Totem Et Tabou Freud J

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  • 8/14/2019 Totem Et Tabou Freud J

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    Sigmund FREUD (1912)

    TOTEM et TABOUInterprtation par la psychanalyse

    de la vie sociale des peuples primitifs

    Traduit de lAllemandavec lautorisation de lauteur en 1923

    par le Dr S. Janklvitch. Impression 1951

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    Sigmund Freud (1912)

    TOTEM et TABOUInterprtation par la psychanalyse de la viesociale des peuples primitifs.

    Une dition lectronique ralise partir dulivre de Sigmund Freud, TOTEM et TABOU.Interprtation par la psychanalyse de la viesociale des peuples primitifs. Ouvrage traduit delAllemand avec lautorisation de lauteur en1923 par le Dr S. Janklvitch. Rimpression :1951.

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    Table des matires

    Prface par Sigmund Freud

    CHAPITRE I. La prohibition de l'inceste

    Le schma typique de l'organisation d'une tribu australienne

    CHAPITRE II. Le totem et l'ambivalence des sentiments

    CHAPITRE III. Animisme, magie et toute-puissance des ides

    CHAPITRE IV. Le retour infantile du totmisme

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    PRFACEpar Sigmund Freud

    Retour la table des matires

    Les quatre chapitres dont se compose ce livre avaient paruprcdemment dans ma revue Imago et constituent la premiretentative que j'ai faite en vue d'appliquer certains phnomnesencore obscurs de la psychologie collective les points de vue et lesdonnes de la psychanalyse. Ils s'opposent donc, d'une part, augrand ouvrage de W. Wundt qui a voulu appliquer au mme sujetles hypothses et les mthodes de travail de la psychologieanalytique et, d'autre part, aux travaux de l'cole psychanalytiquede Zurich qui cherche, au contraire, expliquer la psychologieindividuelle par des donnes empruntes la psychologiecollective 1. Je conviens volontiers que ce sont ces deux ordres de

    1 Jung : Wandlungen und Symbole der Libido, dans Jahrbuch fr

    psychoanalyst. und pshopathologische Forschungen , Band IV,

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    travaux qui ont servi de point de dpart mes recherchespersonnelles.

    Ces recherches prsentent des dfauts et des lacunes que je ne

    me dissimule nullement. Quelques-uns de ces dfauts et lacunessont de ceux qu'il est impossible d'viter lorsqu'on aborde un sujetpour la premire lois. Je n'en parlerai donc pas ici. Il en estd'autres, en revanche, qui exigent quelques mots d'explication.

    Ce livre, tout en s'adressant un public de non-spcialistes, nepourra cependant tre compris et apprci que par des lecteurs djplus ou moins familiariss avec la psychanalyse. Il se propose decrer un lien entre ethnologistes, linguistes, folkloristes, etc., d'unepart, et psychanalystes, de l'autre, sans toutefois pouvoir donneraux uns et aux autres ce qui leur manque : aux premiers, uneinitiation suffisante la nouvelle technique psychologique; auxderniers, une matrise suffisante des matriaux qui attendent leur

    laboration. Aussi doit-il se contenter d'veiller l'attention des unset des autres, et je m'estimerais heureux si ma tentative pouvaitavoir pour effet de rapprocher tous ces savants en vue d'unecollaboration qui ne peut qu'tre fconde en rsultats.

    Les deux sujets annoncs dans le litre de ce petit livre, le totemet le tabou, n'y sont toutefois pas traits de la mme manire. Leproblme du tabou y reoit une solution que je considre comme peu prs dfinitive et certaine. Il n'en est pas de mme dutotmisme, au sujet duquel je dois dclarer modestement que lasolution que j'en propose est seulement celle que les donnesactuelles de la psychanalyse semblent justifier et autoriser. Cettediffrence entre les rsultats obtenus, quant leur degr decertitude, tient ce que le tabou survit encore de nos jours, dansnos socits modernes; bien que conu d'une faon ngative etportant sur des objets tout fait diffrents, il n'est, au point de vuepsychologique, pas autre chose que l' Impratif catgorique deKant, la diffrence prs qu'il veut agir par la contrainte, encartant toute motivation consciente. Le totmisme, au contraire,est tout fait tranger notre manire de sentir actuelle. Il est uneinstitution depuis longtemps disparue et remplace par denouvelles formes religieuses et sociales; une institution dont onretrouve peine quelques vagues traces dans la religion, les murs

    1912. Du mme auteur : Versuch einer Darstellung der psycho-

    analytischen Theorie, mme recueil, Band V, 1913.

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    et les coutumes des peuples civiliss modernes et qui a subi deprofondes modifications chez ceux-l mmes qui y adhrentencore. Le progrs social et technique de l'humanit a t moinsprjudiciable au tabou qu'au totem. On a essay dans ce livre de

    dduire le sens primitif du totmisme de ses traces et de sessurvivances infantiles, des aspects sous lesquels il se manifeste aucours du dveloppement de nos propres enfants. Les rapportstroits qui existent entre le totem et le tabou semblent offrir denouvelles bases cette hypothse; mais supposer mme quecelle-ci se rvle finalement comme invraisemblable, je n'en estimepas moins qu'elle aura contribu, dans une certaine mesure, nousrapprocher d'une ralit disparue, et si difficile reconstituer.

    S. F.

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    Chapitre premierLA PROHIBITION DE L'INCESTE

    Nous connaissons le chemin parcouru par l'homme de laprhistoire, dans son dveloppement, grce aux monuments et auxustensiles qu'il nous a laisss, grce aux restes de son art, de sareligion et de sa conception de la vie qui nous sont parvenus soitdirectement, soit transmis par la tradition dans des lgendes, desmythes et des contes, grce enfin la survivance de sa mentalitque nous pouvons retrouver dans nos propres murs et coutumes.En outre, cet homme de la prhistoire est encore, jusqu' un certainpoint, notre contemporain; il existe encore des hommes quo nousconsidrons comme tant beaucoup plus proches des primitifs quenous ne le sommes et dans lesquels nous voyons les descendants etsuccesseurs directs de ces hommes de jadis. C'est ainsi que nous

    jugeons les peuples dits sauvages et demi-sauvages, dont la vie

    psychique acquiert pour nous un intrt particulier, si nouspouvons prouver qu'elle constitue une phase antrieure, bienconserve, de notre propre dveloppement.

    Admettons que cette preuve soit faite; en tablissant alors unecomparaison entre la psychologie des Peuples primitifs, telleque nous la rvle l'ethnographie, et la psychologie du nvros,telle qu'elle ressort des recherches psychanalytiques, nous devronstrouver entre l'une et l'autre de nombreux traits communs et tre mme de voir sous un jour nouveau, dans l'une et dans l'autre, desfaits dj connus.

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    Pour des raisons aussi bien extrieures qu'intrieures, jechoisis, en vue de cette comparaison, les tribus que lesethnographes nous ont dcrites comme tant les plus sauvages, lesplus arrires et les plus misrables: les habitants primitifs du plus

    jeune des continents, de l'Australie, qui a conserv jusque dans safaune tant de traits archaques, introuvables ailleurs.

    Les habitants primitifs de l'Australie sont considr commeune race part, sans aucune parent physique ni linguistique avecses voisins les plus proches, les peuples mlansiens, polynsiens,malais. Ces habitants ne btissent ni maisons, ni cabanes solides,ne cultivent pas le sol, ne possdent aucun animal domestique, pasmme le chien, ignorent jusqu' l'art de la poterie. Ils se nourrissentexclusivement de la chair de tous les animaux, quels qu'ils soient,qu'ils abattent et des racines qu'ils arrachent la terr. Ils n'ont nirois ni chefs, l'assemble des hommes mrs dcidant des affairescommunes. Il n'est pas certain qu'on trouve chez eux des traces

    d'une religion, sous la forme d'un culte rendu des tressuprieurs. Les tribus de l'intrieur du continent qui, par suite dumanque d'eau ont lutter contre des conditions excessivementdures apparaissent sous tous les rapports plus primitives que lestribus voisines de la cte.

    Nous ne pouvons, certes, pas nous attendre a ce que cesmisrables cannibales nus observent une morale sexuelle serapprochant de la ntre ou imposent leurs instincts sexuels desrestrictions trop svres. Et, cependant, nous savons qu'ilss'imposent l'interdiction la plus rigoureuse des rapports sexuelsincestueux. Il semble mme que toute leur organisation sociale soit

    subordonne cette intention ou soit en rapport avec sa ralisation.A la place de toutes les institutions religieuses et sociales qui

    leur manquent, on trouve chez les Australiens le systme dutotmisme. Les tribus australiennes se divisent en groupes pluspetits, clans, dont chacun porte le nom de son totem. Qu'est-cequ'un totem? D'une faon gnrale, c'est un animal, comestible,inoffensif ou dangereux et redout, plus rarement une plante ouune force naturelle (pluie, eau), qui se trouve dans un rapportparticulier avec l'ensemble du groupe. Le totem est, en premierlieu, l'anctre du groupe; en deuxime lieu, son esprit protecteur etson bienfaiteur qui envoie des oracles et, alors mme qu'il estdangereux pour d'autres, connat et pargne ses enfants. Ceux qui

    ont le mme totem sont donc soumis l'obligation sacre, dont la

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    violation entrane un chtiment automatique, de ne pas tuer (oudtruire) leur totem, de sabstenir de manger de sa chair ou d'en

    jouir autrement. Le caractre totmique est inhrent, non telanimal particulier ou tel autre objet particulier (plante ou force

    naturelle), mais tous les. individus appartenant l'espce dutotem. De temps autre sont clbres des ftes au coursdesquelles les associs du groupe totmique reproduisent ouimitent, par des danses crmoniales, les mouvements etparticularits de leur totem.

    Le totem se transmet hrditairement, aussi bien en lignepaternelle que maternelle. Il est probable que le mode detransmission maternel a t partout le plus primitif et n'a tremplac que plus tard par la transmission paternelle. Lasubordination au totem forme la base de toutes les obligationssociales de l'Australien; elle dpasse, d'un ct, la subordination la tribu et refoule, d'un autre ct, l'arrire-plan la parent de

    sang 1.

    Le totem n'est attach ni au sol ni telle ou telle localit; lesmembres d'un mme totem peuvent vivre spars les uns des autreset en paix avec des individus ayant des totems diffrents 2.

    1 Frazer, Totemism and Exogamy, vol. 1, p. 53 : Le lien cr parle totem est plus fort que le lien de sang ou de famille, au sensmoderne du mot .

