO. — De faire une Diane lui aussi. Très bien.

SIRIO, furieux.—Ah! non, non! pas avec toi. Je le lui interdis.

TUDA. — T u as le monopole de la déesse Diane. SIRIO. — Pendant que je suis en train de travailler

avec toi, oui; je le lui défends d'autant plus que tu le lui as suggéré.

TUDA. — Mais c'est tout autre chose... SIRIO. —Justement, ce serait une horreur et prends

garde que je ne le tolérerai pas. TUDA. — Sais-tu que tu deviens insupportable ?

Pensez donc, maître, une Diane gentiment assise le coude sur la cuisse.

SIRIO. —Tais-toi. TUDA. —Très commode comme pose, la tête

comme ça (elle appuie sa joue à sa main), qui est occupée à regarder un beau jeune homme, Endymion endormi, moitié vert, moitié violet au milieu des brebis — un amour!

Elle éclate de rire. SIRIO. —Je l'étranglerais. TUDA. — T u es jaloux? Mais quand un artiste

veut un modèle pour lui tout seul, tu sais ce qu'il fait ? Il l'épouse, mon ami. (A un regard dédaigneux de Sirio.) Pourquoi? Tu te trouverais déshonoré? Il y en a d'autres qui l'ont fait et avec des femmes qui ne va­laient pas un ongle de mon pied.

SIRIO. — Combien donne-t-il ? TUDA. — Garavani ? La pose, rien de plus. SIRIO. — Mais il me semble qu'une de ses fameuses

clientes ferait aussi bien son affaire.

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DIANE E T T U D A 117

TUDA. —« Une de ses fameuses clientes... » Puisque je te dis qu'il fera aussi le portrait de ton amie. D'ail­leurs, il a bien pu me voir en Diane comme toi-même.

SIRIO. — Ne le dis pas, je t'en prie. TUDA. — Un corps comme le mieii... SIRIO. —Je te donnerai le double, le triple, le qua-

• druple, cinq fois plus pour que tu cesses cejeu! Je te dis que je ne le supporterai pas.

TUDA. —Alors, épouse-moi. • SIRIO. —Assez.

TUDA. — Faudrait voir, mon cher, si je voudrais, moi, t'épouser.

GUINGANO. -— Non, bien sûr, tu ne dois pas. TUDA. — En attendant, c'est lui qui ne veut pas

de moi. Je n'ai donc pas besoin de faire la difficile. Allons, mon ami, au travail. D'ailleurs, je te l'ai déjà fait comprendre de mille manières, tu me paies mieux

?ue les autres, mais je n'aime pas travailler avec toi. Elle retourne derrière son rideau et reprend la pose. On

revoit l'ombre gigantesque sur le mur du fond.) Papa Guin-cano, aidez-moi à comprendre ce qu'il veut faire de cette expérience.

SIRIO. — Plus haut, le bras! TUDA. — Gomme ça? SIRIO. — Parfait. TUDA. —Vous dormez, maître? GUINGANO. —Je fume. Je vois ton ombre» TUDA. —Je suis belle? GUINGANO. — Oui, belle... morte. TUDA. — Gomment, morte ? SIRIO, hurlant. — Ne bouge pas. TUDA. — Il dit que je suis morte... GUINGANO. —Justement, parce qu'il te veut ainsi,

immobile. TUDA. — A h ! quel cauchemar cette ombre. Il ne

manquait que ce supplice. La lumière derrière, et l'ombre de la statue devant.

GUINGANO. —De ça aussi, je te vengerai mais je n'ai pas encore trouvé la matière,

TUDA.—-Quelle matière? GmNGANO. — Une matière ardente, une cire ma»

gique qui eoïilera à Fktérieuf ée toutes ta statues

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pour les faire changer d'attitude et les bouleverser. SIRIO. —Allons, assez. Tu bouges sans cesse. Ha­

bille-toi et va-t'en. TUDA. — Pardon. J'ai imaginé les têtes que feraient

les statues si elles se sentaient doucement changer d'at­titude. Regarde, là dans l'ombre, comme ça, comme ça, comme ça. (Elle bouge lentement.) Sans cesser d'être statues et pourtant sans pouvoir être vivantes.

GUINCANO. — Non, vivantes, vivantes. Alors, seu­lement, je redeviendrais sculpteur.

SIRIO. — Le miracle de Pygmalion, GUINCANO. — Pouvoir leur donner avec la forme,

le mouvement, et les engager après les avoir sculptées, sur une route royale, au soleil où elles avaient seules le droit d'aller, d'aller, d'aller toujours en rêvant de vivre loin, hors de la vue de tous, en un lieu de délices qui ne se trouve pas sur terre, leur vie divine.

T U D A , qui est déjà descendue de son socle et a rends son kimono, écarte le rideau et court vers Guincano, — A h ça, par exemple, seul papa Guincano pouvait l'imaginer, cette fois, je vous embrasse pour de bon.

Elle l'embrasse.

G U I N C A N O , se dégageant, sombre. — N o n ! • TUDA, avec surprise. —Vous ne voulez pas? GUINCANO. —Je n'aime pas, non. TUDA. — Que je vous embrasse ? GUINCANO, montrant Sirio. — Embrasse-le, lui. TUDA. — Merci. J'embrasse qui je veux, moi. GUINCANO. —Mais pas pour moi, folle ! C'est pour

toi. Tes lèvres... TUDA. — Qu'est-ce qu'elles ont mes lèvres ? (Elle

les montre en tendant son visage.) Quand elles ne rient pas, voilà comment elles sont.

Elle reste un moment immobile dans la même attitude.

GUINCANO. — Mais regarde-les, regarde-les. (Et comme Tuda éclate de rire de nouveau, il la montre à Sirio.) Tiens, regarde-les.

T U D A , changeant encore d'attitude} furieusement exci-dés» — Mais enfin.

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DIANE ET T U D A " 9

GUINCANO. — Fais-en une statue maintenant. Elle n'est qu'un frémissement continu de vie; d'une minute à l'autre, c'est une autre femme.

SIRIO. — Bien, et si tu ne la fixes pas dans un geste qui l'exprime, qu'est-ce qu'elle est? Rien.

TUDA. —Comment? C'est moi qui ne suis rien? G U I N C A N O . — De la vie, de la vie. SIRIO. — Qui passe. GUINCANO. —Justement. SIRIO. — Aujourd'hui, ce n'est plus celle d'hier,

demain, ce ne sera plus celle d'aujourd'hui. A tout instant, différente, de toutes ces vies. J'en fais une seule : celle-là. (Il montre la statue.) Pour toujours.

TUDA. — Merci. Une statue. GUINCANO. — Une et pour toujours. Elle ne bou­

gera plus. SIRIO. — C'est là le but de l'art... GUINCANO, soudain d'une voix forte. — ...et de la

mort qui fera de toi comme de moi une statue, sur un lit ou dans la terre quand tu y seras couché raide.

TUDA, presque chantant et dansant. — Vivante. Les yeux, la bouche, les bras, les jambes, les doigts, voyez, je les bouge et ceci est ma peau, sentez comme elle est chaude.

SIRIO. — Mais que: rapport? Vivante? c'est la statue qui doit l'être e< non pas toi. Et sa matière, c'est le marbre non pas ta chah vivante.

T U D A . — Pourquoi as-tu besoin de moi, alors? SIRIO. — Pour me servir. C'est moi que tu aides

et non la statue. GUINCANO. — Et ça ne te gêne pas ? SIRIO. —Et qu'est-ce qui me gênerait? GUINCANO. — Qu'elle se façonne peu à peu, presque

en dehors de toi et non comme tu voudrais mais comme elle se veut elle-même — toute différente de l'image que tu t'en étais faite d'abord si bien que tu dois, pour ne pas te sentir vaincu, lutter avec cet arnas de glaise encore informe mais en lui-même vivant.

SIRIO. — Oui, c'est vrai. GUINCANO. — Eh bien, quand tu arrives à impri­

mer à cette glaise l'image que tu avais conçue, la vie de cette image §e Sss là, suspendue, sans mouvement^

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toute composée. Et tu n'éprouves pas le même trouble que devant la mort, comme devant quelqu'un qui était vivant il y a à peine quelques minutes et qui maintenant est immobile devant toi.

TUDA. — C'est vrai, oui. GUINCANO. — Et le trouble devient de l'horreur

en pensant à ce qui arrivera d'ici peu. SIRIO. —-Tandis que devant une statue... GUINCANO. — Le trouble devient de l'admiration

parce que la statue est belle. SIRIO. —Vivante — et elle ne mourra plus! GUINCANO. — Mais que parles-tu de vie : vivre

signifie mourir à tout moment, changer, se transfor­mer à toute heure ; et la statue ne meurt pas mais elle ne change plus. Morte pour toujours là dans un geste de vie. La vie c'est toi qui la lui donnes situ la regardes un moment. Moi, je ne peux plus regarder les sta­tues; j 'en ai l'horreur. Ah! merci, être immortel de cette manière ! (il saisit Tuda par le bras et la secoue) et non plus vivante, vivante comme toi.

SIRIO. — Veux-tu savoir comment je traduis tout ce que tu viens de dire : tu pleures sur ta jeunesse qui n'est plus. Tu hais les statues parce que tu commences à sentir que, comme elles, tu ne peux plus bouger.

Guincano surpris par cette remarque se tourne et le fixe avec colère et stupeur à la fois. On frappe à la porte.

TUDA. — A h ! c'est sans doute Garavani, SIRIO, reconnaissant la manière de frapper. —Non.

Ayez la bonté de passer à côté une minute.

Il indique de se retirer derrière le rideau, Guincano et Tuda obéissent. Sara Mendel entre en costume d'amazone. Brune, hardie, ambiguë, très élégante, près de trente ans.

SIRIO. — Doucement, je te prie. SARA. — Tu travailles encore? S I R I O . — Elle va partir. Mais il y a quelqu'un

d'autre. Ce n'est pas possible,, SARA. — Qui d^autre ? Sœio, — Guiasênoa

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DIANE ET T U D A Î2I

SARA. — Ah, très commode! Est-ce que je ne pour­rais pas, moi aussi...

SIRIO. — Quoi donc? SARA. — Te voir travailler. SIRIO. —Je t'ai déjà dit que non. SARA. — C'est curieux; elle veut bien se montrer

nue à un homme mais pas à une femme. SIRIO. — Viens... ici, dans le jardin. SARA. — Laisse-moi la voir. SIRIO. •— Viens, je te dis. SARA. — Non, non, reste. Moi, je m'en vais, con­

tinue à travailler : mais je crois bien, pas pour long­temps. Caravani devait venir la chercher à midi.

SIRIO. — Oui, je te l'ai dit, elle est sur le point de partir.

SARA. •— Tu savais qu'elle est avec Caravani? SIRIO. — Que veux-tu que cela me fasse "avec qui

elle est. SARA. — Et que Caravani, depuis une semaine,

me fait la cour, tu le sais? SIRIO. —Je le vois. SARA. —Qu'est-ce que tu vois? SIRIO. — Que tu es habillée comme pour le por­

trait qu'il veut faire de toi. SARA. — Ah ! qui te l'a dit ? Elle ?

Signe de tête vers Tuda.

SIRIO. — Puisqu'elle est avec Caravani. SARA. — Mais c'est Caravani qui m'a demandé de

faire mon portrait. Vous parlez donc de moi en tra­vaillant ?

SIRIO. —Tais-toi. Sortons, veux-tu? SARA. —Je pourrais à mon tour te faire savoir que

c'est elle qui a conseillé à Caravani... SIRIO. — Oui, de faire une Diane, lui aussi. Et ça,

c'est Caravani qui te l'a dit tout en te faisant la cour. Ce qui veut dire que vous deux aussi vous parlez de moi.

SARA. — Oui, en effet, pendant qu'il me fait la cour.

SIRIO. — Il faut qu'il cesse, tu sais, S Â B A . — Quoi dosa? de me faire la cour?

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SIRIO. — Ças non; ça le regarde, il peut faire ton portrait tant qu'il voudra, mais qu'il me laisse mon modèle pour le travail.

SARA. — A h ! tu voudrais... SIRIO. —Je ne veux rien, je veux travailler.

On entend frapper à la porte entr'ouverte*

L A VOIX DE GARAVANI. — O n peut entrer? SARA. — A h ! le voilà. Entrez, entrez, Garavani. GARAVANI, près de quarante ans, brun, élégant. En

entrant, il ne s'attend pas à trouver Sara dans l'atelier de Sirio.—Oh! bonjour, madame.

SARA. — Vous arrivez à point. GARAVANI, saluant Dossi. — Cher Dossi. (A Sara.)

J'arrive à point? Pourquoi? SARA. — Nous parlions de votre modèle. GARAVANI. — Elle est encore là? SARA. — Me voici (elle montre son costume d'aman

Zone) comme vous me voulez. GARAVANI, se troublant devant Dossî. — Ah ! mais... SARA, vite, pour le mettre à l'aise. — Il le sait, votre

modèle le lui a dit!... J'étais venue l'inviter à se pro­mener à cheval avec moi, il dit qu'il veut travailler. Si vous voulez m'accompagner, je suis prête.

GARAVANI. —Gomment donc? Très heureux. SARA. — A condition que vous lui laissiez son

modèle. C'est un échange. (A un geste étonné de Gara­vani.) Il veut bien, il veut bien. Et je veux bien aussi! Allons!

Elle fait le geste de l'entraîner.

SIRIO, indigné.—Non! Attends^ Garavani. (Appc lant fort, avec rage.) Tuda!

TUDA, de derrière le rideau. —-Tout de suite, me voici. Je me rhabille.

SARA. —Mais non!... Venez, Garavani. GARAVANI. — Gomme vous voudrez ! SARA. —Venez aussi pour me faire plaisir. GARAVANI. — Mais je ne voudrais pas...

, SARA. —Mais puisque je vous dis qu'il veut bien. (Tournée sers le rideau.) Maître, je sais que vous êtes

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DIANE ET TUDA 123

ici, retenez-la-lui. (A Caravani.) Allons! allons! (Voyant sortir Guincano de derrière le rideau.) Au revoir, maître.

Elle entraîne Caravani et sort en riant.

SIRIO, frémissant de colère. — A h ! quel dégoût. C'est ne pas me connaître du tout.

// sort furieux après les deux.

TUDA, sortant du rideau déjà tout habillée et son cha­peau sur la tête. — Qu'est-ce qui arrive ?

GUINCANO. — Elle a enlevé Caravani. TUDA. —Et lui, comme un idiot, court après! GUINCANO. — Ce n'est pas un idiot. TUDA. — Mais vous n'avez pas vu que dès qu'il a

entendu frapper, il a tout de suite reconnu que c'était elle.

GUINCANO. — Il a sans doute l'habitude de sa façon de frapper.

TUDA. — La preuve, c'est qu'il s'est précipité pour la rejoindre.

GUINCANO. — Oui, mais en disant entre ses dents : « Quel dégoût! »

T U D A . ,— Parce qu'il s'est aperçu qu'elle a voulu lui faire une rosserie. Quand elle a parlé d'échange, il m'a tout de suite appelée pour que je parte avec Caravani.

GUINCANO. — Elle est peut-être jalouse de toi. TUDA. — D e moi? Oh! par exemple! GUINCANO. — Elle est stupide... TUDA, avec orgueil.—Et pourquoi stupide? (sous-

entendant : ne pourrait-elle être jalouse de moi ?) GUINCANO. — Stupide parce qu'elle ne comprend

pas pour quelle raison, il la néglige. Elle le voit si acharné à son travail qu'elle doit croire que ce n'est pas pour le travail mais pour être avec toi.

TUDA. — Elle vient le chercher tous les jours à cette heure-ci.

GUINCANO, pensif. — Puisqu'il a pu dire de moi... TUDA, croyant qu'il parle de Sara. — Quoi donc, je

n'ai pas entendu. GUINCANO. — Que je hais les statues..* T U D A . — C'est lui qui l'a dit d'abord. ; . •

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GUINCANO, — Il n'est pas stupide, lui. TUDA. •— Parce que vous êtes vieux ?... GUINCANO. — Parce que bientôt, comme elle, je

serai immobile. Il a raison. Ces mains durcies! ce visage ! (Il palpe tout son corps avec dégoût.) Toute cette forme ! Tu ne peux pas comprendre.

TUDA, triste, avec une tendre compassion qui lui fait fermer les yeux mais avec un sourire pourtant malicieux. — Mais si, je comprends.

GUINCANO. — Non. (Il la regarde farouche, mena­çant.) Que comprends-tu?

TUDA, s'approche, affectueuse. — Que vous souffrez... mais non de ce que vous dites.

GUINCANO. — Moi ? TUDA, insistant avec malice. —Non pas que ce que

vous dites soit faux. Mais votre sentiment est tout autre. GUINCANO. — Tout autre ? T U P A . — Oui, un autre sentiment que vous ne

voulez pas exprimer. GUINCANO. —Je dis... TUDA. — Oui, des choses qui, comprises comme je

les comprends, ne sont plus vraies. GUINCANO, après l'avoir regardée, étonné. — Qu'est-ce

que tu vas chercher? TUDA. —Je peux faire semblant de n'avoir aucune

pensée, par habileté. J'ai affaire avec les artistes. Je fais semblant de parler par hasard. Je tourne un peu la tête sans en avoir l'air, je baisse la tête, je lève la tête, je tends légèrement une main; je me garde bien de faire croire que c'est moi, modèle, qui donne des idées. Non. J'ai dit au contraire une bêtise; j 'a i fait un geste (comme ça), l'idée en eux a germé et ils en sont tellement sûrs qu'ils me le disent : « Tu sais je suis en train de penser que le geste... » Ou bien : « Ne dis rien, il me vient à l'idée de... » Et moi, grave : « Quel geste? » ou bien :« Qu'ai-je dit? » Il faut bien s'y prendre de cette façon avec certains. Avec certains autres, non. Avec celui-ci, non, par exemple.

Allusion à Sirio.

GuiNGÂHQj, somhr», — O a sait bien ce qu'il veuts eei«i4à8

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DIANE ET T U D A Ï25

TUDA. — Et vous croyez vraiment qu'il fera...? GUINCANO. —Une statue? Lui, oui. Une vraie

statue ! T U D A , comme malgré elle. — Il ne vous ressemble pas

du tout. GUINCANO, après un regard. — Pourquoi dis-tu cela? TUDA, vite mais embarrassée. — Pour rien... Il ne res­

semble pas aux autres, il n'a presque pas l'air d'un artiste.

GUINCANO, avec un sourire triste. — Peut-être as-tu entendu dire, toi aussi? Non, non. Il ressemble à son père, au contraire, volonté froide et dure.

TUDA. — On dit que son père l'a abandonné. GUINCANO. — Tout petit, oui. Après la mort de sa

mère. Il est parti au loin faire fortune. TUDA. — Et vous l'avez connu tout petit? GUINCANO, distrait. — Sa mère, oui, c'était une

femme vraiment vivante! comme je n'en ai plus ren­contré.

TUDA. — Et cet unique plâtre que vous avez épar­gné dans votre destruction, c'est son portrait. Quand elle était jeune?

GUINCANO. — Oui. TUDA. — Comme elle devait être belle! GUINCANO, sur un autre ton. — Quand j'écoute les

gens parler, quand je regarde, que je vais dans quelque réunion, dans les mots que j'entends, dans ce que je vois, dans le silence des choses, je redoute tou­jours qu'il puisse y avoir quelque chose à moi inconnu, comme un univers à moi étranger, que mon esprit risque de ne pas comprendre et je demeure avec un malaise comme si, d'avoir pu y pénétrer, ma vie se fût ouverte à des sensations nouvelles, à un monde nouveau. Celui-ci au contraire, avec ses œillères, ne sent, ne voit rien : il veut une seule chose...

TUDA, songeuse. — Si, vraiment, il est si riche!... GUINCANO, rêveur. — Quand la vie ne demeure pas

ouverte à tout. TUDA. — Vous croyez vraiment qu'il fera ce qu'il

dit. GUINCANO. — Il est capable de le faire. T U D A . — Mais cette dame...

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GUINCANO. —Je crois qu'elle compte bien peu pour lui.

TUDA. — Ah non ! ça je ne le crois pas. Bien que, s'il peut dire que la statue finie...

GUINCANO. — Mais ce n'est pas là ce que tu voulais me dire?

TUDA. — C'est vrai. Je voulais dire...

A ce moment, par la porte restée ouverte, entrent deux vieilles femmes, elles sont sœurs : Judith et Rose. On les appelle les Sorcières : habillées comme des caricatures avec des rubans et des nœuds dans leurs cheveux laineux. Elles entrent comme des aveugles à la recherche de la chaleur du poêle.

JUDITH. — On peut entrer? TUDA. — Qui est là? Ah! c'est vous? ROSE, à Judith. — Tu vois bien qu'ils ont fini depuis

longtemps. (A Tuda.) Où est monsieur? TUDA. — Il doit être dans le jardin. Vous ne l'avez

pas vu? JUDITH. — Non. ' TUDA. — Alors, je ne sais pas. Il ne peut pas être

bien loin. Il est sorti comme il était, avec sa blouse. ROSE, à Tuda.—Tu sais qu'il nous a toujours laissées

entrer. JUDITH. — Pour que nous profitions de ce qui reste

de feu dans le poêle. ROSE. — S'il est encore allumé. TUDA. —Je ne sais pas s'il reste du feu. Allez voir. G U I N C A N O , à Rose qui se dirige vers le rideau. — Rose,

viens un peu. ROSE, sombre et maussade. — Qu'est-ce que tu veux,

toi? GUINCANO. — Viens. (A Tuda.) Tu dis que je ne

suis pas vieux? (Il prend Rose par le bras.) Viens là devant.

Il la force à s'asseoir sur ses genoux.

ROSE.—Pourquoi? Laisse-moi! GUINCANO. —Je veux me regarder. (A Tuda péri*

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DIANE ET TUDA 127

dont que Judith ricane.) Tu sais? Trois ans ensemble, nous deux!

TUDA, étonnée, souriante. — A h ! avec elle? ROSE. — Oui, avec moi! Qu'est-ce que tu as à dire? G U I N C A N O , toujours avec Rose sur ses genoux, tandis que

Judith continue à ricaner horriblement. — Il y a trente ans ! ROSE. — Nous étions les plus belles à notre époque. J U D I T H , toujours ricanant et faisant le geste de relever

sa jupe. — Peaux de satin, les nôtres, même mainte­nant.

ROSE, se tournant vers Tuda. — E t toi, à mon âge... JUDITH. — Tu seras une vieille marmite cassée. TUDA. — Mais je ne vous ai rien dit, moi. GUINCANO. — Quel miroir! ROSE. — C'est à moi que tu parles de miroir? GUINCANO. — Non, c'est de moi-même que je parle. JUDITH, à Tuda. — E t il en était jaloux, lui! Et

c'est elle qui Fa plaqué. Oh! tu sais,pour se mettre avec quelqu'un de beaucoup mieux que lui.

GUINCANO, de la porte, riant 1 — C'est vrai, oui, c'est elle qui me quitta. (Puis se rembrunissant.) Souviens-toi de cela pour ce que tu voulais me dire.

T U D A , après un moment de réflexion. — J e m'en vais aussi. Vous le lui direz dès son retour, que je l'ai attendu.

Elle se dirige vers la porte et va sortir quand Sirio rentre, sombre.

SIRIO. — Tu t'en allais ? J'ai à te parler. TUDA. — Il faut maintenant que je m'en aille. Il

est déjà tard. SIRIO. — Tu resteras ici. Je ferai ce que tu m'as

demandé. TUDA. — Tu feras... SIRIO. — Oui, ce que tu as dit : je t'épouserai» TUDA. — Par exemple. Tu deviens fou ? SIRIO. — Non, je suis très calme. TUDA. — Tu m'épouses ? SIRIO. — Pour tsobliger à rester seulement mon

modèle. TUDA. — Ah non! si c'est par dépit, merci bien. Je

ne veux pas.

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ÏS8 T H É Â T R E DE P I R A N D E L L O

SIRIO. •— Pourquoi par dépit? TUDA. — Tu t'es disputé avec ton amie. Non! non! SIRIO. — Qui t'a dit que je me suis disputé ? TUDA. —Je vous ai entendus. Je ne veux pas être

mêlée à ça. Elle est partie avec Garavani. SIRIO. — Mais pas du tout.. TUDA. — Parce qu'elle est jalouse de moi. SIRIO. — Finis, voyons ! TUDA. —Jalouse, oui, jalouse. Le maître l'a dit,

aussi. SIRIO. — Gesse, je te dis. Ne me parle pas de cette

dame. T U D A . — A h , non? attends! Et quelles sont tes

intentions? Nous devons en parler, au contraire. SIRIO. —J'entends que chaque jour, dès que tu

auras fini de me servir, pour mon travail, tu retrouves ta liberté entière.

