Trafic 82

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    Je laisserai les penses se succder sous ma plume danslordre mme selon lequel les objets se sont offerts marflexion, parce quelles nen reprsentent que mieux lesmouvements et la marche de mon esprit.

    DIDEROT

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    Nous remercions pour leur aide et leurs suggestions : Nicole Brenez, Serge Lalou.

    En couverture : Serge Daney dans Cinma, de notre temps : Jacques Rivette, le veilleur(1990) de Claire Denis.

    Fondateur: Serge DaneyCofondateur: Jean-Claude BietteComit: Raymond Bellour, Sylvie Pierre, Patrice RolletConseil: Leslie Kaplan, Pierre Lon, Jacques Rancire,

    Jonathan Rosenbaum, Jean Louis Schefer, Marcos UzalSecrtaire de rdaction : Jean-Luc Mengus

    Maquette : Paul-Raymond CohenDirecteur de la publication : Paul Otchakovsky-Laurens

    Revue ralise avec le concours du Centre national du Livre

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    Mal de fiction et passages de lhistoire par Dork Zabunyan . . . . . . . . . . . . . . . . . 5

    Cher Kaurismki par Julio Baquero Cruz . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 16Sans labri de la parole. propos de Take Shelter de Jeff Nicholspar Jean-Marie Samocki . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 26Chaises musicales. A Dangerous Method de David Cronenbergpar Fabienne Costa . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33

    Douleur de larchive par Raymond Bellour . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39

    Les champs de Rabah par Jean-Charles Villata . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 46Fraternits musicales par Gilles Moullic . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 51

    Trafrique en doc. Carnets dAfrique par Jean-Marie Barbe . . . . . . . . . . . . . . . . 56Les lambeaux du mythe par Frdric Sabouraud . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 75

    March de lindividu et disparition de lexprience par Serge Daney . . . . . . . . . 89

    Apparitions de Serge Daney par Pierre Eugne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 94Serge Daney pour mmoire par Marcos Uzal . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 103

    Le festin de Trimalchion. Vers une histoire permanente du cinmapar Mathieu Macheret . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 109

    Notes mentales par Hollis Frampton . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 121(nostalgia) : un film de Hollis Frampton par Anthony McCallet Andrew Tyndall . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 124

    Le Rve infernal de Mutt et Jeffpar Zoe Beloff. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 131

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    Chaque auteur pour sa contribution, 2012.

    P.O.L diteur, pour lensembleISBN : 978-2-8180-1655-8

    Trafic sur Internet :sommaire des anciens numros, agenda, bulletin dabonnement

    www.pol-editeur.com

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    http://www.pol-editeur.com/
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    Mal de fiction

    et passagesde lhistoirepar Dork Zabunyan

    Les images des rvoltes arabes ne sont pas exemptes dun risque dappropria-tion qui affecte potentiellement la porte historique de ces soulvements : lerisque de la commmoration. Plus dun an aprs le surgissement de ces vne-

    ments qui ont boulevers, ds la fin de lanne 2010, toute une rgion du monde allantde lAfrique du Nord au Moyen-Orient, en passant par le sud de la pninsule arabique,

    le geste de la clbration en images demeure en effet insistant dans les mdiasdominants, quelle que soit la contrarit provoque par le rsultat dlections eninadquation, diront certains, avec les mouvements dmancipation qui les ont prc-des (la victoire des partis religieux en Tunisie ou en gypte). Tous les acteurs ouparticipants ce type de mouvements le savent : commmorer nest quune manireparmi dautres dattnuer, en la figeant sur lchelle calendaire de lhistoire, la puis-sance de rupture dune mobilisation dont lune des spcificits est de ne pouvoir trecirconscrite, justement, lintrieur dune ligne temporelle homogne. Quand dbuteune rvolution ? quel moment se termine-t-elle ? Il y a les dates, bien sr, et les

    commodits de lecture chronologique quelles autorisent ; en gypte, par exemple, lacontestation a dbut le 25 janvier 2011 ; la place Tahrir au Caire a t occupependant prs de deux semaines par la population ; le 11 fvrier, Moubarak estcontraint de quitter son poste de prsident : est-ce pour autant la fin du soulvementgyptien ? Il est lgitime den douter. La squence finale de Tahrir, place de la Lib-ration est significative en ce sens : au lieu dachever son film avec la reprsentationde la foule en liesse lannonce de la dmission du ras, Stefano Savona dcide demontrer une femme qui, le lendemain, harangue les personnes encore prsentes surla place en les exhortant de ne pas la quitter, car seule loccupation physique de