    2 Ce rsum trs succint du systme totmique appelle quelquesclaircissements et rserves. Le mot totem a t introduit, sous laforme Totam, en 1791, par l'Anglais J. Long, qui l'a emprunt aux

    Peaux-Rouges de l'Amrique du Nord. L'objet lui-mme peu peu veill dans la science un vif intrt et provoqu d'abondantstravaux, parmi lesquels je citerai surtout l'ouvrage capital, en qua-tre volumes, de J. G. Frazer, Totemism and Exogamy (1910) et lesouvrages et travaux d'Andrew Lang (dont le principal est TheSecret of the Totem, 1905). C'est l'cossais J. Ferguson McLennan (1869-1870) que revient le mrite d'avoir reconnul'importance du totmisme pour l'histoire de l'humanit primitive.Des institutions totmiques ont t trouves et sont encoretrouves aujourd'hui, outr chez les Australiens, chez les Indiensde l'Amrique du Nord, chez les peuples de l'archipel ocanien,dans l'Inde Orientale et chez beaucoup de peuples de l'Afrique.Mais certaines traces et survivances, difficiles interprter,

    permettent de supposer que le totmisme a exist galement chez

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    Et, maintenant, nous devons relever enfin cette particularit dusystme totmique par laquelle il intresse plus spcialement lepsychanalyste. Presque partout o ce systme est en vigueur, il

    comporte la loi d'aprs laquelle les membres d'un seul et mmetotem ne doivent pas avoir entre eux de relations sexuelles, parconsquent ne doivent pas se marier entre eux. C'est la loi del'exogamie, insparable du systme totmique.

    Cette interdiction, rigoureusement observe, est assezremarquable. Elle est sans aucun rapport logique avec ce que nous

    les peuples ai-yens et smitiques primitifs de l'Europe et de l'Asie,de sorte que beaucoup de savants sont portes voir dans letotmisme une phase ncessaire et universelle du dveloppementhumain.

    Comment les hommes primitifs en sont-ils venus , se donnerun totem, c'est--dire mettre la base de leurs obligationssociales et, ainsi que nous le verrons plus tard, de leursrestrictions sexuelles leur descendance de tel ou tel animal ? Ilexiste l-dessus de nombreuses thories dont on trouvera unerevue dans la Vlkerpsychologie, de Wundt (vol. II : Mythusund Religion ), ont l'accord ne semble pas prs de se raliserentre elles. Je me propose de soumettre le problme du totmisme une tude spciale, en faisant appel la mthodepsychanalytique (voir le chapitre IV de cet ouvrage).

    S'il y a des divergences portant sur l'explication thorique dutotmisme, ou peut dire aussi que les faits dont il se compose nese laissent gure noncer l'aide de propositions gnrales, ainsi(lue nous venons de l'essayer. Il n'est pas une interprtation qui ne

    comporte des exceptions et des objections. Mais on ne doit pasoublier que mme les peuples les plus primitifs et les plusconservateurs sont, dans un certain sens, des peuples vieux et ontderrire eux un long pass, au cours duquel ce qui tait chez euxprimitif a subi un dveloppement et une dformation consid-rables. C'est ainsi que chez les peuples qui prsentent encoreaujourd'hui le totmisme, on le trouve sous les aspects les plusvaris de dcomposition, de morcellement, de transition d'autresinstitutions sociales et religieuses, ou encore nous des formesstationnaires, mais qui doivent s'carter considrablement de saforme primitive. Il en rsulte qu'on est toujours embarrass de direce qui, dans la situation actuelle, reprsente la fidle image d'unpass vivant et ce qui n'en constitue qu'une dformation

    secondaire.

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    savons de la nature et des particularits du totem, et l'on necomprend pas comment elle a pu se glisser dans le totmisme.Aussi ne sommes-nous pas tonns de voir certains auteursadmettre que l'exogamie n'avait au dbut et logiquement rien voir

    avec le totmisme, mais qu'elle y a t surajoute un momentdonn, lorsqu'on a reconnu la ncessit d'dicter des restrictionsmatrimoniales. Quoiqu'il en soit, que le lien existant entrel'exogamie et le totmisme soit profond ou non, le lien existe etapparat comme trs solide.

    Essayons de comprendre la signification de cette prohibition l'aide de quelques considrations.

    a) La violation de cette prohibition n'est pas suivie d'unchtiment pour ainsi dire automatique du coupable, comme le sontles violations d'autres prohibitions totmiques (par exemple la

    prohibition de manger de la chair de l'animal-totem), mais estvenge par la tribu tout entire, comme s'il s'agissait de dtournerun danger qui menace la collectivit ou une faute qui pse sur elle.Voici une citation emprunte Frazer et qui montre avec quellesvrit les sauvages traitent ces violations, incontestablementimmorales, mme notre point de vue:

    En Australie, les rapports sexuels avec une personne d'unclan prohib sont rgulirement punis de mort. Peu importe que lafemme fasse partie du mme groupe local ou que, faisant partied'une autre tribu, elle ait t capture au cours d'une guerre; unhomme du clan coupable, qui se sert d'elle comme de sa femme,est pourchass et tu par les hommes de son clan, et la femmepartage le mme sort. Dans certains cas, cependant, lorsque l'un etl'autre ont russi se soustraire aux poursuites pendant quelquetemps, l'offense peut tre oublie. Dans les rares cas o le fait dontnous nous occupons se produit chez la tribu Ta-ta-thi, dans laNouvelle Galles du Sud, l'homme est tu, mais la femme estmordue et crible de coups de lance, jusqu' ce qu'elle expire, ou peu prs; la raison pour laquelle elle n'est pas tue sur le coup estqu'elle a subi une contrainte. Mme en ce qui concerne les amoursoccasionnelles, les prohibitions du clan sont strictement observes,

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    toute violation de ces prohibitions tant considre comme lachose la plus horrible et tant punie de mort (Hawitt) 1 .

    b) Comme les mmes chtiments frappent les aventuresamoureuses anodines, c'est--dire non suivies de procration, il estpeu probable que les prohibitions soient dictes par des raisonsd'ordre pratique.

    c) Le totem tant hrditaire et ne subissant aucunemodification du fait du mariage, il est facile de se rendre comptedes consquences de cette prohibition dans les cas d'hrditmaternelle. Si l'homme, par exemple, fait partie d'un clan ayantpour totem le kangourou et pouse une femme ayant pour toteml'mou, les enfants, garons et filles, seront tous mou. Un fils issude ce mariage sera donc dans l'impossibilit d'avoir des rapports

    incestueux avec sa mre et sa sur, mou comme lui 2.

    d) Mais il suffit d'un coup d'il un peu attentif pour se rendrecompte que l'exogamie qui fait partie du systme totmique ad'autres consquences et poursuit d'autres buts que la simpleprohibition de l'inceste avec la mre et la sur. Elle dfend l'homme l'union sexuelle avec n'importe quelle autre femme de songroupe, c'est--dire avec un certain nombre de femmes auxquellesne le rattache aucun lien du sang, mais qui sont cependantconsidres comme tant ses consanguines. La justificationpsychologique de cette formidable restriction, qui dpasse tout ce

    qui peut lui tre compar chez les peuples civiliss, n'est pasvidente au premier abord. On croit seulement comprendre quedans cette prohibition le rle du totem (animal), en tant qu'anctre,

    1 Frazer, l. c., vol. I, p. 54.2 Cette prohibition n'empche cependant pas le pre, qui est

    kangourou, d'avoir des rapports incestueux avec ses filles, quisont mou. Dans la transmission paternelle du totem, le pre et lesenfants seraient kangourou; le pre ne pourrait pas avoir derapporte incestueux avec ses filles, mais le fils pourrait en avoiravec la mre. Ces consquences des prohibitions totmiquesmontrent que l'hrdit maternelle est plus ancienne que l'hrditpaternelle, car nous avons plus d'une raison d'admettre que ces

    prohibitions visent surtout les impulsions incestueuses du fils.

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    est pris trs au srieux. Tous ceux qui descendent du mme totemsont consanguins, forment une famille, au sein de laquelle lesdegrs de parent, mme les plus loigns, sont considrs commeun empchement absolu l'union sexuelle.

    C'est ainsi que ces sauvages semblent obsds par une crainteexcessivement prononce de l'inceste et possdent une trs grandesensibilit pour les rapports incestueux, crainte et possibilit lies une particularit que nous comprenons mal et qui fait que laparent du sang est remplace par la parent totmique. Il ne fautcependant pas exagrer cette opposition entre les deux genres deparent et l'on doit tenir bien prsent l'esprit le fait que dans lesprohibitions totmiques l'inceste rel ne constitue qu'un cas spcial.

    Comment la famille relle a-t-elle t remplace par le groupe

    totmique? C'est l une nigme dont nous n'aurons peut-tre lasolution que lorsque nous aurons bien compris la nature du totem.On pourrait certes supposer que la substitution du lien totmiqueau lien de famille tait la seule base possible de la prohibition del'inceste, puisqu'en accordant l'individu une certaine libertsexuelle, dpassant les limites des rapports conjugaux, ons'exposait le voir violer les liens consanguins et ne pas s'arrtermme devant l'inceste. A cela on peut objecter que les coutumesdes Australiens impliquent des conditions sociales et descirconstances solennelles dans lesquelles le droit exclusif d'unhomme sur une femme, considre comme son pouse lgitime, estmconnu.

    Le langage de ces tribus australiennes 1 prsente uneparticularit qui est certainement en rapport avec ce fait. Lesdsignations de parent notamment dont elles se servent serapportent aux relations, non entre deux individus, niais entre unindividu et un groupe; d'aprs l'expression de M. L. H. Morgan, cesdsignations forment un systme classificateur . Ceci signifiequ'un homme appelle pre non seulement celui qui l'a engendr,mais aussi tout homme qui, d'aprs les coutumes de la tribu, aurait

    1 Ainsi que de la plupart des peuples totmiques.

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    pu pouser sa mre et devenir son pre; il appelle mre toutefemme qui, sans enfreindre les coutumes de la tribu, aurait pudevenir rellement sa mre; il appelle frres et surs nonseulement les enfants de ses vritables parents, mais aussi les

    enfants de toutes les autres personnes qui auraient pu tre sesparents, etc. Les noms de parent que deux Australiens s'accordentrciproquement ne dsignent donc pas ncessairement une parentde sang, comme c'est le cas dans notre langage nous; ilsdsignent moins des rapports physiques que des rapports sociaux.Nous trouvons quelque chose qui se rapproche de ce systmeclassificateur dans nos nursery o les enfants saluent comme des oncles et des tantes tous les amis et toutes les amies de leursparents, ou bien encore nous employons les mmes dsignationsdans un sens figur, lorsque nous parlons de frres en Apollon ,de surs en Christ .

    L'explication de ces expressions qui nous paraissent si bizarres

    se dgage facilement, lorsqu'on les considre comme dessurvivances et des caractres de l'institution que le rvrend L.Fison a appele mariage de groupe et en vertu de laquelle uncertain nombre d'hommes exercent des droits conjugaux sur uncertain nombre de femmes. Les enfants issus de ce mariage degroupe doivent naturellement se considrer les uns les autrescomme frres et surs, bien qu'ils puissent ne pas avoir tous lamme mre, et considrer tous les hommes du groupe comme leurspres.