TUDA. — A h oui! entière? SIRIO. — Oui, tu vivras comme il te plaira. TUDA. — Etant ta femme ! SIRIO. — Mais non, pas ma femme! TUDA. — Mais puisque tu m'épouses, tout le monde

saura... SIRIO. — Quoi donc ? TUDA. —Je porterai ton nom. Je serai madame

Dossi. Non ? Tu vois, cela te fait un certain effet. SIRIO. — Mais non, aucun effet. TUDA. — Tout de même, la femme du sculpteur

Dossi. C'est ton nom qui t'importera, pas moi. SIRIO. — Ni l'un ni l'autre. Tout le monde saura

comment et pourquoi je t'ai épousée. Au contraire, plus je te laisserai profiter de ta liberté et plus il appa­raîtra clairement pourquoi je t'ai épousée. D'ailleurs, je dois seulement finir ma statue.

TUDA. — Puis te tuer. Nous savons. Rien ne t'inté­resse plus en dehors de cela. Et je me dis que si c'est vrai, il faudra aussi nous entendre.

SIRIO. — Mais oui, nous nous entendrons sur tout, ne t'inquiète pas. Tu feras, de toutes façons, une excellente affaire, sois-en sûre.

TUDA. — Une affaire! Ce n'est pas seulement uns affaire.

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DIANE. ET T U D A sag

SIRIO. — Uniquement! Et ton corps seulement pour servir mon travail.

TUDA, après un moment de réflexion. — Et j'habiterai... ici dans ta maison ?

SIRIO. — Oui, à l'étage au-dessus. Tu auras tout l'étage. Je te dis de ne penser à rien. Tu auras tout ce que tu voudras.

TUDA. •— Et qu'en pensera-t-elle ? SIRIO. —Je t'ai dit de ne pas m'en parler. TUDA. —Je voudrais au moins savoir si elle le sait!

Vous êtes déjà d'accord? SIRIO. —Je fais ce que je veux. TUDA. — Tu seras libre aussi de ton côté ? SIRIO. —Naturellement. T U D A . — Avec elle. SIRIO. — Assez ! je dis. TUDA. — Je voudrais être sûre que ce n'est pas par

dépit, tu comprends. SIRIO. — Pourquoi, par dépit? C'est elle qui vou­

drait par point d'honneur que je ne travaille plus avec toi. Elle fera tout pour que tu ne viennes pas ici.

TUDA. — A h ! oui. C'est pour cela que j ' y viendrai, même si tu ne m'épouses pas.

SIRIO. — Tu ne la connais pas; elle pourrait trouver le moyen de t'en empêcher. Et puis, peut-être que toi-même... Mais étant donné que l'acte de mariage n'aura pour moi d'autre signification que celle du travail et aucune valeur...

TUDA. — Tu te fâcheras avec elle ? SIRIO. — Si jamais je le fais, ça me regarde. TUDA. — Et si l'ayant fait à cause de moi... SIRIO. — Non pas à cause de toi. Je le fais parce que

je le veux. TUDA. — J'aime mieux ça, mais si tu devais le

regretter. SIRIO. —Je n'aurais pas le temps de le regretter,

ne crains rien. TUDA. —Je devrai donc servir uniquement pour

ta statue? SIRIO. —Travailler avec moi seul et pour ma statue.

• TUDA. — Tu m'épouses pour ça ? a 9

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T H É Â T R E DE P I R A N D E L L O

SIRIO. — Pour cela et pour que tu ne serves plus de modèle à personne. Tu acceptes?

TUDA, elle le regarde longuement, puis d'un air de défi. — N'oublie pas que je suis vivante!

SIRIO. — Oui, pour toi. TUDA. — Et tu ne penses pas que... SIRIO. —Que? TUDA. — Rien, pour faire une supposition, à force

d'être auprès de toi, il pourrait naître en moi... SIRIO, ironique. — L'amour ? TUDA. — Non, mais un désir de toi. SIRIO. —Jusqu'ici tu n'as jamais rien éprouvé. TUDA, baissant les yeux. — Qu'en sais-tu ? SIRIO. —Je ne m'en suis jamais aperçu. TUDA. — Parce que je te savais pris ailleurs. SIRIO. — Il faut que tu t'enlèves ces idées de la tête.

Tu dois comprendre que si avant ce jour la chose pour un moment eût pu se produire...

TUDA. —• Ça aurait donc pu se produire? SIRIO, impassible. — Gela devient impossible à partir

d'aujourd'hui. TUDA. —Parce que je deviens ta femme pour de

bon, ah oui. (Elle réfléchit à ce qu'elle a dit, puis avec un sourire léger et triste, elle s'écrie.) Eh oui, eh bien, j 'ac­cepte. Je veux voir ce que ça donnera. J'avais dit ça en l'air. J'ai mon père à Anticoli, mes sœurs...

SIRIO. —Je ne veux connaître personne. TUDA. — Non, je pense que... (Elle s'arrête, regarde

l'espace avec des yeux joyeux et un sourire de vague satisfac­tion sur les lèvres.) Au village, en grande dame. La maison sera belle, le jardin. Et moi... (Elle regarde Sirio qui se tourne vite pour éviter le regard.) Je ne dois même pas te regarder? (Elle quitte brusquement son chapeau.) Bon, montons ! Tu verras comme je te ferai vite finir ta statue. (Tout en défaisant sa robe, elle se dirige avec Sirio vers le rideau. Avant de disparaître, elle s'arrête un peu.) Ah! regarde, les sorcières sont là. (De derrière le ri' deau.) Allez, allez, dehors.

SIRIO. — Mais non, laisse-les pourvu qu'elles se taisent.

TUDA, revenant avec Judith et Rose, les menaçant avec la

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DIANE ET TUDA 131

longue épingle de son chapeau et riant. — Non, allez, dehors, dehors.

JUDITH. — Ne pique pas. Oh ! tu es méchante. ROSE. — Mais vois donc, c'est elle qui nous chasse. TUDA. — Oui, moi. Vous n'avez pas entendu qu'il

m'épouse? JUDITH. — Eh, nous avons entendu, oui. TUDA. —Je suis donc la maîtresse ici. Allez, sortez.

Je vous montrerai, moi, vieille marmite. SIRIO. — Laisse-les donc tranquilles. JUDITH. —Nous resterons par là. SIRIO. — En silence. ROSE. — Oui, sans même souffler. T U D A , rire. En courant vers le rideau, elle disparait de

nouveau et un moment après elle remonte nue et joyeuse sur le socle. •*— M e voici.

L'ombre réapparaît. Les vieilles regardent troublées*

Rideau.

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ACTE DEUXIÈME

he lieu de la scène est celui de l'acte I.

Au lever du rideau, Tuda, en robe du soir très élégante, se mire dans une glace que lui pré­sente la jeune fille accompagnant la couturière qui est en train d'agrafer la robe. Derrière elle, la modiste, suivie d'une jeune ouvrière qui porte un grand carton plein de chapeaux et de fleurs artificielles.

La couturière a apporté d'autres étoffes pour le choix d'une autre robe. Sirio est derrière le rideau attendant la fin de l'essayage.

TUDA. — Non, non. Je ne l'aime pas, mais pas du tout.

L A COUTURIÈRE. — Mais elle vous va si bien, ma­dame.

TUDA. — Pas du tout. Ça ne donne absolument pas ce que j'attendais.

L A COUTURIÈRE. — Pourtant, j ' a i suivi exactement toutes vos indications, madame.

TUDA. —Je n'ai pas dit que je voulais tout ce jais! L A COUTURIÈRE. — Mais ça fait si riche, madame.

C'est une splendeur, vraiment. TUDA. — Trop splendide, c'est ce qui me déplaît.

Non, non, je l'ai assez vue, dégrafez, dégrafez. L A COUTURIÈRE. — Mais pourquoi gaspiller ainsi

tout ce travail? Attendez, on pourra peut-être l'ar­ranger!

TUDA. —Que voulez-vous arranger? Non, je n'en aime plus rien, ni la forme, ni la couleur, et elle me va très mal.

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DIANE ET T U D A 133

L A COUTURIÈRE. —Je vois bien aussi quelques pe­tits défauts mais très petits et très remédiables. Ce n'est pas tout à fait ma faute, croyez-moi, vous avez, madame, excusez-moi, un peu...

TUDA. — Comment ? L A COUTURIÈRE. —- ...maigri! T U D A . — M o i ? L A COUTURIÈRE. — Oui, depuis la dernière fois. TUDA. — Est-ce possible ? En si peu de jours ? L A COUTURIÈRE. — Mais oui, croyez-moi. TUDA. —Je me porte très bien. L A COUTURIÈRE. — Oh! je ne dis pas le contraire.

Un corps merveilleux. TUDA. — Diable, je suis modèle. (Sans insister, avec

un sourire.) Vous m'appelez madame. L A COUTURIÈRE. •— Comment devrais-je vous ap­

peler? TUDA. — Madame... le modèle (tout le monde sait

que je suis madame parce que modèle). Mais c'est vrai, je me sens un peu fatiguée.

L A COUTURIÈRE. — Voilà, et alors, le gris sans vos belles couleurs...

Elle lui a enlevé la robe et Tuda est en com­binaison de soie rose.

TUDA. —Je ne peux plus me supporter dans cette robe.

L A MODISTE. — Oui, certainement, elle vous pâlit un peu.

TUDA. — On n'y pense pas... Comme on peut se faner vite... et moi... (Elle éclate de rire en pensant qu'elle n'a été épousée que pour servir de modèle.) Et si elle n'allait plus pouvoir... Ce serait drôle! Il est certain que si nous continuons cette vie.

Ces derniers mots à très haute voix pour que Sirio entende et comprenne.

L A COUTURIÈRE. — Oh ! ce n'est peut-être qu'un ;nalaise passager.

T U D A , se regardant longuement au miroir. — Mais c'est vrai, je ne m'étais pas bien regardée... J'ai beaucoup maigri.

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ï34 T H É Â T R E DE P I R A N D E L L O

L A COUTURIÈRE. — Souvent, il suffit d'une robe pour s'en apercevoir. Et pour nous autres coutu­rières, les clientes ne devraient jamais essayer si elles ne sont pas en parfaite santé,

L A MODISTE. — Tout va mal quand elles ne sont pas contentes de leur gentil minois,

L A COUTURIÈRE. '•—Alors? (Elle montre la robe gui est encore sur son bras.) Vous ne. voulez; pas que j'essaie de l'arranger? •

TUDA. — Non, ne m'en parlez plus. Vous avez ipporté des étoffes?

L A COUTURIÈRE. — Oui, beaucoup, Les voici. T U D A . — V o y o n s . Mais quelles couleurs? L A COUTURIÈRE. —- La mode de cette année, TUDA. — Vous n'auriez pas un mauve ? L A COUTURIÈRE, —- Le mauve ne m porte guère

cette année. TUDA. — Mais c'est une couleur qui me va bien. L A COUTURIÈRE. -— Ce n'est vraiment pas à la

mode. TUDA. —- Mais, pour moi-même, c'est moi qui fais

la mode. (Elle trouve une étoffe mauve,) En voici, du mauve. Tenez, combinez tout de suite, drapez l'étoffe sur moi. (Elle met l'étoffe contre son visage.) Ça me plaît.

L A COUTURIÈRE. — Oui, la couleur vous va très bien.

L A MODISTE. — A ravir. TUDA, —Je m'habille à ma manière, (Elle se drape.)

Sans festons ni garnitures, simple, très simple. Et pas trop décolleté. Voilà. Comme ça. Epinglez.

L A COUTURIÈRE. — C'est vraiment une joie que d'habiller un corps comme le vôtre.

TUDA, — Condamné à toujours se déshabiller ! Il faudrait maintenant trouver une dentelle.

L A COUTURIÈRE. — Une dentelle ? TUDA. — La dentelle n'est pas non plus à la mode ? L A COUTURIÈRE. —Si vous regardez les catalogues... TUDA, —-Je ne les regarde pas, J'en veux, que ce

soit ou non la mode. Vous n'en aveg pas apporté? L A COUTURIÈRE. —< Non, madame. TUDA. — Peu importe. J'en ai là-haut des tas, (Se

tournant vers la jeune ouvrière.) Voulez-vous manier

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DIANE ET TUDA ï35

(elle montre la porte à gauche) jusqu'au deuxième; la femme de chambre vous les donnera; elles sont dans le tiroir de l'armoire à droite dans ma chambre. (La jeune fille monte.) Attendez. Demandez-lui aussi la cape d'hermine. (A la couturière.) Nous verrons comment ça va. (A la jeune fille.) Faites vite.

L'ouvrière se dépêche. Sirio sort de derrière son rideau.

SIRIO. —Encore à essayer? TUDA. — Prends patience. Une robe impossible. SIRIO. — Mais non, je dis que si tu devais perdre

tout ce temps, tu pouvais monter chez toi, essayer et choisir tout ce que tu voulais sans me faire ici tout ce bazar. Monte, va, cela vaudra mieux pour toi aussi,

TUDA, le regardant avec malice. — Non, mon cher. Pour moi, c'est mieux ici,

SIRIO, comprenant. —Je sais bien que tu le fais exprès. TUDA, prompte. —Je le sais aussi, mais pourquoi en

es-tu agacé? SIRIO, en colère. — C'est pour moi-même que je suis

agacé. TUDA. — Tu as tort. Réfléchis et tu verras que c'est

bon pour toi. SIRIO. —Pourquoi est-ce bon? TUDA. — De provoquer ? SIRIO. — C'est toi la provocatrice? T U D A . — Non. Moi, je me détends. C'est tout. SIRIO. —• Et moi, je suis provocateur? TUDA. — Oui. Et tu ne devrais pas abuser. (Se

tournant vers la couturière.) J'ai eu hier un vertige. J'ai failli tomber (elle indique le rideau) d'un bloc de mon piédestal. (A Sirio.) Elle s'est aperçue aussi (montrant la couturière), tu sais, que je suis fatiguée?

SIRIO. — Mais il me semble que je te l'ai dit, de monter chez toi, et de ne pas revenir prendre la pose si tu ne te sens pas très bien.

TUDA. — Mais non, ça va ! Et je suis plus pressée que toi, crois-moi. Ne trouves-tu pas que cette couleur me va bien?

SIRIO. — Oui, très bien. Je m'en vais, moi alors, là-haut.

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// s'en va agacé par la porte de gauche. Un peu embarrassé.

L A MODISTE. — Les hommes sont impatients. TUDA, capricieuse, se ravisant. — Et alors... je...

(A la couturière.) Donnez-moi cette robe de jais. L A COUTURIÈRE, perplexe, la ressortant. — Pourquoi ? TUDA. — Donnez. Et l'autre ? L A COUTURIÈRE. — L a robe de ville? TUDA. — Vous l'avez apportée ? L A COUTURIÈRE. — Oui, les voici. TUDA. — Donnez-les. Non, plutôt, tenez-la, celle-ci.

(A la modiste.) Et vous, prenez ces étoffes. L A MODISTE, les prenant. — Celles-ci? TUDA. — Oui, oui, aidez-moi. Je veux lui habiller

toutes ses statues. . Rires.

L A COUTURIÈRE. —Les habiller? TUDA. — Oui, vous habillez celle-ci (elle indique

une des statues) avec la robe de ville. L A COUTURIÈRE, riant. — Mais ça ne lui va pas. TUDA. — Peu importe ! Essayez. Plus elle sera laide

et mieux ça vaudra. L A MODISTE, riant. — Et moi, avec celles-ci ?

Elle montre les étoffes.

T U D A . — Drapez les autres ! Faites-vous aider ! Moi, j'habille celle-ci avec la robe de jais. (Rires.) Oui, quel bazar. Le musée des statues habillées à la dernière mode. Ce n'est pas seulement celui qui m'a épousée qui... Voilà que moi aussi je me mets à faire la folle. Regardez donc. C'est magnifique! Regardez celle-ci. Très bien. (A la jeune ouvrière qui rit.) Très drôle. Il faut lui mettre un chapeau. Oui, oui, à toutes, un cha­peau. Sortez les chapeaux. (La jeune fille prend deux chapeaux dans le carton.) Donnez-m'en un. Sortez-en d'autres. Oh! quelles merveilles, regardez! (A l'ou­vrière qui revient avec les dentelles et la cape d'hermine et-demeure un peu interloquée.) N'est-ce pas magnifique Donnez la cape.

L A JEUNE FILLE, riant. — La voici.

Elle la lui tend.

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T U D A . — Là. . . (Elle la met sur la tête de la statue habillée de jais.) Voilà. Très bien. Il la trouvera aussi. Il va crier à la profanation, indigné. Comme si ce. qu'il est en train de me faire n'est pas plus criminel. fe dois être seulement une statue ici. La sœur de celles-là. Eh bien! puisque je m'habille, elles doivent s'habiller aussi.

Rire. L A MODISTE. •— Très bien. L A COUTURIÈRE. —Très juste. TUDA. — Le malheur, c'est qu'elîes — oui — elles

ont l'air plus laides, mais elles ne maigrissent pas comme moi. (A la jeune fille.) Tu as apporté les den­telles ?

L A JEUNE FILLE. — Oui, les voici. Elle les lui tend.

TUDA. — A h , très bien! (A la couturière.) Il fallait en choisir une qui aille comme couleur. Vous avez vu ces dentelles ? Quelle splendeur !

L A COUTURIÈRE. — Elles sont anciennes. TUDA. — Plus belles l'une que l'autre. L A MODISTE. —- Vous avez dû les payer bien cher?

Où les avez-vous trouvées? TUDA. — On me les a apportées. Si vous saviez de

quelle maison elles viennent! Tenez, voyez celle-ci, mise comme ça. Qu'est-ce que vous en dites?

L A COUTURIÈRE. — Oh ! très, très bien, TUDA, à la modiste. — Vous avez apporté des fleurs? L A MODISTE. — Oui, beaucoup. TUDA. —Des fleurs. Montrez.

L'ouvrière présentant la boîte. Les voici. T U D A , cherchant, écartant jusqu'à ce qu'elle trouve. —•

Pas ça, non, ça non plus. Celle-là, oui, épinglée comme ça. Et puis, les autres plus bas.

L A MODISTE. — Oui, très bien. TUDA. — Oui, c'est parfait ainsi. La cape, mainte­

nant. (A l'ouvrière qui a mis la cape sur la tête de la statue.) Demandez-lui la permission de la lui enlever.

La jeune fille va chercher le manteau sur la tête de la statue et le pose sur les épaules de Tuda.

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L A COUTURIÈRE. — A h ! c'est merveilleux, L A MODISTE. —Une reine! S A R A . — E h ?

La couturière et la modiste avec les jeunes ou­vrières, la regardent étonnées.

Tuda continue à se regarder à la glace, im* passible.

TUDA, à la couturière. —- Oui. Ce n'est pas mal. (Puis se tournant vers Sara.) Quel spectacle, hein?

SARA. — Vraiment un spectacle. TUDA. — D e très mauvais goût! Mais c'est voulu,

(A la couturière.) Peut-être un peu plus décolleté ? L A COUTURIÈRE. — Oui, voilà. J'allais le dire. Re­

gardez, comme cela... SARA, après un moment de gêne. — Dossi n'est pas là ? TUDA, à la couturière. — Et peut-être ces fleurs...

(Elle s'interrompt pour répondre à Sara sans la regarder.) Je crois qu'il est monté.

SARA. — Pourtant, il sait que c'est l'heure où je viens le chercher.

TUDA. — C'est vrai. Mais il sait aussi que vous avez maintenant la elé et que vous pouvez entrer quand et comme il vous plaît et que si vous le voulez, vous pou­vez aussi monter.

SARA, vivement. —Je ne suis jamais montée. TUDA, à la couturière. — Il faudra faire vite. La fête

au Cercle est pour samedi. (A Sara.) Excusez-le, ma­dame. Il s'est un peu fâché avec moi parce que j 'a i voulu essayer mes robes ici. Et il s'est sauvé là-haut; il a sans doute pensé que cela pouvait vous déplaire.

• S A R A . — M e déplaire? Pourquoi? TUDA. —Justement, je me le demande aussi pour­

quoi. Il me semble que cela devrait vous faire au contraire un grand plaisir cette folie qui m'a prise de robes, de fourrures, de chapeaux qui lui fait payer cher la sottise de m'avoir épousée. Je rêve de fleuves de soie, au milieu de flots de plumes et de festons. Je vais le ruiner.

Elle rit.

SARA. — Oui, oui, vous avez raison et c'est bien.

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TUDA. —Je serais bien bête, vous ne trouvez pas, si je n'en profitais pas,

SARA. — Elle est vraiment splendide, cette cape d'hermine.

TUDA. — Oui, n'est-ce pas. Il y a plus de trois cents peaux — toutes pareilles. Regardez.

SARA. ~- Oui, très belles. TUDA, — Venues d'une contrée de l'Allemagne. SARA. — De Leipzig sans doute. Il y a un marché

exprès. Et cette dentelle aussi est fort belle. Et la robe sera ravissante,

TUDA, à la couturière. —Nous sommes d'accord? (A Sara.) Je vous montrerai. (Elle se retourne pour cher­cher des yeux la statue en robe de ville.) La voici. (A l'ou­vrière.) Prenez la robe. (L'ouvrière la prend.) Et vous verrez le chapeau que j ' a i fait faire pour porter avec cette robe, (À la modiste.) Vous l'avez apporté ?

L A MODISTE. —Naturellement, et avec beaucoup d'autres, comme vous voyez,

TUDA. — Oui, parce que j ' a i vraiment l'intention de le ruiner.

SARA. — Vous le pouvez sans remords. Il est très riche.

TUDA. <—- Sans remords — ça oui, (Se regardant à la glace dans la robe nouvelle.) Elle va bien, n'est-ce pas ?

L A COUTURIÈRE. — Ça ne pourrait aller mieux. Un corps pareil. Mieux qu'une statue,

SARA. — Elle est parfaite. D'un goût exquis, TUDA. — Le chapeau, vite ? L A MODISTE. •— Le voici.

Elle le lui tend,

T U D A , se coiffant -** Oui, il me plaît. Un peu étrange, mais il va avec la robe,

SARA. — Oui, très bien. Il me plaît beaucoup, TUDA. — C'est moi qui l'ai inventé, N'est-ce pas? L A MODISTE. —Absolument, TUDA. — Peut-être ce nœud ? Non. Ça va. Pour le

prix, il faudra que ce soit impeccable. L A MODISTE. —J'ai toujours fait mon possible, TUDA. — Pour ça, oui. (A la couturière.) Je vous

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recommande la robe, n'est-ce pas, pour dans trois jours. C'est maintenant si simple.

L A COUTURIÈRE. — Soyez tranquille. Vous l'aurez samedi. Au revoir, madame. (A Sara.) Au revoir.

L A MODISTE. —Je viens aussi. (A l'ouvrière.) Prends ces chapeaux et mets-les vite dans le carton. (A Tuda.) Je pensais que vous désiriez en choisir d'autres.

TUDA. — Non, c'est assez pour aujourd'hui. L A MODISTE. — Au revoir. Bonjour, madame. TUDA. — A u revoir.

La couturière et la modiste accompagnées par les deux ouvrières sortent par la porte de droite emportant tout.

TUDA, changeant tout de suite d'expression. •— Parlons entre nous, madame.

SARA. — Avec calme, j'espère. TUDA. —Beaucoup de calme. Vous vous êtes fait

donner la clé d'ici. SARA. — C'était le moins que je puisse prétendre

de lui. TUDA. — De quel droit? Moi,ici, je fais mon métier

de modèle. SARA. — Avec quel luxe ? TUDA, montrant le rideau. —Je dis là : modèle. C'est-

à-dire nue. Ne détournez pas la conversation. Il ne s'agit plus de robes maintenant.

SARA. — Vous en avez fait un tel étalage. TUDA. — A cause de votre supercherie. SARA. — A cause de ma supercherie ? TUDA. — Oui, d'entrer ici en maîtresse sans en

avoir le droit. SARA. — En entrant, je n'ai jamais tourné la tête

même par curiosité derrière ce rideau. TUDA. — Oh ! pour moi, du moment que vous êtes

entrée, vous pouvez aussi passer derrière le rideau : je n'ai pas à avoir honte de vous, faite comme je suis, grâce à Dieu.' Si vous voulez aussi ce droit, je peux vous l'accorder. Mais seulement, vous l'accorder, vous comprenez, parce que ce droit véritablement n'appartient qu'à moi.

SARA. — A vous et à lui, j'espère.

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DIANE ET T U D A 141

TUDA. — Non, à moi seule. Personne ne peut m'obliger à poser devant des étrangers. Vous pou­viez à la rigueur vous faire donner la clé de là-haut mais non pas celle-ci.

SARA. — Or, c'est justement celle-ci que j 'a i voulu. L'autre ne m'intéresse pas.

TUDA. — Vous n'auriez même pas droit à l'autre, d'ailleurs.

SARA. —Même plus à l'autre? TUDA. — Même plus. Je voudrais bien voir ce qu'il

dirait, lui, si malgré les conditions dans lesquelles il m'a épousée, sans aucune obligation de fidélité, je faisais entrer chez moi qui je veux.

SARA. —Précisément, A vrai dire, je vous le ré­pète, je ne suis jamais montée là-haut. La clé d'ici, je me la suis fait donner en conséquence des pactes de votre mariage.

