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A vez-vous p r i s p l a i s i r à l i r e ce l ivre ? S i vous voulez être t e n u a u c o u r a n t

des v o l u m e s que n o u s éd i tons , envoyez vos n o m et ad re s se

a u x E D I T E U R S FRANÇAIS RÉUNIS, serv ice " V i e n t

de P a r a î t r e 21 r u e

d e R i c h e l i e u ,

P a r i s 1 , et vous

recevrez r é g u - l i è r e m e n t

n o s bu l -

l e t i n s

E F R

Tous droits de reproduction et d'adaptation réservés pour tous les pays.

© LES ÉDITEURS FRANÇAIS RÉUNIS, Paris 1964

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Mémoires

d 'un homme du monde

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DU MEME AUTEUR

aux Editeurs Français Réunis

UN HOMME VIENT AU MONDE 1. L'enfant enchaîné. 2. L'adolescence est le plus grand des maux. 3. Notre jeunesse. 4. Interdiction de séjour. 5. Denise retrouvée. 6. Fleurs et plumes. 7. Six, neuf, douze.

GRAINS DE SEL, avec une image de Jean Effel. MAIS... DIT ANDRÉ WURMSER. L'ASSASSIN EST MORT LE PREMIER, roman policier.

En collaboration avec Louise Mamiac :

AUX MEILLEURS FRANÇAIS ET AUX PIRES (Lettres de Budapest).

L'U.R.S.S. A CŒUR OUVERT, voyage commenté.

Chez d'autres éditeurs

CHANGEMENT DE PROPRIÉTAIRE, roman (N.R.F.). COURRIER DE LA SOLITUDE, nouvelles (N.R.F.). LA COMÉDIE INHUMAINE (N.R.F.). LES CROIX DE FEU, LEUR CHEF, LEUR PROGRAMME (Comité

de Vigilance des intellectuels antifascistes). DE GAULLE ET LES SIENS (Raison d'Etre). VARIATIONS SUR LE RENÉGAT, avec des images de Jean

Effel (N.R.F.). DICTIONNAIRE POUR L'INTELLIGENCE DES CHOSES DE CE

TEMPS, avec une préface de l'auteur, un peu longue peut-être mais instructive, et des illustrations de Touchagues (Sagittaire).

DAUMIER (Cercle d'Art).

Sans qu'il fût besoin d'éditeur

CE QU'IL FAUT SAVOIR DE L'U.R.S.S., une brochure clan destine. Toulouse, 1943.

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A n d r é W u r m s e r

Mémoires

d 'un homme du monde

LES ÉDITEURS FRANÇAIS RÉUNIS 21, rue de Richelieu, Paris-1

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Toute ressemblance de noms, de personnages et de lieux ou de faits réellement survenus avec ceux de ce livre n'aurait évidemment rien de fortuit ; elle révèlerait la source essentielle de l'inspiration de l'auteur : l'histoire.

Les lecteurs d'Un homme vient au monde rencon- treront, au cours de ces nouvelles, plusieurs person- nages de leur connaissance.

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La mer (1936)

1

M. Henri Halluin est construit en force, carré, les mains d'une finesse tout aristocratique, la moustache taillée à l'américaine. Il nous reçoit dans son hôtel de l'avenue de Breteuil, au milieu des précieux bibe- lots qu'a réunis le goût si sûr de Mme Sabine Henri- Halluin, dont aucune œuvre charitable n'ignore l'inépuisable bonté. Leur fils aîné, Philippe, qu'ont bien connu les militants de certaine organisation nationaliste, est aujourd'hui absorbé par les études qui s'imposent à un jeune Français appelé à assumer d'aussi lourdes responsabilités.

Le Président Général de Les fils de J.-B. Halluin n'était pas homme à limiter son champ d'action à l'entreprise familiale « que nous ont léguée nos parents », comme dit le fabuliste. Rien de ce qui touche à l'industrie textile ne lui est étranger, ni la fabrication des métiers, ni les moteurs électriques, ni la confection standardisée, ni même l'humble bouton de nacre. Sous son autorité, nous allions écrire : sous son règne, industrie et finance se sont étroitement associées. Les fils de J.-B. Halluin et la Banque Commerciale de Roubaix sont dirigées par la même

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main qui administre aussi la Compagnie des Broches, les Moteurs Fernal, le Bouton Français et maintes autres entreprises qui ne se cantonnent plus dans nos Flandres.

Ajoutons que, commandeur de la Légion d'Hon- neur, cité deux fois à l'ordre de l'armée, l'ancien député du Nord se défend d'avoir jamais représenté au Parlement quelque secte que ce soit : c'est comme technicien de l'économie qu'il entendit y figurer. Tel est le chef typiquement moderne qui, avec une par- faite courtoisie, s'est prêté à notre enquête Les pilo- tes de l'économie nationale (voir nos précédents numéros de décembre 1935 et janvier 1936).

— Je vous l'avoue, je ne suis pas optimiste, nous déclare avec une rude franchise M. Halluin. Je le dis sans mésestimer l'effort de redressement qu'entre- prennent, par des moyens différents mais à des fins convergentes, M. Pierre Laval et mon ami le colonel de la Rocque. Le lamentable échec des Soviets nous en avertit pourtant : il n'y a d'autre issue aux pro- blèmes du monde actuel que l'entente loyale entre ces deux forces complémentaires : le capital qui impulse et le travail qui met en œuvre. Si le travail prétend pénaliser le capital qui le fait vivre, ou s'il ne se prête pas de bonne grâce à la politique d'aus- térité provisoirement nécessaire pour éviter la catas- trophe de l'inflation, ou si le capital égoïste se désin- téresse des organisations, coopératives et profession- nelles, des travailleurs, ou s'il ignore que nos camarades ouvriers n'ont pas moins que nous soif d'Idéal, et ne s'efforce pas de leur en offrir un digne de tous les sacrifices, bref si nous oublions les uns et les autres la fable des Membres et de l'estomac notre pays continuera de dévaler la pente pour fina- lement tomber sous le joug de voisins plus virils.

Malheureusement, ce n'est pas sur la voie de la

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sagesse et de la patience que nous semblons nous engager. D'ores et déjà notre franc est aussi menacé qu'au temps du Cartel des Gauches. Le rapproche- ment auquel ont consenti, avec leurs pires ennemis, des socialistes qu'on aurait crus mieux informés des nécessités nationales, risque de ne pas mener à sa perte le seul parti de M. Blum. N'est-ce pas un pitoyable paradoxe que les internationalistes nous poussent à une guerre idéologique à laquelle servi- raient de prétexte des frontières orientales qu'un Français sur cent ne saurait situer sur la carte ?