    Bien que certains auteurs, comme Westermarck, par exemple,dans son Histoire du mariage humain1, refusent d'admettre les

    consquences que d'autres ont tires des noms dsignant lesparents de groupe, les auteurs qui ont le plus tudi les sauvagesaustraliens s'accordent voir dans les noms de parentclassificateurs une survivance de l'poque o le mariage de groupetait en vigueur. Et d'aprs Spencer et Gillen 2, une certaine formede mariage de groupe existerait encore aujourd'hui dans les tribusdes Urabunna et des Dieri. Le mariage de groupe a donc prcdchez ces peuples le mariage individuel et n'a pas disparu sanslaisser des traces dans le langage et dans les coutumes.

    1 Geschichte der menschlichen Ehe, 2e dit., 1902.

    2 The Native Tribes of Central Australia, London, 1899.

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    Mais si nous mettons la place du mariage individuel lemariage de groupe, la rigueur en apparence excessive de la

    prohibition de l'inceste que nous constatons chez ces peuplesdevient concevable. L'exogamie totmique, la prohibition derapports sexuels entre membres du mme clan, apparat comme lemoyen le plus propre empcher l'inceste de groupe, moyen qui at tabli et adopt cette poque-l et a survcu pendantlongtemps aux raisons qui l'ont fait natre.

    Si nous croyons ainsi avoir compris les raisons des restrictionsmatrimoniales existant chez les sauvages de l'Australie, nousdevons savoir aussi que les conditions relles prsentent unecomplexit beaucoup plus grande, premire vue inextricable. Iln'existe notamment que peu de tribus australiennes qui ne

    connaissent pas d'autre prohibition que celle dtermine par leslimites totmiques. La plupart sont organises de telle sorte qu'ellesse subdivisent d'abord en deux sections qu'on appelle classes matri-moniales (les phratries des auteurs anglais). Chacune de cesclasses est exogamique et se compose d'un certain nombre degroupes totmiques. Gnralement, chaque classe se subdiviseencore en deux sous-classes (sous-phratries), toute la tribu secomposant ainsi de quatre sous-classes; il en rsulte que les sous-classes occupent une place intermdiaire entre les phratries et lesgroupes totmiques.

    Le schma typique, trs souvent ralis, de l'organisation d'unetribu australienne peut donc tre reprsent ainsi :

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    Les douze groupes totmiques sont runis en quatre sous-classes et deux classes. Toutes les subdivisions sontexogamiques 1. La sous-classe c forme une unit exogamique avecla sous-classe e, la sous-classe d avec la sous-classe f. Le rsultatobtenu par ces institutions et, par consquent, leur tendance ne sontdonc pas douteux: elles servent introduire une nouvelle limitationdu choix matrimonial et de la libert sexuelle. S'il n'y avait que lesdouze groupes totmiques, chaque membre d'un groupe (supposer que chaque groupe se compose du mme nombred'individus) pourrait choisir entre les onze douzimes des femmesde la tribu. L'existence des deux phratries limite le nombre desfemmes, sur lesquelles peut porter le choix de chacun, six douzi-mes, c'est--dire la moiti. Un homme appartenant au totem a ne

    peut pouser qu'une femme faisant partie des groupes 1-6.L'introduction des deux sous-classes fait baisser le choix, en lelimitant trois douzimes, c'est--dire au quart : un homme ayantle totem ne peut choisir sa femme que parmi celles ayant le totem4, 5, 6.

    Les rapports historiques existant entre les classesmatrimoniales, dont certaines tribus comptent jusqu' huit, et lesgroupes totmiques ne sont pas encore lucids. On voit seulementque ces institutions poursuivent le mme but que l'exogamie tot-mique et cherchent mme aller au-del. Mais alors quel'exogamie totmique prsente toutes les apparences d'une

    institution sacre, ne on ne sait comment, donc d'une coutume,l'institution complique des classes matrimoniales, avec leurssubdivisions et les conditions qui s'y rattachent, semble tre leproduit d'une lgislation consciente et intentionnelle qui se seraitpropos de renforcer la prohibition de l'inceste, probablement parceque l'influence totmique avait commenc faiblir. Et alors que lesystme totmique forme, ainsi que nous le savons, la base detoutes les autres obligations sociales et restrictions morales de latribu, le rle de la phratrie se borne, en gnral, la seulerglementation du choix matrimonial.

    1 Le nombre des totem est choisi arbitrairement.

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    Totem et tabou 19

    Au cours du dveloppement ultrieur du systme des classesmatrimoniales, apparat la tendance tendre la prohibition quifrappe l'inceste naturel et l'inceste de groupe aux mariages entreparents de groupe plus loigns; c'est ainsi d'ailleurs qu'a procd

    l'glise catholique, lorsqu'elle a tendu la prohibition qui frappaitles mariages entre frres et surs aux mariages entre cousins et,pour justifier sa mesure, a invent des degrs de parentspirituels 1.

    Nous n'avons aucun intrt chercher nous orienter dans lesdiscussions compliques et dpourvues de clart qui se sontpoursuivies concernant l'origine et la signification des classesmatrimoniales, ainsi que leurs rapports avec le totem. Il nous suffitde relever avec quel grand soin les Australiens et d'autres peuplessauvages veillent la prohibition de l'inceste 2. Nous pouvonsmme dire que ces sauvages sont plus scrupuleux sous ce rapportque nous-mmes. Il est possible qu'tant davantage sujets aux

    tentations ils aient besoin d'une protection plus efficace contrecelles-ci.

    Mais la phobie de l'inceste, qui caractrise ces peuples ne s'estpas contente de crer les institutions que nous venons de dcrire etqui nous paraissent diriges principalement contre l'inceste degroupe. Nous devons ajouter toute une srie de coutumes qui,destines empcher les rapports sexuels individuels entre prochesparents, l'instar de ce qui se passe chez nous, sont observes avecune rigueur religieuse. Le but que poursuivent ces coutumes n'estgure douteux. Les auteurs anglais les dsignent sous le nomd'avoidances (ce qui doit tre vit). Elles sont rpandues bien au

    del des peuples totmiques australiens. Je prierai seulement ici lelecteur de se contenter de quelques extraits fragmentaires desabondants documents que nous possdons sur ce sujet.

    En Mlansie, ces prohibitions restrictives visent les rapportsdu fils avec la mre et les surs. C'est ainsi qu' Lepers Island, unedes les des Nouvelles-Hbrides, le garon, lorsqu'il a atteint uncertain ge, quitte le toit maternel et s'en va demeurer dans la

    1 Article Totemism dans Encyclopedia Britannica , 11e dit.,1911 (A. Lang).

    2 Storfer a tout particulirement attir l'attention sur ce point dansune rcente tude : Zur Sonderstellunq des Vatermordes (

    Schriften zur angewandten Seelenkunde , 12 Sept. Wien, 1911).

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    maison commune (club) o il couche et prend ses repas. Il peutencore visiter sa maison, pour venir y rclamer sa nourriture ; maislorsque sa sur y est prsente, il doit s'en aller, sans avoir mang ;lorsqu'aucune de ses surs n'est prsente, il doit prendre son repas,

    assis prs de la porte. Si, hors de la maison, frre et sur se ren-contrent par hasard, celle-ci doit se sauver ou se cacher. Lorsque legaron reconnat sur le sable les traces des pas de l'une de sessurs, il ne doit pas les suivre. La mme prohibition s'applique lasur. Le garon ne doit mme pas prononcer le nom de sa sur et doit se garder de prononcer un mot du langage courant, lorsquece mot fait partie du nom de sa sur.

    Cette prohibition, qui entre en vigueur lors de la crmonie dela pubert, doit tre observe toute la vie durant. L'loignemententre une mre et son fils augmente avec les annes, la rserveobserve par la mre tant toutefois plus grande que celle imposeau fils. Lorsqu'elle lui apporte quelque chose manger, elle ne lui

    remet pas les aliments directement, mais les dpose devant lui; ellene lui parle jamais familirement, mais lui dit vous , ens'adressant lui, au lieu de tu (il s'agit, bien entendu, de motscorrespondant notre vous et notre tu ). Les mmes coutu-mes sont en vigueur en Nouvelle-Caldonie. Lorsqu'un frre et unesur se rencontrent, celle-ci se cache dans les buissons, et luipasse, sans se retourner vers elle 1.

    Dans la presqu'le des Gazelles, en Nouvelle-Bretagne, unesur, une fois marie, ne doit plus adresser la parole son frre; aulieu de prononcer son nom, elle doit le dsigner par unepriphrase 2.

    Dans le Nouveau-Mecklembourg, la mme prohibitions'applique, non seulement frre et sur, mais aussi cousin etcousine. Ils ne doivent ni se rapprocher l'un de l'autre, ni se donnerla main, ni se faire des cadeaux; lorsqu'ils veulent se parler, ils

    1 R. H. Codrington, The Melanesians, in Frazer : Totemism andExogamy, vol. I, p. 77.

    2 Frazer, l. c., p. 124, d'aprs Kleintitchen : Die Ksten-Bewohner

    der Gazellen-Halbinsel.

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    doivent le faire la distance de quelques pas. L'inceste avec lasur est puni parla pendaison 1.

    Aux les Fidji ces prohibitions sont particulirement

    rigoureuses; elles s'appliquent non seulement aux parents par lesang, mais aussi aux frres et surs de groupe. Nous sommesd'autant plus tonns d'apprendre que ces sauvages connaissent desorgies sacres, au cours desquelles s'accomplissent prcisment lesunions sexuelles les plus frappes de prohibition. Mais nouspouvons aussi, au lieu de trouver cette contradiction tonnante,l'utiliser pour l'explication mme de la prohibition 2.

    Chez les Battas, de Sumatra, les prohibitions s'tendent tousles degrs de parent un peu proches. Ce serait, par exemple, unetrs grande inconvenance, si un Batta accompagnait sa sur dansune runion. Un frre Batta se sent mal l'aise dans la socit de sasur, mme en prsence d'autres personnes. Lorsqu'un frre entre

    dans la maison, la sur ou les surs prfrent s'en retirer. Demme un pre ne restera jamais en tte--tte avec sa fille, ou unemre avec son fils. Le missionnaire hollandais, qui relate cesmurs, ajoute qu'il doit malheureusement les trouver justifies. Ilest admis chez ce peuple qu'un tte--tte entre un homme et unefemme doit fatalement aboutir une intimit indue, et comme cesgens doivent s'attendre aux pires chtiments et aux plus gravesconsquences, lorsqu'ils se rendent coupables de relations sexuellesavec de proches parents, il est naturel qu'ils songent se prserverpar des prohibitions de ce genre de toute tentation possible 3.

