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TRAD Magazine N°135 janvier/février 201124 TRAD Magazine N°135 janvier/février 2011 25
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EntretienTours
Comment as-tu appris à écouter
puis à jouer le blues américain ?
C’est vrai que les Américains, et en
particulier les noirs, se sont demandés
par quelle magie ce Français, un blanc-
bec, jouait leur musique de manière
aussi authentique. Né à Tours en 1961,
d’un père périgourdin et d’une mère
parisienne ! J’ai eu la chance de bai-
gner dans la musique depuis toujours.
Mes parents achetaient des disques,
maman écoutait de la chanson fran-
çaise, Frehel, Trenet… Mes trois frères
aînés, qui avaient de onze à seize ans
d’écart avec moi, se sont mis à guitare
adolescents. Jean-Marc, le créateur de
“Carmen Cru” et d’un certain M. Émile
dans Pilote, m’a initié. Il a découvert le
blues au milieu des années 1960 par
un disque de Brownie Mc Ghee, prêté
alors par un voisin. J’avais peut-être
3 ans… Oui, sevré au blues et au folk
américain. Jean-Marc repique alors
parfaitement tous les “picking” blues :
Lightnin’ Hopkins, Mississippi John
Hurt, Big Bill Broonzy, etc. Mes fran-
gins aimaient bouger et écumaient les
disquaires parisiens et étrangers, aussi
les festivals, ils rapportaient des trésors
à la maison. Et puis Jean-Marc est parti
faire son tour du monde, il resta quel-
ques années en Côte-d’Ivoire. Quand
il revint en 1975, j’avais 13 ou 14 ans et
comme je travaillais sur des tablatures,
il me dit : « Laisse ça, il vaut mieux que tu
joues tes propres erreurs que celle des autres. »
C’est ce que j’ai fait.
Tu as besoin d’aller voir comment
ça jouait là-bas…
Oui, les rencontres se sont faites tout
d’abord par un groupe de musiciens
américains bluegrass venus en Touraine,
les Shady Grove. Ils m’ont invité ensuite
en 1986 à Chapell Hill en Caroline du
Nord et j’ai découvert Asheville grâce
au banjoïste Tim Stambaugh. Je me
souviens d’un bœuf dans une quin-
caillerie (Hardware) à Knoxville dans le
Tennessee avec des old-timers et d’avoir
joué au pied de la prison de Ashville.
Ils se moquaient de moi et de mes
ongles longs car la plupart étaient des
ouvriers ou des paysans. J’ai beaucoup
appris en les observant, ils étaient en
même temps surpris que je connaisse
leur musique, même si pour moi c’était
naturel. Maintenant, cette manière de
jouer a fait le tour le monde. Cependant,
la culture traditionnelle américaine à
tendance à se perdre, elle se dilue et
s’aseptise… Le “picking”, contraction
de “finger-picking”, signifie jouer aux
doigts, par opposition à celle du “plec-
tre” ou “médiator” qui, plus récente,
vient de la mandoline. Donc, ça ne veut
rien dire, c’est simplement une techni-
que, la plus ancienne. Actuellement,
les Américains eux-mêmes dans les
méthodes et autres “workshops” ont
tendance à laisser trop de “liberté” aux
apprentis guitaristes, position de mains,
doigtés, etc. : « Faites ce que vous voulez »
mais je ne suis pas d’accord avec ça, ils
perdent un peu de leur passé musical.
J’approuve Clapton quand il dit : « Si j’ai
un conseil à donner : écouter les vieux, c’est la
meilleure base pour créer. »
Alors Michel Lelong, entre tradition
et création, un vrai dilemme ?
C’est un peu ça, j’aime la technique qui
ne se voit pas. Je suis plus attiré par le
feeling des musiciens qui arrivent à
sortir des sons impressionnants avec
deux doigts… Je me considère comme
un artisan. Et donner dans l’artistique
n’est pas mon principal enjeu, je ne
suis pas assez égocentrique pour ça.
Des compositions oui, j’ai commencé
vers l’âge de 15 ans pour appliquer
mes connaissances apprises dans les
cours d’harmonie avec un prof particu-
lier. Des compositions dans différents
styles, dans l’esprit “classical ragtime
piano”, vieux jazz “pré-guerre”… Par
la suite, coincé par mes recherches
sur les techniques traditionnelles et
authentiques, j’ai délaissé mes com-
pos. Mon premier travail publié a été
un recueil sur Merle Travis avec cas-
settes audio pour l’éditeur américain
et guitariste Stephan Grossman. Ont
suivi trois autres recueils sur d’autres
artistes toujours publiés aux États-
Unis. Quelques années plus tard, j’ai
contacté un éditeur français, Guitar
Connection (PDG Music Publishing)
pour lequel j’ai écrit trois méthodes
dont deux vidéos, l’une sur la guitare
américaine country, l’autre sur la guitare
celtique (sur l’influence et à la demande
d’un copain breton !). Ensuite, un livre
en 1999 avec CD sur la guitare blues
acoustique qui remporte toujours un
réel succès. J’avais construit très tôt
ma propre pédagogie par l’expérience.
