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Tout passe, sauf le passé

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Luc Huysse

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TOUT PASSE,SAUF LE PASSÉ

LUC HUYSE

Page 3: Tout passe, sauf le passé

Publié par AWEPA, 2009www.awepa.org

Titre original : Alles gaat voorbij, behalve het verleden© Luc Huyse & Van Halewyck (2006)

Éditeur original : Van Halewyck, Leuven (Belgique), 2006

Traduction : Haasl BVBA© de la traduction française : Luc Huyse (2009)

Photo de la couverture : CorbisConception de la couverture : Filip CoopmanImprimé en Belgique par New Goff, Mariakerke

ISBN : 978 90 5617 954 0

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SOMMAIRE

Préface 7

Prologue 9

Partie I – CONTRE L’OUBLI 15

1 Un regard étonné sur le passé 17

2 Des victimes et des bourreaux 21

1 Les proies 23

2 Les chasseurs 38

3 Quand les victimes et les bourreaux changent régulièrement de rôle 46

Partie II – EFFACER LA DOULEUR ET DÉBLAYER LE TERRAIN 55

1 La politique de la fermeté 57

1 De Solferino à Rome 58

2 Le juge pénal, fournisseur de justice 74

3 Trois voies 77

2 La justice, mais par d’autres voies 107

1 En quoi les tribunaux échouent 110

2 Anciens rituels, nouvelles applications 118

3 Un bilan intermédiaire 123

3 Amnistie, le péché originel 125

1 L’amnistie est un mot contaminé 126

2 Pourquoi effacer la faute ? 129

3 Pourquoi pas ? 131

4 Et alors ? 138

4 Exhumer le passé 141

1 Vérité et réconciliation à la sud-africaine 142

2 La troisième voie 169

Partie III – L’AVENIR DU PASSÉ NON ASSIMILÉ 183

1 Une évolution spectaculaire 185

2 Plaidoyer pour le réalisme 189

1 Les leçons de l’Argentine 190

2 Chaque chose en son temps 195

3 Pas de carte blanche 200

3 Aux gardes-champêtres de la justice 203

1 Fondamentalisme juridique ? 204

2 Dans quoi investir ? 208

Épilogue 217

Signalement 221

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PRÉFACE

Une guerre civile, une répression brutale, l’apart-heid : ça ne meurt jamais complètement. Le chagrin que ces tragédies causent et les questions restées sans réponse hantent l’esprit de ceux qui ont survécu. Ils habitent, telle une douleur fantôme, le corps de ceux qui viennent après eux, de leurs enfants et des enfants de leurs enfants.

L’auteur de Tout passe, sauf le passé relate comment, de l’Argentine au Zimbabwe, des hommes et des femmes luttent contre une douleur qui ne veut pas les quitter. En Éthiopie, il suit le procès du dictateur Mengistu ; en ex-Yougoslavie, il écoute les survivants d’un massacre ; en Espagne, il voit comment on ‘enterre’ une nouvelle fois Franco ; en Afrique du Sud, il s’entretient avec les membres de la commission de vérité ; enfin, il s’interroge sur les raisons du succès de ces mères et grands-mères argentines de la Place de Mai. Apprivoiser le passé, c’est cela qui compte à chaque fois. Et, si possible, mettre du baume au cœur de ceux qui vivent aujourd’hui et demain. Mais ce qui semble passé ne passe pas.

Ce livre se lit aussi comme le récit d’une expédition personnelle en terre inconnue. L’auteur s’appuie sur les expériences qui ont été accumulées dans les pays (plus particulièrement, la Belgique, la France et les Pays-Bas) qui, après la seconde guerre mondiale, ont été confrontés au douloureux héritage de l’occupation allemande. Avec cette histoire comme toile de fond, il examine les défis auxquels sont confrontées tant de sociétés ailleurs dans le monde.

Tout passe, sauf le passé n’est pas un ouvrage académique. Il ne comporte pas de notes, presque pas de jargon. Ce rapport est composé comme un guide pratique qui sera présenté aux sociétés qui sont confrontées à un passé de guerre et de répression. Il sera distribué gratuitement aux parlementaires, aux leaders de la société civile ainsi qu’aux journalistes de ces pays. L’AWEPA (l’Association des parlementaires européens pour l’Afrique) utilisera cette publication pour des actions de renforcement des institutions en Afrique. Cette organisation travaille en coopération avec des parlements sur ce continent. Elle pense que des parlements forts constituent des conditions préalables essentielles au développement de l’Afrique car ils contribuent à la paix, à la stabilité et à la prospérité sur ce continent. Les politiques axées sur le traitement de l’héritage des multiples atrocités ont une incidence directe sur la quête de la paix, de la stabilité et de la prospérité. Telle est la raison d’être du présent ouvrage.

La traduction et la diffusion du présent rapport ont été rendues possibles grâce à l’aide du service ‘Consolidation de la Paix’ du Service Public fédéral des Affaires étrangères, Commerce extérieur et Coopération au Développement. L’AWEPA et Luc Huyse en remercient chaleureusement l’Ambassadeur Luc Teirlinck et ses collaborateurs. (L’auteur est seul responsable des opinions exprimées dans cet ouvrage.)

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PROLOGUE

Comment un homme en vient-il durant à peu près la moitié d’une vie à lire et à écrire sur le thème des séquelles de la guerre et des misères qui l’accompagnent ? C’est une question que j’ai souvent l’occasion d’entendre. Le divan du psychiatre pourrait peut-être mettre au jour un événement s’étant produit au cours des journées de septembre 1944. La ville belge où je vivais était libérée. Maman entendait dire par les voisins que l’on était en train de piller les maisons de Belges partisans des Allemands. Il y avait bien quelque chose à chiper disait-elle : du beurre, du charbon, des chandails en laine. Ainsi, mon père m’a emmené, je n’avais pas encore sept ans, où la manne était à ramasser. Je m’en souviens : un trottoir où des meubles, des livres, des marmites et des poêles étaient jetés sur la rue, et les propriétaires, hagards, attendant ce qui pouvait encore arriver. Papa a trouvé deux tomes d’une encyclopédie française. Des livres, cela avait plus de valeur qu’un peu de lard ou de fromage pour le typographe qu’il était. Une fois de retour, maman lui a demandé comment elle devait cuire ce papier. Mes souvenirs de libération à moi et une paire de livres, est-ce en cela que réside une partie de l’explication ?

Ou bien cette fascination a-t-elle des racines encore plus profondes ? J’entendais parfois la guerre en plein milieu de mes cours. C’est le premier jeudi du mois, il est douze heures et les pompiers de Louvain essaient les sirènes. Un hurlement. L’alerte aérienne. Le garçonnet qui s’enfuyait en pleurant dans la cave, en mai 1944, lorsque sa ville était bombardée presque chaque jour par les Américains, s’éveille quasi instantanément en moi. Où est l’établi en bois de mon père sous lequel on pouvait se cacher avec tant de confiance ? Je me suis arrêté au beau milieu d’une phrase pendant mon cours. Je vois des visages étonnés, aussi je demande à mes étudiants s’ils connaissent le bruit qui pénètre par les fenêtres ouvertes. Mais aucun d’eux n’a même entendu les sirènes.

Chaque guerre survit sous d’innombrables aspects. Dans la littérature, des films, des monuments, des musées, des cimetières, des commémorations. Mais, plus important encore, elle s’incruste dans nos sens, comme le hurlement des sirènes me l’a fait éprouver si souvent. Et elle se cache dans le paysage et manifeste encore sa présence de temps à autre. À moi également. Juste à côté de l’habitation de mes parents se trouve un champ sur lequel un étrange phénomène peut être observé chaque été. Quelque part au milieu, les cultures ne poussent presque pas. Elles s’étiolent. Une bombe est tombée là il y a plus de soixante ans. La terre calcinée reste improductive, saison après saison.

Au cours de la première moitié du vingtième siècle, les guerres étaient essentiellement des confrontations entre des États. Les choses ont changé et les conflits sanglants se déroulent à présent principalement à l’intérieur des frontières d’un pays. Des guerres civiles donc, quelque cent trente depuis 1945. Chaque fois, le prix en a été épouvantablement élevé : 18.000 morts en moyenne et un nombre incalculable de blessés. Certaines ont été de courte durée, d’autres se sont éternisées pendant des décennies. Il s’est agi parfois de l’agonie d’un régime colonial. Ailleurs, c’était un régime répressif qui a été à l’origine d’une guerre civile. Le plus souvent encore, des groupes de population se sont battus pour des matières premières, des terres agricoles, de l’espace. Dans le pire des cas, cela a abouti à un génocide. Chaque fois, il y a la confrontation individuelle avec un grand chagrin et des communautés entières cherchent inlassablement à assimiler ce qui leur est arrivé. Tel est le thème du présent ouvrage.

Mon premier pas dans l’univers du passé non assimilé a été une étude sur le jugement, après la seconde guerre mondiale, des Belges ayant collaboré avec l’occupant allemand. Un peu plus tard, c’est le sort de leurs congénères français et néerlandais qui a constitué mon centre d’intérêt. L’implosion du communisme en Europe centrale et orientale a, à son tour, fourni du nouveau matériel. Ensuite, cela a été le tour de l’Afrique. L’Éthiopie a constitué une première étape. Mengistu, le chef d’un régime brutal, a dû prendre la fuite en mai 1991. Trois ans plus tard, les procès contre ses partisans ont débuté. Il a été possible de bien suivre certains d’entre eux, grâce à la traduction simultanée à partir de l’amharique. Par la suite, j’ai pu observer sous d’autres aspects encore la liquidation des anciennes blessures en Afrique du Sud, au Burundi et au Zimbabwe.

C’est pourquoi, ce livre se veut également le récit d’une expédition personnelle dans un domaine encore largement inconnu. Au cours de cette expédition, quatre personnages me tiennent compagnie. Ils montrent comment la confrontation avec l’héritage d’une guerre ou d’une dictature peut dégénérer. Ils suscitent de nombreuses questions. Pourquoi l’intervention des tribunaux, la voie des représailles pour la souffrance endurée, est-elle pleine de risques ? Quand l’accumulation organisée du souvenir, les travaux des commissions de vérité apportent-ils plus de guérison que de douleur aux victimes ? Le pardon et l’oubli, l’amnistie donc, se soldent-ils à coup sûr par un échec ? Existe-t-il somme toute un meilleur choix en cette matière ?

Paulina Salas a quarante ans et a été victime de torture et de viol. Elle est l’une des trois protagonistes de la pièce de théâtre d’Ariel Dorfman, La jeune fille et la mort. La pièce, écrit Dorfman en 1992, se déroule aujourd’hui – dans un pays qui est vraisemblablement le Chili, mais il pourrait s’agir de n’importe

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quel pays ayant accédé à la démocratie après des années de répression. Son époux, Gerardo Escobar, va prochainement siéger dans une commission de vérité qui vient d’être créée. Une rencontre fortuite avec son présumé tortionnaire réenclenche la bombe à retardement du souvenir qui vit en elle. Pourra-t-elle survivre à la remémoration de ce qui s’est passé ?

Vera M. habitait, en 1991, dans la ville assiégée de Vukovar en Croatie. Elle a été déportée en même temps que des milliers d’autres habitants par les militaires serbes qui ont pris la ville. Elle est passée par cinq camps. En cours de route, elle a perdu son père, son frère et son fiancé. Lorsque je m’entretiens avec elle dix ans plus tard, je constate à quel point elle se sent encore blessée. « Justice n’a pas été faite » déclare-t-elle. « En Serbie, règne le complot du silence. » C’est pourquoi, la haine contre ses tortionnaires faisait encore rage en elle.

Gideon Johannes Nieuwoudt a 26 ans lorsqu’il frappe à mort Steve Biko, combattant contre l’apartheid, avec une barre de métal dans un bureau de police d’Afrique du Sud. Dans les années qui suivent, il assassine et martyrise au nom de la Bible et de ses supérieurs. Lorsque Nelson Mandela accède au pouvoir, Nieuwoudt demande l’amnistie. La commission de vérité, qui cherche à se faire une idée de ses crimes et de ceux d’autres auteurs lui demande ce qui l’a poussé. Il se tait. Il semble dire qu’il n’y a d’autre apaisement pour lui que celui qui vient des victimes.

Mamo Wolde était un marathonien éthiopien, ayant remporté des médailles aux Jeux olympiques de 1968 et 1972. Vingt ans plus tard, quand son pays veut régler les comptes avec une junte militaire qui a commis des méfaits, il se retrouve également en prison. Wolde est accusé de complicité dans l’assassinat d’un jeune opposant. La nouvelle Éthiopie s’y prend mal avec les procès par lesquels elle veut se blanchir d’un passé dictatorial. Il n’y a pour ainsi dire pas de juges ni d’avocats. Wolde attend un jugement en prison pendant neuf ans. Ensuite, il est libéré et décède quelques mois plus tard.

Quatre personnages. Deux victimes, un auteur et un cas douteux. Ils couvrent ensemble un demi-siècle de ratage dans l’affrontement avec les fantômes du passé. Ils se promènent dans ce livre. Le plus souvent dans les coulisses, parfois à l’avant-scène. Ils recherchent avec moi ce qui a raté. Mais parallèlement, je m’efforce de rassembler des preuves qu’il est également possible de faire autrement, qu’il y a également des réussites. De sorte que Paulina Salas, Vera M., Gideon Nieuwoudt et Mamo Wolde peuvent avoir la compagnie de bien d’autres protagonistes.

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PARTIE ICONTRE L’OUBLI

LES VIOLATIONS GRAVES DES DROITS DE L’HOMME NE MEURENT JAMAIS COMPLÈTEMENT,

C’EST UNE CERTITUDE. LES QUESTIONS SANS RÉPONSE ET LE CHAGRIN QU’ELLES SUSCITENT RESTENT DANS L’INCONSCIENT DE CELUI QUI A VÉCU

LES ÉVÉNEMENTS. ELLES SUBSISTENT COMME UNE DOULEUR FANTÔME DANS LE CORPS DE CEUX QUI VIENNENT À LA SUITE, LEURS ENFANTS ET LEURS PETITS-ENFANTS. IL N’Y A PAS TRENTE-SIX MANIÈRES D’AFFRONTER CES DÉMONS DU PASSÉ. CE QUI S’EST PASSÉ EST

PARDONNÉ OU PUNI, ENFOUI OU MÉMORISÉ AVEC PRÉCISION, REFOULÉ OU EXPOSÉ OUVERTEMENT.

LE PREMIER CHAPITRE MONTRE QUE CETTE PROBLÉMATIQUE GAGNE EN FORCE ET EN SIGNIFICATION DEPUIS QUELQUE TEMPS DÉJÀ. DANS LE DEUXIÈME CHAPITRE, LES PROJECTEURS SONT BRAQUÉS SUR LES PERSONNAGES-CLÉS DU RÉCIT,

LES VICTIMES ET LES AUTEURS.

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1UN REGARD ÉTONNÉ SUR LE PASSÉ

Pour les dictateurs, le passé semble un léger fardeau. Ils le détruisent comme l’a fait Pol Pot au Cambodge. Ou bien, ils le réécrivent jusqu’à ce qu’il corresponde parfaitement au présent. Les faussaires de Staline gommaient ce qui ne convenait pas de manière minutieuse et routinière. D’autres imposent l’oubli par des lois. En Yougoslavie, Josip Tito avait interdit tout débat sur ce que les Serbes, les Croates et les Bosniaques s’étaient faits au cours de la seconde guerre mondiale. Mais les despotes ne se sentent vraiment en sécurité que lorsque les trésoriers du passé ont, eux aussi, été réduits au silence. C’est pourquoi, les colonels grecs qui ont pris le pouvoir en avril 1967 ont immédiatement fermé les instituts dans lesquels l’histoire et la sociologie étaient pratiquées. Mais le passé revient. Tôt ou tard, de manière brusque ou furtive.

Lorsque la démocratie triomphe d’un régime autoritaire ou que la paix met fin à une guerre civile, les choses se déroulent autrement. Une longue lutte avec le passé s’engage immédiatement : le Chili et l’héritage de Pinochet, les mères et les grand-mères de la Place de Mai en Argentine, les victimes et les responsables de l’apartheid, la population serbe en ex-Yougoslavie, les enfants-soldats en Sierra Leone, les survivants des massacres perpétrés par l’Indonésie au Timor oriental.

La lutte avec une histoire qui continue à faire mal est de toutes les époques. Cette problématique a toutefois connu une spectaculaire augmentation de volume ces trente dernières années. Des centaines de livres et de films montrent la difficulté de l’assimilation d’un passé tragique. ‘Dealing with a painful past’ (l’affrontement d’un passé douloureux) est le thème de chaires universitaires et d’un nouveau jargon académique de plus. Des musées de l’holocauste sont ouverts ou en construction. La Belgique a chargé une commission d’enquête de déterminer si le pays a une part de responsabilité dans l’assassinat du premier ministre congolais Patrice Lumumba, un peu plus de quarante ans plus tard. En Europe et en Amérique du Nord, des banques se sont mises à rechercher dans leurs coffres les avoirs juifs ‘oubliés’ par elles. Plus d’un demi-siècle après, les Pays-Bas se sont livrés à un examen de conscience approfondi sur leur intervention militaire dans ce qui constitue à présent l’Indonésie. Après soixante ans, l’Espagne exhume les opposants assassinés du général Franco et leur donne des funérailles convenables. Dans une trentaine de commissions de vérité, on écoute les récits des bruits du passé. Des tribunaux en matière de génocide sont en activité à La Haye et à Arusha. Et une Cour pénale internationale permanente, le couronnement de toute cette évolution, a débuté ses activités. On ne peut pas faire davantage.

Cette évolution n’a rien d’étonnant. Au cours du dernier quart du vingtième siècle, on a assisté à la disparition d’un grand nombre de régimes autoritaires : En Espagne et au Portugal dans les années soixante-dix, au Chili et en Argentine dans les années quatre-vingts, un peu plus tard également, dans les pays situés derrière le rideau de fer. Des guerres civiles se sont terminées. Tel a été le cas en Amérique latine, en Afrique du Sud et dans des régions de l’Asie. Des génocides ont été commis au Biafra, au Cambodge, en Irak, au Rwanda, en Bosnie et au Kosovo. Chaque fois, qu’on le veuille ou non, se pose la question de savoir ce qu’il convient de faire de l’héritage lancinant. Car le nouveau reste fragile, s’il n’est pas possible d’assimiler l’ancien de l’une ou l’autre manière. Au cours de cette même période, la guerre froide a pris fin. Dorénavant, de nombreux pays pouvaient affronter leur passé quasiment sans restriction. Il y a toujours eu, à l’Est ou à l’Ouest, une bonne raison de ne pas regarder en arrière. Par peur qu’une alliance puisse sévir un dommage ou que l’équilibre chancelant entre les grandes puissances soit rompu. Ce verrou n’existe plus.

Simultanément, notre regard sur la scène du passé a changé. Pendant assez longtemps, le culte du héros et du vainqueur a prospéré. Il en a également été ainsi après la seconde guerre mondiale. Toute l’attention s’est portée vers les soldats triomphants, les résistants et les réfractaires. Les Juifs ayant survécu aux massacres étaient passés sous silence. Cela n’a changé que dans les années soixante. Depuis, les victimes de la guerre et de la violence sont davantage mises en avant. D’importantes ONG leur servent de caisse de résonance. L’opinion publique prête davantage l’oreille à leurs récits. On le perçoit dans la forme qu’adoptent, depuis, les monuments aux morts. Le soldat inconnu est de plus en plus remplacé par la victime inconnue. Ce revirement culturel est également bien perceptible dans la redécouverte d’une douleur subie il y a longtemps : les Tziganes dans l’holocauste, les travailleurs forcés du Troisième Reich, les esclaves sexuels de l’armée japonaise, les aborigènes d’Australie, les ‘native Americans’ aux États-Unis, les noirs dans les plantations de caoutchouc du roi Léopold II, les victimes de l’esclavage. Le moment est enfin venu, entend-on à présent déclarer, de parler de responsabilité et de châtiment pour ce qui a eu lieu dans un lointain passé. Ou, tout au moins, de conserver le souvenir de toute cette douleur.

Il y a plus. Ce ‘memory boom’ constitue également une forme de démocratisation, bien que dans une signification curieuse du terme. Nous nous rendons tous compte aujourd’hui à quel point l’avenir de la

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démocratie est devenu incertain. La globalisation et toutes sortes d’évolutions technologiques pèsent sur son développement futur. C’est comme si, confrontés à cette constatation d’impuissance, nos regards ne se portaient plus sur demain, mais sur hier ou sur avant-hier. Nous repesons le passé à la lumière des codes actuels. Nous estimons à présent que ce que nous avons fait en tant que puissances coloniales était mal, car génocidaire ou en tout cas contraire aux valeurs que nous chérissons à présent, et nous plaidons coupable. C’est la démocratisation du passé, en tant que substitut de la démocratisation problématique de l’avenir.

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 2DES VICTIMES ET DES BOURREAUX

Addis Abeba, le 22 septembre 1998. Depuis quatre ans déjà, je suis les procès intentés contre les hauts dirigeants du régime Mengistu qui, au nom de Lénine et de Mao, a assassiné des milliers d’opposants dans l’Éthiopie des années soixante-dix et quatre-vingts. Le témoin numéro 522 est une femme de soixante-dix ans. Elle relate l’assassinat de sa fille. J’écoute son récit. La fille a tout d’abord été forcée de broyer des grains de poivre séchés, ensuite elle a été fouettée et attachée nue sur un lit des épices caustiques jusqu’à ce qu’elle meure d’épuisement. Le tribunal éthiopien qui juge les hauts dirigeants du régime Mengistu en est à sa énième audience. Le récit des tortures et des exécutions paraît interminable. La torture psychologique des survivants revient dans chaque récit. Des parents dont un enfant a été abattu ont dû payer les balles ayant servi à son exécution. Il était interdit d’exprimer son chagrin en public. Cela a fait accroître terriblement la douleur de la perte car, en Éthiopie, les funérailles sont un événement auquel tout le voisinage participe. Dans la rue du défunt, on dresse une grande tente. Pendant trois jours, les gens restent assis à pleurer, parfois à se lamenter tout haut. Celui qui interdit cette manifestation commet un deuxième assassinat, cette fois sur l’âme du défunt.

Le témoin 522 montre les nombreuses formes sous lesquelles les victimes apparaissent : le défunt, sa famille, ses voisins, toute une communauté parfois.

Les auteurs sont également polymorphes. À Kigali, Bill Clinton a demandé pardon pour l’absence d’intervention américaine au cours des cent jours du génocide. Demander pardon pour un génocide que les Américains n’ont pas commis ? Mais, cela n’est tout de même pas aussi étrange qu’il y paraît. On peut être responsable de nombreuses manières. Les juges statuent sur le comportement que le code pénal considère comme fautif, sur la responsabilité au sens juridique, en fait sur la culpabilité de ceux qui ont assassiné avec la machette à Kigali. À côté de cela, existe la notion de complicité, elle-même juridique. Par omission coupable, par exemple. Et il y a surtout ce l’on appelle la responsabilité politique ou morale. N’avoir pas fait ce que l’on aurait pu faire. Les Pays-Bas ont, eux aussi, été en butte à cette problématique dans les années quatre-vingt-dix. À l’époque, la guerre sévissait en Bosnie. La fièvre a atteint un pic lorsque Srebrenica est tombée aux mains des troupes serbes. Les soldats néerlandais de l’ONU qui étaient responsables de la protection de l’enclave, n’ont-ils pas eu une part de responsabilité dans les massacres qui ont suivi ? Ou la question de la responsabilité n’était-elle pas plutôt du ressort du gouvernement de La Haye ? C’était tout de même lui qui avait envoyé le bataillon néerlandais là-bas avec un mandat limité ? Ou n’était-ce tout de même pas la faute des médias qui avaient amené les ministres à improviser en les soumettant à une forte pression ? Toute cette discussion, aussi pénible qu’elle ait été, a toutefois mis une chose en évidence : la responsabilité est un monstre polycéphale.

Le moment est donc venu de présenter une photo de groupe plus large, tout d’abord des victimes et ensuite des auteurs.

1  LES  PROIES

Qui est la victime d’une guerre civile, d’un génocide ou d’un régime répressif ? Cette question paraît simple à première vue, mais elle ne l’est pas. La reconnaissance en tant que victime crée des droits : à des représailles, à la consolation, à la considération, à une indemnisation peut-être. Il n’est pas étonnant que la question suscite de vives discussions. Il a fallu des années aux Nations unies pour élaborer une définition pouvant faire l’objet d’un consensus assez général. Le premier pas a été accompli fin 1985, lorsque l’Assemblée générale a défini dans une déclaration solennelle qui devait être considéré comme victime d’un ‘abus de pouvoir’. Le texte comportait encore pas mal de flou. Avec la mise en place de la Cour pénale internationale, la définition de la victime a été affinée. Il s’agit à présent de celui qui a subi une douleur physique ou mentale, une souffrance émotionnelle ou une perte économique à la suite d’un crime qui relève de la juridiction de la Cour pénale. Les personnes se trouvant dans l’environnement de ce que l’on appelle les ‘victimes directes’ relèvent également de la définition, en premier lieu les membres de la famille. Si le crime affecte des organisations, on parle de victimes collectives. Le document de la Cour pénale se réfère à cet égard aux institutions qui sont actives dans le domaine de l’enseignement, de la religion, de la bienfaisance, de l’aide aux malades, de l’art et de la science. Une grande diversité

Ce que les Nations unies ou d’autres organismes officiels couchent sur papier est extrêmement important.

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Mais, les victimes, les politiques, les chefs religieux, les universitaires vont généralement bien plus loin. Ainsi, ils utilisent parfois une définition fort large de la famille. Un exemple frappant peut en être trouvé en Afrique du Sud. La commission de vérité mise en place dans ce pays a considéré comme membres de la famille des victimes directes : les parents (ou ceux qui s’étaient substitués à un parent), l’époux ou l’épouse (également au sens du droit coutumier ou selon les lois religieuses ou indigènes), les enfants (nés dans le mariage ou en dehors de celui-ci, également les enfants adoptés) et tous ceux qui étaient placés sous la protection de la victime selon le droit coutumier ou en vertu d’une autre législation. Il doit en être ainsi si l’on veut tenir compte de la réalité africaine de l’extended family et de la polygamie.

Une autre extension bat en brèche l’espoir que le temps guérit toutes les blessures. La douleur ne connaît pas d’échéance. Un récit singulier a été publié à ce sujet dans le Washington Post du 22 août 2005. Quelques dizaines d’Américains d’origine japonaise d’un âge avancé avaient enfin obtenu la veille le diplôme qui leur avait été refusé au cours de la seconde guerre mondiale. Selon le journal, cette nouvelle avait suscité des larmes chez les plus vieux et des cris de joie chez leurs enfants et petits-enfants. Le gouvernement américain avait, entre 1942 et 1945, interné dans des camps plus de cent vingt mille Japonais de souche, dont un grand nombre étaient nés aux États-Unis. Comme s’ils étaient tous des traitres à la patrie. Toshiko Aiboshi, âgée de 77 ans et enfin diplômée a déclaré au journaliste qu’elle et bon nombre de ses congénères n’avaient jamais complètement assimilé cette période. En 1988, le gouvernement a certes présenté officiellement ses excuses. Les survivants ont reçu vingt mille dollars de dommages et intérêts pour préjudice moral. Mais le passé a continué de tenailler les survivants. Bien souvent, la douleur s’insinue également dans l’existence des générations suivantes et fait une victime de celui qui n’a pas vécu lui-même les événements. Le traumatisme que l’holocauste a suscité dans les familles subsiste parfois encore dans l’esprit des petits-enfants, comme s’il avait été génétiquement transmis.

Dans une guerre civile ou sous une dictature brutale, le sort de chaque victime est marqué par la tragédie. La souffrance des femmes et des enfants a pourtant encore augmenté ces derniers temps. Cela n’est pas étonnant, car les guerres se déroulent à présent beaucoup moins sur les champs de bataille où des militaires, donc des hommes, s’entretuent. La stratégie et la technologie des armements ont élargi le théâtre des opérations de manière exponentielle. La population civile est devenue une cible à part entière. Là où opèrent les seigneurs de la guerre, comme dans de nombreux pays africains, les femmes et les enfants sont souvent les premières victimes.

Les femmesMartien Schotsmans est une juriste belge. Elle a travaillé pour Avocats sans frontières au Rwanda et interviewé des victimes du dictateur Hissein Habré au Tchad. En Sierra Leone, elle a été chef de la ‘legal and reconciliation unit’ (unité juridique et de réconciliation) de la commission de vérité. Elle m’a montré un passage du journal qu’elle tenait lorsqu’elle s’entretenait dans ce pays avec des femmes ayant été victimes de sévices : « La fille a environ vingt ans à présent. Un jour, elle a été emmenée par les rebelles. Porter des affaires, cuisiner, nettoyer, être battue et violée dans la même foulée, et cela, pendant des mois, des années, peut-être. L’existence dans la brousse est pénible, mais elle y a survécu. Par sécurité, les initiales du groupe rebelle ont été entaillées dans sa poitrine : RUF. Il n’est alors plus possible de s’enfuir, car on est certain d’être liquidé par les autres. Elle est assise devant moi : forte et dure. Oui, elle viendra témoigner ; non, elle n’amènera personne de sa famille pour l’assister ; oui, elle se sent assez forte ; elle racontera tout à la commission ; non, elle n’a plus besoin de relire sa déclaration ; elle se souvient parfaitement de chaque détail ; non, elle n’a pas besoin de soins médicaux et, oui, les initiales ont été effacées de sa poitrine et elle me montre la cicatrice rugueuse : environ trois centimètres sur six. C’est tout ce que j’en vois. Elle ne me montrera pas le reste de ses cicatrices. Tout au moins pas aujourd’hui. »

Les abus sexuels constituent le sort de bon nombre de femmes en période de guerre et de répression. Les hommes violent pour le plaisir, pour humilier, pour détruire une communauté par ce moyen. Ce qui prolonge la douleur parfois de manière infinie, c’est le fait que les abus sexuels continuent de se faire sentir longtemps après. C’est un stigmate. Il y a souvent peu de compréhension de la part des membres de la famille, des amis et des voisins, et moins encore d’aide dans l’assimilation des sévices. C’est également l’objectif des violeurs : occasionner un dommage permanent à une communauté. Dans une guerre civile, les femmes ne sont même pas épargnées par les membres de leur propre camp. Ce fait a été démontré de manière cruelle au Zimbabwe. Dans les années soixante-dix, des femmes ont participé comme rebelles à la lutte contre le régime blanc. Elles ont parfois été victimes d’exploitation sexuelle dans les camps des mouvements de libération. Ce n’est qu’une bonne vingtaine d’années plus tard que certaines d’entre elles ont osé dénoncer ces faits. L’ouvrage Women of Resilience. The Voices of Women Ex-Combatants / Des femmes qui résistent. Les voix des anciennes combattantes (2000) relate les péripéties de neuf d’entre elles.

La guerre est une source de perturbations familiales. Les femmes restent souvent en arrière comme unique soutien de famille. Elles-mêmes et leur famille deviennent alors bien plus vulnérables sur le plan économique. Cela les conduit parfois à la prostitution, avec le risque de contracter le SIDA. Lorsque l’époux revient comme ancien combattant ou après une captivité, il est confronté à une femme qui s’est mise à

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penser et à agir de manière plus indépendante par la force des choses. Une violence familiale avec la femme à nouveau dans le rôle de la victime peut alors s’ensuivre.

Dans le passé, le sort des femmes faisait l’objet de peu d’intérêt. On constate à présent une évolution progressive dans ce domaine. La justice pénale accorde une importance plus grande aux abus sexuels. UNIFEM (United Nations Development Fund for Women / Fonds de développement des Nations unies pour la femme) a déjà plaidé à plusieurs reprises pour une recherche plus orientée sur le sort des femmes lorsqu’un conflit dégénère. Les commissions de vérité récentes tiennent des séances d’audition spéciales à ce sujet.

Les enfantsFin octobre 2005, des jeunes du camp de réfugiés de Kalma (Darfour) ont ‘pris en otage’ pendant trois jours une trentaine de coopérants soudanais et étrangers. Leur revendication était la suivante : les enfants sont les premières et les plus faibles victimes de la brutalité de la guerre, aidez-nous ! L’incident a à peine été relaté par les médias.

Rien qu’en Afrique, on estime à dix-huit millions le nombre de jeunes qui ont pris la fuite avec ou sans des membres de leur famille et qui tentent de survivre dans un camp. La famine, qui accompagne les guerres civiles, tue de nombreux enfants là et ailleurs. Il en meurt d’autres dans les champs de mines, pendant et parfois longtemps après un conflit. Les seigneurs de la guerre enlèvent les garçons et les filles et en font des soldats. Dans le Nord de l’Ouganda, des milliers d’enfants, appelés navetteurs de nuit, quittent chaque soir la campagne pour la ville. Ils vont s’y cacher des rebelles de l’armée de résistance du seigneur (Lord’s Resistance Army) par peur d’être enlevés. Martien Schotsmans écrit à propos des enfants de la Sierra Leone : « Les enfants reviennent ou non. Certains sont morts. D’autres ont disparu pour toujours. Certains étaient trop jeunes, ne savent pas de quel village ils proviennent, quel était leur nom. Un garçonnet de huit ans est assis dans mon bureau. Un de nos conseillers bavarde avec lui. Il raconte comment il a été enlevé lorsqu’il avait trois ans. Quel était le nom de son père ? Peut-il se le rappeler ? Il a l’air si frêle pour un garçonnet de huit ans. Je le fais dessiner. Est-ce sa maison ? Oui, il habitait là autrefois. C’est sa télévision, son horloge. Mais il confond la maison de son père avec celle de la rebelle qui l’a recueilli, avec celle de son père adoptif. Il confond ses petits congénères avec son frère. Il aimerait savoir si ses parents sont encore en vie. Mais il ne sait plus de quel village il provient, ni de quelle région. Il existe toutes sortes de programmes de recherche, des photos, des listes de noms qui sont diffusées dans tout le pays. Qui connaît cet enfant ? Personne ne s’est manifesté. Peut-être les parents sont-ils morts. Peut-être, y a-t-il tout de même encore de l’espoir ; des réfugiés rentrent encore de Guinée chaque jour. Qui sait, les parents se sont-ils enfuis là-bas ? Il raconte sa vie chez les rebelles. Il a à présent été recueilli par un gentil monsieur et par sa femme, qui l’envoient à l’école, le considèrent un peu comme leur enfant, le gâtent, leurs propres enfants ont déjà quitté la maison et ils veulent bien garder le garçonnet. Il ne se sent que trop bien là, aussi ne raconte-t-il rien à son père adoptif, ni de son passé, ni de son désir de retrouver ses parents, déchiré par des sentiments de loyauté comme peuvent en avoir les enfants. Il faut donc également parler avec le père adoptif, longuement et prudemment, jusqu’à ce qu’il accepte que nous diffusions à nouveau le signalement du garçonnet sur le réseau de recherche. Non, il n’y a pas de happy end pour le moment, il faut continuer d’attendre. Et qui dira où le garçonnet sera finalement le mieux ? »

La souffrance des jeunes victimes persiste longtemps. Les conséquences sont perceptibles pendant de nombreuses années. Des traumatismes qui ne veulent pas s’effacer. La confrontation forcée avec la violence qui peut les amener à adopter un comportement agressif par la suite. Des opportunités d’éducation perdues occasionnant un handicap qui ne pourra plus être surmonté. La lutte avec ce passé dépasse le plus souvent les forces des communautés tout de même déjà lourdement affligées. Il y a pourtant des exceptions. Dans quelques pays africains et asiatiques, les autorités et la population ont élaboré des activités qui préparent les anciens enfants-soldats à mener une existence aussi normale que possible. L’aide étrangère constitue une autre possibilité. Au Liberia, Christian Children’s Fund (www.christianchildrenfund.org), une ONG américaine, a accompagné des milliers d’enfants dans l’assimilation de la misère qu’ils ont connue durant la guerre. La formation d’aidants locaux était, et est toujours, au cœur du programme. Leur matériel consiste en un mélange de rituels anciens et de techniques occidentales. Les guérisseurs traditionnels jouent également un rôle.  

Qui est victime et qui ne l’est pas ?

En 2000, quatre journalistes irlandais ont publié un livre hallucinant intitulé Lost lives (Vies perdues). Il raconte, comme l’indique son sous-titre, « the stories of the men, women and children who died as a result of the Northern Ireland troubles » (les histoires des hommes, des femmes et des enfants qui ont perdu la vie à la suite des troubles en Irlande du Nord). Sa force de frappe réside dans la portraitisation sèche des victimes. Numéro 1, un homme de 28 ans, est mort le 11 juin 1966. Numéro 3638, un père de trois enfants, a été assassiné le 10 janvier 2000. Mille six cents pages de noms, d’âges, de rencontres avec la mort. Rien de plus. C’est un ‘qui est qui’ lugubre, une encyclopédie de la violence absurde.

Cet inventaire est, comme toute autre liste de victimes, le résultat d’une sélection. Il ne comprend que

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les personnes décédées, pas celles qui ont été mutilées. Des choix s’imposent toujours, car on devient victime en deux étapes. Tout d’abord, il y a l’atteinte à l’intégrité physique, au bien-être psychique ou aux biens matériels. Ensuite, il y a la reconnaissance du fait que l’on a souffert. Cette deuxième phase est un processus compliqué et souvent imprévisible. Bon nombre de mécanismes, tant politiques que culturels entrent en jeu. Le résultat en est inconcevablement radical. Certains bénéficient d’une reconnaissance et ils acquièrent ainsi les droits qui y sont liés, bien que cela ne soit pas automatique. D’autres resteront dans l’ombre avec leur douleur ; inconnus, si ce n’est pour leurs proches. Le risque est grand que leur confrontation avec le passé soit bien plus douloureuse.

L’importance des décisions politiquesLe rapport de la commission de vérité sud-africaine compte plusieurs milliers de pages. Le tome sept, qui en comporte 967, contient les noms de 21.523 hommes et femmes, qui ont été reconnus comme victimes de la lutte contre l’apartheid. Mais derrière ces personnes se cachent encore plusieurs centaines de milliers de noirs, de métis et de blancs. Leurs lésions restent anonymes. C’est la conséquence de décisions politiques. La commission avait un mandat limité. Seules les violations importantes des droits de l’homme entraient en ligne de compte pour être relatées : assassinat, torture, kidnapping et sévices graves. Une arrestation arbitraire, par exemple, n’en faisait pas partie, même si l’intéressé avait été emprisonné pendant une période assez longue. Le rapport lui-même mentionne qu’au moins 70.000 personnes ont connu cette cuisante expérience. La période que la commission pouvait examiner était comprise entre le 1er mars 1960 et le 10 mai 1994. Cette limitation a également eu pour effet d’exclure des milliers de personnes. Le mandat de la commission avait initialement une durée de deux ans et demi. Par la suite, il a été un peu prolongé, mais il est resté beaucoup trop court pour recenser toutes les victimes de l’apartheid. Alex Boraine, le numéro deux de la commission, a écrit dans son A Country Unmasked. Inside South Africa’s Truth and Reconciliation Commission / Un pays démasqué. À l’intérieur de la commission de vérité et de réconciliation sud-africaine (2002) que cela aurait demandé vingt à trente ans. Le coût de la commission a représenté une autre source de limitations, bien que près de 22 millions de dollars américains aient été mis à disposition annuellement. D’autres commissions de vérité ont encore été davantage limitées dans leurs possibilités que leur homologue d’Afrique du Sud. Cela signifie qu’elles ont encore pu identifier moins de victimes. Les programmes d’indemnisation de la souffrance subie par les personnes demandent également des décisions politiques qui fonctionnent comme un crible.

Affronter un passé cruel comporte une large part de tragédie, mais être forcé de faire abstraction de victimes n’est certainement pas la moindre manifestation de celle-ci.

La culture joue un rôleChaque guerre civile, chaque génocide, chaque régime dictatorial a son caractère propre. Les valeurs et les normes, la culture au sens large du terme, jouent également un rôle important dans l’approche d’un héritage aussi âpre. Les conséquences en sont bien perceptibles dans la recherche des victimes. Les interprétations larges de la notion de famille, courantes dans les sociétés africaines, élargissent le cercle dans lequel le chagrin fait l’objet d’une reconnaissance. Lorsque les abus sexuels ne sont pas considérés comme un crime grave, c’est l’inverse qui se produit. C’est pourquoi un nombre de femmes beaucoup moins élevé que l’on pouvait s’y attendre figure sur la liste de la commission de vérité sud-africaine.