Hélas, je crains que faute du sursaut qui a tiré l'Italie et l'Allemagne de l'abîme, nous ne nous ressaisissions qu'après de cruelles épreuves. Ceux qui ont la responsabilité effective de dizaines de milliers de familles françaises, ceux que vous appelez les Pilo- tes, savent quel climat de liberté est nécessaire au développement des entreprises viables et à l'élimi- nation de celles qui, déficitaires ou vouées à le deve- nir, ne peuvent plus qu'entraver la marche générale.

Je me contenterai d 'un exemple : les entreprises Sigodon, que le Bouton français a récemment absor- bées. L'introduction de méthodes rationnelles, l'effort de nos admirables ouvriers, conscients de la nécessité de défendre par un travail redoublé l'industrie natio- nale du bouton, nous ont permis de réduire de près d'un quart le nombre de personnes employées tout en accroissant de 30 à 35 % le montant de nos expor- tations. Du coup, ces entreprises sont redevenues sai- nes, c'est-à-dire que notre personnel ne vit plus sous la constante menace d 'un licenciement général. Mais encore n'est-ce considérer les choses que sous leur angle le moins national. La part des profits réinves- tie permit de créer l'une des plus modernes usines d'Europe dans la région de Flers, où une population rurale excédentaire obtiendra ainsi un travail d'au- tant plus stable que cette main-d'œuvre neuve est,

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pour l ' instant , peu sensible aux propagandes déma- gogiques. Voilà ce que nous entendons par solidarité nat ionale : celle des techniciens de la production, des ouvriers et des paysans. De telles initiatives accen- tuent la décentral isat ion de notre industrie, si néces- saire, tant au poin t de vue social que stratégique. Elles a ident à stabiliser les salaires, en compensant la pénur ie de main-d ' œuvre dont souffrent les régions industrielles, où seules les possibilités d ' embauche pour ra ien t f reiner ce que les revendications syndica- les ont d ' imprévoyant . Bref, l 'expansion qu'elles favo- risent préfigure le radieux avenir qui sera le nôtre, quand, renonçant a u pet i t j e u des surenchères électorales, notre pays se met t ra enfin résolument au travail.

Vous me permet t rez de souligner que. . .

2

Xénophon était construit en force, carré, laid, avec un crâne considérable, des oreilles en plat à barbe, des sourcils touffus, un nez large et retroussé, une grosse moustache blanche sous des narines de cheval et des mains d 'é t rangleur . I l avait soixante-dix ans, mais on ne lui en donnai t pas soixante. Il était tout enfant quand les Bavarois avaient installé un parc d 'ar t i l ler ie sur la place du Jeu de Paume (il se rap- pelai t seulement le défilé, derr ière le soupirail du sous-sol, des bottes en marche vers Paris) . P a r contre, il appar tena i t à la p remière classe que ne touchai t plus la mobil isat ion quand étaient passés dans les rues, encadrés de gendarmes, quatre fantassins du Kaiser r iant de leur bonne farce : ils étaient allés en automobile faire sauter, à Hénonville, la voie du che-

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min de fer. Sa famille n'avait jamais quitté ce petit coin de l'Oise. Pas plus que le paysan, l'artisan ne compte ses heures de travail. Après tant de veilles, le père avait expiré, desséché, les poumons tapissés de poussière de nacre, et l'huissier avait bazardé son pauvre matériel. Xénophon, qui avait dix ans, était entré chez Sigodon, le père de M. Emile et de M. Scipion.

Beaucoup plus tard, aux alentours de ce 1 mai 1919 qui tint le monde en balance (puis, tout repartit du même pied) un avocat parla à l'Hôtel de Ville des ouvriers de 1840. Xénophon s'endormit et même ronfla un peu. Mais aussi, l'orateur était drôle, avec sa misère « des vieux temps ». Pas si vieux que ça. Xénophon se rappelait le jour où ses parents, qui couchaient sur une planche, avaient acquis un vrai lit, avec un vrai matelas.

Tant que les épaules nues s'étaient éventées de plumes et de nacre franche, il avait été éventailliste. C'était avant qu'on n'introduisît dans la fabrication ce coquillage bon marché, le trocas, qu'on ne sut blanchir que plus tard. Mais éventailliste ou bouton- nier, voilà un demi-siècle qu'il maniait ces conques énormes qui, dans des sacs de jute, arrivent d'îles d'Océanie : Tahiti, la Nouvelle-Calédonie. Il aimait fumer une cigarette avec Dagobert, dans ce dernier bâtiment de briques et de verre qui ne contient, lui, que les sacs empilés et une balance. Ces coquillages sont-ils ramenés, comme les perles et les éponges, par des plongeurs noirs et luisants, guettés par les requins et aimés de jeunes filles aux colliers de fleurs ?

Il se serait laissé brûler vif plutôt que poser une question au magasinier. Il avait bien tenté de s'ins- truire, après l'école. Il avait acheté sans discernement des romans qui paraissaient en fascicules. Il lisait aussi La science et la vie ; il ne comprenait pas tout,

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loin de là. Il était allé à Paris trois ou quatre fois dans toute sa vie. Il était depuis longtemps mécheur quand il avait épousé la veuve d'un maçon sous qui l'échafaudage s'était rompu : « Il y a des économies qui coûtent cher », disait Xénophon, volontiers sen- tencieux. Clotilde, une trieuse, avait un petit garçon de deux ans, Clotaire. Dans la contrée, on porte sou- vent des noms carolingiens, mérovingiens, romains, grecs, républicains. On est Germinal, Romulus, Karl ou Chilpéric comme ailleurs Pierre, Paul ou Jacques.