    Chez les Barongo de la baie de Delagoa, en Afrique, les

    prcautions les plus svres sont imposes l'homme l'gard desa belle-sur, c'est--dire de la femme du frre de sa proprefemme. Lorsqu'un homme rencontre quelque part cette personne,dangereuse pour lui, il l'vite soigneusement. Il n'ose pas mangerdu mme plat qu'elle, il ne lui parle qu'en tremblant, il ne se dcidepas s'approcher de sa cabane et la salue d'une voix peineperceptible 4.

    1 Frazer, l. c., II, p. 131, d'aprs P.-G. Peckel, dans Anthropos,1901.

    2 Frazer, l. c., II, p. 141, d'aprs le rv. L. Fison.3 Frazer, l. c., II, p. 189.

    4 Frazer, l. c., II, 11. 388, d'aprs Junod.

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    Chez les Akamba (oit Wakamba) de l'Est africain anglais, ilexiste une prohibition qu'on s'attendrait trouver plusfrquemment. Pendant la priode comprise entre la pubert et le

    mariage, une jeune fille doit obstinment viter son pre. Elle secache, lorsqu'elle le rencontre dans la rue, ne cherche jamais s'asseoir ct de lui et se comporte ainsi jusqu'aux fianailles. partir du jour o elle est marie, les rapports entre elle et le predeviennent libres 1.

    La prohibition la plus rpandue, la plus svre et la plusintressante, mme pour les peuples civiliss, est celle qui porte surles relations entre le gendre et la belle-mre. Elle existe chez tousles peuples australiens, mais on la constate aussi chez les peuplesmlansiens, polynsiens et chez les ngres de l'Afrique, partout ol'on retrouve les traces du totmisme et de la parent de groupe, etpeut-tre mme ailleurs. Chez quelques-uns de ces peuples on

    trouve des prohibitions analogues concernant les relations anodinesentre une femme et son beau-pre, mais ces prohibitions sontmoins constantes et srieuses que celles cites plus haut. Danscertains cas isols, il est recommand d'viter les deux beaux-parents.

    Comme, en ce qui concerne la prohibition touchant lesrelations entre belle-mre et gendre, le dtail des faits nousintresse moins que le sens de la prohibition, je vais me borner iciencore ne citer que quelques exemples.

    Aux les Banko, ces prohibitions sont trs svres et d'une

    cruelle rigueur. Un gendre et une belle-mre doivent viter de setrouver proximit l'un de l'autre. Lorsque, par hasard, ils serencontrent sur un chemin, la belle-mre doit s'carter et tourner ledos jusqu' ce que le gendre l'ait dpasse, ou inversement.

    Vanna Lava (Port Patterson), un gendre ne mettra pas lespieds sur la, plage, aprs le passage de sa, belle-mre, avant que lamare n'ait fait disparatre dans le sable la trace des pas de celle-ci.Ils ne doivent se parler qu' distance, et il est bien entendu qu'il nedoivent pas prononcer le nom l'un de l'autre 2.

    1 Frazer, l. c., II, p. 424.

    2 Frazer, l. c., II, p. 76.

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    Aux les Salomon, l'homme une fois mari, ne doit plus voir sabelle-mre ni lui parler. Lorsqu'il la rencontre, il feint de ne pas laconnatre et se met courir aussi vite que possible, pour se

    cacher 1.

    Chez les Zoulous, la coutume exige que l'homme ait honte desa belle-mre et qu'il fasse tout son possible pour fuir sa socit. Iln'entre pas dans la cabane lorsqu'elle s'y trouve et, lorsqu'il larencontre, l'un l'autre se cache derrire un buisson, l'homme sonbouclier devant son visage. Lorsqu'ils ne peuvent s'viter, lafemme, pour se conformer au crmonial, noue autour de sa tteune touffe d'herbes. Les relations entre eux sont assures par unetierce personne, ou bien ils se parlent haute voix lorsqu'ils sontspars par un obstacle naturel. Aucun d'eux ne doit prononcer lenom de l'autre 2.

    Chez les Basoga, tribu ngre habitant dans la rgion dessources du Nil, un homme ne peut parler sa belle-mre quelorsqu'elle se trouve dans une autre pice de la maison et qu'il ne lavoit pas. Ce peuple a d'ailleurs l'inceste tellement en horreur qu'il lepunit mme chez les animaux domestiques 3.

    Alors que l'intention et la significations des autres prohibitionsconcernant les rapports entre parents ne soulvent pas le moindredoute, ces prohibitions tant conues par tous les observateurscomme des mesures de Prservation contre l'inceste, il n'en est pasde mme des interdictions ayant pour objet les relations avec labelle-mre, certains auteurs ayant donn de cette interdiction une

    interprtation toute diffrente. On a, et avec raison, trouvinconcevable que tous ces peuples manifestent une si grandecrainte devant la tentation personnifie par une femme ge qui,sans tre la mre de l'homme en question, pourrait cependant letraiter comme son fils 4.

    1 Frazer, l. c., II, p. 117, d'aprs C. Ribbe : Zwei Jahre unter denKannibalen der Salomon-inseln (1905).

    2 Frazer, l. c.,II, p. 385.3 Frazer, l. c., p. 461.

    4 Crawley, The mystic rose, p. 405 London, 1902.

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    La mme objection a t adresse la conception de Fison quia attir l'attention sur les lacunes existant dans certains systmes declasses matrimoniales et consistant en ce que ces systmes nerendent pas thoriquement impossibles les mariages entre gendres

    et belles-mres, de sorte qu'il a fallu dicter une mesure d'assurancespciale contre cette possibilit.

    Sir John Lubbock (dans son ouvrage: Origin of Civilisation)fait remonter au rapt primitif(mariage by capture) cette attitudede la belle-mre l'gard du gendre. Tant que le rapt de femmesexistait rellement, l'exaspration des parents devait tre srieuse.Mais lorsque de cette forme de mariage ne sont plus rests que lessymboles, l'exaspration des parents a t symbolise son tour, etla coutume dont nous nous occupons a persist, aprs mme queson origine et t oublie. Il a t facile Crawley de montrerque cet essai d'explication ne tient pas compte de l'observation desfaits eux-mmes.

    E. B. Tylor pense que l'attitude de la belle-mre l'gard dugendre n'est qu'une forme de la non-reconnaissance (cutting) dece dernier par la famille de sa femme. L'homme est considrcomme un tranger, jusqu' la naissance du premier enfant. Mmesi l'on fait abstraction des cas o la ralisation de cette dernirecondition ne fait pas lever la prohibition, l'interprtation de Tylorprsente encore un autre dfaut : elle n'explique pas qu'on ait eubesoin de fixer d'une manire prcise la nature des relations entregendre et belle-mre ; elle laisse, par consquent, de ct le facteursexuel et ne tient pas compte de l'lment sacr de la crainte quis'exprime dans la prohibition des rapports en question 1.

    Une femme zoulou, questionne sur les raisons de cetteinterdiction, a donn cette rponse, dicte par un sentiment dedlicatesse : Il ne faut pas qu'il voie les seins qui ont nourri safemme 2.

    On sait que mme chez les peuples civiliss les ports entregendre et belle-mre constituent un des cts scabreux del'organisation familiale. Certes, il n'existe, chez les peuples blancs

    1 Crawley, l. c., p. 401.2 Crawley, l. c., p. 401, d'aprs Leslie : Among the Zulus and

    Amatongas.

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    de l'Europe et l'Amrique, aucune prohibition concernant ces rap-ports, mais beaucoup de conflits et d'ennuis seraient vits si desprohibitions de ce genre existaient encore dans les murs, sans quetel ou tel individu se trouve oblig de les dicter pour son usage

    personnel. Plus d'un Europen sera port voir un acte de hautesagesse dans le fait que les peuples sauvages ont, par leursprohibitions, rendu d'avance impossible une entente entre ces deuxpersonnes si troitement apparentes. Il est peu prs certain qu'ilexiste, dans situation psychologique du gendre et de la belle-mre,quelque chose qui favorise l'hostilit entre eux et rend difficile leurvie en commun. Le fait que chez les peuples civiliss les rapportsentre gendre et belle-mre constituent gnralement l'objet prfrde plaisanteries et de railleries serait une preuve qu'il entre, dansleurs relations affectives, des lments d'opposition tranche. Amon avis, il s'agit l de relations ambivalentes , se composant la fois d'lments affectueux et d'lments hostiles.

    Certains de ces sentiments sont faciles expliquer de la part dela belle-mre, il y a le regret de se sparer de sa fille, la mfiance l'gard de l'tranger auquel celle-ci est livre, la tendance imposer, malgr tout, son autorit, comme elle le l'ait dans sapropre maison. De la part du gendre, il y a la dcision de ne plus sesoumettre aucune volont trangre, la jalousie l'gard despersonnes qui, avant lui, avaient joui de la tendresse de sa femmeet, last not least, le dsir de ne pas se laisser troubler dans sonillusion qui lui fait accorder une valeur exagre aux qualits de sa

    jeune femme. Dans la plupart des cas, c'est la belle-mre qui vientdissiper cette illusion, car tout en lui rappelant sa femme par denombreux traits qu'elle a en commun avec elle, elle manque decette beaut, de cette jeunesse et de cette fracheur d'me qui luifont tant apprcier la fille.

    La connaissance de sentiments cachs (lue nous devons l'examen psychanalytique des hommes nous permet d'ajouterd'autres motifs ceux que nous venons d'numrer. Si les besoinspsycho-sexuels de la femme trouvent leur satisfaction dans lemariage et dans la vie de famille, elle n'en est pas moinsconstamment menace du danger d'insatisfaction provenant (lel'arrt prmatur des relations conjugales et du vide affectif quipeut en rsulter. La mre qui vieillit se prserve de ce danger parl'identification avec ses enfants, par la part active qu'elle prend

    leur vie affective. On dit que les parents rajeunissent auprs de

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    leurs enfants; c'est l en effet un des avantages les plus prcieuxque ceux-l doivent Ceux-ci. La femme strile se trouve ainsiprive de l'une des meilleures consolations et compensations pourles privations auxquelles elle doit se rsigner dans sa vie conjugale.

    Cette identification affective avec la fille va chez certaines mres jusqu' partager avec celle-ci l'amour qu'elle prouve pour sonmari, ce qui, dans les cas les plus aigus, aboutit, la suite de laviolente rsistance psychique que la mre oppose ce sentiment, des formes de nvrose graves. Toutefois, on observe frquemmentchez la belle-mre l'existence d'un sentiment amoureux l'gard dugendre, sentiment qui, soit sous sa forme relle, soit sous la formed'une tendance oppose, participe la lutte que se livrent les diff-rentes forces psychiques de cette femme. Il arrive frquemmentque c'est prcisment l'lment haineux, sadique qu'elle manifeste l'gard du gendre, afin de rprimer d'autant plus srement cequ'elle prouve pour lui de tendresse condamnable.