TUDA. — Pour que, même comme modèle, je ne puisse avoir l'air d'être chez moi. Prenez garde, ma­dame, ne me mettez pas au défi. Je pourrais lui impo­ser de ne faire entrer personne dans l'atelier quand je pose.

SARA. — Essayez. TUDA. —Vous me mettez vraiment au défi? SARA. —Je vous dis d'essayer. TUDA. — Vous vous croyez donc si forte et si sûre

de lui. Vous savez pourtant qu'il m'a épousée parce qu'il veut à tout prix finir sa statue ?

SARA. — Il n'est pas absolument indispensable qu'il la termine avec vous.

TUDA. — Puisqu'il m'a épousée pour cela. SARA. — Non, il vous a épousée pour que vous ne

serviez pas de modèle aux autres pendant que vous lui serviez à lui pour sa statue.

TUDA. — C'est bien ça. SARA. — Mais c'est différent. Il ne pouvait sur­

tout supporter que vous posiez chez Garavani pour une autre Diane que vous lui avez suggérée. N'est-ce pas vrai?

TUDA. — C'est vrai. (Elle se tourne brusquement et la regarde.) Que voulez-vous dire ?

SARA. — Rien. (Silence.) Le pauvre Caravani a

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dû planter là sa Diane. Lui aussi s'y passionnait. Pour un certain accord de nuances, il dit, qu'il avait trouvé.

TUDA, — Vous continuez à me mettre au défi ? S A R A . — M o i ? Non. Pourquoi ? TUDA. —Vous savez sans doute que j ' a i invité

Garavani à venir me prendre ici? SARA. — Oui, II me l'a dit lui-même. TUDA. — A h ! c'est lui qui vous l'a dit. Et à quel

propos ? SARA. — Mon Dieu, il a reçu votre billet pendant

que j'étais assise dans son atelier pour le portrait qu'il est en train de faire de moi. Il a voulu me demander conseil et que je lui dise si sa présence ici n'aurait pas ennuyé Sirio.

TUDA. —• Qu'il vienne me prendre, tout à fait comme, vous, vous venez le prendre lui, Sirio.

SARA. — Voilà. Et à la vérité, je lui ai dit qu'il n'y avait aucun mal à cela, au moins jusqu'à ce qu'il ne fasse rien pour vous persuader de lui planter là son tableau (qui est très vilain, Dossi a raison).

TUDA, réfléchissant, sombre. — Oui, ce serait en effet la seule trahison que je pourrais lui faire.

SARA. —Bien sûr. Gomme modèle. Puisque vous ne pouvez le trahir comme épouse.

T U D A . — V o u s venez donc éprouver le modèle? SARA. — Mais vous ne la ferez pas, cette trahison.

Sinon, adieu belle maison, belles robes, fourrures. TUDA, après ravoir bien regardée, se contenant. — Bien

sûr. Je ne suis pas folle. SARA. — Perdre tout cela pour le plaisir d'aller ser*

vir de modèle à Garavani! TUDA. — Maintenant que j ' y ai tellement pris

goût qu'on peut dire que je ne pense guère à autre chose. Ainsi vous n'avez pas dissuadé Garavani de venir me prendre?

SARA. — Bien au contraire. TUDA, — Vous lui aurez peut-être suggéré de me,..

persuader.,, SARA, — D e lui servir de modèle? Mais non, c'est

inutile! Il le fera lui-même sans aucun doute. Nul besoin de mes suggestions. Les vilains tableaux, il y a toujours quelqu'un pour les acheter. Il paraît qu'un

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monsieur du Chili veut justement le lui acheter* C'est dommage qu'il ne soit pas achevé.

TUDA. — Cette statue-là non plus n'est pas achevée. SARA. — Mais elle est bien avancée, je crois. TUDA. —Vous ne l'avez pas vue comme elle est

maintenant. SARA. — Non. Il y a longtemps que je ne la vois

pas. TUDA. — Allez donc la voir. SÀRA. — Il l'a beaucoup changée. TUDA. — Oui, beaucoup. Vous croyez vraiment

qu'il pourrait la terminer sans moi, avec un autre modèle ?

SARA. — D'autant plus s'il l'a beaucoup changée,, comme vous dites.

TUDA. — Eh bien, madame, montez lui dire que je ferai terminer à Caravani son tableau pour le Chi­lien.

SARA. —Vous ne ferez pas cette folie? TUDA. — Madame, je vous ai comprise et j'accepte

votre défi. Je servirai de modèle à Caravani, et tâche­rai de lui faire terminer cette Diane aussi laidement qu'il me sera possible de le faire. Allez le lui dire.

On entend frapper à la porté,

SARA. — Serait-ce vraiment lui? TUDA. — Si c'est lui, je m'en vais vite. (Elle ouvre

la porte et se trouve devant Mono Guincano — elle reste.) C'est voiiç, maître?

SARA. — Empêchez-la de commettre d'autres folies. TUDA. —C'est vous qui le lui conseillez? GUINCANO. —Quelles folies? SARA. — Enfin des scènes ! j e me décide à monter

appeler Dossi puisque je vois qu'il ne descend pas.

Elle sort par la porte de gauche.

TUDA, tout de suite avec force. — Ne regardez pas. Ne faites pas attention à ma toilette.

GUINCANO, confus. — Pourquoi? TUDA. —Je peux tout envoyer promener. GUINCANO. "=-Q,ue dis-tu?

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TUDA. —Je vois que vous me regardez... vous sa­vez, je peux redevenir celle d'autrefois.

GUINCANO. — Mais pourquoi me dis-tu cela ? TUDA. — Vous voulez vraiment m'empêcher de la

faire, cette autre folie ? GUINGANO. —Quelle autre folie? Je ne sais pas,

moi. TUDA. — Vous n'avez pas entendu qu'elle a eu

l'impudence de me la déconseiller. Elle! Une autre personne à la rigueur. Mais, elle ? Je suis sur le point de la commettre.

GUINGANO. — Mais moi je t'en empêcherai. TUDA. — Oui : vous seul le pouvez. A condition

que ce soit pour vous. GUINGANO. — Quoi donc ! pour moi ? T U D A , avec un remords intense, pleurant presque. —: Ah !

si cette fois, vous vous souvenez, où nous parlions n'étaient pas survenues ces deux sorcières...

GUINCANO, secouant la tête. —Vraiment, ce jour-là? TUDA. — Oui, il me fit la proposition peu après

votre départ. GUINCANO. •— Mais toi d'abord, je me souviens très

bien, tu avais commencé à parler de moi. TUDA. — Oui, parce que je m'étais aperçue que

vous souffriez. GUINCANO. — Tu m'avais pris à part et tu me de­

mandais mille choses sur lui. TUDA. —- Parce que j'avais plus de courage... GUINCANO. — Mais oui, c'est bien naturel. TUDA. — Non, non. Je vous assure que je ne me

serais jamais attendue à ce qu'il m'offrît justement ce jour-là de m'épouser.

GUINCANO. — Mais je t'aurais dit comme je te le dis maintenant que tu n'as d'autre devoir que d'être méchante.

TUDA. —Méchante? GUINCANO. — Gomme tout le monde le dit. TUDA. — Moi? Qui le dit? GUINCANO. — Tous ceux qui croient que c'est toi... TUDA. — Moi? GUINCANO. — ...qui m'a rendu fou. TUDA. —Ils disent ça?

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GUINCANO, avec dégoût. — Ça te trouble? TUDA. •— Parce que ce n'est pas vrai. Oui, je

m'étais aperçue que vous vous trouviez toujours où j'étais : si j'étais ici, à la pose, vous y étiez aussi.

GUINCANO. — Je t'en prie. Ne t'excuse pas avec moi. TUDA. —Non. Mais c'est vrai. Si jamais vous

m'aviez dit la moindre chose. GUINCANO. — Tu voulais que je te dise? TUDA. — Que n'avez-vous parlé ? GUINCANO. —Je ne t'aurais jamais rien dit. TUDA. —Peu importe; je sais maintenant : vous

êtes à temps. G U I N C A N O . — Q u e sais-tu? TUDA. — Que vous souffrez encore beaucoup. GUINCANO. —Et après? TUDA. —Je vous dis que je peux réellement comme

avant. G U I N C A N O . — M a i s moi, je souffre maintenant

pour toi de te voir ainsi. TUDA. —Non... ne croyez pas. GUINCANO, avec un sourire amer. —Comme avant! TUDA. — Oui, parce qu'il n'y a en moi que du

dépit. Croyez-moi, et de la rage contre cette femme qui vient ici me piétiner, me toiser. Il faut absolument que je me sorte de cette situation. Regardez si vous le voulez bien puisque vous êtes venu à point à la place de l'autre.

GUINCANO. — D e qui? TUDA. — D e Caravani. Il doit venir me chercher

ici. GUINCANO. — Personne ne peut t'empêcher de sor­

tir avec qui bon te plaît. TUDA. —Non, personne ne m'en empêche! Mais

moi, j'allais chez lui aujourd'hui pour me venger. GUINCANO. — D e quoi? T U D A . — D e ce qu'ils sont en train de me faire

souffrir. Me venger comme modèle puisque je ne puis me venger autrement.

GUINCANO. — Comme modèle? TUDA. — Oui : pour faire un éclat. Et ensuite tout

envoyer promener. G U I N C A N O . — J e ne comprends pas.

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TUDA. — Vous n'avez pas besoin de comprendre. Vous voulez me rendre un service?

GUINCANO. — Un service ? TUDA. — Prenez-moi chez vous. GUINCANO. — Moi? Ojie dis-tu? TUDA. —Je pourrais, je pourrais pour tout ce que

vous avez souffert... G U I N C A N O . — U n peu de pitié? Mais aie donc

d'abord pitié de toi? TUDA. — C'est justement pour moi que je parle.

Ah ! vous, si je pouvais, pour tout ce que vous avez souffert...

GUINCANO. —Mais ne parle pas de moi. TUDA. —Je voudrais pouvoir vraiment donner

une joie. GUINCANO. — Toi? TUDA. —Je le sais. Je ne suis rien. GUINCANO. — Tu trouves que tu n'es rien, aussi

vivante ? TUDA, avec exaspération.—Oui, mais pour qui vi­

vante? GUINCANO. — Tu le vois bien. Tu as besoin d'être

vivante pour quelqu'un. TUDA. — Non, non, pour vous. Je pourrais, je pour­

rais encore... GUINCANO. — Mais non, pas pour moi. Pour toi,

pour toi seule, tu dois être vivante! TUDA. — Pour quoi faire ? GUINCANO. — Pour ce rien que tu crois. Exprimée

tout entière dans ce que tu fais; sans te voir, comme tu _vis sans le savoir, avec tout ce qui te traverse l'es­prit.

TUDA. — Si vous saviez que de choses... GUINCANO.—Non pas celles que tu crois; je dis

les choses les plus lointaines, celles qui surgissent en toi sans que tu saches comment et tu les suis dès qu'elles t'appellent. Voilà, tu les suis aussi rapide qu'elles-mêmes, jusqu'à ce que ton corps puisse les suivre. Ce ne sera pas pour toujours, prends-y garde. Moi aussi, je suis mobile — en dedans, je ressens tout vivement avec toutes les forces de mon âme, mais il y a ce corps que je hais.

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DIANE ET T U D A 147,

TUDA, troublée. —• Pourquoi? GUINCANO. —Je ne m'y suis jamais reconnu. TUDA. — Gomment? Ce n'est pas vous? GUINCANO. — Non. Celui que voient les autres —

un étranger — tu ne peux pas savoir, ce n'est pas moi qui ai fait ce corps. Il m'est venu de quelqu'un que j ' a i toujours senti étranger à moi.

T U D A . — De qui? GUINCANO. — De quelqu'un. De mon père. T U D A . — Etranger ? GUINCANO. — C'est possible, oui. Il vieillit et il

devient toujours plus à lui; comme le visage qui, à mesure qu'il se dessèche, montre mieux ses rides. Et mon dégoût va croissant. Tandis que tu vis sans te penser, tu ne sais pas comment tu es, ni comment les autres te voient du dehors.

T U D A , naïvement, ouvrant les bras pour se montrer. — Comment? C'est ainsi qu'ils me voient les autres?

GUINCANO. — A h ! tu peux en être joyeuse de toute façon. Mais malheur si l'image de cet étranger se présente à moi, de cet étranger qui n'est pas moi et que souvent je crois traîner comme un mendiant fati­gué, à qui je dois faire malgré ma haine l'aumône d'un peu de pitié. Mais oui, en cachette : oh ! larmes empoisonnées par cette amertume désespérée et fé­roce. Mais toi, non! gifle-le.

T U D A . — M o i ? GUINCANO. —Toi , oui; je veux qu'il ne frappe à

la porte de personne, surtout pas à la tienne; c'est une vieille charogne, bonne à enterrer et qu'on la couvre bien de terre et qu'on la foule bien aux pieds.

TUDA. — Mon Dieu ! que dites-vous ? GUINCANO. — Ce que vous me faites dire. TUDA. — Parce que je voudrais... GUINCANO. — La vie ne doit pas me reprendre...

elle ne doit pas. TUDA. — Mais elle vous a déjà repris. GUINCANO. —Je ne veux pas. Je ne veux pas. TUDA. — Ça ne dépend pas de nous. GUINCANO, avec force. '— Mais oui, ça dépend de

nous. Absolument de nous, quand il ne faut pas. TUDA. — Et si on ne peut pas?

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GUINCANO. — Si on ne peut pas, on s'arrange. TUDA. — Et c'est justement cela, voyez-vous, qui

m'a retenue. La crainte d'être pour vous un tour­ment de plus.

GUINCANO. — Forcément. La vie était finie pour moi depuis si longtemps. Rien ne m'importait plus. Vide. Eteint. Je l'avais toute dépensée, idiot! à faire des statues. Pourquoi crois-tu que je les ai brisées, fracassées, mes statues?

TUDA. — Ah ! pour cela ! GUINCANO. — Quand je les ai toutes vues devant

moi, immobiles, parfaites, et que moi, en face d'elles, je vis mon corps vieux, usé, où la vie semblait vou­loir renaître, cette horreur de la forme — regarde ! (Il montre une des statues.) Si elle est là, statue, art.

TUDA. — Elle ne bouge plus. GUINCANO. — Fais qu'elle bouge — corps — vide

(il saisit son corps), et voilà, elle vieillit. TUDA, avec une surprise naïve. — Oh! je l'ai dit, vous

savez ! De la statue et de moi, nous avons vieilli. GUINCANO. — Pris au piège, moi, toi, tout le monde. TUDA. — La vie ? GUINCANO. — Appelle-la vie. Quand tu étais pe­

tite, tu étais plus mobile, tu glissais, tu frétillais; tu frétilles un peu moins et toujours un peu moins jus­qu'au jour où tu as cru vivre, et où tu as fini de mourir.

TUDA. — C'est vrai. Mais alors, jusqu'aux limites du possible...

GUINCANO. — Oui, se mouvoir, ne jamais s'arrêter, ne se fixer dans aucun sentiment.

TUDA. — Mais non... GUINCANO, sombre, avec retenue. —Je suis ainsi : les

yeux ouverts et qui ne voudraient plus savoir ce qu'ils voient : les choses telles qu'elles sont et qui portent toute la peine d'être comme elles sont et de ne pou­voir plus être autrement. Moi pour toi... un étranger : comme je devrais être... même pas celui que je fus quand les femmes... (Il s'interrompt.) Si tu savais quelle sorte de dégoût j'éprouve maintenant que je vois en moi mon père; oui, je ne sais pas, comme si elles l'avaient aimé lui en moi, lui aussi, même autrefois — quand j'étais jeune. Et il savait les aimer, lui, les

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femmes. Ma mère en mourut désespérée ! Il faut croire que ce corps, cet aspect — les femmes. Je ne sais que dire. Je sais maintenant que ce n'était pas moi et que toutes celles que j'aimais durent à un certain moment s'en apercevoir et s'éloigner de moi parce que sous le corps, elles me découvrirent moi tout différent. Et plus encore que du dégoût, c'est de la haine, presque de la haine que j'éprouve pour ce corps. Il me semble­rait contaminer en toi si belle, la vie avec des mains qui ne sont pas les miennes. (Après un silence.) Laisse, laisse que je m'en aille.

Il s'en va. Autre longue pause. Tuda demeure pensive. A un certain moment,

perplexe, elle s'assied. Puis, comme si elle avait décidé de ne plus aller chez Çaravani, elle enlève son chapeau et le pose sur ses genoux.

Par la porte restée entr'ouverte, entre Çaravani, le chapeau sur la tête, le manteau sur le bras. Il voit Tuda qui lui tourne le dos, immobile, et, après avoir regardé autour de lui pour s'assurer qu'il n'y a personne, il s'approche sur la pointe des pieds, avance la tête et fait le geste de l'em­brasser sur la joue.

Tuda bondit à temps et le gifle. Çaravani d'instinct ouvre les bras et laisse tomber son par­dessus.

ÇARAVANI, à la gifle. — Oh! TUDA. — Ne recommence pas, par exemple. ÇARAVANI. — Mais tu m'as écrit de venir te cher­

cher. TUDA. — Oui. Mais pas pour ça. Enlève-toi cette

idée de la tête... Est-il vrai qu'on veut t'acheter cette saleté de tableau?

ÇARAVANI. —Quel tableau? TUDA. — La « Diane ». Ce que tu faisais avec moi.

C'est vrai ou non? ÇARAVANI. — Oui, c'est vrai. Qui te l'a dit? TUDA. — Il est un peu à moi ce tableau? ÇARAVANI. — Oui. Et je te prie de croire que ce

n'est nullement une saleté.

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TUDA. — Ça va. Si ça ne l'est pas, nous ferons tout notre possible pour que ça le devienne.

GARAVANI, surpris.—Gomment? TUDA. — Laisse-moi faire. GARAVANI. — Tu voudrais donc me servir de mo­

dèle? TUDA. —• Oui, de modèle. A condition qu'il soit

laid, plus laid que toi. Laid, très laid, une horreur. (Elle prend le pardessus qui est par terre et le lui jette au visage.) Prends. Allons.

CARAVANI. — Mais pardon... tu as pensé... Qu'est-ce qu'il en dira...

TUDA. — Ne t'occupe pas... GARAVANI. —J'ai compris... tu sais. TUDA. — Qu'est-ce que tu as compris ? GARAVANI. •— Pourquoi tu fais ça et pourquoi tu

veux que le tableau soit laid. TUDA. —Je te ferai vendre le tableau, tu n'es pas

content? GARAVANI. — Tu es magnifique... moi, à dire vrai...

j'étais venu pour... TUDA. — Malheur à toi, je te le répète, si tu me

touches! Je ne viens que pour te servir de modèle. (Et tandis que Caravani se tourne pour la regarder de nou­veau, étonné et souriant, elle lui montre la porte.) Allons..

Elle sort vivement. Caravani, étonné, la suit.

Rideau

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ACTE TROISIÈME

Même scène qu'à l'acte I .

Au lever du rideau, Sara Mendel, debout, souffle la fumée de sa cigarette; puis parlant avec lenteur comme pour savourer son impudente Sin­cérité, dit à Mono Guincano assis et qui n'a pas l'air de l'écouter.

SARA. —D'ailleurs, me cacher de qui? Je n'ai de compte à rendre à personne, ni sur mes actes, ni sur mes sentiments. Tout le monde sait ce qu'il y a entre moi et Dossi. Et avec un homme comme lui... (Elle s'arrête, regarde un peu Guincano, puis ajoute sur un autre ton.) Faites attention que si vous voulez faire semblant de ne pas in.'écouter, j ' a i un moyen de forcer votre attention.

G U I N G A N O , lève la tête, furieux. — V o u s ? SARA. — Voyez, j ' a i déjà réussi. GUINCANO. —Vous m'en-nu-yez. SARA, après un silence. — Si l'un de nous deux, mon

cher maître, aurait intérêt à cacher ses sentiments, c'est plutôt vous que moi. C'est vraiment pénible de vous voir aussi — à votre âge — avec tout le respect que chacun vous doit, tout perdre pour une...

GUINCANO, bondissant. —Je vous ordonne de vous taire.

S A R A . — O h ! (Elle le regarde comme s'il lui plaisait, puis froidement.) Seulement, au cas où ce que j ' a i sou­vent entendu dire serait vrai...

GUINCANO. — Ce n'est pas vrai. Mais je vous or­donne quand même de vous taire.

SARA. — Ah! mon cher maître, non : si Dossi n'est

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pas votre fils, ici vous ne m'ordonnerez rien du tout. GUINCANO. —Je le hais, vous pouvez le lui dire. SARA. — Raison de plus. GUINCANO. — Comme je l'ai haï quand sa mère

le mit au monde. SARA. —Voilà aussi un sentiment que vous pour­

riez cacher. GUINCANO. —Mais je le lui crierai à la figure dès

que je le verrai. SARA. — Tout le monde sait qu'après la mort de

son père, quand son père l'a abandonné, vous vous êtes mis à l'aimer comme un fils... si maintenant vous recommencez à le détester à cause d'une autre ja­lousie!...

GUINCANO. — Vous en avez assez dit pour que je ne tolère pas que vous continuiez à en parler, je suis ici parce qu'il m'a écrit de venir et non pour vous écouter. ,

SARA. —Je le sais et je sais aussi ce qu'il veut vous dire.

GUINCANO. — Dites-le-moi pour que je m'en aille. SARA. --- Mais je n'en suis pas tout à fait sûre; je

le suppose! Il a essayé de travailler avec d'autres modèles.

GUINCANO. — Et il n'a pas pu? SARA. — Parce qu'il s'entête. Il en viendra une

tout à l'heure qui vaut cent fois mieux! Et celles qu'il a écartées valaient toutes plus que celle-là.

GUINCANO. — Il suffit d'aller regarder derrière ce rideau... (il montre l'endroit et il lève le rideau) pour com­prendre ce que d'ailleurs vous comprenez fort bien.

SARA. —Non; non, moi... j'avoue... GUINCANO. —Qu' i l ne peut désormais plus la ter­

miner, cette statue, sinon avec elle. SARA. — Si ce qu'il a toujours dit est vrai. GUINCANO. — Mais rien n'est vrai. Et il s'en aper­

çoit maintenant qu'il sent s'évanouir entre son pouce et la glaise le bonheur avec lequel il travaillait.

SARA. — L'inspiration ? GUINCANO. — Quelle inspiration ? Beaucoup

mieux... le don qu'elle faisait d'elle-même, de sa vie, à cette statue!

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SARA. — Elle aurait dû la haïr. GUINCANO. — Oui, elle aurait dû si ça n'avait pas

été pour elle l'unique façon de vivre devant les yeux qui, sans la comprendre, l'absorbaient, la transfor­maient en cette glaise inanimée. Il voudrait mainte­nant que je lui conseille de revenir ?

SARA. —Je suppose. GUINCANO. — Mais moi, je lui conseillerais plutôt

de mourir. Vous savez où elle est? SARA. — Gomment ! vous ne le savez pas ? GUINCANO. —Non. SARA. — Vous non plus ? GUINCANO. — On ne sait donc pas où elle est? SARA. — Sirio espérait que vous le sauriez. GUINCANO. — Moi, je ne sais rien. Je ne l'ai pas

revue. SARA. — Garavani non plus. Vous ne l'avez pas

cherchée ? GUINCANO. — Moi, non. SARA. — Elle est peut-être dans son village, ou

chez quelque amie, ou avec quelqu'un. GUINCANO. — Elle ne pouvait finir autrement. SARA. —Je vous l'ai assez dit. Je n'ai aucun re­

mords. Mais elle n'attend peut-être que d'être rap­pelée. Elle a tout laissé. Et elle avait si bien appris à faire la dame.

GUINCANO. — Il me semble qu'elle a bien prouvé qu'elle n'y tenait guère.

SARA. — Oui... mais si c'est maintenant lui qui la prie de revenir, vous devez pourtant bien admettre... que cela dépasse tout ce qui est supportable.

GUINCANO.—Pour vous? SARA. — Mon Dieu, pour moi aussi. GUINCANO. — Mais puisque vous l'avez voulu. SARA. — Eh bien ! voyez-vous, je voulais me con­

fesser à vous; confesser tout le mal qu'il m'est arrivé de faire.

GUINCANO. — Comme si je ne le savais pas. SARA. —Je pourrais, moi, ne pas le savoir. GUINCANO. — Vous êtes hélas de ces malheureux

qui, pour avoir l'air de connaître la vie, font du cy­nisme.

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SARA. — Nous avons perdu l'habitude de la bonté, que voulez-vous ? Poser au cynisme, comme vous dites, c'est le dernier moyen de donner un peu de légèreté à la vie quand elle devient trop accablante.

GUINGANO. — La légèreté de la mouche ! SARA. — Rien de plus léger, en effet, et rien de plus

agaçant en même temps. Il faudrait, au contraire, que la vie soit comme une plume. Mais oui. Maintenir l'âme constamment dans une sorte de fusion pour qu'elle ne se fige pas, qu'elle n'ait pas de raideur. Il y faut le feu, mon cher maître. Mais en vous le petit calorifère est éteint? Si la mort vient souffler dessus? J'avais une fille, vous le savez. Elle est morte.

