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27 Ingénieur constructeur ÉNERGIES RENOUVELABLES DéVELOPPeMEnT DuRaBLe Depuis quelques années, le Déve- loppement Durable est une préoc- cupation grandissante des entre- prises et des collectivités. Certaines ressources naturelles deviennent rares et des ‘services rendus’ par la planète, comme la pollinisation des fleurs par les abeilles ou l’équilibre des écosystèmes, deviennent pro- blématiques. L’équilibre du climat fait partie de ces phénomènes dont le dérèglement peut s’avérer catas- trophique pour l’Homme. Il y a en effet aujourd’hui un fort consensus pour désigner ce dernier comme le principal responsable du dérègle- ment observé. Il est donc urgent de réduire les émissions de GES dues aux activités humaines pour avoir encore une chance de minimiser ces déséquilibres. MESURER UNE CONTRIBUTION A L’EFFET DE SERRE N’EST PAS SIMPLE Mais comment mesure-t-on de manière fiable la contribution de l’Homme au dérèglement climati- que, préalable indispensable pour mieux la réduire ? Comment la dis- tingue-t-on des phénomènes natu- rels de régulation climatique? Certains phénomènes physiques élémentaires se mesurent facilement. Pour mesurer une température en un lieu donné, l’incertitude sur la mesure est minime si on utilise un thermomètre précis. Dans le cas du dérèglement climatique, les instruments de mesure précis n’existent pas : comment établir avec exactitude la contribution à l’accroissement de l’effet de serre d’un voyage en voiture de Paris à Nice, par exemple ? Les tableaux de bord de nos véhicules n’ont pas, à ce jour, de compteur d’émissions de GES précis et fiables ! Tout bien réfléchi, il faut répondre à un très grand nombre de questions avant de pouvoir proposer un modèle de réponse pertinent : dans quelle unité restituer la mesure ? Est-ce que cette unité, par exemple la quantité de gaz carbonique émise dans l’atmosphère, est représenta- tive du phénomène à mesurer ? Quelle est la distance de Paris à Nice, la motorisation de la voiture, sa consommation, le comportement du conducteur. Plus on voudra être précis dans la réponse, plus il fau- dra se poser de questions, plus nombreuses seront les réponses imprécises, voire fausses. Certaines réponses engendreront même d’autres questions dont les répon- ses seront tout simplement inex- tricables : est-ce que tous les gaz émis par le pot d’échappement sont des GES, et dans l’affirmative, ont- ils des capacités d’impacts diffé- rents, est-ce que ces gaz s’accumu- lent à jamais dans l’atmosphère, doit-on aussi tenir compte de la fabrication de la route, c’est-à-dire du nombre d’engins de chantier utilisés, des quantités de bitume fabriquées et déposées, des dépla- cements des ouvriers jusqu’au chantier, etc. ? Dans ce cas quelle quote-part d’utilisation de la route faut-il attribuer au voyage ? Avec du temps et des moyens, on trouvera finalement une réponse à la question posée (par exemple : 112,6 kg. eCO 2 ), mais est-ce que cette réponse a du sens ? Le calcul est-il reproductible, ne serait-ce que d’une année sur l’autre ? Peut- on comparer des résultats qui ne se départagent que de quelques pourcents ? Que fait-on en l’ab- sence de temps et de moyens ? RECENSER LES SOURCES D’INCERTITUDES POUR RECADRER LA FINALITE DE L’EXERCICE Ces questions de méthode en res- teraient aux débats d’experts si elles n’avaient des implications fortes sur les stratégies de réduction des émissions de GES. En effet, malgré les efforts entrepris depuis plus de 10 ans pour les réduire, les stratégies basées sur l’évaluation analytique des émissions de GES ne semblent pas efficaces : selon l’Agence Inter- nationale de l’Energie « les émissions mondiales de dioxyde de carbone ont atteint un nouveau record en 2011 : 31,6 Gt d’équivalent CO 2 émis soit 3,2% de plus que le précédent record (30,6 Gt) »Pour que cette affirmation soit crédible, ce pour- centage doit pourtant être connu avec moins de 3,2% d’incertitude, ce qui est loin d’être le cas. La ques- tion fondamentale à se poser, sou- vent éludée, est donc de savoir à quel point l’exactitude des chiffres produits permet d’orienter des stra- tégies qui peuvent fortement enga- ger financièrement une entreprise, une collectivité ou un pays. Or, les niveaux d’incertitude annoncés ‘à dire d’expert’ des évaluations sont souvent de 25 à 30 %, ce qui est déjà beaucoup, mais sont surtout annon- cés sans aucune réelle traçabilité. En 2011, le CITEPA, a estimé que les émissions de GES françaises ont été à peu près stables entre 1990 et 2010, alors que dans un article inti- tulé “Empreinte carbone, les Français ont pris du poids”, d’autres experts expliquent, que le bilan est plutôt en hausse de 13% à 25%. Ils démon- trent ainsi, sans le vouloir, que les incertitudes liées aux hypothèses de modélisation et d’interprétation peuvent entièrement remettre en cause les conclusions d’une éva- luation et donc la pertinence des décisions prises. Fort de ces constats, nous proposons de revisiter ces méthodes d’évalua- tion “Carbone”, mais sous le prisme de leurs incertitudes. Notre objectif est simplement de faire prendre Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur les incertitudes des Bilans Carbone © sans avoir jamais osé le demander Cet article développe les enseignements et les réflexions qui se sont dégagés à la fois de l’expérience des deux auteurs ainsi que du travail en commun avec BIO Intelligence Service sur l’évaluation de l’empreinte Carbone du groupe COLAS. Par Patrick Chemla TP 89 Professeur à l’Ecole Spéciale des Travaux Publics et Dr. Imène Mejri-Chtioui Responsable Energie à la Direction Environnement du groupe COLAS Mise à 2x2 voies de la RD 177 à hauteur de Lohéac, dans les Côtes d'Armor. Filiale : Screg Ouest © COLAS - Sten Duparc

Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur les ......29 Ingénieurconstructeur ÉNERGIES RENOUVELABLES DéVELOPP eME nT DuRaBL e mandations du GIEC. Dans les faits, une étude

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  • 27 I n g é n i e u r c o n s t r u c t e u r

    ÉNERGIESRENOUVELABLES

    DéVELOPPeMEnT DuRaBLe

    Depuis quelques années, le Déve-loppement Durable est une préoc-cupation grandissante des entre-prises et des collectivités. Certaines ressources naturelles deviennent rares et des ‘services rendus’ par la planète, comme la pollinisation des fleurs par les abeilles ou l’équilibre des écosystèmes, deviennent pro-blématiques. L’équilibre du climat fait partie de ces phénomènes dont le dérèglement peut s’avérer catas-trophique pour l’Homme. Il y a en effet aujourd’hui un fort consensus pour désigner ce dernier comme le principal responsable du dérègle-ment observé. Il est donc urgent de réduire les émissions de GES dues aux activités humaines pour avoir encore une chance de minimiser ces déséquilibres.

    MESURER UNE CONTRIBUTION A L’EFFET DE SERRE N’EST PAS SIMPLEMais comment mesure-t-on de manière fiable la contribution de l’Homme au dérèglement climati-que, préalable indispensable pour mieux la réduire ? Comment la dis-tingue-t-on des phénomènes natu-rels de régulation climatique?

    Certains phénomènes physiques élémentaires se mesurent facilement. Pour mesurer une température en un lieu donné, l’incertitude sur la

    mesure est minime si on utilise un thermomètre précis. Dans le cas du dérèglement cl imatique, les instruments de mesure précis n’existent pas : comment établir avec exactitude la contribution à l’accroissement de l’effet de serre d’un voyage en voiture de Paris à Nice, par exemple ? Les tableaux de bord de nos véhicules n’ont pas, à ce jour, de compteur d’émissions de GES précis et fiables !