Se faire connaître comme victime, par exemple auprès d’une commission de vérité, exige une panoplie d’aptitudes sociales. Il faut pouvoir donner un nom approprié à ce que l’on a subi, connaître parfaitement l’auteur et savoir ce qui existe en matière d’indemnisation. Il s’agit d’un obstacle sérieux. Et le traumatisme peut être si profond que les gens ne croient plus en l’une ou l’autre forme de réparation. Cela les rend passifs. Ou bien, ils recherchent l’ombre par remords, parce qu’ils ont survécu et d’autres pas.

La vision individuelle du statut de victime est certainement aussi importante. Certains refusent radicalement l’appellation de victime. Ils se considèrent comme combattant de la liberté, martyr, héro et ils veulent être appelés ainsi. D’autres préfèrent être qualifiés de ‘survivant’. Cela paraît moins nécessiteux, plus axé sur l’avenir que sur le passé.

CompétitionLa tentation est grande de considérer tous ceux qui ont souffert comme des alliés naturels, comme des membres d’une famille harmonieuse. Mais il n’en est pas ainsi en réalité. Cela se bouscule sur le marché de la compassion et de la compréhension. L’enjeu est élevé : compensations, discrimination positive sur le plan de l’éducation et du logement, marques d’estime sous la forme de monuments, de médailles, de musées et de commémorations, une place dans la mémoire collective.

Après la seconde guerre mondiale, un débat passionné a éclaté en Belgique, en France et aux Pays-Bas entre les victimes de l’occupant allemand. Les résistants, les déportés, les prisonniers politiques, les communistes et les Juifs survivants ont tenté de faire reconnaître leur souffrance comme plus importante que celle des autres. Ce débat n’est toujours pas complètement clos. Au Rwanda d’après le génocide également, on observe quelque chose de ce genre. Plusieurs organisations de sinistrés se battent dans ce

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pays pour obtenir la priorité. On est loin de la solidarité.Dans une autre arène, des groupes luttent pour ce que Peter Novick, un historien américain, a appelé

l’Olympics of genocides (Les jeux olympiques des génocides). Certains groupes de pression juifs vont très loin dans ce domaine. Selon eux, l’holocauste est tellement unique comme génocide que les autres cas d’extermination de peuples ne méritent pas cette qualification.

Que veulent les victimes et leurs héritiers ?

Au cours de 2006, une commission officielle a examiné les actes de violence raciste s’étant déroulés à Wilmington (États-Unis). Ce genre d’examen n’est pas rare en Amérique, mais il y a quelque chose d’étrange en l’espèce. Plus de cent ans se sont écoulés entre les faits et l’enquête, puisque les événements qui sont examinés à présent se sont produits en 1898. À l’époque, soixante noirs ont été assassinés et plus de deux mille ont été contraints de fuir. La commission propose aujourd’hui d’indemniser les descendants des victimes.

Mon dossier de coupures de journaux regorge de récits de ce genre. J’en extrais quelques articles récents. Autrefois, entre 1884 et 1915, la Namibie était une colonie allemande. En 1904, la population Herero s’est soulevée contre le colonisateur. Lothar von Trotha, général de service, a donné l’ordre de tuer chaque Herero. Les hommes, les femmes, les enfants et leur bétail. Ce fut le premier massacre de ce qui allait devenir un siècle sanglant. En 2004, le gouvernement allemand a présenté ses excuses et offert beaucoup d’argent. Mais l’affaire n’est pas terminée. Une ONG locale a assigné en justice l’Allemagne et deux sociétés, dont la Deutsche Bank. Elle réclame 2,35 milliards de dollars américains de dommages et intérêts. Cela s’appelle une dette impayée. Fin 2005, deuxième exemple, le gouvernement brésilien a levé l’embargo sur 1200 boîtes pleines d’archives relatives à la dictature militaire (1964-1985). Des dizaines de milliers de documents témoignent de violations des droits de l’homme. Le passé ressuscite donc là aussi. En avril 2009, l’Allemagne, de son côté, a accordé le libre accès aux archives de l’holocauste. Celles-ci contiennent des informations sur plus de 17 millions d’internés de camps de concentration, de travailleurs forcés et d’autres victimes du Troisième Reich. L’Allemagne s’y était refusée pendant soixante ans. Pour des centaines de milliers de survivants ou de membres de la famille des personnes décédées, cette opportunité représente une fenêtre grande ouverte sur ce qui ne peut être oublié. Ou prenons l’affaire des enfants des lebensborn norvégiens où les nazis ont voulu élever une race pure durant l’occupation. Un père allemand, une mère norvégienne. Après la guerre, les enfants ont été rejetés. À présent quelques-uns d’entre eux traînent le gouvernement norvégien devant la Cour européenne des droits de l’homme à Strasbourg. Ils estiment avoir été insuffisamment protégés dans les homes où ils ont été abandonnés. L’enfant le plus connu des lebensborn est Anni-Frid Lyngstad, la chanteuse du groupe ABBA. La Cour a également été saisie par des Polonais en avril 2006. Il s’agit de membres de la famille d’officiers ayant été assassinés en 1940 sur l’ordre de Joseph Staline. Ils veulent, après tout ce temps, faire établir les responsabilités de manière très précise. La justice russe s’est déclarée incompétente et ils se tournent donc à présent vers la juridiction de Strasbourg. L’Australie est encore confrontée chaque jour avec l’héritage des injustices commises à l’égard des aborigènes. La vérité sur ce point a longtemps été tue et ce silence a ainsi eu des conséquences. N’étant pas gênés par le moindre remords, les Australiens blancs ont laissé s’opérer toutes sortes de formes de discriminations graves. C’est ainsi que la coutume de retirer les enfants des familles aborigènes et de les placer dans des familles ou des foyers blancs a survécu jusqu’en 1970-1975. En 1997, un rapport ahurissant a été publié à ce sujet, Bringing Them Home / Les ramener chez eux. L’émotion soulevée n’était pas encore retombée qu’un autre rapport a de nouveau suscité une grande effervescence. De l’argent qui était destiné aux aborigènes au cours du dernier quart du vingtième siècle s’était retrouvé dans la caisse noire du gouvernement et y était resté. Lors des Commonwealth Games (jeux du Common-wealth) de Melbourne (2006), des tracts évoquaient invariablement les Stolenwealth Games (jeux de la richesse volée). En Australie, avant-hier, hier et aujourd’hui cohabitent très étroitement.

L’indemnisation de la douleur subie figure en première position pour nombre de victimes. Cela est compréhensible s’il s’agit d’une perte récente, quotidiennement perceptible, mais les très anciennes blessures suscitent également encore des demandes de compensation du dommage, qui se fait encore sentir. Dans certains cas, c’est une réparation morale qui est demandée, une simple reconnaissance comme victime par exemple. Ou bien, on veut ouvrir des dossiers pour finalement entendre ce qui s’est produit dans le passé. D’autres encore réclament à la fois un dédommagement, une reconnaissance et des informations.

2  LES  CHASSEURS

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Il y a Adolf Hitler et il y a Arthur Neville Chamberlain, le premier ministre britannique qui a laissé faire le dictateur en 1938. Il y a Joseph Staline et il y a ses partisans en occident qui défendaient les goulags. Il y a Saddam Hussein et il y a le gouvernement américain qui a doublé l’aide à l’Irak en 1989, quelques mois après le gazage de centaines de Kurdes. Il y a Gideon Johannes Nieuwoudt, tortionnaire de noirs et de métis et les amis étrangers de l’apartheid. Il y a les journalistes de la radio de la haine Mille Collines à Kigali et il y a le Pentagone qui n’a pas voulu brouiller l’émetteur. Il y a les chasseurs qui tuent et torturent et il y a les spectateurs qui applaudissent ou qui ferment les yeux. Tous sont responsables de l’une ou l’autre manière.

La responsabilité est un monstre polycéphale

Chaque conflit brutal engendre une grande diversité de coupables. Des hommes et des femmes, des instances officielles et des particuliers, des locaux et des étrangers, des généraux et de la piétaille. Le poids de leur responsabilité détermine leur place dans la hiérarchie du mal.

Ceux qui ont transgressé les lois pénales de la communauté internationale figurent en tête de liste. Les crimes contre l’humanité, les génocides, les crimes de guerre et les violations graves des droits de l’homme constituent les catégories qui parlent le plus à l’imagination. Elles attirent également le plus l’attention.

Bien plus loin, dans une zone grise étendue, il y a la faute qui n’est pas de nature criminelle, mais d’ordre politique ou moral. Dans les dernières années de l’apart-heid, un doigt accusateur a souvent été pointé vers tous ceux qui avaient profité du système. Ils n’avaient ni assassiné ni torturé, mais ils se trouvaient toujours au premier rang lors de la distribution des emplois, pour bénéficier des soins de santé, de l’éducation, de logements. Antjie Krog, poétesse et journaliste afrikaner les a décrits dans son livre La douleur des mots (2004). Dans l’avant-propos de la traduction néerlandaise de cet ouvrage, Adriaan van Dis prolonge encore la nécessité de sentiments de culpabilité. Je cite ces propos : « Bon nombre des choses qui se sont passées en Afrique du Sud concernent notre avenir. Le rapport entre blanc et noir équivaut à riche et pauvre, Nord et Sud. (…) Les questions qu’Antjie Krog se pose, sont des questions que nous pouvons nous poser ici également : dans quelle mesure est-ce que je profite du fait qu’autrui est lésé ? En suis-je personnellement responsable ? Que valent pour les victimes ma culpabilité et ma honte ? Qu’exige la victime du coupable ? Le passé me sera-t-il reproché à moi et à mes petits enfants ? » [traduction libre]

Autour de ces ‘silent beneficiaries’ (bénéficiaires silencieux) comme on les appelle dans la littérature, gravite un autre groupe : les spectateurs qui regardent dans l’autre direction, qui ne lèvent pas le petit doigt. Samantha Power, une essayiste américaine en a dressé le portrait en termes durs dans Bystanders in genocide (Les spectateurs du génocide), un article qui est paru dans l’Atlantic Monthly de septembre 2001. Dans cet article, elle examine la responsabilité des États-Unis (et incidemment de la Belgique et de la France) dans le génocide commis au Rwanda. Les responsables politiques de ces pays savaient ce qui se passait. Ils avaient la possibilité d’intervenir, mais ils ont préféré déclarer forfait – essentiellement pour des considérations de politique intérieure.

La dernière catégorie d’acteurs est la plus problématique car il n’est pas toujours certain qu’ils ont vraiment une responsabilité morale. J’illustre la question par un exemple. Au cours de l’été de 1994, des centaines de milliers de Hutus ont fui le Rwanda. Ils se sont retrouvés dans des camps de l’Est du Congo. Quelques sections nationales de Médecins sans frontières y ont joué un rôle important dans l’accueil des réfugiés malades et sous-alimentés. Après quelque temps, il s’est toutefois avéré que des extrémistes Hutus utilisaient les camps pour le regroupement des milices Interahamwe. Les membres de MSF se sont alors retrouvés devant un pénible dilemme. Partir pouvait signifier l’arrêt de mort d’innombrables réfugiés. Rester pouvait déboucher sur une complicité avec des actions futures des Interahamwe. L’équipe belge a encore continué de travailler pendant un an. Cette attitude lui a valu de violentes critiques, également d’organisations sœurs. Des personnes peuvent ainsi se voir également imputer une responsabilité morale, involontairement et même de bonne foi.

Une multitude de motifs

L’objectif poursuivi dans les tribunaux et les commissions de vérité consiste à préserver autant que possible le passé de la guerre civile, de la dictature ou de la répression sanglante. Il est important en l’espèce de parvenir à comprendre ce qui pousse ceux qui planifient et qui exécutent les grandes atrocités. Celui qui décèle leurs motifs, est mieux en mesure d’intervenir préventivement en cas de menace de nouveaux excès.

Il y aurait de quoi remplir une fameuse bibliothèque avec les publications relatives aux sources des comportements violents. On peut y lire que les auteurs peuvent être poussés par des stimuli biologiques, psychiques, politiques et culturels. Je me bornerai à faire un bref tour de la littérature concernant la politique et la culture en tant que fournisseurs de motifs.

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1. Les dictatures, surtout leur variante militaire, ont toujours et partout eu recours à un mobile évident : les ordres sont les ordres. Ce raisonnement était renforcé, si nécessaire, par la contrainte physique pour les hésitants. Depuis les procès de Nuremberg, un ordre d’en haut n’exonère plus un coupable de sa responsabilité. Mais à ce jour, l’expression ‘un ordre est un ordre’ reste l’un des stimuli les plus puissants pour inciter les gens à assassiner et à torturer.

2. En outre, chaque régime répressif élabore des lois qui couvrent complètement les crimes perpétrés au nom de l’État. Cela supprime des hésitations éventuelles chez des coupables potentiels ou confère un sentiment d’innocence à celui qui a commis des crimes. La France a connu au cours de la seconde guerre mondiale ce que l’on appelle une collaboration d’État. Un appareil administratif du pays, le régime de Vichy, a fait sien un ordre transmis par l’occupant allemand. Beaucoup, croyant que ‘Vichy’ était un gouvernement légitime, ont agi selon les lois de celui-ci, même lorsque cela les a conduits à collaborer à la chasse aux Juifs. C’est également un problème fondamental en Europe centrale et orientale postcommuniste. La police secrète et ses informateurs, les juges et les censeurs ont agi selon les instructions. Le comportement en résultant n’était pas selon eux interdit par la loi pénale en vigueur à l’époque.

3. Adriaan Vlok, ministre de la loi et de l’ordre dans le dernier gouvernement de l’apartheid en Afrique du Sud, a expliqué devant la commission de vérité comment des personnes étaient induites par des détours à commettre des crimes atroces. L’utilisation ambiguë de la langue dans les milieux politiques devait supprimer les obstacles éventuels. Dans les communications avec la police et l’armée, il n’était donné aucune définition précise des termes tels que ‘détruisez’, ‘faites disparaître’, ‘éradiquez’, ‘éliminez’, ‘neutralisez’, ‘taking out’, ‘informal policing’, ‘methods other than detention’ (suppression, maintien de l’ordre informel, méthodes autres que la détention). Cela laissait une large marge d’interprétation à ces instances. Ce sont des mots qui assassinent.

4. Le recours à des termes qui retirent sa nature humaine à l’opposant va encore un peu plus loin. C’est une technique qui transforme en assassins des hommes et des femmes tout à fait ordinaires. Le Rwanda a en fait une démonstration convaincante au printemps de 1994. La radio Mille Collines qualifiait les Tutsis de cancrelats. Pour des dizaines de milliers de Hutus, cela a constitué un alibi pour éliminer leurs voisins. Les membres des milices serbes, quant à eux, qualifiaient les musulmans de chiens que l’on peut abattre. 5. Un mobile par excellence est l’opinion qu’un acte (criminel) repose sur une base politico-idéologique. La violence est alors considérée comme moralement justifiée. C’est un instrument dans la lutte pour la liberté par exemple. Ou bien cela constitue la réponse à une violence encore plus grave de la part d’un État répressif ou de l’ennemi.

6. Une culture d’impunité engendre des coupables. C’est une dernière source de mobile, mais certainement pas la moindre. Si année après année, conflit après conflit, on passe l’éponge sur les violations des droits de l’homme, il ne reste plus beaucoup d’obstacles à un comportement violent.

Il y a des auteurs chez lesquels tous ces mobiles sont réunis. Ils constituent le noyau le plus sombre de ce que les guerres civiles et les régimes répressifs occasionnent comme violence. Même après, ils restent incurables. En voici un exemple sud-africain.

Truth and lies / Mensonges et vérités (2001) est un livre de photos de Jillian Edelstein sur la commission de vérité d’Afrique du sud. Elle dresse le portrait, en marge des audiences publiques, des coupables en quête d’amnistie et des victimes en quête de reconnaissance. Michael Ignatieff, un écrivain canadien, a rédigé l’introduction. Je regarde une des photos à travers ses yeux. Deux hommes. Un agent de sécurité et Gideon Johannes Nieuwoudt, assassin et tortionnaire notoire, après sa plaidoirie en vue d’obtenir l’amnistie. Ignatieff déclare : « C’est un cliché remarquable. Nieuwoudt regarde droit dans l’objectif, une cigarette tenue de manière virile et nonchalante dans une main, l’autre dans la poche du pantalon. Mais il y a surtout l’ébauche d’un sourire. Cet homme a torturé des hommes et des femmes avec la cigarette qu’il tient si nonchalamment dans la main droite. Il se délecte de l’attention de l’appareil. Son regard semble me dire : oui, je suis un des secrets les plus profonds de l’apartheid. Je me trouvais au cœur de celui-ci. Jugez-moi autant et aussi longtemps que vous voulez. I don’t care. » [traduction libre] La photo montre ce que la Truth and Reconciliation Commission (Commission de vérité et de réconciliation) n’a pu montrer : l’aplomb de celui qui décidait de la vie ou de la mort, qui continue à mentir sans se gêner, de l’apartheid après l’apart-heid.

Nieuwoudt, Afrikaner jusqu’à la moelle des os, est âgé de vingt et un ans lorsqu’il se mue en born-again Christian (chrétien ‘nouveau-né’). Cinq ans plus tard, il est alors officier dans la police de sécurité, il assassine Steve Biko, militant anti-apartheid. Non pas parce que celui-ci était un opposant particulièrement dangereux, mais, dixit Nieuwoudt, parce qu’il s’agissait d’un Cafre particulièrement arrogant. Rendez-vous compte, il ne voulait pas se lever durant son interrogatoire. Biko a été le premier d’une longue liste de liquidations auxquelles Nieuwoudt a participé. Devant la commission de vérité,

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lorsqu’il a justifié sa demande d’amnistie, il n’a pas nié la plupart des assassinats. Il s’est seulement abstenu de révéler la vérité sur ce qui s’était exactement passé. Il ne s’est guère exprimé sur les raisons pour lesquelles ces hommes devaient mourir et sur la manière dont il a procédé. Il n’a pas obtenu d’amnistie générale, a été arrêté et a été condamné à 20 ans d’emprisonnement, ce qu’il n’a pas compris. Lors de sa condamnation, il a déclaré à un journaliste : «  À présent, je constate combien le désir de réconciliation est faible ici  ». Nieuwoudt est le prototype du coupable qui croit dur comme fer qu’il a raison. Il y a une composante religieuse : la bible à portée de main, le fait d’être un membre fidèle de l’Église réformée hollandaise favorable à l’apartheid, la haine des communistes également. Son psychiatre a déclaré à la commission de vérité qu’il avait été marqué toute sa vie par un événement survenu dans sa jeunesse. À l’école, un pasteur qui s’était enfui de Roumanie est venu raconter comment il avait été torturé pendant des années. Et Nieuwoudt est convaincu de la suprématie de la race blanche. Selon ses propres dires, il a assassiné pour Dieu et pour l’Afrique du Sud blanche.

L’apitoiement sur soi-même n’est pas rare chez les personnes de cette espèce. Dans sa plaidoirie pour l’amnistie, Nieuwoudt s’est plaint d’être victime d’un stress posttraumatique. Ou selon les paroles de son psychiatre : « I think Mr Nieuwoudt just killed too many people and it just became too much for him » (Je pense que M. Nieuwoudt a simplement assassiné trop de gens et cela est simplement devenu trop pour lui). L’empathie est également étrangère à lui et à ses congénères. Dans les années quatre-vingts, Nieuwoudt a assassiné Siphiwo Mtimkhulu, un leader étudiant noir. En 1998, il a demandé et obtenu de la commission de vérité l’amnistie pour cet acte – bien qu’il soit resté vague, à la grande consternation de la mère de la victime, sur les circonstances dans lesquelles le jeune homme avait été tué. Peu après, il s’est rendu dans la famille de Mtimkhulu en compagnie d’une équipe de télévision, soi-disant pour demander pardon. Tout le pays a pu voir au journal télévisé le fils de Siphiwo le frapper sur la tête avec un vase. Les bourreaux voient toujours les événements qui se sont déroulés d’une manière entièrement différente des victimes. Chez des personnes comme Nieuwoudt, ce fossé est infranchissable.

Gideon Johannes Nieuwoudt est décédé fin août 2005, à l’âge de 54 ans. Il avait un cancer du poumon. La cigarette avec laquelle il avait torturé les noirs et les métis a exécuté la sentence.

3  QUAND  LES  VICTIMES  ET  LES  BOURREAUX  CHANGENT  RÈGULIËREMENT  DE  RÙLE

« Qui sont les bons  ? Qui sont les méchants du film  ? Voilà ce qu’en Europe les Européens bien intentionnés, Européens de gauche ou progressistes et autres intellectuels, veulent savoir avant toute chose. Pendant la guerre du Vietnam, c’était facile. Le peuple vietnamien était la victime, les Américains du mauvais côté. Avec l’apartheid, pareil : l’apartheid était un crime, combattre pour la libération nationale, pour l’égalité et la dignité humaine était juste.  » Ce sont des phrases d’Amos Oz dans son ouvrage Comment guérir un fanatique (2006). Mais, ajoute-t-il, dans le conflit israélo-palestinien, les choses sont moins claires. On ne sait pas qui sont les anges et qui sont les démons. Le puzzle compliqué que représente la situation au Moyen-Orient n’est pas une exception. Il suffit de parler de génocide au Burundi pour que les Hutus et les Tutsis évoquent une période différente de l’histoire sanglante de leur pays. Ils sont empêtrés dans une spirale d’accusations mutuelles. J’ai vécu cela lors d’une séance spéciale con-sacrée à la réconciliation au parlement burundais.

L’ex-Yougoslavie constitue un autre exemple frappant de cette divergence de points de vue. Pas mal de Serbes trouvent notamment dans la guerre avec les Turcs, au quatorzième siècle, des motifs de mépriser encore à présent les musulmans bosniaques. S’agissant des Croates, ils n’ont pas oublié que ceux-ci ont terrorisé les Serbes au nom des nazis entre 1940 et 1945. Chaque groupe de population colonise ainsi un épisode du passé pour en faire un bon et un mauvais usage. La guerre dans cette région a rendu encore plus explosif le cocktail des ingrédients historiques. À chaque fois, la mémoire se concentre sur les périodes au cours desquelles on a été victime. C’est à cet égard que Vera M., un de mes personnages, rejoint mon expédition dans le pays du passé non assimilé.

Une responsabilité partagée

Le 18 novembre 1991, la ville croate de Vukovar tombe aux mains des troupes de l’armée populaire yougoslave, après un siège de trois mois. Plus de 90 % des habitations étaient déjà détruites à ce moment, mais le pire était encore à venir. Deux jours plus tard, les vainqueurs sortent 250 blessés et membres du personnel soignant de l’hôpital local, les conduisent dans une porcherie dans le village voisin d’Ovcara, les exécutent et jettent leurs corps dans une fosse commune. Quelque cinq mille autres habitants sont rassemblés dans un hangar, un peu en dehors de la ville. Leur terminus – pour certains également au sens littéral – est l’un des camps situés en territoire serbe.

Nous sommes le 18 novembre 2002. Selon l’habitude, chaque année Vukovar commémore le souvenir des assassinats perpétrés par les Serbes fin 1991. Je participe à un symposium sur les droits de l’homme. Je m’entretiens avec des survivants des camps serbes, je contemple avec eux ce qui est toujours une ville

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dévastée (je me dis qu’elle ressemble à un des décors du film Saving Private Ryan/Il faut sauver le soldat Ryan), je participe à un hommage fleuri au monument d’Ovcara. Et je fais tout cela avec des sentiments très mélangés, car je me retrouve manifestement sans le vouloir au milieu d’un rituel nationaliste. Le soir, dans un restaurant, les récits concernant les atrocités commises par les Serbes se succèdent. Il y a un bref moment de silence lorsque Vera M. évoque l’assassinat de son père, de son frère et de son fiancé. Le traumatisme est fort profond, tout comme la rancœur et la haine à l’égard des anciens occupants. Je ne ressens absolument pas la nécessité d’entamer une discussion avec elle. Je cherche bien à débattre de la question avec des historiens et des sociologues de l’université de Zagreb. Mais ils s’y refusent. Leur thèse est claire : les Serbes détiennent le monopole de la violence extrême. L’ambiance se refroidit encore lorsque j’aborde la question de la responsabilité partagée. N’y a-t-il pas eu des crimes commis par l’armée croate dans la Krajina où vivaient de nombreux Serbes ? En oblique par rapport à moi, est assis un homme qui se dit colonel. Il a participé aux combats il y a onze ans. L’après-midi, il m’avait montré la tombe de son frère, tué par une grenade serbe. Son attitude témoigne à présent d’une fureur contenue. Non, mais des fois, que pense donc ce donneur de leçons belge ? N’a-t-il pas vu notre chagrin ? Un sentiment de honte m’envahit un bref moment. Après le repas, je me promène dans Vukovar avec Vera M. et quelques-uns de ses amis. Je vois l’un d’entre eux cracher sur l’avis mortuaire d’un voisin, un Serbe, imprimé en caractères cyrilliques.

En prenant congé, je reçois une réplique en pierre, de vingt centimètres de hauteur, du château d’eau criblé de balles de Vukovar, un des symboles de la dévastation. L’objet a un aspect très réaliste. Une dernière tentative pour me convaincre ? Par la suite, j’apprendrai que deux mois auparavant, des tombes ont été endommagées dans un cimetière serbe. C’était le septième incident de ce genre à Vukovar cette année. En 2003, cela s’est produit à nouveau : une église orthodoxe serbe a également subi des dégâts.

En 2006, le club de football Dinamo Zagreb a offert la recette de son dernier match comptant pour le championnat à une ‘fondation pour la vérité sur la guerre dans la patrie’. L’argent est destiné aux Croates qui sont détenus à La Haye, en attente de jugement, car ce sont des héros. Le général Ante Gotovina, en particulier, fait l’objet d’un puissant élan de sympathie. Il a participé comme officier à l’Opération Tempête, l’offensive éclair par laquelle les Croates ont reconquis en août 1995 la région de la Krajina contrôlée par les Serbes. Un journaliste belge, Mon Vanderostyne, a été le premier reporter étranger à pouvoir visiter la région. Il a écrit dans son reportage dans le journal de l’époque : « À gauche et à droite de la route, sur une distance de plus de cinquante kilomètres, toutes les fermes étaient en feu. C’était la tactique de la terre brûlée. Cent cinquante mille Serbes ont été chassés ; la politique de l’incendie volontaire était destinée à éviter leur retour à tout jamais. » Vanderostyne a vu une unité de police de la région de Vukovar, donc bien loin de là, « voler des voitures et charger au maximum des camions avec des télévisions, des chaînes hifi, des boîtes de chaussures, de lourdes malles et de grands sacs au contenu indéterminé.   » L’acte d’accusation officiel contre Gotovina fait état d’exécutions et de tortures arbitraires. Son procès a débuté à La Haye en mars 2008. Mais pour Vera M. et ses congénères, il est et demeure un héros.

C’est le hasard qui m’a conduit à Vukovar en Croatie. Il aurait également pu s’agir de Knin, dans la Krajina. J’aurais alors entendu des récits similaires, mais cette fois dans la version serbe. Une telle mainmise sélective sur l’histoire rend difficile l’assimilation d’un passé sombre. La reconnaissance des blessures mutuelles constitue une étape cruciale, mais également particulièrement difficile du processus de cicatrisation. L’Irlande du Nord en apporte la preuve depuis des années déjà. Les forces de l’ordre et les paramilitaires protestants ont assassiné plus de mille citoyens catholiques. L’IRA et les milices apparentées sont, pour leur part, responsables d’environ 60 % de tous les assassinats commis entre 1966 et 1999. Les deux camps se considèrent comme les victimes et considèrent les autres comme les coupables. Fort heureusement, il existe toujours au milieu d’un océan d’incompréhension des îlots de respect pour ce qui constitue une vérité douloureuse, à savoir que les coupables et les victimes ont fréquemment changé de rôle. Au printemps de 2004, j’ai vu à l’œuvre à Belfast les habitants d’un îlot de ce genre. C’était à l’occasion d’une table ronde sur la réconciliation. Des membres des deux communautés dont la ville est constituée s’étaient réunis pour chercher à déterminer ce qui les liait. Les participants étaient assis par ordre alphabétique, catholiques et protestants, républicains et loyalistes, côte à côte. Je m’y suis entretenu avec Monica McWilliams. Elle avait fondé en 1996 un parti féministe pluraliste, la Northern Ireland Women’s Coalition (Coalition des femmes d’Irlande du Nord) et représentait ce groupe à l’assemblée nord-irlandaise. Les femmes, a-t-elle déclaré, établissent plus facilement des ponts. Elles reconnaissent également plus rapidement que chaque camp compte des victimes et des coupables. « C’est ce que nous avons démontré lors des négociations qui devaient aboutir à l’accord du Vendredi saint (avril 1998), la première étape vers une paix véritable. Les hommes quittaient souvent la salle par pure frustration. Les femmes continuaient à parler. Nous considérons un compromis comme un signe de force, pas de faiblesse. » Un négociateur britannique a déclaré par la suite lors d’une interview : « Chaque fois que les hommes se reprochaient des crimes du passé, les femmes parlaient de leurs enfants, de leur chagrin, de leur espoir d’une vie meilleure. Cela débloquait les discussions. »

Les enfants-soldats

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Il est particulièrement difficile à dire de certaines personnes si elles sont coupables ou victimes. Les enfants-soldats, l’exemple le plus criant, sont un mélange des deux. Ils ont parfois participé activement aux formes de violence les plus atroces. En même temps, ils ont été, dans de nombreux cas, kidnappés, forcés d’assassiner et ont eux-mêmes fait l’objet de mauvais traitements répétés. Le passé qu’ils doivent assimiler est particulièrement ambigu.

Des informations divergentes circulent sur le nombre d’enfants-soldats. Le chiffre le plus souvent cité s’élève à trois cent mille, tous âgés de moins de dix-huit ans. Il en existe dans une trentaine de pays. Jusqu’il y a peu, c’était surtout la Sierra Leone, le Liberia et l’Ouganda qui faisaient la une de l’actualité, donc à nouveau l’Afrique. Il y a toutefois autant de raison de tourner les regards vers l’Asie. Un grand nombre d’enfants ont été engagés dans les opérations comme soldats ces dernières années en Afghanistan, en Inde (plus précisément au Cachemire), en Indonésie (chez les rebelles de la province d’Atjeh), au Laos, au Myanmar, aux Philippines, au Népal, au Sri Lanka (chez les tigres tamouls), ainsi qu’en Thaïlande et au Yemen.

À la fin de la seconde guerre mondiale, l’Allemagne a poussé ses propres enfants dans la zone des combats. En Belgique, en France et aux Pays-Bas, des milliers d’hommes sont allés combattre comme volontaires sur le front de l’Est. Certains avaient bien moins de 18 ans. Le phénomène n’est certainement pas nouveau, mais on assiste tout de même à une augmentation spectaculaire depuis les années quatre-vingt-dix. Deux évolutions jouent un rôle en l’espèce. D’une part, les armes portatives sont devenues beaucoup plus légères et donc plus faciles à manier pour des enfants et, d’autre part, on assiste à une progression des seigneurs de la guerre et de leurs bandes. Nullement gênés par les conventions de Genève ou par un quelconque code de l’honneur, les enfants constituent pour eux une proie évidente.

En 1994, les Nations unies ont demandé à Graça Machel, veuve d’un ancien président du Mozambique, de rédiger un rapport sur les enfants dans la guerre. Elle a publié celui-ci en 1996. Huit ans plus tard, elle déclarait à ce sujet que la question ne suscitait guère d’intérêt à l’époque. Même la problématique des enfants-soldats ne faisait l’objet d’aucune attention. Cela a changé peu après. Quelques ONG internationales, dont Human Rights Watch et Amnesty International, ont formé en 1998 la Coalition to Stop the Use of Child Soldiers / La coalition pour mettre fin à l’utilisation d’enfants-soldats (www.child-soldiers.org). En février 2002, la convention des Nations unies sur les droits de l’enfant a été complétée d’un protocole qui fixe à dix-huit ans l’âge minimum pour participer aux conflits armés. En novembre 2008, un peu plus de cent vingt États avaient déjà ratifié le protocole. Et pour la Cour pénale internationale, le recrutement d’enfants de moins de 15 ans constitue un crime de guerre. Thomas Lubanga Dyilo, un ancien seigneur de la guerre de l’Est du Congo comparaît actuellement devant la Cour pénale internationale. Il est accusé d’avoir recruté des enfants-soldats. Cette évolution est importante, mais elle n’a pas fait disparaître le phénomène de la planète. Dans son rapport 2004-2007, la Coalition indique que depuis 2004, des enfants-soldats ont été libérés ou démobilisés en Afghanistan, au Burundi, en Côte d’Ivoire, au Liberia et au Sud-Soudan. Mais dans l’intervalle, des dizaines de milliers de nouveaux cas avaient été signalés en Centrafrique, au Darfour, en Irak, en Somalie et au Tchad. Même la ratification du protocole ne retient pas les États. Les Etats-Unis montrent l’exemple. Ils ont engagé des jeunes Américains de dix-sept ans en Afghanistan et en Irak.

Graça Machel, devenue à présent Madame Nelson Mandela, a également rédigé la préface du dernier rapport de la Coalition. Les choses vont beaucoup trop lentement, déclare-t-elle. Elle formule des critiques à l’égard des ‘silent partners’ de ceux qui emploient les enfants-soldats. Il y a les entreprises et les gouvernements en Amérique du Nord et en Europe qui leur fournissent les armes et un entraînement militaire. Des pays comme l’Allemagne et la Norvège refusent d’accorder l’asile à des anciens enfants-soldats. Une nouvelle démonstration de culpabilité morale ?

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PARTIE IIEFFACER LA DOULEUR ET DÉBLAYER

LE TERRAIN

LES PAYS QUI SURVIVENT À UNE GUERRE CIVILE OU À UN RÉGIME RÉPRESSIF NE DISPOSENT QUE D’UN NOMBRE LIMITÉ DE POSSIBILITÉS. LES OPTIONS USUELLES SONT LE CHÂTIMENT DES RESPONSABLES DES CRIMES COMMIS, L’AMNISTIE, LA MISE EN PLACE D’UNE COMMISSION DE VÉRITÉ ET QUELQUES VARIANTES DE CES TROIS

POSSIBILITÉS. DANS LES CHAPITRES SUIVANTS, J’EMPRUNTERAI CES VOIES UNE PAR UNE, EN EXAMINANT CE QU’ELLES COMPORTENT COMME CHANCES DE SUCCÈS ET RISQUES D’ÉCHECS. MA QUÊTE EN VUE D’ÉTABLIR CE QUI

PERMET DE RENDRE LE PASSÉ LE MIEUX ASSIMILABLE ET D’HYPOTHÉQUER LE MOINS L’AVENIR PEUT À PRÉSENT VRAIMENT DÉBUTER.

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1LA POLITIQUE DE LA FERMETÉ

Il est de ces mots qui peuvent évoquer beaucoup de choses différentes. La justice est un de ceux-là. Sa signification est multiple. Les commissions de vérité sont mises en place en partant de l’hypothèse que la remémoration constitue la forme ultime de justice. Le terme frappe également lorsqu’il est question d’indemniser les victimes. Sa signification est alors proche de l’équité, cet autre mot-valise. Mais le mot renvoie toutefois le plus fréquemment à ce qui est ou devrait être le résultat d’une décision judiciaire. Ce contenu se retrouve très clairement dans l’expression ‘justice est faite’. C’est à ce thème que le présent chapitre est consacré.

Mais retournons tout d’abord en Éthiopie, aux procès intentés à Mengistu et à ses partisans. Pour moi, observateur étranger dans ce tribunal, l’ensemble du procès avait quelque chose d’hallucinant. J’ai en tête les images du jugement, après la seconde guerre mondiale, de ceux qui avaient collaboré avec l’occupant allemand. On entendait des murmures de désapprobation lorsque le public jugeait la peine trop clémente et des applaudissements lorsque la peine de mort était prononcée. Il n’y a rien de tout cela là-bas à Addis-Abeba. Tout le monde écoute en retenant son souffle. Les accusés peuvent prendre tranquillement la parole. Au-dessus de la tête du procureur, au plafond, est suspendu un bouclier géant orné du marteau et de la faucille, les symboles du pouvoir qui comparaît devant ses juges. (C’est comme si, il y a quelque soixante ans, les partisans de l’occupant allemand en Belgique, en France et aux Pays-Bas avaient été jugés sous le signe de la croix gammée.) En cas de panne temporaire d’électricité, les accusés et le public se déplacent dans un jardin attenant. Il y a du soleil, du thé et on se promène un peu. Seuls quelques soldats séparent les victimes de leurs bourreaux.

À des milliers de kilomètres de là, à La Haye, l’histoire est écrite entre-temps. Début août 2001, le tribunal international pour l’ex-Yougoslavie a condamné le général bosno-serbe Radislav Krstic à quarante-six ans d’emprisonnement. La Cour a qualifié de comportement génocidaire sa participation aux assassinats perpétrés à Srebrenica. C’était la première fois que quelqu’un était jugé pour génocide en Europe. À Arusha, où le génocide rwandais fait l’objet de procès, des juges ont également prononcé des verdicts similaires.

1  DE  SOLFERINO  ‡  ROME

L’Éthiopie et les tribunaux de La Haye et d’Arusha sont des exemples d’interprétation ferme de la justice. Celle-ci repose sur l’idée que la clémence est exclue pour les violations graves des droits de l’homme et les crimes connexes. Si cette vision n’est pas tout à fait neuve, sa véritable percée ne remonte toutefois qu’aux vingt-cinq/trente dernières années.

Des racines lointaines

Dans le New York Times du 24 mars 2005, Thomas Friedman, le chroniqueur attitré du journal, s’est livré à un remarquable voyage dans le temps. Des soldats américains, écrit-il, ont déjà exécuté au moins vingt-six prisonniers de guerre en Afghanistan et en Irak. Cela a suscité peu d’agitation. Friedman remonte alors plus de deux cents ans en arrière dans l’histoire de son pays. Nous sommes en 1776 et George Washington, qui deviendra le premier président des États-Unis, est à la tête des troupes américaines dans la lutte contre le pouvoir colonial britannique. Il conjure ses soldats de traiter humainement les opposants faits prisonniers, dans le droit-fil des idéaux de la révolution américaine. Nous avons oublié cela, soupire Friedman. Il oublie de mentionner qu’en 1863, un autre Américain, Francis Lieber, a été le premier à coucher sur papier les principes du droit de la guerre, et ce, en pleine guerre civile. Dès 1865, des soldats ont été condamnés pour avoir violé ces principes. Les directives de George Washington et le code de Lieber constituent les toutes premières étapes d’une évolution qui conduira le monde aux tribunaux internationaux actuels.

À l’origine, il y a presque toujours eu une guerre, qui a déclenché des phases ultérieures dans la lutte contre l’impunité. Les événements se déroulant sur le champ de bataille ont été longtemps liés à ce que Michael Ignatieff appelle ‘l’honneur du guerrier’, un code d’honneur militaire. Par exemple, qu’il était tout de même préférable de ménager les soldats et de prodiguer de bons soins aux blessés. Les mercenaires

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étaient en effet coûteux et les volontaires rares. Mais, pendant des siècles, il s’est agi de règles non écrites, qu’il n’était possible de faire respecter que de manière limitée. En outre, la guerre est un monstre qui change sans cesse d’aspect et dans cette métamorphose, les principes éthiques perdent leur force et leur signification à tous les coups. Chaque nouveau conflit appelle un affinement des conventions. Ce n’est pas par hasard si c’est justement le champ de bataille près de la ville italienne de Solferino (le 24 juin 1859) qui a conduit Henri Dunant à envisager la création de la Croix-Rouge internationale. À la moitié du dix-neuvième siècle, le code d’honneur existant était tombé en désuétude. Le service obligatoire s’avérait une source quasiment inépuisable de chair à canon. La technologie, notamment l’introduction de la mitrailleuse, faisait le reste. La bataille de Solferino a non seulement fait quelque quarante mille morts, mais a laissé autant de blessés dépérir. Dunant a cherché à établir des règles du jeu qui pourraient rendre un peu plus civilisée la guerre sous sa nouvelle forme. Il a écrit, alors que Lieber s’y attelait également, les premières lignes de ce qui devait devenir la bible du droit humanitaire. La première convention relative au traitement des soldats malades et blessés vit le jour dès 1864. Seize pays signèrent le document et s’engagèrent à punir les infractions. Dix ans plus tard, Bruxelles accueillit une conférence qui devait élargir la portée de la convention.