Xénophon avait abandonné assez vite les livres de classe du petit ; même s'il ne perdait pas pied, il s'endormait dessus, à cause de la fatigue. Il le regret- tait secrètement. La géographie surtout était at- trayante : les caps, les cols, les isthmes, les golfes lui étaient familiers, encore qu'il n'eût jamais vu la mer ni la montagne. On dit : un glacier, mais com- ment peut-on marcher sur la glace sans se ficher par terre ? Et la Grande Bleue, est-elle vraiment bleue ? Jamais il n'interrogerait personne : il avait trop peur d'être humilié. Il avait paru simplet dans sa jeunesse, tellement il était ombrageux, peu galant, peu cau- seur. Il se hâtait de compenser, à la manière pay- sanne, par un cadeau ou un service le cadeau offert ou le service rendu. Il ne fichait jamais les pieds dans cette église qui, avec son clocher en cagoule, ressemble à un pénitent espagnol ; il avait même une certaine prévention contre les curés ; il ambitionnait d'être tenu pour le produit exemplaire de la morale laïque que symbolisait, juste derrière l'église, l'Hô- tel de Ville aux lignes harmonieuses, Empire attardé, avec son balustre de pierre entre deux grosses boules. Scrupuleux, honnête jusqu'au rigorisme, il n'était avec MM. Sigodon ni servile ni agressif ; il faisait grève avec les autres, à contrecœur, mais loyalement ; les excités qui, en 1909, peinturluraient une croix jaune sur la porte des traitres, n'avaient pas eu à

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casser ses vitres et souiller sa maison, mais il ne dis- cutait jamais politique. Il disait à Clodion : « J 'ai mes idées, j 'ai pas besoin des tiennes. » De son jour- nal, ni blanc ni rouge, il découpait chaque soir le feuilleton qu'il lisait le dimanche, sept à la file ; il les cousait tous ensemble, avec une ficelle fine, sous une couverture de carton et calligraphiait dessus — il avait une belle écriture et en était fier — le nom de l'auteur et le titre. Mais il ne les relisait jamais.

Si Clodion lui avait demandé quelles étaient ces idées qui le contentaient, sans doute aurait-il répondu que si les choses ont toujours été comme elles sont, c'est qu'elles seront toujours de même — que le patron peut être sévère ou accommodant, mais que, Dispensateur des Emplois, il mérite qu'on reconnaisse son autorité. Mon père disait toujours : qui vole un œuf vole un bœuf ; le patron est chez lui ; si tu ne l'admets pas, il n 'y a plus de raison pour qu'un traîne-savates ne chaparde pas tes lapins.

Il affirmait hautement qu'on avait eu tort de sacca- ger le magasin et surtout la maison d'un patron et de démolir son beau piano à queue. On avait eu tort aussi d'en bombarder un autre avec des pommes de terre : comme si elles n'auraient pas été mieux em- ployées à nourrir les plus nécessiteux ! Bien sûr, les 12 000 boutonniers ne gagnaient plus en 1909 que la moitié de ce qu'ils gagnaient en 1905, et on parlait encore d'une nouvelle diminution, mais tout casser, non. La violence révoltait ce bon géant balourd. Et pourtant, à part le piano et les pommes de terre, elle avait consisté à se coucher sur les rails, Clotilde la première, pour empêcher le transfert à Beauvais des grévistes inculpés. Elles sont courageuses, nos petites femmes ! Clotilde était toujours avec ses compagnes en tête des défilés. On reconnaît sa taille de guêpe et son haut chignon, sur une carte postale qui montre

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le fameux meeting du Jeu de Paume. Jean-Baptiste Platel s'était-il vraiment déguisé en femme pour que la troupe ne l'arrête pas ? est-il vraiment reparti par les égouts ? Sur une autre carte postale, on voit à côté de lui, sur la tribune, les messieurs de Paris, et Jean Souffrant, le chanteur populaire :

Guerre à la guerre, et si jamais il faut Que nous nous servions de nos armes...

La guerre... Ç'avait été une vraie guerre. Le pays était occupé. Les chasseurs à cheval chargeaient et deux fois, trois fois par jour, les commerçants bais- saient et relevaient leurs rideaux de fer. Les fantas- sins barraient les rues. Il fallait un laissez-passer aux ouvriers pour circuler dans leur ville. Le Président du Conseil avait dépêché un Général pour diriger les opérations. Ils avaient gagné la guerre. Le général s'appelait Joffre. Le Président du Conseil s'appelait Clemenceau.

Xénophon n'était ni contre le gouvernement, ni contre les patrons. Il était contre l'injustice. A toute occasion, il rappelait que chaque grosse payée à l'ouvrier devait compter 148 boutons. Ce n'était pas du vol, non ? Ces quatre boutons impayés l'indi- gnaient plus que tout au monde. Il n'était pas syndi- qué : trop indépendant pour ça, disait-il. Il n'était pas non plus homme à voter sans passer par l'isoloir, ni sans vérifier, même, que le rideau était bien tiré derrière lui. Au reste, il votait socialiste et ne s'en cachait point. Ce qu'il n'avouait pas, c'est que, mal- gré sa stature et sa force et bien qu'en dehors des jours chômés il n'eût jamais pris de repos, il vivait dans la hantise de la maladie. Qui paierait le médecin, les médicaments ? Et ils étaient nombreux, les décou- peurs, les meuleurs, les mécheurs surtout, qui tous-

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saient comme avait toussé son père ; Xénophon une fois devant son tour, les mains et les pieds dans l'eau, Dagobert entrant dans l'atelier ne voyait au loin qu'un fantôme gris dans une blanche poussière de nacre. Cela n'allait pas jusqu'à la silicose. Jusqu'à l'asthme, seulement. Presque tous les ouvriers étaient asthmatiques, après la cinquantaine.

Xénophon était intact, mais l'usine n'occupait plus que soixante ouvriers, depuis qu'un groupe financier l'avait reprise en main. La réorganisation avait été menée tambour battant par un petit pète-sec glabre et prématurément chauve, toujours tiré à quatre épingles, avec une voix aiguë, « une voix de châtré », disait Clodion, longtemps secrétaire du Syndicat des Ouvriers Boutonniers de l'Oise. (La réunification syn- dicale s'est faite l'année dernière, ce qui explique que maintenant, au Bouton Français, on soit bien une dizaine.) Xénophon rendait plus que beaucoup de jeunes, surtout les jeunes d'aujourd'hui qui ne pensent qu'à s'amuser ; il était tout de même recon- naissant au nouveau directeur de ne pas l'avoir jeté dehors. Mais le bruit courait que le Bouton allait ouvrir une nouvelle usine, chez les Chouans, et, si l 'on bronchait, fermer celle-ci. Où trouver du travail, à son âge ?