Guincano se tourne pour la regarder, troublé, essayant de découvrir si elle est sincère. Elle se­coue légèrement la tête, puis porte le mouchoir à ses yeux.

G U I N G A N O , comme en lui-même, à voix basse. — Les femmes : il suffit qu'elles disent un mensonge avec des larmes; et il n'y a plus de mensonge! De vraies larmes... qui ne pourraient être plus vraies.

SARA. — Mensonge, ces larmes ? GUINGANO. — Non, précisément. Mais vous l'avez

si peu aimée votre fille ? SARA. —Qu'en savez-vous? si après... GUINCANO. — Oui, c'est possible... SARA. — Mieux vaut n'en pas parler. (Un silence.)

Cherchez autour de vous; vous ne trouverez plus la moindre brindille pour l'alimenter, ce feu. On devient méchants. Et rien n'est plus désolant que de sentir que l'on devient un poids pour les autres. On éprouve une sorte d'irritation froide. Nous feignons de ne pas nous en apercevoir pour sauver à nos propres yeux notre amour-propre. Regardez... Je vous assure que cette mouche se serait envolée d'ici depuis longtemps si tout à coup on ne lui avait offert, avec ce mariage, de pouvoir se donner le plaisir inattendu (et perfide, je l'avoue) d'entrer ici pour lui prendre son mari à cette épouse qui n'avait le droit de rien dire. Je me suis bien amusée à la voir pâlir.

GUINCANO. — Et lui ?

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SARA. —Lui , non. GUINCANO. •— Il vous a donné la clé d'ici pour vous

offrir cet amusement. SARA. — Non. Les hommes ne sont pas bâtis ainsi,

mon cher maître. Les hommes éprouvent une grati­tude instinctive pour la femme qui, sacrifiant un peu sa pudeur, montre qu'elle veut plaire à un seul et brave la méchanceté des autres; mais ils ne peuvent supporter que cette même femme fasse un affront à une autre femme qui a eu l'air d'avoir pour lui quelque sympathie...

GUINCANO. — I l vous a pourtant laissé faire ici et ailleurs tout le mal que vous avez voulu.

SARA. — Parce qu'il ne fait plus attention à rien. Pour ne pas discuter, il ne s'oppose presque plus à rien. Vous savez comment il est. Il veut seulement tra­vailler.

GUINCANO. — Et vous, en agissant ainsi, vous l'avez laissé travailler, cela se voit.

SARA. — Vous aimeriez, maintenant, je le sais, qu'il pût travailler et finir au plus vite la statue.

GUINCANO. — Vous avez tout fait pour l'empêcher de la finir?

SARA. —Non. Parce que je n'ai jamais cru à ce qu'il dit. N'abusez pas, je vous prie, de ma sincérité.

GUINCANO. — Moi? De votre sincérité? SARA. — Vous parlez du mal que j 'a i fait? GUINCANO. —Avec perfidie. SARA. —Je vous l'ai dit moi-même. Mais cachons

un peu je vous prie les sentiments que j 'a i eu la fran­chise...

GUINCANO. —Vous voulez dire le cynisme? SARA. — Le cynisme de découvrir même au risque

d'une humiliation, car je vous avoue que c'est humi­liant pour moi de reconnaître que je me suis tour­mentée pour une femme de cet ordre.

GUINCANO. — Humiliant ? SARA. — Oui, humiliant! et je vous avoue que

peut-être mon irritation m'a rendue plus cruelle que je n'aurais voulu l'être. Cachons, disais-je, les senti­ments : venons aux faits. Est-ce ma faute tout ce qui est arrivé?

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GUINCANO. — Vous l'avez avoué, vous-même. SARA. — Ah non ! doucement. Je n'avoue plus rien

si vous me comprenez si mal. Avant mes torts, il y a les siens.

GUINCANO. — Oui, si c'est un tort d'agir avec na­turel.

SARA. — Colère, humiliation, irritation, j 'ai éprouvé tout cela ! Et moi aussi, avec naturel. Nous avons agi naturellement toutes les deux, croyez-moi; mais elle comme une sotte, moi non.

GUINCANO. — Ah ! non, non. C'est sûr. SARA. — Parlez raison, je vous prie. (A un regard de

Guincano.) Je sais, vous ne pouvez pas. Laissez-moi alors raisonner toute seule. S'est-elle oui ou non prê­tée à l'affront que Dossi a voulu me faire naïvement en l'épousant? C'est indéniable. Et elle a vraiment voulu rivaliser avec moi en l'acceptant. Elle aurait dû s'attendre à ce que je le prenne mal et me laisser croire, si elle n'avait pas été une sotte, qu'elle n'avait vu là qu'un avantage matériel. Pas du tout, elle me laisse croire au contraire, que c'est elle qui est irritée de ce que je continue â venir ici comme par le passé. Et de quel droit s'en irrite-t-elle puisque Sirio a pris ses précautions et fait ses pactes? Première faute ou sottise non de ma part mais de la sienne. Je ne fais aucun mal mais vraiment aucun en continuant à venir ici; si elle en pâlit, tant pis pour elle : elle m'offre l'amusement d'un spectacle auquel vraiment je ne pouvais m'attendre. Mais elle fait pis encore. Comme si réellement Sirio et moi lui avions fait quelque tort. Elle croit se venger en commettant cette énorme sot­tise avec Caravani.

GUINCANO. —Je voudrais savoir quel plaisir vous avez éprouvé — puisqu'elle est pour vous une pauvre sotte — à la tourmenter comme vous l'avez fait, sa­chant qu'elle avait fait les choses aussi naturellement.

SARA. — Vous recommencez ? Mais tout aussi na­turellement, mon cher maître, j ' a i espéré que Sirio découvrant cette ridicule trahison, la mettrait à la porte à coups de pied comme elle le méritait. Elle s'y est mise toute seule parce qu'elle a reconnu qu'elle était vraiment impardonnable. Comment? Sirio

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l'épouse uniquement pour l'empêcher de servir de modèle aux autres et elle au lieu de s'en aller chez Caravani, comme elle le pouvait, c'était son droit, et passer quelques moments avec lui si ça lui faisait plai­sir, elle se laisse persuader de poser et encore pour cette Diane qu'il avait interrompue.

GUINCANO. — Et vous, pour permettre à Sirio de découvrir cette trahison, vous vous êtes procurée la clé de l'atelier de Caravam?

SARA. — O h ! sous un prétexte des plus naturels. Je l'avais depuis longtemps.

GUINCANO. — Vous dites « prétexte » ? SARA. — Mon jeu est découvert ! D'ailleurs, c'était

vrai. Caravani faisait mon portrait : je n'ai jamais pu supporter les heures fixes; je n'avais pas donné une heure précise pour les poses. J'y allais quand je vou­lais, quand je pouvais. Pour ne pas rester quelquefois à la porte si je la trouvais fermée, je lui avais demandé la clé. Que voulez-vous? je trouvais tout naturel de la laisser glisser entre les doigts de Sirio qui ne voulait pas croire ce que j'avais de mes yeux vu : les couleurs encore fraîches sur la toile remise au chevalet. C'était Caravani lui-même qui me l'avait confié. Ça a été pour moi une réelle satisfaction : lui faire toucher du doigt la sottise de son mariage, là, dans la seule trahison qu'elle pût réellement lui faire! Je la lui ai fait sur­prendre en train de poser. Quelle scène! Elle courut se cacher derrière les toiles de l'atelier; mais Sirio sans même penser à lui faire honte prit Caravani par le cou et lui frotta le nez sur la toile le barbouillant avec les couleurs toutes fraîches. Vous voyez d'ici? Pauvre Caravani ! quelle tête il faisait et, en plus de tout ça,un bon coup de sabre à la joue ! Je l'ai vu hier, et... (On entend frapper à la porte.) A h ! voilà sans doute le modèle.

Elle va ouvrir. Jonella entre : très belle, âgée de vingt ans à peine, avec une démarche souple, animale. Elle est tête nue, avec un petit châle sur les épaules. Elle chante un peu en

parlant.

JONELLA. — Bonjour,

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SARA. — Bonjour, petite. (La montrant à Guincano.) Voyez ? Merveilleux : vous qtii voulez faire mourir les statues. (A Jonella.) Vous vous appelez?

JONELLA. —Jonella. Je suis de Gori. (Elle regarde autour d'elle.) Oh! que c'est chic ici.

SARA, après l'avoir contemplée un peu, heureuse, dit comme pour elle-même. — Ne rien savoir de la vie... ni comment peuvent y pousser certaines créatures, comme des fleurs, comme un rire matinal...

JONELLA. — C'est à moi que tu parles ? GUINCANO. — Et moi qui n'ai pu prévoir cette

énormité ! JONELLA, après les avoir regardés tous deux. — Qu'est-

ce que ça veut dire ? Ici, chacun se parle â lui-même. SARA. — Quand celui qui pense quelque chose ne

le garde pas pour lui. JONELLA. — Quel est celui qui a besoin de moi ?

(Désignant Guincano.) C'est lui? GUINCANO. —Je sens que la déchirure interne est

si grande. JONELLA. —Je parle d'une chose et en vous-même

vous parlez d'une autre chose. SARA. —Non, ce n'est pas lui. Celui qui a besoin

de toi n'est pas encore là. JONELLA. — Mais moi je ne veux pas rester ici

comme une poule égarée. GUINCANO. —-Je ne sais plus ce qu'il peut m'arriver

de faire! Quand on ne voit plus la raison d'être de quoi que ce soit...

SARA, à Jonella. — Assieds-toi donc. Il ne va' plus tarder. (A Guincano.) Voir la raison de quoi que ce soit...

GUINCANO. — Je ne vois plus rien," moi ; je peux faire n'importe quoi.

SARA. —J'aime bien vous voir prêcher d'abord la folie et ensuite chercher désespérément la raison de cette folie, s'il y a eu folie.

GUINCANO. —Moi , chercher la raison ? Je cherche autre chose, tout à fait autre chose.

SARA. — Allez donc chercher plutôt Tuda. JONELLA. —Tuda? Moi, je l'ai vue, Tuda. SARA. — A h ! oui! Quand? Où?

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JONELLA. — En bas, au Prati, chez Assienta, avant-hier. Elle est si lamentable !

SARA. — Comment? JONELLA. — Elle est méconnaissable. On dit qu'on

s'est battu pour elle, en duel, elle a l'air d'une folle et il paraît qu'ici elle ne veut plus revenir.

Dossi entre brusquement, l'air sombre.

SIRIO, très vite, apercevant Guincano. — A h ! te voilà. Je viens de chez toi. Tuda est ici.

GUINCANO. — Ici? SARA. — Tu l'as trouvée? GUINCANO. — Où est-elle? SIRIO. — Dans Je jardin. JONELLA. — O h ! par exemple. SARA. — Elle est venue d'elle-même? SIRIO, prompt et dur. — Elle n'est pas venue d'elle-

même. (A Guincano.) Elle ne veut pas entrer, elle veut d'abord parler avec toi.

GUINCANO, se dirigeant vers la porte. — Avec moi? SIRIO. — Attends ! JONELLA. — Elle disait qu'elle ne voulait plus re­

venir. SARA. — Tu es donc allé la chercher? SIRIO, il se retourne brusquement pour regarder Sara, puis

il dit à Guincano. — Fais-la entrer. SARA, vite, arrêtant Guincano. — A h ! non, je t'en

prie. Laisse-moi d'abord m'en aller. GUINCANO. — Et moi, m'en aller aussi. SIRIO. —Amène-la. Je ne te dis pas de la faire

entrer ici. GUINCANO. — Si elle ne veut pas. SIRIO. —Je ne t'ai pas dit qu'elle ne voulait pas.

Je t'ai dit qu'elle voulait d'abord parler avec toi. Tu lui parleras là-haut.

SARA. — Bien, moi je m'en vais. Je n'attendrai pas qu'elle le demande en échange de son retour.

GUINCANO. — Elle en aurait tous les droits. SIRIO. — Il n'y a pas-de conditions; les conditions,

maintenant, c'est moi qui les fais pour tout le monde, car il n'y a que moi ici qui ait quelque chose à faire. Je ne peux plus travailler.

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SARA. — Pour moi, ça suffit. JONELLA. — Et pour moi aussi, alors, je peux m'en

aller si elle est revenue. Snuo. — Gomme elle est maintenant, elle ne pourra

me servir. JONELLA, à Sara. —Je vous l'ai dit, elle est très

abîmée. SIRIO. — L'ombre d'elle-même. Qui sait le temps

qu'il faudra pour qu'elle se remette. SARA. — D'autant plus édifiant que tu sois allé la

chercher, si tu ne sais qu'en faire. SIRIO. —Je ne le savais pas quand j ' y suis allé;

mais, l'aurais-je su, je serais allé la chercher quand même.

S A R A . — Et la preuve, c'est que tu l'as amenée et que tu fais tout pour la retenir.

SIRIO. —Justement. Cela ne te convient pas? SARA. — A ton aise si tu es content. Après tout,

c'est ta femme et elle t'a fort bien traité. JONELLA. — Mais je dis, moi, si elle ne peut pas te

servir pour le moment et que tu aies besoin d'un mo­dèle... Vous m'avez fait venir jusqu'ici.

Entre Tuda, suivie de Guincano. Elle est échevelée, le visage défait, les yeux durs, vitreux.

TUDA. — Oui, bravo, toi, Joné, sers-le. (A Sirio.) Voilà, tu as ici Jonella qui peut te servir mieux que moi, et alors je peux m'en aller. Fais plaisir à madame.

SIRIO. — Mais non! JONELLA, en même temps. — Mais moi... TUDA. — Mais si, mais si ! SIRIO. •— Ce n'est pas possible. JONELLA. —Je l'ai dit... parce que lui... TUDA, à Guincano. —Allons, partons. SIRIO, avec force. — Ce n'est pas possible, je te dis,

que je me mette à travailler avec une autre. l SARA, à Tuda. — Vous pouvez vous calmer. Je sais

que c'est lui qui est venu vous chercher. TUDA. —Oui , lui. Et dis-lui où j'étais et si je me

cachais sachant que tu me cherchais. Dis-lui qui me guettait ? et si je t'ai suivi maintenant pour rester. Je ne veux pas rester.

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SHHO. — T u resteras. TUDA. — Non. (A Guincano.) Je viendrai avec vous.

Je vivrai avec vous. SIRIO. — Mais puisque tu m'as promis. TUDA. — Oui, que je reviendrais. SIRIO. — Que tu resterais ici pour toujours, tu me

l'as promis. , TUDA. — Non, non.

SIRIO. — Mais oui, après avoir parlé avec lui. (Elle montre Guincano.) T u me l'as dit.

TUDA. — Non, je n'habiterai plus ici, je reviendrai seulement pour travailler, quand je pourrai de nou­veau. Maintenant, je m'en vais.

JONELLA. — Et moi alors? TUDA. — Mais tu ne peux pas rester non plus,

Joné. Non que je veuille t'enlever le pain de la bouche, ce pain qui me dégoûte, autant que le nom qu'il m'a donné et les robes, et la maison! Quel plaisir veux-tu que j'aie désormais à faire la dame ! Je n'au­rais pas fait ce que j ' a i fait si j ' y avais eu le moindre plaisir, mais je veux que tu en sois persuadée ! Viens, regarde ! (Elle Venvoie vers le rideau, en prend le bord et fait glisser brusquement les anneaux le long de la tringle. La statue apparaît sur le chevalet, inachevée.) Regarde, re­garde-la bien. Regarde ses yeux, et maintenant re­garde mes yeux à moi. Tu le vois, ce sont les miens là-bas comme tu es en train de me les voir, des yeux de folle et ils sont ainsi parce que ce sont eux qui me les ont rendus ainsi, eux deux... (Elle montre Sirio et Sara.) Trouves-tu qu'il y ait de l'amour dans ces yeux-là ?

JONELLA. — Ils ont l'air de deux yeux de chatte. GUINCANO. — D'une chatte fouettée. T U D A . — Il y a de la haine à cause du supplice

auquel ils m'ont condamnée. Elle ne les avait pas (elle montre la statue) autrefois, ces yeux, ils étaient dif­férents. Il me les a pris pour les lui donner. Et cette main là-bâs sur la hanche, tu la vois ? Elle était ouverte avant, cette main ! Tu la vois maintenant, fermée, ser­rée, un poing. Ce sont eux qui me l'ont fermée, serrée, pour résister à leur supplice, et la statue, tu vois, elle l'avait ouverte cette main, elle a dû la fermer, je la lui

« il

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ai vu fermer ! Elle n'a pu faire autrement. Ce n'est plus celle qu'il voulait faire. C'est moi qui suis là mainte­nant, Joné, tu comprends, moi, ce ne peut être toi, ni personne, c'est moi! va-t'en.

SIRIO. — Oui, oui, va-t'en. Assez. JONELLA. — Pour moi, j'étais venue... SARA. — Parce que je t'avais appelée. SIRIO, brusque. — Et elle s'en va.

JONELLA. —• Tu me paieras au moins mon dérange­ment.

SIRIO. — Mais oui, bien sûr. Maintenant, va-t'en. JONELLA. — Au revoir, madame. Au revoir.

Elle se dirige vers la porte.

TUDA. — Non. Attends-moi. Je viens aussi. Je veux seulement dire à madame... (Jonella hausse les épaules et s'en va) que le droit de faire ce que j ' a i fait, vous savez qui me l'a donné? Lui.

SIRIO. — Moi? TUDA. — Toi, toi, oui, profitant de ce que j 'a i souf­

fert ici avec tout mon corps, sous ses yeux, et à cause d'elle.

Elle désigne Sara. SARA. — D e moi? TUDA. — De vous, oui, de vous qui l'avez fait

exprès. SARA. — Mais non, ma chère. GUINCANO. — Ne le niez pas. Puisque vous me

l'avez avoué. _ TUDA. — Et lui, il l'a bien compris que vous le fai­

siez exprès, il en a profité. SARA. — A h , ça oui! et de moi aussi, il a profité. T U D A . — Parce qu'il ne vous aimait plus. SARA. — Mais je le sais ! Et il lui a semblé com­

mode de montrer à tous qu'il continuait ses rapports avec moi pour que personne ne puisse croire qu'il vous avait épousée sérieusement.

TUDA. — Vous avez compris cela. Et vous vous êtes prêtée à ce jeu? Vous entendez, maître? Et alors, ce fut vraiment par méchanceté contre moi? Non par jalousie?

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S A R A . — Mais quelle jalousie? de vous? T U D A . — C'est vrai, de si peu de chose ! Mais vous

me dites que vous existiez pour lui plus que moi alors que j 'é tais toute nue devant ses yeux.

S A R A . — Une chose si admirable que, pour ne pas laisser croire qu'elle lui appartenait, il a préféré, comme j e vous le dis; profiter de moi.

T U D A , avec élan, lumineuse. — N o n , madame, non! ce n'est pas de cela qu'i l a profité. N e le croyez pas! Il à profité de vous comme de moi pour sa statue, profité de ce que vous m'avez fait souffrir ! Je croyais par jalousie, j e sais maintenalnt que c'était par mé­chanceté, parce que cela lui servait pour sa statue. (En apercevant Sirio qui, souriant, fait signe que oui.) Voi là , voyez! Il dit que c'est vrai, il sourit et dit que c'est vrai.

GUINCANO. —Ne ris pas, je te prie. Ne continue pas tes bravades en un moment pareil.

SIRIO. — Quelles bravades? Je ris parce que je suis enchanté qu'elle ait si admirablement compris.

GUINCANO. — Qu'elle ait si bien compris à quelle torture tu l'as mise.

SIRIO. — Mais non : elle a compris que je n'étais pas là comme un idiot, dans la position ridicule de l'homme entre deux femmes.

Il rit de nouveau.

TUDA, vite à Guincano. — Lawsez-le donc rire. J'aime bien qu'il rie et qu'il avoue de cette façon qu'il a pro­fité de ma torture. Je l'avais compris tout de suite, vous savez, parce que quand j'étais là-haut (elle dé­signe le socle) il aurait dû me crier : « mais ne fais donc pas ces yeux! ouvre cette main! Il ne me l'a jamais crié. Serrer le poing et avoir ces yeux!

T U D A . — Et c'est d'elle voyez-vous que je suis allée me venger avec.cet idiot là-bas. (A Sirio.) Parce que toi qui, en moi, t'étais acheté le modèle, tu devais te servir du modèle pour faire ta statue d'après lui, et non pas de moi, qui souffrais pour transformer ta statue. Vous le savez, cher maître, ce que j ' a i fait?

GUINCANO. —Je le sais. T U D A . — C'est pour cela que je l'ai fait. Vous le

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comprenez? (Se tournant vers Sirio.) Et sur cette joue que tu lui as tailladée à cet idiot, j'avais d'abord appli­qué un bon soufflet parce qu'il ne voulait pas com­prendre que je n'allais chez lui que pour servir de modèle.

GUINCANO. — Mais l'artiste, ma petite, croit qu'il a le droit de profiter de tout. (Se tournant sombre et fier vers Sirio.) Non pas à mes yeux. Parce que la vie je l'ai vengée sur mon art! Ce droit-là, moi je ne l'admets pas.

SIRIO. — T u ne l'admets pas? Et puis après? GUINCANO. —Je ne l'admets pas et je te le refuse

d'autant plus qu'il s'agit de la vie des autres. SIRIO. —As-tu quelque raison particulière de la

défendre ? GUINCANO. —Je l'ai! Et je te dis : prends garde à

toi! (Montrant Tuda.) Tu le vois ce que tu as fait de la vie, des autres? (Ilprend dans ses deux mains le visage de Tuda.) Regarde-la.

TUDA, se dégageant avec une joie lucide comme si elle était ravie de son tourment. — Peu importe, laissez-le rire.

SARA. — Ah ! mais pas de moi : j 'en ai assez. Je vous assure que de moi il ne rira plus.

Elle va sortir.

TUDA, la retenant. — Non, pourquoi assez, madame ? Non, non. Vous voudriez après ce que vous m'avez fait souffrir, qu'il n'achève pas sa statue ? Ah non par exemple, il faut qu'il la finisse. Par conséquent, il faut que vous continuiez à venir ici.

SARA. — Mais non. Assez, assez ! TUDA. — Mais oui! Pour qu'elle ait ces yeux-là, la

statue, vous comprenez ? S'il veut la terminer comme il l'a commencée, il faut qu'elle ait ces yeux-là! Et il faut que vous continuiez à venir ici. Il faut qu'elle les ait ! Je veux être là, moi, avec ces yeux.

GUINCANO, à Tuda. — Et comment, folle, ne com­prends-tu pas qu'avec ces yeux, cela signifie, te ronger, te macérer à un tel point que tu ne pourras plus lui servir de modèle.

TUDAJ avec désespoir et égarée. — C'est vrai, oui. Mon

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Dieu, comment faire? Comment faire? (A Guincano.) Vous comprenez ? (Elle désigne le socle.) Là avec mon corps, vous savez, et ces yeux qui voyaient ce qu'il faisait de moi, qu'il méprenait tout entière pour sa statue; être là, vivante, et n'être rien. Est-ce possible?

S'il ne s'était pas aperçu que je souffrais ! Mais il s'en est aperçu, puisqu'il a fait ces yeux-là à la statue ! Je le sais; je devais n'être rien pour lui; mais j'étais de chair, d'une chair qui s'est macérée comme vous voyez! Qu'est-ce que je dois devenir maintenant?

Elle éclate en sanglots. Dans l'atelier, la nuit vient. Seule, la statue avec la lumière qui tombe de la lucarne apparaît distinctement. Les quatre personnes ont l'air d'ombres dans l'ombre.

GUINCANO, à Sara. — Allez-vous-en. Vous n'avez plus rien à faire ici. Laissez-nous seuls. Ici, on fera justice maintenant. Allez-vous-en. (Dès que Sara Men-del sera partie sans dire un mot, se tournant vers Sirio pen­dant que Tuda continue à pleurer.) T u aurais dû épouser une poupée de carton bouilli pour faire ta statue. Elle serait restée là immobile comme il le fallait pour ta statue; oui immobile comme il le fallait. L'éternité sans âge; la chose la plus épouvantable.

SIRIO. —Comment sans âge ? GUINCANO. —L'âge —qui est le temps quand il

devient humain — le temps quand il nous blesse, nous de chair : cette pauvre petite qui n'est plus ce qu'elle devrait être pour ta statue, mais ce qu'elle peut être après avoir souffert ce que vous — toi et l'autre —• lui avez fait souffrir.

T U D A , encore dans les larmes. — Mais si vous... GUINCANO, vite. — Moi ? J'ai voulu respecter en toi

la vie! contrairement à ce que lui est en train de faire.

SIRIO, calme et ferme. — Et moi je ne la respecte pas? Tu as le courage de dire que je ne respecte pas la vie parce que je veux la faire servir à quelque chose qui soit au-dessus de la vie et de ce que nous pouvons souffrir toi, elle, moi ?