    Tout bien réfléchi, il faut répondre à un très grand nombre de questions avant de pouvoir proposer un modèle de réponse pertinent : dans quelle unité restituer la mesure ? Est-ce que cette unité, par exemple la quantité de gaz carbonique émise dans l’atmosphère, est représenta-tive du phénomène à mesurer ? Quelle est la distance de Paris à Nice, la motorisation de la voiture, sa consommation, le comportement du conducteur. Plus on voudra être précis dans la réponse, plus il fau-dra se poser de questions, plus nombreuses seront les réponses imprécises, voire fausses. Certaines réponses engendreront même d’autres questions dont les répon-ses seront tout simplement inex-tricables : est-ce que tous les gaz émis par le pot d’échappement sont des GES, et dans l’affirmative, ont-ils des capacités d’impacts diffé-rents, est-ce que ces gaz s’accumu-lent à jamais dans l’atmosphère, doit-on aussi tenir compte de la fabrication de la route, c’est-à-dire du nombre d’engins de chantier utilisés, des quantités de bitume fabriquées et déposées, des dépla-cements des ouvriers jusqu’au chantier, etc. ? Dans ce cas quelle quote-part d’utilisation de la route faut-il attribuer au voyage ?

    Avec du temps et des moyens, on trouvera finalement une réponse à la question posée (par exemple : 112,6 kg. eCO2), mais est-ce que cette réponse a du sens ? Le calcul est-il reproductible, ne serait-ce que d’une année sur l’autre ? Peut-on comparer des résultats qui ne se départagent que de quelques pourcents ? Que fait-on en l’ab-sence de temps et de moyens ?

    RECENSER LES SOURCES D’INCERTITUDES POUR RECADRER LA FINALITE DE L’EXERCICECes questions de méthode en res-teraient aux débats d’experts si elles n’avaient des implications fortes sur les stratégies de réduction des émissions de GES. En effet, malgré les efforts entrepris depuis plus de 10 ans pour les réduire, les stratégies basées sur l’évaluation analytique des émissions de GES ne semblent pas efficaces : selon l’Agence Inter-nationale de l’Energie « les émissions mondiales de dioxyde de carbone ont atteint un nouveau record en 2011 : 31,6 Gt d’équivalent CO2 émis soit 3,2% de plus que le précédent record (30,6 Gt) »Pour que cette affirmation soit crédible, ce pour-centage doit pourtant être connu avec moins de 3,2% d’incertitude, ce qui est loin d’être le cas. La ques-tion fondamentale à se poser, sou-vent éludée, est donc de savoir à quel point l’exactitude des chiffres produits permet d’orienter des stra-tégies qui peuvent fortement enga-ger financièrement une entreprise, une collectivité ou un pays. Or, les niveaux d’incertitude annoncés ‘à dire d’expert’ des évaluations sont souvent de 25 à 30 %, ce qui est déjà beaucoup, mais sont surtout annon-cés sans aucune réelle traçabilité.

    En 2011, le CITEPA, a estimé que les émissions de GES françaises ont été à peu près stables entre 1990 et 2010, alors que dans un article inti-tulé “Empreinte carbone, les Français ont pris du poids”, d’autres experts expliquent, que le bilan est plutôt en hausse de 13% à 25%. Ils démon-trent ainsi, sans le vouloir, que les incertitudes liées aux hypothèses de modélisation et d’interprétation peuvent entièrement remettre en cause les conclusions d’une éva-luation et donc la pertinence des décisions prises.

    Fort de ces constats, nous proposons de revisiter ces méthodes d’évalua-tion “Carbone”, mais sous le prisme de leurs incertitudes. Notre objectif est simplement de faire prendre

    Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur les incertitudes des Bilans Carbone© sans avoir jamais osé le demander

    Cet article développe les enseignements et les réflexions qui se sont dégagés à la fois de l’expérience des deux auteurs ainsi que du travail en commun avec BIO Intelligence Service sur l’évaluation de l’empreinte Carbone du groupe COLAS.