Ce n'était pas seulement la terreur de la maladie et du renvoi qui rongeait Xénophon. Il avait élevé Clotaire comme son fils ; il avait même fait ce qu'il faut, si désagréable que ce soit, pour que le môme n'ait pas de frère. De peur, surtout, de faire une préférence. Avec tout ça, le petit, à cet âge auquel on se dispute avec tout le monde pour prouver qu'on est un homme, avait eu des mots avec le vieux. Xéno- phon était autoritaire, bourru et solennel : Clotaire était le seul écolier qu'il n'épouvantât point. Il par- lait peu et souvent par proverbes : « Tel père, tel

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fils », ou « A père avare fils prodigue », toujours précédés de « Mon père disait... » — et Clotaire enfant s'imaginait que le père de Xénophon était ce Franc au casque ailé et aux moustaches tombantes qui sur son livre d'histoire brisait le vase de Soissons. La gravité du ton masquait l'ignorance, l'incertitude. « Tu causes comme un curé », disait le gamin. Si offensante que fût la comparaison, Xénophon l'excu- sait, mais l'autre avait fini par lâcher : « Et d'abord, t'es pas mon père, t'as pas le droit ! — J'vas te l'montrer si j 'ai pas l'droit ! — Nophon ! Clotaire ! » Bref, le petit était parti. Un garçon intelligent, tou- jours dans les premiers de sa classe, même au cours complémentaire, et qui comme le répétait Xénophon, « fait honneur », on ne s'en sépare pas sans gros cœur. Mais il ne pardonnerait jamais le « t'es pas mon père ». Qu'aurait-il fait de plus s'il avait été son père ? et n'était-ce pas une raison supplémentaire pour le respecter ?

Clotilde n'avait jamais contredit son mari. C'est donc en cachette qu'elle devait écrire au petit, et Xénophon faisait semblant de ne pas lire les lettres qu'elle faisait semblant d'égarer. Ils se disputaient deux fois l'an, pour le principe, et le dernier mot restait à Xénophon : « Refichera jamais les pieds ici de mon vivant, tu m'entends ? » Il croyait de son devoir de prendre cet air outragé. L'honneur, n'est- ce pas...

Pour comble, sitôt à Paris où ils échouent tous, Clotaire avait failli se faire éborgner pour deux Italiens qu'on avait électrocutés en Amérique. Je me demande en quoi ça le regarde. Mon père disait toujours : balaye devant ta porte. Mais la politique, c'était dans les idées de Clotaire. Le chambardement, tout foutre en l'air, comme s'il n'y avait pas toujours eu des riches et des pauvres ! Même si Clodion a

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raison, ce serait le pot de terre contre le pot de fer. Ça n'est pas juste ? Et le petit que vous avez nourri, gâté, oh, à votre façon, parce que vous n'êtes pas de ceux qui font des mamours, et qui vous dit : « T'es pas mon père ! » c'est juste ? — De sa vie, Xénophon m'avait fait de confidences à personne. Mais il avait maintenant le sentiment humiliant que Clotaire le tenait pour une vieille bête, un fossile, toujours prêt à courber l'échine, à livrer 148 boutons pour une grosse, à dire amen aux patrons. On a beau ne pas faire de politique, on a son amour-propre. J 'ai flanché, en 1909 ?

Le fils s'était marié. Berthe écrivait au premier janvier et une ou deux autres fois l 'an, bien poli- ment. Clotilde répondait : Xénophon se joint à moi. IRien de plus. C'est têtu, les hommes. Et pourtant il y avait deux petits enfants que la vieille allait em- brasser à Paris, une ou deux fois l 'an aussi. Xéno- iphon rabâchait, de la même voix qui aurait repoussé l 'ultimatum d'un assiégeant : « Tant que je vivrai...»

3

On hésitait. On travaillait plus de cinquante heures par semaine, mais la situation du marché du bouton n'était pas fameuse, parait-il. Et puis, il y avait cette usine de Flers... Les ouvriers étaient inquiets, pas chauds pour la bagarre, quoiqu'on fût plus unis qu'on ne l'avait jamais été et que le vent soufflât dans la bonne direction, depuis les élections du mois précédent. On avait envie d'en profiter et on n'était pas rassuré — voilà. On envoya Clodion au directeur qui refusa de le recevoir. Cela commençait mal. Par dignité, on alla fumer une cigarette dans la cour. Tout de même, Dagobert — il avait une situation à

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part, étant isolé toute la journée dans son hangar — annonça que le directeur ne consentirait à recevoir qu'une délégation comprenant un ouvrier de chaque atelier. Pour un peu, il aurait désigné les délégués lui-même. Il pensait diviser les boutonniers, c'est clair. Le tarif occupait trois grandes pages ; on s'y perdait ; les rouspéteurs allaient chez le juge de paix pour un oui, pour un non. Toujours est-il qu'avec ses grands airs exigeants, le directeur consentait à rece- voir des délégués. On désigna Clodion, Dagobert, le benjamin : Pépin, le doyen : Xénophon.

Au-delà de la porte cochère et de la voûte, la cour s'étirait entre un mur couvert de lierre et les ateliers de briques écaillées et de vitres embuées, jusqu'à l'entrepôt de Dagobert. Tout de suite à droite était le bureau, comme pour surveiller les entrées et les sorties. Deux de ses fenêtres donnaient sur la rue, les deux autres sur la cour. Ce n'était pas une très grande pièce ; le téléphone mural, le coffre-fort, le fauteuil canné du directeur, la table de la secrétaire, Bérengère, dataient encore des Sigodon, mais il y avait un tapis par terre et un fauteuil de cuir pour les visiteurs. Une porte vitrée communiquait avec le magasin de vente, face au mur qu'occupait entière- ment une œuvre d'art conservée sous verre : un châ- teau féodal tout en minuscules boutons de nacre noire ; à ses pieds coulait une rivière de nacre blan- che qu'enjambait un vieux pont de boutons gris. Le pourtour était agrémenté d'étoiles, de cœurs, de losanges en boutons, en dominos. Jadis, l'ensemble était surmonté de Sigodon frères, composé en bou- tons de nacre aussi, le haut des lettres blanc, le bas noir, le centre gris plus ou moins foncé : ce dégradé était du plus bel effet. On a remplacé le nom de M. Emile et de M. Scipion par un écriteau imprimé :

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« Le Bouton Français, société anonyme au capital d'un million de francs ».

Le directeur écoutait Clodion sans regarder per- sonne ; il essayait d'édifier un donjon en dominos ; il y apportait beaucoup de soin, disant seulement de temps à autre : « Allez, allez toujours, je vous écoute ». Il le faisait exprès, bien sûr, pour dérouter, pour humilier. Clodion parlait de la semaine de cinquante-quatre heures, des chinoiseries du tarif, de l'absence d'aspirateurs...

— Vous ne voulez pas aussi des bains-douches ? demanda aimablement le petit constructeur.

— Nous voulons aussi des bains-douches ! répéta bravement Clodion. Quand il ajouta la clause de style : que les ouvriers étaient prêts à soutenir ce qu'il appelait « leurs justes revendications » par « tous les moyens », le directeur prit la mouche — il en cherchait visiblement l'occasion :

— Je ne discuterai pas sous la menace ! — Quelle menace ? ou nous nous entendons, ou

nous serons bien obligés de... — Et vous n'appelez pas ça une menace ? — Mais, dit Dagobert conciliant, s'ils ne vous pré-

venaient pas, ça serait encore pis. — Et si on vous promet de rien faire contre,

même si vous refusez tout, pourquoi que vous accor- deriez quelque chose ? fit cet effronté de Pépin.