    Chez l'homme, l'attitude l'gard de la belle-mre secomplique de sentiments analogues, mais provenant d'autressources. Le chemin du choix de l'objet l'a conduit, de l'image de samre et, peut-tre, aussi de celle de sa sur, son objet actuel;fuyant toute pense et intention incestueuses, il transfre sonamour, ses prfrences, si l'on veut, des deux personnes chres son enfance, une personne trangre, faite leur image. C'est labelle-mre qui vient prendre la place de sa propre mre et de lamre de sa sur; il sent natre et grandir en lui la tendance sereplonger dans l'poque de ses premiers choix amoureux; mais touten lui s'oppose cette tendance. L'horreur qu'il a de l'inceste exigequ'il ne se souvienne pas de la gnalogie de son choix amoureux;

    l'existence relle et actuelle de la belle-mre, qu'il n'a pas connuedepuis son enfance et dont il n'a par consquent pas gard l'imagedans son inconscient, lui rend la rsistance facile. Une certainenuance d'irritation et de haine que nous discernons dans lacomplexit de ses sentiments nous permet de supposer que la belle-mre reprsente rellement pour le gendre une tentationincestueuse; et, d'autre part, il arrive frquemment qu'un hommetombe amoureux de sa future belle-mre, avant de transfrer soninclination la fille.

    Rien, mon avis, ne nous empche d'admettre que c'est ce

    l'acteur incestueux qui a motiv chez les sauvages les prohibitions

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    portant sur les relations entre gendre et belle-mre. C'est ainsi qu'ence qui concerne ces prohibitions, si rigoureusement observes parces peuples primitifs, nous prfrerions l'opinion exprime enpremier lieu par Fison, opinion qui ne voit dans les prescriptions

    dont il s'agit qu'une protection contre l'inceste possible. On pourraiten dire autant de toutes les autres prohibitions portant sur lesrelations entre parents de sang ou par alliance. Il n'y aurait quecette seule diffrence que, dans le premier cas, l'inceste tantdirect, l'intention prservatrice pourrait tre consciente, tandis quedans le deuxime, qui comprend galement les relations de gendre belle-mre, l'inceste ne serait qu'une tentation imaginaire, auxphases intermdiaires inconscientes.

    Dans ce qui prcde nous n'avons gure eu l'occasion demontrer en quoi l'application de la mthode psychanalytiquemodifie notre manire d'envisager les faits de la psychologie des

    peuples : c'est que la phobie de l'inceste, qui existe chez lessauvages, est depuis longtemps connue comme telle et n'a pasbesoin d'interprtation ultrieure. Tout ce que nous pouvons ajouter la conception rgnante, c'est que la crainte de l'inceste constitueun trait essentiellement infantile et s'accorde d'une faon tonnanteavec ce que nous savons de la vie psychique des nvross. Lapsychanalyse nous a montr que le premier objet sur lequel seporte le choix sexuel du jeune garon est de nature incestueuse,condamnable, puisque cet objet est reprsent par la mre ou par lasur, et elle nous a montr aussi la voie que le garon suit, mesure qu'il grandit, pour se soustraire a l'attrait de l'inceste. Or,chez le nvros nous trouvons rgulirement des restesconsidrables d'infantilisme psychique, soit parce qu'il n'a pas tcapable de s'affranchir des conditions infantiles de la psycho-sexualit, soit parce qu'il y est retourn (arrt de dveloppement ourgression). C'est pourquoi les fixations incestueuses de la libido

    jouent de nouveau ou jouent encore le rle principal dans sa viepsychique inconsciente. Nous sommes ainsi amens voir dansl'attitude incestueuse l'gard des parents le complexe central de lanvrose. Cette conception du rle de l'inceste dans la nvrose seheurte naturellement l'incrdulit gnrale des hommes adultes etnormaux; la mme fin de non-recevoir sera, par exemple, opposeaux travaux de Otto Rank qui ont montr sur une vaste chelle lerle que l'inceste joue dans les crations potiques et quellerichesse de matriaux ses innombrables variations, et dformations

    offrent la posie. Nous sommes obligs d'admettre que cette

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    rsistance dcoule surtout de la profonde aversion que l'hommeprouve pour ses dsirs incestueux d'autrefois, aujourd'huicompltement et profondment refouls. Aussi n'est-il pas sansimportance de pouvoir montrer que les peuples sauvages prouvent

    encore d'une faon dangereuse, au point de se voir obligs de sedfendre contre eux par des mesures excessivement rigoureuses,les dsirs incestueux destins se perdre un jour dans l'inconscient.

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    Chapitre IILE TABOU ET L'AMBIVALENCE DESSENTIMENTS

    1

    Tabou est un mot polynsien, dont la traduction prsente pournous des difficults, parce que nous ne possdons plus la notionqu'il dsigne. Il tait encore familier aux anciens Romains; leursacer tait identique au tabou des Polynsiens. L'[mot en grec dansle texte] des Grecs, le Kodausch des Hbreux devaient avoir lemme sens que le tabou des Polynsiens et les dsignationsanalogues chez beaucoup d'autres peuples de l'Amrique, del'Afrique (Madagascar), du Nord et du Centre de l'Asie.

    Pour nous, le tabou prsente deux significations opposes :d'un ct, celle de sacr, consacr; de l'autre, celle d'inquitant, de

    dangereux, d'interdit, d'impur. En polynsien, le contraire de tabouse dit noa, ce qui est ordinaire, accessible tout le monde. C'estainsi qu'au tabou se rattache la notion d'une sorte de rserve, et letabou se manifeste essentiellement par des interdictions etrestrictions. Notre expression terreur sacre rendrait souvent, lesens de tabou. Les restrictions tabou sont autre chose que desprohibitions purement morales ou religieuses. Elles ne sont pasramenes a un commandement divin, mais se recommandentd'elles-mmes. Ce qui les distingue des prohibitions morales, c'estqu'elles ne font pas partie d'un systme considrant les abstentionscomme ncessaires d'une faon gnrale et donnant les raisons decette ncessit. Les prohibitions tabou ne se fondent sur aucune

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    raison; leur origine est inconnue; incomprhensibles pour nous,elles paraissent naturelles ceux qui vivent sous leur empire.

    Wundt 1 dit que le tabou reprsente le code non crit le plus

    ancien de l'humanit. Il est gnralement admis que le tabou estplus ancien que les dieux et remonte une poque antrieure toute religion.

    Comme nous avons besoin d'une description impartiale dutabou, si nous voulons le soumettre un examen psychanalytique,

    je citerai un extrait de l'article Taboo de l' EncyclopediaBritannica 2 , article ayant pour auteur l'anthropologiste NorthcoteW. Thomas.

    Rigoureusement parlant, tabou comprend dans sa dsignation: a) le caractre sacr (ou impur) de personnes ou de choses; b) lemode de limitation qui dcoule de ce caractre et c) lesconsquences sacres (ou impures) qui rsultent de la violation decette interdiction. Le contraire de tabou se dit en polynsien noa,commun, ordinaire...

    Envisas un point de vue plus vaste, tabou prsenteplusieurs varits : 1 un tabou naturel ou direct, qui est le produitd'une force mystrieuse (Mana) attache une personne ou unechose; 2 un tabou transmis ou indirect, manant de la mme force,mais qui est ou a) acquis ou b) emprunt un prtre, un chef,etc., etc.; enfin, 3 un tabou intermdiaire entre les deux premiers,se composant des deux facteurs prcdents, comme, par exemple,dans l'appropriation d'une femme par un homme. Le mot tabou est

    encore appliqu d'autres limitations rituelles, mais on ne devraitpas considrer comme tabou ce qui peut tre rang plutt parmi lesprohibitions religieuses.

    Les buts poursuivis par le tabou sont de plusieurs ordres. Lestabou directs ont pour but : a) de protger des personnes minentes,telles que chefs, prtres, et des objets auxquels on attache unecertaine valeur, contre tout prjudice possible; b) de protger lesfaibles femmes, enfants, hommes en gnral, contre le puissant

    1 Vlkerpsychologie, vol. II. Mythus und Religion, II, p. 308, 1906.2 On y trouvera aussi les indications bibliographiques les plus

    importantes.

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    Mana (force magique) des prtres et des chefs; c) de prserver desdangers qui dcoulent du contact avec des cadavres, de l'absorptionde certains aliments, etc.; d) de prvenir les troubles pouvant treapports dans l'accomplissement de certains actes importants de la

    vie : naissance, initiation des hommes, mariage, fonctionssexuelles, etc.; e) de protger les tres humains contre la puissanceou la colre de dieux et de dmons 1 ; f) de protger les enfants natre ou les tout petits contre les divers dangers qui les menacentdu Nit de la dpendance sympathique dans laquelle ils se trouventpar rapport leurs parents, lorsque, par exemple, ceux-ci fontcertains actes ou mangent certains aliments dont l'absorptionpourrait inspirer aux enfants certaines proprits particulires. Unautre but du tabou consiste protger la proprit d'une personne,ses outils, son champ, etc., contre les voleurs.

    Le chtiment pour la violation d'un tabou tait considrprimitivement comme se dclenchant automatiquement, en vertu

    d'une ncessit interne. Le tabou viol se venge tout seul. Quanddes reprsentations de dmons et de dieux, avec lesquels le tabouest mis en rapport, commencent se former, on attend de lapuissance de la divinit un chtiment automatique. Dans d'autrescas, la suite probablement d'un dveloppement ultrieur de lanotion, c'est la socit qui se charge de punir l'audacieux dont lafaute met en danger ses semblables. C'est ainsi que le systme del'humanit, dans ses formes les plus primitives, se rattache autabou.

    Celui qui a viol un tabou est, de ce fait, devenu tabou lui-mme. Certains dangers dcoulant de la violation d'un tabou

    peuvent tre conjurs l'aide d'actes de pnitence et de crmoniesde purification.

    On voit la source du tabou dans une force magiqueparticulire, inhrente aux personnes et aux esprits et pouvant serpandre dans toutes les directions par l'intermdiaire d'objetsinanims, On peut comparer les personnes et les choses tabou desobjets ayant reu une charge lectrique ; elles sont le sige d'uneforce terrible qui se communique par contact et dont le dgagementamne les consquences les plus dsastreuses, lorsque l'organismequi provoque la dcharge est trop faible pour lui rsister. Les

    1 Cette destination du tabou pourrait tre laisse de ct ici, comme

    n'tant pas primitive.

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    consquences de la violation d'un tabou dpendent donc nonseulement de l'intensit de la force magique, inhrente l'objettabou, mais aussi de l'intensit duMana qui, chez l'impie, s'oppose cette force. C'est ainsi, par exemple, que rois et prtres possdent

    une force extraordinaire, et ce serait la mort pour leurs sujets s'ilsentraient en contact immdiat avec cette force; mais un ministre ouune autre personne, doue d'un Mana dpassant la moyenne, peutsans danger communiquer avec eux, et ces personnesintermdiaires peuvent se laisser approcher par leurs subordonnssans danger pour ceux-ci, Le tabou transmis dpend aussi, en cequi concerne son importance, du Mana de la personne dont ilmane: un tabou transmis par un roi ou par un prtre est plusefficace que celui venant d'un homme ordinaire.