GUINCANO, ironique. —Toi? SIMO. — Si j 'y mets toute ma vie et celle des autresé

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GUINCANO. — En la tuant? SIRIO. — Non, au contraire, pour qu'elle ne meure

plus. GUINCANO. — Et qu'elle meure, en attendant, pour

toujours. . SIRIO. — Tu as conscience que ma statue est belle?

Belle, vraiment belle? Et que veux-tu que m'importe le reste, puisque je paierai, moi, plus que n'importe qui quand mon œuvre sera achevée.

GUINCANO. — Si la vie n'a plus de prix pour toi. SIRIO, vite et avec force, — Mais elle a ce prix-là : ma

statue ! T U D A , se levant dans un élan frénétique. — Alors prends-

moi puisque je ne peux plus te servir. SIRIO, ennuyé. — Allons, retire-toi ! TUDA. — Non, si vraiment tu veux te tuer. SIRIO. — Eloigne-toi, je te dis. TUDA, — Comment veux-tu que je m'éloigne. Tu

ne vois donc pas que je suis en train de mourir pour toi ? Prends-moi, prends la vie qui me reste et enferme-moi dans ta statue.

SIRIO. — Tu es folle? TUDA. — Oui, que je meure en elle. Puisque tu ne

veux pas me faire vivre. (A Guincano.) Vous cherchiez une pâte ardente pour la couler à l'intérieur des sta­tues. L a voici, j e brûle.. (S'agitant désespérément, elle fait le geste d'arracher ses vêtements et s'élance vers les trois marches de bois sous le chevalet qui supporte la statue.) E t j e veux me couler toute là dedans.

SIRIO, la rejoignant sur la dernière des trois marches. — Ne la touche pas ou je te tue.

G U I N C A N O , comme un fauve et le prenant à la gorge, l'arrache de la marche et roule à terre avec lui. — Toi , tu la tuerais? Malheur à toi si tu la touches, c'est moi qui te tuerai.

TUDA. — Mon Dieu, non, laissez-le, laissez-le. Guincano se soulève à peine avec un visage, de

fou et la main encore crispée. Sirio est immo­bile par terre, mort.

T U D A , sans voix, encore sur la dernière des trois marches, se penche pour regarder, — Qu 'avez-vous fait? Vous

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l'avez tué? Oh! mon Dieu, vous l'avez tué. Pourquoi? G U I N C A N O , murmurant, comme dans une litanie. —

Aveugles, nous sommes aveugles. T U D A , descend les trois marches, se penche sur Sirio, lui

touche le front, la main. — O h ! mon Dieu non, il est glacé, il est mort.

GUINCANO. — Aveugles... TUDA. — Tué pour moi, qui suis coupable de tout! GUINCANO. —Aveugles... TUDA. —Moi , oui, coupable de tout, parce que je

n'ai pas su être celle qu'il voulait... GUINCANO. — Aveugles... T U D A , montrant avec terreur la statue derrière elle.—

Celle-là! GUINCANO.—Aveugles. . . TUDA. — Moi, qui ne suis rien maintenant : plus

rien...

Rideau.

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LA VIE QUE JE T'AI DONNÉE

TRAGÉDIE EN QUATRE ACTES

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PERSONNAGES

DONNA ANNA LUNA. LUCIA MAUBEL. FRANCESCA NORETTI, sa mère. DONNA FIORINA SEGNI, sœur de Donna Anna, DON GIORGIO M E I , curé. LIDA, fille de Donna Fiorina. FLAVIO, fils de Donna Fiorina. ELISABETH, vieille nourrice. GIOVANNI, vieux jardinier. DEUX SERVANTES. FEMMES DU VILLAGE.

La scène est dans une villa solitaire de la campagne toscane, De nos jours.

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ACTE PREMIER

Une pièce presque nue, froide, en pierre grise, dans la villa isolée de Donna Anna Luna. Un banc, une armoire, un bureau de travail, quelques autres meubles anciens d'où se dégage le sentiment d'une paix exilée du monde. La lumière qui entre par une haute fenêtre semble, elle-même, la lueur d'une très lointaine existence. Une porte au fond une autre à droite (plus près du fond que de la rampe).

Au lever du rideau, devant la porte de droiti qui donne dans la chambre où Von suppose que le fils de Donna Anna Luna est à l'agonie, on voit quelques femmes du village, les unes à ge­noux, les autres debout, mais courbées dans une attitude de prière, les mains jointes devant la bouche. Les premières, qui touchent presque la

. terre du front, récitent à mi-voix la litanie pour les agonisants; les autres guettent anxieusement la minute de la mort et, à un moment donné, elles

feront signe aux femmes à genoux d'interrompre leur litanie et, après un bref silence angoissé, elles s'agenouilleront à leur tour et tantôt l'une, tantôt l'autre fera les invocations suprêmes pour le dé­funt.

PREMIER GROUPE, à genoux, tes unes récitant, les autres faisant les réponses.

— Sancta Maria, — Ora pro eo.

— Sancta Virgo Virginum, — Ora pro eo.

— Mater Ghristi, — Ora pro eo.

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— Mater Divinae Gratiae, — Ora pro eo.

— Mater purissima, — Ora pro eo.

Second groupe, debout, fait signe au premier groupe d'interrompre les litanies. Les femmes du second groupe restent un moment en suspens, manifestant par gestes leur angoisse et leur stu­peur, puis elles s'agenouillent à leur tour.

UNE FEMME. —Saints du Seigneur, venez à son aide.

U N E DEUXIÈME. — Anges de Dieu, venez accueillir cette âme.

UNE TROISIÈME. — Que Jésus-Christ qui l'a rappe­lée à lui, la reçoive.

UNE QUATRIÈME. — Que les esprits bienheureux la conduisent du sein d'Abraham au Seigneur Tout-Puissant.

L A PREMIÈRE. — Seigneur, ayez pitié de nous. L A DEUXIÈME. —Jésus, ayez pitié de nous. UNE CINQUIÈME. —Donnez-lui le repos éternel et

faites resplendir sur lui votre lumière éternelle. TOUTES. —Requiescat in pace.

Elles restent un instant encore agenouillées, chacune récitant à voix basse une prière parti­culière, puis se relèvent avec un signe de croix. De la chambre mortuaire sortent pleins de pitié et de stupeur Donna Fiorina Segni et le curé Don Giorgio Mei. Donna Fiorina, modeste propriétaire de campagne, quinquagénaire, porte avec gaucherie, sur son corps déjà déformé par l'âge, des vêtements à la mode, mais sans exagé­ration. Ce sont ses enfants transplantés en ville qui souhaitent la voir ainsi habillée. (On sait quelles exigences peuvent avoir les enfants quand ils ont « pris le dessus » sur les parents.)

Don Giorgio est un curé de campagne gras et indolent, qui s'exprime difficilement, mais n'en a pas moins toujours quelque chose à ajouter à ce que disent ses parUnams ou à m qu'il dit lui-

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même. Il lui arrive de ne pas savoir au juste quoi. Pourtant si on lui laisse le loisir de parler posé­ment, il dit des choses pleines de sens et bien tournées, car il est ami des bonnes lettres et par­dessus le marché n'est point sot.

D O N GIORGIO, aux femmes, à mi-voix. — Retirez-vous, mes enfants et récitez encore une prière pour cette âme que le Seigneur a rappelée à lui.

Les femmes s'inclinent devant lui, puis de­vant Donna Fiorina et sortent par la porte du fond. Don Giorgio et Donna Fiorina restent un long moment silencieux, l'une songeant au deuil de sa sœur, l'autre balançant entre une désap­probation qu'il voudrait exprimer et une conso­lation qu'il ne sait pas formuler. Donna Fio­rina, incapable de soutenir plus longtemps l'image de la douleur de sa sœur, plonge son visage dans ses mains et se laisse tomber sur le banc. Don Giorgio s'approche d'elle lentement; la regarde un instant sans parler, en hochant la tête, puis il élève les mains vers le ciel comme pour s'en remettre à Dieu.

Surtout que les acteurs n'aient pas peur du silence. Il est des moments où le silence est plus parlant que les mots, si l'on sait le rendre expres­sif. Don Giorgio demeure encore un moment muet près de Donna Fiorina effondrée vers le banc, puis, à la fin, comme pour compléter sa

DONNA FIORINA, se redressant à demi, le visage toujours dans les mains. — Elle va finir par perdre tout à fait la raison. (Elle découvre son visage et, regardant Don Gior­gio.) Vous avez vu ses yeux?... Et sa voix quand elle nous a imposé de la laisser seule.

DON GIORGIO. —Vous vous trompez. La raison chez elle est tout à fait solide... Je... je crains autre chose, ma chère dame. Je crains... malheureusement... que le réconfort divin lui fasse défaut et...

DONNA FIORINA, dévorée d'inquiétude, se lève. — Que peut-elle bien faire, toute seule, dans cette chambre ?

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D O N GIORGIO, cherchant à la calmer. — Mais elle n'est pas seule : elle a gardé Elisabeth auprès d'elle. Ne craignez rien. Elisabeth est pleine de sagesse et...

DONNA FIORINA, brusquement. — A h ! si vous l'aviez entendue parler cette nuit! (Elle s'interrompt, en voyant sortir de la chambre mortuaire la vieille nourrice, Elisabeth, qui se dirigé vers la porte du fond.) Elisabeth? (Elisabeth se retourne. Donna Fiorina, avec anxiété, et plus du geste que de la voix.) Que fait-elle?

E L I S A B E T H , avec des yeux de démente et d'une voix sourde, sans un geste. — Rien. Elle le regarde.

DONNA FIORINA. —Elle pleure? ELISABETH. — Non. Elle le regarde. DONNA FIORINA. — Si seulement elle pouvait pleu­

rer ! Mon Dieu, faites qu'elle pleure ! E L I S A B E T H , s'approche. Elle a toujours le même air égaré.

Elle regarde tour à tour le prêtre et Donna Fiorina, puis tout bas, sur le ton de la confidence. '•— Elle dit qu'i l est tou­jours là-bas! (Elle fait de la main un geste qui signifie : « bien loin ».)

DON GIORGIO. — Q u i ? Lui?-

Elisabeth fait signe que « oui » de la tête.

D O N GIORGIO. —Elle dit qu'il est là-bas? Où? ELISABETH. — Elle parle toute seule, en marchant,

à voix basse. DONNA FIORINA. —• Ah! ne pouvoir rien faire pour

elle! ELISABETH. — Elle a l'air si sûre de ce qu'elle dit,

qu'elle fait peur! DONNA FIORINA. —Mais que dit-elle? que dit-elle

d'autre? ELISABETH. — Elle dit : « Il est parti, il reviendra. » DONNA FIORINA. — Il reviendra ? ELISABETH. — Elle dit : « Il reviendra. » Gomme

si elle en était sûre. DON GIORGIO. — Il est bien parti, mais pour ce qui

est de revenir. ELISABETH. — Elle a lu cela dans mes yeux? Alors

elle a répété avec plus de force encore, en me regar­dant fixement ; « Il reviendra, il reviendra... » Elle

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dit que celui qui est étendu sous ses yeux n'est pas son fils, que ce n'est pas lui...

DON GIORGIO. —Que ce n'est pas lui? DONNA FIORINA. — Elle le disait déjà la nuit passée! ELISABETH. — Et elle veut qu'on l'enlève tout de

suite. Donna Fiorina plonge de nouveau son visage

dans ses mains.

D O N GIORGIO. — Pour le porter à l'église ? ELISABETH. — Elle veut qu'on l'enlève. Et elle ne

veut pas qu'on l'habille. DONNA FIORINA, levant la tête. — O h ! ELISABETH. —Je lui ai dit qu'il fallait l'habiller... D O N GIORGIO. — Naturellement, avant qu'il se rai­

disse. ELISABETH. — Elle a fait un geste d'horreur. Elle

veut que je prépare l'eau pour sa dernière toilette. Puis l'envelopper dans un drap et qu'il disparaisse. C'est tout. Je vais donner les ordres et je reviens.

Elle sort par la porte du fond.

DONNA FIORINA. —Je vous dis qu'elle va devenir folle... Folle.

D O N GIORGIO. —Heuh!... Habiller quelqu'un qui s'est dépouillé lui-même de tout... C'est peut-être pour cette raison...

DONNA FIORINA. — C'est bien possible... Je m'épou­vante surtout de la voir dans cet état...

D O N GIORGIO. — Elle ne veut pas faire comme tout le monde.

DONNA FIORINA. — Ne croyez pas cela. Ce n'est pas un parti pris chez elle.

D O N GIORGIO. —Je le crois, je veux bien le croire. Mais il me vient un doute... une crainte. A ne pas agir comme tout le monde, à s'écarter des usages on risque de se tromper, et... de ne plus trouver personne pour partager la douleur... Elle veut son fils nu dans la mort, croyez-vous que beaucoup de mères compren­dront ce sentiment?

DONNA FIORINA. — Moi, je ne peux pas le com­prendre...

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DON GIORGIO. —Vous voyez?... De là à la mal juger, à la condamner... heu...

DONNA FIORINA. — Elle a toujours été ainsi! Quand on lui parle, il semble qu'elle vous écoute et tout à coup elle se met à dire des choses, qui paraissent venir de loin, d'on ne sait d'où, des choses que personne n'aurait pu prévoir. Des choses, comment dire, des choses vraies — quand elle les dit, on croit les tou­cher... — mais un moment après, quand on y repense, elles vous bouleversent parce qu'elles ne seraient ve­nues à l'idée de personne. On en a presque peur. Je redoute de l'entendre, je vous jure : j ' a i peur de ce qu'elle pourrait dire. Je n'ose même plus la regarder. Oh! ses yeux!

DON GIORGIO. — C'est une pauvre mère ! DONNA FIORINA. — Voir disparaître ainsi son en­

fant en deux jours ! DON GIORGIO. — Un fils unique, rentré au bercail

depuis si peu de temps.

Giovanni, le vieux jardinier, paraît sur le seuil de la porte du fond, avance vers la porte de droite, contemple un instant le cadavre, avec une stupeur douloureuse; puis il s'agenouille, le

front touchant presque terre. Il reste un moment dans cette attitude. Donna Fiorina et Don Gior­gio continuent leur conversation.

DONNA FIORINA. — Elle avait attendu son retour tant d'années, tant d'années... Plus de sept ans. Il était tout jeune quand il la quitta.

DON GIORGIO. —Je me rappelle : il allait pour­suivre à Liège ses études d'ingénieur.

D O N N A FIORINA le regarde, puis hochant la tête en signe de désapprobation. — C'est là qu'un peu plus tard il a retrouvé cette femme.

DON GIORGIO, avec un soupir. —Je sais. Je suis au courant. J'ai même quelque chose à lui dire à ce sujet... (Il désigne la mère qui est dans la chambre du mort.) C'est pourquoi je suis resté. Je l'attends.

Le vieux jardinier se relève avec un signe de croix et sort au fond.

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LA VIE QUE JE T ' A i DONNÉE .177

D O N N A FIORINA, attend que le vieux jardinier soit sorti, et aussitôt, avec anxiété, elle demande, faisant allusion au mort. — Il vous a laissé, en se confessant, quelque commission...

DON GIORGIO, gravement. — Oui. DONNA FIORINA. — Pour cette femme ? D O N GIORGIO, même jeu. — Oui. DONNA FIORINA. — Si seulement il l'avait épousée,

quand il l'a connue... Il l'a connue quand il était étudiant à Florence.

D O N GIORGIO. — C'est une Française, n'est-ce pas ? DONNA FIORINA. — Elle est devenue Française par

son mariage. Mais elle est Italienne de naissance. Elle était, elle aussi, étudiante à Florence. C'est plus tard qu'elle a épousé un Français, un monsieur Maubel qui l'emmena d'abord à Liège, précisément, puis à Nice.

D O N GIORGIO. —Et il la suivit à Liège? DONNA FIORINA. — Quel martyre pour ma pauvre

sœur! Pendant sept ans, il n'est pas revenu, pas une fois, fût-ce pour un jour. Et puis le voilà qui revient pour mourir en quelques heures... Mais il n'avait pas rompu avec cette femme, il correspondait toujours avec elle. Vous le savez, sans doute, il a dû vous le confesser. (Elle le regarde, puis, avec hésitation.) I l a peut-être pris quelque disposition pour les enfants?

DON GIORGIO, la regardant à son tour. — Non. Quels enfants?

DONNA FIORINA. —Vous ne savez donc pas qu'elle a deux fils?

DON G I O R G I O . — A h ! Ses enfants à elle... oui, il me l'a dit. Il m'a même dit que ces enfants avaient été le salut de leur mère et le sien propre.

DONNA FIORINA. — Il a dit : le salut? D O N GIORGIO. — Oui. DONNA FIORINA. —Mais alors ces enfants ne sont

pas de lui? DON G I O R G I O . — O h ! mais non! Certes on ne

peut dire d'un amour adultère qu'il est pur, même quand il ne déborde pas du cœur et de l'esprit; mais il est certain que... non... Ou du moins c'est ce qu'il m'a dit...

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DONNA FIORINA. — S'il vous l'a dit sur son lit de mort... Dieu me pardonne, sa mère m'avait souvent affirme l'innocence de cet amour : je n'avais pas pu y croire. Leur passion était si forte que j'étais portée à me figurer que les deux enfants...

DON GIORGIO. — Non, non. D O N N A FIORINA, aux aguets, faisant signe à Don Gior­

gio de se taire. — Oh! mon Dieu! Vous l'entendez!... Elle parle... Elle lui parle.

Elle s'approche sans bruit de la porte à droite et écoute un moment.

DON GIORGIO. —Laissez donc. Elle délire. C'est la douleur.

DONNA FIORINA. — Pas du tout. Nous voyons les choses à notre façon. Mais qui sait le sens que ce malheur a pris pour elle ?

DON GIORGIO. —Vous devriez l'obliger à aban­donner quelque temps cette solitude.

DONNA FIORINA. — C'est impossible. Je n'essaierai même pas.

DON GIORGIO. — Menez-la au moins dans votre villa. C'est à côté!

DONNA FIORINA. — Ce serait avec joie. Mais elle n'est pas sortie d'ici depuis plus de vingt ans. Tou­jours à penser, à penser. Peu à peu, elle s'est rendue étrangère à tous.

DON GIORGIO. — Accueillir les pensées qui naissent de la solitude, rien de plus mauvais. Elles souâîent dans l'âme des vapeurs de marécage.

DONNA FIORINA. — La solitude,- elle, est en elle maintenant. Il suffit de regarder ses yeux pour com­prendre que rien de la vie ne peut lui venir du dehors, pas même une distraction. Elle s'est enfermée dans cette villa où le silence — quand on traverse là-haut les grandes pièces désertes —fait peur, oui, peur... On a l'imp, ession, comment dire, que le temps y tombe comme dans un gouffre. Le bruit des feuilles, quand le vent souffle! L'angoisse me prend rien que de penser à elle, seule, ici. J'ai 'impression que ce grand vent emporte son âme. Quand son fils vivait là-bas, je savais où il l'emportait, mais à présent? (Voyant appa-

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raître sa sœur, sur le seuil de la porte de droite.) Dieu, la voilà!

Donna Anna Luna, toute blanche et comme hallucinée, a dans les yeux une clarté, sur les lèvres une voix tellement « à elle », qu'elle s'en trouve comme religieusement seule parmi les choses et les gens gui l'entourent. Seule et neuve. Et cette « solitude » cette « nouveauté » ont d'autant-plus de quoi troubler qu'elles s'expriment ; avec une simplicité quasi divine. Elle parle dans un délire lucide, pareil à la flamme tremblante du feu intérieur qui la dévore et se consume ainsi. Elle se dirige sans mot dire vers la porte du

fond : elle attend un moment sur le seuil, puis à la vue d'Elisabeth qui revient avec deux ser­vantes qui portent une cuve d'eau chaude et par­

fumée, elle dit avec une légère et douloureuse impatience.

DONNA ANNA. —-Allons, vite, Elisabeth. Faites ce que je vous ai dit. Mais vite.

Les deux servantes traversent la scène sans s'arrêter, d'une porte à l'autre.

ELISABETH, s'excusant. — Il a fallu que je donne d'autres ordres.

DONNA ANNA, pour couper court. — Oui, oui... ELISABETH, continuant. — Il faut encore attendre

que le médecin soit venu faire la constatation et lais­ser le temps à...

DONNA ANNA, même jeu. — Oui. Allez, allez. Oh ! regardez donc là... (Elle montre le parquet près d'Elisa­beth.) Un chapelet. C'est une de ces femmes qui a dû le laisser tomber. (Elisabeth se baisse, ramasse le chapelet, le tend à sa maîtresse et sort à droite. Avant qu'Elisabeth ait passé le seuil, Donna Anna lui refait la même recomman­dation.) Exactement comme je vous ai dit, Elisabeth.

ELISABETH. •— Oui, madame, n'ayez crainte.

Elle sort.

D O N N A A N N A , regardant l'humble chapelet. — Prier, mettre sa douleur à genoux... Tenez, Don Giorgio.

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(Elle lui tend le chapelet.) Pour moi, c'est plus difficile. Debout, souffrir debout, minute par minute. Il vient un moment où le souffle vous manque; on s'aban­donne, on supplie : « A h ! mon Dieu, je n'en puis plus, fais plier mes genoux. » Mais il refuse. Il nous veut debout, vivants, minute par minute, sur cette terre, sans jamais de repos. _

DON GIORGIO. — La vraie vie est dans l'au-delà, ma pauvre amie.

DONNA ANNA. — Dieu ne peut mourir dans cha­cune de ses créatures qui meurt, je le sais. Mais vous ne pouvez, vous, me dire que mon enfant est mort. Vous me dites que Dieu l'a rappelé à lui.

DON GIORGIO. — Mais certainement... DONNA ANNA, d'un ton déchirant. — Mais moi, moi,

je suis encore sur cette terre. D O N G I O R G I O , cherchant à la réconforter. — Eh oui,

ma pauvre amie... DONNA FIORINA. — Ma pauvre Anna... DONNA ANNA. — Ne sentez-vous pas que Dieu

n'est pas ailleurs, tant qu'il veut durer en moi, en nous, sur cette terre... Et qu'il ne veut pas durer pour nous seuls, mais aussi pour que tous ceux qui nous ont quittés continuent à vivre... à vivre ici-bas?

DON GIORGIO. — A vivre dans votre souvenir, oui... D O N N A A N N A le regarde comme blessée par le mot de

« souvenir » et tourne lentement la tête comme pour ne pas voir la blessure. Elle s'assied et, se parlant à elle-même, d'une voix lente et froide. —Je ne peux plus parler, ni entendre parler.

DONNA FIORINA. —Mais pourquoi, Anna? DONNA ANNA. — Les mots, tels que je les entends

prononcer par les autres. DON GIORGIO. —J'ai dit «souvenir». DONNA ANNA. — Vous dites « souvenir » mais pour

moi c'est comme si vous disiez « mourir ». Je n'ai jamais vécu d'autre chose, moi, que de cela. Je n'ai pas d'autre vie, c'est la seule que je puisse toucher, sentir présente avec précision. Vous dites « souvenir » vous m'éloignez de tout, vous me privez de tout.

DON G I O R G I O . — E t qu'aurais-je dû dire? DONNA ANNA. — Que Dieu veut que mon fils

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continue à vivre! Exactement. Non plus certaine­ment de la vie qu'il lui avait donnée ici-bas, mais de celle que je lui ai donnée, moi, oui, toujours. Cette vie-là ne peut s'achever tant que la vie dure en moi. N'est-il pas vrai que celui qui par ses œuvres s'en est rendu digne peut vivre sur terre éternellement? Mon fils ne sera pas éternel, lui, mais il reste ici-bas avec moi... Tant que je vis, mon fils doit vivre, il doit vivre sur terre, ainsi que toutes les choses de la vie, de toute ma vie qui lui appartient et que personne ne peut lui enlever.

Don Giorgio, avec compassion, voulant lutter contre son orgueil et la ramener à ce qui est à ses yeux la raison, lève la main vers le ciel, pour rappeler la toute-puissance de Dieu.

DONNA ANNA, en réponse à ce geste. —Dieu? Non. Dieu n'enlève pas la vie!

DON GIORGIO. —Je parle de la vie terrestre. DONNA ANNA. — A h vraiment! Il vous suffit de

savoir qu'il y a dans la chambre à côté un corps, un pauvre corps qui ne vous voit plus, ne vous entend plus, n'est-ce pas? Et alors tout est fini. Il n'y a plus qu'à le revêtir d'un des costumes qu'il a rapportés de France, même si ce vêtement est impuissant à le préserver du froid qui est en lui, qui ne lui vient plus du dehors.