Au collège, j’avais créé un club guitare
où mes profs venaient comme élèves
et aussi les copains le mercredi après-
midi. À 18 ans, quand je me suis installé
“officiellement” comme prof de guitare,
j’ai pu en vivre. L’enseignement fut aussi
un piège m’empêchant de m’engager
durablement dans les concerts. Mais
la formule des cours me permettait
de rester “stable”, à la maison, et me
donnait le temps de faire mes trans-
criptions.
Tu as fait de belles rencontres
musicales ?
Dans les années 80, Pierre Bensusan
m’a donné les meilleurs conseils
musico-philosophique, puis Roger
Mason, Alain Giroux et Jack Treese des
encouragements… Ensuite, il y a eu
des rencontres ponctuelles avec Soïg
Sibéril, des guitaristes américains et
européens comme Woody Mann, Peter
Finger… Sans oublier la rencontre avec
mon groupe bluegrass américain Shady
Grove, que je suis ensuite aller voir à
Chapel Hill (Caroline du Nord). Avec
les noirs américains, les échanges se
sont faits plus tard. Il y a vingt-cinq ans,
des tensions plus fortes qu’aujourd’hui
existaient encore dans le sud profond.
Je n’osais pas aller vers eux par peur
de passer pour un provocateur. C’était,
je l’apprendrais plus tard, une idée
fausse… Mais en 2001, au festival de
blues de Chédigny (37) où j’animais
un stage, j’ai rencontré Michael Roach,
ex-élève de John Jackson, une de mes
premières idoles dont mon frère Jean-
Marc avait repiqué des morceaux.
Michael Roach m’a aussitôt proposé
de le rencontrer et d’être son assistant
au “Blues Week” (rencontre, stages
et conférences sur le blues organisés
par l’European Blues Association) en
Angleterre. Ce fût un moment fort de
mon existence de l’entendre chanter
derrière ma guitare jouant ses mor-
ceaux. Il avait plus de 80 ans et décé-
dera peu de temps après. Ensuite suivra
une rencontre et une amitié aussi forte
avec “Philadelphia” Jerry Ricks (musi-
cien, guitariste, musicologue, et aussi
ex-trompettiste de jazz), rencontré tou-
jours au “Blues Week” mais cette fois
en 2003. Jerry est venu me rendre visite
à Tours en 2007 où nous avons donné
quelques concerts. Hélas, la maladie l’a
emporté six mois plus tard. Nous avi-
ons prévu de tourner ensemble. Mais
de nombreux musiciens m’ont marqué.
Et même si mon univers musical tourne
autour du country blues, rag et rag-
time, swing, boogie-woogie, old-time,
j’aime les vraies et bonnes musiques :
musette, celtique, flamenco…
Un mot sur tes guitares…
Et la guitare en général ?
J’utilise ma Martin D28 de 1973,
j’en ai d’autres comme une Amistar
Resophonic (Tchèque), une douze cor-
des etc., mais je reviens toujours sur
cette Martin. Depuis peu, je joue sur
une vieille guitare jazz dont j’aime le
son électrique clair. Le jeu des jeunes
guitaristes acoustiques s’aseptisent de
plus en plus. Par le passé, on pouvait
reconnaître un guitariste dès les trois
premières notes. Aujourd’hui, tout à
tendance à se ressembler. Pour l’avenir
de l’instrument, il est dramatique de
télécharger n’importe quelles tablatures
sur le web, 99 % ne comportent aucun
doigté main droite, main gauche, c’est
primordial pour cet instrument com-
plexe. On oublie aussi de jouer “à la
feuille” : on ne sait plus accorder sans
avoir les yeux sur un cadran...
Es-tu un compositeur multi-
instrumentiste ?
Dans le passé, j’avais été influencé
par David Laibman. Maintenant, je me
tourne vers les arrangements, crée des
variations et développe l’impro… Je
suis sur des projets cajuns et de vieilles
chansons françaises. J’oscille entre la
pratique des techniques traditionnel-
les qui me fascinent et l’élaboration
de ma propre technique. Difficile de
mener des deux sans perdre son latin.
Je pratique le banjo old-time et le vio-
lon américain quand je le peux.
Propos recueillis par Caroline Barray ■Contact page 97.
Michel Lelong
Album “Home Cookin’” (2008, autoproduction)
de Michel Lelong & Anicet Debien.
●
« Désormais, je me tourne
vers les arrangements,
crée des variations et développe
l’improvisation. Je suis sur des projets cajuns et de vieilles
chansons françaises. »
La famille Lelong : des personnalités artistiques de Tours qui ont marqué autant les amateurs de bandes dessinées que les musiciens à
partir des années 1980. Palabres avec un grand monsieur très humble, « artisan musicien » (comme il le dit lui-même, de belles réflexions
à nous faire partager… Alors poussons la porte du “local” au 72 rue Febvotte où Michel donne ses cours depuis une dizaine d’années.
Une caricature inédite de Michel Lelong par son frère Jean-Marc.
© Jean-Marc Lelong
18-40_Portraits1_TM135.indd 24-25 26/11/10 14:30:26