Xénophon ne soufflait mot, naturellement. Il lou- chait vers la cour où les camarades louchaient vers le bureau. Il regardait la vitrine. Jamais il n'avait eu l'occasion d'admirer le tableau de si près ni si long- temps.

— Vous avez fini ?

D'un geste théâtral, le petit directeur balaya ses dominos.

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— Vous n'ignorez pas la situation du marché. Le Bouton Français peut fermer cette usine demain, si ça lui chante. Vous n'êtes pas raisonnables, mes amis. Vous réclamez des aspirateurs, des douches, la lune, je ne sais quoi, et voilà le père Xénophon qui tra- vaille dans les mêmes conditions que vous depuis plus depuis de cinquante ans et qui se porte comme un charme. Mais je suis bon prince, moi, je vous accorde tout, tout : les bains-douches, les aspira- teurs, deux dimanches par semaine, les salaires dou- blés... cela suffit-il ? A une seule condition : c'est que vous obtiendrez d'abord des confrères, en France et à l'étranger, qu'ils accordent à leur personnel les mêmes avantages. Sans cela, c'est vous qui désavan- tageriez votre propre usine vis-à-vis de la concur- rence. Ce serait un comble !

— Mais, M. le Directeur, les autres en diront autant...

— Et je les comprends ! — Notre situation est particulière, ça, c'est vrai !

dit gravement Xénophon. Clodion enrageait : dans n'importe quel métier,

n'importe quelle boite, n'importe quelle Fédération syndicale, les timorés s'abritent toujours derrière « une situation tout à fait particulière ».

— Je ne vous le fais pas dire, Xénophon. Mais je ne force la main à personne. J'ai téléphoné à Rou- baix... Si vous décidez la grève, je ferme l'usine aus- sitôt que vous l'aurez quittée et je la rouvre lundi ; ceux qui voudront bien nous faire l 'honneur de gagner leur vie dans nos ateliers n'auront qu'à se présenter à l'embauche. Nous examinerons leur demande...

Dagobert regardait Pépin, regardait Clodion. regardait Pépin, regardait Clodion. Pépin avalait sa salive et sa pomme d'Adam jouait l'ascenseur dans son cou de poulet. Xénophon avait fermé les yeux

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p o u r cacher sa peur. Le directeur sentit qu'il l'em- portait :

— Allons, ce n'est ni vous ni moi qui changerons l e s lois de la concurrence. Les salaires ne peuvent pas

courir plus vite que la production, vous comprenez cela aussi bien que moi, vous n'êtes pas des enfants. Aussi, une prime de rendement, je ne dirais pas non, surtout pour les mécheurs, qui sont relativement désavantagés par le tarif. Parlez-en à vos camarades.

I l n'y a pas le feu à la foire. Et il crut asséner le coup de grâce : — Est-ce juste, ce que je propose, Xénophon ? « Juste », c'était le mot à ne pas employer : — Juste, juste... pourquoi je dois livrer 148 bou-

tons à la grosse, quand vous en payez 144 ? — Oh, on vous l 'a expliqué cent fois, fit l 'autre,

excédé, c'est pour compenser la casse. Il y a au moins quatre boutons de cassés par grosse et alors...

— Et alors, s'entêta le vieux, pourquoi c'est moi q u i dois payer la casse ?

— Vous voudriez peut-être que ce soit moi ? piailla le directeur.

Il était amer, parce qu'il avait compté sur l'aide d u mécheur Xénophon.

— En voilà assez. Je vous répète que dans les conditions actuelles du marché et de notre trésorerie, je ne puis accéder à toutes vos folies. Vous le saviez avant de venir ici d'ailleurs. A présent, retournez au travail. Je suis ici chez moi, et...

Etait-ce cet écriteau impersonnel, à la place des belles lettres de nacre portant le nom de personnes que l'on avait connues ? ou le fait que ce pète-sec, sanglé dans un pantalon qui collait à ses petites fes- ses, était là depuis quelques mois et Xénophon depuis plus d'un demi-siècle ? ou encore Clotaire, avec ses sarcasmes supposés : un dégonflé, le père... ?

Toujours est-il que Clodion n'eut pas le temps de

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répliquer, ni Dagobert de s'interposer, ni même Pépin de siffler d'étonnement, et que Bérengère, der- rière la vitre du magasin de vente, n'en crut pas ses yeux. Xénophon dressé de toute sa taille et la tête un peu rejetée en arrière, avait fait un pas vers le frelu- quet stupéfait et, pour la première fois de son exis- tence, il gueulait :

— Ah, vous nous envoyez coucher... ah, vous êtes chez vous... eh bien, c'est chez vous que nous cou- cherons, ici, vous entendez, ici, jusqu'à ce que vous ayez compris... Non, mais, ça vous fait payer la casse et... Ici qu'on couchera !

— C'est trop fort, dit le petit directeur en tendant le poing.

— Tiens, fit Pépin, vous saluez comme nous, main- tenant ?

4

Ils avaient fait comme Xénophon avait dit ; ils s'étaient volontairement enfermés dans l'usine ; n'empêche : ils étaient enfermés. Ils ne pouvaient pas plus quitter les bâtiments que des marins ne peuvent abandonner leur navire en pleine mer. Alors, ils trainaillaient, ils bichonnaient les tours ; ils parcouraient les ateliers silencieux ; ils jouaient aux boules dans la cour. Ils se postaient sous la voûte, derrière d'invisibles grilles que l'honneur seul empê- chait de franchir, et ils regardaient passer les filles. Comme des trouffions privés de permission. Deux femmes séparées par une grande marmite leur appor- tèrent à manger, les premiers jours « A la soupe, là n'dans ! » criait Léon, qui avait été démobilisé l'au- tre année. Eugène disait : « Tu diras à Clémentine qu'elle m'apporte... » Puis, Clémentine et les autres ne quittèrent plus la Brosserie, et les hommes éplu-

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chèrent leurs légumes, debout autour d'une lessiveuse, et chantant, par une espèce de réflexe conditionné, des chansons de soldats.

Pour éviter les dangers de l'oisiveté, on avait interdit le vin. Même le cidre, on le rationnait, stoï- quement. On était des héros pour rire. On avait découvert cette évidence : nous pourrions sans eux faire tourner l'usine, mais sans nous ils sont quoi ? Un cavalier sans cheval, dit Léonard. Une arbalète sans flèche, dit Clodomir.