D O N GIORGIO. — C'est la coutume, chère madame. DONNA ANNA. — Oui, et réciter les prières, allu­

mer les cierges... Faites, faites, oui, mais dépêchez-vous. Je veux que sa chambre redevienne telle qu'elle était; qu'elle demeure vivante, vivante de la vie que je lui donne, en attendant qu'il revienne, en laissant tout comme le jour de son départ. Mais vous ne savez donc pas que mon fils, celui qui est parti, n'est pas revenu? (Surprenant un coup d'œil de Don Giorgio à sa sœur.) Ne clignez donc pas de l'œil du côté de Fiorina. Ses enfants non plus! Flavio et Lida l'ont quitté l'an passé pour aller en ville. Croyez-vous qu'ils revien­dront (Fiorina, à ces mots, se met à pleurer tout bas.) Ne pleure pas,, non* Jsai tant pleuré aussi, tu te rappelles*

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quand il m'a quittée. Mais je ne savais pas. Toi aussi tu pleures et tu ne sais même pas pourquoi!

DONNA FIORINA. — Non, non, je pleure pour toi, Anna !

DONNA ANNA. — Et tu ne comprends pas qu'alors il faudrait pleurer sans cesse? Oh! Fiorina, (prenant le visage de sa sœur dans ses mains et la regardant dans les yeux avec tendresse) est-ce toi? Est-ce bien toi avec ce front, ces yeux ? Y penses-tu ? Comment as-tu pu chan­ger ainsi ? Je te vois toujours comme tu étais, épanouie comme une fleur. Comment veux-tu que je ne croie pas rêver à te voir ainsi ? Mais toi-même, sois sincère, ton image d'autrefois, si tu y repenses?

DONNA FIORINA. — Eh oui, un rêve, Anna... DONNA ANNA. — Tu vois bien. Tout est pareil. Un

rêve. Et si ton corps change, change sous ta main, les images de toi, — celle d'hier, d'avant-hier — en reste-t-il? Des souvenirs de rêves. Hier, avant-hier. Tout.

DONNA FIORINA. •— Des souvenirs de rêves, oui. DONNA ANNA. — Tu vois. Il suffit donc que la

mémoire soit bien vivante, et le rêve devient vie. Mon fils tel que je le vois est vivant, vivant. Je ne parle pas dé celui qui est là. Cherchez à me comprendre.

DONNA FIORINA, à mi-voix. -.— C'est pourtant lui qui est là!

DON GIORGIO. — A h ! si Dieu voulait que ce fût un rêve !

D O N N A A N N A , sans la moindre impatience, après un ins­tant de repliement intérieur. — ï l faut sept années — je le sais bien — sept ans sans rien faire d'autre que de penser à l'enfant qui ne revient pas, il faut avoir souf­fert ce que j 'ai souffert pour comprendre cette vérité qui dépasse la douleur et apparaît comme une lumière qui ne peut plus s'éteindre... (Elle presse ses tempes entre ses deux mains.) Et qui donne cette terrible fièvre, cette fièvre froide qui sèche les yeux et le timbre de la voix : lumière claire et cruelle. Je me tourne, au son de ma voix, comme si c'était quelqu'un d'autre qui par­lait.

DONNA FIORINA. — T u devrais essayer de reposer un peu.

DONNA ANNA. —Je ne peux pas. Je dois rester

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vivante. Don. Giorgio, regardez bien et voyez si tout ce que je dis n'est pas exact. Vous croyez que je viens de perdre mon fils, n'est-ce pas? Ce n'est pas cette nuit qu'il est mort. J'ai pleuré, en secret, toutes mes larmes quand je l'ai vu arriver. Il ne m'en reste plus à verser... Quand j 'a i vu revenir cet étranger qui n'avait plus rien, plus rien de mon fils.

DON GIORGIO. — Eh oui ! il avait évidemment beau­coup changé! Vous disiez la même chose, il n'y a qu'un instant, de votre sœur. Mais chacun sait cela : la vie nous change et...

DONNA ANNA. — Et nous croyons pouvoir nous consoler d'un mot : « changé ». Gela ne veut-il pas dire, différent de ce qu'on était, un autre? Et si celui d'autrefois n'existe plus, que veut dire : « changé»? Je n'ai pu reconnaître en lui mon fils, celui qui m'avait quittée. Je l'épiais... Je ne souhaitais rien qu'un re­gard, un sourire à fleur de lèvres, que sais-je, moins encore une lueur sur son front, son beau front d'ado­lescent, avec ses cheveux frisés, dorés par le soleil, qui fit revivre, une minute, mon enfant d'autrefois dans celui qui m'était revenu. Mais non, non. D'autres yeux : glacés. Un front toujours sombre, creusé aux tempes. Et chauve, presque chauve. Tel qu'il est là. (Elle montre la chambre mortuaire.) Vous admettrez peut-être bien que je connaissais mon fils. Une mère regarde son enfant, elle sait comment il est. Mon Dieu, c'est elle qui l'a mis au monde! Eh bien, la vie peut agir envers une mère avec cette cruauté : lui arracher son enfant et le lui changer. Il était devenu un autre et je n'en savais rien. Il était mort et je continuais à le faire vivre en moi.

D O N GIORGIO. — Il était mort pour vous, madame... Mais il n'était pas mort pour lui, puisqu'il vivait en­core il y a quelques heures.

DONNA ANNA. -<- Oui, il vivait sa vie et ce qu'il en donnait aux autres; à moi, il me donnait bien peu depuis longtemps, presque plus rien. Il était tout en­tier là-bas, toujours. (Elle indique d'un geste l'éloigne-ment.) Comprenez-vous maintenant ce que j ' a i souf­fert? Mon fils — celui qui vit en moi — était resté là-bas, près de cette femme. Et je n'ai revu que celui-ci

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— je ne sais même pas comment il me voyait de son regard changé — cet étranger qui ne pouvait plus rien me donner — qui, si par hasard il m'effleurait de sa main, ne sentait plus comme avant ? Que puis-je savoir de sa vie telle qu'elle était devenue pour lui? de sa façon de voir les choses ? de sa façon de les sentir quand il les touchait?... Ce que nous avons perdu aujourd'hui, c'est quelque chose que nous ne con­naissons pas, que nous ne pouvons pas connaître : la vie telle qu'il la sentait. Gela oui. Mais alors compre­nons bien que la véritable raison qui nous fait pleurer une mort n'est pas celle qu'on croit. • D O N GIORGIO. —Nous pleurons celui que nous perdons.

DONNA ANNA. — Nous perdons notre vie telle que la créait celui qui meurt, celui que nous ne connais­sons pas.

D O N GIORGIO. — Mais non, madame. DONNA ANNA. — S i , si... Nous pleurons sur nous.

Nous pleurons parce que celui qui est mort ne peut plus — lui, lui — nous donner la moindre existence. Ses yeux éteints ne nous voient plus, ses mains durcies et glacées ne peuvent plus nous toucher. Pourquoi voudriez-vous donc que je pleure aujourd'hui? Sur moi ? Quand il était loin, je me disais : « S'il pense à moi en ce moment, je suis vivante pour lui. » Gela me soutenait, me réconfortait dans ma solitude. Mais à présent que dois-je dire ? Je dois dire que je ne suis plus, moi, vivante pour lui, que je ne vis plus, moi, qu'il ne peut plus penser à moi, me donner la vie dans son esprit! Et vous venez au contraire me dire, vous, que c'est lui qui ne vit plus pour moi ! Mais si, il vit pour moi, il vit de toute la vie que je lui ai toujours donnée : ma vie, la mienne et non pas la sienne que je ne connais pas. Sa vie, il la vivait lui-même, loin de moi, je n'en savais plus rien. Pendant sept ans, je lui ai donné la vie, sans qu'il y eût la moindre part. Ne puis-je continuer à le faire vivre de la même façon ? De lui, qu'est-ce qui est mort, qui ne fût déjà mort pour moi. J'ai eu le temps de m'apercevoir que la vie ne dépend pas de la présence ou de l'absence d'un corps sous nos yeux. Le corps peut être làs de-

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vant nous et être mort, vidé de la vie que nous lui donnions. Ses yeux qui parfois s'élargissaient, illu­minés brusquement par un jet de lumière qui les emplissait de rire, de bonheur et de soleil, il les avait perdus dans la vie qu'il vivait, mais en moi, non : ses yeux n'ont pas changé. Je l'appelle, il se retourne bien vivant, et ses yeux sont toujours pleins de rire, de bonheur et de soleil! La vérité, c'est que je ne dois plus lui permettre à présent de s'éloigner de moi, en qui il a toute sa vie. Il faut qu'aucune existence ne s interpose entre lui et moi, voilà tout. Toute ma vie sera à lui, seront lui mes yeux qui le voient, mes lèvres qui lui parlent. Je peux même le faire vivre là où il préfère, peu importe, et sans qu'il me donne rien de cette vie, si cela lui plaît toute ma vie pour lui, là-bas près de cette femme : il la vivra et moi je continuerai ici à attendre son retour, s'il réussit jamais à se déli­vrer de sa passion. (A Don Giorgio.) Vous êtes au cou­rant.

D O N GIORGIO. — Oui, il m'a tout dit. DONNA ANNA. —Je l'avais supposé. D O N GIORGIO. — Il m'a dit comment il voulait

qu'on lui annonçât sa mort. DONNA ANNA, comme si son fils parlait par sa bouche. —

Son amour n'a pas failli, jusqu'au dernier moment. D O N GIORGIO. — Oui. Il souhaitait qu'on lui ap­

prît la chose avec toutes les précautions, en avertissant d'abord sa mère qui est avec elle à Nice.

DONNA ANNA, même jeu. — Cet amour ne lui fera jamais défaut, jamais.

D O N GIORGIO. —Que dites-vous là? DONNA ANNA, avec le plus grand naturel. — Il suffit

qu'elle sache le faire vivre dans son cœur, attendre qu'il revienne d'ici comme j'attendrai qu'il revienne de là-bas. Si elle l'aime, elle saura me comprendre. Leur amour, par bonheur, était de ceux qui savent se passer du corps. C'est ainsi qu'ils se sont aimés. Ils peuvent continuer à s'aimer encore.

DONNA FIORINA. —Anna, que dis-tu? DONNA ANNA. — Ils le savent ! Dans son cœur à

elle. Il suffit qu'elle lui donne la vie de tout son amour, comme elle la lui donne sans aucun doute en ce mo-

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ment. Il suffira qu'elle le pense en vie ici comme je le pense en vie là-bas.

DON GIORGIO. — Vous croyez donc qu'on peut ainsi passer par-dessus la mort.

DONNA ANNA. — Non, n'est-ce pas ? « Ainsi » non. On ne doit pas. La vie a toujours mis sur les morts une pierre pour passer dessus. Mais il s'agit de notre vie, non pas celle de celui qui meurt. Les morts, nous les voulons morts, pour pouvoir vivre en paix notre vie. Voilà comment il faut passer par-dessus la mort.

DON GIORGIO. —Non et non. Oublier les morts est une chose, qui n'est pas permise, mais les penser en vie comme vous le dites en est une autre...

DONNA FIORINA. — Attendre leur retour... DON GIORGIO. — Que l'on sait impossible. DONNA ANNA. — Il vaut donc mieux le penser

mort, tel qu'il est là... DON GIORGIO. — Malheureusement. DONNA ANNA. — Etre certain qu'il ne peut plus

revenir! Pleurer, pleurer beaucoup et puis s'apaiser peu à peu...

DONNA FIORINA. —Trouver quelque consolation I DONNA ANNA. — Et puis,, de temps à autre, de

très loin, se souvenir de lui : « Il était de telle et telle façon. » « Il disait ceci il disait cela. » C'est ce que vous voulez.

DONNA FIORINA. — Ma pauvre Anna, on a tou­jours fait ainsi.

DONNA ANNA. — En somme, le faire mourir, le faire mourir ainsi en nous. Non pas d'un coup, comme il est mort dans cette chambre, mais peu à peu, en l'oubliant, en lui refusant la vie que nous lui donnions, parce qu'il ne peut plus nous en donner aucune à nous. C'est bien cela ? Donnant, donnant. Tu ne me donnes plus rien, je ne te donne plus rien. Ou tout au plus, considérant que si tu ne me donnes plus rien, c'est que tu ne le peux plus, parce qu'il ne te reste rien, pas un atome de vie pour toi, je te donnerai un peu de la vie que j'aurai en excédent, en me souvenant de toi, de loin. De très loin, bien entendu, pour que tu ne puisses plus revenir. Sinon, quelle horreur! Voilà la mort dans sa perfections Et voilà la vie qu'une

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mère, qui veut être sage, doit continuer à mener quand son enfant est mort.

A ce moment, Giovanni, le vieux jardinier, paraît à la porte du fond, l'air embarrassé, une lettre à la main. Apercevant Donna Anna, il n'entre pas, et montre la lettre à Donna Fiorina, en prenant garde de n'être pas vu de sa patronne. Mais Donna Anna voyant se retourner sa sœur et Don Giorgio, se retourne aussi et, notant l'em­barras du vieillard.

DONNA ANNA. — Qu'y a-t-il, Giovanni? GIOVANNI, dissimulant la lettre. — Rien. Je voulais...

Je voulais dire à Madame... D O N G I O R G I O , qui a aperçu la lettre entre les mains du

jardinier, demande avec une douloureuse consternation. — Est-ce la lettre qu'il attendait?

DONNA ANNA, à Giovanni. — Vous avez une lettre ? GIOVANNI, avec hésitation. — Oui, mais... DONNA ANNA. — Donnez. Je sais qu'elle est pour

lui. Le jardinier tend la lettre à Donna Anna et

sort.

D O N GIORGIO. — Il l'attendait avec tant d'impa­tience.

DONNA ANNA. — Oui, depuis deux jours déjà. Il vous en a parlé?

D O N GIORGIO. — Il m'a dit que vous l'ouvriez quand elle arriverait.

DONNA ANNA. — Que je l'ouvre, moi ? DON GIORGIO. — Oui, pour conjurer à temps un

risque qui, jusqu'au dernier moment, l'a tenu dans l'angoisse.

DONNA ANNA. —Je sais, je sais quoi... D O N GIORGIO. — Il avait peur qu'elle commît la

folie... DONNA ANNA. — De venir le rejoindre ici, je sais.

Il s'attendait à ce qu'elle abandonnât ses enfants, son mari, sa mère.

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DON GIORGIO. — Il m'a même dit qu'il avait commencé une lettre pour la détourner de cette folie.

DONNA ANNA. — Une lettre pour elle. DON GIORGIO. — Oui. DONNA ANNA, montrant le bureau. — Alors, elle doit

être là. D O N GIORGIO. — Sans doute. Mais il n'y a plus

qu'à la détruire, et obéir à son vœu qui était que, vous écriviez à la mère. Mais voyez d'abord ce que dit cette lettre.

DONNA ANNA, d'un geste convulsif ouvrant la lettre. — Oui, oui!

D O N GIORGIO. —J'étais resté pour vous prévenir. Mais voilà la lettre arrivée.

DONNA ANNA, tirant la lettre de l'enveloppe. — Oui, la voilà, la voilà!

DONNA FIORINA. — Une lettre pour lui qui n'est plus là.

DONNA ANNA. — Si, il y est, il y est. (Elle lit la lettre. Son visage, ses mains qui tremblent, les exclamations qui lui échappent disent sa joie de sentir vivre son fils dans la passion de sa lointaine amante.) Oui, oui, elle lui dit qu'elle veut venir, qu'elle arrive. Elle arrive!

D O N GIORGIO. — Il faut l'en empêcher. DONNA FIORINA. — Sans perdre une minute. DONNA ANNA, continuant sa lecture, sans écouter. —

Elle n'y tient plus!... Tant qu'il était près d'elle... (Dans un brusque sursaut de tendresse.) Comme elle lui écrit ! Comme elle l'aime ! (Elle continue sa lecture, puis dans un éclat où le rire et le cri se mélangent, le visage brillant de larmes.) Oui? Oui? Alors toi aussi, tu le pourras! (D'un ton dolent.) Eh! mais elle est désespérée! (Pour­suivant sa lecture.) Ce tourment, oui... (Bref arrêt. Elle reprend sa lecture, puis s'écrie :) Oui, tant d'amour, tant d'amour! (Avec une expression différente, peu après.) Ah! ah ! non ! non ! (Puis comme si elle répondait à la lettre.) Mais lui aussi, mais oui, ici ou ailleurs, est toujours pour toi. (Dans un élan de joie.) Elle le voit, elle le voit! (Brusquement troublée.) Ah! mon Dieu, mais l'absence la désespère... la désespère... Non, ah non. (Suspen­dant la lecture et s'adressant à Don Giorgio et è sa sœur.) Il

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est impossible, entendez-vous, impossible en ce mo­ment de lui faire savoir qu'il ne peut plus lui donner le réconfort de son amour, de sa vie!

D O N GIORGIO. — C'est bien pourquoi il a de­mandé...

DONNA FIORINA. — Qu'on ne la prévînt pas direc­tement...

D O N GIORGIO. — Sa mère la préparera mieux à ce coup...

DONNA ANNA. — Non, c'est impossible. Elle en deviendrait folle, elle en mourrait ! Non, non !

DONNA FIORINA. —Mais voyons, Anna, il faudra pourtant bien...

DONNA ANNA. — Pourquoi ? Ah ! si vous sentiez comme il est vivant pour elle, comme il vit dans son désespoir! Comme elle lui parle, comme elle lui crie son amour! Elle menace de se tuer! Quel désastre si pour elle il ne vivait pas en ce moment!

DONNA FIORINA. — Que dis-tu là, Anna ? DONNA ANNA. — Sa lettre commencée est là... (Elle

ouvre le sous-main qui est sur le bureau, et en tire la lettre.) La voilà!

D O N GIORGIO. — Que voudriez-vous en faire, ma­dame ?

DONNA ANNA. — Il a dû trouver lui-même les mots vivants qu'il fallait pour la réconforter, la rete­nir, pour la détourner de son projet désespéré de venir le retrouver.

D O N GIORGIO. —Vous voudriez lui envoyer cette lettre ?

DONNA ANNA. —Je vais la lui envoyer. D O N GIORGIO. — Non, madame ! DONNA FIORINA. —Anna, que vas-tu faire? DONNA ANNA. —Je vous dis qu'elle a encore be­

soin de sa vie ! Vous voulez que je le lui tue en ce moment, au risque de la tuer aussi.

DONNA FIORINA. — Mais tu écriras en même temps la vérité à sa mère?

DONNA ANNA. —J'écrirai en même temps à sa mère pour la conjurer de le lui laisser vivant! Laissez-moi, laissez-moi!

D O N GIORGIO. — Mais la lettre n'est pas finie.

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DONNA ANNA. —Je la finirai. Nous avions la même écriture. Il écrivait comme moi. Je la finirai!

DONNA FIORINA. —Non, Anna! DON GIORGIO. — Vous n'avez pas le droit. DONNA ANNA. — Laissez-moi seule. Il a encore

cette main pour lui écrire. Il lui écrira, il lui écrira!

Rideau.

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ACTE DEUXIÈME

Même décor qu'au premier acte, à la tombée de la nuit, quelques jours plus tard. De part et d'autre de la fenêtre, contre le mur de gauche, un vase de jardin avec une plante fleurie.

Au lever du rideau, Giovanni, sur le seuil de la porte du fond, tient dans ses bras un vase semblable. Donna Anna et sa sœur Donna Fio­rina sont également près de la porte du fond.

DONNA ANNA, montrant à Giovanni une place pour le vase, à droite de la porte. — Là, Giovanni. Posez-le là. (Giovanni le pose.) Parfait. Allez chercher l'autre, que vous mettrez de l'autre côté. S'il pèse trop, faites-vous aider.

GIOVANNI. — Oh, madame, c'est inutile. DONNA ANNA. —Je sais qu'ils sont lourds pour

vous, mon vieux Giovanni. Allez. (Giovanni sort. Donna Anna respirant le parfum des fleurs, à Fiorina.) Sens ce parfum, Fiorina. (Montrant de loin les fleurs près de la fenêtre.) Qu'elles sont belles, toutes vivantes!

DONNA FIORINA. —Mais tu te rends ta tâche en­core plus difficile, Anna, y songes-tu?

DONNA ANNA. —Folie pour folie, laisse-moi faire! Nous n'en avons jamais commis aucune, dans notre 'eunesse, pour notre propre compte, ni toi, ni moi.

DONNA FIORINA. — Mais tu te fais complice de la sienne. Tu en portes la responsabilité.

DONNA ANNA. — Non. Il l'a conjurée sur tous les tons, de toutes les manières de ne pas commettre cette folie. C'est elle qui a voulu venir. Elle avait cette idée fixe dans la tête. Je n'avais plus le temps de l'en empê­cher, en écrivant. Elle est déjà partie.

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DONNA FIORINA. — Mais si tu avais écrit à sa mère? DONNA ANNA. —Je n'ai pas pu. J'ai essayé, trois

jours de suite. Je n'ai pas su. J'ai trop peur... DONNA FIORINA. — Peur de quoi ? DONNA ANNA. — Qu'elle ne puisse faire comme

moi. J'ai peur, quand elle saura, que son amour finisse. DONNA FIORINA. — Mais c'est ce que tu devrais te

souhaiter et lui souhaiter. _ DONNA ANNA. — Ne dis pas cela, Fiorina... Elle

lui a encore écrit une autre lettre, tu sais? DONNA FIORINA. — Une autre lettre ? DONNA ANNA, les yeux enflammés d'une joie sombre et

vorace. —Je l'ai lue pour lui!... Elle était plus déses­pérée encore que la première.

DONNA FIORINA. — Seigneur mon Dieu ! Anna, tu m'épouvantes !

DONNA A N N A . — U n e mère qui s'épouvante, comme si elle n'avait pas contenu ses deux enfants vivants dans son sein, comme si elle ne les avait pas nourris d'elle-même, avec cette belle faim qu'on a pour deux quand on est enceinte... Est-ce que tu t'épouvantais alors? Aujourd'hui, je mange la vie pour lui! Si je l'appelais, est-ce que tu recommencerais à t'épou-vanter.

DONNA FIORINA, se bouchant les oreilles comme si sa sœur allait crier le nom de son fils. — Non, Anna, je t'en supplie!

DONNA ANNA. — T u crains qu'il puisse punir ton épouvante, en t'apparaissant par jeu dans sa chambre ?... Je n'ai nul besoin de croire aux fantômes. Je sais qu'il vit en moi. Je ne suis pas folle.

DONNA FIORINA. —Je le sais bien, mais tu agis comme si tu l'étais.

DONNA ANNA. — Que sais-tu de ma façon d'agir? Des heures que je passe? Lorsque, là-haut, j'aban­donne ma tête sur les oreillers et que je perçois le silence et le vide de ces chambres, lorsque aucun sou­venir ne me suffit plus pour le ranimer, parce que je suis trop lasse... A ces minutes, moi aussi : «je sais, je sais » et je suis saisie d'horreur et d'épouvante! Mon unique refuge, mon dernier réconfort en ces instants, c'est elle, elle qui vient et ne « sait » pas encore. Elle

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me ranime et m'emplit d'un coup toutes ces pièces; je me jette toute dans ses yeux, dans son cœur à elle pour le voir encore ici, pour le sentir encore vivant dans cette maison. A moi seule, je ne puis plus.

DONNA FIORINA. — Mais quand elle sera là?... DONNA ANNA. — T u veux me faire penser avant

l'heure à ce qui arrivera. Tu es cruelle! Tu ne vois donc pas ce que je souffre ? J'ai la sensation de res­pirer comme quelqu'un dont les minutes sont comp­tées et tu veux m'enlever ces dernières minutes.

DONNA FIORINA. — C'est que j'estime que ce voyage risque de la compromettre, à présent que tout est fini.

DONNA ANNA. — Non. Elle le lui a écrit. Son mari n'est pas à Nice. Il est à Paris pour affaires. Elle pro­fite de son absence.

DONNA FIORINA. — Et si son mari revenait à l'im-proviste et ne la trouvait pas?

DONNA ANNA. — Elle doit avoir combiné avec sa mère quelque excuse valable à son voyage de quelques jours. Sa mère a encore des propriétés à Gortone.

DONNA FIORINA. — Mais comment la pensée a-t-elle pu lui venir de le rejoindre ici, sous tes yeux?

DONNA ANNA. — Oh, mais elle ne vient pas ici. C'est moi qui l'y conduirai. Elle lui a écrit d'aller l'attendre à la gare.

DONNA FIORINA. —Et à sa place, c'est toi qu'elle y trouvera. Que lui diras-tu?

DONNA ANNA. —Je lui dirai... Je lui dirai avant tout de venir avec moi. Je ne puis pourtant pas lui dire la vérité à la gare, devant tout le monde.

DONNA FIORINA. — Mais quelle impression éprou-vera-t-elle en te voyant? Qu'est-ce qu'elle pensera en ne le trouvant pas ?

DONNA ANNA. — Elle pensera qu'il n'est pas là parce qu'il est parti. Et qu'il m'a envoyée pour le lui annoncer. Voilà ce que je lui dirai d'abord... ou quelque chose d'approchant.

DONNA FIORINA. — Mais quand elle sera ici, au moins lui diras-tu la vérité?

DONNA ANNA. — Après que je l'aurai convaincue de me suivre, oui...

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DONNA FIORINA. — Alors pourquoi as-tu fait mettre ces fleurs?