La première guerre mondiale avec ses nombreux Solferino a clairement montré qu’il fallait bien plus que quelques textes enthousiastes. Par ailleurs, la Turquie avait massacré, en 1915, sa population arménienne. Les questions relatives à la responsabilité ne pouvaient être éludées. Des tentatives de mise en place d’un tribunal international pour juger les crimes de guerre ont été faites, mais le principe de la souveraineté de chaque État s’avérait un obstacle insurmontable. Le fait que des puissances étrangères puissent juger des citoyens allemands ou turcs, pour ne pas parler de militaires et de politiciens était trop demander. On voulait bien faire une exception pour l’empereur Guillaume II. C’était quand même l’instigateur de toutes ces misères engendrées par la guerre. Mais les Pays-Bas, où l’empereur s’était réfugié, refusèrent de procéder à son extradition. Par conséquent, quasiment tous ceux qui devaient rendre des comptes s’en sortirent impunément. Il s’agit d’un cimetière d’occasions ratées. Le souvenir de ces faits allait tout de même être à l’origine de réactions plus énergiques après la seconde guerre mondiale.

Des progrès à pas de géant

De 1945 à 1949, la lutte contre l’impunité s’accéléra. Ce furent cinq années prodigieuses. Des progrès furent enregistrés sur deux plans. Des tribunaux nationaux et internationaux jugèrent les centaines de milliers de grands et de petits coupables de violence de guerre, bien que seulement du côté des vaincus. Ce fut également une époque où fut créé l’arsenal juridique (conventions, lois pénales), avec lequel des violations graves des droits de l’homme pourraient être mieux réprimées à l’avenir.

À la recherche de la justiceAprès le 11 novembre 1918, la communauté internationale de l’époque n’est pas parvenue à rendre la justice. Les alliés ont bien fait une tentative pour tout de même sauver quelque chose, en transférant environ neuf cents criminels de guerre à la Cour suprême d’Allemagne. Là non plus, il n’y a pas eu de condamnations. Il n’en a pas été ainsi après la seconde guerre mondiale. Dès avant le 8 mai 1945, les Américains, les Britanniques, les Russes et les Français avaient décidé de briser la règle d’or de la souveraineté nationale. Ils jugeraient et con-damneraient eux-mêmes en Allemagne et au Japon. Le 20 novembre 1945, le Tribunal militaire international de Nuremberg, l’expression la plus visible de cette rupture avec le passé, tint sa première audience. Sur les vingt-deux dignitaires nazis, il en acquitterait trois, en enverrait sept en prison pour une longue période et ferait pendre les autres. À Tokyo, un second tribunal international était en activité. Dans l’intervalle, des responsables moins importants avaient également été capturés. Chaque puissance occupante a jugé dans sa propre zone en Allemagne des milliers de criminels de guerre. Les Américains ont prononcé 450 condamnations à mort et les Britanniques 240. La même chose a eu lieu au Japon.

À plus grande échelle encore, la justice a été rendue dans les tribunaux nationaux. Il en a été ainsi à coup sûr dans les pays qui avaient connu une occupation allemande. Si on sait peu de chose des procès s’étant déroulés dans la partie de l’Europe occupée qui se trouvait dans la sphère d’influence de l’Union soviétique, on dispose en revanche de données précises concernant la Belgique, le Danemark, la France, les Pays-Bas et la Norvège. Dans ces pays, des centaines de milliers d’habitants ont payé un prix parfois élevé pour leur collaboration avec les Allemands. En Belgique, il s’est agi de plus de quatre-vingt-dix mille hommes et femmes qui ont été emprisonnés ou se sont vus privés de leurs droits civils et politiques. Aux Pays-Bas, un peu plus de cent dix mille citoyens ont été sanctionnés pour leurs fautes. En France, ce nombre s’est élevé à 130.000.

Qu’est-ce que cela a apporté ? Les événements s’étant déroulés pendant la guerre ne pouvaient tomber dans l’oubli. C’était un des objectifs. C’est pourquoi, on s’est efforcé dans des centaines de tribunaux de consigner le passé, dans les actes d’accusation, dans les témoignages et dans les jugements. On voulait en outre rompre avec la culture de l’impunité. Cela ne s’est malheureusement pas passé tout à fait bien. En voulant traduire en justice les collaborateurs nationaux des Allemands, des pays comme la Belgique, la

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France et les Pays-Bas ont parfois dérapé. Il y a eu de mauvais traitements, on a puni initialement les coupables en faisant preuve d’une sévérité excessive et on n’a pas toujours respecté les droits de la défense. Le comportement des vainqueurs pendant la guerre n’a non plus été examiné nulle part, ni à Nuremberg, ni à Tokyo. On peut par conséquent reprocher à ces tribunaux d’avoir exercé la vengeance juridique des vainqueurs. Parallèlement, le règlement de compte des atrocités est resté inachevé. Les alliés ont laissé impunis des centaines de nazis, parfois des criminels notoires, parce qu’ils pouvaient utiliser ces personnes comme alliés dans le cadre de la guerre froide. Même le Belge Robert Verbelen, chef de l’escadron de la mort le plus noir durant l’occupation allemande a échappé à une condamnation grâce aux Américains. En outre, il entrait initialement dans les intentions que les Allemands et leurs alliés européens jugent également eux-mêmes une partie de leur population. Cela est resté en grande partie un vœu pieux. La dénazification en Allemagne et en Autriche a échoué. En Italie, on demandait dès juin 1946 de passer juridiquement l’éponge sur le passé.

Le bilan n’est pourtant pas négatif. Le tribunal international qui a jugé Goering et consorts a acquis une valeur de précédent élevée. On a depuis plaidé, à l’occasion de nouvelles guerres, pour une opération à la Nuremberg. Un progrès, par rapport à l’approche antérieure, consiste en ce que la responsabilité et la sanction ne frappent plus toute une nation, mais des individus. Après 1918, la responsabilité des actes de barbarie avait été attribuée à l’Allemagne en tant que nation. Mais le plus important, c’est bien qu’un obstacle à la lutte contre l’impunité a été partiellement écarté. Jusqu’en 1945, le droit pénal obéissait à une logique strictement territoriale. Chaque pays était le maître de la question de savoir qui était ou non coupable dans les limites de ses frontières. Un changement est alors intervenu à cet égard. Depuis, les États souverains sont pour ainsi dépossédés de leurs pouvoirs pour certains crimes. C’est le début de ce que l’on appellera plus de soixante ans après la version juridique de la mondialisation.

Un filet de mots contraignantsNous sommes le 14 mars 1921. Il pleut à Charlottenburg, un quartier de Berlin. Un jeune Arménien surgit derrière un homme vêtu d’un lourd pardessus gris. L’Arménien, Soghomon Tehlirian, appuie un pistolet contre l’occiput de l’homme. Il presse la détente en criant : « à présent, la mort de ma famille est vengée ». C’est à peu près ainsi que débute ‘A Problem from Hell’ : America and the Age of Genocide / Un problème venu de l’enfer : l’Amérique et l’ère du génocide (2003), le livre de l’Américaine Samantha Power sur la manière dont on a traité les génocides du vingtième siècle. Tehlirian est le seul membre de sa famille à avoir survécu aux massacres turcs de 1915. La victime, Talaat Pasha, est l’architecte de ce génocide. Tout comme ses coreligionnaires, il n’avait jamais été inquiété. Quelques pages plus loin, Power dirige son regard sur Raphael Lemkin, un Juif polonais qui étudie la linguistique à l’université de Lvov au début des années vingt. Il est frappé par cet événement qui s’est produit à Berlin. Comment est-il possible, demande-t-il à un de ses professeurs, d’être puni pour l’assassinat d’un seul homme, mais pas pour celui d’un million de personnes ? Il consacrera le reste de sa vie à cette question. Au cours de la seconde guerre mondiale, il est également touché personnellement par le problème. Toute sa famille périt dans l’holocauste. Lemkin se révèle un combattant infatigable contre l’impunité pour des massacres. Il invente le mot génocide, expose ses arguments dans des milliers de pages de tracts et de pamphlets et assaille sans cesse les chefs de gouvernement et les diplomates. Il parviendra à ses fins, avec l’aide d’un nombre croissant de participants. Le 9  décembre 1948, l’Assemblée générale des Nations unies approuve une convention pour la prévention et la répression du crime de génocide. Le plus grand crime avait enfin un nom. Mais ce n’était pas suffisant, comme cela devait bien vite apparaître.

Le livre de Power est un travail de journaliste (devenu professeur d’université par la suite). Cela est perceptible dans ses récits captivants concernant des personnages tels que Raphael Lemkin. Mais elle a également fait preuve d’une précision scientifique. Elle dissèque le cours ultérieur de la vie de la convention sur le génocide avec la précision d’un scalpel et montre comment le document n’a été pendant longtemps rien de plus que quelques mots couchés sur le papier. Il n’a pas été capable d’éviter les ‘killing fields’ du Cambodge, les neuf cent mille morts au Rwanda, le gazage des Kurdes irakiens et la tragédie de Srebrenica. Samantha Power identifie les résistances, dépeint les personnes qui ont saboté la convention sur le génocide, blâme les spectateurs qui regardaient de l’autre côté lorsqu’un peuple de plus était massacré. Elle décrit ainsi de façon minutieuse le refus des Etats-Unis de ratifier la convention sur le génocide pendant des décennies. Initialement, le silence était complet. Au début de 1967, le sénateur démocrate William Proxmire a relevé le gant. Pendant dix-neuf ans, il va plaider pour la ratification à chaque séance du sénat, jour après jour, 3211 fois. Le 11 février 1986, le Sénat adopte sa proposition, après l’avoir toutefois profondément édulcorée. (Vous lisez cette histoire comme si cela se passait aujourd’hui avec l’opposition des États-Unis à la Cour pénale internationale – les mêmes craintes, les mêmes doutes, les mêmes raisonnements captieux, le même ethnocentrisme.)

Aucun jalon n’a-t-il alors été posé le 9 décembre 1948 ? Certes non. Cette date a marqué l’amorce de ce qui allait devenir un filet de mots contraignants, une série de textes juridiques qui allaient accroître progressivement le caractère punissable des violations des droits de l’homme. Le langage, a fortiori sous sa forme juridique, représente une arme dans la lutte contre l’injustice. Il faut pouvoir donner un nom au mal pour pouvoir l’attaquer. Une définition juridique des ‘crimes contre l’humanité’ figurait déjà pour la première fois dans le règlement du tribunal de Nuremberg. Lemkin et les Nations unies ont enrichi la

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langue primitive de la justice du mot génocide. L’auteur chilien Ariel Dorfman a écrit ce qui suit à propos de la force de ce genre de mots : « ...c’est tout ce qu’il faut : quelqu’un qui se met à hurler dans le désert éthique, quelqu’un, puis encore quelqu’un, puis encore quelqu’un – c’est tout ce qu’il faut pour maintenir en vie l’espoir de la justice. » [traduction libre] Cela marche. Celui qui qualifie aujourd’hui de génocide la violence au Darfour (Soudan) suscite sa propre indignation et celle d’autrui et réclame des mesures.

Un nouveau pas fut accompli le 12 août 1949. C’est ce jour-là que furent adoptées, sous l’égide de la Croix-Rouge internationale, les quatre Conventions de Genève. Celles-ci visent à conférer en temps de guerre une protection aux combattants malades et blessés, aux prisonniers de guerre et – pour la première fois – également aux personnes civiles qui sont exposées aux actes de violence. Ces conventions ne sont pas entièrement neuves. Elles s’inscrivent en effet dans le droit-fil de ce qui avait été entamé dès 1864, à l’initiative d’Henri Dunant, mais elles ouvrent de nouvelles perspectives. La portée de ces conventions est beaucoup plus grande, car un plus grand nombre de pays les a ratifiées Il incombe également aux pays signataires d’intégrer les mesures de protection dans leur propre législation pénale nationale. Et le principe de la souveraineté nationale est à nouveau mis sous pression, car ce que l’on appelle la juridiction universelle connaît un succès grandissant : les auteurs d’infractions graves peuvent être poursuivis dans chaque État signataire.

Il était devenu possible de forcer à rendre des comptes si on le voulait, mais pas pour ce qui s’était passé bien longtemps avant. En effet, la législation pénale bridait le passé, effaçait à sa manière le disque dur de la mémoire. Elle le faisait en permettant la prescription de crimes. Un changement n’est intervenu à ce niveau qu’en 1968. Les Nations unies ont définitivement mis un terme, pour les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre, à la limitation que la législation pénale s’impose à elle-même. Celui qui se livre à la torture en temps de guerre ou est complice de génocide ne peut plus invoquer la prescription. L’écoulement du temps ne constitue plus une garantie d’impunité pour ces auteurs d’exactions.

Tous les chemins mènent, littéralement, à Rome

Jean-Paul Akayesu, le bourgmestre Hutu du village rwandais de Taba, a été condamné pour génocide au tribunal pour le Rwanda, notamment parce qu’il avait encouragé dans son village le viol systématique des femmes Tutsis. Ce type de crime ne figurait pas dans le texte de la convention du 9 décembre 1948. Mais, comme l’a déclaré Pierre-Richard Prosper, le procureur d’alors à Arusha, les conventions ne sont pas des documents immuables. L’esprit de la loi doit pouvoir se dégager. Il est parvenu à démontrer que le viol peut être destiné à rendre impossible, par un moyen détourné, la survie d’une communauté, d’un groupe ethnique ou d’un peuple.

C’est précisément ce qui s’est passé au cours du dernier quart du siècle dernier, la portée de notions telles que génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre a été progressivement élargie. Ce mouvement empruntant différents trajets devait conduire en 1998 à un point final provisoire à Rome, sous la forme de la Cour pénale internationale.

1. Un premier trajet a consisté en l’affinement de tout ce qui existait déjà. C’est ainsi que les Conventions de Genève ont été adaptées à l’esprit du temps, au cours de l’été 1977. La liste des faits qu’il convient de considérer comme des violations graves du droit humanitaire a été considérablement allongée. La convention sur le génocide a également acquis une plus grande force. De plus en plus de pays ont ratifié l’accord. En 1984, la convention contre la torture est venue renforcer l’arsenal juridique. Par ailleurs, une piste parallèle a été suivie au cours des années quatre-vingt-dix. Des lignes directrices relatives à différentes questions telles que l’impunité et l’indemnisation des victimes ont été élaborées au sein de commissions des Nations unies. Si elles sont parfois qualifiées de ‘soft law’ (‘normes douces’) comme si elles étaient de basse origine, elles ajoutent pourtant une dimension à ce qui a été élaboré selon une approche plus ferme, car strictement juridique. Tout cela constitue le fondement d’une limitation de la violence à grande échelle, ancrée dans des accords internationaux. 2. Le problème de bon nombre de ces textes enthousiastes consistait en ce qu’il s’agissait de lois dénuées de moyens coercitifs, dont le respect ne pouvait guère être imposé. Les auteurs de délits disposaient de nombreuses échappatoires juridiques et matérielles. Un changement est progressivement intervenu dans ce domaine, ce qui a permis d’ouvrir une deuxième voie. Cela est bien perceptible dans l’évolution du terme amnistie. Dans les années soixante-dix, ce mot avait une connotation positive. Il symbolisait la liberté pour les prisonniers politiques et Amnesty International en a fait un puissant signe de ralliement. Même pas dix ans plus tard, l’amnistie représentait un pardon à bon marché pour les assassins et les tortionnaires ayant sévi dans des pays tels que le Brésil, le Salvador et le Guatemala. Une lutte internationale contre l’impunité s’est greffée sur cette évolution. Dans l’intervalle, le destin tragique d’un étudiant du Honduras, Manfredo Velásquez, avait permis une grande percée. Velásquez avait été arrêté en septembre 1981 après une razzia et, comme bien d’autres, avait disparu sans laisser de traces. Les leaders politiques ayant accordé l’amnistie aux coupables présumés, les membres de la famille de Velásquez ont déposé plainte auprès de la Cour interaméricaine des droits de l’homme (www.corteidh.or.cr). En 1988, la

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Cour a condamné le Honduras. Elle a déclaré que l’impunité n’était pas admissible. Cette sentence est devenue un formidable précédent. Dix ans plus tard, le 16 octobre 1998, des millions de téléspectateurs ont pu voir Augusto Pinochet, le chef de la junte chilienne, assigné à résidence à Londres.

3. Quasi simultanément, une troisième voie était empruntée. La compréhension morale de ce que les gens peuvent ou ne peuvent pas se faire mutuellement a connu un sérieux glissement. Le génocide au Rwanda a constitué un choc, les épurations ethniques en Bosnie et au Kosovo encore plus, car celles-ci s’étaient déroulées sur les terres de l’Europe. Et à l’approche de l’an 2000, le regard rétrospectif inévitable porté sur un siècle ayant fait quelque 260 millions de victimes de guerre a très probablement joué un rôle également. La vision des droits de l’homme a évolué d’un idéal vers une réalité de plus en plus souvent imposable. La sensibilité à l’égard des violations des droits s’est accrue dans l’opinion publique, les médias et l’enseignement. À côté de la globalisation économique et culturelle, l’embryon de ce qui pourrait devenir un ordre moral mondial s’est développé. Cela suscite un courant sous-jacent qui porte et renforce les évolutions déjà mentionnées.

4. L’avènement des tribunaux internationaux de La Haye (1993) et d’Arusha (1994), le quatrième trajet, a ouvert une brèche dans le mur de défense de ceux qui ne veulent pas renoncer au dogme de la souveraineté nationale, le fondement de pas mal d’impunités. Le principe selon lequel la communauté internationale peut intervenir pénalement en cas de violations se déroulant à l’intérieur des frontières d’un pays est à présent admis. Auparavant, il s’agissait exclusivement des excès commis dans le cadre de conflits entre États.

5. Tous ces chemins ont pour ainsi dire conflué à Rome, lors de la fondation de la Cour pénale internationale. Celle-ci a déplacé de nombreuses balises. La définition des crimes contre l’humanité a été affinée et élargie. Indépendamment également d’une situation de guerre, car elle est tout autant applicable aux crimes qui sont commis en temps de paix. Les instruments permettant de combattre l’impunité ont été renforcés et étoffés. Les Nations unies disposaient ainsi d’un appareil judiciaire propre, beaucoup moins lié à des frontières.

Doutes

On pourra sans doute dire que mon récit est teinté d’une croyance résolue dans le progrès. La réalité est toutefois un peu différente. De grands progrès ont été enregistrés avec la création des tribunaux internationaux de La Haye et d’Arusha, mais ceux-ci ne sont intervenus que lorsque le mal avait déjà été commis. Pour Vera M., mon guide à Vukovar, cela est venu bien trop tard. Les membres de sa famille avaient déjà été tués. Une des grandes puissances, les États-Unis, reste d’ail-leurs capricieusement en marge de l’évolution. (On est bien loin de George Washington et de Francis Lieber.) Ses dirigeants n’apprécient pas la Cour pénale internationale. La psychose traumatique du 11 septembre 2001 y a arrêté l’horloge du progrès moral en matière de droits de l’homme et a même fait tourner ses aiguilles dans le sens opposé, du moins jusqu’à l’arrivée du président Barack Obama. Il existe également dans le monde le concept que pour chaque Radovan Karadic comparaissant devant ses juges, il y a un tyran, un tortionnaire, un barbare qui jouit de sa retraite en toute tranquillité. Idi Amin et Milton Obote, qui ont semé la mort et la misère en Ouganda dans les années soixante-dix et quatre-vingts, ont ensuite coulé des jours paisibles sans être inquiétés, l’un en Arabie saoudite et l’autre en Zambie. Raoul Cédras, qui a évincé le président Aristide en Haïti et qui est responsable de milliers d’assassinats a obtenu l’asile au Panama. Jean-Claude ‘Baby Doc’ Duvalier, un de ses illustres prédécesseurs, vit en France. Mengistu Haile Mariam, le chef d’un régime impitoyable en Éthiopie vit déjà depuis plus de quinze ans au Zimbabwe, sans être inquiété – tout au moins tant que Robert Mugabe restera au pouvoir dans ce pays. Hissène Habré, le souverain dictatorial du Tchad dans les années quatre-vingts, a été impliqué dans des dizaines de milliers de cas d’assassinats et de tortures. En 1990, il a pris la fuite, en emportant le trésor public, au Sénégal, où il vit toujours dix-neuf ans plus tard. Un des instigateurs du massacre de Srebrenica, Radko Mladic, était toujours en liberté mi-2009. Dans une boutade amère datant de 1995, l’écrivain David Rieff déclare que le slogan ‘plus jamais’ ne signifie pas beaucoup plus que ‘plus jamais, les Allemands n’extermineront les Juifs dans l’Europe des années quarante’. Il l’a écrite après les événements de Srebrenica, dans son livre Slaughterhouse : Bosnia and the failure of the West / L’abattoir : la Bosnie et l’échec de l’Occident (1996). Les hésitations géopolitiques relatives au Darfour – soit le point de vue qu’il n’existe pas de génocide, soit le refus d’intervenir militairement — suscitent le soupçon déplaisant que cette déclaration de 2006 n’a pas perdu de sa valeur aujourd’hui. Car l’optimisme peut-être encore le plus tempéré est la connaissance que le droit humanitaire a constamment besoin d’être adapté et affiné. Les conventions de Genève sont sous pression. Cette bible s’use depuis déjà quelques années. La Bosnie, le Rwanda, la Somalie et l’Afghanistan ont montré la guerre dans sa version la plus récente : les milices proserbes, les hommes avec leur machette à Kigali, les enfants-soldats et leur Kalachnikov à Mogadiscio, les seigneurs de la guerre chez les talibans. Dans ces régions, les limites s’estompent, entre les soldats et les civils, entre les coupables et les victimes, entre l’idéologie et la lutte pour s’assurer le contrôle des itinéraires de la drogue. La guerre, écrit

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Michael Ignatieff dans son ouvrage L’honneur du guerrier. Guerre ethnique et conscience moderne (2001), était autrefois l’affaire des militaires, à présent, elle est celle d’irregulars (irréguliers) portant des noms tels que major Rambo, capitaine Double Trouble et général Snake. Dans un tel contexte, les Conventions de Genève ne sont pas applicables. C’est pourquoi la guerre est aujourd’hui si imprévisible et si cruelle. La population est hors-la-loi et même les collaborateurs de la Croix-Rouge internationale et des Nations unies sont pris pour cible.

2  LE  JUGE  PÈNAL,  PRODUCTEUR  DE  JUSTICE

En mars 2009, un tribunal de Belgrade a condamné treize anciens paramilitaires pour leur rôle dans le massacre de Vukovar. C’était dix-sept ans et cinq mois après les faits. L’acte d’accusation mentionnait : crimes de guerre. Le verdict était : peines d’emprisonnement de cinq à vingt ans. Ce procès constitue une véritable percée. On a longtemps douté de la bonne volonté des autorités serbes à traîner en justice des criminels de guerre autochtones. L’horloge de la justice fonctionne très lentement ici, mais ce qui importe, c’est qu’un prix soit finalement payé pour ce qui s’est passé dans les environs de Vukovar. Car pour beaucoup, à Vukovar et ailleurs dans le monde, une condamnation par un tribunal pénal constitue la seule voie menant à la véritable justice. Leur conviction repose sur toute une série d’arguments.

1. À Omagh, en Irlande du nord, une bombe de la Real IRA a tué trente et une personnes le 15 août 1998. Un groupe d’entraide de survivants tente depuis lors de faire traduire les coupables en justice. Une procédure civile a tout d’abord été intentée contre cinquante prévenus. Il a fallu attendre jusqu’en mai 2005 pour qu’un véritable procès criminel débute. Lors d’interviews, le responsable du groupe d’entraide, Michael Gallagher qui a perdu son fils à Omagh, a déclaré sans détours que ses partisans et lui cherchaient à prendre leur revanche. C’est ainsi. Bien souvent, les victimes recherchent l’une ou l’autre forme de rétorsion. Leur sens de la justice peut subir un grave dommage si ce soulagement leur est refusé. Le juge pénal est également nécessaire pour rétablir la confiance en soi de ceux qui ont été préjudiciés. Mais une condamnation est également une reconnaissance publique de la douleur subie. Et plus encore, un tel verdict trace une ligne nette entre le bien et le mal. C’est important, car celui qui lutte contre l’injustice dans un régime répressif se voit généralement traiter de ‘criminel’. Le juge pénal libère la victime de cette animosité. Tout cela pour dire qu’aux yeux de bon nombre de personnes, la condamnation des coupables constitue un devoir moral.

2. ‘Tous les Serbes haïssent les musulmans’, ‘Tous les Hutus sont des assassins’, tels sont les slogans que l’on a pu entendre dans les années quatre-vingt-dix. L’idée que tout un peuple est la cause des atrocités est très dangereuse. C’est généralement la source d’une nouvelle flambée de violence. Je lis ce qu’écrit Amos Oz dans Comment guérir un fanatique : « …aucun homme, aucune femme n’est une île, mais chacun d’entre nous est une presqu’île, une partie rattachée au continent, l’autre tournée vers l’océan. Une partie est reliée à la famille, aux amis, à une culture, une tradition, un pays, une nation, un sexe, une langue, etc., l’autre veut rester seule, face à la mer. Nous devrions avoir le droit d’être des presqu’îles. Tout système politique et social qui tend à nous changer en une île darwinienne est une monstruosité. » Les tribunaux peuvent fournir un antidote contre cette espèce de poison. Car les juges ne statuent pas sur la responsabilité collective. Ils établissent une responsabilité individuelle. Ils sapent ainsi l’idée terrifiante que l’on ne peut se fier à personne dans l’autre camp. Ils sont nombreux pour déclarer que c’est précisément ce qui rend indispensables les procès criminels.

3. ‘No peace without justice’ (pas de paix sans justice) est un slogan que l’on peut lire très fréquemment. Il figure également dans un rapport que Kofi Annan a présenté au Conseil de sécurité en août 2004. Lorsqu’un conflit s’est enfin terminé, déclare le Secrétaire général, la population espère trouver une réponse à ses griefs, également par la voie de la justice pénale. L’ancrage d’une paix fragile ne peut se produire si cette attente se heurte à une non-reconnaissance.

4. Mais l’argument le plus connu consiste en ce que le châtiment est nécessaire comme dissuasion, comme garantie d’un avenir avec moins de violence et moins de répression. On prétend que cela fait hésiter les dictateurs et les tortionnaires potentiels. Et cela vaccine la population contre une nouvelle collaboration avec de telles personnes. Cet argument se situe au cœur de l’appel à la poursuite et à la condamnation selon d’innombrables documents des Nations unies et autant d’opinions d’Amnesty International et de Human Rights Watch.

3  TROIS  VOIES

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Comme je l’ai indiqué dans l’introduction, ce livre est également une expédition. Et comme dans toute mission de reconnaissance, il y a des moments où les chemins bifurquent. Je suis arrivé à un tel point. Une voie, à peu près la seule dans le passé, passe par les tribunaux nationaux. Ce qui s’est passé en Éthiopie en constitue un exemple. Appelons-la ‘punir sous son propre contrôle’. Je commence par emprunter cette voie en pesant le pour et le contre. En cours de route, je rencontre Mamo Wolde, un de mes personnages. Son récit montrera à quel point les problèmes sont importants par ce chemin. Pour éviter ces difficultés, un deuxième circuit a été ouvert il y a quelques années. C’est alors la communauté internationale qui joue le rôle de juge. C’est ce que l’on fait à La Haye et à Arusha. Les limites en sont déjà perceptibles à présent. C’est pourquoi, un chemin de traverse a été ouvert le long de ce trajet. En Sierra Leone, un tribunal hybride exerce ses activités. Des juges aussi bien étrangers que nationaux y siègent. Comme dernière piste, il y a ce que l’on appelle la juridiction universelle. Tant la Belgique que les Pays-Bas ont une certaine expérience de cette formule. À Bruxelles, six Rwandais ont été condamnés pour des faits qu’ils avaient commis dans leur propre pays, bien que les victimes ne fussent pas des Belges. Les Pays-Bas jugent deux Afghans qui ont torturé des opposants au régime communiste dans les années quatre-vingts.

Punir sous son propre contrôle, la première voie

Le fait qu’un pays après une période douloureuse punisse ses propres coupables semble une manière évidente de procéder. La Belgique, les Pays-Bas et la France ont jugé eux-mêmes leurs citoyens inciviques après la seconde guerre mondiale, mais, par la suite, cette méthode est tombée en désuétude. Un silence assourdissant, l’amnésie et l’amnistie étaient la règle, à l’exception du jugement des chefs de la junte en Grèce en 1974. Lorsque le régime dictatorial du général Franco a pris fin, l’Espagne a opté pour la perte de mémoire volontaire. La Junta de Salvação Nacional, qui a pris le pouvoir au Portugal en 1975 s’est tout d’abord engagée dans la voie de la punition, ce qui s’est soldé par un chaos. Ensuite, il s’est produit un revirement. À la moitié de 1976, une loi a levé les sanctions. Si cela n’en portait pas le nom, cela revenait quand même à une amnistie. Lorsque des régimes répressifs ont disparu par la suite en Asie et en Amérique latine, des procès pénaux n’ont pas été organisés dans la plupart des cas.

Quelque temps plus tard, l’Éthiopie a rompu avec cette tradition. Elle a traîné le régime déchu de Mengistu devant la justice pénale à partir de 1994. Mais la difficulté pour un pays ravagé de mener une telle opération avec succès est bien vite apparue. C’est ce que le récit de Mamo Wolde illustre de manière si saisissante.

Munich, le 9 septembre 1972. Frank Shorter, un Américain gagne le marathon olympique. Le Belge Karel Lismont termine deuxième. Trente-sept secondes après lui, l’Éthiopien Mamo Wolde décroche la médaille de bronze. Honolulu, le 12 décembre 2002, trente ans plus tard, Shorter et Lismont rencontrent, lors du marathon organisé à cet endroit, Aberash Semhate, la veuve de Wolde. Entre les deux dates s’est déroulé un drame qui reflète comme aucun autre le chagrin de l’Éthiopie.

Wolde avait remporté la médaille d’or du marathon olympique en 1968. Il y avait repris le flambeau de Bikila Abebe, une autre légende dorée de l’empire de Haile Selassie. Cela avait valu à Wolde, dans son pays, de recevoir une maison ainsi qu’une promotion dans l’armée. Deux ans après avoir remporté la médaille de bronze à Munich, il fut frappé par le mauvais sort. En novembre 1974 Mengistu Haile Mariam prit le pouvoir en Éthiopie. Il installa une république marxiste-léniniste, qui, entre la fin de 1974 et mai 1991, assassina des dizaines de milliers d’opposants et fut coresponsable de la mort par la faim d’environ un million d’hommes. Immédiatement après la prise du pouvoir, Haile Selassie fut assassiné avec tout son entourage. Wolde, qui était membre de la garde impériale, fut lui aussi en péril. Il s’en sortit par une relégation à un emploi dans un ‘kebele’, une espèce de conseil local, qui fournissait des informations à la police secrète. Ce poste lui permit de rester en vie mais allait finalement tout de même lui être fatal.

Vers la fin des années quatre-vingts, l’opposition au régime s’accrut. Une coalition de mouvements de rébellion gagnait continuellement du terrain. La fin de la guerre froide priva également Mengistu du soutien de la Russie. En mai 1991, il s’enfuit au Zimbabwe où il vit encore. Un nouveau régime prit le pouvoir et promit, ainsi vont les choses, de rompre totalement avec le passé. Assez curieusement, compte tenu de la férocité de Mengistu et de sa clique, il n’y eut pas de règlement de compte. Il n’y eut guère d’exécutions sauvages, mais plus de deux mille suspects furent finalement emprisonnés, dans l’attente d’un procès. Parmi eux, en 1992, se trouvait Mamo Wolde.

L’apogée sanglante de la politique de Mengistu fut ce que l’on a appelé la campagne Red Terror dans les années 1977-1979. Les victimes étaient principalement des jeunes. Plusieurs milliers d’entre eux furent torturés et tués. En tant que membre d’un kebele, Wolde a vraisemblablement été impliqué dans l’assassinat politique d’un jeune de quinze ans. Wolde était accusé d’avoir tiré le coup mortel. Il a toujours prétendu le contraire. Les membres de la famille d’une personne assassinée devaient payer eux-mêmes

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chaque balle de l’exécuteur. C’est pourquoi on tirait toujours au moins deux fois sur une victime. Cela rapportait. Wolde a déclaré que le garçon était déjà mort lorsqu’il a tiré la deuxième balle. On a tenté de le libérer de nombreux côtés. Le Comité international olympique a payé son avocat. Kenny Moore, quatrième du marathon olympique de Munich et plus tard devenu journaliste, a mobilisé les athlètes du monde entier, qui ont signé des pétitions, collecté des fonds et exercé des pressions sur les politiciens de leur pays. Amnesty International a publié un dossier sur l’affaire en juillet 1996. Tout cela en vain. Lorsque j’ai abordé ce sujet à Addis avec Girma Wakjira, le procureur spécial, celui-ci a déclaré que la loi pénale ne supporte pas la hâte. Dans le cas de Wolde, il y avait peut-être encore un autre motif. C’était un Oromo de naissance et on prétendait, et on prétend toujours, que ce groupe ethnique veut se séparer de l’Éthiopie. Peut-être que personne dans les sphères dirigeantes ne voulait accorder aux Oromos la libération de l’une de leurs idoles. Cela se pourrait, car les considérations politiques d’ordre intérieur ne sont jamais bien loin lors de la liquidation d’un passé obscur. Quelle que soit la vérité, un verdict n’est tombé qu’en janvier 2002 dans l’affaire Wolde. Pendant tout ce temps, près de dix ans, l’homme est resté prisonnier. Le juge l’a condamné à six ans d’emprisonnement, deux tiers de la période qu’il avait effectivement passée en prison. En février 2002, Wolde, gravement malade, fut alors libéré. Il mourut trois mois plus tard, à l’âge de soixante et onze ans.

L’histoire de Wolde est celle de centaines d’autres de ses concitoyens. Elle montre comment la confrontation avec un héritage gênant peut dégénérer. En Éthiopie, le changement de pouvoir en 1991 a été le fruit d’une victoire militaire. L’ancien régime a été vaincu. L’expérience montre que dans une telle situation, les nouvelles élites s’inquiètent peu d’organiser un règlement de compte décent avec les membres de l’ancien régime déchu. Le plus souvent, les dirigeants sont exécutés et le menu fretin est libéré après un certain temps. La communauté internationale, les États-Unis en tête, a toutefois exigé de l’Éthiopie un jugement selon la ‘rule of law’, les règles du jeu occidentales. L’Éthiopie a acquiescé pour contenter le monde extérieur, mais a voulu se charger elle-même du gros travail, avec ses propres tribunaux existants. Les doutes quant à la faisabilité de cette tâche dans un pays faisant partie des plus pauvres du monde ont été balayés. L’aide de l’étranger était la bienvenue, mais avec mesure. Dès que l’attention internationale s’est relâchée, toute l’opération a abouti à une espèce de no man’s land. Les juges ne sont absolument pas pressés. Le droit doit suivre son cours, déclarent-ils. Et ils estiment qu’un procès est également un petit peu une commission de vérité. Il doit ainsi faire le plus possible la lumière sur ce qui s’est passé sous le régime de Mengistu. La vérité ne peut être pressée, elle doit se révéler lentement mais sûrement – même si les milliers de témoins convoqués font à chaque fois les mêmes récits atroces. La conséquence de cette attitude est kafkaïenne. Les procès ayant débuté en 1994 n’étaient toujours pas terminés au début de 2009. Des centaines de partisans de l’ancien régime sont encore derrière les barreaux, dans l’attente de leur procès. Les jugements sont rendus au compte-gouttes. De nombreux prévenus sont morts en prison, de vieillesse ou d’une maladie contractée en cellule. (Une espèce de peine de mort au ralenti ?) Les plaintes de la Croix-Rouge internationale, d’Amnesty International et de Human Rights Watch ont été vaines.

Le bilan est négatif. Ce qui traîne trop longtemps perd de sa force. Les tribunaux avaient à peine débuté leurs travaux que toute l’affaire n’intéressait déjà plus le public, même en Éthiopie. Et il n’est pas certain qu’une quelconque justice soit rendue, car comme l’indiquent les organisations de défense des droits de l’homme, ‘justice delayed is justice denied’ (la justice retardée est une justice déniée). Tout comme en Éthiopie, le Rwanda a également mobilisé ses propres tribunaux après le génocide. Il s’est très vite avéré que l’opération allait échouer. Il n’y avait que quelques dizaines de juges et d’avocats pour des dizaines de milliers de prévenus. Des cyniques ont calculé que le procès ne serait terminé qu’en l’an 2300. Le bilan est-il plus positif lorsque l’on examine d’autres exemples plus récents ? Oui et non. Le Chili semble avoir enregistré un succès dans son jugement de la junte militaire. En revanche, en ex-Yougoslavie, les jugements partisans constituent encore un sérieux problème lors de la comparution des criminels de guerre. Je développe quelque peu ces exemples dans la suite.

Les dernières évolutions au Chili sont porteuses d’espoir. En 2003, trente ans après le coup d’État de Pinochet, des procès pénaux ont été entamés contre les dirigeants de la police secrète. Initialement, la loi d’amnistie que la junte avait elle-même adoptée en sa faveur a suscité de grandes difficultés. La Cour suprême a éliminé cet écueil en 2004, en déclarant que l’amnistie ne s’appliquait pas aux responsables de disparitions non élucidées d’opposants. Ce crime n’est pas prescrit et une poursuite reste donc possible. Le chef du service secret sous le général a déjà été condamné. Des dizaines d’autres militaires sont inculpés et condamnés. L’absolution sans confession qu’ils avaient imaginée pour eux-mêmes est fortement érodée. Les coupables paient finalement. Pour ceux qui ont souffert, le passé prend une signification différente, plus sensée. Il est promu au rang de phase cruciale du développement vers davantage de démocratie. Cette étape occupe une place manifeste dans la vie de certains Chiliens. Michelle Bachelet est l’une d’entre eux. Son père, un général et ministre du gouvernement de Salvador Allende, est mort dans une prison de la junte. Elle-même et sa mère ont été torturées dans la tristement célèbre Villa Grimaldi. À présent, depuis mars 2006, elle est présidente du Chili. Une victime de Pinochet, une femme, une socialiste : on ne peut imaginer de symbole plus fort de la rupture avec le passé. Bien entendu, la situation n’est pas totalement rose. Cela a pris du temps, beaucoup de temps. Tout n’est pas révélé, tous

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les tortionnaires ne sont pas privés de leur liberté. Des documents gênants sont détruits. Dans l’armée, la résistance à la transparence des affaires reste présente. Le Chili enregistre tout de même un score très élevé par rapport à ce qui s’est passé dans d’autres tribunaux. Dans des pays comme l’Argentine et le Guatemala, le Chili représente un exemple lumineux. Le procès intenté à Pinochet a eu un retentissement dans le monde entier.

Qu’a donc de si particulier le modèle chilien ? Dans ce pays, on a choisi la voie de l’approche graduelle. Ce n’est qu’après que la démocratie avait acquis un solide ancrage que les poursuites ont débuté. Le risque d’un nouveau coup d’État a ainsi été évité. On sait en effet que les dirigeants de junte peuvent réagir brutalement lorsqu’un séjour en prison les menace. Une commission de vérité avait bien été mise en place entre-temps (1990-1991). Dans le rapport, qui compte mille huit cents pages, des milliers de témoignages ont été consignés, des pièces à conviction ont été archivées et ont ouvert les yeux d’un grand nombre de personnes. Cela a constitué la matière première avec laquelle les tribunaux allaient se mettre au travail douze ans plus tard. Lorsque je terminerai le dernier chapitre de mon expédition, j’inclurai certainement le Chili dans le bilan final.

La poursuite locale des crimes de guerre dans la partie serbe de la Bosnie n’est devenue possible qu’au cours de 2005. Quarante affaires sont examinées par les juges d’instruction bosno-serbes. Un tabou a ainsi été brisé. Simultanément, toutes sortes de problèmes ont surgi. Human Rights Watch (HRW) y a consacré un rapport (Still Waiting / Ils attendent toujours) en 2008 : « Les procureurs et les juges locaux se montrent de plus en plus proactifs dans l’instruction et la poursuite des crimes de guerre, mais ils continuent d’être gênés dans leur travail par la faiblesse de la protection des témoins, le manque de fonds et le soutien limité de la part des hommes politiques et du public.  » [traduction libre] La Croatie a également commencé à juger les crimes de guerre, mais, comme chez ses voisines, la justice n’est pas exempte de partialité. HRW déclare à ce sujet : « Les Serbes continuent de représenter l’immense majorité des accusés et des criminels de guerre condamnés en Croatie, une disproportion tellement importante qu’elle suggère l’existence d’un parti pris. Bon nombre des poursuites engagées et des procès intentés contre les Serbes restent d’un niveau douteux… » [traduction libre] Un politicien croate de premier plan a pourtant été condamné en 2009 à Zagreb pour des crimes de guerre commis contre des citoyens serbes. En Serbie également, les choses bougent.