On dansait, grâce à l'accordéon du petit Pépin, virtuose de la java. Bérengère, qui restait toute la journée avec eux, passait des bras de l 'un aux bras de l'autre, mais il fallait voir quels égards. Qu'est-ce qu'ils s'imaginent, les autres ? Et elle chantait avec les hommes : « Tout va très bien, madame la mar- quise... » Tout n'allait pas si bien que, parfois, un naufragé ne perdît confiance, d'un seul coup, comme casse un ressort : « Et s'ils nous laissent mijoter dans not' jus, à perpète ? » Ou bien le gamin qui était de garde voyait arriver au petit trot les chasseurs à che- val de 1909, il criait : « Alerte ! » Peut-être qu'il s'était endormi... On se moquait de lui, mais on avait eu froid dans le dos.

Chacun se sentait l'invité de tous les autres. Si la mère de Pépin lui avait apporté son accordéon, Xénophon avait fait venir ses Science et la vie et ses feuilletons reliés. Léonard se dépensait aussi : son plaisir, c'était le kodak. On vit dix ans, vingt ans auprès d'un camarade, on ne connait rien de sa vie, de ses passions ; on est comme des étrangers qui voyagent dans le même wagon, chacun dans son coin. Léonard photographia Xénophon pelant précaution- neusement une pomme de terre (on l 'aurait cru devant son tour...) et Clodion accroupi sur ses talons, moniteur improvisé de culture physique. Il remet- tait une photo au modèle et ceux qui le remerciaient

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trop chaleureusement (ça te coûte, y a pas de rai- son) recevaient une tape qui leur faisait mal au dos et un « crécouillon ! » qui leur faisait chaud au cœur.

Les photos de groupe, de « mariage » comme disait ce farceur d'Eugène qui ne pensait qu'à ça, Clodion les envoya à l'Humanité, à des hebdos, mais sans espoir : la France ne pouvait pas tenir dans ses jour- naux. Et tout de même, il en parut une dans Regards, pas bien grande, mais assez pour qu'on reconnaisse Bérengère, Xénophon, Léon, Clodomir, Léonard, et Pépin assis devant en tailleur, toute l'équipe qui avait droit à figurer là, sur deux rangs, comme des champions de France. Cette photo, Xénophon devait la fixer pour toujours à la tête de son lit, à côté de la carte postale de Clotilde au meeting.

Dans la cour, sur une chaise du bureau, le vieux roulait lentement entre ses doigts une cigarette pres- que aussi mince qu'un cure-dents ; il l'allumait à son briquet d'amadou ; les joueurs de boules mesu- raient les distances avec une brindille. Clodion dit : « On fait équipe, Xénophon ? » Xénophon méprisait le hasard, et pour ce qui est des jeux d'adresse, il craignait trop le ridicule pour s'y risquer ; il refusa avec mauvaise humeur, comme un unijambiste à qui l'on propose un tour de valse, mais les copains insis- tèrent tellement que moitié plaisanterie et moitié condescendance, aussi ravi au fond que le père qui consent à s'occuper du train électrique, il fit équipe avec Clodion, et ça n'est pas croyable, la sûreté du coup d'œil, l'adresse du lancer : c'était un as qui s'ignorait, Xénophon ! on n'en finissait pas de s'extasier. Il haussait les épaules, disait « c'est une question de chance » et n'en croyait rien. Il joua à s'en soûler, à en avoir, la nuit, des boules qui se carambolaient dans sa tête...

Cela lui dérouilla la langue. Il ne devint pas

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bavard, non, mais il fit comme tous les Français l'apprentissage de la fraternité. Le petit Pépin lui demanda : « Tu crois qu'ils finiront par nous lancer les gendarmes dans les guibolles ? » Il répondit : « Mon père disait toujours : contre la force pas de résistance. — La force, grogna Clodion, furieux, quelle force ? — Justement, la force, fiston, c'est quand on est dix contre un, mais contre tous, on peut pas être dix fois tous, tu comprends ? — Ça va loin, commenta Clodion, détendu, ça va loin, ce que vient de dire Xénophon, ça va très loin ! »

Mais le mot qui allait le plus loin, c'est le petit Pépin qui l'avait lâché. Comme le soir tombait, qu'il faisait doux, qu'on se taisait, sur le banc, savourant sa java mélancolique et se souriant l 'un à l 'autre en se donnant du feu, le gamin s'était étiré, ce qui avait fait gémir son accordéon comme une bête, et le silence revenu, il avait dit dans un bâillement : « Ce qu'on est bien en famille, ce soir. »

On était si bien en famille que le lendemain, Xéno- phon osa le demander à Dagobert, si les coquillages, c'était du fond de la mer que les ramenaient des plongeurs bravant les requins (les squales : il connais- sait le mot). Comme Dagobert manipulait les sacs toute l'année, Xénophon l'imaginait plus averti, mais le magasinier savait seulement que ces trucs venaient d'îles lointaines, dont il cita les noms.

— Je sais, dit Xénophon. La mer, ajouta Dagobert, pour s'excuser, la mer,

je l'ai vue qu'une fois, au Tréport, quand j'étais môme.

— Moi, jamais, dit tristement Xénophon. Et son chagrin était si évident et si respectable que

Dagobert se tut un long moment. Le premier soir, pour une ultime tentative d'inti-

midation, le petit directeur était revenu, flanqué du capitaine de gendarmerie et de l'ancien maire, celui

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qui avait été déboulonné et remplacé par une muni- cipalité à nous. Même que nous avions le plus jeune maire de France, et pour adjoint un ouvrier bouton- nier, Coquel, qui allait animer le bureau de bienfai- sance et le comité de grève, centraliser les fonds, et même acheter une vache que l'abattoir municipal débiterait entre les familles des grévistes.

— Une dernière fois, je vous somme d'évacuer mes locaux.

— Mais voui, msieu l'directeur, avait susurré Léo- nard, v'savez qu'à donner vot'accord aux r'vendicâ- tions !

Le capitaine était demeuré deux pas derrière l'au- tre, muet, fidèle à l'ordre qui lui avait été transmis d'attendre les instructions. L'ancien maire, proprié- taire d'une petite usine, craignait pour son saint :

— Je propose... — A quel titre ? avait sèchement demandé Clo-

dion. Et Pépin : — Qui qui te d'mande si ta belle-mère fait du

vélo ?

Quelle affaire ! Les femmes avaient suivi. « On s'en ira pas non plus ! » avait décrété Clotilde, tout à coup plus grande de se tenir toute droite. C'était la première fois qu'elle décidait sans consulter Xéno- phon. Il est vrai que c'était de faire comme lui.