DONNA ANNA. —Parce qu'en entrant ici, elle ignorera tout! C'est lui, c'est lui qui a disposé ces vases, ce n'est pas moi. Je t'en supplie, cesse de m'in-terroger... Elle arrive, ces fleurs sont indispensables! (Voyant entrer Giovanni avec un autre vase.) L à , Giovanni, où je vous ai dit.

GIOVANNI, après avoir posé le vase. — C'est la plus belle de toutes.

DONNA ANNA. •— Oui, nous avons choisi les plus belles. Voulez-vous dire à présent qu'on attelle?

GIOVANNI. — La voiture est déjà prête, madame. En dix minutes, vous serez à la gare.

DONNA ANNA. — Très bien. Vous pouvez disposer. (Giovanni sort au fond. Donna Anna, en proie à une impa­tience croissante, s'approche de la porte, de. droite et appelle.) Elisabeth! La chambre n'est pas encore faite?

DONNA FIORINA. — O h ! Anna! Tu veux la faire coucher là?

DONNA ANNA. — Non. Ce n'est pas pour elle. Pour elle, j 'a i fait préparer une chambre là-haut. (Appe­lant plus fort.) Elisabeth, pourquoi avez-vous ouvert la fenêtre ?

Elisabeth entre en courant. Elle crie de l'in­térieur de la chambre.

ELISABETH. — Les enfants ! Voilà les enfants ! (A Donna Fiorina.) Vos enfants sont là, madame.

DONNA FIORINA, surprise, avec joie. — Lida? Flavio? ELISABETH. —Je les ai entendus crier dans le jar­

din ! Oui, madame. Ils montent en courant. DONNA ANNA. —Tes enfants... DONNA FIORINA. — Ils ont avancé d'un jour. Ils

ne devaient arriver que demain. On entend crier de l'intérieur ; « Maman,

maman! »

ELISABETH. — Les voilà, les voilà !

Lida (18 ans), Flavio f20 ans) font irrup­tion dans la pièce. Ils ont quitté le village l'année précédente pour aller faire leurs études à

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la ville et ces quelques mois ont suffi, à les chan­ger. Ils sont autres, non seulement dans leurs façons de penser et de sentir, mais encore leur corps, le son de leur voix, leurs gestes, leurs regards, leur sourire ont changé. Naturellement ils l'ignorent. Mais leur mère s'en aperçoit tout de suite, après les premières et impétueuses effu­sions, et elle en reste bouleversée, tant lui appa­raît tragiquement l'évidence de ce que sa sœur lui a révélé.

L I D A , courant à sa mère et lui jetant les bras au cou. — Maman, ma petite maman!

Elle l'embrasse.

DONNA FIORINA. — Ma petite Lida. (Elle Vem­brasse.) Expliquez-moi comment vous êtes déjà là? Flavio! Flavio!

Elle lui tend les bras.

FLAVIO, l'embrassant. — Petite mère! DONNA FIORINA. — Expliquez-moi. Vous m'avez

donné un de ces coups... FLAVIO. — Nous avons réussi à partir un jour plus

tôt. C'est tout. LIDA. — Il s'en vante à présent! Il ne voulait

pas. FLAVIO. —Naturellement. Des courses à droite, à

gauche ! A n'en plus finir ! Chez la couturière, chez la modiste. Et le Chypre-Coty. Et les bas de soie. Qu'est-ce que tu feras de bas de soie à la campagne ? Je serais curieux de le savoir.

LIDA. — Tu verras, maman, tout ce que j 'a i ap­porté de beau. Et pour toi aussi.

D O N N A FIORINA, qui s'est efforcée de sourire, en les écou­tant, mais qui frémit en remarquant la transformation de ses enfants, les yeux tournés vers sa sœur qui s'est retirée à l'écart dans la pénombre qui commence à noyer la pièce. — Oui , oui... Mais vous parlez... Où avez-vous la tête ?

Lida et Flavio suivant le regard de leur mère, se souviennent qu'ils sont chez leur tante : ils pensent au récent malheur qu'ils avaient oublié

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dans leur premier élan et, attribuant le trouble de leur mère à cet oubli, ils se troublent eux aussi et se tournant tout à coup confus vers leur tante.

FLAVIO. — A h ! ma tante! Tu étais là! LEDA. — Il faut nous pardonner. Nous sommes en­

trés en courant. FLAVIO. — Il y a un an que nous n'avions pas vu

maman. LIDA. — Ce pauvre Fulvio. FLAVIO. — Cela nous a fait un grand chagrin... LIDA. — Pour toi, tante ! FLAVIO. —J'espérais le trouver ici, passer les va­

cances avec lui. LIDA. — Et moi, j'espérais faire sa connaissance. FLAVIO. — Tu devrais te le rappeler. LIDA. — J'avais neuf ans à peine quand il est

parti. FLAVIO. — Ma pauvre tante. LIDA. —.11 faut nous pardonner. Toi aussi, maman. DONNA ANNA. — Non, Flavio, non Lida. Ce n'est

pas à cause de moi, c'est à cause de vous. LIDA, sans comprendre. — Quoi, à cause de nous ? DONNA ANNA. — Rien, mes enfants. (Elle les con­

temple un instant, puis les embrasse sur le front", l'un après l'autre.) Bon retour. (Elle s'approche de sa sœur et bas, avec un sourire pour la réconforter.) Ils ont changé, mais c'a été pour embellir. Il est temps que je m'en aille.

Elle sort par la porte du fond. La mère et les deux jeunes gens restent un instant silencieux. L'ombre continue à envahir graduellement la pièce.

FLAVIO. —Nous n'avons plus pensé en entrant... LIDA. — Elle a dit que c'était « à cause de nous ».

Qu'entendait-elle par là? DONNA FIORINA, comme sortant d'un rêve. — Rien mes

enfants, rien! Ce n'est pas vrai, non. Laissez-moi vous regarder.

ELISABETH. — Comme ils ont changé ! DONNA FIORINA, même jeu. — En plus beau, en plus

beau!

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ELISABETH, admirant Lida. — Pour sûr... C'est déjà une demoiselle. On ne la reconnaîtrait pas !

D O N N A FIORINA, impétueusement, comme pour la pro­téger. — Non... Lida, ma petite Lida... (Se tournant vers son fils.) Mon Flavio !

FLAVIO, l'embrassant. ~— Petite mère, qu'est-ce que tu as?

DONNA FIORINA. — Approchez, approchez bien près. Laissez-moi vous regarder. (Elle prend dans ses mains le visage de Lida.) Ne pense plus à rien, regarde-moi.

LIDA. — De quoi est-il mort, maman ? C'est à cause de...

FLAVIO. — De cette femme ? DONNA FIORINA. — Non. Il est tombé malade brus­

quement, en deux jours il a été emporté, je vous ra­conterai. Mais vous, parlez-moi, parlez-moi!

FLAVIO. — T u vois bien! Toujours tes idées roma­nesques. Je te l'avais bien dit. Du moment qu'il avait pu se détacher d'elle, c'est qu'il ne l'aimait plus à en mourir.

DONNA FIORINA. — Que dites-vous là? FLAVIO. —Je t'avertis : elle passe son temps à lire

des romans. DONNA FIORINA. — O h ! Lida! LIDA. •— Ne l'écoute pas, maman. Ce n'est pas

vrai. FLAVIO. — Elle en a une vingtaine dans sa malle*

Ainsi!... LIDA. — Fais-moi le plaisir de ne pas te mêler de

mes affaires. DONNA FIORINA. — Comment? Vous vous dispu­

tez? LIDA. — Il est insupportable. Ne l'écoute pas, ma­

man. FLAVIO.—Quel l e est l'héroïne de roman qui t'a

suggéré le Chypre? DONNA FIORINA, à part. — Lé Chypre? LIDA. — C'est une de mes amies. FLAVIO. — L a petite Rosi? LIDA. — Non. FLAVIO. — La petite Franchi?

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LIDA. — Pas davantage. FLAVIO. — Elle change d'amie tous les deux jours.

Quelle girouette! ELISABETH. — Quand ils sont partis, c'étaient deux

petits campagnards. Et maintenant on dirait deux petits milords!

D O N N A FIORINA, essayant encore de réagir. — C'est tout naturel! L'air de la ville... Ils ont grandi et... (A Lida.) Qu'est-ce que c'est que ce Chypre?

FLAVIO. — Un parfum, maman: quatre-vingt-dix francs le flacon !

DONNA FIORINA. — T u te parfumes à ton âge? LIDA. — Mais maman, j ' a i dix-huit ans... FLAVIO. — Trois flacons : deux cent soixante-dix

francs ! LIDA. — Après tout ce que tu as dépensé en cra­

vates, en faux-cols, en gants, tu oses me reprocher trois flacons de Chypre.

DONNA FIORINA. —Je vous en prie, taisez-vous. Je ne veux plus entendre de discussions. (A Lida, d'une voix caressante.) Tu te peignes comme ça maintenant, comme une grande.

ELISABETH. — Elle avait les cheveux dans le dos quand elle est partie!

DONNA FIORINA, sans écouter Elisabeth. — C'est vrai. Tu es plus grande que moi. (Hors d'elle.) Dis-moi quelle impression t'ai-je produite?

LIDA. — Mais tu as l'air de te porter tout à fait bien.

DONNA FIORINA. — Pourquoi me dévisages-tu ainsi ?

LIDA. —Je te dévisage, moi? DONNA FIORINA. — Il me semblait... Et toi, Fla­

vio?... FLAVIO. — Mais sais-tu que tu es étrange, petite

mère. Il la regarde en riant.

DONNA FIORINA. — Ne ris pas, je t'en prie. FLAVIO. —Je sais très bien que je ne dois pas rire

dans cette maison. Mais tu parles, tu nous regardes d'un si drôle d'air.

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L A V I E QUE JE T ' A I D O N N É E 199

DONNA FIORINA. —Moi? (Douloureusement.) Il fait déjà nuit : je vous cherche des yeux. Je ne vous vois presque plus.

L'ombre en effet, s'est épaissie, et peu à peu le reflet de la lumière allumée dans la chambre du mort s'est intensifiée.

ELISABETH. —Je vais allumer. DONNA FIORINA. —Non. Allons-nous-en, mes pe­

tits. Rentrons chez nous. Il est tard. L I D A , en se tournant, remarque le reflet de la lumière. —-

Oh! c'est éclairé par là. Il y a quelqu'un? DONNA FIORINA. — Si vous saviez ? FLAVIO, à voix basse, ému. — C'est là qu'il est mort? ELISABETH, sombre après un silence. — Dans cette mai­

son, c'est comme si personne ne vivait plus : lui seul est vivant.

FLAVIO. — Elle laisse la lumière allumée? L I D A , qui s'est craintivement approchée de la porte. —

Et la chambre faite? DONNA FIORINA. —Ne regarde pas, Lida! FLAVIO. — Comme s'il pouvait arriver d'un mo­

ment à l'autre? ELISABETH. — Non. Comme s'il n'était jamais parti,

comme s'il était encore là, comme avant son départ. Elle dit qu'elle sait comment faire pour l'empêcher de partir. (Brève pause, puis sombrement.) Les enfants qui partent meurent pour leur mère. Ils ne sont plus les mêmes.

Dans l'ombre et le silence de cauchemar, Donna Fiorina fond en larmes.

F L A V I O , après un instant, attribuant ces pleurs à la pitié que sa mère éprouve pour sa sœur affligée. — Pauvre tante, quel malheur!

LIDA. — C'est une espèce de folie ! ELISABETH. — Si vous l'entendiez en parler, on

croit presque le voir. Je me retourne pour regarder derrière moi, quand je suis seule ici, comme s'il allait sortir de sa chambre, passer cette porte pour aller au jardin ou s'avancer vers la fenêtre. Je vis dans un tremblement continuel. Elle me fait veiller à sa

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300 T H É Â T R E DE P I R A N D E L L O

chambre, refaire le lit. Voyez la couverture est faite., Chaque soir c'est pareil, tout est prêt... Comme s'il1

allait venir se coucher. DONNA FIORINA, bas, comme une mendiante, à Lida qui

se serre contre elle, épouvantée par les parole d'Elisabeth. — Lida, ma petite Lida, tu m'aimes encore ?

LIDA, attentive aux révélations d'Elisabeth, sans écouter sa mère. — Ainsi elle continue à...

ELISABETH. — A le faire vivre! DONNA FIORINA.—Flavio! Mes enfants! Allons-

nous-en, je vous en supplie. ELISABETH. —Attendez, madame. Je vais vous

éclairer : tout est encore dans le noir par là. DONNA FIORINA. — Oui, c'est cela, Elisabeth, merci.

Allons-nous-en, rentrons. J

Elisabeth sort, suivie de Donna Fiorina, Lida et Flavio.

La scène reste vide et obscure. De la porte de droite vient seul un reflet spectral. Après une longue pause, sans le moindre bruit

le tabouret placé devant le bureau s'écarte len­tement comme tourné par une main invisible. Après une autre pause, plus brève, le léger ri­deau de la fenêtre se soulève d'un côté comme écarté par la même main, puis retombe. (Qui sait les choses qui se passent, sans que nul les voie, dans les chambres désertes où quelqu'un est mort.)

Rentrée d'Elisabeth qui donne la lumière. Instinctivement elle rapproche le tabouret du bureau, sans le moindre soupçon que quelqu'un l'ait déplacé; puis, pour se soustraire de la vue des objets de la pièce, elle va à la fenêtre; elle soulève de la main le léger rideau, ouvre la fenêtre et regarde dans le jardin.

ELISABETH, à la fenêtre. — Qui est là?... (Une pause.) Giovanni, c'est vous ? ( Une pause.) Giovanni ?

L A vorx DE GIOVANNI, du jardin, joyeusement. — Vous la voyez?

ELISABETH. —Non, quoi donc?

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LA V I E QJJE JE T ' A I DONNÉE 201

L A vorx DE GIOVANNI. — Là-bas, entre les oliviers de la colline.

ELISABETH. — Ah oui, je la vois... Alors vous êtes là à regarder la lune.

L A VOIX DE GIOVANNI. —Je veux voir si ce qu'il m'a dit est vrai.

ELISABETH. — Qui : « il »? L A vorx DE GIOVANNI. — Qui? Quelqu'un qui ne

peut plus la voir. ELISABETH. — A h ! Lui? L A vorx DE GIOVANNI. — Il était à cette fenêtre.

Comme vous en ce moment? ELISABETH. — Ne me faites pas peur. Je ne vis plus. L A vorx DE GIOVANNI. — C'était le lendemain de

son retour. ELISABETH. — Il vous a parlé de la lune ? Que di­

sait-il ? L A vorx DE GIOVANNI. — Que plus elle monte, plus

elle se perd. E L I S A B E T H . — L a lune? L A vorx DE GIOVANNI. — Tu regardes par terre,

qu'il me disait, et tu vois sa clarté là-bas sur la colline, ici sur tes plantes; mais si tu lèves la tête pour la re­garder elle-même, plus elle est haute, plus elle a l'air éloignée de notre nuit.

ELISABETH. — Eloignée, pourquoi? L A vorx DE GIOVANNI. — Parce qu'ici, pour nous,

c'est la nuit, mais la lune ne voit pas la nuit. Elle est perdue là-haut, dans sa lumière. A quoi il allait pen­ser, hein, en regardant la lune... J'entends les grelots de la voiture.

ELISABETH. — Courez, courez ouvrir la grille.

Elisabeth se dépêche de fermer la fenêtre et se retire par la porte du fond. Un instant après, par cette même porte, pénètrent Lucia Maubel et Donna Anna. Elles ont eu durant le trajet de la gare à la villa les premières explications prévues déjà dans la première scène avec Donna Fiorina. La jeune femme en reste offensée, mortifiée, pleine de trouble.

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THÉÂTRE DE PIRANDELLO

DONNA ANNA, avec anxiété, Vintroduisant. — Venez, venez. C'est son appartement. Si vous entrez par là, vous en aurez la preuve. Vous vous verrez partout, avec les dernières fleurs qu'il a laissées hier devant tous vos "portraits.

LUGIA, aimable, avec ironie. — Il a mis des fleurs, et puis il s'est sauvé.

DONNA ANNA. — Vous recommencez à le lui repro­cher?'Si vous saviez ce qu'il lui en coûte de n'être pas là...

LUCIA. —J'arrive, je ne le trouve pas. Vous dites qu'i l l 'a fait pour moi?

DONNA ANNA. — A contre-cœur. LUCIA. — Par prudence ? Et vous ne trouvez pas

que tant de prudence est plus qu'un reproche, plus même qu'une offense envers moi, que c'est une véri­table insulte.

DONNA ANNA, douloureusement. — Non, non. LUCIA. — Une insulte si cruelle que je pourrais

penser qu'il a été prudent pour lui, plutôt que pour moi.

DONNA ANNA. — Non, pour vous, pour vous... LUCIA. — Mais je ne suis pas morte. Je suis là. DONNA ANNA. —Morte? Que dites-vous là? LUCIA. — Gomment, à mon approche, il s'enfuit en

laissant des fleurs devant mes portraits... Qu'est-ce que cela veut dire? Que son amour veut être pareil à celui qu'on a pour une morte... Et moi, qui ai quitté tout le reste de ma vie pour courir à lui... Ce qu'il a fait est impardonnable.

Elle plonge son visage dans ses mains, toute frémissante de honte et de colère.

DONNA ANNA, comme si elle se parlait à elle-même, le regard perdu dans le vide. — Il ne l'aurait pas fait. Il est certain qu'il n'aurait pas agi ainsi...

LUCIA, se tournant brusquement et la fixant. — Il y a donc une raison pour qu'il ait agi de la sorte.

DONNA ANNA, presque sans voix. —Oui .

Elle a un pauvre sourire.

LUCIA. •—Quelle est cette raison? Je veux savoir.

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L A V I E Q.UE JE T ' A I D O N N É E 203

DONNA ANNA. — Vous me permettez de vous ap­peler Lucia?

LUCIA. — Oui, appelez-moi Lucia. Je vous en suis reconnaissante.

DONNA ANNA. — Et de vous dire qu'il n'a pas voulu vous offenser si, obligé de partir...

L U C I A . — M a i s dites-moi pourquoi? Pour quelle raison ?

DONNA ANNA. —Je vous la dirai. Mais d'abord ceci : puisqu'il vous confiait à moi, c'était qu'il ne vou­lait pas vous offenser...

L U C I A . — Comprenez-moi... Je... je sais que... DONNA ANNA. — Qu'il m'a toujours tout confié.

Comment vous vous êtes aimés? L U C I A , se rembrunissant. — Tou t ? DONNA ANNA. — Il pouvait tout me dire, puisque...

Lucia secouée de frissons, cachant de nou­veau son visage dans sa main, fait signe que non de la tête.

D O N N A A N N A ( la contemplant, bouleversée. — N o n ? LUCIA, prête à pleurer. — Non, non. DONNA ANNA, même jeu. —Comment?... Alors

vous... LUCIA.—Pardonnez-moi, pardonnez-moi! Soyez

une mère pour moi aussi ! C'est pourquoi je suis ici. DONNA ANNA. — Mais alors, lui... LUCIA. — C'est pour cela que nous sommes sépa­

rés... DONNA ANNA. — Mais c'est vous qui l'avez forcé à

partir ! L U C I A . — M o i , oui! Après, aussitôt après! Après

tant d'années, cet amour a été plus fort que nous. Il nous a fait succomber par traîtrise.

DONNA ANNA. — Ah! c'est pour cela? LUCIA. — Bouleversée, atterrée, je l'ai poussé â par­

tir. Je n'aurais plus osé regarder mes enfants. Mais tout a été inutile, inutile. Je ne pouvais plus les regar­der. Je me sentais mourir. (Elle fixe sur elle un regard déchirant.) Devinez-vous pourquoi? J'en attends un autre. *

Elle cache son visage dans ses mains.

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204 T H É Â T R E DE P I R A N D E L L O

DONNA ANNA. — De lui ? LUCIA. —Je suis là pour ça. DONNA ANNA. — De lui, de lui? LUCIA. — Il ne le sait pas encore. Il faut qu'il le

sache. Dites-moi où il est? DONNA ANNA. — A h ! ma fille, mon enfant! Alors il

vit réellement en vous. En vous quittant, il vous a laissé une vie qui était à lui.

LUCIA. — Oui, oui. Il faut qu'il l'apprenne sans retard. Où est-il? Dites-le-moi? Où est-il?

DONNA ANNA. — Comment vais-je faire à présent pour vous le dire? Oh! mon Dieu, mon Dieu! Gom­ment vous le dire à présent ?

LUCIA. — Vous ne le savez pas ? DONNA ANNA. — Il est parti. LUCIA. — Il ne vous a pas dit où il allait? DONNA ANNA. — Il ne me l'a pas dit. LUCIA. — Il a cru, je le vois bien, que je venais le

retrouver uniquement pour... (Elle s'interrompt avec une exclamation de colère.) Il n'avait pas le droit de croire cela de moi. J'ai été coupable autant que lui, je l'ai voulu autant que lui; mais tout de suite après je l'ai poussé à partir; je ne serais pas venue pour ça... C'est que je ne puis plus à présent me détacher de lui; reve­nir là-bas, dans mon état, je ne puis pas, cela me fait horreur.

DONNA ANNA. —Vous avez raison. LUCIA. —Vraiment vous ne pouvez me dire où il

est? Vous ne le savez pas? Comment peut-on le lui faire savoir?

DONNA ANNA. — Attendez, attendez : on le lui fera savoir, oui.

LUCIA. — Mais comment, si vous ignorez où il est? Il ne peut pas être parti pour un long voyage sans vous prévenir, sans m'avoir averti !

DONNA ANNA. — Non, non, il n'est pas loin. Il ne peut pas être loin.

LUCIA. — Il a eu peur, s'il vous disait où il allait, que... Ou bien ne serait-ce pas vous qui lui avez con­seillé de partir?

DONNA ANNA. —Je ne savais pas. LUGIA, passant une main sur ses yeux, —Je deviens si

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LA VIE Q.UE JE T ' A I DONNÉE 205

méfiante ! Quelle tristesse ! Je sais bien : j'aurais dû lui écrire la vérité. Mais je n'ai pas voulu gaspiller en mots les forces dont j'avais besoin pour mener à bien la résolution que j'avais prise... Il a pris ma décision pour une folie, une frénésie...

DONNA ANNA, pour l'apaiser. — C'est cela, c'est bien cela !

LUCIA. — Et il m'a fuie pour me permettre de re­trouver près de vous la raison que j'avais perdue... Je comprends, je comprends. Mais il reviendra ? Il vous écrira ? Il fera savoir où il se trouve ?

DONNA ANNA. — Oui, oui, certainement... Calmez-vous. Asseyez-vous, asseyez-vous près de moi. Laissez-moi vous appeler ma fille...

LUCIA. — Oui, oui. DONNA ANNA. — Lucia. LUCIA. — Oui. DONNA ANNA. — Ma fille... LUCIA. — Oui, ma mère, maman. Je sens à présent

qu'il vaut mieux que je vous aie trouvée ici d'abord, à sa place.

DONNA ANNA. — Ma fille... Que vous êtes belle... Ces yeux... Cette bouche... L'odeur de vos cheveux... le parfum de votre corps... Ah ! je comprends, je com­prends... Il aurait dû, plus tôt, bien plus tôt te faire sienne... Il aurait dû me donner cette joie d'avoir en toi une autre enfant.

LUCIA. — En évitant tout le mal que nous avons fait...

DONNA ANNA. — Il n'y faut plus penser. Ceux qui n'en ont pas fait eux-mêmes, qui sait tout le mal qu'ils ont causé à d'autres, à ceux qui le font et qui seront peut-être les seuls à en tirer du bien. Toi plus que moi.

LUCIA. —J'ai brisé ma vie en deux, moi... DONNA ANNA. — Tu portes une vie en toi. LUCIA. — Mais mes autres petits, là-bas... Il a fallu

que je me sauve avec cette vie qui n'est encore rien et qui pourtant est devenue tout pour moi. Tout mon amour transformé brusquement, devenu ce qu'il n'au­rait jamais dû devenir.

DONNA ANNA. — Il est devenu de la vie. LUCIA. — A h ! ce que j 'a i souffert, vous ne pouvez

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206 T H É Â T R E DE P I R A N D E L L O

l'imaginer! Le lit, où le plus pauvre trouve le repos, était pour moi une torture ! Je me faisais des serments... Vous connaissez la brûlure de certaines entailles ? C'était cela. Je serrais les dents, je luttais pour que mon corps ne cessât pas de m'appartenir, pour l'empê­cher de s'abandonner! Et chaque fois que je sortais de cet horrible cauchemar où pour une minute, aveugle, j'avais été contrainte de me parjurer... enfin libérée, je pouvais me sentir à lui seul, toute pure, après ce martyre, sans remords... Nous n'aurions pas dû céder à notre tour. Mon serment ne valait que si nous res­tions purs... Mes autres enfants; il faut que vous le sachiez... Vous êtes mère et je peux tout vous dire...