    C'est prcisment la transmissibilit du tabou qui a fait natrela croyance a la possibilit de l'carter l'aide de crmoniesd'expiation.

    Il y a des tabou permanents et des tabou passagers. Sonttabou permanents les prtres et les chefs, ainsi que les morts et toutce qui se rattache eux. Les tabou passagers se rattachent certains tats, tels que la menstruation et les couches, l'tat duguerrier avant et aprs l'expdition, la chasse et la pche, etc. Il y ades tabou gnraux qui, tel un interdit de lglise, peuvent tresuspendus sur une importante rgion et maintenus pendant desannes .

    Je crois avoir devin l'impression de mes lecteurs, enprsumant qu'aprs avoir lu ces citations ils ne sont pas plus

    renseigns sur la nature du tabou et sur la placequ'ils

    doivent luiaccorder dans leur pense qu'ils ne l'taient avant. Ceci tientcertainement l'insuffisance de mes informations et au fait que j'ailaiss de ct toutes les considrations relatives aux rapportsexistant entre le tabou, dun ct, la superstition, la croyance l'immortalit de l'me, la religion, de l'autre. Mais je crains, d'autrepart, qu'un expos plus dtaill de ce que nous savons concernantle tabou ne serve qu' compliquer davantage les choses qui, leslecteurs peuvent m'en croire, sont d'une obscurit dsesprante. Ils'agit donc d'une srie de limitations auxquelles ces peuplesprimitifs se soumettent; ils ignorent les raisons de telle ou telleinterdiction et l'ide ne leur vient mme pas de les rechercher; ilss'y soumettent comme des choses naturelles et sont convaincus

    qu'une violation appellerait automatiquement sur eux le chtiment

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    le plus rigoureux. Chacun connat des cas authentiques oit uneviolation involontaire d'une prohibition de ce genre a t suivieeffectivement d'un chtiment automatique. Le malfaiteur innocentqui a, par exemple, mang de la chair d'un animal prohib, tombe

    dans un tat de profonde dpression, attend la mort et finit relle-ment par mourir. Les prohibitions portent pour la plupart sur lesobjets comestibles, sur la libert des mouvements et descommunications. Dans certains cas, elles paraissent rationnelles,visent imposer des abstentions et des privations, dans d'autresleur contenu reste tout fait incomprhensible, car elles portent surdes dtails sans valeur, semblent ne constituer qu'une sorte decrmonial. Toutes ces prohibitions semblent reposer sur unethorie, d'aprs laquelle elles seraient ncessaires, parce quecertaines personnes et certaines choses possdent une forcedangereuse qui se transmet par contact, comme une contagion. Telhomme ou telle chose possde cette force un degr plus prononcque tel autre homme ou telle autre chose, et le danger est

    proportionnel la diffrence qui existe entre les deux charges. Cequ'il y a de plus bizarre dans tout cela, c'est que celui qui a eu lemalheur de violer une de ces prohibitions, devient lui-mmeprohib et interdit, comme s'il avait reu la totalit de la chargedangereuse. Cette force est inhrente toutes les personnes quiprsentent quelque chose de particulier, aux rois, aux prtres, auxnouveau-ns; elle est inhrente tous les tats quelque peuexceptionnels, tels que la menstruation, la pubert, la naissance; ou des tats mystrieux,. tels que la maladie, la mort, tout ce quiest susceptible de se rpandre et de semer la contagion.

    Sont tabou toutes les personnes, toutes les localits, tousles objets et tous les tats passagers qui possdent cettemystrieuse proprit ou en sont la source. Est encore ce tabou laprohibition motive par cette proprit ; est enfin tabou , au senslittral du mot, tout ce qui est la fois sacr, dpassant la naturedes choses ordinaires, et dangereux, impur, mystrieux.

    Ce mot et le systme qu'il dsigne expriment un ensemble defaits de la vie psychique dont le sens semble nous chapper. Noussommes tents de croire de prime abord que ces faits ne peuventnous devenir intelligibles, tant que nous n'aurons pas examin, d'unpeu plus prs la croyance aux esprits et aux dmons, sicaractristique de ces cultures primitives.

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    Mais, au fait, en quoi cette nigme du tabou peut-elle nousintresser? A mon avis, elle doit nous intresser, non seulementparce que tout problme psychologique mrite qu'on cherche sasolution, mais pour d'autres raisons encore. Nous avons une vague

    ide que le tabou des sauvages de la Polynsie ne nous est pasaussi tranger que nous tions disposs le croire tout d'abord; queles prohibitions, dictes par la coutume et par la morale,auxquelles nous obissons nous-mmes, se rapprochent, dans leurstraits essentiels, du tabou primitif et que l'explication de la naturepropre du tabou pourrait projeter une certaine lumire sur l'obscureorigine de notre propre impratif catgorique .

    Aussi allons-nous couter avec une attention d'autant plustendue et un intrt d'autant plus vif ce qu'un savant comme W.Wundt nous dira concernant sa manire de concevoir le tabou, dontil nous promet d'explorer jusqu'aux racines dernires 1.

    La notion du tabou, dit Wundt, embrasse tous les usagesdans lesquels s'exprime la crainte inspire par certains objets, enrapport avec les actes se rattachant ces objets 2.

    Et ailleurs : Si nous entendons par tabou, conformment ausens gnral du mot, toute prohibition, impose par l'usage et lacoutume ou formule dans des lois, de toucher un objet, de s'enemparer ou de se servir de certains mots dfendus... , on peut direqu'il n'existe pas de peuple, qu'il n'existe Pas de phase de culturequi ne reconnaissent les effets prjudiciables rsultant de laviolation du tabou.

    Wundt explique ensuite pourquoi il lui parat plus rationneld'tudier la nature du tabou d'aprs les conditions primitives dessauvages australiens que d'aprs la culture suprieure des peuplespolynsiens. Il range les prohibitions tabou des Australiens en troisclasses, selon qu'elles se rapportent des animaux, des hommesou d'autres objets. Le tabou des animaux, qui consisteessentiellement dans la prohibition de les tuer et de les consommer,

    1 Vlkerpsychologie, vol. II: Mythus und Religion, II, pp. 300 etsuiv.

    2 L. c., p. 231.

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    prohibitions tabou variant d'une localit l'autre et d'une poque l'autre est, au dbut, celui-ci : vite la colre des dmons .

    Wundt nous apprend ainsi que le tabou est une expression et

    une consquence de la croyance des peuples primitifs auxPuissances dmoniaques. Ultrieurement, le tabou se serait dtachde cette racine et ne serait rest une puissance qu'en vertu d'unesorte d'inertie psychique; ainsi le tabou serait mme la racine denos propres prescriptions morales et de nos propres lois. Bien quela premire de ces propositions ne soit gure de nature souleverdes objections, je ne crois pas tre en dsaccord avec un grandnombre de mes lecteurs en dclarant que l'explication donne parWundt nous laisse dus. Expliquer le tabou de la sorte, ce n'estpas remonter la source mme des reprsentations tabou etmontrer ses racines dernires. Ni l'angoisse ni les dmons nepeuvent tre considrs en psychologie comme causes premires. Ilfaut remonter plus loin encore. Il en serait autrement, si les dmons

    avaient une existence relle; mais nous savons que, tout comme lesdieux, ils sont des crations des forces psychiques de l'homme, et ils'agt de connatre leur provenance et la substance dont ils sontfaits.

    Sur la double signification du tabou, Wundt exprime des idesintressantes, mais qui laissent dsirer au point de vue de laclart. Il pense que dans la phase primitive du tabou, il n'existe pasencore de sparation entre sacr et impur. C'est pourquoi cesnotions n'existent pas avec la signification qu'elles n'ont pu revtirque plus tard, par suite de l'opposition qui s'est forme entres elles.L'homme, l'animal, la localit frapps de tabou sont dmoniaques,

    mais non sacrs, et ne sont, par consquent, pas encore impurs, ausens plus tardif de ce mot. C'est cette signification intermdiaire,c'est--dire celle de dmoniaque, de ce qui ne doit pas tretouch, que convient bien l'expression tabou, car elle fait ressortirun caractre qui restera toujours commun au sacr et l'impur : lacrainte du contact. Mais cette communaut persistante d'uncaractre important montre galement qu'il y avait au dbut entreles deux domaines, celui du sacr et celui de l'impur, uneconcordance allant jusqu' la fusion, et que c'est seulement plustard, sous l'action de nouvelles conditions, que s'est effectue ladiffrenciation qui a cr une opposition entre les deux domaines.

    La croyance, inhrente au tabou primitif, une puissance

    dmoniaque cache dans l'objet et se vengeant du contact qu'on lui

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    inflige ou de l'usage prohib qu'on en fait par l'ensorcellement ducoupable, n'est en effet que la crainte objective. Celle-ci n'a pasencore subi le ddoublement, qui se produit une phase dedveloppement plus avance, en vnration et excration.

    Mais comment se produit ce ddoublement ? Paralllement la succession de deux phases mythologiques, dont la premire, aulieu de disparatre compltement, lorsque la seconde est ralise,persiste sous une forme laquelle on accorde dsormais une valeurinfrieure, de plus en plus nuance de mpris. Dans la mythologie,on observe gnralement ce fait qu'une phase antcdente, tout enayant t dpasse et refoule (et peut-tre pour cette raison mme)par une phase suprieure, se maintient ct de celle-ci sous uneforme pour ainsi dire efface et diminue, de sorte que les objets desa vnration se transforment en objets d'excration 1.

    Les autres considrations de Wundt ont trait aux rapports entre

    les reprsentations tabou d'un ct, la purification et le sacrifice, del'autre.

    2

    Celui qui abordera le problme du tabou, arm des donnes dela psychanalyse, c'est--dire des donnes fournies par l'examen dela partie inconsciente de notre vie psychique, s'apercevra, aprs unecourte rflexion, que les phnomnes dont il s'agit ne lui sont pasinconnus. Il connat des personnes qui se sont cr elles-mmes desprohibitions tabou individuelles, prohibitions qu'elles observentaussi rigoureusement que le sauvage obit aux prohibitionscommunes sa tribu ou sa socit. Si notre psychanalyste n'taitpas habitu dsigner ces personnes sous le nom de maladesatteints d'une nvrose obsessionnelle, il trouverait que le nom de Maladie du tabou convient trs bien pour caractriser leur tat.Les recherches psychanalytiques lui ont appris tant de choses surcette maladie obsessionnelle, sur son tiologie clinique et sur les

    1 L. c., p. 313.

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    lments essentiels de son mcanisme psychologique qu'il nepourra pas rsister la tentation d'appliquer aux phnomnescorrespondants de la psychologie collective les donnes qu'il aacquises dans le domaine de la psychanalyse.