* * *

Le règlement de compte avec les responsables de grands malheurs comporte plein de risques. Des pays comme la Belgique, la France et les Pays-Bas en ont fait l’amère expérience après 1944. La poursuite des collaborateurs avec l’occupant allemand s’est déroulée de manière particulièrement chaotique, en particulier dans les premiers mois suivant la libération. La machine judiciaire ne fonctionnait pas harmonieusement. Si cela s’est déjà avéré si difficile dans ces pays, comment cela pourrait-il alors réussir dans des sociétés qui étaient déjà dénuées de presque tout avant leur guerre ? La transmission du pouvoir y est fréquemment inachevée, la vengeance et les représailles constituent souvent les principaux mobiles, les juges et les avocats qualifiés sont rares. C’est précisément pour remédier à cette situation que le Conseil de sécurité des Nations unies a mis en place un tribunal spécial dans le cas de l’ex-Yougoslavie (1993) et du Rwanda (1994).

En conclusion, la punition ‘sous son propre contrôle’ est une tâche archidifficile et l’assimilation du passé n’en est généralement pas facilitée. Aussi, continue-t-il de peser sur l’avenir comme une chape de plomb. En conséquence, la demande d’une prise en charge internationale ne cessera pas de sitôt.

Les tribunaux internationaux

Deux cent mille morts, un million de personnes en fuite. Tel est le résultat de trois ans et demi de guerre en Bosnie. Celle-ci a débuté au printemps de 1992. Pendant des mois, le monde extérieur s’est cantonné dans un rôle de spectateur. Il y a eu certes beaucoup d’agitation verbale, des menaces, un embargo sur les armes et des paroles fermes. Une intervention militaire ne s’avérait pas possible, car elle était extrêmement difficile à faire accepter aux États-Unis et dans les pays de l’Union européenne. Il existe en outre, chez les politiciens et leurs citoyens, une tendance à travailler avec une espèce d’échelle de Richter qui, en l’occurrence, mesure l’horreur. Sur cette échelle, l’holocauste atteint le score le plus élevé. Au début juillet 1992, lorsque la guerre en Bosnie se déchaînait déjà dans toute sa violence, les premières images des camps de détention serbes ont été publiées. Les légendes évoquaient en même temps la déportation dans des wagons de marchandises fermés et des exécutions en masse. Tout comme sous les Nazis, était-il inscrit. Samantha Power, que j’ai déjà citée ailleurs, décrit comment le gouvernement américain a nié cette similitude. La Croix-Rouge avait visité neuf camps, a déclaré le porte-parole des Affaires étrangères, mais n’avait trouvé aucune preuve qu’il s’agissait de camps d’extermination. Commentaire de Samantha Power  : «   La norme de l’holocauste n’était pas atteinte, déclarait-il implicitement. » La prise de conscience n’a pas adopté un rythme plus rapide, ni aux États-Unis, ni dans

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les autres pays membres de l’OTAN, ni au Conseil de sécurité. Cela a changé un tant soit peu lorsque les photos se sont métamorphosées en copies des images d’avril 1945. Trois journalistes britanniques, parmi lesquels Ed Vulliamy du Guardian, parvinrent à prendre des photos de prisonniers déchargés derrière les barbelés du camp de Trnopolje. Vulliamy raconte l’histoire dans son ouvrage Seasons in Hell  : Understanding Bosnia’s war / Saisons en enfer : comprendre la guerre de Bosnie (1994). Le jour où le Guardian publia le reportage, il reçut des dizaines d’appels téléphoniques d’émetteurs de radio et de télévision. À chaque fois, les interviewers parlaient de l’ ‘Holocauste revisité’. Les médias occidentaux n’avaient donc plus de doutes. Ils placèrent côte à côte les images du camp bosniaque de Trnopolje et celles du camp allemand nazi de Bergen-Belsen. Une majorité de l’opinion publique fut convaincue. Dans l’intervalle, un autre lien encore avec le passé avait été établi. Des ONG internationales, des journalistes, des professeurs d’université et des politiciens rappelèrent Nuremberg, le règlement de compte avec les dirigeants nazis. Un tribunal international était peut-être à nouveau nécessaire. Le Conseil de sécurité reprit l’idée et créa, le 25 mai 1993, le tribunal des Nations unies pour l’ex-Yougoslavie. Jusqu’en 2010, ce tribunal doit statuer à La Haye sur les crimes de guerre, le génocide et les crimes contre l’humanité, qui ont été commis dans cette partie du monde depuis le 1er janvier 1991. Fin 1994, une demi-année après le génocide au Rwanda, le Conseil de sécurité accomplit une deuxième étape avec la création d’un tribunal international devant juger les responsables. Son siège est situé à Arusha, en Tanzanie. Depuis lors, nous croyons que certains crimes ont une signification dépassant les frontières, que le règlement de comptes avec les coupables est une affaire qui regarde la communauté internationale. Et, entre-temps, le joyau de la couronne, la Cour pénale internationale, a débuté ses travaux.

La Haye et ArushaÀ maints égards, les deux tribunaux sont pour ainsi dire des frères jumeaux. Ils ont les mêmes ancêtres lointains. Nuremberg a fourni l’inspiration, la convention sur le génocide de 1948 et les Conventions de Genève (1949) ont fourni une partie de l’arsenal juridique. En plus, tous deux ont eu une jeunesse difficile. Les Nations unies étaient un bailleur de fonds pingre dans les années quatre-vingt-dix. Et les pays dans lesquels des suspects avaient cherché refuge avaient initialement refusé d’extrader ces hommes. Mais surtout, on disposait de toute façon de trop peu d’expérience pour accomplir une tâche aussi complexe. Il a fallu par conséquent assez longtemps dans les deux cas pour que l’opération puisse trouver son rythme de croisière. Ils sont également soumis à la même date limite : 2008 pour les affaires en première instance, 2010 pour les procédures d’appel. Mais, il y a certes des différences. Le tribunal de La Haye a été mis en place alors que la guerre faisait encore rage. Il a donc inévitablement joué un rôle dans les négociations de paix en cours. C’est pourquoi, le président français François Mitterand a mis un frein à plusieurs reprises à l’élan vers la création du tribunal. Il craignait que des arrestations n’attisent encore l’incendie. Le génocide et la guerre au Rwanda étaient, en revanche, déjà passés lorsqu’a été prise la décision de mettre en place le tribunal d’Arusha.

Les deux tribunaux fonctionnent à présent depuis respectivement seize et quinze ans. Leur tâche n’est pas encore terminée. Il est difficile de concevoir pour le moment quelles seront leurs conséquences à long terme. Néanmoins, ils ont été mis depuis déjà pas mal de temps sur la balance publique. Cela me semble une bonne chose, car je recherche la voie qui procure la confrontation la mieux appropriée avec le passé.

Comment apprécier le travail d’une telle institution ? Pour le président Kagame du Rwanda, l’évaluation du tribunal d’Arusha est vite faite. Il a déclaré au début de mai 2006 que le résultat était minime, que le tribunal travaillait terriblement lentement et que le coût était bien trop élevé. Il n’est pas le seul à porter ce jugement. Si l’on considère uniquement les chiffres, on parvient à coup sûr à une telle conclusion implacable. Fin 2008, le tribunal avait en tout appréhendé 74 suspects, dont 36 ont été condamnés et 5 acquittés. Deux sont décédés et tous les autres attendent encore un verdict. Dans l’intervalle, une somme de quelque 1,3 milliard de dollars américains a été dépensée. Les critiques se livrent également volontiers à une comparaison avec les procès de Nuremberg après la seconde guerre mondiale, où les vingt-deux prévenus ont tous été jugés en moins d’un an. Ce nombre n’a été atteint par le tribunal d’Arusha qu’après dix bonnes années. Le tribunal pour l’ex-Yougoslavie ne peut présenter de chiffres beaucoup meilleurs. Le coût pour la période 1993-2009 dépassera largement le 1,7 milliard de dollars. Au total, 161 personnes ont été inculpées et une est toujours dans la nature. Le procès de 36 prévenus a été arrêté, car elles sont décédées ou parce que les poursuites ont été annulées. Cinquante-trois verdicts ont été prononcés (48 coupables, 5 innocents). Pour les quelque 70 autres, la procédure est encore en plein déroulement.

Ces chiffres ne mentent pas, mais ils cachent pas mal de choses. Lorsque les deux tribunaux ont débuté leurs activités, des concepts-clés tels que génocide et crimes contre l’humanité n’avaient presque pas été confrontés à la réalité. Ils avaient mené une existence théorique sur papier. À La Haye et à Arusha, ils se sont vraiment mis à vivre. Les juges ont ouvert la voie à des interprétations plus progressives des prescriptions des lois pénales internationales. Demain et après-demain, nous en cueillerons certainement les fruits. Une réponse a également été apportée à des questions complexes, telles que celle consistant à savoir si les épurations ethniques constituent une forme de génocide. Les règles du jeu qui doivent garantir un déroulement équitable des procès internationaux ont été conçues et appliquées, alors que cela ne figurait pas en tête des priorités à Nuremberg. Là, il n’était dès lors pas difficile d’avancer rapidement. À

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La Haye et à Arusha, l’histoire a également été littéralement écrite. Des dizaines de milliers de documents et de témoignages ont coloré beaucoup de taches aveugles sur la carte de l’ignominie. La souffrance endurée par et à Sarajevo, Srebrenica, Vukovar, Kigali, Nyamagabe et Taba n’est plus une donnée abstraite.

Un tribunal qui opère sous le couvert du Conseil de sécurité est en principe plus dangereux pour les coupables qu’un tribunal national. Il n’est presque plus possible de s’échapper. Tous les pays ont l’obligation d’extrader les prévenus. Cela demande certes parfois du temps. Le Kenya et le Congo ont longtemps hésité à transférer des génocidaires au tribunal pour le Rwanda. Ratko Mladic se cache encore à la mi-2009. Mais, ils sont toutefois déjà saisis par ce que l’on pourrait appeler une justice par intérim. Leurs ailes sont coupées. Ce sont des proscrits dans leur propre pays. Ils ne peuvent se débarrasser du stigmate qui s’attache de plus en plus fort à eux à chaque nouvelle information. L’effervescence publique que cause leur impunité provisoire maintient leurs méfaits en vie, dans d’innombrables heures de temps d’antenne et des millions de mots. Pour les autres, ceux qui ont été appréhendés, la justice est une réalité. Ce ne sont pas des sous-fifres. Pour l’ex-Yougoslavie, il s’agit du président serbe, du président bosno-serbe, du président du parlement bosno-serbe et de plusieurs généraux. À Arusha, comparaissent un premier ministre, cinq ministres, huit bourgmestres et quelques autres personnalités de premier plan de la communauté Hutu.

Ce sont là toutes des prestations qui peuvent coûter un peu de temps et d’argent. En outre, les deux tribunaux sont de bons élèves. Ils rectifient les erreurs commises. Le tribunal pour l’ex-Yougoslavie, en particulier, innove et expérimente en vue d’améliorer le rendement. Dans les deux cas, il y a également une prise de con-science du fait qu’une interprétation plus modeste des missions de tels tribunaux est souhaitable. Ainsi, il y a à présent davantage de renvoi d’affaires. Le tribunal d’Arusha a transféré quinze dossiers à un tribunal rwandais. Le tribunal de La Haye a également renvoyé des affaires (onze au total fin 2008) en Bosnie et en Croatie. Ce qui me fait toutefois la plus forte impression, c’est la métamorphose qu’ont subie les deux tribunaux. Leur création par le Conseil de sécurité était une décision purement politique, certainement dans le cas de l’ex-Yougoslavie. Il n’était pas possible d’intervenir militairement, mais il fallait tout de même faire quelque chose. On est sorti de l’impasse par un compromis habile, un tribunal international. Les attentes n’étaient pas élevées. Il y a eu de la négligence pendant pas mal de temps, ce qui explique les nombreuses douleurs de croissance. La référence au grand combat contre l’impunité n’est venue que plus tard. C’est le recrutement des membres des tribunaux qui a donné corps et âme à l’institution.

Entre-temps, la formule est tombée de facto en désuétude. Après la fin d’une guerre civile de plusieurs années en Sierra Leone en 2002, la création d’un tribunal international a de nouveau été réclamée. Les Nations unies ont toutefois opté pour un tribunal hybride dans lequel siègent des juges nationaux et étrangers. Le tribunal est à Freetown, la capitale du pays, donc bien plus près des victimes. C’est toujours ça de pris. Mais la préoccupation principale était vraisemblablement que l’opération coûte moins cher. (Bien que l’un des principaux inculpés, Charles Taylor, ait tout de même finalement été transféré à la Cour pénale internationale de La Haye.)

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La justice après un génocide, une guerre civile ou un régime brutal progresse pas à pas. La Haye, Arusha et leur demi-frère de la Sierra Leone constituent des jalons dans cette progression. Pas moins, mais pas plus non plus. La technique a un impact limité. Le temps et le lieu dressent des obstacles élevés. Le tribunal d’Arusha juge des crimes qui ont été perpétrés dans la région entre le 1er janvier et le 31 décembre 1994. Les crimes que l’armée Tutsi a commis ensuite en représailles se situent en dehors de sa juridiction et restent de facto impunis. Cela suscite le reproche d’indignation sélective. Et pourquoi le Rwanda, mais pas les ‘killing fields’ au Cambodge ou les camps de l’Union soviétique ? La mise en place d’un tribunal ad hoc constitue en outre un remue-ménage complexe. Les manœuvres géopolitiques préalables à une décision prennent pas mal de temps. À chaque fois, beaucoup d’énergie est perdue dans la recherche de personnel, de fonds et de moyens logistiques. La Cour pénale internationale, l’initiative la plus récente des Nations unies, représente-t-elle le chaînon manquant ?

La Cour pénale internationaleIl avait 32 ans lorsqu’il a traduit en tant que procureur public en Argentine quelques généraux de l’ex-junte devant le juge pénal. Plus tard, il a été avocat, notamment de la vedette de football Diego Maradona. Avec Transparency International, une ONG, il a ouvert la chasse aux politiciens corrompus d’Amérique Latine. À présent âgé de 53 ans, Luis Moreno-Ocampo est le procureur principal de la Cour pénale internationale de La Haye. C’est lui, qui en octobre 2005, a envoyé le tout premier mandat d’arrêt international de la Cour. Le document visait cinq chefs de la Lord’s Resistance Army, le mouvement de rebelles ougandais. L’acte mentionnait comme chefs d’accusation : crimes de guerre et crimes contre l’humanité dans le Nord de l’Ouganda.

La Cour pénale internationale est jeune. Son acte de naissance, le Statut de Rome, date du 17 juillet 1998.

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Ce jour-là, une conférence spéciale des Nations unies a rédigé une convention qui permettait la mise en place de la Cour. Après sa ratification par au moins soixante pays, le 1er juillet 2002, le projet sur papier a pu être concrétisé. Trois piliers de l’ordre juridique international sont à présent implantés à La Haye. Depuis 1946 déjà, la ville héberge la Cour internationale de justice, qui statue uniquement sur les litiges entre États. Elle n’est pas accessible aux particuliers. Ce n’est pas non plus un tribunal pénal. Sa plus jeune sœur née en 2002, la Cour pénale, en est un et elle ne juge que des personnes. C’est également à La Haye que le tribunal pour l’ex-Yougoslavie, le troisième pilier, exerce ses activités. Il s’agit d’une entreprise qui n’est axée que sur un seul conflit et qui disparaîtra vers 2010. La Cour pénale, par contre, est permanente et a une portée internationale. Elle peut également juger des chefs d’État pour lesquels il n’existe pas d’immunité. Sa compétence juridique n’est, en revanche, pas illimitée. Elle ne statue que sur les affaires qui sont à qualifier de crimes de guerre, de génocide et de crimes contre l’humanité. Elle n’intervient pas non plus si un tribunal pénal national se saisit d’un tel dossier. Elle peut certes intervenir si un pays n’entame pas de poursuites à tort ou s’il ne dispose pas des moyens de le faire. Et, un élément à ne pas perdre de vue : la Cour ne peut statuer sur des crimes qui ont été commis avant le 1er juillet  2002.

Trois voies mènent à la Cour pénale. L’Ouganda et la République démocratique du Congo ont emprunté la première. Leurs gouvernements respectifs ont demandé à la Cour d’enquêter sur les atrocités commises dans leur pays et de poursuivre celles-ci, ce qui a eu pour conséquence directe qu’un mandat d’arrêt a été décerné contre les membres de la Lord’s Resistance Army. En mars 2006, un premier prévenu de crimes dans l’Est du Congo a été arrêté et transféré à La Haye. La deuxième voie passe par le Conseil de sécurité des Nations unies. C’est par ce biais que la question du Darfour est parvenue à la Cour. En avril 2005, Moreno-Ocampo a reçu une liste de cinquante noms. D’abord, un mandat d’arrêt a été décerné contre deux Soudanais. À la mi-juillet 2008, le procureur a demandé à la Pre-trial Chamber I d’examiner si le président Omar al-Bashir ne pourrait pas être inculpé également. Moins d’un an plus tard, en mars 2009, un mandat d’arrêt a été décerné dans ce sens. Le procureur peut aussi entamer une enquête de sa propre initiative. Fin 2008, une procédure de ce genre était en cours dans cinq pays (Colombie, Géorgie, Afghanistan, Côte d’Ivoire et Kenya). Dans ces cas-là, l’accord d’un collège de trois juges est nécessaire si le procureur veut poursuivre les suspects.

Des paroles fortes ont été prononcées lors de la mise en place de la Cour. C’était le début de la fin de l’impunité. Les pays ravagés ne devraient plus traîner leur passé aussi longtemps. La démarche précoce de l’Ouganda et du Congo a semblé donner raison aux optimistes. Mais, le désenchantement n’a pas tardé à se faire jour. Dans les deux pays, la guerre civile n’est pas terminée. La collecte d’éléments probants dans des régions où des combats font rage est une tâche délicate. La parole donnée par les gouvernements s’est également avérée posséder moins de valeur que l’on ne l’avait initialement pensé. L’Ouganda balance toujours entre une réconciliation convenue précédemment avec les rebelles et une collaboration sans réserve avec la Cour pénale. Le gouvernement Kabila a fait et fait toujours des difficultés en ce qui concerne l’extradition de prévenus. Le Soudan n’est pas du tout disposé à collaborer.

Mais la question la plus douloureuse, c’est l’opposition ouverte des Etats-Unis. En 1998, le gouvernement Clinton n’a pas voulu signer le traité constitutif. Il se trouvait ainsi dans la compagnie peu reluisante de six autres membres du clan du refus, dont la Chine, l’Irak, la Lybie et le Yemen. Le président a ensuite changé d’avis in extremis le 31 décembre 2000, mais George W. Bush a dénoncé la convention en 2002. Depuis, les États-Unis ont mené une campagne furieuse contre la Cour. Leurs arguments ? Les Américains ne veulent pas selon leurs dires être la victime de plaintes futiles ou d’inspiration politique, émanant par exemple d’un pays faisant partie de l’ ‘axe du mal’. Deuxième argument, la Cour pénale limite le droit sacré à l’autonomie. Imaginez qu’un militaire américain doive comparaître devant un tribunal étranger pour ce qu’il a fait à Guantanamo ! Notre armée hésitera certainement à l’avenir à participer à des actions humanitaires, entend-on comme troisième justification. Elle ne voudra pas courir le risque d’être inculpée à la légère de crimes de guerre par la Cour. En d’autres termes, la Cour pénale compromettra l’épanouissement ultérieur des droits de l’homme. Il y a quelque chose dans ces arguments qui renvoie à un motif plus profond. L’accent qui est mis sur les conséquences pour l’armée américaine n’est pas fortuit. Cela a été inscrit noir sur blanc : la Cour menace le droit des États-Unis de défendre ses intérêts par des actions militaires. C’est donc une stratégie géopolitique, l’imposition unilatérale par les armes de la volonté politique des États-Unis qui est remise en question par la Cour pénale. C’est également la raison pour laquelle le gouvernement américain a voulu réserver au seul Conseil de sécurité la compétence pour transmettre des plaintes à la Cour pénale, car il peut y exercer un droit de veto. Un changement pourrait néanmoins intervenir à cet égard avec l’entrée en fonctions du président Barack Obama.

L’opposition des États-Unis à la Cour pénale n’est absolument pas que de pure forme et ils mettent en œuvre des armes politiques et économiques qui sont destinées à brider l’action de la CPI. L’une de celles-ci est le traité bilatéral par lequel un pays tiers promet de ne jamais livrer de citoyens américains à la Cour. Les États qui n’avaient pas envie de signer ce traité ont été confrontés à toutes sortes de menaces et de sanctions. Ainsi, l’aide militaire des États-Unis à 35 pays a été annulée en juillet 2003. Fin 2004, une étape supplémentaire a encore été franchie. L’assistance économique a également été supprimée à Chypre, à l’Équateur, à la Jordanie, au Pérou, au Venezuela et à l’Afrique du Sud, ainsi qu’à quelques autres pays. Mais ce qui va le plus loin, c’est l’American Servicemember’s Protection Act (la loi de protection des

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militaires américains) – appelée familièrement ‘The Hague Invasion Act’ (loi sur l’invasion de La Haye), qui permet au président de faire libérer manu militari des citoyens américains de la prison de la Cour pénale. L’opposition des États-Unis n’est d’ailleurs qu’un élément de l’attaque plus large contre les conventions qui menacent le droit exclusif des Américains. Il suffit de voir la résistance au protocole de Kyoto, au traité sur les mines anti-personnel ou sur le stockage d’armes biologiques.

Il n’y a plus de sanctuaires. Ou presque ?

L’avenir de la Cour est incertain. La résistance des États-Unis y joue un grand rôle. Avant même que cela ne soit bien perceptible, des pays tels que la Belgique, l’Espagne et l’Allemagne avaient déjà ouvert un chemin de traverse, la voie de la juridiction universelle. Cette approche est basée sur le raisonnement selon lequel ce qui ne peut (encore) être réalisé sur le plan international doit alors pouvoir l’être via des tribunaux de pays de bonne volonté.

Au cours de l’été 2001, quatre Rwandais ont été condamnés à Bruxelles. Ils avaient participé au génocide dans leur pays. C’était un procès très inhabituel, car, jamais auparavant, des étrangers n’avaient été jugés en Belgique pour ce qu’ils avaient fait dans leur pays à leurs propres compatriotes. Ce n’était toutefois pas une première européenne. Un tribunal suisse avait déjà condamné un Rwandais pour des faits similaires en avril 1999. En 1997, la Haute cour de justice bavaroise avait condamné un Serbe à cinq ans d’emprisonnement pour l’assassinat de musulmans en Bosnie. Un chef d’un groupe paramilitaire serbe a été condamné à la perpétuité par la Haute Cour de justice de Düsseldorf en décembre 1999. Et, fin 2005, un tribunal néerlandais s’est déclaré compétent pour juger deux officiers des services secrets afghans. Ils auraient torturé dans leur pays des opposants du régime communiste, des années auparavant. Ce sont là autant d’exemples de ce qui s’appelle déjà à présent le droit pénal sans frontières. Mais l’affaire de loin la plus connue est liée au destin d’Augusto Pinochet, l’ex-dirigeant de la junte chilienne. En octobre 1998, un juge d’instruction espagnol, Baltasar Garzón, demanda et obtint son arrestation en vue de son extradition vers l’Espagne.

Baltasar Garzón est un personnage fascinant dans l’histoire de la quête de la justice. Il est constamment sous les feux de la rampe, mais se met rarement à nu. Par les rares interviews qu’il a accordées, on sait qu’il voulait initialement être missionnaire, a fréquenté le séminaire un petit temps, n’était pas tenté par le célibat et s’est ensuite mis à étudier le droit. À vingt-quatre ans, il est juge d’instruction et entame un marathon professionnel qui le fera entrer en conflit avec l’ETA, avec un escadron de la mort du ministère espagnol de l’intérieur, avec la maffia, avec des partisans d’Al Qaida, avec une banque se livrant au blanchiment d’argent sale et de temps à autre avec des criminels ordinaires. (Le fait de n’avoir besoin que de trois heures de sommeil par jour l’aide beaucoup.) Dans l’intervalle, il lit dans le rapport de la commission de vérité au Chili qu’une cinquantaine d’Espagnols n’ont pas survécu aux atrocités commises par la junte. Le 16 octobre 1998, il se lance à l’attaque. Il apprend que Pinochet se trouve à Londres pour une intervention chirurgicale. Il n’a pas le temps de rédiger un acte d’extradition en bonne et due forme. Il ne veut pas non plus passer par le gouvernement espagnol, qui est aux mains du parti conservateur et n’est pas hostile à Pinochet. Il envoie alors à la Grande-Bretagne une demande d’arrestation provisoire du général, dans l’attente d’un document juridiquement valable et cela réussit. Pinochet se voit assigner à résidence et devra attendre seize mois dans cette situation. Les juges britanniques refusent tout d’abord son extradition et l’acceptent ensuite et Pinochet est finalement transféré au Chili. De nouvelles péripéties se succèdent alors. Tout d’abord, Pinochet ne peut se présenter devant le juge car il est trop malade, ensuite oui, un peu plus tard à nouveau non, car en tant que sénateur à vie, il est immunisé contre les poursuites. En octobre 2005, la Haute cour de justice du Chili tranche le nœud gordien : le général perd son immunité. Cette fois-ci, le vieux renard n’a pas été plus malin que ses chasseurs, mais il échappera tout de même finalement à la justice pénale par sa mort.

Garzón est portraitisé dans Speak truth to power. Human rights defenders who are changing our world / Parler vrai au pouvoir. Les défenseurs des droits de l’homme qui changent notre monde (2000), un livre de photos de Kerry Kennedy et Eddie Adams. Dans l’interview qui l’accompagne, il déclare que Giovanni Falcone, le juge d’instruction sicilien assassiné, est son modèle. Les politiciens parlent de justice, dit-il, mais ils cèdent trop souvent devant des considérations économiques et diplomatiques. Des juges comme Falcone ne font pas cela. Le fait que l’Espagne dirigée par le premier ministre conservateur José Maria Aznar voulait ménager aussi bien le Chili que Pinochet n’importait pas à Garzón. À partir de 2003, il prend également l’Argentine des généraux dans son collimateur. Il vise tout d’abord Ricardo Cavallo, un personnage-clé de la période de la sale guerre. Cavallo se trouve au Mexique, mais il est extradé vers l’Espagne. Adolfo Scilingo, un collègue-tortionnaire de Cavallo, se trouve déjà en Espagne. Le procès de Cavallo se termine par sa condamnation en avril 2005 à six cent quarante ans de prison.

Le juge d’instruction espagnol a-t-il changé le monde, comme le suggère le livre de photos ? Au Chili, sa chasse à Pinochet a brisé l’envoûtement. C’est un tonique qui a revigoré dans ce pays les organisations de défense des droits de l’homme. Ailleurs également, l’effet a été perceptible. Les ONG européennes ont accueilli avec enthousiasme le principe de la juridiction universelle. Les gouvernements ont été mis sous

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pression. La Belgique avait déjà rendue possible par une loi auparavant la poursuite des crimes contre l’humanité commis à l’étranger. En 1999, cette disposition a encore été élargie. Le point crucial de la loi résidait dans le fait que ni l’auteur ni la victime ne devaient avoir le moindre lien avec la Belgique, ce qui était inhabituel. Garzón a poursuivi Pinochet, parce qu’il y avait des victimes espagnoles. Les Serbes qui ont été condamnés en Allemagne habitaient dans ce pays. En Belgique, un tel lien était superflu, ce qui a ouvert les portes toutes grandes. Les plaintes ont commencé à pleuvoir, toutes plus graves les unes que les autres. Un cas patent de tourisme judiciaire, ont déclaré les critiques. Le monde regardait cela avec intérêt, mais cela n’amusait pas les Etats-Unis, a fortiori lorsque quelques-uns de leurs dirigeants de haut niveau se sont vus inculpés. Un si petit pays qui fait tant d’esbroufe ont dû penser les Américains. En termes à peine voilés, le gouvernement belge s’est entendu dire que cela ne pouvait pas continuer ainsi. Le ministre de la défense, Donald Rumsfeld, a fait savoir que le quartier-général de l’OTAN ne devait pas nécessairement rester à Bruxelles. Les avions de guerre américains en route pour l’Irak n’ont plus fait d’escale en Belgique d’un seul coup. C’est ainsi que l’on met des pays au pas. En juillet 2003, le texte de la loi sur le génocide a été effacé et remplacé par des dispositions d’une portée beaucoup plus limitée. En quinze jours à peine, le projet de loi a été ratifié par le parlement belge, poussé par le vent venu d’Amérique. Une politique sans relief au lieu de l’enthousiasme ? Peut-être, mais des politiciens et aussi des ONG avaient été quelque peu aveuglés par l’éblouissante lumière répandue par l’affaire Pinochet. Ils étaient à la fois trop audacieux et trop pressés. La juridiction universelle peut être une arme puissante, mais une certaine circonspection dans sa manipulation n’est pas superflue, à défaut de quoi elle risque d’être banalisée et vidée de sa substance. Le champ d’expérimentation de la Belgique l’a démontré de manière convaincante. L’élan ne s’est toutefois pas arrêté, bien au contraire. Dans des jugements récents, des juges allemands se sont engagés prudemment dans la même direction. La formule belge d’autrefois est de retour, bien que teintée d’un peu plus de réalisme.

Baltasar Garzón a accéléré la progression de la juridiction universelle. La prise de conscience du fait que certains crimes concernent tout un chacun s’est accrue. Les droits de l’homme sont un patrimoine universel et celui qui les viole est jugé par le monde entier. Il subsiste toutefois des interrogations. Dans la plupart des cas, la fin d’un conflit ethnique ou d’un régime brutal coïncide avec une période de forte turbulence. Il ne faut pas grand-chose pour qu’elle dégénère. Un procès au nom de la juridiction universelle est de toute façon une intervention dans un pays lointain, qui est confronté à d’importants défis. Ce n’est dès lors pas un luxe inutile d’en tenir pleinement compte – comme lorsque les anciennes relations avec le pays concerné ne sont pas sans importance. Il ne m’a pas trop plu que la première affaire traitée en Belgique, celle contre les quatre Rwandais, ait mis en présence un ancien colonisateur et des personnes provenant de ce qui avait jadis été un de ses territoires sous mandat. Cela crée des rapports désagréables, a fortiori si le procureur du Roi trouve utile de se mettre à agiter une machette dans la salle d’audience bruxelloise. Les Belges n’ont même pas encore mis en cause une seule fois leur propre histoire coloniale. Cela aussi s’appelle de l’indignation sélective. Même Garzón a été confronté à ce commentaire critique. L’Espagne, qui s’arroge le rôle de juge pénal ailleurs dans le monde, a limité à un silence assourdissant la confrontation avec sa propre guerre civile. À la mi-2005, le juge a demandé que soit mise en place une commission de vérité chargée d’enquêter sur les atrocités commises par le régime franquiste. Cette demande est restée sans suite. En octobre 2008, il a franchi une nouvelle étape : il a déclaré que les exécutions ayant eu lieu sous le régime du général Franco devaient être qualifiées de crimes contre l’humanité et pouvaient donc encore être instruites par lui. Il reste à attendre pour savoir s’il obtiendra gain de cause.

Mais le problème s’étend en fait encore plus loin. Il existe un risque que les tribunaux du Nord riche jugent en permanence des coupables du Sud pauvre. Est-ce par hasard que les premières affaires dont la Cour pénale internationale s’est saisie concernent toutes des pays africains ? La version juridique de ce que l’on appelle le néocolonialisme ? Lors d’un congrès sur l’impunité, un collègue iranien nous a fait la leçon, à nous Occidentaux. Vous avez le beau rôle avec vos lois sur le génocide, a-t-il déclaré de manière sarcastique, vous faites ce que nous ne pouvons faire. Et une fois de plus, vous remportez le premier prix au forum de la justice.

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Le fait que la portée du droit pénal s’étende et franchisse des frontières est une évolution irréversible. Jamais l’ancienne expression ‘le bras long de la loi’ n’a été autant d’application. Pourtant, il n’est pas encore du tout certain que le choix de cette stratégie soit toujours et partout le meilleur. En Éthiopie, les procès ont dégénéré. Les tribunaux de La Haye et d’Arusha ont récolté presque plus de critiques que de louanges. Ailleurs, le recours au juge pénal semble déjà tout à fait exclu. Prenons, par exemple, un pays comme le Mozambique. Une guerre fratricide y a fait des milliers de victimes pendant dix-sept ans. Dans un tel cas, une opération pénale à grande échelle n’est pas évidente. Il y a tout simplement trop de

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coupables. Et il ne reste d’ailleurs pas assez d’infrastructure pour organiser cette opération. Il y a trop peu de juges, trop peu d’avocats, trop peu de tout. Souvent, les gens ne veulent pas non plus regarder en arrière. Le passé est trop dangereux pour le mettre au jour. Il convient alors d’emprunter d’autres voies, moins risquées.

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2LA JUSTICE, MAIS PAR D’AUTRES VOIES

Les relations n’ont pas été chaleureuses pendant tout un temps entre Yoweni Museveni, le président de l’Ouganda, et la Cour pénale internationale. La querelle était motivée par le sort de Joseph Kony, le chef du mouvement rebelle du Nord de l’Ouganda. Museveni voulait initialement lui accorder l’amnistie en échange de la paix. C’est ce qu’il avait déclaré à maintes reprises et encore à la mi-mai 2006. Dès le lendemain, le procureur de la Cour pénale réagissait vigoureusement. Kony et quatre de ses lieutenants, dont deux sont vraisemblablement décédés, sont sous le coup d’un mandat d’arrêt. La Cour a indiqué qu’une amnistie n’était pas possible. Cette divergence d’opinion avait également des causes plus profondes. Un an plus tôt, en mars 2005, le procureur de La Haye avait reçu une visite insolite. Des chefs religieux de la région où Kony opérait étaient venus lui demander de rester en dehors de la mêlée. Selon eux, une intervention de la Cour ne ferait que prolonger la guerre, car la paix n’était possible que si les rebelles pouvaient compter sur la clémence, ne fût-ce que temporairement.

Dans l’intervalle, les points de vue se sont rapprochés un peu. Le gouvernement ougandais a indiqué en octobre 2007 qu’il ne pouvait être question d’une amnistie pure et simple. Mais le plus important, c’est qu’il est à la recherche de solutions de rechange à un jugement par la Cour pénale. Au cours de l’été 2006, il a ouvert la porte à la mobilisation de rituels traditionnels de châtiment et de réconciliation, dont je parle plus en détail plus loin dans ce chapitre. Deux ans plus tard, en mai 2008, un tribunal spécial pour les crimes de guerre a été mis en place dans le pays. Cette mesure avait été convenue avec les rebelles, dans l’espoir qu’elle rendrait ainsi superflues des poursuites par la Cour pénale de La Haye. En réaction, les juges de la Cour examinent, comme ils l’ont déclaré fin 2008, la possibilité d’abroger les mandats d’arrêt internationaux.

La question de savoir si la poursuite des crimes de guerre, des génocides et des crimes contre l’humanité est inéluctable, car imposée par des lois internationales, suscite de vifs débats depuis bien plus longtemps déjà. Une première passe d’armes s’est déroulée au début des années quatre-vingt-dix. La fin de l’apartheid en Afrique du Sud a contraint les blancs, les noirs et les métis à regarder ce problème en face. Il s’est bien vite avéré que l’intervention des tribunaux n’était pas du domaine du possible. Une majorité des membres de l’ANC, le mouvement de libération, était en faveur d’une forme modérée d’amnistie, certes en association avec une commission de vérité. La réaction dans les milieux des organisations des droits de l’homme dans le pays et à l’étranger a été particulièrement violente. Les Nations unies avaient qualifié l’apartheid de crime contre l’humanité. Comment pouvait-on écarter les tribunaux ? Les opposants de poursuites systématiques et fermes sont toutefois passés à la contre-offensive. Ils ont développé une batterie d’arguments pour défendre la stratégie de l’ANC. L’un d’entre eux, Alex Boraine, a pris l’initiative. Il a tout d’abord joué un rôle crucial dans le débat en Afrique du Sud, mais son plaidoyer contre l’obligation d’entamer des poursuites a bien vite connu un succès international.

Boraine a dépassé de peu la soixantaine lorsque l’apart-heid commence à chanceler. À ce moment, il a déjà une carrière remarquable derrière lui. Pasteur blanc, président le plus jeune qu’ait connu l’église méthodiste d’Afrique du Sud, de 1974 à 1986 député du Progressive Party qui lutte contre le gouvernement. Dès ma première rencontre avec lui, en 1994, l’association singulière du pasteur et du manager me frappe. Cette onctuosité dans la voix, cette capacité d’écoute, ce vocabulaire emprunt de religiosité, mais aussi le talent de mobiliser les gens et de les rallier à sa cause. Cette association lui viendra bien à point dans son rôle ultérieur de numéro deux de la commission de vérité. Dans les années soixante-dix et quatre-vingt, Boraine n’est pas gâté par le régime de l’apartheid. Il reçoit à maintes reprises la visite d’agents de sécurité à son domicile. Son bureau est mitraillé. Il fait régulièrement l’objet de menaces de mort. L’un de ses enfants est emprisonné par deux fois pendant des mois sans autre forme de procès. Dans une interview, Boraine a déclaré, pas tout à fait à l’improviste, que le Mahatma Ghandi n’avait jamais été son modèle. Il était davantage attiré par la combativité d’un Martin Luther King. C’est pourtant lui qui a mené pour l’ANC la lutte pour un règlement du passé en douceur. Tout n’était toutefois pas à inventer. Pas mal d’expérience avait déjà été accumulée avec les commissions de vérité en Amérique latine. Boraine a fait venir en Afrique du Sud des personnages-clés de ces pays et les a surtout interrogés sur ce qui pouvait aller de travers dans la recherche de la vérité. Les pays postcommunistes de l’Europe centrale et orientale constituaient un deuxième champ d’expérimentation. Il a prêté l’oreille aux propos de l’ancien chef de file des dissidents Adam Michnik à Varsovie, du président Vaclav Havel à Prague et de Joachim Gauck, l’archiviste de ce que la Stasi avait laissé derrière elle comme pièces à conviction en Allemagne de l’Est. Eux aussi se sont rendus au Cap pour s’y entretenir avec des personnes appartenant au monde des ONG, des médias, des universités, des partis et des mouvements de libération. Cela a permis

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en même temps de constituer un trésor d’informations, dans lequel ont puisé par la suite des pays tels que la Bosnie-et-Herzégovine, le Cambodge, le Guatemala, le Pérou, la Sierra Leone et le Timor oriental – tous également à la recherche d’une approche constructive d’un passé tourmenté. Boraine est bien vite devenu un ‘voyageur de commerce’ apprécié en matière de solutions de rechange au recours aux tribunaux. Dans un certain sens, il est l’opposé de Baltasar Garzón, mais tout aussi important que lui dans la quête de l’assimilation de l’inassimilable.

1  EN  QUOI  LES  TRIBUNAUX  ÈCHOUENT

Pour Boraine et beaucoup d’autres, les experts des organismes internationaux et les militants des droits de l’homme ont beau jeu de parler et de prêcher. Car ici également, des difficultés pratiques se dressent régulièrement entre le rêve et la réalité. Il s’agit d’obstacles matériels et de risques politiques. Et, en plus, il faut se demander si les tribunaux rendent bien la justice recherchée.

Obstacles matériels

Après une guerre civile ou un génocide, un pays est en ruine. Les juges ont été assassinés ou sont eux-mêmes suspects. Il n’y a plus guère d’avocats. Les bâtiments sont inutilisables. La machine judiciaire ne se remet pas en marche ou tombe en panne après un bref délai. L’histoire de Mamo Wolde, que j’ai relatée précédemment, montre quelles en sont les conséquences. En outre, la justice dépend pour l’obtention d’éléments de preuve de la collaboration de l’armée et de la police. Or la composition et la culture des troupes chargées du maintien de l’ordre incarnent bien souvent encore l’esprit de l’ancien régime. Ils peuvent détruire des documents ou les retenir par-devers eux. L’acquittement de certains auteurs n’est dès lors pas exclu, ce qui est choquant pour les victimes. On dit même que l’absence de poursuites est préférable à une opération qui occasionne de nouveaux dommages.