DONNA ANNA. — Oui, parlez, parlez. LUCIA. — Ces petits n'étaient pas, c'est vrai, de

l'amour qui s'était incarné, — ils étaient la chair de l'autre — mais l'affection que j'avais pour eux, l'amour que je leur donnais, le cœur plein de l'homme que j'aimais avait fait d'eux un peu des enfants à lui. L'amour est un. Mais maintenant ce n'est plus pos­sible. Je ne puis pas être à deux hommes. Je me tuerais plutôt.

DONNA ANNA. —Vous n'êtes pas seule en jeu. Vous ne pouvez donner à votre mari cet enfant qui va naître qui est à vous et à lui, vous ne pouvez.

LUCIA. — N'est-ce pas que j 'a i raison. DONNA ANNA. — Vous n'en avez pas le droit... Et

c'est pourquoi je vous demande... LUCIA. —Vous me demandez?... DONNA ANNA. — Si vous avez bien pensé à votre

devoir aussi envers l'enfant. LUCIA. <— La violence que je me suis faite pendant

tant d'années, ces deux enfants qui sont nés malgré cette violence...

DONNA ANNA. — Que voulez-vous dire ? LUCIA. — Oh ! contre eux, pauvres petits, je n'ai

rien ! Mais contre cet homme, je sens en moi un senti­ment de haine si profond, si obscur, que je ne puis l'exprimer. J'ai été mère deux fois sans l'avoir voulu, des œuvres d'un homme qui m'est un étranger... J'ai souffert dans ma chair vivante et dans mon âme déchirée, sans que seulement il s'en souciât.

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L A V I E Q.UE j E T ' A I D O N N É E 207

DONNA ANNA. —Je ne le connais pas; je ne peux pas juger.

LUCIA. — Il m'a rendue mère parce que j'étais sa femme, pour pouvoir me tromper tranquillement avec d'autres, combien d'autres... Cynique, méprisant, il ne s'intéresse qu'à ses affaires; en dehors, le plus vain, le plus froid des êtres. Il regarde la vie pour en rire, les femmes pour les conquérir, les hommes pour les tromper. J'ai pu résister, demeurer avec lui parce que j'avais mon amour qui me soutenait, qui m'apportait un air pur à respirer au milieu de ce bourbier... Ah! nous n'aurions pas dû nous salir à notre tour ! Je vous jure, je vous jure que cela n'a pas été une joie pour moi... Et la preuve — c'est affreux à dire, mais c'est ainsi —, la preuve, c'est cette nouvelle maternité...

DONNA ANNA. —Que dites-vous là? LUCIA. —Je suis venue ici pour qu'il me fasse, s'il

peut, sentir que j 'a i tort. J'avais tout fait depuis trois ans pour ne plus être mère. Je crois que ce doit être une joie; et je ne veux rien d'autre, je vous le jure, que ceci : éprouver cette joie que je n'ai jamais éprouvée.

DONNA ANNA. — Mais cette joie, vous devez l'avoir dans votre cœur. Si vous ne la sentez pas, qui peut vous la donner?

LUCIA. — Lui, lui... DONNA ANNA. — Lui, oui, mais tel que vous l'avez

dans votre cœur. C'est la seule façon. Il en est toujours de même. On ne doit rien chercher qu'en soi.

LUCIA. — Rien ne peut plus me venir de moi en ce moment. Je suis si perdue, si perdue... Ce dernier coup, ne l'avoir pas trouvé là, m'a achevée... J'ai be­soin de lui, de le voir, de lui parler, d'entendre sa voix... Où est-il ? où peut-il être ? comment le saurons-nous ? Tant que je ne le saurai pas, je n'aurai pas de repos !... Mais voyons, il est impossible que vous ne supposiez même pas où il a pu aller.

DONNA ANNA. —Je ne le sais pas, ma fille. Mais il faut que vous vous accordiez maintenant un peu de paix.

LUCIA. —Je ne puis pas.

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ao8 T H É Â T R E DE P I R A N D E L L O

DONNA ANNA. — Comme vous tremblez! Vous de­vez être si fatiguée après ce long voyage ?...

LUCIA. — Mes oreilles bourdonnent, ma tête est vide...

DONNA ANNA. — Vous voyez. LUCIA. —J'ai si peur, si peur. DONNA ANNA. — Il faut aller vous reposer. LUCIA. — Ne l'avoir pas trouvé ici... Je crois que

j 'a i de la fièvre. DONNA ANNA. —Vous avez besoin de repos. De­

main matin nous aviserons. LUCIA. —Je deviendrai folle dans la nuit. DONNA ANNA. —Non. Je vais vous enseigner à

écarter la folie. Je vous dirai comment on fait quand quelqu'un est loin, comment j 'a i fait pendant des années, quand il était près de vous. Je le sentais près de moi parce que mon cœur le ramenait près de moi... Je dis mal : il n'était pas près de moi, il était dans mon cœur. Faites comme moi : la nuit passera. Songez que vous êtes chez lui et qu'il est dans la chambre à côté.

LUCIA. — Sa chambre est là. DONNA ANNA. — Là, oui... Et pensez qu'il vous

écrit sur ce bureau. LUCIA. — Il m'a écrit des méchancetés... DONNA ANNA. — Sur ce banc, jusqu'à hier, il m'a

tellement parlé de vous. LUCIA. — Oui, mais il est parti... DONNA ANNA. — Il ne savait pas. Que de choses

m'a-t-il suggérées pour vous faire comprendre sans vous offenser et sans vous faire souffrir qu'il n'agissait que pour votre bien.

LUCIA. — Mais à présent. DONNA ANNA. — A présent, évidemment, tout est

changé... LUCIA. — Il reviendra ? DONNA A N N A . — I l reviendra; soyez tranquille.

Mais pour l'instant montez avec moi. Je vous ai pré­paré une chambre là-haut.

LUCIA. —Je voudrais voir la sienne. DONNA ANNA. — Mais oui, entrez.

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L A V I E QUE JE T ' A I DONNÉE 209

LUCIA. — Vous ne voudriez pas me laisser coucher là?

DONNA ANNA. — Dans sa chambre ? Vous le dési­rez ?

LUCIA. —Je le puis maintenant. N'est-il pas avec moi?

DONNA ANNA. — Vous voyez que vous éprouvez déjà ce que je vous disais... Eh bien, couchez là, si vous le voulez.

LuciAj entrant dans la chambre. — Gela vaut peut-être mieux : « plus près »...

DONNA ANNA. —- Plus près, dans votre cœur, dans votre cœur!

Elle la suit. La scène reste vide un instant. On entend confusément les deux voix, mais sans tristesse, plutôt gaies. Lucia peut même rire, comme surprise par un détail. Puis Donna Anna sort, se retournant pour parler avec la jeune femme qui raccompagne jusqu'au seuil.

LUCIA, joyeusement. — Oh oui, avec cette magni­fique lune!

DONNA ANNA. — Bonne nuit, ma fille. A demain. Je ferme la porte.

LUCIA, rentrant. — Bonne nuit. D O N N A A N N A , seule, après avoir refermé la porte reste

un instant immobile, comme épuisée; mais son visage s'éclaire peu à peu d'un spasme de joie divine et, plus des jeux que des lèvres, elle prononce, — Il vi t !

Rideau.

a 14

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ACTE TROISIÈME

Même décor. Le lendemain, tôt dans la matinée.

Peu après le lever du rideau. Giovanni appa­raît à la porte du fond : il s'efface pour intro­duire Madame Francesca JVoretti qui arrive de la gare pleine d'anxiété,d'angoisse et d'épouvante.

GIOVANNI. — Entrez, entrez, madame. FRANCESCA. — Mais comment peut-elle dormir ? GIOVANNI. — La fatigue du voyage. Il est à peine

sept heures, du reste. F R A N C E S C A . — E t où est-elle couchée? Le savez-

vous? GIOVANNI.—Elisabeth lui a préparé hier une

chambre à l'étage au-dessus. FRANCESCA. — Pourriez-vous m'y conduire ? GIOVANNI. —J'ai fait prévenir Elisabeth. Et Ma­

dame est déjà levée. Je l'ai vue ouvrir ses persiennes. FRANCESCA. — Mais est-il possible qu'elle ignore

encore sa mort? Elle est bien arrivée hier au soir? GIOVANNI. — Hier au soir, oui, madame... La pa­

tronne est allée la chercher à la gare. FRANCESCA. — Vous l'avez vue arriver? Est-ce

qu'elle pleurait? GIOVANNI. — Non, madame, je ne crois pas. FRANCESCA. — On ne doit pas lui avoir dit la vérité.

Pour qu'elle puisse dormir... G Ï O V A N N I . — Ô h ! c'est probable, madame... Re­

gardez ces plantes : je les ai apportées ici hier au soir. Pour la patronne, c'est comme s'il n'était pas mort. Elle ne s'est pas habillée de noir.

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LA VIE QUE JE T ' A I DONNÉE 2ir

F R A N C E S C A . — C'est pour ça qu'elle n'a rien fait savoir à personne. Le décès remonte à onze jours?

GIOVANNI. — Onze jours ce matin. FRANCESGA. —Je l'ai appris à la gare en arrivant.

J'ai demandé son adresse, comment il allait, et on m'a tout dit.

GIOVANNI. —Voilà madame.

Donna Anna entre d'un pas rapide. Giovanni sort.

DONNA ANNA. — Plus bas, je vous en prie... Vous êtes sa mère ?

FRANCESGA. — Vous pouvez imaginer dans quel état je suis, madame. J'ai voyagé comme une folle. Où est-elle? où est-elle? Elle ne sait rien encore?

DONNA ANNA. — Plus bas, plus bas, elle ne sait rien.

FRANCESGA. — Conduisez-moi près d'elle. Je l'éveil­lerai. Je lui dirai tout.

DONNA ANNA. — Non, madame, je vous en conjure. FRANCESGA. — Mais comment, madame, avez-vous

: pu n'avertir personne, pas même moi, de ce grand malheur, pour l'empêcher de commettre cette folie!

DONNA ANNA. — Ce n'est pas à cause de lui qu'elle Fa commise...

FRANCESGA. — Comment, ce n'est pas à cause de lui?

DONNA ANNA. — Non, non. Je vais vous expliquer. FRANCESCA. —Je veux voir ma fille tout de suite. DONNA ANNA. — Mais, madame, puisque vous sa­

vez, à quoi bon maintenant toutes ces craintes, cette anxiété. .

FRANCESGA. — Comment voulez-vous que je ne re­doute le pire ?

DONNA ANNA. — Calmez-vous et laissez-moi vous dire...

FRANCESCA. —Je ne serai pas en paix tant que je ne l'aurai pas reconduite là-bas. Je me suis précipitée dès que j ' a i eu le billet où elle me confiait ses enfants. Est-ce que vous savez qu'elle a deux enfants? Je ne sais pas comment je ne suis pas morte !

DONNA ANNA. — Plus bas, plus bas... Venez avec

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aïs T H É Â T R E DE P I R A N D E L L O

moi, je vous en supplie. Elle est couchée dans cette chambre.

FRANGESCA. — Ah ! elle est là ! J'y vais...

Elle se dirige vers la porte à droite.

DONNA ANNA, lui barrant la route. — Non, madame, vous ne savez pas le mal que vous lui feriez.

Elle prononce d'un tel ton cet avertissement que Vautre mère en reste un instant frappée, comme éperdue.

FRANGESCA. — Pourquoi? DONNA ANNA, avec énergie. — Parce que vous ignorez

une chose que je sais. Le cas est beaucoup plus grave que vous n'imaginez !

FRANGESCA. —Plus grave?

Elle la regarde avec terreur.

DONNA ANNA. — Oui, elle me l'a avoué elle-même, en arrivant!

FRANCESCA. — Elle a été sa maîtresse ? DONNA ANNA. — Oui. Et il n'est pas aussi mort

que vous l'imaginez. FRANCESCA, balbutiant, atterrée. — Que voulez-vous

dire? DONNA ANNA. — Qu'il vit maintenant en elle,

comme l'amour d'un homme peut vivre, devenir vie dans le sein d'une femme — quand il l'a rendue mère... Comprenez-vous à présent?

FRANCESCA.—Votre fils?... Et c'est pour cela que?... Oh, mon Dieu!

DONNA ANNA. — Elle est arrivée dans un tel état de désespoir qu'il ne m'a pas encore été possible de le lui dire. Je lui ai dit qu'il était parti à cause d'elle, par prudence, pour ne pas la compromettre... Et il a déjà suffi de cela pour qu'elle se crût morte...

FRANCESCA. — Elle ? DONNA ANNA. — Elle, parfaitement... Morte dans

son cœur à lui! Comment sera-t-il possible à présent de le lui faire mourir?

FRANCESCA. — Mais avant qu'elle risquât tout

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LA V I E QTJE JE T ' A I DONNÉE 213

comme elle a fait en venant ici, vous auriez dû m'an-ïoncer à moi qu'il était mort!

DONNA ANNA. —Remerciez le ciel, madame, de m'avoir évité ce remords! J'ai cru que je devais me faire ce reproche, avoir ce remords, mais j ' a i pu consta­ter que j'avais été inspirée par Dieu en envoyant à votre fille la lettre laissée par lui, terminée par moi.

FRANCESCA, au comble de l'horreur. — Comment? Après sa mort?

DONNA ANNA. — Pour votre fille, ce n'est pas « après »... C'a été une chance, je vous l'affirme, une inspiration du ciel!... Nous ignorions, vous comme moi, tout de son état... Eh bien, croyez-moi, si elle avait appris brutalement cette mort, elle se serait tuée.

FRANCESCA. — Mais que voudriez-vous donc ? Te­nir ma fille liée à un cadavre?

DONNA ANNA. — Un cadavre... La mort pour elle est là-bas, auprès de l'homme auquel vous l'avez liée : cet homme-là, oui, c'est un cadavre! J'ai entrepris dès hier au soir, au contraire, j ' a i essayé de lui faire comprendre...

FRANCESCA. —Qu'elle a ses autres enfants là-bas? DONNA A N N A . — E l l e ne l'a pas oublié... Elle

m'en a parlé elle-même avec un tel déchirement ! Elle m'a dit des choses à faire frémir.

FRANCESCA. — Sur ses enfants ? DONNA ANNA. — Oui, qu'elle les avait faits siens

après, bien après qu'ils lui étaient nés comme des étrangers. Elle a reporté sur eux pour les faire siens, une part de l'amour qu'elle avait pour mon fils, en­tendez-vous ? Ils ont eu besoin, eux aussi, de l'amour de mon fils pour devenir de la vie dans son cœur. Et cependant, vous avez vu? Elle les a abandonnés pour venir ici...

FRANCESCA. — Mais quand elle saura qu'il n'est plus là...

DONNA ANNA. — Il faut qu'il y soit... Oui, si vous voulez la ramener à son martyre, il faut que mon fils soit ici... Et vous devez lui faire comprendre, comme j ' a i essayé moi-même, de quelle manière il doit désor­mais vivre pour elle — uniquement dans son cœur — sans le chercher au dehors, réduit à la vie qu'elle lui

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T H É Â T R E DE P I R A N D E L L O

donnera... Voilà... Mais d'abord lui promettre qu'elle le verra...

FRANCESCA. — Qu'elle le verra? DONNA ANNA. — Pas ici ! « Ici », lui dirons-nous,

« il ne reviendra pas avant de savoir que tu en es re­partie. Tu le verras bientôt; il reviendra te voir là-bas ! » Parlez-lui de la sorte et peut-être réussirez-vous à la ramener. Pensez qu'elle est là à l'attendre, qu'elle a voulu coucher dans son lit, qu'elle est en train de rêver de lui peut-être... Quand elle s'éveillera, elle pensera à lui comme à un être vivant qui va revenir.

F R A N C E S C A , passant peu à peu de l'horreur à la pitié. — Mais, madame, c'est une folie!

A ce moment, la porte de droite s'ouvre et Lucia apparaît. Remarquant l'attitude de sa mère, après une minute de surprise, elle se trouble, regarde Donna Anna et, dans un éclair de lucidité, entrevoit le malheur qui est arrivé.

LUCIA. — O h ! maman, te voilà! (Elle va vers elle, mais s'arrêtant.) Q u ' y a-t-il?

F R A N C E S C A , sur un ton qui fait deviner à sa fille la vérité. — Ma fille, ma fille.

LUCIA, même jeu. — Que se passe-t-il ? Qu'étiez-vous en train de dire ?

DONNA ANNA. —Rien. Vous voyez. Votre mère est venue... à votre recherche.

LUCIA. — Ce n'est pas cela. Comment se fait-il, maman, que tu ne me parles pas? Qu'est-il arrivé? (Criant.) Dites-le-moi.

F R A N C E S C A , courant à elle pour l'embrasser. — M a pauvre petite.

LUCIA. —I l est mort? Il est mort? (Repoussant sa mère pour se tourner vers Donna Anna.) Non ! Il est mort ! Et comment vous... Non, ce n'est pas possible! Le rêve que j ' a i fait. Il est mort? Dites-le-moi, dites-le-moi!

FRANCESCA. — Il y a déjà bien des jours, ma fille. LUCIA. —Bien des jours? (A Donna Anna.) Qu'il

est mort? Et vous, comment... pourquoi me l'avez-vous caché? De quoi est-il mort? Ah! dans ce lit où

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LA VIE Q.UE JE T ' A I DONNÉE 215

j 'a i dormi... Et vous m'avez fait coucher dans son. lit. Oui, je sais, je Pai demandé, mais vous... Ces men­songes : « les fleurs », « il est parti », « voilà sa chambre », « je ne sais pas où il est ». J'ai rêvé de lui, il était loin, loin; il ne pouvait plus revenir. Je le voyais de loin, avec un visage de mort, son visage, son visage! Ah! mon Dieu, mon Dieu! (Elle éclate en sanglots.) Il fallait qu'il fût mort pour ne pas m'avoir attendue... Il fallait cela... Et je ne l'ai pas compris... A cause de vous... Mais comment avez-vous pu faire?... C'était pour moi ? Mais il est mort aussi pour vous. C'est incroyable! Vous me parliez dé lui comme s'il était vivant !

DONNA ANNA, le regard perdu au loin. -—Je le vois... LUCIA. — N'est-il pas mort sous vos yeux? DONNA ANNA. —Non, il meurt maintenant... LUCIA. —Maintenant? DONNA ANNA. —- C'est maintenant que je le vois

mourir. LUCIA. — Que dites-vous ? (Donna Anna se couvre le

visage de ses mains.) Je le savais, je savais qu'il mourrait. Je n'avais pas voulu y croire. Il me l'avait dit lui-même qu'il reviendrait ici pour y mourir.

DONNA ANNA. — Et je ne m'en suis pas aperçue... LUCIA. — Moi, je le savais. Il mourait, il mourait

depuis des années. Ses yeux s'étaient éteints; quand il m'a quittée, il était déjà comme mort. Il était si pâle, si malheureux... J'ai tout de suite compris qu'il allait mourir.

DONNA ANNA. — Oui, ses yeux éteints — et telle­ment changé, tellement —je le revois en ce moment pour toi, ma fille. (Elle l'attire à elle.) Oh! ma fille! sur ta chair, à présent, je le vois qui meurt... Je sens le froid de sa mort dans la chaleur de tes larmes... Tu me l'as fait voir, tel qu'il était devenu. Moi, je ne l'avais pas vu! je ne pouvais pas le pleurer, je ne le voyais pas! A présent, je le vois!

LUCIA, se dégageant et allant vers sa mère. — Mon Dieu, que dit-elle?

DONNA ANNA. — Mon petit... Ta pauvre chair... Tu t'en es allé si dépourvu, si misérable, réduit à rien... Et moi, je t'avais embaumé, embaumé vivant.

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2i6 T H É Â T R E DE P I R A N D E L L O

Je te voyais toujours comme tel que tu n'étais plus et ne pouvais plus être, avec tes cheveux, tes yeux qui n'étaient plus les tiens, qui ne pouvaient plus rire ! C'est parce que tes yeux ne riaient plus que je ne t'avais pas reconnu! Je voulais te faire vivre en dehors de ta vie ? En dehors de la vie qui t'a dévorée, pauvre chair de ma chair que je n'ai plus su voir, que je ne reverrai plus? Où es-tu? (Elle se tourne pour chercher autour d'elle.) Où es-tu?

LUCIA, courant à elle. — Ici, maman ! DONNA ANNA. —Toi? Ah! oui! (L'embrassant avec

frénésie.) Ne l'emporte pas! Ne t'en va pas! Ne t'en va pas!

LUCIA. —Non, je ne m'en irai pas, maman, je resterai!

FRANCESCA.—Comment, tu resteras?... Tu vas me suivre, retourner avec moi, tout de suite.

DONNA ANNA. — Non. Laissez-la-moi, madame, elle est à moi, elle m'appartient. Laissez-la-moi!

FRANCESCA. —Vous devenez folle, madame!' DONNA ANNA. — Elle m'en a déjà trop fait, son­

gez-y... (Mais aussitôt sur un ton caressant, à Lucia.) Non, non, je ne t'en veux pas, tu sais ! Je suis ta mère !

FRANCESCA. — Mais vous voulez qu'elle m'aban­donne pour vous! qu'elle abandonne ses enfants... (A Lucia.) Tu veux abandonner tes petits pour res­ter ici avec un fantôme.

DONNA ANNA. — Elle aura ici un autre enfant. Elle ne peut le donner à l'homme qui n'est pas son père.

FRANCESCA. — Madame, n'avez-vous pas honte de ce que vous dites?

LUCIA. — Et toi, n'as-tu pas honte de ce que tu voudrais me faire faire?

DONNA ANNA, à bout de forces. — Non, non, ta mère a raison, ma fille. Elle a compris que je pensais à moi et non pas au petit qui viendra... Moi aussi, je n'en peux plus... C'est que je suis en train de mourir, moi aussi... Quand ce petit que tu emportes naîtra, dès que tu lui auras donné la vie, hors de toi, eh bien! c'est toi qui seras la mère... Ce ne sera plus moi... Per­sonne ne reviendra plus ici me retrouver. C'est fini ! Toi, tu auras mon fils, comme je l'ai eu, tout petit,

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LA VIE Q.UE JE T ' A I DONNÉE 217

avec ses cheveux dorés et ses yeux rieurs... Il sera à toi... Il ne sera plus à moi. C'est toi qui seras sa mère... Moi, je me sens mourir... Oh mon Dieu! (Elle pleure, comme elle n'a jamais pleuré. Peu à peu, elle étouffe ses larmes, mais elle apparaît presque éteinte.) Mais oui, mais oui... C'est assez. Si c'est pour moi, non. Non, je ne veux pas pleurer. Assez. (Longue pause. Elle se lève, va vers Lucia, la caresse.) Va, ma fille... va vers ta vie, va te consumer à ton tour, pauvre chair souffrante. La mort, c'est bien cela. Assez. N'y pensons plus... Pen­sons, pensons plutôt à ta mère qui doit être bien lasse...

FRANCESCA. — Non, je veux repartir, tout de suite. DONNA ANNA. — Tout de suite, ce n'est pas pos­

sible. Il faut attendre le train de Pise. Il ne passe qu'à la fin de la journée. Vous aurez tout le temps de vous reposer. Et toi, ma fille...

LUCIA. — Non, je ne partirai pas, je ne partirai pas. Je resterai avec vous.

FRANCESCA. — Tu partiras. Elle-même te le con­seille.

DONNA ANNA. — Il n'y a plus rien ici pour toi. FRANCESCA. —Tes enfants t'attendent. Il faut te

dépêcher! LUCIA. —Je ne rentrerai pas, je ne retournerai pas

près de cet homme. Ce n'est plus possible pour moi. Je ne peux pas ! Je ne peux pas et je ne veux pas ! Comment le pourrais-je maintenant?

DONNA ANNA. — Et moi ici ? C'est bien là la mort, ma fille. Des choses qu'il faut faire, qu'on le veuille ou non, des choses qu'il faut dire... Tout de suite, l'indicateur à consulter... Puis la voiture pour la gare, voyager... Nous sommes de pauvres morts en mouvement. Se martyriser, se consoler, s'apaiser... Oui, c'est bien cela la mort...

Rideau,

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TABLE

Pages

U N IMBÉOILE . . . . . , , » , , . , , , . 7

GOMME TU ME VEUX . . . . . . . . . . . . 27

Acte premier 29 Acte deuxième. 52 Acte troisième. . . . . . . . . . . . . 79

DIANE ET T U D A . . 107

Acte premier . . . . . . . . . . . . . 109 Acte deuxième. . . . . . . . . . . . 13a Acte troisième. . . . . . . . . . . . . 151

L A VIE QUE JE T'AI DONNÉE 169

Acte premier . . . . . . . . . . . . . 171 Acte deuxième. . . . . . . . . . . . . 191 Acte troisième. . . . . . . . . . . . . 210

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A C H E V É D ' I M P R I M E R PAR L'IMPRIMERIE FLOCH

MAYENNE

(3878)

LE 28 AVRIL 1958

2V° d'éd. : 6.211. Dép. lég. : 1 " trim. 1951

Imprimé en France

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