    Il y a cependant une rserve formuler au sujet de cettetentative. L'analogie entre le tabou et la nvrose obsessionnellepeut tre purement extrieure, ne porter que sur les manifestationssymptomatiques, sans s'tendre leur nature mme. La nature aime se servir des mmes formes pour raliser les combinaisonschimiques les plus varies, qu'il s'agisse de bancs de corail ou deplantes, voire de certains cristaux ou de certains dpts chimiques..Ce serait videmment agir d'une faon trop htive et peu efficaceque de conclure de l'analogie des conditions mcaniques uneaffinit de nature. Tout en tenant compte de cette rserve, nous nedevons cependant pas renoncer la comparai. son que nous venonsde suggrer.

    La premire ressemblance, et la plus frappante, entre lesprohibitions obsessionnelles (chez les nerveux) et la tabou consisteen ce que ces prohibitions sont aussi peu motives que le tabou etont des origines tout aussi nigmatiques. Ces prohibitions ont surgiun jour, et depuis lors l'individu est oblig de subir leur contrainteen vertu d'une angoisse irrsistible. Une menace extrieure dechtiment est superflue, car le sujet possde une certitude intrieure(conscience) que la violation de la prohibition sera suivie d'unmalheur intolrable. Tout ce que les malades obsds sont mmede dire, c'est qu'ils ont un pressentiment indfinissable que laviolation serait une cause de prjudice grave pour une personne de

    leur entourage. Ils sont incapables de dire de quelle nature peut trece prjudice, et encore ce renseignement si vague n'est-il obtenuque plus tard, lors des actions (dont nous parlerons plus loin) deprservation et d'expiation, et non propos des prohibitions elles-mmes.

    La prohibition principale, centrale de la nvrose est, commedans le tabou, celle du contact, d'o son nom, dlire de toucher. Laprohibition ne porte pas seulement sur l'attouchement direct ducorps, mais s'tend toutes les actions que nous dfinissons parl'expression figure : se mettre en contact, venir en contact. Tout cequi oriente les ides vers ce qui est prohibe, c'est--dire tout ce quiprovoque un contact purement abstrait ou mental, est prohib au

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    mme titre que le contact matriel lui mme; on retrouve la mmeextension du sens dans le tabou.

    L'intention de quelques-unes de ces prohibitions est assez

    facilement intelligible; d'autres, au contraire, apparaissentincomprhensibles, stupides, absurdes. Nous donnons cesprohibitions le nom de crmoniales et nous trouvons que lescoutumes tabou prsentent les mmes varits,

    Les prohibitions obsessionnelles sont susceptibles de grandsdplacements; elles utilisent toutes les voies possibles pours'tendre d'un objet l'autre dans un ensemble donn et le rendreson tour, selon l'expression d'une de mes malades, impossible .Le monde entier finit quelquefois par tre frapp d'impossibilit.Les malades obsds se comportent comme si les personnes et leschoses impossibles taient les sources d'une dangereusecontagion, prte s'tendre par contact tout ce qui se trouve dans

    le voisinage. Nous avons relev prcdemment dans le tabou lesmmes caractres de contagiosit et de transmissibilit. Noussavons aussi que quiconque a viol un tabou en touchant un objettabou devient, lui-mme tabou et personne ne doit entrer en contactavec lui.

    Je juxtapose deux exemples de transmission (ou plutt, dedplacement) de la prohibition. L'un de ces exemples est emprunt la vie des Maori, l'autre une observation faite sur une de mesmalades, atteinte de nvrose obsessionnelle.

    Un chef Maori ne cherchera jamais raviver le feu par sonsouffle, car son souffle sacr communiquera sa force au feu, au potqui est sur le feu, aux aliments qui cuisent dans le pot, lapersonne qui mangera de ces aliments, ce qui entranera la mort dela personne qui aura mang de ces aliments prpars dans le potchauff sur le feu que le chef aura raviv de son souffle sacr etdangereux 1.

    Quant ma malade, elle exige que l'objet que son mari vientd'acheter soit loign de la maison, sans quoi le sjour dans cettemaison lui sera impossible. Elle sait en effet que cet objet a tachet dans une boutique situe, par exemple, dans la rue des

    1 Frazer : The golden baugh, II: Taboo and the perils of the soul,

    1911, p. 136.

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    Cerfs. Or une de ses amies, habitant aujourd'hui une ville lointaineet qu'elle avait connue autrefois sous son nom de jeune fille,s'appelle maintenant Mme Cerf. Cette amie lui est, aujourd'hui impossible , tabou, et l'objet achet ici, Vienne, est aussi tabou

    que l'amie elle-mme avec laquelle elle ne veut avoir aucunrapport.

    De mme que les prohibitions tabou, les prohibitionsobsessionnelles apportent dans la vie des malades d'normesprivations et restrictions; mais certaines de ces prohibitionspeuvent tre leves grce l'accomplissement de certaines actionsayant, elles aussi, un caractre obsessionnel et qui sontincontestablement des actions de repentir, d'expiation, deprservation, de purification. La plus usite de ces actionsobsessionnelles est l'ablution (ablution obsessionnelle). Il en est demme de certaines prohibitions tabou qui peuvent, elles aussi, tre

    remplaces ou dont la violence peut tre expie par la crmonie de la lustration.

    Rsumons les points sur lesquels porte la ressemblance entreles coutumes tabou et les symptmes de la nvrose obsessionnelle.Ces points sont au nombre de quatre : 1 absence de motivation desprohibitions; 2 leur fixation en vertu d'une ncessit interne; 3leur facilit de dplacement et contagiosit des objets prohibs; 4existence d'actions et de commandements crmoniaux dcoulantdes prohibitions.

    Or, la psychanalyse nous a fait connatre l'histoire clinique et

    le mcanisme psychique des cas de nvrose obsessionnelle. En cequi concerne la premire, voici comment elle se prsente dans uncas typique de dlire du toucher : tout fait au dbut, dans la toutepremire enfance, s'est manifest un intense plaisir de toucher, dontle but tait beaucoup plus spcial qu'on ne serait port le croire.A ce plaisir n'a pas tard s'opposer une prohibition extrieureportant sur la ralisation de ce contact 1. La prohibition a taccepte, parce qu'elle pouvait s'appuyer sur d'importantes forces

    1 L'un et l'autre, le plaisir et la prohibition, portaient sur

    l'attouchement des organes gnitaux.

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    intrieures 1 ; elle sest montre plus forte que la tendance qui semanifestait dans le contact. Mais tant donn la constitutionpsychique primitive de l'enfant, la prohibition n'a pas russi supprimer totalement la tendance. Elle n'a russi qu' refouler

    celle-ci, c'est--dire le plaisir de toucher, et la relguer dansl'inconscient. Prohibition et tendance ont donc subsist : latendance, parce qu'elle tait seulement refoule, non supprime; laprohibition, parce que sans elle la tendance aurait pntr dans laconscience et lui aurait impos sa ralisation. Il en est rsult unesituation sans issue, une fixation psychique, et tout ce qui a suivipeut tre expliqu par le conflit entre la prohibition et la tendance.

    Le principal trait caractristique de la constellationpsychologique ainsi fixe consiste en ce qu'on pourrait appelerl'attitude ambivalente2 de l'individu l'gard d'un objet luiappartenant, l'gard de l'une de ses propres actions. Il est toujourstent d'accomplir cette action - l'attouchement -, mais-il en est

    chaque fois retenu par l'horreur qu'elle lui inspire. L'oppositionentre les deux courants n'est pas facile aplanir, car (et c'est tout ceque nous pouvons dire) leur localisation dans la vie psychique esttelle qu'une rencontre, une collision entre eux est impossible. Laprohibition est nettement prsente la conscience, tandis que leplaisir de toucher, qui subsiste cependant d'une faon permanente,est inconscient, la personne ne sachant rien sur lui. Si cet tatpsychologique n'existait pas, une ambivalence ne pourrait ni semaintenir aussi longtemps ni amener les consquences dont nousvenons de parler.

    Dans l'histoire clinique qui vient d'tre rsume, nous avons

    relev comme un fait essentiel la prohibition s'affirmant ets'imposant ds la toute premire enfance; toute l'volutionultrieure de la nvrose est dtermine par le mcanisme durefoulement qui s'est effectu cette poque de la vie. Lerefoulement de la tendance ayant t suivi d'oubli (amnsie), lamotivation de la prohibition, devenue consciente, reste inconnue, ettoutes les tentatives de dcomposition, d'analyse mentale de cettemotivation ne peuvent que rester striles, faute d'un point d'appuiauquel elles puissent se raccrocher. La prohibition doit sa force,

    1 Sur les rapports avec les personnes aimes dont manait laprohibition.

    2 Selon l'excellente expression de Bteuter.

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    son caractre obsdant prcisment aux rapports qui existent entreelle et sa contre-partie, c'est--dire le dsir non satisfait, maisdissimul; ce caractre dcoule donc d'une ncessit intrieuredans laquelle la conscience est incapable de pntrer. La

    transmissibilit et la facult d'expansion de la prohibition refltentun processus qu'accomplit le dsir inconscient et que les conditionspsychologiques de l'inconscient favorisent particulirement. Latendance-dsir se dplace constamment, pour chapper l'interdiction dont elle est frappe et elle cherche remplacer ce quilui est dfendu par des substitutions : objets de substitution ouactes de substitution. La prohibition suit ces dplacements et sefixe successivement sur tous les nouveaux buts choisis par le dsir.A chaque pas en avant de la libido refoule, la prohibition ragitpar une nouvelle aggravation. La neutralisation rciproque desdeux forces en lutte provoque le besoin d'une drivation, d'unediminution de la tension existante, et c'est par ce besoin ques'explique la motivation des actes obsessionnels. Dans la nvrose,

    ces actes sont manifestement des compromis : d'une part, destmoignages de repentir, des efforts d'expiation; d'autre part, desactes de substitution par lesquels le dsir cherche se ddommagerde ce qui lui est interdit. C'est une loi de la nvrose que ces actesobsessionnels se mettent de plus en plus au service du dsir et serapprochent de plus en plus de l'action primitivement prohibe.

    Essayons maintenant d'analyser le tabou, comme s'il tait de lamme nature que les prohibitions obsdantes de nos malades. Nousdevons savoir d'avance que beaucoup des prohibitions tabou dontnous aurons nous occuper sont de nature secondaire, reprsentent

    des formes modifies, drives et dplaces de prohibitionsprimitives; aussi devrons-nous nous contenter de projeter un peu delumire sur quelques-unes seulement des prohibitions les plusprimitives et les plus importantes. En outre, seule la constatationd'une diffrence trop profonde entre la situation du sauvage et celledu nvros sera pour nous une raison d'exclure la possibilit d'unecomplte analogie et d'une assimilation faisant concider point parpoint la prohibition tabou et la prohibition obsessionnelle.