    ■ Par Patrick Chemla TP 89Professeur à l’Ecole Spéciale des Travaux Publics

    ■ et Dr. Imène Mejri-ChtiouiResponsable Energie à la Direction Environnement du groupe COLAS

    Mise à 2x2 voies de la RD 177 à hauteur de Lohéac, dans les Côtes d'Armor. Filiale : Screg Ouest© COLAS − Sten Duparc

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    ÉNERGIES RENOUVELABLES

    conscience des biais accumulés à chaque étape afin d’apprécier les limites de l’exercice et d’en recadrer la finalité : définir et hiérarchiser dans des conditions de temps et d’argent acceptables des actions efficaces et fiables de lutte contre le déséquilibre climatique.

    LES INCERTITUDES D’UN BILAN D’EMISSIONS DE GESA tout ou partie des étapes d’un bilan d’émissions de GES sont asso-ciés des incertitudes. Il existe des biais de modélisation scientifique (incertitudes sur les hypothèses et modèles scientifiques du réchauf-fement climatique), des biais méthodologiques (hypothèses et modèles méthodologiques, choix des périmètres d’analyse, détermi-nation des facteurs d’émissions) ou des biais opérationnels de mesure (collecte, unités, supports, indispo-nibilité de la donnée, utilisation de moyennes) et de calculs (transfor-mation de la donnée, interprétation des résultats).

    Hypothèses et modèles scientifi-ques du réchauffement climatiqueCombien de gaz : conventionnel-lement, les modèles d’évaluation des émissions de GES se limitent aux six gaz pris en compte dans le protocole de Kyoto : CO2, CH4, N2O, HFC, PFC et SF6. Pourtant, il existe d’autres GES à effets indirects qui ne sont pas comptabilisés parce que considérés comme négligeables ou dont l’effet est difficilement modé-lisable (SO2 du charbon et du pétro-le, NOx de l’agriculture, …).

    LE PRG à 100 ans. Le Pouvoir de Réchauffement Global est un indi-cateur d’intensité du phénomène. Le PRG est exprimé en « équiva-lent CO2 » et conventionnellement calculé sur la base d’une durée moyenne de séjour des GES dans l’atmosphère, fixée à 100 ans : le PRG à 100 ans du CO2 est de 1, celui du CH4, plus intense, est de 25. Pourtant la durée de vie du métha-ne dans l’atmosphère n’est statisti-quement que de 12 ans. Le PRG du méthane à 5 ans est 4 fois plus élevé que celui à 100 ans. Il serait donc plus pertinent de réaliser des bilans correspondant à une « époque cible », c’est-à-dire avec des PRG à 38 ans lorsqu’on se donne des objec-tifs pour 2050, ou des PRG à 8 ans si on vise des objectifs pour 2020, mais cela compliquerait les calculs. Dans ce cas, certaines évaluations d’émissions de GES à forte contri-bution de méthane (c’est par exem-

    ple le cas d’industries agro-alimen-taires) évolueraient à la hausse et les plans d’actions établis devraient être fortement réadaptés.

    Vapeur d’eau et régulations natu-relles. La vapeur d’eau naturelle est le principal GES. Elle n’est toutefois pas prise en compte dans les calculs car sa durée de vie est très faible et son PRG négligeable. Tout comme la vapeur d’eau, de nombreux autres phénomènes naturels (captage par les forêts, absorption océanique, feux de forêts, éruptions volcaniques, …) ont eux aussi une influence sur les ‘variations’ de GES, influence qui crée des fluctuations du même ordre de grandeur que les émissions anth-ropiques. En d’autres termes, le calcul des émissions anthropiques est réalisé avec une hypothèse forte du ‘cas défavorable’, consistant à négliger que les émissions ont lieu dans un écosystème physico-chimi-que complexe, et donc à négliger les échanges possibles avec ce système ouvert dont on ne sait aujourd’hui que très peu de choses du point de vue quantitatif.