L’apartheid en Afrique du Sud n’était pas la responsabilité d’un nombre d’individus bien précis. Des générations entières d’hommes et de femmes ont contribué à la perpétuation du système. En ex-Yougoslavie, une commission d’enquête bosno-serbe a identifié des milliers de personnes ayant collaboré de près ou de loin au massacre de Srebrenica. Dans ce genre de cas, il est matériellement impossible de traduire en justice tous les responsables. Ce problème s’est également présenté en Europe centrale et orientale après la fin de l’ère communiste. Ce n’est qu’en ex-Allemagne de l’Est qu’il y a eu quelques procès criminels. Ailleurs, on n’a pas jugé utile de saisir la justice. La culture politique du communisme avait eu tout le temps – quarante ans – d’infiltrer tous les rouages de ces sociétés. Peu de citoyens avaient pu garder leurs distances. D’ailleurs, les gens avaient bien souvent été à la fois auteurs et victimes. Il n’était le plus souvent pas possible de discerner exactement le blanc du noir, le bon du mauvais. Qui juger et qui ne pas juger, lorsque le gris est la teinte dominante ? C’est pourquoi une autre piste a été empruntée dans ces pays. La Pologne, la République tchèque et la Hongrie ont recherché leur salut dans ce que l’on appelle une sélection préventive (‘screening’). Le passé communiste de ceux qui ambitionnent un poste élevé dans la fonction publique est passé au crible. Dans les cas graves, cet examen peut leur couper la voie vers un poste dans l’administration, mais le plus souvent, les choses ne vont pas si loin. Ailleurs, l’armée, les services de sécurité, la police et l’administration ont été en partie décontaminés. Ce nettoyage pouvait prendre la forme d’un licenciement, d’une mise à la retraite anticipée ou d’une mise en disponibilité temporaire. Mais cette stratégie provoquait elle aussi des problèmes d’ordre matériel. Vaclav Havel a, en temps que président de la République tchèque, mis en garde très tôt contre les conséquences de ce genre de politique : « C’est une bombe à retardement qui peut exploser à tout moment et ruiner le climat social. » [libre traduction] En 1993, Lech Walesa, alors président de la Pologne, a tiré la sonnette d’alarme pour une autre raison encore : en procédant ainsi, le pays risque de perdre de nombreuses personnes hautement qualifiées à une époque de reconstruction. La réintégration est rapidement intervenue dans ce pays. Le problème s’est également présenté en Irak. Des dizaines de milliers de membres du parti Ba’ath de Saddam Hussein ont été expulsés des services de sécurité, de l’enseignement, de l’armée et de la police. Bon nombre de ces institutions fonctionnent en ce moment de manière défectueuse. Depuis quelque temps, des voix s’élèvent pour hâter le retour des personnes mises à l’écart. En janvier 2008, le parlement irakien a adopté une loi qui donne l’occasion de reprendre du service à des dizaines de milliers de membres du parti.

Risques politiques

En Éthiopie et au Rwanda, une victoire militaire a mis fin à un conflit meurtrier. Mais dans la plupart des cas, les choses ne se terminent pas de cette manière. La transition est bien plus souvent le fruit de négociations entre l’ancien et le nouveau régime. Il en a été ainsi en Amérique latine dans les années quatre-vingts. L’Afrique du Sud a emprunté le même chemin. Dans la plupart des pays de l’Europe centrale

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et orientale également, une con-certation entre le gouvernement communiste et l’opposition a constitué le facteur décisif. Cette manière de procéder contraint à faire preuve d’une grande circonspection dans la confrontation avec le passé. Les puissants d’hier ne sont pas disparus, leurs militaires et leurs policiers ne sont pas tous désarmés et une menace de poursuite peut entraîner des confrontations sanglantes. Il ne faut pas chatouiller la queue du dragon dit-on au Chili. D’ailleurs, il arrive souvent que des promesses de clémence doivent être mises sur la table dès le stade des négociations, sous peine de ne pas obtenir le transfert du pouvoir.

Par ailleurs, lorsqu’une guerre civile prend fin ou qu’un régime répressif disparaît, la poursuite des auteurs d’assassinats et de tortures n’est qu’une tâche parmi d’autres. Il se peut que les politiciens et la population éprouvent des besoins plus importants et plus urgents : l’approvisionnement alimentaire, la sécurité physique, le rétablissement des soins de santé et de l’enseignement. Une pression persistante de la communauté internationale afin de faire intervenir tout de même les tribunaux n’est donc pas dénuée de risques.

Les tribunaux rendent-ils la justice toujours et partout ?

Il n’y a pas que des problèmes de nature matérielle et politique. Les tribunaux présentent des caractéristiques qui peuvent fortement entraver la production de la justice. J’en aborderai six.

1. Lorsque les juges pénaux mettent de nombreuses années à rendre leur verdict, la justice est une des victimes. D’autre part, le fait de juger et de condamner lorsqu’un conflit brutal vient à peine de se terminer peut également occasionner un dommage durable. Le climat ne convient alors absolument pas pour peser scrupuleusement la faute et la peine. La haine et la colère réclament du sang. Les dieux ont soif et l’étanchement de celle-ci peut durer des mois. C’est alors que sont commises des erreurs fatales. La punition en tant qu’exercice de vengeance pure n’aboutit pas à une assimilation sereine du passé, mais va hypothéquer l’avenir de l’une ou l’autre manière.

2. Celui qui veut poursuivre l’ancien régime doit décider qui seront les juges. L’influence politique est souvent difficilement évitable. Le procès intenté contre Saddam Hussein en a fait la démonstration. Le Cambodge se débat, déjà depuis la chute de Pol Pot, avec la question de savoir s’il doit poursuivre les Khmers rouges. Sous la pression des Nations unies, il a tout de même décidé début 2006, près de trente ans plus tard, de traduire les responsables en justice, bien que par l’intermédiaire d’un tribunal composé de juges cambodgiens et internationaux. En mai 2006, les premiers juges nationaux ont été nommés, ce qui a immédiatement suscité des critiques des Nations unies et des ONG internationales car celles-ci doutaient de l’impartialité de ces magistrats.

3. La justice est cruciale pour les victimes de crimes contre l’humanité. Les procès suscitent de grandes attentes parmi elles, mais, dans le cadre du tribunal pénal, l’attention est surtout axée sur les prévenus. Dans le meilleur des cas, celui qui a souffert se voit accorder un peu de temps pour témoigner. Il s’agit toutefois le plus souvent d’une expérience frustrante. Il y a tant de choses à dire et tant de choses qui ne peuvent être exprimées. Un interrogatoire contradictoire rend les choses encore plus pénibles. Cette procédure peut contraindre un témoin à endurer à nouveau la douleur qu’il a déjà subie. 4. La menace de poursuite est comme une épée de Damoclès à double tranchant. Elle peut faire hésiter les prévenus, mais des conséquences perverses pour les témoins ne sont pas à exclure. Les auteurs peuvent être tentés de faire disparaître préventivement un maximum de témoins.

5. Les juges pénaux déterminent la responsabilité individuelle. C’est dans le fond ce qu’il leur appartient de faire. Ce faisant, ils ne se concentrent que sur une fraction du passé. Une large perspective fait défaut, les facteurs ayant conduit à des excès atroces dans une société et qui peuvent encore y conduire à l’avenir ne sont ainsi pas abordés. Le tribunal pénal n’est pas l’instrument le plus adéquat pour analyser ce phénomène. En outre, les juges statuent uniquement sur la culpabilité juridique. Ils ne se prononcent pas sur la responsabilité politique ou morale, alors que cela fait précisément partie intégrante de ce qu’il faut comprendre et approfondir.

6. Ce n’est pas par hasard si la population cambodgienne a hésité aussi longtemps pour emprunter la voie des poursuites. Dans de grandes régions d’Asie, le recours au juge pénal constitue l’ultime étape du règlement d’un conflit. La priorité est donnée à d’autres techniques, car on s’inquiète des ravages qu’un procès peut causer dans une communauté. Selon l’un des dictons, ‘œil pour œil fait de tous des aveugles’. Alors que le premier procès contre un dirigeant des Khmers rouges débute en février 2009, les doutes refont surface. Les juges d’instruction cambodgiens s’opposent à l’arrestation d’un plus grand nombre de prévenus. Ils craignent que cette mesure occasionne un grand dommage à la société.

On dit également des Africains qu’ils possèdent une grande faculté d’oubli et de pardon, qu’ils ont ‘a short

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memory of hate’ (une courte mémoire de la haine). Nelson Mandela en est un exemple frappant. Après vingt-sept ans de captivité, il ne nourrit manifestement aucun soupçon de rancune ou de haine. Jomo Kenyatta a été emprisonné pendant des années au cours de la colonisation britannique au Kenya, mais il s’est révélé un ardent anglophile par la suite. Léopold Senghor du Sénégal, Julius Nyerere de la Tanzanie, Kenneth Kaunda de la Zambie ont tous choisi la réconciliation après la fin de l’hégémonie blanche. Des noms de rues dans ces pays font encore fréquemment référence à des leaders coloniaux tristement célèbres. Des monuments commémorent des hauts faits des armées de blancs au dix-neuvième siècle. Je l’ai vu au Zimbabwe. La tombe du conquérant Cecil Rhodes, qui avait donné son nom au pays riverain du Zambèze, git intacte au plus bel endroit du Zimbabwe, dénommé ‘Rhodes’ view’. À quelques centaines de mètres se dresse un mémorial massif dédié aux soldats britanniques qui ont été tués par des autochtones en 1904. On ne voit aucune ombre de graffiti. La Namibie aussi exhale en autant d’endroits la présence du colonisateur allemand, bien que celui-ci y ait commis des massacres au début du vingtième siècle.

Les procédures pénales peuvent entrer en conflit avec cette culture de la réconciliation. Desmond Tutu, président de la commission de vérité sud-africaine, a écrit que le procès criminel formel est une invention occidentale. Il diverge fortement de la procédure africaine traditionnelle. Il est trop impersonnel et accorde trop peu d’intérêt aux victimes. La vision africaine de la justice vise le rétablissement des relations rompues. En outre, pour les Africains, la culpabilité n’est pas un fardeau individuel mais collectif. Le fait de penser que des hommes sévères revêtus de toges peuvent faire disparaître cette responsabilité collective en prononçant des peines individuelles témoigne de l’arrogance occidentale.

En réaction, des expérimentations sont tentées ci et là avec des rituels faisant partie de l’héritage culturel de ces sociétés. Mais cette voie, elle non plus, n’est pas dénuée d’obstacles.

2  ANCIENS  RITUELS,  NOUVELLES  APPLICATIONS

Pour le moins, vingt mille enfants enlevés, cent mille morts, un million et demi de personnes en fuite – tel est le coût de vingt années de rébellion dans le Nord de l’Ouganda. Alors que j’écris ces lignes en juin 2009, les chiffres augmentent encore. La Lord’s Resistance Army ne sait pas s’arrêter. (Si ce n’est que les victimes tombent à présent surtout dans la région frontalière commune de la RDC, du Soudan et de la République Centreafricaine où la LRA s’est repliée.) De temps à autre, l’armée ougandaise regagne un peu de terrain et les réfugiés et des ex-rebelles reviennent dans ce qui était jadis leur village. En attendant, les rebelles, le gouvernement ougandais et la Cour pénale internationale ne parviennent pas à se mettre d’accord sur ce qui pourrait apporter la paix : une amnistie ou des procès criminels. Mais dans les villages où les auteurs et les victimes reviennent, on n’a pas le temps d’attendre. Des rituels d’autrefois offrent une porte de sortie. Certains trouvent la purification du mal qui leur a été infligé en marchant un par un sur un œuf et au-dessus d’un rameau de bambou. Un chef local vérifie s’ils le font bien avec le pied droit. Les mères aident les bébés. L’œuf est le symbole de l’innocence, certes déjà en vie, mais pas encore contaminé. Le rameau représente la ligne de rupture entre le passé et l’avenir. Les ex-rebelles, le plus souvent des enfants kidnappés, doivent se soumettre à un rituel complémentaire, dénommé Mato oput. Ils boivent avec leurs victimes le jus amer extrait des feuilles de l’arbre oput, afin de laisser derrière eux l’âpreté du passé. Une chèvre ou une vache sert de dédommagement. La réconciliation devrait suivre.

(Pour plus d’information :www.ugandafund.org/empowering_gulu_ngo.)

Le Mozambique a abandonné la guerre civile pour la paix en 1992. Aucun tribunal spécial n’a été mis en place et aucune recherche formelle de ce qui avait été fait à la population n’a été entreprise. Les deux camps en présence ont choisi le silence. Toutefois, les victimes et les auteurs ont élaboré des rituels adaptés à l’aide d’ ‘ingrédients’ qu’ils ont trouvés dans des pratiques locales existantes en matière de punition et de réconciliation. Au Mozambique, comme bien souvent en Afrique, les crimes ne sont pas imputés à des individus. Ce sont des esprits malins qui se sont rendus maîtres des hommes et des femmes. Les guérisseurs locaux chassent les malfaiteurs. Cela semble fonctionner, car le Mozambique est resté à l’abri de la violence brutale depuis dix-sept ans déjà.

Les choses peuvent encore se dérouler selon d’autres modalités. En Sierra Leone, des rituels font partie d’une approche plus large. Il y a un tribunal et une commission de vérité a exercé ses activités. Il y a en outre des cérémonies au cours desquelles de l’huile sacrée versée sur la tête ‘doit rafraîchir le cœur’ de celui qui a souffert et de celui qui a fait souffrir. Mais l’exemple le plus connu d’une stratégie mixte de ce genre se trouve au Rwanda. Dans ce pays, le génocide a laissé un héritage impossible à gérer auquel le tribunal international d’Arusha est confronté. Les tribunaux locaux, eux non plus, n’ont pu et ne peuvent entamer le travail. Toutefois, le Rwanda avait une solution de substitution en réserve. Des Gacaca y officiaient déjà depuis des temps immémoriaux. Il s’agit d’instances au sein desquelles des sages statuent – sur la pelouse, pour ainsi dire. Ils jugent comme Salomon, en écoutant les hommes et les femmes, à

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propos d’un vol ou d’un conflit de voisinage. Cette méthode a maintenant été mise à contribution sous l’égide des autorités pour statuer sur la culpabilité à l’époque du génocide. On espérait ainsi atténuer la pression exercée sur le pays par les prisons surpeuplées. En octobre 2001, la population a désigné 255.000 sages comme juges. Ils devaient statuer sur la culpabilité et la peine dans un peu plus de 12.000 ‘tribunaux’ à petite échelle. Cette approche a initialement été considérée dans le monde entier comme une percée très prometteuse, mais la désillusion ne s’est pas fait attendre longtemps. L’opération a eu du mal à démarrer. Il a fallu attendre jusqu’à la fin 2005 pour qu’elle adopte sa vitesse de croisière. Les militants des droits de l’homme ont fait état d’abus. L’influence politique des autorités était beaucoup trop grande, ce qui a constitué l’une des raisons pour lesquelles la formule n’a guère suscité de confiance au sein de la population Hutu. Et le nombre de prisonniers effectifs et potentiels n’a pas diminué, bien au contraire. Le nombre d’inculpés anciens et nouveaux était estimé à plus d’un million en juin 2008.

Ces rituels apportent-ils une valeur ajoutée dans la confrontation avec un passé violent ? Dans un manuel dont je suis le co-auteur Traditional Justice and Reconciliation after Violent Conflict. Learning from African Experiences / Justice traditionnelle et réconciliation après un conflit violent. Les expériences africaines (2008), j’ai écrit que la réponse est un «  oui  » très prudent. Du côté négatif, il faut constater qu’ils manquent d’impact. Le plus souvent, ces pratiques ne conviennent pas pour traiter les crimes graves. Ils sont également fort atteints au cours d’un conflit prolongé. Les guerres civiles et les génocides détruisent le capital social. La solidarité et la confiance mutuelle sont gravement altérées. Des tabous ont été transgressés et des lieux sacrés ont été profanés. La légitimité des leaders traditionnels a été ébranlée. Leur position a également été compromise par la migration vers les villes et les magouilles de l’establishment politique national. Comment les guérisseurs et les anciens peuvent-ils rendre la justice et accomplir les rituels de réconciliation avec succès si leur autorité est contestée ? En outre, il existe un manque de confiance et de crédibilité, aussi bien sur le plan local qu’international. L’impression générale est que les règles associées à ces pratiques locales sont très souvent imprécises et que les garde-fous en matière de procédure sont insuffisants. Le Rwanda apporte la preuve que des difficultés insurmontables peuvent se présenter. D’autre part, il y a aussi des aspects positifs. Certains des rituels, tels que les cérémonies de purification en Sierra Leone et dans le Nord de l’Ouganda semblent réussir à réintégrer et à réconcilier les victimes survivantes et les anciens combattants, en particulier les anciens enfants-soldats. Au Mozambique, les victimes et les agresseurs reproduisent rituellement la violence qu’ils ont vécue et, ce faisant, parviennent à l’accepter. Il est par conséquent trop tôt pour éviter a priori cette voie d’assimilation du passé. Cette opinion se propage également dans la communauté internationale. Dans son rapport d’août 2004, intitulé Rétablissement de l’état de droit et administration de la justice pendant la période de transition dans les sociétés en proie à un conflit ou sortant d’un conflit, Kofi Annan, Secrétaire général des Nations unies, écrivait   : «   Il convient d’accorder toute l’attention qu’ils méritent aux mécanismes traditionnels autochtones et informels en matière d’administration de la justice ou de règlement des litiges, afin qu’ils puissent conserver leur rôle souvent essentiel, en se conformant à la fois aux normes internationales et à la tradition locale. »

3  UN  BILAN  INTERMÈDIAIRE

L’injustice criante réclame une réponse adaptée. Toutefois, après une guerre civile ou un autre grand chagrin, il n’est pas si facile de déterminer ce qui hypothéque le moins l’avenir d’un pays sinistré. Ce qui est certain, c’est que l’une ou l’autre forme de justice est indispensable. Cela est perceptible toujours et partout, de l’Argentine jusqu’en Afrique du Sud.

Dans les pages qui précèdent, des voies ont été explorées, des obstacles ont été identifiés et des succès ont été soulignés. Le plus frappant, c’est la progression simultanée de deux visions divergentes de la manière de rendre la justice. D’une part, il y a la préférence quasi absolue pour les poursuites. Le tribunal est l’étalon or. Lorsque les tribunaux locaux déclarent forfait ou échouent, c’est en principe la Cour pénale internationale qui doit prendre le relais. La juridiction universelle, cette autre variante qui incarne le ‘droit sans frontières’ constitue également une possibilité. Dans tous ces cas, ce sont des juges professionnels qui jouent le rôle principal. Un second rôle important est dévolu aux experts internationaux. Le prévenu fait l’objet de plus d’attention que la victime. L’obligation de châtier pèse plus lourd que les barrières opposées par le contexte local. La force de croissance de ce modèle vient surtout des organes des Nations unies et des grandes ONG, telles que Human Rights Watch et Amnesty International.

Face à cette conception, il y a le choix d’une stratégie qui s’efforce le plus possible d’éviter l’intervention du tribunal, ne fût-ce que temporairement. Elle consiste à déplacer le centre de gravité du prétoire vers la séance d’audition publique (hearing), du juge professionnel vers le sage local, de la responsabilité individuelle vers la recherche de ce qui a fait déraper une société, de l’auteur vers la victime, de la vengeance vers la réconciliation, de la pression internationale afin d’engager des poursuites à ce que la

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situation locale offre comme possibilités. Les commissions de vérité, le thème d’un prochain chapitre et les rituels que nous avons évoqués ici sont fondés sur ces caractéristiques.

Les deux modèles reposent sur des arguments plausibles. Il est bon d’écouter et Baltasar Garzón et Alex Boraine, les deux personnages qui m’ont montré la voie dans cette problématique. Je ne me prononce pas en faveur de l’un ou de l’autre pour l’instant, car il y a encore des voies à explorer de manière plus approfondie. L’amnistie est une de celles-là.

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3L’AMNISTIE, LE PÉCHÉ ORIGINEL

On sait que les leaders politiques privilégient souvent l’oubli par rapport au souvenir, a fortiori après un épisode douloureux de la vie de leur pays. Ce choix repose sur un large éventail de motifs. Certains d’entre eux évitent la lumière du jour, d’autres sont bel et bien destinés au forum public. L’un des motifs inexprimés est l’attirance vers ce qui constitue la situation la plus confortable pour les agresseurs : un mur de silence, un mutisme assourdissant. Ainsi, restent-ils impunis. Un argument plus franchement exprimé consiste en ce que le souvenir peut constituer une bombe à retardement, car il n’est pas rare qu’il perpétue le besoin de revanche. La politique du silence est bien souvent complétée et élargie par l’une ou l’autre forme d’amnistie. L’impunité bénéficie ainsi d’une bénédiction officielle.

Toutefois, ce choix a prêté de plus en plus le flanc à la critique au cours des années quatre-vingts du siècle dernier. Il a été remplacé par la conviction, sous-tendue par le droit international, que la poursuite des crimes de guerre, des génocides et des crimes contre l’humanité est un devoir auquel on ne peut se soustraire.

L’appel à la justice retentit de plus en plus fort et pourtant, l’amnistie est encore largement présente – comme fait, comme plan ou comme promesse. Le Kenya est un des derniers d’une longue liste. Fin 2008, le parlement de ce pays a adopté une loi prévoyant la mise en place d’une commission de vérité, mais n’excluant pas non plus l’amnistie en même temps. Au début mai 2009, le parlement congolais a adopté une loi accordant l’amnistie pour les actes de guerre et de rébellion dans l’Est du Congo. Des décisions plus ou moins similaires ont été prises au cours des six, sept dernières années en Afghanistan (2007), en Algérie (2005), en Angola (2002), en Colombie (2003), en République démocratique du Congo (2005), en Irak (2006), en Côte d’Ivoire (2003), au Liberia (2003), au Mexique (2007), au Népal (2007), en Irlande du Nord (2006), en Ouganda (2000) et au Timor oriental (2007). Cette opiniâtreté demande quelques explications.

1  LÍAMNISTIE  EST  UN  MOT  CONTAMINÈ  

L’amnistie est un terme qui est trop chargé de sens pour être utilisable partout et toujours. Le Chili sous Pinochet et l’Afrique du Sud sous Mandela ont tous deux fait le choix de ne pas poursuivre les violations graves des droits de l’homme. Les différences sont toutefois considérables. Le Chili est un exemple de ce que l’on appelle une amnistie pure et simple. Tous les auteurs de violations des droits de l’homme ont été mis hors cause, sans aucune condition ni aucune restriction. L’amnistie en Afrique du Sud appartient à une famille toute différente. Des conditions strictes ont été appliquées dans ce pays. Seuls ceux qui avaient fait preuve de franchise devant la commission de vérité ont pu compter sur la clémence. Cela a eu ses conséquences, par exemple pour les assassins de Ntombi Khubeka. Cette activiste de l’ANC avait disparu sans laisser de traces en 1987. On n’avait plus jamais entendu parler d’elle jusqu’à ce que des membres des services de sécurité se présentent à la commission de vérité. Ils ont demandé l’amnistie en échange du récit de leur participation à l’affaire. Ils ont avoué l’avoir enlevée et fouettée à de multiples reprises. Ensuite, elle était brusquement tombée dans le coma et était décédée d’un arrêt cardiaque, pensaient-ils. Un peu plus tard, la sépulture de Khubeka a été découverte et il s’est avéré qu’elle avait reçu une balle dans la tête. Les prévenus avaient menti et une amnistie en leur faveur était donc exclue. Une telle décision a été prise maintes fois. Si le crime n’était pas de nature politique, l’amnistie était également refusée. Sur les 7116 demandes, il n’y en a même pas eu 1200 qui ont finalement été accueillies. Celui qui perd de vue la différence entre l’amnistie inconditionnelle et conditionnelle sème la confusion.

Il existe encore des différences importantes. En Rhodésie à la fin des années soixante-dix. Une guerre féroce avait tout d’abord fait rage entre les dominateurs blancs et les partisans noirs. Celle-ci s’est ensuite terminée en 1979 par une paix négociée en Grande-Bretagne. En avril 1980, le pouvoir a été transféré. L’ex-colonie la plus jeune d’Afrique s’est alors appelée Zimbabwe. Dans son premier discours, Robert Mugabe, le nouveau président, a déclaré que la haine devait faire place à l’amitié entre blancs et noirs. Il a tenu parole. Personne n’a été poursuivi, même pas les généraux blancs qui avaient terrorisé la population noire. Cette clémence n’était toutefois pas le fruit d’un amour transcendant les races : elle avait été imposée à Mugabe dans l’accord de paix. Au reste, cette clémence arrangeait également bien l’élite noire. Le rideau pouvait ainsi tomber sur les violations des droits de l’homme commises dans les camps des mouvements de libération. Un peu plus tard, en 1982, des troubles ont éclaté parmi la population noire du

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Matabeleland, une région qui se situe loin de Mugabe aux points de vue ethnique et politique. Le président a envoyé la cinquième brigade, un corps formé en Corée du Nord, et a laissé ses soldats commettre tranquillement des assassinats et des pillages pendant vingt mois. La voie de l’amnistie a de nouveau été choisie, cette fois-ci après des négociations avec les personnalités de premier plan du Matabeleland. Un gouvernement d’unité nationale, formé en 1987, a scellé cet accord par un ‘Clemency Order’ (une ordonnance de clémence). Ce n’est qu’au cours de la seconde moitié des années quatre-vingt-dix que le voile sur les événements s’étant déroulés au Matabeleland a été levé. Des évêques zimbabwéens ont commandé un rapport à deux ONG qui avaient récolté des éléments de preuve à l’époque. Ce qui a été mis au jour alors était si ahurissant que la hiérarchie ecclésiastique n’a pas osé le publier. Breaking the Silence / Briser le silence, tel est le titre du rapport de 1997, est un récit relatif aux innombrables morts, mutilations et viols et à l’utilisation de la faim en tant qu’arme de guerre. Le gouvernement a gardé le silence. L’impunité a également été la règle en période électorale. Entre 1995 et 2008, des violences particulièrement graves ont été commises par le parti de Mugabe contre des candidats et des militants de l’opposition. Le président a chaque fois décidé de sa propre autorité d’absoudre totalement les auteurs. En l’espace de vingt ans, le Zimbabwe a montré comment l’amnistie peut avoir des origines différentes. En 1979 et en 1987, l’impunité avait été le résultat de négociations. Récemment, elle constitue une forme de libre-service unilatéral, car celui qui règne avec une main de fer peut tranquillement se blanchir lui et ses amis. La force brutale est l’argument utilisé. C’est ce qu’a démontré le général Pinochet de manière saisissante avec sa loi d’amnistie de 1978. Personne ne pouvait le contredire. Mais, même lorsque le pouvoir absolu chancelle, l’autoamnistie reste possible. On voit alors les élites menacées s’accorder l’absolution in extremis. C’est ce qui s’est passé en Amérique latine dans les années quatre-vingts. Les chefs des juntes ont encore voulu se mettre à couvert à la hâte juste avant la chute de leur régime. Ce continent a semblé porter une lourde hérédité sur ce point.

2  POURQUOI  EFFACER  LA  FAUTE ?

L’amnistie est souvent accordée pour avoir enfin la paix, au sens littéral donc, car celui qui doit céder le pouvoir est souvent encore suffisamment fort pour rendre impossible une transition sans violence. L’amnistie représente alors la voie du moindre mal. C’est ce qui s’est passé en Angola. Au printemps 2002, une guerre civile de près de trente ans a pris fin. En février, les rebelles de l’Unita avaient perdu leur chef, Jonas Savimbi, ce qui a créé une ouverture pour entamer des négociations de paix sérieuses avec le gouvernement angolais. Début avril 2002, un accord a été signé. Un peu avant, le parlement avait adopté une loi accordant l’amnistie aux rebelles, quasi certainement dans une ultime tentative de se concilier les bonnes grâces de l’Unita. Mais ceux qui avaient combattu pendant la guerre civile du côté de l’armée gouvernementale ont, eux aussi, été mis hors cause. Cette forme d’absolution réciproque arrangeait tout le monde. L’accord de paix entre le gouvernement du Guatemala et le principal mouvement de rébellion (Madrid, 1996) a été rédigé dans le même sens.

Sans amnistie pas de réconciliation, sans réconciliation pas de paix durable. Cette phrase est au cœur de nombreux plaidoyers en faveur de la clémence. Selon cette argumentation, les poursuites ne rapprochent pas les camps opposés mais, au contraire, ne font que creuser le fossé qui les sépare. Pour celui qui a souffert, un procès représente une nouvelle confrontation avec la douleur et le chagrin. La blessure s’ouvre à nouveau. Chez les auteurs, la peine, a fortiori s’il s’agit d’un emprisonnement pendant de longues années, sème la rancœur et l’aversion contre le régime qui les traduit en justice. Cela peut être mortel pour une paix fragile. De nombreuses variantes de cette argumentation circulent. On entend dire ainsi que l’amnistie est nécessaire pour rétablir l’unité dans le pays ou pour resserrer les rangs lorsqu’un ennemi étranger est en vue. Ce n’est pas par hasard si la France et les Pays-Bas ont fait preuve dès 1947 d’une plus grande clémence pour les collaborateurs condamnés de l’occupant allemand. Les deux pays étaient engagés dans une guerre coloniale en Asie. Dans une telle situation, la discorde interne constitue une source de grandes préoccupations. Il était nécessaire de resserrer les rangs d’urgence et les brebis galeuses ne pouvaient être laissées de côté en l’espèce.3  POURQUOI  PAS ?

L’amnistie, quelle que soit la forme qu’elle adopte, est une manière controversée d’affronter le passé. L’opposition la plus violente émane de ceux qui ont souffert, qui ont été mutilés, exilés ou privés de moyens de subsistance. Leur résistance vient du plus profond d’eux-mêmes. Il y a également des objections qui trouvent leur origine dans le droit international, selon lequel les poursuites constituent la seule option pour le traitement des crimes contre l’humanité. L’amnistie n’apporte d’ailleurs jamais une paix durable. Après quelque temps tout vole à nouveau en éclats.

L’amnistie déplace le fardeau du passé du coupable vers la victime.

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« Et pourquoi faut-il toujours que ce soient des personnes comme moi qui doivent se sacrifier – pourquoi toujours nous – pourquoi devons-nous toujours faire des concessions lorsqu’il faut concéder quelque chose, pourquoi dois-je toujours me mordre la langue, pourquoi, dites-le moi, pourquoi ? » Ce cri est celui de Paulina Salas, la femme abîmée dans la pièce de théâtre de Dorfman, La Jeune Fille et la Mort. Elle est l’une des milliers de victimes d’une dictature militaire, torturée et violée. Peut-on guérir une plaie avec du sel ? Et on demande à ces gens de pardonner à leurs bourreaux. Enfin, quand on le leur demande, car c’est le plus souvent un président, un parlement, un dignitaire ecclésiastique qui accorde le pardon au nom des victimes. Mais, a déclaré une veuve devant la commission de vérité sud-africaine, personne ne peut pardonner à ma place. Personne ne ressent ma douleur. Je suis la seule à pouvoir accomplir cette démarche.

L’impunité, le produit naturel de l’amnistie, s’oppose également de front au besoin de nombreuses victimes de voir conforter la raison morale. Pour entendre enfin que la souffrance de celui qui a lutté contre l’injustice n’a pas été vaine. L’amnistie rend quasi impossible cet exercice vital.

Dura lex, sed lex

Septembre 2003, une session spéciale du Conseil de sécurité des Nations unies est réunie. Les membres se demandent si un pays sortant d’un conflit féroce doit se pencher sur les violations des droits de l’homme. Kofi Annan, le Secrétaire général, est chargé de rédiger un rapport sur le sujet. Début août 2004, le document est présenté. Il comporte vingt-trois recommandations pour toutes les branches des Nations unies. La recommandation n° 3 est formulée comme suit : « Condamner toute mesure autorisant l’amnistie pour des actes de génocide, des crimes de guerre ou des crimes contre l’humanité [, y compris les actes fondés sur l’origine ethnique ou le sexe, ou de caractère sexuel,] et faire en sorte qu’aucune amnistie antérieure ne fasse obstacle aux poursuites engagées devant l’un quelconque des tribunaux créés ou soutenus par l’ONU ». On ne peut être plus clair. Les lois internationales, fruit de la civilisation, ne permettent pas que les auteurs des violations les plus graves s’en tirent impunément. Cette thèse s’appuie sur la conviction que le monde ne pourra éradiquer la culture de l’impunité que de cette manière. Des ONG telles qu’Amnesty International et Human Rights Watch sont, si cela est possible, encore plus résolues dans leur opposition à l’amnistie.

Mais quid si le mur du silence constitue la seule voie de libérer un pays d’une guerre civile ou d’un régime répressif ? Quid si c’est la seule manière de recueillir la paix ? Lorsque Kofi Annan a visité en 1999 la Sierra Leone profondément sinistrée, il a pu constater les terribles conséquences de la guerre civile. Il s’est rendu compte de l’aspiration des gens à une paix stable et de leur disposition à pardonner aux auteurs. Les Nations unies n’ont néanmoins signé le traité de paix prévoyant une amnistie qu’avec réserve car, a déclaré Annan, l’accord ne pouvait servir de couverture aux violations graves des droits internationaux de l’homme.

Pas de garantie de réconciliation

Regardons ce qui s’est passé en Amérique latine. Il y a un quart de siècle, l’Argentine et le Chili ont accordé une immunité totale aux auteurs de crimes contre l’humanité. La nécessité d’une réconciliation en constituait l’un des motifs. Mais cette amnistie a été imposée sous la contrainte et elle n’a pas contribué à la réconciliation. Les signes en sont les plus tangibles en Argentine. Le fait que des milliers d’hommes et de femmes y aient disparu au cours de la ‘sale guerre’ (1976-1983) suscite encore quotidiennement la stupéfaction et la colère et des cris s’élèvent pour réclamer justice. Depuis l’été 2003, ce passé a également été ranimé officiellement. Le président Nestor Kirchner, la Chambre des représentants et le Sénat ont déclaré nulles les lois d’amnistie de 1986 et 1987. La Cour suprême a donné son aval à cette mesure. En plus, fin 2003, une ‘Archivo Nacional de la Memoria’ a été mise en place. Les documents, les photos et les objets réunis doivent témoigner de la férocité de la junte. Trois mois plus tard, il a été décidé de transformer en musée la ‘Escuela de Mecanica de la Armada’, le lieu de torture le plus redouté de Buenos Aires, afin de rendre hommage à ceux qui y ont souffert et qui y sont morts. Et les ‘grands-mères de la Plaza de Mayo’ sont toujours à la recherche des enfants de leurs enfants disparus. Début mars 2009, elles ont retrouvé la trace du centième petit enfant ‘volé’. Le Chili emprunte la même voie. L’érosion attaque la loi d’amnistie signée par Pinochet en 1978 et le mur du silence vacille lui aussi. Des commandants de l’armée révèlent l’emplacement des tombes des opposants assassinés. En novembre 2004, une commission a consigné les récits des tortures pratiquées sous la junte, sur la base d’entretiens avec 35.000 victimes.

Tout cela s’accompagne d’une flambée d’émotion et d’un appel au châtiment des coupables. En bref, on ne peut contraindre par une loi les gens à entretenir de bons rapports entre eux en pardonnant et en oubliant.

Le passé revient toujours

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Madrid, le mercredi 17 mars 2005 à quatre heures trente du matin. Un camion-grue s’engage sur la ‘plaza de San Juan de la Cruz’ où se dresse, depuis 1959, une statue équestre géante du generalísimo Franco. Une bonne heure plus tard il ne reste plus que le socle. Le général Franco et le cheval en bronze partent pour un entrepôt situé à la périphérie de la ville. La dernière statue de Franco a été déboulonnée en avril 2009 dans l’enclave espagnole de Melilla.

Il semble que le dictateur et son régime soient à présent enterrés une deuxième fois. Rien que dans la capitale, des centaines de rues et de places seront débaptisées dans un proche avenir. ‘L’Arca de la Victoria’ s’appelle déjà à présent ‘l’Arca de la Concordia’. Ce qui rappelle le franquisme doit être éliminé autant que possible. Le ‘Valle de los Caídos’, situé à une cinquantaine de kilomètres de Madrid, est le monument le plus pompeux de l’ère franquiste. Une cathédrale souterraine, la croix la plus haute du monde, une nef géante. Tout cela en l’honneur de ceux qui sont tombés en Espagne aux côtés du général durant la guerre civile (1936-1939). L’Espagne la plus bornée. Cette icône se trouve déjà dans le collimateur depuis quelque temps. En octobre 2007, il a été décidé qu’elle deviendrait un simple lieu de culte, sans couleur politique, et un mémorial à toutes les victimes de cette époque abominable.

Les uns sont inhumés, les autres sont exhumés. La guerre civile et les années de terreur qui l’ont suivie ont coûté la vie à quelque 600.000 personnes. Il s’agissait principalement d’opposants de Franco et des siens. Le corps de près de 140.000 d’entre eux n’a jamais été retrouvé. Depuis l’an 2000, une recherche fiévreuse a été entamée en vue de retrouver les fosses communes cachées et oubliées. Des corps ont été retrouvés dans des dizaines d’endroits. Viznar, tout près de Grenade, est l’emplacement qui suscite le plus de débats. On suppose que le squelette de Federico García Lorca, le poète qui a été assassiné par les militaires de droite en août 1936, repose à cet endroit. Ce lieu fait à présent l’objet d’émotions et de discussions intenses. Doit-on l’exhumer ou non ? Rouvrir les plaies ou non ? Lorca a écrit en 1935 des paroles qui paraissent plus réalistes que jamais aujourd’hui : ‘Un muerto en España está más vivo como muerto que en ningún sitio del mundo’ (En Espagne, un mort est plus vivant en étant mort que n’importe où dans le monde). Un réseau dense d’organisations tente à présent de reconstituer tout le passé de l’Espagne sous Franco. Elles identifient des victimes, publient des ouvrages, ont des sites web interactifs (www.memoriahistorica.org), réalisent des émissions de radio et de télévision, organisent des expositions et mettent les partis sous pression.

Qui a-t-il de si étrange à ce regard collectif jeté sur le passé ? C’est qu’il se produit après plus de soixante-dix ans d’amnésie volontaire. Jusqu’en 1977, lorsque la démocratie a été introduite en Espagne, il était dangereux de parler de la guerre civile et de ses séquelles. Il y a eu ensuite, lors de la transition, le pacte du silence auquel tous les partis ont adhéré. La crainte d’une nouvelle guerre fratricide et l’aspiration à la réconciliation exigeaient un mutisme collectif, disait-on à cette époque. La quasi-totalité de la classe politique, communistes et Basques modérés inclus, voulait tourner la page. Les archives de la police secrète ont été scellées. L’enseignement de l’histoire a laissé le trou de mémoire intact, année après année. À peu près tout le monde a conservé son poste et même les partisans les plus fidèles de Franco et de sa dictature, n’ont pas été dérangés. Il n’a absolument pas été question de procès. (Un peu plus tard, lorsque les régimes communistes du bloc de l’Est ont disparu un par un, cet ardent désir de pardonner et d’oublier selon le ‘modèle espagnol’ a été en vogue. En Pologne, le leader et écrivain communiste espagnol Jorge Semprun a déclaré à Adam Michnik de Solidarnosc : « Si vous voulez vivre une vie normale, vous devez oublier. Sinon, ces serpents sauvages libérés de leur boîte empoisonneront la vie publique pendant les années à venir. » [traduction libre]

Cette stratégie semble bien accomplir des prodiges. L’Espagne a rejoint pour ainsi dire sans problème le monde des démocraties stables. Année après année, gouvernement après gouvernement, le ‘complot du silence’ a accompli son œuvre. Le pays a regardé dans le miroir et a vu que tout allait bien. Mais à la fin des années quatre-vingt-dix, les premières questions ont surgi. Était-il encore bien nécessaire de maintenir la mémoire sous les verrous ? L’Espagne n’était-elle pas à présent suffisamment adulte pour entamer sans crainte la confrontation avec le passé ? Le moment n’était-il pas venu d’ouvrir la chasse à quelques mythes ? Sept, huit ans plus tard, pas mal de trous ont été pratiqués dans le mur du silence. Ce qui s’est passé ? Le contexte international a changé. En de nombreux endroits du monde, des fenêtres ont été largement ouvertes sur un passé amer. Parallèlement, les cartes ont changé en Espagne même. En 1977, la crainte constituait le principal motif pour tourner le dos au passé. Cette peur intense d’une nouvelle guerre civile n’était pas infondée, bien au contraire. La période de 1975 à 1980 a été violente, avec des centaines d’assassinats politiques, des dizaines de tués lors de manifestations. En outre, quarante années de terreur sous Franco avaient créé un climat, certainement dans les milieux des victimes, qui avait fortement réprimé la tendance à demander des comptes. Vers la fin du siècle, ces sources de crainte s’étaient largement taries. Le risque d’une nouvelle explosion, en partie par l’ancrage européen du pays, avait pour ainsi dire disparu. Et l’ombre que Franco avait projetée sur l’Espagne, même après sa mort, a été effacée. L’effet des expériences de deux générations éloignées l’une de l’autre joue également un rôle. De nombreux témoins ayant subi comme adolescents les rigueurs de la dictature sont à présent âgés de quatre-vingts ans. Ils ont toujours gardé le silence. Ils n’ont pas révélé, par exemple, où se trouvent les fosses communes. À présent qu’ils voient venir la fin, ils veulent sauver ces informations. D’autre part, il y

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a la génération des jeunes quadragénaires. Leur attitude à l’égard de l’héritage de l’ancien régime est plus distante, moins crispée. Ils n’avaient même pas quinze ans lorsque le régime de Franco a disparu en même temps que lui. À présent que leur génération occupe l’arène politique, les verrous tirés par les autorités sur le passé sont progressivement supprimés. Le résultat le plus frappant en est la Ley de Memoria Histórico, qui a été adoptée par le parlement espagnol le 21  octobre 2007. Cette loi prévoit le paiement de réparations à ceux qui ont gravement souffert sous le régime de Franco. Et les autorités locales peuvent à présent apporter leur aide dans l’identification et l’exhumation des charniers.