    Nous pouvons nous dire tout d'abord que c'est poser desquestions dpourvues de sens que d'interroger les sauvages sur lamotivation de leurs prohibitions, sur la gense du tabou. D'aprs ceque nous avons suppos, ils doivent tre incapables de nous

    renseigner sur ce sujet, car il s'agit d'une motivation inconsciente

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    . Or, d'aprs ce que nous savons des prohibitions obsessionnelles,voici comment nous pouvons reconstituer l'histoire du tabou. Lestabou seraient des prohibitions trs anciennes qui auraient tautrefois imposes du dehors une gnration d'hommes primitifs,

    qui auraient pu aussi lui tre inculques par une gnrationantrieure. Ces prohibitions portaient sur des activits qu'on devaitavoir une grande tendance accomplir. Elles se sont ensuitemaintenues de gnration en gnration, peut-tre seulement lafaveur de la tradition, transmise par l'autorit paternelle et sociale.Il se peut aussi qu'elles soient devenues une partie organique dela vie psychique des gnrations ultrieures. Il est impossible dedcider, dans le cas dont nous nous. occupons, s'il s'agit d'une sorted' ides innes , ni si ces ides ont dtermin la fixation dutabou elles seules ou en collaboration avec l'ducation. Mais lemaintien du tabou a eu pour effet que le dsir primitif de faire cequi est tabou a persist chez ces peuples. Ceux-ci ont donc adopt l'gard de leurs prohibitions tabou une attitude ambivalente; leur

    inconscient serait heureux d'enfreindre ces prohibitions, mais ilscraignent de le faire; et ils le craignent, parce qu'ils voudraient Iofaire, et la crainte est plus forte que le dsir. Mais chez chaqueindividu faisant partie du peuple le, dsir est aussi inconscient quechez le nvros.

    Les prohibitions tabou les plus anciennes et les plusimportantes sont reprsentes par les deux lois fondamentales (latotmisme : on ne doit pas tuer l'animal totem et on doit viter lesrapports sexuels avec des individus du sexe oppos appartenant aumme totem.

    Telles devaient donc tre les tentations les plus anciennes et lesplus fortes des hommes. Cela, nous ne pourrons le comprendre etnous ne pourrons, par consquent, vrifier nos suppositions sur desexemples, tant que le sens et l'origine du systme totmique nousresteront totalement inconnus. Mais celui qui est au courant desdonnes de l'tude psychanalytique, applique I'individu, nemanquera pas de constater dans l'nonc mme des deux genres detabou et dans leurs concidences une allusion quelque chose queles psychanalystes considrent comme le centre des dsirs surlesquels repose la vie infantile et comme le noyau de la nvrose.

    La varit des phnomnes tabou, qui a provoqu les essais declassification cits plus haut, fait place l'unit, si nous faisons

    reposer tous ces phnomnes sur la base commune suivante : le

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    tabou est un acte prohib, vers lequel l'inconscient est pouss parune tendance trs forte.

    Nous savons, sans le comprendre, que quiconque fait ce qui en

    dfendu, viole le tabou, devient tabou lui-mme. Mais commentconcilions-nous ce fait avec ces autres que le tabou s'attache nonseulement aux personnes ayant fait ce qui est dfendu, mais aussi des personnes se trouvant dans des situations spciales, cessituations mmes et des objets inanims ? Quelle est donc cetteproprit si dangereuse qui reste toujours semblable elle-mme,malgr la diversit des conditions ? Il ne peut s'agir que d'unechose: d'un facteur qui attise les dsirs de l'homme et l'induit dansla tentation d'enfreindre la prohibition.

    L'homme qui a enfreint un tabou devient tabou lui. mme, caril possde la facult dangereuse d'inciter les autres suivre sonexemple. Il veille la jalousie et l'envie : pourquoi ce qui est

    dfendu aux autres serait-il permis lui? Il est donc rellementcontagieux, pour autant que son exemple pousse l'imitation, etc'est pourquoi il doit lui-mme tre vit.

    Mais sans mme avoir enfreint un tabou, l'homme peut devenirtabou, d'une faon permanente ou passagre, parce qu'il se trouvedans une situation capable d'exciter les dsirs dfendus des autres,de faire natre chez eux le conflit entre les deux extrmes de leurambivalence. La plupart des situations et des tats exceptionnelsappartiennent cette catgorie et possdent cette force dangereuse.Chacun envie le roi ou le chef pour ses privilges ; et il estprobable que chacun voudrait tre roi. Le cadavre, le nouveau-n,

    la femme dans ses tats de souffrance attirent, par leur impuissance se dfendre, l'individu qui vient d'atteindre sa maturit et qui yvoit une source de nouvelles jouissances. C'est pourquoi toutes cespersonnes et tous ces tats sont tabou ; il ne convient pas defavoriser, d'encourager la tentation.

    Et, maintenant, nous comprenons aussi pourquoi les forces Mana de diffrentes personnes se repoussent rciproquement. Letabou d'un roi est trop fort pour son sujet, car la diffrence socialequi les spare est trop grande. Mais un ministre peut assumer, entrel'un et l'autre, le rle d'un intermdiaire inoffensif. Traduit dulangage tabou dans celui de la psychologie normale ceci veut dire :le sujet, qui redoute l'norme tentation que peut prsenter pour lui

    le contact avec le roi, peut supporter le commerce avec le fonction-

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    naire qui lui inspire moins d'envie et qu'il croit peut-tre pouvoirgaler lui-mme un jour. Quant au ministre, l'envie qu'il peutnourrir l'gard du roi est contre-balance par la conscience dupouvoir dont il est investi lui-mme. C'est ainsi que les petites

    diffrences entre les forces magiques respectives sont moins craindre que les grandes.

    On comprend, en outre, fort bien pourquoi la transgression decertaines prohibitions tabou prsente un danger social et constitueun crime qui doit tre puni ou expi par tous les membres de lasocit, s'ils veulent chapper ses dsastreuses consquences. Ledanger dont il s'agit nous apparatra comme rel, si nous mettonsles vellits conscientes la place des dsirs inconscients. Ilconsiste dans la possibilit de l'imitation qui aurait pourconsquence la dissolution de la socit. En laissant la violationimpunie, les autres s'apercevraient qu'ils veulent faire la mmechose que le malfaiteur.

    Que, dans la prohibition tabou, l'attouchement joue le mmerle que dans le dlire du toucher, bien que le sens cach de lapremire ne puisse en aucune faon tre aussi spcial que dans lanvrose, - il n'y a l rien qui doive nous tonner. L'attouchementest le commencement de toute tentative de s'emparer d'unepersonne ou d'une chose, de l'assujettir, d'en tirer des servicesexclusifs et personnels.

    Nous avons expliqu le pouvoir contagieux, inhrent au tabou,par la facult qu'il possde d'induire en tentation, de pousser l'imitation. Ceci ne semble pas s'accorder avec le fait que lepouvoir contagieux du tabou se manifeste avant tout par sa trans-mission des objets, qui, de ce fait, deviennent eux-mmes tabou.

    Dans la nvrose, cette transmissibilit du tabou se reflte dansla tendance, (lue nous connaissons dj, du dsir inconscient sefixer, par voie d'association, des objets toujours nouveaux. Nousconstatons ainsi qu' la dangereuse force magique du Mana correspondent deux forces plus relles, savoir celle qui rappelle l'homme ses dsirs dfendus et celle, en apparence plus importante,qui le pousse violer la prohibition au profit du dsir. Mais cesdeux forces se fondent de nouveau en une seule, si nous admettonsque la vie psychique primitive est ainsi faite (lue l'veil du souvenirtouchant l'acte prohib dtermine l'veil de la tendance accomplir

    cet acte. Dans cette hypothse, il y aurait concidence entre les

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    souvenirs et les tentations. On doit galement admettre que lors.que l'exemple d'un homme ayant transgress une prohibition gareun autre homme, en lui faisant commettre la mme faute, c'estparce que la dsobissance la prohibition s'est propage comme

    un mal contagieux la manire d'un tabou qui se transmet d'unepersonne un objet, et de cet objet un autre.

    Lorsque la violation d'un tabou peut-tre redresse par uneexpiation ou un repentir, qui signifient la renonciation un bien ou une libert, nous obtenons la preuve que l'obissance laprescription tabou tait elle-mme une renonciation quelquechose qu'on aurait volontiers dsir. La non-observation d'unerenonciation est expie par une renonciation portant sur autrechose. En ce qui concerne le crmonial tabou, nous tirerons decette considration la conclusion que le repentir et l'expiation sontdes crmonies plus primitives que la purification.

    Rsumons maintenant ce que nous gagnons, au point de vue del'intelligence du tabou, grce sa comparaison avec la prohibitionobsessionnelle du nvros. Le tabou est une prohibition trsancienne, impose du dehors (par une autorit) et dirige contre lesdsirs les plus intenses de l'homme. La tendance la transgresserpersiste dans son inconscient; les hommes qui obissent au tabouont une ambivalence l'gard de ce qui est tabou. La forcemagique, attribue au tabou, se rduit au pouvoir qu'il possded'induire l'homme en tentation; elle se comporte comme uncontage, parce que l'exemple est toujours contagieux et que le dsirdfendu se dplace dans l'inconscient sur un autre objet.L'expiation de la violation d'un tabou par une renonciation prouve

    que c'est une renonciation qui est la base du tabou.

    3Et, maintenant, nous voudrions savoir quelle valeur il convient

    d'attacher notre comparaison entre le tabou et la nvrose et laconception du tabou qui se dgage de cette comparaison. il estvident que cette valeur ne peut tre apprciable que si notre

    conception prsente un avantage qu'il est impossible d'obtenir

  • 8/14/2019 Totem Et Tabou Freud J

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    autrement, et nous permet de comprendre le tabou mieux que ne lefont tous les autres essais d'explication. Nous pourrions dire quenous avons dj fourni, dans ce qui prcde, la preuve de lasupriorit de notre conception; mais nous allons essayer de

    l'affermir, en appliquant cette conception l'explication des dtailsmmes des prohibitions et coutumes tabou.

    Il est vrai que nous pouvons procder encore d'une autremanire. Nous pourrions notamment rechercher si une partie desprmisses que nous avons tendues de la nvrose au tabou, et desconsquences que nous avons tires de cette extension ne peuventpas tre obtenues directement par l'examen des phnomnes dutabou. Il ne nous reste qu' dcider de la direction dans laquellenous allons engager nos recherches. L'affirmation, d'aprs laquellele tabou proviendrait d'une trs ancienne prohibition qui a tautrefois impose du dehors, ne se laisse videmment pasdmontrer. Aussi nous appliquerons-nous plutt rechercher si le

    tabou est vraiment subordonn aux mmes conditions que cellesdont l'tude de la nvrose obsessionnelle nous a rvl l'existence.Comment avons-nous obtenu, quant la nvrose, la connaissancede ces facteurs psychologiques ? Par l'tude analytique dessymptmes, surtout par celle des actions obsdantes, des mesuresde prservation et des prohibitions obsessionnelles. Nous avonstrouv que ces actions, mesures et pro