    Hypothèses et modèle méthodo-logique des approches d’évalua-tion d’empreinte CarboneApproche théorique du sujet par les guides. Le guide des « Recom-mandations du GIEC en matière de bonnes pratiques et de gestions des incertitudes pour les inventaires nationaux », septembre 2011, pré-conise de s’appuyer sur ‘l’opinion d’expert’, puis décrit la méthode de Monte-Carlo et son mode d’utilisa-tion. Le Rapport National d’Inven-taire, 2011, du CCNUCC s’appuie sur les recommandations du GIEC et préconise de bonnes pratiques de collecte pour éviter les erreurs de saisie ou les inexactitudes des données. La norme ISO 14064 et le GHG Protocol consacrent également des sections sur la comptabilité, la validation et la vérification des éva-luations GES en vue d’en promou-voir la cohérence, la transparence et la crédibilité.

    Manque de rigueur pratique dans l’évaluation des incertitudes. Dans les faits, les études d’évaluation des émissions de GES font souvent de lourdes infractions aux nombreuses règles de prudence et de transpa-rence recommandées dans ces gui-des : nombre de chiffres significatifs trop élevé sans aucune justification, chiffrage de l’incertitude ‘à dire d’ex-pert’ sans aucune transparence, ne serait-ce que sur la qualité de cet expert, sur la grandeur estimée ou

    sur la valeur d’un facteur d’émission, et donc aucune traçabilité sur le résultat proposé (il est par exemple classique de trouver dans la littéra-ture des incertitudes de 50% pour les facteurs d’émissions, de 50% pour les grandeurs collectées sans aucu-ne traçabilité), incohérence entre des plages d’incertitudes estimées et les recommandations d’actions (l’incertitude est de « 30% », mais la préconisation vise une action de réduction de 5%), pas la moindre justification statistique des résultats avec calcul d’intervalles de confian-ce en fonction des données collec-tées, pour ne citer que les négligen-ces les plus classiques.

    Grand écart entre la théorie pré-conisée et la pratique : le mode d’évaluation des incertitudes et les hypothèses pour compenser les données absentes ne sont pas au niveau des enjeux. La cause essen-tielle de ce manque de rigueur est le manque de temps et de moyens pour réaliser une évaluation des incertitudes conforme aux recom-

    Usine d'émulsion située à Haiphong, au Vietnam. Filiale : ADCo © COLAS − Laurent Wargon

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    ÉNERGIESRENOUVELABLES

    DéVELOPPeMEnT DuRaBLe

    mandations du GIEC. Dans les faits, une étude sérieuse d’évaluation des incertitudes d’un Bilan Carbone® par la méthode de Monte-Carlo coûterait, plus cher que le Bilan Carbone® tout entier alors que cette même méthode n’est pas exempte d’incertitudes ! La théorie est celle d’un monde idéal, où on a le temps de tout vérifier, où les acteurs sont rationnels et jamais sous contrainte ni dans l’urgence, mais la réalité est tout autre. En pratique, ‘l’opinion d’expert’ est le seul critère d’évaluation des incer-titudes véritablement utilisé, com-patible avec les moyens.

    Choix des périmètres d’analyseLimites de périmètres et de postes : le décret d’application de la Loi Grenelle II, se réfère aux scopes 1, 2 et 3 de l’ISO 14064 et limite le périmètre réglementaire aux « émis-sions directes produites par les sour-ces, fixes et mobiles, nécessaires aux activités » mais également « indi-rectes, pour ce qui concerne les