4  ET  ALORS ?

Le débat sur le sens ou l’absurdité de l’amnistie continue de faire rage dans le monde entier. Il y a, par exemple, le sort du Zimbabwe qui, depuis l’été 2005, s’est profondément enfoncé dans une crise politique, économique et humanitaire. Robert Mugabe, son président, constitue aux yeux de nombreux observateurs le principal obstacle à une solution durable. Mais Mugabe ne veut pas abandonner le pouvoir, sachant qu’il risque d’être poursuivi pour crimes contre l’humanité. Des rumeurs circulent selon lesquelles l’octroi de l’amnistie au président pourrait débloquer la crise. Richard Dicker, le grand patron de Human Rights Watch, a déclaré à ce sujet : « L’amnistie est un prix que seuls les fous sont disposés à payer. Ce que vous achetez avec celle-ci est une illusion. » [traduction libre] Car l’impunité engendre de nouvelles violations, conclut-il. Tout le monde ne partage pas cette certitude et l’idée que l’amnistie est parfois une option inévitable gagne peu à peu du terrain. C’est un moyen d’éviter qu’un changement de régime s’accompagne d’un bain de sang. Ceux qui propagent cette vision ont bien le plus souvent une liste de conditions strictes. Je les énumère brièvement ci-après. Seuls les crimes politiques sont susceptibles d’absolution. La population doit être associée à la décision de renoncer au châtiment. Il est fortement recommandé d’indemniser les victimes. Il importe également que la démocratisation ne s’arrête pas dans les autres domaines : des médias qui ne sont plus muselés, des opinions qui peuvent circuler librement, des écoles qui ne sont plus les laquais du pouvoir. La disposition à répertorier ce qui s’est passé, à identifier les auteurs et les victimes aussi précisément que possible est tout aussi cruciale. On peut donc parler en l’espèce d’une forme de ‘justice conservatoire’, qui crée des possibilités de saisir encore les tribunaux par la suite, comme c’est le cas à présent en Argentine et au Chili.

Cette version ‘allégée’ de l’amnistie constitue-t-elle un bon pari ? Une réponse partielle à cette question peut être fournie par l’Afrique du Sud où la commission de vérité a utilisé l’amnistie conditionnelle. Maintes fois la technique du bâton et de la carotte a fonctionné. L’amnistie en échange d’aveux a permis d’éclairer de nombreux aspects atroces de l’apartheid, mais en même temps, pas mal de choses sont restées obscures. Les militaires, aussi bien les officiers que la piétaille, ont évité la commission de vérité. La classe politique de l’époque de l’apartheid, à l’exception d’un seul ministre, n’a pas donné suite à l’invitation du comité d’amnistie. Des groupes professionnels entiers, qui avaient vénéré et soutenu l’ancien régime ne se sont pas présentés. Cette expérience mérite d’être analysée en profondeur. Elle fait l’objet du chapitre suivant. En même temps, une esquisse de ce qui s’est passé en Afrique du Sud constitue une étape intermédiaire sur la voie des autres commissions de vérité qui ont débuté leurs travaux ces dernières années.

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4EXHUMER LE PASSÉ

Il y a quelque chose de curieux dans l’autobiographie de Nelson Mandela. Son ouvrage, Un long chemin vers la liberté (1995), qui comporte 560 pages, ne consacre pas une ligne à la question de savoir comment la nouvelle Afrique du Sud devrait affronter le passé de l’apartheid. Cette question ralentira pourtant perpétuellement la concertation entre les blancs, les noirs et les métis. Pour le premier ministre Frederik Willem De Klerk et les siens, seule l’amnistie était acceptable. Au sein de l’ANC et des alliés, il n’y avait pas unanimité. Certains penchaient pour l’organisation d’un Nuremberg sud-africain. D’autres voyaient surtout les risques d’une telle entreprise : un coup d’État de ceux qui devaient comparaître en justice, des procès coûteux et prenant beaucoup de temps, la destruction d’éléments de preuve. Une amnistie pure et simple était tout autant exclue. On ne pouvait pas faire cela aux victimes. On pouvait peut-être pardonner, mais certainement pas oublier. L’inspiration a été trouvée en Amérique latine, où la confrontation avec le passé sanglant des juntes avait déjà débuté depuis quelque temps. Là, l’amnistie avait été inévitable. La Bolivie, l’Argentine, l’Uruguay, le Chili et le Salvador avaient toutefois répertorié du mieux possible les violations des droits de l’homme commises chez eux. L’Afrique du Sud a étudié toutes ces quêtes latino-américaines et a conçu sa propre version.

1  VÈRITÈ  ET  RÈCONCILIATION  ‡  LA  SUD-­‐AFRICAINE

La commission de vérité sud-africaine est à ce jour la démonstration de la fouille collective dans un passé douloureux, qui a été la plus analysée et la plus commentée. Des films, des pièces de théâtre, des romans, des journaux intimes et des dizaines de milliers de pages de descriptions journalistiques et scientifiques y ont été consacrées. Cet intérêt exubérant n’est pas dénué de motifs. On ne s’attendait pas à ce que l’apartheid prenne fin sans violence extrême. Cet événement surprenant a suscité une grande curiosité afin d’en connaître l’explication. Les projecteurs ont bien entendu été braqués sur la commission de vérité. En outre, on a pensé assez rapidement à exporter cette expérience vers d’autres pays qui étaient confrontés à un défi quelque peu similaire. Des reportages sur la commission étaient donc particulièrement bienvenus. En effet, à peu près tous les problèmes, toutes les questions et tous les dilemmes susceptibles de se présenter lors de la recherche de ‘la vérité’ ont émaillé sa genèse et son développement. En même temps, sa gestation et son fonctionnement montrent les limites de la formule remarquable qu’est et reste cette quête de la vérité. Toutes ces considérations constituent une invitation à rendre compte de façon très détaillée de l’aventure sud-africaine.

Les attentes

Nous sommes en août 1995 et c’est l’hiver au Cap. La loi ‘visant à promouvoir l’unité et la réconciliation nationales’, la mère juridique de la commission de vérité date de trois semaines. C’est le moment de parler avec des gens dont l’existence va à présent changer fondamentalement. Pour mon premier entretien je dois me rendre au parlement. Je suis en avance et je vais faire les cent pas dans un bâtiment d’aspect sombre et fantomatique. Antjie Krog, mon interlocutrice d’aujourd’hui, est très enrhumée et très lasse. Pour le moment, elle travaille encore au service de presse du parlement. Mais la com-mission de vérité l’attend. À partir de décembre, elle y suivra les séances pour la radio sud-africaine. La préparation de ces comptes rendus dévore déjà tout son emploi du temps. Une fois que la commission aura atteint sa vitesse de croisière, sa lassitude se transformera régulièrement en épuisement total. Dans son livre publié ultérieurement, La douleur des mots (2004), elle note : « Je m’assieds sur les marches et pleure toutes les larmes de mon cœur. La chair et le sang ne peuvent pas en supporter plus, au bout du compte … chaque semaine nous étire davantage sur l’échelle du chagrin … combien de gens peut-on voir pleurer, combien de douleurs débondées peut on accueillir … Mes cheveux tombent. Mes dents se déchaussent. J’ai de l’urticaire. » Mais de cela, elle n’est pas encore consciente. Nous parlons tantôt en anglais, tantôt elle en afrikaans et moi en néerlandais. Ce n’est pas un hasard, dit-elle. Il y a des facettes de l’apartheid qui doivent être formulées avec la langue de l’Afrikaner. Pour d’autres choses, l’anglais est un meilleur véhicule. Cette gymnastique linguistique la poursuivra également dans ses comptes rendus sur les travaux de la commission. «  Quel rôle pour la radio qui a accès à tous les groupes linguistiques et aux communautés défavorisées  ? Quid des langues  ? Les onze langues officielles  disposent-elles des mots nécessaires pour rapporter les travaux de la commission ? », écrit-elle dans son livre.

Ce qu’elle attend de la quête de la vérité ? L’apart-heid a profondément érodé les normes morales de

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tous les côtés, dit-elle, chez les blancs, les noirs et les métis. La confrontation publique entre les auteurs et les victimes apportera peut-être la guérison précisément sur ce plan, mais cela devient une entreprise difficile. Ceux qui ont souffert sous l’apartheid oscillent entre la disposition à pardonner et l’ardent désir de prendre sa revanche. Et pas mal de blancs prennent seulement conscience à présent de ce qu’ils ont concédé lors des élections d’avril 1994. Elle dit : « Jusqu’il y a cinq ans d’ici, mon père pouvait s’entretenir au téléphone avec n’importe quel dirigeant ; à présent, il a complètement perdu le chemin ». Elle espère bien que la commission pourra s’opposer à l’apparition d’un ‘passé imaginé’. Un tel ‘imagined past’ vit dans la tête des Afrikaners depuis des générations déjà. Bien trop de légendes ont survécu à propos de la guerre avec les Britanniques, il y a cent ans. Cela a une grande incidence. Si seulement une commission de vérité avait été mise en place à l’époque, soupire-t-elle, car cette guerre n’a jamais été mise en perspective de manière objective. Un peu plus de 26.000 femmes et enfants blancs sont décédés dans les camps de concentration britanniques à côté d’à peu près le même nombre de noirs. Les Anglais n’ont jamais exprimé le moindre regret concernant ces atrocités. Krog déclare qu’une chance d’instiller le respect pour les droits de l’homme en Afrique du Sud a ainsi été perdue. Peut-être est-ce précisément pour cette raison que l’apartheid a pu s’enraciner dans une société qui se sentait humiliée, ignorée et menacée. Peut-être, la rébellion pro-allemande des Afrikaners au cours de la première guerre mondiale en a-t-elle été également une conséquence. Par ce détour par le passé, elle veut avancer des arguments pour que l’on procède autrement à présent, un siècle plus tard. Hélas, ajoute-t-elle, mon excursion dans le passé est sans doute pure spéculation. Mais, me dis-je, celui qui connaît l’historique de l’aile extrémiste du mouvement flamand dans mon pays natal comprend bien mieux la situation. Chez eux également, un fil rouge relie les décennies d’humiliation des Flamands, la collaboration avec l’occupant allemand et le racisme actuel.

Antjie Krog, ses comptes rendus et ses ouvrages sont mon guide dans le pays de la commission de vérité. Mais d’autres personnages attendent encore dans les coulisses en ces journées de 1995.

Cowley House, un immeuble misérable où est hébergé le Trauma Centre for the Victims of Violence and Torture (centre de traumatologie pour les victimes de la violence et de la torture) du Cap. Sept noirs et un Malais sont assis dans la salle d’attente. Marlene Bosset, qui dirige le centre au cours de l’été de 1995 est une jeune trentenaire. Elle voit quotidiennement quelques-unes des épaves humaines que le régime de l’apartheid a engendrées. Elle est également une victime elle-même. Elle est noire et a été expulsée de sa maison avec ses parents et ses frères par le régime il y a des années déjà. Son père souffre de troubles psychiques. Son frère a été torturé. Elle-même a fui à l’étranger. Son opinion sur la commission de vérité et l’ensemencement de la réconciliation est bien tranchée : je ne veux pas pardonner et je ne veux pas oublier ce que l’on nous a fait. Selon elle, toute l’opération vise à emporter l’adhésion des blancs. C’est pourquoi il est nécessaire de blanchir le passé très noir de jadis. C’est pourquoi, on nous serine, à nous les victimes, toujours le même refrain : « You have to embrace your enemy. » (Vous devez embrasser votre ennemi.) Et quoi encore. En outre, les habitants des townships n’ont absolument pas voix au chapitre. Ils veulent surtout que la commission indemnise les victimes. Mais ces messieurs-dames du parlement estiment que l’argent n’est pas le plus important, pour peu qu’il y ait ‘truth and reconciliation’ (la vérité et la réconciliation). Il n’est pas étonnant qu’ils considèrent les choses de cette manière, ils habitent les beaux quartiers. Faire apparaître la vérité ? Quelle vérité ? Celle des victimes ou celle des auteurs ? Celle des noirs, des blancs, des métis, des musulmans, des chrétiens ? À la fin de l’entretien, elle ajoute encore : « Ce sera une mesure pour rien. Petit à petit, tout le monde va se considérer comme victime, même les blancs, parce qu’ils ont été séduits pendant des années par le serpent de l’endoctrinement. Oui, qui va-t-on alors réconcilier avec qui ? »

La commission de vérité rouvrira d’anciennes plaies chez de nombreuses victimes. Certaines iront frapper à la porte de Marlene Bosset. Celle-ci fuira son Trauma Centre, à bout de souffle, encore avant l’opération vérité. Elle ne sera pas la seule à vivre une deuxième fois l’apart-heid et à risquer d’y rester. Mais cette histoire n’est pas encore d’actualité, ce 24 août 1995. Un de ses collègues du Centre est Michael Lapsley, un prêtre né en Nouvelle-Zélande. Il a perdu ses deux mains en ouvrant une lettre piégée en 1990, alors qu’il travaillait pour l’ANC à Harare. En parlant, il agite les deux crochets qui ont été implantés à la place. N’a-t-il pas voulu de prothèse qui camoufle le prix qu’il a payé à l’apartheid, me dis-je, en le regardant participer à un débat télévisé. Lapsley voit la commission d’un œil différent. Celui qui comparaît devant celle-ci et manifeste un repentir doit obtenir l’amnistie. Je l’entends dire : « Je dois pardonner et oublier, sinon je resterai une victime jusqu’à la fin de mes jours et çà je ne le veux pas. » Bosset et Lapsley ont tous deux été gravement blessés par l’apartheid et pourtant leur vision sur ce qu’il faut faire diffère. La diversité d’opinions est une caractéristique qui va marquer l’ensemble de la communauté des victimes.

Toujours au Cap, je m’entretiens avec André du Toit. Il est professeur d’études politiques à l’université du Cap. Du Toit, Afrikaner et combattant anti-apartheid, est un fervent défenseur de ce que la commission de vérité doit devenir : un lieu où la vérité est révélée autant que possible sur les événements s’étant déroulés entre 1960 et 1994. Je le rencontre chez lui, dans une chambre qui présente l’aspect d’une cellule froide de religieux et l’est également au toucher. Il est très lent à démarrer. Un diesel, manifestement. Mais il est très convaincu. Pour lui, la commission peut parfaitement remplacer l’un ou l’autre tribunal. Il doute

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toutefois que tout le monde puisse tout simplement continuer à occuper la fonction qui était la sienne durant l’apartheid. Peut-être une période d’épuration est-elle tout de même nécessaire au sein de l’armée, de la police et de la magistrature, faute de quoi la commission de vérité risque d’entrer dans l’histoire pour avoir adopté une attitude trop laxiste par rapport au passé. Et, ajoute-t-il, le succès ou l’échec de la commission dépendra également de la comparution devant celle-ci de hauts dirigeants des mouvements de libération. Comme on le sait, de sérieux dérapages se sont produits régulièrement dans les camps de l’ANC : exécution de (présumés) infiltrés, torture de mutins et de déserteurs. En outre, la lutte contre l’apartheid a fait beaucoup de victimes civiles. Peut-on vraiment passer ces faits sous silence ? Ce que du Toit ne sait pas encore, c’est que son grand rêve, siéger à la commission de vérité, ne se réalisera pas. La sélection des membres devient un exercice d’équilibre incroyablement difficile. Il n’y aura guère de place pour des Afrikaners comme du Toit.

Quelques jours plus tard, j’ai rendez-vous à Pretoria avec Ahmed Motala, directeur de l’ONG Lawyers for Human Rights (Avocats des droits de l’homme). Il représente avec son organisation l’une des voix les plus critiques par rapport à la commission envisagée. On ne pourra jamais gommer les crimes du régime de l’apart-heid, ainsi entame-t-il son argumentation avec une grande véhémence. Il faut traduire les auteurs devant les tribunaux, quitte à leur pardonner après un certain temps. Aussi veut-il confronter le principe de l’amnistie pour un simple aveu à la Constitution provisoire et aux engagements internationaux de l’Afrique du Sud. Tout de même, dit-il alors, une telle mesure ne servira probablement pas à grand chose. La commission de vérité est un instrument conçu par des politiciens afin de limiter les risques de chaos, à présent que débute une ère nouvelle et fragile. Et en parlant de politiciens, il n’est pas du tout certain que la commission pourra rester hors de leur zone d’influence. Imaginons que le président soit de tendance ANC, le vice-président sera alors à coup sûr un représentant du Parti national, la mère de l’apart-heid. Il éprouve également des doutes concernant l’attitude des membres de l’ANC. Pour le moment, ils sont encore favorables à cent pour cent à l’opération vérité, mais des rumeurs étranges circulent. Ceux qui s’approchent du quartier général de la police sud-africaine croient entendre un bruit bizarre. C’est l’association du bruit de déchiqueteuses et de photocopieuses. Les documents gênants pour la police disparaissent. Ce qui peut servir à faire chanter l’ANC est stocké en plusieurs exemplaires, en tant que preuve sur papier du fait que quelques ténors du parti ont perçu des rémunérations de la part du régime de l’apartheid. Motala fait un geste vers une photo de Mandela et déclare : « Les politiciens de mon pays commettent une erreur monumentale, ils croient qu’il est possible de clore un chapitre sanglant comme si de rien n’était. » J’acquiesce de la tête et je pense à ce qui m’est arrivé un an auparavant. Le secrétariat du roi Baudouin de Belgique m’avait demandé début juin 1993 de me rendre en audience auprès du souverain. Le roi Baudouin était fort préoccupé par le passé non assimilé de collaboration et d’épuration pendant et après l’occupation allemande. Est-il vraiment si difficile de pardonner et d’oublier ? demande-t-il. Par exemple, le comportement passif de son père, Léopold III, durant la guerre sera-t-il compris un jour ? Lorsque je m’interroge à voix haute si l’on peut et si l’on doit oublier, sa réaction est : « Et vous êtes professeur à l’Université catholique de Louvain ? »

Motola disparaîtra assez rapidement de l’histoire. Pas disposé aux compromis semble-t-il, il partira pour Londres. Aux moments cruciaux de la prise de décision, il y a peu de marge de manœuvre pour ce genre de personnes. Il reviendra toutefois, dix ans plus tard, comme directeur d’une autre ONG critique de plus.

Krog, Bosset, Lapsley, du Toit, Motala sont les personnages prototypiques d’une pièce singulière. Certains restent à l’avant-scène, d’autres passent à l’arrière-plan. Mais chacun d’eux constitue une fenêtre ouverte sur les problèmes provoqués par la confrontation avec l’histoire de l’apartheid. Ajoutons encore ceci : quels que soient les interlocuteurs de cette époque, on ne les entend pas proclamer des certitudes absolues. Pour les uns, la commission de vérité constitue la seule option par rapport à une guerre civile, bien qu’ils admettent que l’entreprise reste un gros pari. Pour les autres, la promesse d’amnistie représente une gifle pour les milliers de victimes. Mais ils sont également conscients que des peines sévères peuvent annihiler la fragile démocratie. Il y a également ceux qui n’ont pas la conscience tranquille et qui préfèreraient enterrer le passé que l’exhumer. Le fossé est profond et n’a pas été comblé à ce jour.

L’origine

C’est sur le campus de l’Université de West Cape, à une vingtaine de kilomètres du Cap, qu’a germé l’idée de mettre en place une commission de vérité pour l’Afrique du Sud. L’existence de cet établissement d’enseignement, appelé UWC en abrégé, est pleine d’ironie. À la fin des années cinquante, les universités du pays font de plus en plus l’objet de pressions afin d’admettre un plus grand nombre de non-blancs. Le gouvernement accourt à l’aide avec un plan pervers : une école supérieure pour les métis, située quelque part loin de la ville et avec des professeurs blancs qui, peut-on lire sur le site web de l’UWC, « soutenaient la ségrégation raciale et considéraient leur rôle comme étant celui de gardiens blancs de leurs pupilles de couleur. » [traduction libre] Une fois sur le campus, il n’existe pas de transport public pour le Cap, les

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étudiants ne peuvent contaminer d’autres personnes avec leur poursuite de l’égalité de droits. Les choses tournent autrement. Après quelques années déjà, le campus se révèle un bouillon de culture de la protestation contre le régime de l’apartheid. Un peu plus tard, au beau milieu de la brutale répression des années quatre-vingts, l’UWC collabore pleinement à l’assaut final contre l’apartheid.

L’UWC, lieu de la genèse de la commission de vérité ? Oui, lorsqu’en mai 1992, Kader Asmal profite de sa nomination solennelle comme professeur en droits de l’homme pour y plaider en faveur de la mise en place d’une commission qui fouille le passé et absout éventuellement ceux qui font des aveux – l’amnistie en échange de l’élucidation d’affaires. À ce moment, Asmal est déjà un personnage-clé de l’opposition à l’apartheid. En 1953, alors qu’il est âgé de 18 ans, il se lie d’amitié avec Albert Luthuli, le légendaire président de l’ANC. En 1959, il part à Londres pour y poursuivre ses études d’économie ; c’est également là que débute son exil. Jusqu’à son retour en Afrique du Sud en 1990, c’est lui qui diffuse le message de l’ANC en Europe. De retour dans son pays, il est bien vite admis au NEC (National Executive Committee, Comité exécutif national) du parti. C’est à partir de ce poste qu’il assure la promotion de l’idée qui lui est chère : une commission de vérité. Il rédige des notes pour le NEC, prêche dans la presse du parti et se fait interviewer dans les médias. Il réussira.

Lorsque je rends visite à Asmal, en mars 1994 sur le campus de l’UWC, quelques semaines avant les premières élections parlementaires libres, il est complètement absorbé par la campagne. Le sexagénaire, qui deviendra ministre du gouvernement Mandela quelques mois plus tard, a la langue bien affilée, comme je peux m’en rendre compte immédiatement. Dès qu’il commence à parler de l’affrontement avec le passé, il fait penser à un tourbillon. Des noms, des dates, des arguments. Il a la parole très persuasive. Ma chemise est complètement trempée de sueur. Je me raccroche à un document interne du parti qu’il me remet. Il date du 22 septembre 1992 et décrit les cinq principes fondamentaux de l’opération préconisée par l’ANC : le passé doit être mis au jour ; un large débat public sur la manière dont cela peut se faire sera préalablement organisé ; l’amnistie n’est pas exclue, sauf pour les crimes contre l’humanité ; il n’y a plus d’emploi dans la fonction publique pour les tortionnaires et les assassins ; les victimes ou leur famille ont droit à une indemnisation. Dans ce texte, ajoute Asmal, il n’est déjà plus question de procès criminels du genre de ceux qu’ont subi les dignitaires de l’Allemagne nazie. « Car c’est ce que nous voulions faire initialement avec les principaux responsables de l’apartheid : ‘catch the bastards and hang them’ (attraper les salauds et les pendre) ». Il n’y aura donc pas de Nuremberg sud-africain.

L’amnistie : un compromis in extremis

Permettez-moi de faire un petit retour en arrière. Au début de 1990, le pouvoir blanc avait accompli quelques pas prudents dans la direction d’une transition. L’ANC n’était plus interdite depuis février de cette année et ce même mois, Mandela avait été libéré. Il était déjà, bien que dans le plus grand secret, l’interlocuteur privilégié du premier ministre Frederik Willem De Klerk. À présent, il pouvait l’être en plein jour. Six semaines après cette libération, le 2 mai 1990, un premier round de négociations débuta. Il se déroula à Groote Schuur, l’hôtel particulier dans le style hollandais du Cap, qui avait été la résidence des gouverneurs coloniaux de l’Afrique du Sud. Dans notre délégation, écrit Mandela dans son autobiographie, nous plaisantions à propos du fait que nous avions été attirés dans un piège en territoire ennemi. Le point numéro un de l’ordre du jour était la question de savoir comment les blancs, les noirs et les métis allaient affronter le passé. L’ANC demandait une amnistie pure et simple pour tous ses partisans bannis et prisonniers. Le gouvernement a opposé une fin de non-recevoir à Mandela et à ses compagnons. Il voulait bien admettre une préservation temporaire des poursuites pour les délits politiques, mais il voulait savoir comment ses interlocuteurs définissaient ceux-ci. C’est également ce qui a été repris trois jours plus tard dans la fameuse note Groote Schuur et en mai 1990 encore, une première loi dite de préservation a été élaborée. (C’est dans celle-ci qu’apparaît pour la première fois l’expression ‘la réconciliation requiert le pardon’, qui sera psalmodiée comme un mantra tout au long de la transition.) Quelque cinq mille membres des mouvements de libération bénéficieront de la loi. De Klerk était loin d’être heureux de ce dénouement et voulait également obtenir l’amnistie pour ceux qui avaient commis des crimes dans le cadre de l’apartheid. Une seconde loi de préservation a donc été élaborée en octobre 1992. C’était à présent le tour de l’ANC de manifester son mécontentement. Comment pouvait-on, pour l’amour de dieu, mettre sur le même pied l’apartheid et la lutte contre celui-ci ? Les actes des oppresseurs blancs étaient, disait-on, moralement répréhensibles. Le combat de l’ANC et de ses alliés était d’une toute autre nature, car il était dirigé contre des violations graves des droits de l’homme. Il s’agit d’un débat qui fera encore rage pendant des années.

Un an et demi après la libération de Mandela, tous les problèmes qui suscitent de grandes difficultés lors de tout changement de régime, où que ce soit dans le monde, avaient été mis sur la table : l’amnistie ; la définition juridique et la qualification morale du crime politique ; la nécessité de la réconciliation ; l’appel à la justice. Le vrai travail pouvait commencer.

Dans l’intervalle, les négociations sur la transmission du pouvoir se poursuivaient et elles n’évoluaient pas bien. L’ordre du jour était copieux : élaboration d’une nouvelle constitution, organisation d’élections libres,

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mise en place d’un régime de transition, création de garanties pour la minorité blanche, octroi ou non de l’amnistie. La confiance mutuelle était fragile comme la glace d’une seule nuit. Les entretiens se déroulaient en utilisant la technique d’une convention, la Convention for a Democratic South-Africa ou CODESA. Étaient présent : le gouvernement et vingt groupements politiques. Les travaux débutèrent le 20 décembre 1991. L’essai d’accouplement était déjà terminé le lendemain. La glace était en effet trop mince. Le marchandage se poursuivait toutefois en coulisse. Six mois plus tard, la CODESA 2 débuta ses travaux. Les choses tournèrent à nouveau mal. De Klerk et son parti national ne voulaient pas d’un partage du pouvoir qui aboutirait au monnayage par l’ANC de son avantage numérique. L’exigence des blancs en ce qui concernait l’octroi d’une amnistie fit à nouveau capoter les négociations. Mandela et De Klerk continuaient à se parler, parfois en secret, parfois publiquement. Le dénouement vint fin 1992 d’un côté inattendu. Joe Slovo, dirigeant communiste et chef de file de l’aile militaire de l’ANC lança l’idée d’un régime de transition incluant De Klerk et ses partisans. Du fait que Slovo était précisément connu dans les milieux blancs comme le Staline local, cette proposition fit grand bruit et permit une percée. C’était d’ailleurs déjà sa deuxième pirouette dans le pas-de-deux entre les blancs et les noirs. C’était lui qui, à la mi-juillet 1990, avait persuadé l’ANC de renoncer unilatéralement à la lutte armée. L’histoire dessine de drôles de méandres.

En avril 1993, le temps était mûr pour un troisième round de négociations. Les pierres d’achoppement avaient été éliminées les unes après les autres. A l’exception d’une seule : la question de savoir si l’amnistie pouvait rester une option. Cette question menaçait d’entraîner une rupture, jusqu’à ce que se produise un retournement de situation. Dans la nuit du 18 novembre 1993, la constitution provisoire était déjà sur papier lorsqu’un post-scriptum fut greffé au texte : le nouveau parlement adopterait une loi prévoyant l’amnistie des crimes de l’apartheid, mais à des conditions strictes. La formulation avait été délibérément maintenue vague, c’est ce qui sauvait les négociations. Desmond Tutu, qui allait présider la commission de vérité, m’a déclaré que la délégation gouvernementale n’était disposée à apposer sa signature sous l’accord que si cette phrase figurait dans celui-ci. Mais ce côté obscur du compromis allait lourdement hypothéquer le fonctionnement de la commission. Dès les premiers jours de son existence, écrit Antjie Krog dans La douleur des mots, il semble bien que tout le monde a la nausée à l’idée de l’amnistie, tel était le degré de confusion.

Sur le chantier

L’ANC aime les surprises. Quelques mois avant l’accord crucial de novembre 1993, elle se retrouva sur la défensive. Un bruyant moulin à rumeurs s’était mis en route évoquant des violations des droits de l’homme dans les camps de l’organisation. L’ANC fit alors ce qui probablement ne s’était jamais produit auparavant dans les milieux des mouvements de libération. Elle mit en place elle-même une commission d’enquête indépendante. Un trio international de juristes rédigea un rapport de 172 pages qui atterrit sur la table de l’ANC le 23 août 1993. Le rapport mettait au jour une terrible réalité. Des assassinats et des actes de torture avaient été commis dans les camps de l’ANC, surtout aux endroits où étaient détenus les présumés infiltrés. L’organisation reconnut sa faute et transforma immédiatement un revers en atout. L’ANC avait montré qu’il ne craignait pas de faire son examen de conscience. À présent, il pouvait mettre la pression sur De Klerk et les siens. Avaient-ils, eux, peur d’une commission qui passerait au crible toute la période de l’apartheid ?

À partir de novembre 1993, toute l’attention se déplaça vers les élections à venir. Fin avril, tout était consommé. Des millions de noirs, de métis et de blancs avaient enterré l’apartheid dans les urnes. Un peu plus d’une semaine plus tard, le gouvernement de transition prêtait serment. Dullah Omar, un collègue de Kader Asmal, quitta l’université du Western Cape pour devenir ministre de la justice. C’était lui qui était chargé de transformer la formule magique ‘amnesty for truth’ (l’amnistie en échange de la vérité) en un instrument susceptible d’apporter la réconciliation et la justice. Dès le 27 mai 1994, Omar traçait au parlement les contours de la TRC, la Truth and Reconciliation Commission (la Commission Vérité et Réconciliation). Il constitua une task force chargée de peaufiner le projet. Celle-ci était dirigée par Medard Rwelamira, un Tanzanien, qui travaillait également à l’UWC. Asmal, le père fondateur, Omar, le maître de l’ouvrage et Rwelamira l’architecte : ou comment l’université de Western Cape, destinée jadis à jouer le rôle de cordon sanitaire autour des jeunes noirs et métis, fut le lieu de naissance de l’entreprise la plus délicate de la nouvelle Afrique du Sud.

Au cours de l’été 1994, le projet de loi fut soumis au parlement. Son examen allait représenter un véritable marathon. La commission de la justice organisa des dizaines de séances et les partisans de l’apartheid et les opposants à celui-ci y débattirent. Les communautés religieuses, les dirigeants de l’armée et de la police, les groupements professionnels, ainsi que les mouvements locaux et internationaux des droits de l’homme furent invités à donner leur avis. Cela provoqua un déluge de documents. Dans l’ombre du travail parlementaire, une ambitieuse campagne d’information se déroulait parallèlement : mobilisation des médias et brochures dans les onze langues officielles du pays et même création de bandes dessinées. (Dans l’une d’entre elles, un sceptique demande au personnage principal : « And what about the ANC detention camps? » (Et les camps de détention de l’ANC ?). La réponse souligne

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le point douloureux dont j’ai déjà parlé : « You can’t compare the acts of those fighting for our liberation with the acts carried out by an oppressive government.  » (Vous ne pouvez comparer les actes des mouvements de libération avec ceux accomplis par un gouvernement oppressif).

Les jours se transformèrent en semaines, les semaines en mois. La commission de la justice consacrera au total près de 130 heures à l’examen du projet de loi. Le dix-sept mai 1995, le texte était soumis à l’examen de la plénière de l’assemblée nationale. « Pour les uns, écrit Antjie Krog dans La douleur des mots, il s’agit de la loi la plus délicate, la plus complexe sur le plan légistique, la plus controversée et la plus importante jamais adoptée par le parlement. Pour les autres, c’est la Mère de toutes les lois ». Les émotions se déchaînèrent. Cédons la parole à Antjie Krog : « Chacun a une histoire dont il souhaite se débarrasser : depuis les parlementaires dont la maison a été la cible de bombes à essence jusqu’aux enfants d’amis dont les doigts ont été enfoncés dans un moulin à café, jusqu’aux criminels qui courent déjà à nouveau en liberté, alors que l’extrême-droite pourrit en prison. » [traduction libre] À la fin de la journée, le scrutin eut lieu à main levée et le projet de loi fut adopté. Après un passage par le Sénat, le texte était prêt à être signé par le président Mandela, ce qu’il fit le 19 juillet 1995. La commission doit, selon la loi, « faire l’inventaire des violations graves des droits de l’homme, et il s’agit des actes suivants : assassinat, enlèvement, torture ou maltraitance grave de n’importe quelle personne par quelqu’un ayant agi dans un but politique. Cela inclut, notamment, la planification de ces faits et les tentatives de commettre ceux-ci. » [traduction libre]

Au travail

La commission débuta officiellement ses activités le 15 décembre 1995 et les clôtura en juillet 1998. Trois mois plus tard, le président Mandela reçut le rapport final, six épais volumes. Dans l’intervalle, les travaux s’étaient déroulés au sein de trois comités, dont le Human Rights Violations Committee (Comité des Violations des Droits de l’Homme) était celui dont les activités étaient les plus publiques. Au cours de cinquante séances auxquelles les médias firent largement écho, 2240 victimes purent faire le récit de leur histoire, ce qui suscita souvent des scènes très émotionnelles. Les rapports des ‘statement takers’ (personnes chargées de recueillir les dépositions), qui avaient recueilli des déclarations dans tout le pays, alimentaient le Comité. Plus de 21.000 témoignages avaient été recueillis au total. Ils concernaient un peu plus de 35.000 violations des droits de l’homme. L’enregistrement de ces récits avait été précédé d’une grande campagne d’information. Des centaines de milliers de brochures concernant la commission, rédigées dans les onze langues officielles de l’Afrique du Sud furent diffusées dans tout le pays. Une deuxième activité saillante du comité consistait en auditions de représentants des partis politiques, des entreprises, du barreau, de la magistrature, du corps médical, de la presse, des syndicats et des ONG. Le deuxième comité, le Reparation and Rehabilitation Committee (Comité Réparation et Réhabilitation) s’enquérait des besoins pressants des témoins, fournissait le cas échéant une aide immédiate et formulait des recommandations relatives à l’indemnisation du dommage subi par les victimes. L’Amnesty Committee (Comité Amnistie), enfin, délibérait sur les 7116   demandes d’amnistie introduites par des auteurs d’exactions. Les demandeurs étaient issus aussi bien des milieux de l’apart-heid que des mouvements d’opposition. Satisfaction a finalement été accordée à 1167 d’entre eux. C’est ce troisième comité qui occasionna dès le début le plus de soucis. Un rôle crucial avait été dévolu aux juges et aux avocats dont on attendait qu’ils objectivent l’ensemble du processus. Le formalisme juridique s’infiltra dans le processus décisionnel et engendra ainsi également des ralentissements et des manoeuvres de toutes sortes. Il y avait en outre de sérieux problèmes d’ordre matériel. Le délai imparti était trop court, les moyens trop limités et les collaborateurs souvent surchargés. La vérification de tous les éléments présentés par les demandeurs d’amnistie comme étant la vérité ne fut pas toujours facile. Le comité eut besoin de 1888 jours et de 12.000 heures de travail pour traiter les demandes d’amnistie, bien plus longtemps que cela n’avait été prévu et budgétisé. Son rapport n’a été publié qu’en 2003, plus de cinq ans après que la commission vérité et réconciliation avait clôturé ses travaux.

Le fonctionnement des trois comités et des ailes logistiques était piloté par un collège de dix-sept commissaires se composant de sept femmes et de dix hommes ; sept noirs, deux indiens, six blancs et deux métis. Il était présidé par l’archevêque Desmond Tutu et Alex Boraine en était le numéro deux. Les effectifs de la commission s’élevaient à trois cents personnes. Elle a coûté environ 70 millions de dollars américains et est ainsi la commission de vérité la plus onéreuse depuis que le procédé a été créé. (Une bagatelle, disent les cyniques, par rapport à ce qui a été octroyé comme parachute doré aux crocodiles écartés du régime de l’apartheid.)

Sur la balance

Au printemps 2006, la radiotélévision britannique BBC a diffusé une série consacrée à la réconciliation. Dans celle-ci, Desmond Tutu s’entretient avec des auteurs et des victimes de la violence en Irlande du Nord ou, plus précisément, il écoute et laisse les chasseurs et leurs proies rechercher ensemble des mots

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de compréhension. Les choses prennent par moments un tour très émotionnel. Le langage corporel de Tutu montre à quel point il est habitué à ce genre de confrontations. De temps à autre, il intervient avec hésitation, un guide pacifique dans un champ de mines de sentiments vulnérables. À six reprises, c’est Tutu qui est l’hôte et à six reprises, c’est de la télévision émouvante.

Ce n’est là qu’une des formes sous lesquelles l’esprit de la commission de vérité sud-africaine a essaimé. Tutu a prêché la réconciliation au Rwanda. En Amérique latine, il a été l’ambassadeur de l’espoir, en parlant de la vérité qui libère. Alex Boraine a parcouru la moitié du monde – avec ses expériences pour bagage. Oui, la commission a été bien vite promue au rang de modèle des grands travaux de fouille - dans le reste de l’Afrique et le Sud-est asiatique, chez les aborigènes d’Australie et les Indiens des États-Unis. A star was born. Mais il est encore bien trop tôt pour parler d’un succès incontestable. Il faut attendre encore au moins une génération pour le véritable test décisif.

Pourtant, l’évaluation bat déjà son plein. Fin 2005, il y a eu précisément dix ans que la commission avait débuté ses travaux. Cet anniversaire a constitué une occasion de regarder en arrière. Tutu l’a fait dans des interviews, d’autres ont écrit des livres ou ont procédé à des échanges de vues lors de congrès. Ce flot de publications ne connaît pas de fin depuis lors, bien au contraire. Quel est le verdict provisoire ?

Les aspirations de la commission sont contenues dans sa dénomination : rechercher la vérité sur l’apartheid et amener la réconciliation entre les blancs, les noirs et les métis. La vérité ? Des centaines de documents ont été écrits en Afrique du Sud avec des réflexions sur le terme et son contenu. La vérité apparaît sous d’innombrables formes, dans autant de versions qu’il existe de producteurs et d’acheteurs de ce produit mystérieux. Beaucoup de confusion, donc. Antjie Krog : « Le mot ‘vérité’ me met mal à l’aise. Le mot truth (vérité) bute toujours sur ma langue. Ce mot me fait hésiter, je n’ai pas l’habitude de l’employer. Même quand je le tape, cela donne soit turth soit trth. » Ce que la commission a recueilli n’est pas la vérité. Il est certes important que le rapport ait acquis un caractère officiel. Il n’offre toutefois qu’une perspective limitée, car l’apartheid se compose de plusieurs couches. La commission en a dévoilé quelques-unes. Pas tout donc, mais largement assez pour purger la mémoire d’un très grand nombre de personnes des mensonges et des mythes. Cela possède dorénavant une valeur inestimable. En Afrique du Sud, plus personne ne peut encore contester l’existence et les effets macabres de l’apartheid ou déclarer que les mouvements de libération sont sans reproche.