Un vent de folie — ou de bon sens. Quand la nou- velle avait atteint la Somme toute proche, et Bréguet, au Havre, qui n'est pas si loin, les raffineries et l'usine d'aviation étaient déjà occupées. Tellement l'idée était dans l'air, comme ces inventions que deux savants font, au même moment, à des milliers de kilo- mètres l 'un de l'autre !

— Vous n'imaginez tout de même pas que vous

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allez faire la loi en France ! avait crié le directeur Faire la loi chez nous ! les ouvriers ! Quarante-huit heures plus tard, toutes les usines de

France étaient occupées.

5

Chère maman,

Clotaire voulait vous écrire mais avec la vie qu'il mène il ne faut pas y compter. Il vient en coup de vent et encore pas tous les jours, il court d'une usine à l'autre et pas seulement dans sa partie et il a tout le temps des réunions partout. Il ne dort pour ainsi dire pas et je me demande quand il mange et où et quoi, des sandwiches, il y a des chances. Mais il m'a tout de même dit : je trouverai jamais le temps d'écrire à mes vieux tu devrais le faire à ma place. C'est aussi que depuis des années il ne voulait pas l'avouer avec cette sale caboche qu'il a, il est fâché d'être fâché, mais alors depuis qu'il sait que la boîte de Xénophon a démarré dans les premières, la pre- mière même si ça se trouve, et que Clodion lui a dit que c'est le père qui a tout fait et que maintenant il est syndiqué et les cinquante avec, il se connaît plus. C'est pour vous dire qu'hier comme je vous disais il m'a dit de vous écrire, ce que je fais avec plaisir, vous n'en doutez pas j'espère.

Ici, c'est inimaginable, exactement comme partout, sauf que Paris, c'est tout de même autre chose. La différence avec les autres fois, c'est que tout le monde est en grève, ça fait qu'ils ne peuvent plus tromper personne avec leurs « revendications exagérées » et autres « manœuvres politiques ». Tout le monde est dans le bain avec tout le monde. C'est pour ça qu'on n'en a jamais vu d'aussi joyeux : ils sont tellement

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nombreux que du premier coup d'œil ils ont vu que c'était gagné, tellement nombreux, tellement unis, les salopards en casquette et ceux en faux-col, comme on dit, que c'est bien simple : on est totalement débordé. On envoie n'importe qui n'importe où, des écrivains, des acteurs, des accordéonistes, qui parlent, qui chantent, qui racontent des blagues, pour que personne se décourage. Si vous entendiez Clotaire ! Il a parlé aux employés d'un grand magasin, où on vit dans la terreur depuis toujours ; les chefs de rayon font grève aussi, mais on se demande si c'est pas pour espionner ; que voulez-vous, on avait tellement l'ha- bitude de trembler, de soupçonner. Alors, Clo est monté au dernier étage, et il s'est mis au balcon, pour ainsi dire, et au-dessous, il y avait les balustra- des, l'une au-dessous de l'autre, et les bâches sur les étalages, et les petites vendeuses qui ne gagnent pas cinq cents francs par mois, loin de là, et les fan- tômes : les mannequins sous leurs housses blanches. Il lui a fallu crier très fort, et après ce sont les vendeu- ses qui, pour une fois, sont allées se prélasser sur la terrasse.

Clotaire est allé aussi dans une fabrique de jam- bons, dans une compagnie d'assurances, à la banque Grayon et dans un magasin de produits pharmaceuti- ques où il n'y avait ni un syndiqué, ni un commu- niste, ni un socialiste, rien, une centaine de manuten- tionnaires en blouse blanche qui se sont réveillés dans la peau d'un lion. Deux ont pris le directeur par le bras, comme des agents un poivrot, et ils l'ont conduit sur le trottoir devant la porte ; un autre a téléphoné au grand manitou que c'était plus la peine qu'il se dérange. Pour ce qu'il fait ! Ils ont dit à Clotaire : ne vous tracassez pas, monsieur, les clients seront servis comme à l'ordinaire et il n'y aura pas un sou de détourné. On s'en doute, mais vous ima- ginez ça : la Révolution, rien que dans un magasin

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de produits pharmaceutiques ! Quand votre fils a essayé de leur expliquer, c'est tout juste s'ils l'ont pas pris pour un agent des patrons.

Se sentir tous ensemble, on n'imagine pas. En face chez nous, il y a un chantier du bâtiment, les com- pagnons avaient satisfaction et pas une petite augmen- tation je vous prie de le croire, mais pour les manœu- vres ça ne collait pas tout à fait, il s'en fallait de cinq sous, les patrons chipotaient pour le principe. Eh bien, pour les cinq sous des manœuvres, tous ont continué la grève, les compagnons avec !

Il y a des visites dans les usines, comme dans les couvents les parloirs : Durand, ta femme te demande ! Les jeunes dansent, les vieux font leur belote, on écoute Marianne Oswald, on soigne les machines comme si elles étaient déjà à nous. Et gais, je vous disais, mais gais !

Ce qui a fait du bien, c'est qu'on a découvert d'un seul coup toute la misère qu'il y a en France, les brodeuses de Calais qui vous gagnent trente francs par semaine, et le textile de Rouen, peut-être pis encore, ce n'est pas vous que ça étonnera, maman, vous en savez trop long là-dessus, mais il y a telle- ment d'ignorants !

Leur dernier espoir, c'était la pagaille. Les pani- quards en ont été pour leur frais : le ravitaillement et le reste, tout marche et tout fonctionne. Alors, il a bien fallu en passer par où le voulaient les ouvriers : si les autres avaient trop tardé, on aurait fait fonc- tionner les machines pour notre compte, je ne sais pas où on allait. Benoit Frachon, le secrétaire de notre CGT, a raconté à Clo que le grand maître des patrons, un nom qui se dévisse avec un trait d'union, j'ai oublié, quand on a été d'accord sur des salaires convenables, ce qui veut dire qu'il y en a qui ont doublé, triplé, quadruplé, surtout les jeunes et les

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femmes, le Grand Chef donc, il a dit : « Vous en avez souvent vu dans votre carrière de syndicaliste, mossieu Frachon, des augmentations de salaires de cette importance ? » Et le nôtre, du tac au tac : « Et vous, monsieur de je ne sais quoi autre chose, vous en avez souvent vu, dans votre carrière de capitaliste, des mouvements ouvriers de cette importance ? » Et toc !