    consommations d’électricité, de cha-leur ou de vapeur nécessaire aux activités ». Cela signifie par exemple que les déplacements sont exclus du périmètre réglementaire. Or, pour certaines entreprises, notam-ment du BTP, isoler l’énergie et le fret n’a aucun sens pratique : les engins de type pelle ou groupe élec-trogène sur une carrière (donc émissions directes) et le camion de type tombereau ou dumper qui alimente un concasseur (donc émis-sions indirectes liées aux déplace-ments) se servent dans la même cuve de carburants ! Comme le découpage en scopes, le décou-page en postes d’émissions préco-nisé par l’ADEME pour normaliser l’approche ne s’adapte pas toujours aux activités et à la comptabilité de l’entreprise. Par ailleurs, d’après une enquête de l’ADEME commen-tée par l’Association des Profes-sionnels en Conseil Carbone, les émissions indirectes de scope 3 non prises en compte par le périmètre du décret représenteraient près de 70% des émissions de GES totales : réaliser des évaluations conformes à la réglementation laisserait de côté plus des deux tiers des émis-sions !

    Périmètre temporel : de même que pour le périmètre ‘géographique’, le modèle d’évaluation devenu réglementaire consiste à déterminer le flux d’émissions de GES sur une période d’un an. Ce choix est bien entendu arbitraire et s’explique par le fait que les données d’entreprises disponibles sont souvent compta-bilisées annuellement. Par ailleurs, il présente l’avantage de couvrir les quatre saisons ce qui est pertinent pour les activités saisonnières. Cependant, ce choix fait perdre de vue que cet indicateur annuel n’est qu’une convention qui n’a pas la vocation de mesurer un phéno-mène physique.

    Règles de coupure : Les sources d’émissions de GES d’une activité peuvent se schématiser comme une arborescence toujours plus rami-fiée : émissions liées à la consom-mation de carburants des véhicules, à la fabrication des véhicules, à la fabrication des usines de sidérurgie pour fabriquer l’acier des véhicules, des banques qui ont prêté l’argent qui ont permis de fabriquer les usi-nes qui …, etc. On comprend que l’exercice devient inextricable si l’on ne décide pas d’arrêter arbi-

    trairement cette comptabilité à certains niveaux et de ne pas tenir compte des ramifications plus aval. Cet arbitrage consiste à définir intel-ligemment ce que l’on appelle des ‘règles de coupure’ en étant guidé par son bon sens. Cette mesure permet en général de ne pas faire exploser la combinatoire des quan-tités de données à récupérer, d’autant que chaque ramification tend individuellement à contribuer de manière quasi-négligeable aux émissions. Cependant, une erreur fondamentale est passée sous silence : ce n’est pas parce que la contribution de chaque ramification élémentaire devient négligeable que la contribution globale de l’en-semble de ces faibles flux est négli-geable puisqu’il y en a de plus en plus, souvent de manière exponen-tielle. Seul un calcul mathématique ad hoc est capable de dire si la somme d’un grand nombre de quantités négligeables tend vers un résultat négligeable ou vers un résultat élevé.

    Limite pratique de la collecte à cause de données réelles inextri-cables. Les règles de coupure sont bien plus souvent imposées par les contraintes opérationnelles que par des choix méthodologiques rigou-reux. Pour trouver ce type d’infor-mations, il est classique de s’inspi-rer de résultats proches trouvés dans la littérature, mais dans ce cas, les futurs plans d’actions n’auront aucune influence positive sur l’em-preinte Carbone puisque les mêmes sources de données bibliographi-ques seront utilisées d’une campa-gne de mesure à l’autre. Pour cette raison, certains prestataires consi-dèrent qu’il est pertinent de ne pas tenir compte de données fournis-seurs sur lesquels aucune influen-ce n’est possible. Quel que soit le choix, cette limite pratique démon-tre surtout que les valeurs obtenues ne peuvent être utilisées comme références ‘externes’, par exemple sectorielles, sans connaître avec précision les règles de coupure uti-lisées. Conséquence directe : la comparaison de deux évaluations Carbone est souvent un exercice très risqué. ■

    Dans le prochain numéro, vous retrouverez la suite du recensement des principales sources d’incertitudes des évaluations Carbone

    Construction de l'autoroute 73 reliant Saint−Georges−de−Beauce à la ville de Québec, au Canada.Filiale : Construction BML © COLAS − Sébastien Arbour