La réconciliation, la deuxième aspiration, est encore plus difficile à mesurer. Beaucoup de choses ont été dites et écrites concernant les séances lors desquelles des parents ont étreint les assassins de leur enfant ou sur les veuves qui paraissaient prêtes à enterrer leur haine contre celui qui avait tué leur époux. Il s’est effectivement développé ici et là un rapprochement entre des auteurs et des victimes individuelles. Une compréhension mutuelle a-t-elle également été semée dans les milieux des Afrikaners, dans les townships noirs, dans les quartiers malais et indiens ? C’est une toute autre paire de manches. À l’origine, on a même craint que la commission creuse encore le fossé avec ses enquêtes choquantes. Cette crainte s’est bien vite avérée prématurée, mais les murs, visibles et invisibles, entre les blancs et les autres n’ont pas encore été abattus. Il y a surtout de la frustration face à l’indifférence avec laquelle beaucoup de blancs réagissent à la clémence des victimes. L’amour n’est manifestement venu que d’un seul côté. Cette pensée est exprimée de manière acerbe dans un poème d’Antjie Krog. Dans celui-ci, elle laisse successivement la parole à un auteur et à une victime. Ils ont tous deux comparu devant la commission de vérité. Je reproduis un extrait de ce poème, dans une traduction libre :

‘J’ai reçu une ardoise vierge et je peux poursuivre ma vie’ 

‘J’ai donné une ardoise vierge et je vois comment ils poursuivent simplement leur vie’

‘Je suis surpris par mon ardoise vierge, elle montre qu’ils ne peuvent même pas haïr convenablement’

‘Je suis surpris d’avoir donné une ardoise vierge et ils poursuivent simplement comme auparavant’

‘La justice est pour les riches, la clémence est pour les pauvres’

La commission a pourtant eu une importance cruciale par son association unique d’amnistie contre la vérité dans la révolution non violente qu’a connue l’Afrique du Sud.

Mais cela est et reste, comme l’écrivent de nombreux commentateurs, ‘an unfinished business’ (une

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entreprise inachevée). Inachevée, car il reste encore tellement d’aspects de l’apartheid qui sont inconnus et n’ont pas été analysés. Inachevée, aussi et surtout parce que d’innombrables recommandations sont restées lettre morte. La question la plus difficile concerne l’indemnisation des victimes. Le rapport de la commission comprend les noms de près de 22.000 victimes identifiées. En principe, elles ont toutes droit à une allocation unique de 5,200 dollars américains, ce qui ne compense qu’une fraction du dommage subi. Bon nombre de victimes de l’apartheid n’ont pas tant considéré la commission comme un producteur de la vérité sur le régime, que comme un fournisseur de compensation matérielle. Mais, ont dit les politiciens, il n’y a plus de fonds disponibles. La proposition de la commission d’alimenter la caisse par une taxe de luxe, devant être payée par ceux qui avaient bénéficié explicitement ou implicitement de l’apartheid a été rejetée. Il y a de fortes chances que cette affaire déchaîne encore les passions pendant des années. En Europe, l’Allemagne est encore toujours confrontée à des demandes d’indemnités, 65 ans après la fin de la seconde guerre mondiale. Ce n’est qu’en juillet 2008 que le versement des réparations aux travailleurs forcés a pris fin. Au total, 5,8 milliards de dollars américains ont été octroyés à 1,7 million de personnes dans divers pays européens. Aux États-Unis, des noirs attendent une indemnisation de ce qui leur a été fait à l’époque de la ségrégation. Les pays africains mettent l’esclavage sur la table du monde occidental et aspirent à l’une ou l’autre forme de dédommagement. Il n’en ira pas autrement en Afrique du Sud.

Une entreprise inachevée, aussi parce que la question de l’amnistie continue de représenter une source d’inquiétude. Il y a toujours eu un grand doute quant à la justification morale de la clémence promise. La commission a étalé un peu de baume sur la plaie : seul un auteur sur six a obtenu ce qu’il ou elle espérait et il ne faut pas perdre de vue que les autres devraient comparaître quoi qu’il en soit devant le juge avec ceux qui n’ont pas demandé l’amnistie. C’est précisément cette dernière disposition qui risque à présent de disparaître dans une large mesure par un tour de passe-passe. La volte-face couvait déjà depuis quelque temps.

Le premier acte s’est joué aux États-Unis. Dans ce pays, des victimes étrangères de violations des droits de l’homme peuvent intenter une action civile contre les auteurs présumés, même si ceux-ci n’habitent pas aux États-Unis. C’est ce qui s’est passé le 26 novembre 2002 dans un tribunal new-yorkais. Des ressortissants de l’Afrique du Sud ont réclamé par cette voie un dédommagement à 34 multinationales, profiteuses de l’apart-heid, parmi lesquelles figuraient des géants tels que : Anglo American, Barclays, BP, Coca-Cola, Crédit Suisse, Deutsche Bank, Ford, General Motors Corporation, Hewlett-Packard, IBM, Shell Oil et De Beers. Lorsque quelques mois plus tard, au printemps 2003, la cause a été examinée à New York, le gouvernement sud-africain a réagi avec fureur. Un communiqué du 16 avril a donné le ton. Une bonne entente avec les entreprises, a vaticiné le gouvernement, revêt une importance cruciale pour le processus de réconciliation en Afrique du Sud. Le pays a absolument besoin des industriels et des hommes d’affaires. Ce n’est que fin novembre que le tribunal américain a déclaré la demande recevable. Cette fois, le gouvernement Mbeki a interjeté appel, mais la Cour suprême des États-Unis a finalement confirmé la décision de l’instance inférieure.

En Afrique du Sud elle-même, l’ANC a également changé son fusil d’épaule. Au début 2004, le mouvement a indiqué qu’il doutait que la poursuite ultérieure de ceux qui n’avaient pas obtenu l’amnistie fût bien nécessaire. Desmond Tutu, un adversaire acharné d’une telle opération de blanchiment m’a raconté que le gouvernement et des membres de l’ancien appareil de sécurité étaient alors en pourparlers secrets sur cette affaire depuis des mois. L’opposition est montée progressivement en puissance. Une initiative remarquable a consisté en une lettre ouverte, publiée fin décembre 2004 et signée par des personnalités-clés de la commission et de groupements de victimes. Je me suis entretenu avec l’une d’elles, Graeme Simpson, qui était à l’époque directeur du Centre for the Study of Violence and Reconciliation (www.csvr.org.za) à Johannesburg. Qu’est-ce ce qui, selon lui, pousse l’ANC à agir ainsi ? L’argument officiel est que de nouveaux procès pourraient nuire gravement à la fragile démocratie dans le pays. La priorité doit être donnée à la stabilité politique, prétend-on. Aussi, vaut-il mieux qu’il n’y ait pas de procès suscitant de grandes émotions. Mais le moment où ce raisonnement est apparu suscite des interrogations. Il était alors question de poursuites éventuelles des personnes ayant joué un rôle de premier plan dans les mouvements de libération. Est-ce là la version sud-africaine de la Realpolitik ? « Oui, répond Simpson, car la thèse selon laquelle de nouveaux procès criminels entraveraient la réconciliation ne tient pas la route. Le pays a bien assimilé le changement de régime et il n’y a plus de danger immédiat. » Début 2006, le gouvernement a présenté une proposition concrète. Un juge d’instruction supérieur pourrait décider, en utilisant des critères de l’ancien comité d’amnistie, si une personne doit être ou non poursuivie pour des crimes commis pendant l’apartheid. Donc pas de débat public, aucune sanction pour ceux qui n’ont manifesté que du mépris pour la commission de vérité, aucun rôle pour les victimes. Les opposants ont parlé de ‘backdoor amnesty’ (amnistie détournée) et ont demandé à la Cour suprême du Cap de rejeter cette disposition comme inconstitutionnelle. La Cour leur a donné raison le 12 décembre 2008.

Reste la question de savoir dans quelle mesure il est judicieux d’exporter l’approche sud-africaine vers d’autres pays. Nelson Mandela le pensait lorsqu’il y a quelques années, il a fait une proposition dans ce sens, en tant que médiateur entre le gouvernement du Burundi et les rebelles. Dans l’intervalle, la formule,

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telle qu’elle a été élaborée en Afrique du Sud, a été préconisée comme modèle dans plusieurs pays. Est-ce bien si raisonnable ? Dans les années quatre-vingt-dix, l’Afrique du Sud disposait d’atouts uniques. De bonnes perspectives économiques, une riche vie associative qui était alimentée par des années d’activité souterraine durant l’apartheid ou par des contacts productifs dans la diaspora, des personnages charismatiques et des tonnes de sympathie de la part du monde extérieur – sans oublier, l’influence des églises chrétiennes et leur tendance à la clémence. Il a été beaucoup trop peu tenu compte du caractère exceptionnel de cette situation, lorsque des pays moins bien nantis ont envisagé la mise en place d’une copie conforme. La transplantation peut alors conduire à des phénomènes de rejet.

Entre-temps, la formule de la commission de vérité commence également à connaître un succès croissant dans le monde occidental. En octobre 2008, Gerry Adams, le leader du Sinn Fein, a demandé la mise en place d’une telle commission en Irlande du Nord. De nombreux groupes aux États-Unis demandent qu’une ‘independent, non partisan commission of inquiry’ (une commission d’enquête indépendante, non partisane) se penche sur les abus systématiques commis par l’administration Bush. Et, au Canada, certains voudraient également qu’une commission de vérité examine dans quelle mesure les aborigènes ont souffert du ‘Indian Residential School system’ (système d’internat indien). Cette institution, qui retirait les enfants de leur famille, a occasionné de grandes souffances et porté préjudice aux cultures indigènes. La circulation à sens unique du Nord vers le Sud est enfin interrompue.

2  LA  TROISIËME  VOIE

La formule de la commission de vérité est jeune, car elle a à peine un quart de siècle. Il y avait bien eu une espèce de précurseur de celle-ci en Ouganda en 1971, mais le vrai travail n’a débuté qu’en Bolivie en 1982-1984. La dernière en date, une commission aux Îles Salomon, sera mise en place en 2009. Il y a en a eu une trentaine d’autres entre les deux. Il s’agit d’une famille hétérogène. Elles diffèrent sur le plan du mandat, de la période couverte, de l’établissement de rapports et des effets. Mais la différence la plus importante est liée à l’origine de sa légitimité. En général, c’est une autorité politique qui prend l’initiative. Initialement, il s’agissait uniquement du gouvernement ou du parlement du pays qui se livrait à une introspection. L’Argentine (1983-1984), l’Uruguay (1985) et le Népal (1990-1991) en constituent des exemples. En 1992, la première et la seule commission mise en place par les Nations unies a été établie au Salvador. Ces dernières années, on utilise souvent une approche mixte, dans laquelle les Nations unies et le gouvernement local partagent la paternité. C’est ce qui s’est passé en Sierra Leone (2002-2004) et au Timor oriental (2002-2006). Mais il y a également des commissions qui ont trouvé leur origine dans la société civile. Au Guatemala, une organisation catholique des droits de l’homme a organisé le projet REMHI (Recuperación de la Memoria Histórica). Plus de 7000 victimes de la guerre civile ont été interrogées. Le rapport, ‘Guatemala : Nunca Más’, a dévoilé ce passé. Il a rendu compte de 400 massacres et révélé que l’armée en avait été responsable dans 90 % des cas. L’évêque Juan Gerardi qui a présenté le rapport a été assassiné deux jours après la publication.

En très peu de temps, la commission de vérité a essaimé dans le monde entier en tant que technique. Si on rassemble toutes ces initiatives dans une photo de groupe, on constate des échecs et des cas plus ou moins réussis.

Des échecs

Sur les commissions de vérité qui ont été mises en place depuis le début des années quatre-vingts, une dizaine sont connues comme des échecs complets ou des demi-échecs. J’en aborderai quelques-unes. La toute première commission, qui a exercé ses activités en Bolivie entre 1982 et 1984, a été dissoute prématurément et n’a publié aucun rapport. Son mandat était également très limité. Le gouvernement Mugabe au Zimbabwe a fait enquêter en 1985 sur les événements sanglants ayant eu lieu au Matabeleland, mais le rapport de cette enquête n’a pas été publié. La même année, une commission en Uruguay s’est penchée sur la disparition d’opposants, mais ses procédures furent tout sauf objectives. En Ouganda, une commission a enquêté entre 1986 et 1995 sur les violations des droits de l’homme commises sous le régime de Milton Obote. Elle a été continuellement en butte à un manque de moyens financiers et son rapport n’a pas été diffusé. Des problèmes similaires se sont présentés au Népal (1990-1991), au Salvador (1992-1993) et en Équateur (1996-1997). Pour le Salvador, vint encore s’y ajouter le fait que les États-Unis, qui avaient joué un rôle central dans la guerre civile, refusèrent toute communication de documents.

L’échec a diverses causes. Bien souvent, les rapports de force au moment où une commission est mise en place gênent le bon fonctionnement de celle-ci. Les piliers de l’ancien régime sont encore intacts dans une large mesure, ce qui permet à l’armée et à la police d’éviter qu’un mandat fort soit conféré à la commission ou d’y opposer une obstruction sérieuse. Dans le cas du Salvador, des membres de la ‘comisión de la Verdad’ ont reçu des menaces de mort. Beaucoup dépend également de l’engagement du gouvernement ou du parlement qui a créé la commission. L’entreprise doit forcément échouer s’il

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n’accorde pas de crédits, n’informe pas la population, ne fait pas circuler le rapport et ne tient pas compte des recommandations. Bien souvent, la politisation ne peut pas non plus être exclue. Celle-ci s’exprime dans un mandat qui n’estime pas ‘approprié’ d’enquêter sur les crimes du nouveau régime, ou dans une interprétation très sélective du rapport de la commission, qui doit servir à des fins politiques.

Il n’y a pas toujours de quoi désespérer. On avait initialement pensé à propos de la commission de vérité au Tchad (1991-1992) qu’elle avait été une mesure pour rien. Après un certain temps, il s’est avéré que les éléments probants qui avaient été recueillis pouvaient tout de même être utilisés pour entamer des poursuites contre Hissène Habré, l’ancien président.

Des résultats positifs

J’ai déjà mentionné précédemment dans ce chapitre ce que la commission sud-africaine peut présenter comme résultats. Ce qui a été dit alors est également valable dans une large mesure pour la plupart des autres membres de la famille.Décimer les mensongesLes commissions de vérité ne révèlent qu’une fraction de ce qui s’est réellement passé, mais elles limitent en revanche la quantité de mensonges qui circulent dans une société. Elles le font en confrontant les bourreaux avec leurs victimes lors de séances publiques. Elles taillent dans les mensonges à l’aide des listes interminables de crimes qu’elles transmettent au monde après les avoir bien étayées et à l’aide des listes encore plus longues des noms de ceux qui ont été assassinés, mutilés, exilés et dépouillés. Des exhumations, souvent réalisées sur l’ordre d’une commission de vérité, démentent encore plus fort les mythes d’innocence. Clea Koff est une anthropologue qui a inspecté des charniers au Rwanda, en Bosnie et au Kosovo. Elle a consigné ses expériences dans La mémoire des os (2005). Elle a également travaillé à Ovcara, le lieu où les troupes serbes ont assassiné plus de deux cents Croates et les ont jetés dans un puits. Elle raconte de quelle manière elle libère lentement un corps de ce qui reste encore de vêtements. Un peu plus loin de la fosse, une femme se tient debout et regarde, avec une expression torturée sur le visage, écrit Koff. Celle-ci a déclaré qu’elle avait cru pendant des années ce qui était écrit dans son journal : que cette fosse n’existait pas. Laissons la parole à Koff  : «   Les restes humains ont ceci d’extraordinaire qu’ils parlent par eux-mêmes avant même que l’anthropologie et la pathologie ne délivrent leurs témoignages. Lorsqu’un État ou une armée nie le meurtre de ses propres citoyens, dès que l’on trouve ne serait-ce que trois corps, et à plus forte raison quand on en exhume plus d’une centaine, la vérité triomphe et tous les arguments tombent aussitôt. » Rompre le silenceCe n’est pas par hasard que la formule de la commission de vérité a été conçue en Amérique latine. Les atrocités s’y étaient déroulées dans l’obscurité : disparitions, tortures dans des maisons anonymes, milices fantomatiques. Le besoin de projeter un peu de lumière sur le sort des victimes était particulièrement grand. Les survivants ont, eux aussi, besoin de cette lumière car elle signifie finalement la reconnaissance de ce qu’ils ont subi dans l’obscurité. Il y a quelques chapitres, j’ai évoqué le livre de photos Speak Truth to Power. Ariel Dorfman a écrit à partir de cet ouvrage une pièce de théâtre Voices from the dark (des voix venant de l’obscurité) dans laquelle apparaît Man, un sinistre individu qui exprime en se raillant les angoisses des militants des droits de l’homme. Au beau milieu de la pièce, Man déclare que ce n’est pas la mort qu’ils redoutent, mais le délaissement : « Ce qu’ils craignent, ce qu’ils craignent vraiment, c’est que personne ne se soucie, que personne n’écoute, que les gens oublient, que les gens regardent la télévision et disent que ce n’est pas leur problème et vont ensuite dîner et se coucher. C’est ce qu’ils craignent. C’est ce qu’ils savent et ce qu’ils craignent. » [traduction libre]

On sait que les tortionnaires aiguisent ce sentiment de délaissement et l’utilisent comme brise-glace : « Crie seulement aussi fort que tu peux. Personne ne t’entend. » Laid Saidi est un Algérien qui vit en Tanzanie. En mai 2003, il est expulsé du pays pour des motifs qu’il ne comprend absolument pas. À la frontière avec le Malawi, des hommes masqués se saisissent de lui. Une semaine plus tard, d’autres hommes, masqués eux aussi, viennent le chercher. Deux d’entre eux parlent anglais. Ils lui mettent un bandeau sur les yeux, lui enfoncent un bouchon dans l’anus et lui mettent une couche, lui lient les mains et les pieds et le jettent dans un avion. Le voyage dure longtemps. À l’arrivée, il se retrouve à nouveau dans une prison, sombre et avec une musique occidentale assourdissante. Un interprète lui traduit ensuite ce qu’un homme lui crie en anglais : « Tu es dans un endroit situé hors du monde. Personne ne sait où tu es, personne ne va t’aider. » Plus tard, il s’avérera qu’il était en Afghanistan. En août 2004, après seize mois, il est libéré. Pendant tout ce temps, il a été soupçonné à tort de terrorisme. Il ne reçoit aucune explication, aucune indemnité. Son histoire a été relatée dans le New York Times du 7 juillet 2006. Dans l’intervalle, beaucoup d’autres histoires de ce genre ont été publiées.

Les commissions de vérité brisent le mur du silence, qui risque de maintenir les victimes prisonnières, même après leur libération.

Les rituels de l’audience

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En Occident, une audience d’un tribunal pénal est pleine de rituels, a fortiori si c’est un crime particulièrement grave qui doit être jugé. Les toges des juges et des avocats, le langage quelque peu archaïque et le décor de la salle constituent les accessoires. L’objectif est clair : conférer davantage de poids à l’événement. Les séances que certaines commissions de vérité organisent, a fortiori en Afrique, sont encore plus fortement empreintes de cette influence indirecte des auteurs et des victimes. On peut y être affligé, pleurer, chanter, prier ou applaudir. L’effet s’accroît encore lorsque dans le scénario de la commission, des rituels archaïques ou des éléments religieux sont entremêlés tout à fait délibérément.

Pas mal de rapports sur la commission de vérité sud-africaine relatent un événement qui s’est produit lors de la toute première séance. L’assemblée écoute Nomonde Calata. Son époux a été assassiné par les bouchers du régime de l’apartheid. Tout à coup, sa parole se transforme en une plainte prolongée. Le son a vibré longtemps à la radio et à la télévision. Écoutons Antjie Krog dans son reportage à la radio. « Pour moi, ces pleurs inaugurent la commission de vérité – c’est la signature, le moment décisif, le son définitif autour duquel tourne tout ce processus. Elle portait cette robe fleurie rouge-orange, elle a rejeté la tête en arrière et c’est alors qu’a retenti ce son… il me poursuivra toujours. (…) Peut-être est-ce ce dont la commission traite… trouver des mots pour ce cri de Nomonde Calata. La séance ayant repris, Tutu a commencé à chanter : ‘Senzeni na, senzeni na …’ Quel est notre crime ? Quel est notre crime ? Notre seule faute est la couleur de notre peau. » Alex Boraine, qui présidait la séance, écrira plus tard : « C’est ce cri de l’âme qui a conduit les audiences d’une litanie de souffrance et de douleur à un niveau encore plus profond. » [traduction libre]

La troisième voieL’amnistie inconditionnelle n’est plus une véritable option. D’autre part, il existe des situations dans lesquelles l’intervention des tribunaux est pleine de risques. Une commission de vérité peut alors représenter la troisième voie à laquelle la priorité est accordée à juste titre pendant une période plus ou moins longue. Simultanément, cette approche offre la possibilité de mettre les victimes au premier rang, d’associer la communauté locale au processus d’assimilation et de rechercher les mécanismes qui ont été à l’origine d’une guerre civile ou d’une autre grande calamité. Et, en plus, ce qu’une telle commission réunit comme documentation peut encore servir de preuve par la suite dans un tribunal. L’Argentine et le Chili ont démontré que cela était possible.

Le doute reste permis

La formule de la commission de vérité compte d’ardents supporters, mais il y a également des sceptiques. Le contexte politique ou culturel peut être de nature telle que les témoignages publics des victimes et la confession tout aussi publique des auteurs ne constituent pas une solution de rechange réelle.

Ouverture des affairesAprès la chute du Mur, il n’y a pas eu d’empressement en Europe centrale et orientale pour consigner de façon circonstanciée quarante années de répression. À l’époque communiste, on avait magouillé à grande échelle avec l’historiographie, une expérience qui rendait manifestement peu attrayante l’intervention d’une commission de vérité. On a procédé autrement. La recherche d’informations ne s’est pas concentrée sur toute la période, mais sur quelques moments-clés : la répression de l’insurrection hongroise en 1956, l’écrasement du printemps de Prague en 1968, l’offensive contre le syndicat polonais Solidarnosc en décembre 1981. Une deuxième opération a été axée sur les archives des services secrets, qui dans certains cas ont été largement ouvertes aux citoyens individuels. Ce n’est pas l’histoire de toute une société qui a été écrite. Non, les gens peuvent pour ainsi dire reconstituer leur propre histoire. Dans l’Allemagne réunifiée, cette approche a adopté des formes spectaculaires. Un institut a été créé afin de gérer tous les documents de la Stasi. Il s’agit de près de 200 kilomètres de dossiers et de plus de 10.000 sacs de documents coupés en petits morceaux par le service secret. Pendant des années, il y a eu quelque 15.000 demandes par mois de personnes qui voulaient savoir ce qui avait été collecté sur elles à l’époque du communisme, qui voulaient séparer la vérité des soupçons et des rumeurs. Dans son livre The File. A Personal History / Le dossier. Une histoire personnelle (1997) l’essayiste britannique Timothy Garton Ash décrit la confrontation avec ces archives. Il montre à quel point beaucoup de gens doutent, ne veulent pas savoir, par peur de lire qu’un membre de leur famille, un ami, un voisin les a espionnés pendant des années et, en même temps, ne veulent pas renoncer à cette recherche.

Une donnée culturelle ?Desmond Tutu a déclaré que le procès pénal est un concept occidental qui, bien souvent, ne correspond pas à la culture du continent africain. Des réflexions similaires sont à présent formulées également en relation avec le procédé de la commission de vérité. Tim Kelsall, un collègue britannique, qui a travaillé en Afrique, a écrit que le concept de la confession individuelle et de la ‘guérison’ qui y est liée trouve son origine dans la religion catholique. Cette coutume religieuse s’est ensuite pour ainsi dire sécularisée dans la pratique de la psychanalyse et de la psychothérapie. (Il voit la version la plus récente de cette tendance dans la confession d’hommes et de femmes plus ou moins connus sur l’écran de télévision). Une

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commission de vérité repose en partie sur ce fondement culturel. Mais ce fondement est-il présent dans le monde non occidental ? Les doutes sont nourris par les travaux d’anthropologues, qui ont montré qu’un oubli commun constitue la pierre angulaire de la réintégration des enfants-soldats en Sierra Leone. Il est par conséquent risqué de rappeler publiquement des souvenirs de la guerre civile. La conviction que le fait de parler explicitement d’un passé traumatique ouvre la porte aux mauvais esprits est également répandue dans ce pays et ailleurs en Afrique.

Ce dont il s’agit finalement

La question de savoir quelle est la voie la plus salutaire, celle de l’oubli ou celle de la remémoration, n’a pas encore obtenu de réponse unanime. Susan Sontag, la grande dame de la communauté intellectuelle américaine, a abordé cette question dans son tout dernier livre (Devant la douleur des autres, 2003). Elle écrit que la remémoration de la guerre et de la violence constitue une tâche morale, que l’oubli témoigne d’un mépris pour la douleur d’autrui. Mais, cinq lignes plus loin, elle déclare qu’un excès de remémoration sème la rancœur et peut constituer une bombe à retardement, car il n’est pas rare qu’elle entretienne le besoin de vengeance. Nulle part, cette problématique n’a été aussi fortement saisie à bras-le-corps que dans la pièce de théâtre d’Ariel Dorfman, que j’ai déjà évoquée. Dans La jeune fille et la mort, Pablo Escobar, membre de la Comisión de Verdad qui vient d’être créée, déclare à Paulina Salas, sa femme et un de mes personnages : «  Autant de passé nous détraque, nous étouffons d’un excès de douleur et de rancune. Les gens peuvent aussi mourir d’une dose excessive de vérité, tu sais. » Dans une postface au texte de la pièce, Dorfman a exprimé le dilemme de façon très précise : « Comment maintenons-nous le passé en vie sans être son prisonnier ? Comment pouvons-nous l’oublier sans courir le risque qu’il se répète dans tous ses crimes ? »

Cela est et reste un exercice d’équilibre archidifficile. Le débat en cours a pourtant déjà porté ses fruits. Il existe un consensus croissant à propos de l’idée qu’un silence imposé par les autorités est la pire des options. Ce n’est pas en occultant la fenêtre sur le passé que l’on empêche l’apparition de mythes délétères, de mensonges complets ou de demi-mensonges. Ils colonisent l’espace vide que la loi du silence a créé. Le passé continue alors de proliférer comme un incendie de tourbière, à peine perceptible, mais pas moins nocif pour cette raison. Toutefois, lorsqu’une société ne redoute pas la confrontation avec un passé sombre, il convient également de faire preuve de circonspection. Les victimes doivent rester libres de décider jusqu’où elles veulent elles-mêmes aller dans une quête personnelle. Pour les unes, la vision de ce qui s’est passé peut avoir un effet libérateur, pour les autres, elle peut constituer la source d’une nouvelle douleur. D’ailleurs, la remémoration ne possède en soi qu’une valeur limitée. Un enrichissement est nécessaire et cela est possible si la connaissance des faits trouve un prolongement dans une réflexion sur ce qui a permis le déclenchement d’une guerre civile, l’installation d’une dictature militaire ou l’organisation d’une répression sanglante. Peut-être, écrit également Susan Sontag, y a-t-il un excès d’évocation et un déficit de réflexion. Le fruit de la réflexion peut limiter le risque de retour d’une grande calamité. Ce n’est qu’alors que la remémoration ouvre la voie à un avenir meilleur.

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PARTIE IIIL’AVENIR DU PASSÉ NON ASSIMILÉ

LA CONFRONTATION AVEC UN HÉRITAGE DE GUERRE CIVILE, DE GÉNOCIDE ET DE RÉPRESSION EST COMME UN VOYAGE DANS LE TEMPS, D’HIER À DEMAIN EN PASSANT PAR AUJOURD’HUI. IL N’EXISTE PAS DE CARTE ROUTIÈRE VALABLE. CHAQUE SOCIÉTÉ QUI SE DÉBAT AVEC

UNE TELLE HISTOIRE DOIT TROUVER ELLE-MÊME SON CHEMIN. CERTAINS TRAJETS SONT RECHERCHÉS, PAR EXEMPLE L’AMNISTIE, LES TRIBUNAUX OU UNE COMMISSION DE VÉRITÉ. DANS LES CHAPITRES PRÉCÉDENTS, CES PISTES ET LEURS CHEMINS DE TRAVERSE ONT ÉTÉ

EXPLORÉS. À LA FIN DU VOYAGE, JE N’AI PAS DE PANACÉE À PROPOSER, MAIS BIEN QUELQUES IDÉES SUR LA MANIÈRE DE TIRER PARTI DES OPPORTUNITÉS ET DE LIMITER LES

RISQUES. MAIS AVANT, IL NOUS FAUT ENCORE FAIRE UNE BRÈVE DIGRESSION SUR LA VITESSE PRODIGIEUSE AVEC LAQUELLE CE SECTEUR EST EN TRAIN D’ÉVOLUER.

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 1UNE ÉVOLUTION SPECTACULAIRE

Parler d’une ‘accélération de l’histoire’ est une expression populaire, un cliché. Mais dans le domaine qui est exploré dans ce livre, elle est effectivement très proche de la réalité. En vingt-cinq ans, la confrontation avec un passé de guerre et de répression est passée du monochrome au polychrome.

En 1983, l’Argentine a troqué la junte contre un président civil élu. Le pays a regardé les sombres conséquences de sept années de dictature militaire. Il pouvait emprunter deux voies – les poursuites ou l’amnistie, car c’étaient alors les seules stratégies disponibles. Mais Raúl Alfonsin, le président, innova. Il mit en place une ‘Comisión Nacional para la Desaparición de Personas’, une commission de vérité avant la lettre. En 1988, deuxième évolution, la Cour interaméricaine des droits de l’homme a condamné le Honduras pour un cas d’impunité. Ensuite tout va aller très vite. Le Chili insuffle une nouvelle vie à la technique de la commission de vérité. L’Afrique du Sud élabore un modèle de ce procédé. L’Allemagne réunifiée expérimente avec l’ouverture au public des archives de la Stasi, la Pologne avec l’examen du passé de communistes de premier plan. Sa guerre civile touchant à sa fin, le Mozambique a recours à d’anciens rituels de réconciliation. À La Haye, un tribunal pour l’ex-Yougoslavie est mis en place. La cour pénale internationale débute ses activités en 2002. Le Rwanda modernise ses tribunaux Gacaca. De plus en plus de pays traduisent en justice des violeurs étrangers des droits de l’homme, en s’appuyant sur le principe de la juridiction universelle Et les formes hybrides gagnent du terrain. En Sierra Leone, on utilise un cocktail d’instruments : un tribunal, une commission de vérité présentant une composition mixte et des rituels traditionnels. Le Cambodge clôture cette longue série d’innovations par un tribunal, conçu avec la participation des Nations unies, qui est chargé de statuer sur les assassinats commis dans les ‘killing fields’.

La vitesse avec laquelle ce large éventail de stratégies a été déployé est surprenante, d’autant plus qu’entre 1945 (les tribunaux de Nuremberg et de Tokyo) et 1983 (la comisión argentine), il n’y avait guère eu de nouvelle évolution sur ce plan. D’où la question de savoir ce qui a emballé le moteur du changement. Je distingue trois causes puissantes.

1. Le fait que l’économie soit à présent globale est une donnée connue. La politique est également sous l’emprise de l’élargissement d’échelle de façon visible et palpable. La croissance d’un ordre juridique international attire bien moins l’attention. Cela continue d’étonner. Pourtant, l’avènement d’un droit pénal sans frontières est un fait. Les conséquences peuvent en être trouvées dans les nombreuses formes qu’a adoptées la poursuite des violations graves des droits de l’homme.

2. La deuxième cause est apparue en réaction à la progression de l’intervention des tribunaux. On attend à présent des pays qui sont sortis d’une dictature ou d’une guerre civile qu’ils traînent les criminels devant les tribunaux. C’est ce que réclament les Nations unies et des NGO internationales. Cela crée de gros problèmes, car le contexte local s’oppose bien souvent à un châtiment direct. J’ai déjà évoqué les risques politiques, les obstacles matériels et toute une ribambelle d’autres difficultés. C’est ainsi qu’apparaît un choix entre la peste et le choléra. D’une part, il y a la pression lourde, mais pas injustifiée, qui émane des Nations unies et d’organisations telles que Human Rights Watch. Le fait de céder à cette exigence peut mal se terminer sur place. Par ailleurs, une amnistie pure et simple n’est plus tolérable. La réalité politique se heurte donc à l’éthique. C’est pourquoi on recherche fiévreusement des techniques se situant entre le tribunal et l’absolution totale. Il peut s’agir d’une commission de vérité comme en Afrique du Sud ou d’une amnistie temporaire comme au Burundi. Dans le Nord de l’Ouganda, on recherche une partie de la solution dans les rituels existants. En Hongrie postcommuniste, dans l’épuration limitée de la police et de l’administration. Il s’agit parfois d’une politique qui se substitue complètement aux poursuites, parfois d’un instrument qui complète l’une ou l’autre forme de jugement. Mais la conception est toujours axée sur ce que les conditions locales impliquent comme risques et offrent comme chances.

3. La diversité des stratégies s’accroît encore parce que les techniques à la mode sont de temps en temps déformées de manière insidieuse. C’est ce qui est arrivé en ex-Yougoslavie avec la formule de la commission de vérité. Les groupes ethniques voulaient bien du procédé, mais alors avec chacun sa propre commission, avec chacun sa vérité donc. L’Indonésie nous en fournit un deuxième exemple. Le gouvernement était initialement très opposé à une approche pénale des actes de violence que son armée avait commis en 1999 au Timor oriental. Sous la pression internationale, le pays a ensuite mis en place son propre tribunal ad hoc, mais celui-ci a essentiellement prononcé des non-lieux. Des termes-clés tels que ‘victime’ et ‘crime de guerre’ ont également été détournés et altérés. En Afrique du Sud, la plupart des blancs ont cueilli avidement les fruits de l’apartheid et pourtant, bon nombre d’entre eux se sont

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proclamés victimes après 1990. Car, disaient-ils, le gouvernement nous a trompés et endoctrinés pendant des années. C’est une étrange manière d’agir. En interprétant de façon aussi large le statut de victime, la demande visant à établir des responsabilités et des peines se dilue. Les tribunaux serbes et croates, pour leur part, ont utilisé de manière très créative certains termes-clés, comme ‘crime de guerre’. Ils estiment, pour des motifs souvent douteux, qu’ils sont applicables aux inculpés de l’autre camp. Pour les accusés de leur propre peuple, ils ont recours à des qualifications beaucoup moins catégoriques.

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2PLAIDOYER POUR LE RÉALISME

Lors de leur libération, début 1945, la Belgique, la France et les Pays-Bas furent confrontés à un énorme défi. Des centaines de milliers de bâtiments étaient rasés ou endommagés, des milliers de ponts étaient détruits. Le réseau ferroviaire était complètement désorganisé, plus de la moitié de la flotte commerciale avait disparu. Les usines étaient à l’arrêt ou tournaient à la moitié de leur capacité. Le ravitaillement de la population était compromis, le manque d’aliments et de charbon était alarmant. Sur le plan politique, la reconstruction ne constituait pas un défi moins important. Ce n’est que des années plus tard que ces pays retrouveraient leur niveau de 1939 sur le plan économique.

S’il a fallu autant de temps dans ce coin du monde pour se redresser, combien en faut-il alors au Cambodge, au Liberia et au Soudan ? Les décombres que provoque un génocide ou une guerre civile sont incroyablement plus importants. L’ensemble des tâches qui incombent aux leaders politiques et à la population est bien plus complexe : assurer la paix, rédiger une constitution, organiser des élections libres, assainir l’administration et la magistrature, imposer le respect des droits de l’homme, stabiliser la monnaie, faire redémarrer les entreprises, démobiliser les rebelles, garantir un minimum de sécurité physique, aider les victimes, ménager la communauté internationale – tout cela doit être fait. Il n’est jamais possible d’accomplir toutes ces tâches simultanément. Le temps est source de choix difficiles. Quel est le moment approprié pour aborder un point déterminé de l’agenda ? Qu’est-ce qui vient en premier lieu ? Qu’est-ce qui vient en dernier lieu ? Quel timing adopter ? En d’autres termes, quand le moment est-il mûr pour entamer la poursuite des assassins et des tortionnaires ? En pensant aux victimes, l’enregistrement de ce qui leur est arrivé doit-il avoir la priorité sur la mise en action de la machine judiciaire ? À quel rythme tout cela doit-il se dérouler ? Des questions que l’on se pose également au sein des Nations unies et des grandes ONG, bien que leurs réponses ne soient pas toujours celles des pays concernés. Ils veulent surtout voir les tribunaux intervenir. Et si cela n’est pas possible, alors au moins une commission de vérité. Sur place, on voit les choses autrement. Il y a des problèmes à l’agenda qui sont considérés comme bien plus urgents. En outre, la poursuite est une entreprise très risquée. On se demande alors si l’intervention des tribunaux ne pourrait pas être quelque peu différée dans un tel cas. Dans ces circonstances, on peut répondre par l’affirmative selon moi. C’est ce que m’a appris ma tournée dans le monde du passé non assimilé. Permettez-moi de revenir encore un peu en arrière.

1  LES  LEÁONS  DE  LÍARGENTINE

Dans cet ouvrage, nous avons déjà fait escale en Argentine et au Chili, car l’analyse de leur évolution récente vaut plus que la peine. Ces deux pays ont opté pour l’amnistie lorsque la démocratie y a fait son retour au début des années quatre-vingts. Vers la fin du siècle, il a été mis un terme à cette politique. Des officiers de haut rang de l’armée et de la police comparaissent à présent en justice, ce qui rend sans doute la charge du passé un peu plus supportable pour les victimes survivantes. Ce qui se passe à présent rompt également avec la culture de l’impunité. Il y a des raisons à cela. Au Chili et en Argentine, la commission de vérité mise en place dans les années quatre-vingt a joué un rôle important. Les ONG locales y ont également entretenu la flamme. Mais il y a bien d’autres motifs, qu’un gros-plan sur le cas de l’Argentine permet de faire apparaître clairement.

L’amnistie que les militaires avaient imposée par la force n’était pas totale. Peu de temps après leur chute déjà, en 1983, quelques généraux ont été condamnés. En outre, aucune immunité n’était prévue pour le kidnapping d’enfants d’opposants tués. Le rapport de la commission de vérité qui avait commencé ses travaux en 1984 a également eu une importance vitale. Dans ce rapport, 340  prisons secrètes étaient mentionnées et 9000 opposants à la junte qui avaient disparu étaient identifiés. En à peine un an, plus de 200.000 exemplaires du livre ont été vendus. Une partie de la dette impayée était ainsi répertoriée et mémorisée pour un usage ultérieur.

La junte avait gouverné d’une main de fer et pourtant elle n’est pas intervenue lorsque les ‘Madres de Plaza de Mayo’ se sont mises publiquement à la recherche de leurs enfants disparus en 1977. Ces mères tournaient sur la place de Mai à Buenos Aires tous les jeudis avec les photos de leurs fils et filles. Elles furent rejointes par les ‘Abuelas de Plaza de Mayo’, les grands-mères (www.abuelas.org.ar). Celles-ci savent qu’elles ont définitivement perdu leurs enfants, mais leurs petits-enfants ont également disparu, enlevés et offerts en cadeau aux partisans sans enfants de la junte. Selon toute probabilité, ils vivent

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encore dans une famille qui n’est pas la leur. Les grands-mères ont à présent connaissance de quelque quatre cents petits-fils et petites-filles disparus de ce genre.

L’organisation des ‘Abuelas’ est devenue un symbole de l’opposition contre l’impunité et a reçu en outre de l’aide d’un côté inattendu. Depuis la fin des années quatre-vingts, la connaissance de l’ADN permet de mettre en concordance des données génétiques via la lignée féminine. En 1987, le gouvernement avait créé une ‘banco de datos genéticos’, une autre donnée non négligeable. Les grands-mères y ont déposé leur carte d’identité génétique. Elles ont pris contact avec une chercheuse américaine, Marie-Claire King, de l’université de Washington, qui s’est chargée d’appliquer la technologie. Celle-ci m’a raconté qu’elle a depuis mis en évidence le lien biologique entre le petit enfant disparu et la grand-mère qui le recherche, déjà dans près d’un quart des cas. Les ‘Abuelas’ pensent que cet instrument permettra un jour de retrouver tous les disparus. Les bébés et les enfants en bas âge de l’époque ont un peu plus de trente ans à présent. Ils vivront encore quarante, cinquante ans. La mémoire de l’ADN luttera contre l’oubli pendant au moins aussi longtemps, m’a dit King. Dans l’intervalle, une équipe argentine a été formée afin d’examiner les fosses communes dans leur propre pays. L’association des exhumations et de la technologie ADN est un cadeau de Dieu pour celui qui ignore toujours ce qu’il est advenu de ses proches disparus.