Enfin, ça y est. Chez vous, ça a été long, presque un mois si je compte bien. Mais maintenant, tout est réglé : les salaires, les droits des ouvriers, la semaine de quarante heures, et deux pleines semaines de congé qu'on va avoir de payées à se reposer, juste comme ceux qui ne travaillent pas sauf que ceux-là, dame, ils se reposent plus longtemps.

Sûr qu'avec Xénophon vous aurez la même chose : c'est la loi. Alors, Clotaire pense que vous deux qui n'êtes pour ainsi dire jamais sortis de votre trou, vous pourriez passer ces deux semaines à la mer, avec les enfants et nous, s'il arrive à se décoller de son syndi- cat, ce qui n'est pas certain. Je ne peux pas croire que Xénophon garde rancune à son garçon dans un moment pareil, même si Clotaire a des torts, même qu'il ne dit pas le contraire, et nous, maman, on ne trouvera jamais une meilleure occasion de les rabi- bocher.

Si vous êtes d'accord, vous vous baladerez le diman- che dans Paris et on partira le lundi. Pour les frais, ce n'est pas une difficulté. Clo a déjà écrit à un camarade qui fait pension de famille. Embrassez bien fort Xénophon pour Clotaire et pour moi et recevez chère maman les bons baisers de votre fille affectionnée.

Berthe

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— Un morceau ? deux morceaux ? — Je vous disais donc que j'étais hier au cinéma

dans mon quartier, à Auteuil. Les actualités compor- taient le défilé de Nuremberg.

— C'est impressionnant, n'est-ce pas, Faustain ? — Quelle discipline ! — Oui, et quel contraste avec notre pauvre pays ! — J'en suis d'accord, cher monsieur, mais de là à

applaudir les Allemands... Et comme je disais seule- ment « chut » — je ne me suis pas permis d'en dire davantage — quelqu'un a crié dans le noir : « Plutôt Hitler que le Front Populaire ! ». Je vous avoue que j 'ai beau ne pas faire de politique...

— Ah, ça, vous êtes extraordinaires, vous autres artistes. Je sais bien que dans ce déchaînement de folie collective, on devrait ne s'étonner de rien. Vous ignorez peut-être, chère madame, et vous, mon bon ami, que votre propre neveu s'est fait journaliste révolutionnaire, c'est la mode, pour participer aux orgies des usines, en particulier dans un de mes ate- liers d'Aubervilliers où il racontait des gaudrioles d'almanach Vermot.

— Cela ne me surprend guère. Je savais Julien sur une mauvaise pente. Nous ne le voyons plus depuis les événements de février.

— Croyez bien, mon cher maître, que si j 'ai fait allusion à cet épisode déplaisant, c'est seulement pour ce qu'il a de caractéristique. Un Dubroc !

— Vous avez donc aussi des ateliers à Aubervil- liers ?

— A proprement parler, non, madame, mais notre groupe contrôle la Confection Moderne ; c'est même parce que nous l'avons renflouée que ses ouvrières ne

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sont pas en chômage, vous voyez jusqu'où va la reconnaissance de ces dames !

— Mais cela ne nous dit pas pourquoi vous jugez étonnant que Faustain, qui se soucie de politique comme un poisson d'une pomme, ait été choqué par ce cri.

— J'ai l'avantage de connaître le chancelier Hit- ler ; je ne partage pas toutes ses idées, loin de là. Je ne rabâche pas comme Maurras : « à bas les juifs ! à bas les juifs ! à bas les juifs ! » et si je considère que Blum, otage de ceux qui l'ont porté au pouvoir, ne peut leur interdire de soviétiser graduellement les usines, je ne le traite pas pour autant de chamelle, comme ce vieux fou. D'ailleurs, ma cousine est une Fould ! Mais est-ce ma faute si les chances de notre civilisation commune reposent sur le renouveau alle- mand ? et il faut toujours en revenir là : préférez- vous les Soviets ? Vous prenez une mine contrite parce qu'un Français, dans ce gâchis où nous patau- geons, a crié qu'il donnait le pas à l 'Europe future sur les apparences d'un faux patriotisme — mais il fallait l'admirer, mon cher, au lieu de chercher à lui imposer silence. Je ne sais pas, moi, si j'aurais eu son courage !

— Permettez-moi, Henri, d'intervenir dans ce débat épineux.

— Je vous en prie, mon cher maître. — Ce que nous reprochons, Hector, vous et moi

aux agents de Moscou... — Je vous entends : eh bien, je consens à être

traité d'agent de l'Allemagne ! — Oh, voyons, des Français de notre milieu ne

peuvent pas... — Mais ces gens-là n'auront pas vos scrupules.

L'ombre de mon frère Simon, mort pour la France, et les petites choses de ma boutonnière répondront à ces calomnies. Mais nos meneurs, eux, ne démor-

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dront jamais de leur solidarité avec une puissance étrangère. Mon nationalisme, différent, certes, mais voisin de celui des nationaux-socialistes, doit-il pous- ser l'intransigeance jusqu'à se faire le fourrier de l'internationalisme ? Que messieurs les communistes commencent !

— J'entends bien que le déferlement de déma- gogie auquel nous assistons ne doit pas favoriser les affaires et que vous êtes bien placé pour...

— Vous n'y entendez rien au contraire. Je vous le dis un peu brutalement mais si vous m'accusiez de ne rien comprendre à la peinture moderne, je ne m'en offusquerais pas. Les hausses de salaires ont été scan- daleuses, ridicules, cocasses même : savez-vous qu'au Blanc Minéral, la société doit fournir aux ouvriers des imperméables, pour que ces messieurs, dont le salaire horaire a été tout bonnement doublé, ne soient pas mouillés par temps de pluie ? La coutume veut qu'on porte des noms mérovingiens dans la contrée : c'est un symbole, nous retournons à la barbarie. Taittinger a raison : ces mœurs sentent la décadence. Mais cela dit, notre hôte, qui sait tout — les notaires partagent ce privilège avec les prêtres et les médecins — vous dira que les hausses de salaires ont provoqué un mou- vement d'affaires très satisfaisant.

— Les ouvriers sont si peu économes ! — Justement, chère madame. Mais il ne me suffit

pas, à moi qu'on traite de rapace, que le chiffre d'affaires augmente pour que je me bouche les yeux, quand Herriot joue les Kerensky. Tenez, monsieur Faustain, des casse-cou ont un peu partout grimpé aux cheminées de nos usines pour y percher deux drapeaux, l'un tricolore et l'autre révolutionnaire. Voulez-vous me dire ce qu'un drapeau tricolore vient faire sur une cheminée d'usine, alors que ceux qui l'accrochent sont les premiers à reconnaître que l'en- treprise moderne est rarement enserrée dans les limi-