Localiser un enfant kidnappé est une chose, le retirer de sa famille adoptive en est une autre. C’est là que les juges de la famille argentins interviennent. Pendant qu’elle était au pouvoir, la junte a peuplé la magistrature de partisans fidèles. Les tribunaux qui statuaient sur les affaires familiales avaient échappé à cette opération, car les généraux avaient vraisemblablement pensé qu’aucun verdict vital ne serait rendu dans ceux-ci. Il en résulte que des juges favorablement disposés aux demandes des grands-mères étaient restés en place dans ce domaine. Cela a joué un rôle de catalyseur. En outre, la plupart des disparitions n’ont jamais été élucidées. Le crime court donc toujours, aussi la prescription ne s’applique-t-elle pas. Cela signifie que les juges pénaux qui veulent intenter des poursuites dans ces matières savent également à quoi s’en tenir.

Tout cela ressemble à du bricolage, mais un élargissement d’échelle est bien vite intervenu. Les sites web et les actions des mères et des grands-mères sont devenus un pôle d’attraction, tout d’abord en Argentine, ensuite dans de nombreux pays d’Amérique latine et finalement également sur d’autres continents. L’équipe de médecine légale argentine a déjà procédé à des exhumations dans plus de vingt-cinq pays.

Ce qui s’est passé en Argentine ressemble à un heureux concours de circonstances : une amnistie assortie de restrictions, un rapport sur les tortures et les disparitions qui a été lu par de nombreuses personnes, des ONG au-dessus de tout soupçon car gérées par des femmes, des experts nationaux et étrangers dans le domaine de l’identification des opposants disparus, des juges impartiaux, des crimes qui ne sont pas prescrits et les bienfaits de l’internet. Il y a pourtant un enseignement à en tirer. Ce qui s’est présenté plus ou moins par hasard dans ce pays peut être déclenché délibérément par ailleurs. Un premier enseignement consiste en ce que les lois d’amnistie doivent toujours comporter des restrictions si elles sont réellement inévitables. Cela laisse la porte ouverte aux poursuites. Il est préférable que l’enregistrement des crimes contre l’humanité, au sein d’une commission de vérité ou par d’autres voies, ait lieu le plus rapidement possible. Il est tout aussi important que la société civile se voie offrir de sérieuses chances de croissance. Il peut ainsi se créer des zones où la demande d’informations sur les violations des droits de l’homme et la responsabilité de celles-ci sont conservées. Et puis, il y a le rôle remarquable des femmes dans tout ce processus de confrontation avec un passé d’actes de cruauté. Les mères et les grands-mères de la ‘Plaza de Mayo’ ne constituent pas une exception. En Irlande du Nord, il y a la ‘Women’s Coalition’ (la coalition des femmes), dont j’ai déjà parlé. Betty Bigombe est une Ougandaise qui a tout d’abord été ministre au gouvernement et qui a eu accès auprès des rebelles de la ‘Lord’s Resistance Army’. Au Burundi, il y a Marguerite Barankitse qui a aidé en tant que Tutsi des milliers d’orphelins Hutus à se loger. Les femmes de ce genre sont nombreuses. Ce n’est absolument pas un hasard. Les femmes préfèrent une identité dans laquelle leur position dans la famille peut constituer l’ingrédient dominant. Il leur est ainsi plus facile d’établir des contacts avec les femmes ‘de l’autre camp’. La relation qu’elles entretiennent avec le passé est également bien plus axée sur l’avenir que ce n’est le cas chez les hommes. En tant que mères, elles veulent qu’il y ait de la sécurité pour leur famille demain et après-demain. Les sentiments de haine qui sont enracinés dans le passé s’y opposent, aussi les cultivent-elles moins. L’exemple de l’Argentine montre d’ailleurs que les femmes peuvent développer des activités politiques qui ne sont pas données aux hommes. Elles sont sans doute considérées comme moins dangereuses. Il en résulte qu’elles ont pu pour ainsi dire éviter les écrans radars des autorités. Un important enseignement se dégage de tous cela : il vaut la peine d’impliquer les femmes bien plus explicitement dans la confrontation avec l’héritage des guerres civiles et de la répression.

2  CHAQUE  CHOSE  EN  SON  TEMPS

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La lutte contre l’impunité ne peut être assez dure. Il existe pourtant des situations dans lesquelles il est souhaitable d’attendre un peu avant de juger les responsables de grands crimes. Cette pause peut être nécessaire pour sauver la paix ou pour amener un régime répressif à céder le pouvoir. Dans d’autres cas, une société ne peut faire autrement que d’accorder la priorité à des besoins bien plus urgents. Peut-être y a-t-il une famine et le pain passe alors avant la justice. Peut-être les survivants sont-ils avides de paix et diffèrent-ils l’appel au châtiment. Des circonstances exceptionnelles demandent des mesures exceptionnelles. C’est sous cet angle qu’il faut considérer le débat relatif au mandat d’arrêt décerné contre le président soudanais Al Bashir. Les pays africains, principalement, s’insurgent, avec le soutien de l’Union africaine, contre la décision du procureur de la Cour pénale internationale. Au printemps 2009, ils ont même menacé d’annuler leur ratification de la Cour. Ils considèrent l’initiative de Louis Moreno-Campo comme la énième démonstration de la fixation des Occidentaux sur les situations intolérables se produisant en Afrique. En même temps, ils déclarent que la question du châtiment systématique barre la route de la paix au Darfour.

Dans le monde entier, on considère à présent cette problématique comme constituant souvent un dilemme : la paix ou la justice. En fait, il est possible d’obtenir la paix et la justice si l’on est prêt à accepter des formes temporaires d’amnistie conditionnelle.

Cela ne signifie toutefois pas que l’on doive oublier le passé. Les évolutions observées en Argentine, au Chili et en Espagne montrent que le besoin d’un règlement pénal ne meurt jamais. La porte doit rester au moins entrebâillée. Aussi, tout ce qui peut éviter la destruction d’éléments de preuve revêt-il une importance vitale. Le stockage de documents et de témoignages à charge constitue une des possibilités. De temps en temps, la chance est du côté des victimes. Fin 2005, une découverte remarquable a été faite au Guatemala. Dans un dépôt de munitions abandonné, on a découvert les archives d’un des services de police les plus haïs à l’époque de la junte. Celles-ci contenaient les noms d’opposants disparus, d’enfants kidnappés et des donneurs d’ordre. Il est toutefois trop risqué de laisser au hasard la conservation de ce genre de matériel. Cela doit et peut se faire autrement. Au Cambodge, au milieu des années quatre-vingt-dix, une organisation non gouvernementale s’est chargée de collecter tout ce qui pourrait faire la lumière sur le régime des Khmers rouges (www.decam.org). Des centaines de milliers de documents, six mille photos, ainsi que des informations concernant des dizaines de   prisons et près de 20.000 fosses communes ont été réunis. Il s’agit d’activités dans lesquelles les pays donateurs, même de petite taille, peuvent jouer un grand rôle. Ils peuvent former des archivistes, élaborer des techniques pour le stockage des données, se charger de la traduction de rapports dans les langues indigènes.

Parfois également, des informations cruciales se trouvent à l’étranger et peuvent être mises à disposition. Le Salvador et le Guatemala ont montré quelle importance cela peut avoir. Dans le premier cas, les États-Unis ont refusé d’ouvrir leurs archives. C’est l’une des raisons pour lesquelles la commission de vérité n’a pu être un véritable succès dans ce pays. Une ONG est parvenue par la suite à forcer la communication des documents américains à la commission de vérité guatémaltèque, ce qui a fortement accru la valeur de son rapport.

On peut espérer que les mesures conservatoires aboutissent à une justice conservatoire. Mais dans l’attente de procès criminels ultérieurs, il peut également être essentiel de penser spécifiquement aux victimes et aux survivants. Leur douleur ne disparaît pas si la page est temporairement tournée. Là où les moyens sont disponibles, la satisfaction de leurs besoins matériels est indispensable. Il est également souhaitable de fixer rapidement la mémoire de ce qui s’est passé dans toutes sortes de signes et symboles. Des monuments, des journées commémoratives et des musées ne sont que quelques-uns des moyens qui peuvent procurer reconnaissance et satisfaction aux victimes. Le plus urgent, c’est l’identification des fosses communes et la réinhumation de ceux qui y ont été jetés. Il existe dans toutes les cultures, un respect pour les morts, qui prend une dimension supplémentaire sur le continent africain. Au Matabeleland (Zimbabwe), l’Amani Trust s’est occupé de l’exhumation de ceux qui avaient été assassinés par l’armée du président Mugabe dans les années quatre-vingts. Shari Eppel qui travaillait pour le Trust a écrit : «  Lors des réunions de communauté et de famille, on nous a parlé des nombreuses difficultés suscitées par les esprits des morts incorrectement inhumés, telles qu’une mauvaise conduite des enfants, l’incapacité à se marier, une maladie, une sécheresse, des inondations et de mauvaises récoltes.  » [traduction libre] C’est pourquoi une réinhumation et les rituels qui l’accompagnent sont si importants. Martien Schotsmans, des journaux duquel j’ai déjà cité des extraits, a vu à quel point même la découverte de restes de cadavres possédait déjà une signification immense : « J’ai vu au Rwanda comment une fosse d’aisances était vidée pour en retirer les cadavres qui y avaient été jetés dans le temps, comment il en sortait surtout de la bouillie, une bouillie dégageant une puanteur épouvantable, pas des matières fécales mais des cadavres, comment des vêtements y étaient également entremêlés, comment une femme que je connaissais a subitement poussé un cri, entre un intense chagrin et une joie intense, c’était le pagne de son père, donc c’était son crâne, elle le saisit, l’embrasse presque, des gens fouillent comme des possédés dans la bouillie, certains avec des gants ou des sacs en plastique noir liés autour des mains, d’autres avec les mains nues, voilà le bracelet que j’ai donné à ma mère à son anniversaire, voici quelques cartes d’identité, encore bien lisibles, une petite croix, une chaussure, des vêtements, des gens viennent

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regarder, d’autres s’en vont, non, ma sœur n’est pas ici non plus, d’autres s’assoient, regardent silencieusement devant eux. Je me lève, je regarde, je prends des photos, sur leur insistance, je reste des heures à regarder, je ne sens plus la puanteur, des gens me parlent, me racontent comment leur mari, leur frère, leur enfant a peut-être été assassiné ici, se trouve peut-être parmi ceux-ci. » [traduction libre]

Les fouilles apportent en même temps la preuve que des militaires, des policiers, des miliciens, des rebelles ont commis des assassinats et des actes de torture. Clea Koff raconte dans La mémoire des os son travail à Ocvara, Vukovar. The Graves / Les tombes (1998), un livre de photos de Gilles Peress et Eric Stover, y est également consacré. Les photos montrent ce qu’il reste des os, des vêtements, des portefeuilles. En regard d’une des photos, figure une phrase extraite d’un entretien avec Clyde Snow, l’anthropologue légiste qui a dirigé les travaux : ‘Bones are often our last and best witnesses : they never lie, and they never forget.’ (Les os sont souvent notre dernier et notre meilleur témoin : ils ne mentent jamais et ils n’oublient jamais.) Il n’est dès lors pas étonnant que les auteurs fassent tout pour faire disparaître également ces témoins-là. Les auteurs de The Graves racontent comment en 1993, des militaires serbes avaient fait obstacle à une première tentative de fouille dans le champ fatal à Ocvara. Un mandat explicite des Nations unies s’y était heurté à des menaces à peine voilées. Le livre décrit l’ultime entretien entre les spécialistes de médecine légale, un général serbe et le commandant local de la force de paix de l’ONU, le colonel belge Peeters : «  Tous les regards se tournèrent vers le colonel Peeters, qui disposait des pleins pouvoirs octroyés par d’innombrables résolutions du conseil de sécurité de l’ONU, afin qu’il s’insurge contre l’ultimatum du général serbe, mais il ne dit pas un mot. Imperturbable, le colonel était affalé dans son fauteuil, se carressant le menton en fixant un bouquet de boutons de rose dans un vase en porcelaine blanche disposé au centre de la table. C’était comme s’il attendait qu’ils fleurissent. » [traduction libre]

3  PAS  DE  CARTE  BLANCHE

Différer le châtiment n’est pas une décision aisée. Pour bon nombre de victimes, cela peut s’avérer une épreuve ou la cause d’une résignation désolée. En 2000, Ariel Dorfman a écrit à propos des années durant lesquelles le général Pinochet jouissait de l’amnistie : «   Je ne pouvais malheureusement plus envisager d’autre avenir. Et ainsi, j’ai fait ce que tant de mes compatriotes faisaient : j’ai apaisé ma conscience afin de pouvoir supporter l’inéluctabilité de l’injustice. Je me suis habituée à voir l’ombre du général parmi nous. » ([traduction libre]

Sur le plan politique également, cela peut représenter un pari. Le sursis peut conduire à l’oubli. Une immunité temporaire, telle qu’elle est prévue dans l’accord d’Arusha pour le Burundi, peut insidieusement évoluer vers une amnistie de longue durée. Aussi vaut-il mieux que la décision de l’ajournement s’accompagne de très bons arguments. Il ne faut pas que les problèmes qui s’opposent aux poursuites soient artificiellement exagérés. La crainte du retour, par exemple, d’une junte, repose-t-elle sur des faits contrôlables ou s’agit-il d’un prétexte facile pour laisser les militaires en paix ? Le mur de silence que l’on veut ériger autour du passé est-il absolument nécessaire ? Il vaut mieux répondre à ces questions dans le cadre d’un débat aussi large et ouvert que possible. L’amnistie par nécessité n’est possible que si la démocratisation de la politique et de la société a toutes les chances de se développer dans l’intervalle. C’est précisément ce qui s’est passé en Argentine et au Chili. Dans le cas contraire, il y a peu de garanties que le choix de la clémence s’avère bénéfique à moyen terme.

Il reste bien entendu la question de savoir si les responsables de graves violations des droits de l’homme souscriront à cette stratégie s’ils savent que l’amnistie est provisoire. Pinochet aurait-il démissionné s’il avait su ce qu’un certain Baltasar Garzón allait déclencher quelques années plus tard ? Le président Robert Mugabe du Zimbabwe croit-il qu’il peut céder le pouvoir l’esprit tranquille, car on lui a tout de même promis un sauf-conduit. L’existence de la Cour pénale internationale et le principe de la juridiction universelle sapent la crédibilité de ce genre de promesses. Cela reste donc un saut dans l’inconnu pour toutes les parties.

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3AUX GARDES CHAMPÊTRES

DE LA JUSTICE

Amnesty International est en tant qu’organisation une des opposantes les plus farouches à toute forme d’amnistie pour les violations des droits de l’homme. Dans des documents de l’organisation, la poursuite bénéficie d’une priorité absolue. Les itinéraires qui ne passent pas par la justice pénale, tels qu’une commission de vérité ou le recours à des rituels traditionnels, sont regardés avec méfiance. Selon un document interne de mai 2002, qui n’a pas été désavoué depuis, Amnesty International ne peut soutenir ces options que si elles viennent en complément des poursuites et ne font pas obstacle aux travaux des tribunaux. À cette condition générale, le document ajoute encore huit règles restrictives. La question s’est présentée à nouveau en 2007 dans un rapport public (Vérité, Justice et Réparation. Créer une commission vérité efficace  ; référence  : POL 30/009/2007) dans lequel Amnesty International traite de manière approfondie de la formule de la commission de vérité. Le rôle que peut jouer ce genre de commission est reconnu à sa juste valeur, mais la primauté de la traduction en justice réapparaît tout de même dans la conclusion : « Les commissions vérité doivent mettre à jour et révéler toute la vérité – ou tout ce qu’il est possible de découvrir. Elles doivent veiller à ce que les auteurs présumés soient traduits en justice... »

1  FONDAMENTALISME  JURIDIQUE ?

Cette vision fort restrictive qui se rencontre également ailleurs au sein du mouvement de défense des droits de l’homme, est à l’origine de frustrations dans le tiers-monde où l’on entend des reproches tels que ‘légalisme imposé’ et ‘fondamentalisme juridique’. Quels sont donc les arguments invoqués ?

Aveuglement

Après une guerre civile ou des années de répression, une société se trouve le plus souvent dans un état très affaibli. Les dirigeants ont été assassinés ou inculpés. L’armée et la police sont sous tutelle ou rechignent. Les services publics et les tribunaux manquent des outils de travail les plus élémentaires. Dans cette situation, l’organisation de procès criminels représente une tâche quasi impossible. Sur papier, l’obligation imposée par la communauté internationale de poursuivre les crimes contre l’humanité paraît très plausible, mais tout ce qu’exige l’exécution de cette tâche impérative est bien trop souvent sous-estimé par le monde extérieur. Il en résulte que des pays ont recours à des manœuvres de diversion. Ils ont l’air accepter la tâche que la communauté internationale leur impose, mais ils la déforment bien vite. J’ai vu cela se produire en Éthiopie et cela se répète au Burundi. Cette manière de procéder ne sert pas la justice, bien au contraire. Celui qui n’en prend pas conscience souffre d’aveuglement.

Un paradoxe et un débat inévitable

Depuis déjà quelque temps, on s’intéresse en Occident à ce qui existe au Canada et en Nouvelle-Zélande comme solutions de rechange au châtiment direct des crimes. Il s’agit de techniques empruntées aux premiers habitants de ces pays. Cette formule, connue sous l’appellation scientifique de ‘restorative justice’, est fondée sur la médiation entre l’auteur et la victime, le dialogue également entre les deux parties et la réparation du dommage occasionné. Les peines privatives de liberté sont évitées autant que possible. L’intérêt manifesté à cette méthode est liée à la prise de conscience qu’une approche purement pénale manque parfois son but, qu’elle n’est profitable ni à l’auteur ni à la victime.

C’est un paradoxe. Au moment où des doutes s’élèvent dans leur propre pays quant aux bienfaits de la justice répressive, les experts occidentaux préconisent ailleurs l’intervention des tribunaux. Un des arguments consiste toujours en ce que les poursuites effraient les auteurs potentiels. Il convient toutefois de faire preuve d’un certain réalisme sur ce point également. Ni les organisations internationales, ni les ONG ne peuvent nier que le châtiment n’exerce pas (pour le moment ?) beaucoup d’effet dissuasif. Le tribunal pour l’ex-Yougoslavie, mis en place en 1993, n’a pu éviter les massacres à Srebrenica, au Kosovo et à Knin. Les tueries dans l’Est du Congo et au Darfour se sont déroulées après que le tribunal d’Arusha avait débuté ses activités. Bon nombre de ces événements sont également liés à la forme lugubre que la guerre a adoptée ici et là. Les armées régulières ont été remplacées par des bandes qui opèrent dans l’ombre. Les accords conclus avec l’ONU lient les gouvernements, mais les seigneurs de la guerre qui, par exemple en Somalie, se terrorisent entre eux et terrorisent la population s’en moquent complètement. Cela

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a également été un problème en ex-Yougoslavie. En janvier 1992, un armistice a été conclu entre les Croates et les Serbes grâce à la médiation des Nations unies. Celui-ci devait également mettre fin au siège de Dubrovnik. Mais la ville où des dizaines de milliers d’habitants se cachaient dans les caves depuis des mois est restée sous le feu de l’ennemi. Je m’y suis entretenu avec Mirko Jokic, le Croate qui était responsable pendant toute cette période de la distribution des rares aliments. Lorsque je lui ai demandé pourquoi les bombardements ne s’étaient arrêtés qu’en août, soit sept mois après le cessez-le-feu, il m’a répondu que les milices en provenance de Serbie et du Monténégro ne se sentaient pas liées par l’armistice. C’est ainsi que cela se passe.

Un autre problème se présente également ici. Il s’agit non seulement d’entamer des poursuites, mais aussi d’adopter les normes procédurales occidentales – comme c’est d’ailleurs déjà le cas dans les tribunaux internationaux. Nos règles offrent à juste titre une large sécurité juridique aux personnes comparaissant en tant qu’inculpés. Il existe en même temps un risque d’erreurs de procédure pouvant déboucher sur des verdicts inattendus et indésirables. Nous acceptons volontiers ce risque, car le droit à un procès équitable est sacré. Lorsqu’il s’agit de violations particulièrement graves des droits de l’homme, comme au Rwanda, la situation est toutefois plus délicate. Cela a été le cas avec Jean-Bosco Barayagwiza, le chef d’un parti Hutu extrémiste et l’actionnaire principal de la radio de la haine Mille Collines à Kigali. Avant sa remise au tribunal d’Arusha, il avait été emprisonné un certain temps au Cameroun. Les juges internationaux ont estimé qu’il s’agissait d’une détention préventive bien trop longue et de surcroît sans inculpation officielle et il a pu ainsi repartir libre. Pour les survivants, cela a constitué une gifle et la confiance envers le tribunal s’est retrouvée au plus bas. Cette décision a été annulée grâce à quelques tours de passe-passe juridiques et l’homme a tout de même été condamné par la suite. Mais le débat sur l’universalité de la ‘rule of law’occidentale ne s’arrêtera pas de si tôt.

Le doigt réprobateur

Le jugement après la guerre des compatriotes ayant pactisé avec l’ennemi en Belgique, en France et aux Pays-Bas ne s’est pas déroulé selon le scénario qui est à présent préconisé. Ce que les puissances coloniales ont toutes fait dans leur lutte contre les mouvements de libération n’a jamais fait l’objet de procès. L’Espagne et le Portugal n’ont pas non plus choisi la voie des poursuites après les années de dictature. Et pourtant nous attendons de pays du tiers-monde qu’ils fassent ce que nous n’avons pas fait. Cela me fait penser à ce qu’écrit Amos Oz à propos de l’attitude des Européens dans le conflit israélo-arabe : « Attendez donc un peu avant de jeter un regard méprisant sur ces imbéciles de Juifs, sur ces imbéciles d’Arabes, sur ce peuple cruel, fanatique, extrémiste et violent. Attendez seulement un peu avant de nous pointer tous du doigt. Notre sanglante histoire sera plus courte que la vôtre. » (dans Comment guérir un fanatique)

Il y a quelque chose d’émouvant dans les argumentations des gardiens de la justice. La cause pour laquelle ils combattent est de la plus grande importance. Il est bon qu’ils continuent à dénoncer sans relâche la culture de l’impunité, mais l’excès n’est pas loin. Une bonne dose de réalisme ne ferait pas de mal à leur argumentation. Une certaine modestie dans les plaidoyers pour une politique rigoureuse ne serait pas déplacée non plus. Il est d’ailleurs frappant de constater comment certains milieux des Nations unies commencent dans de récents documents à prendre leurs distances par rapport à des points de vue trop rigides dans la lutte contre l’impunité. Le rapport de Kofi Annan au Conseil de sécurité (3 août 2004) souligne la nécessité de mettre en œuvre d’autres techniques que la poursuite – « pour faire ce que les tribunaux ne font pas ou font mal ».

2  DANS  QUOI  INVESTIR ?

L’assimilation d’un passé tragique est au premier chef l’affaire du pays où la douleur a été subie. Pourtant, l’implication de la communauté internationale grandit également. La question consiste dès lors à savoir comment il vaut mieux que les Nations unies, les pays donateurs individuels et les mouvements de défense des droits de l’homme orientent leurs efforts. La lutte contre l’impunité doit-elle bénéficier de la priorité absolue ? Ou vaut-il mieux opter pour une approche diversifiée ?

Deux priorités

Pénétrer sur le marché de la compassion n’est guère facile. Les victimes sont souvent impliquées dans un combat impitoyable pour attirer l’attention. Mais du côté de l’offre également, il existe une compétition. Dès qu’un conflit prend fin, les organisations internationales, gouvernementales et non gouvernementales, entrent en scène. La lutte contre le traumatisme, la formulation d’avis concernant la création d’une

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commission de vérité, l’assistance dans la mise en place de tribunaux sont quelques-uns des services qu’elles veulent fournir. Quelque trois cents de ces organisations exerçaient leurs activités au Kosovo à la fin des années quatre-vingt-dix. Au Burundi, une cinquantaine de projets, rien que dans le domaine de la réconciliation, étaient en cours de réalisation vers cette époque. Cette abondance cause régulièrement des problèmes. Il y a des doublons et la coordination est insuffisante. En outre, bon nombre des bienfaiteurs amènent leurs propres experts. Dans son rapport au conseil de sécurité, le Secrétaire général Kofi Annan écrivait : «  On a trop souvent privilégié les experts, les modèles et les solutions de l’étranger – au détriment de la recherche d’améliorations durables et de l’acquisition de capacités durables.  » Annan réclamait un double changement de cap. Il faut porter beaucoup plus d’attention à ce que le contexte local demande en matière de stratégies et il est préférable de consacrer la majeure partie de l’énergie à la formation des personnes sur place, de manière à rendre superflu dès que possible l’envoi d’experts étrangers. L’ancrage local de la politique constitue donc une première priorité. Ce choix offre la meilleure garantie contre les échecs inattendus.

Quelle que soit la voie empruntée, il est crucial d’accorder la priorité aux victimes et aux survivants, car c’est sur eux que le passé pèse le plus lourdement. Cette deuxième priorité a un grand nombre de conséquences : écouter les victimes, associer leurs organisations à la préparation et à l’exécution d’une politique, diffuser les informations par l’intermédiaire de tous les médias, protéger ceux qui veulent témoigner, faire la lumière au sein d’une commission de vérité sur ce que les victimes veulent voir éclairci, prendre des dispositions qui améliorent leur accès aux soins de santé, au logement et à l’enseignement, et mettre également ces propositions à exécution.

Cela n’est pas facile. Seule l’Afrique du Sud est parvenue à intégrer systématiquement ces priorités dans la planification de la politique, mais, là également, le passage à l’acte s’est avéré trop difficile. Dans des pays où les moyens sont encore plus maigres, les obstacles à franchir sont le plus souvent bien trop élevés. Le soutien matériel de la communauté internationale est donc indispensable. Cela vaut d’autant plus pour les pays qui ont une dette à apurer. Un simple « désolé » n’est pas suffisant. Des chefs d’entreprise en Afrique du sud reconnaissent avoir soutenu l’apartheid. L’Église catholique en Espagne déplore son rôle au cours de la guerre civile s’étant déroulée soixante-dix ans auparavant. Cela semble parfois une manière peu coûteuse de se défaire de sa mauvaise conscience, car la génuflexion est rarement suivie de la mise à disposition de moyens financiers. Lors d’une conférence des Nations unies où la traite des esclaves et le colonialisme étaient abordés (Durban, septembre 2001), les pays africains ont à nouveau souligné qu’il fallait aller bien plus loin. Il ne doit exister aucun doute concernant la sincérité du geste ; tout évitement de la question de la dette est exclu et l’excuse doit surtout avoir des conséquences tangibles.

Flexibilité

L’unilatéralisme dans la réaction internationale aux violations des droits de l’homme a été la voie choisie pendant longtemps. On a tout d’abord regardé ailleurs lorsque l’amnistie était accordée. Par la suite, à nouveau unilatéralement, l’obligation d’intenter des poursuites a été introduite et imposée. Mais on a commencé progressivement à manifester de la compréhension pour d’autres formes de politique locale. Les associations d’un tribunal, d’une commission de vérité et de rituels traditionnels sont à présentes courantes. La flexibilité remplace petit à petit la rigidité. Il y a toutefois encore beaucoup d’hésitation à admettre qu’il existe des circonstances dans lesquelles les poursuites peuvent avoir des conséquences désastreuses. Cette conception est erronée. Il vaudrait bien mieux reconnaître ces risques et investir en même temps dans des programmes qui soutiennent un vigoureux processus de démocratisation. Cela permettrait de créer les conditions préalables qui conduiront à moyen terme à la justice, même dans le domaine pénal. Tel est l’enseignement que nous offrent aujourd’hui des pays comme l’Argentine, le Chili et l’Espagne.

Mieux vaut prévenir que guérir

Aucune politique n’offre la garantie qu’un passé de guerre civile et de répression finira par s’apaiser. Il y a bien trop de dilemmes, trop d’inconnues. C’est sous cet angle-là que la question de la prévention des conflits fait son apparition. Prévenir une confrontation sanglante entre des groupes de population, éviter l’avènement d’une junte brutale, arrêter un début de génocide – tout cela rend superflus des processus de cicatrisation longs et douloureux. Bien que cela soit bien entendu, en premier lieu, l’affaire des pays où la bombe à retardement est enclenchée, la responsabilité du monde extérieur est tout de même énorme.

Mais comment intervenir à temps ? Bien souvent, les communications faisant état de crimes contre l’humanité se heurtent initialement à l’incrédulité du public, des politiques et des gens des médias. On hésite, on doute, on estime qu’une telle atrocité n’est pas possible. Les victimes qui parviennent à rompre le silence ne trouvent aucune audience. À chaque fois, nous parcourons tous un certain nombre de phases : tout d’abord le fait de ne pas encore savoir ce qui se passe ; lorsque les informations s’amplifient, il y a initialement du scepticisme, ensuite un début de préoccupation ; finalement une reconnaissance ; un peu plus tard, des actions humanitaires ; encore plus tard des sentiments de culpabilité, peut-être une

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génuflexion devant l’un ou l’autre monument sur place et la promesse d’agir autrement la prochaine fois. N’est-il pas possible de raccourcir cette ‘courbe d’apprentissage’ dont parle Samantha Power dans son ouvrage ‘A Problem from Hell’ : America and the Age of Genocide, de manière que le cancer ne puisse essaimer  ? Cela semble plus facile lorsqu’un conflit qui dégénère peut avoir des conséquences géopolitiques. C’est rarement le cas en Afrique, mais ce le fut bien en Bosnie et au Kosovo. Dans cette région, l’ordre mondial était en reconstruction après 1989. La crédibilité de l’OTAN était en cause. Le lien avec le terrorisme musulman inspirait de l’inquiétude. Pourtant, la tragédie de Srebrenica s’est à nouveau produite comme une surprise. Y a-t-il quelque chose de changé depuis le génocide au Rwanda et les massacres en ex-Yougoslavie ? La collecte d’informations, d’un intérêt si capital dans le processus de prise de conscience a certes été facilitée. Les journalistes disposent de moyens techniques plus nombreux et meilleurs qu’au milieu des années quatre-vingt-dix et il y a le téléphone mobile. Les satellites permettent de transmettre des reportages partout, même ou le portable fait défaut. D’autres satellites fournissent des images de la plus petite fosse commune. L’internet donne accès à des sources d’informations situées dans le monde entier. Les weblogs fournissent des renseignements de première main. En Irak, les soldats équipés d’un appareil photo numérique pourraient évincer progressivement les photographes professionnels. Les militaires sont (et tombent) au premier rang, là où se déroule l’action. L’autocensure des professionnels leur semble étrangère, de même que les préoccupations esthétiques. Aussi leurs photos collent-elles souvent bien plus près à la réalité. Les coopérants internationaux et, parfois même, les victimes fixent sur support numérique les atrocités qui sont commises. L’internet permet de diffuser ces photos plus largement et plus rapidement. Tout cela peut contribuer à actionner plus tôt les feux de détresse. Les images de la prison d’Abu Ghraib en font la démonstration.

La question qui se pose bien entendu consiste à savoir s’il s’agit uniquement d’une affaire de technique. Le problème n’est plus tellement lié à la détection en temps opportun d’un début de génocide ou d’une autre grande source de souffrance, mais c’est dans la perception de la nécessité d’une intervention que se situe l’obstacle le plus important. Est-ce aux médias qu’il incombe de concourir à l’élimination de cet obstacle ? Aux Pays-Bas, des expériences antagonistes ont été accumulées à ce sujet à propos des événements de Srebrenica. La presse néerlandaise a porté une très grande attention à l’aventure de ‘Dutchbat’, le contingent néerlandais des Nations unies dans l’enclave. Cette information a été mise en question par la suite. Un rapport de NIOD, l’institut néerlandais de la documentation de guerre, (2002) y voit toute une ribambelle de manquements : trop de moralisation, trop peu de faits, trop d’opinion, trop peu d’analyse, trop d’émotion. Le livre de Nel Ruigrok (Journalism of attachment. Dutch newspapers during the Bosnian war / Le journalisme engagé. Les journaux néerlandais durant la guerre de Bosnie) a ensuite été publié début juillet 2005. Sa conclusion est crue : il a été dérogé à l’idéal de l’information objective. Le fait de choisir le camp des victimes et de plaider constamment en faveur d’une intervention militaire a eu pour effet de soumettre La Haye à une trop grande pression politique, ce qui a débouché à son tour sur une prise de décision maladroite. La discussion bat toujours son plein.

Mieux vaut prévenir que guérir ai-je écrit. Mais le lien entre la prévention et la guérison est bidirectionnel. Une bonne confrontation avec le passé prévient les nouveaux conflits. Si la haine réciproque ne s’apaise pas, si les auteurs d’hier peuvent récidiver demain, si les victimes restent avec leur douleur, il y a un risque élevé que de grands malheurs se produisent à nouveau. C’est suite à cette prise de conscience que l’assimilation d’un passé douloureux se voit attribuer un ordre de priorité aussi élevé dans l’agenda des organisations gouvernementales et non gouvernementales. Encore heureux !

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ÉPILOGUE

Dans sa toute première apparition en tant que personnage de bande dessinée, encore avant la seconde guerre mondiale, Superman déclarait dans chaque épisode qu’il menait une ‘never-ending battle for truth and justice’ (un combat sans fin pour la vérité et la justice). La confrontation avec l’héritage d’une guerre civile, d’un génocide, d’une répression est aussi un combat de ce genre, bien que dans la réalité de tous les jours. C’est une recherche ininterrompue d’informations, de la vérité – si c’est possible – sur ce qui a été fait à un si grand nombre de personnes. La justice est l’autre Saint Graal auquel aspirent interminablement des individus et des communautés. Car l’assimilation d’un tel passé ne semble jamais terminée, même après de nombreuses décennies. En Belgique, en France et aux Pays-Bas, l’occupation allemande, la collaboration et les procès qui ont suivi suscitent encore une certaine nervosité. Parfois, comme en France et aux Pays-Bas, le problème fait penser à la malaria. De brefs épisodes de fièvre élevée succèdent à de longues années de calme relatif. En Belgique, cela ressemblait jusqu’à il y a peu à une névrose sociale qui ne voulait pas guérir. Il n’en ira pas autrement en Afghanistan, au Burundi, au Cambodge, au Guatemala, au Kosovo et en Afrique du Sud.

Cette double quête débute déjà avant qu’un conflit ravageur ait pris fin. La manière dont l’héritage sera abordé demain est une problématique qui joue un rôle crucial dans les négociations pouvant conduire à la paix. L’Ouganda en fait actuellement la démonstration de manière convaincante. L’offre intérieure d’amnistie se heurte à la demande étrangère de poursuite et, dans cette impasse, la guerre continue de faire rage. Là où les armes finissent par se taire et où la répression prend fin, l’assimilation du passé est certainement aussi importante. Ne fût-ce que parce qu’une nouvelle violence n’est pas à exclure là où le mensonge évince la vérité et où le silence empêche la justice. C’est précisément l’enjeu en ex-Yougoslavie.

Mon expédition dans le pays du passé si difficile à assimiler se termine ici. Les questions avec lesquelles j’avais entamé ce voyage n’ont pas toutes reçu une réponse. La seule chose qui soit sûre, c’est qu’il n’existe pas de panacée universelle pouvant amener la paix dans la tête et dans le cœur de celui qui a été confronté au malheur. Aucune politique n’est dénuée d’imperfections et de risques. Cette constatation est la plus manifeste dans le cas de l’amnistie. Les tribunaux, les commissions de vérité et les rituels traditionnels présentent tout autant de risques. Les initiatives internationales ont leurs défauts, mais même une approche purement locale connaît des limitations. En même temps, tous ces instruments, à l’exception de l’amnistie pure et simple, présentent également des chances de succès. Aussi est-il positif que l’on recherche fiévreusement depuis la fin des années quatre-vingt-dix des combinaisons qui comblent les lacunes et limitent les risques. C’est ainsi que l’on travaille ici et là avec un tribunal, une commission de vérité et des techniques locales de réconciliation – en un panachage d’éléments nationaux et internationaux. Le résultat de cette évolution a l’air un peu chaotique. Parallèlement à la progression de la demande, surtout internationale, de procès criminels, se déroulent des expériences locales avec une amnistie conditionnelle ou une clémence temporaire. La recherche des auteurs est intensifiée, mais les victimes sont également mises bien plus en lumière. Alors que le rôle de la technologie juridique de pointe et des experts augmente, on observe une mobilisation croissante de formes d’assimilation de la douleur et de la faute, qui sont informelles, plus économiques et ‘sans experts’. L’accent plus important qui est mis sur le rôle de l’État et de ses juges coïncide avec un recours plus explicite aux organisations non gouvernementales, aux enseignants et aux journalistes. Des évolutions fort divergentes donc, si typiques d’une époque où l’innovation est indispensable.

Ce qui se passe ici constitue un reflet presque parfait des développements hybrides que l’on observe dans le monde entier sur les plans économique, politique et culturel : un élargissement d’échelle des institutions et une réévaluation de ce que peut offrir l’environnement immédiat (la ‘glocalisation’) ; le développement de gouvernements plus vigoureux et la privatisation sélective de ses instruments ; l’accent sur la primauté de la politique et la valorisation accrue de la société civile ; l’emploi croissant des experts et la mobilisation croissante des profanes. Dans ce sens, la quête d’un passé assimilé a rejoint les métamorphoses que subit notre monde dans son ensemble.

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SIGNALEMENT

Écrire c’est ramasser des pièces. C’est ainsi qu’est né cet ouvrage. Des pincées d’expérience personnelle et des rencontres avec des gens passionnants ont constitué les travaux de terrassement. Les livres et les sites web ont complété les ingrédients. La littérature scientifique est abondante et je n’en ai pas fait fi. Toutefois, j’ai voulu enrichir le texte avec ce que des gens de la pratique ont couché sur papier. Le lecteur y est confronté ici et là. Samantha Power, à présent conseillère du président Obama a écrit ‘A Problem from Hell’ : America and the Age of Genocide / Un problème d’enfer : l’Amérique et l’ère du génocide (2003). Clea Koff a rédigé la Mémoire des os (2005), consacré à ses activités dans les fosses collectives au Rwanda, en Bosnie, en Croatie et au Kosovo. Antjie Krog a donné vie à la commission de vérité sud-africaine dans son ouvrage La douleur des mots (2004). Desmond Tutu, le président de cette commission, se livre dans Il n’y a pas d’avenir sans pardon (1999) à un plaidoyer ardent, mais ne faisant pas l’unanimité, en faveur du pardon et de la réconciliation. Je suis un admirateur d’Ariël Dorfman. Un grand nombre de ses essais ont pour thème la confrontation avec un passé oppressant. J’ai surtout trouvé l’inspiration dans sa pièce de théâtre La jeune fille et la mort (1992), qui est consacrée à la quête de la vérité dans un pays d’Amérique latine qui n’est pas précisé davantage.

Aucun livre n’est aussi généreux que l’internet pour un auteur ou un praticien en quête d’informations. Les sites web de certaines cellules de réflexion et ONG représentent une mine d’or, aussi parce que leurs publications peuvent être téléchargées gratuitement et parce qu’ils contiennent des liens particulièrement utiles. ‘L’International Center for Transitional Justice’ (Centre International pour la Justice Transitionnelle) à New York (www.ictj.org) est le portail d’accès à l’univers des tribunaux, des commissions de vérité, de l’amnistie et de bien d’autres aspects encore. Sur le site web ‘International IDEA’ (www.idea.int), une organisation intergouvernementale ayant son siège à Stockholm, on peut trouver des manuels pratiques sur les processus de réconciliation et sur le rôle des rituels traditionnels dans la quête de la justice. ‘Amnesty International’ (www.amnesty.org), ‘Human Rights Watch’ (www.hrw.org) et Avocats sans Frontières (www.asf.be) représentent une riche source d’informations concernant la lutte contre l’impunité. Le site web des Nations unies (www.un.org) donne, lui aussi, accès à des documents intéressants relatifs à cette problématique. Le rapport de Kofi Annan au Conseil de sécurité (3 août 2004), Rétablissement de l’État de droit et administration de la justice pendant la période de transition dans les sociétés en proie à un conflit ou sortant d’un conflit, en constitue un exemple. Des informations générales, un historique et des données statistiques relatives au fonctionnnement des tribunaux ad hoc d’Arusha et de La Haye peuvent être trouvées sur les sites www.ictr.org et www.icty.org, et la Cour pénale internationale a également son site : www.icc-cpi.int. Le rapport officiel de la commission de vérité sud-africaine (TRC) peut être lu sur le site www.info.gov.za/otherdocs/2003/trc/. Il existe une énorme bibliographie concernant la justice en période de transition, qui a été compilée par Andrew G. Reiter, à l’université de Wisconsin-Madison ; celle-ci peut être consultée sur le site http://users.polisci.wisc.edu/tjdb/bib.htm.