    Tahrir est la garantie selon elle que la rvolution ne sera pas confisque par larme.Larme na jamais t aux cts du peuple ! ; Moubarak na pas quitt le pays. Et

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    sil revenait dans deux semaines ? ; Si nous quittons la place, on est tous perdus :autant de cris de la manifestante que Savona a insrs entre deux fragments dugnrique de fin, rendant son documentaire comme inachev, refusant en tout cas dele clore sur lide que le dpart dun despote concide avec lactualisation de la rvolu-tion qui la chass du pouvoir. Sage prudence du cinaste qui empche par l mmetoute tentative de clbration prcipite lavenir confirmera malheureusement lescraintes exprimes dans ce finale de Tahrir , en mme temps quil nous invite suivre les rpliques dune rvolte populaire sans la rduire un point fixe danslhistoire.

    Sil dleste ce qui a eu lieu de sa force disruptive et de ses effets indterminsdans la dure, lacte commmoratif saccompagne par ailleurs dune attentionrtrospective qui a pour consquence, dans le cas des rvoltes arabes, de dnaturerlobjet mme qui sert habituellement de support cette commmoration. Cest--

    dire, avant tout, lextraordinaire rserve dimages dites amateurs quil y a surinternet, les rseaux sociaux ou les plates-formes de type YouTube, ensemble detraces visuelles et sonores elles-mmes reprises par les canaux dinformation encontinu, les reportages thmatiques la TV, toute une srie dapproches docu-mentaires faisant un remploi plus ou moins rflchi de ce matriau brut. quelles modifications plutt ngatives ce vaste domaine dimages et de sons est-ilsujet ds lors quun usage en est fait hors des feux de lactualit, sachant que lafonction de ces images, nous allons y revenir, se partage entre un souci de fairepasser, parfois au risque de la vie de ceux qui la capturent, une histoire au

    prsent, et ltablissement dune mmoire de ces luttes pour lavenir ? Le premiercueil est celui du folklore rvolutionnaire : on isole un certain nombre dattitudescorporelles qui renvoient un imaginaire collectif de linsurrection poing lev etvisage en train de chanter ou de crier ; individu qui dfie une colonne de vhiculesmilitaires ; regard calme mais rsolu au milieu dune foule en colre, etc. Dmarcheo lon dtache une figure en particulier de la masse anonyme qui lentoure : autremanire de contrarier un soulvement dont la force provient linverse dunregroupement impersonnel entre entits htrognes, et dune indiffrence touteprocdure dhrosation. Lexistence toujours plus nombreuse de diaporamas en

    ligne est symptomatique cet gard ; composs quelquefois dimages arrtes issuesde vidos dissmines sur la Toile, ils prsentent communment un enchanementde manifestants devenus icnes malgr eux, et cest dans ce transfert de limageanime vers limage fixe que le clich du rvolutionnaire trouve une autre faonencore de sincarner. Nous sommes la fois proches et trs loigns des Cin-tractsdes annes 1968-1969, composs de photographies, de sources filmiques, de couver-tures douvrages, de textes aux contenus varis, etc. Proches en apparence, si lonsattache la simplicit de production dune suite dimages fixes et muettes.Comme laffirme Jean-Luc Godard, qui voque en ces termes la collaboration avec

    Chris Marker, au dpart de lide des cin-tracts : Ctait un moyen simple etpeu cher de faire du cinma politique [] comme la fabrication est extrmement

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    simple, les gens qui nen font pas comprennent que les problmes de cinma sontsimples en fait, et quils ne sont compliqus que parce que la situation politiqueles complique 1 . Fort loigns dautre part, dabord parce que les diaporamasdaujourdhui nentendent pas comme auparavant combler un cart entre ceux quifont du cinma et ceux qui ne lui appartiennent pas, avec lide que les uns et lesautres devraient se runir pour raliser collectivement des films. Surtout, il nesemble pas que les sries actuelles de diaporamas obissent au critre premiernonc par Godard Les films doivent tre faits par des groupes sur une idepolitique , vou une pda gogie de la perception qui emploie les images commearmes de contestation. Ces sries reconfigurent au contraire lidentit dun peupleindign travers la figure inoffensive du hros (ft-il sans nom), alors mme quecest toute identit qui est rendue indcise par le bouleversement des tempsque nous avons connu en 2011. Une politique de limage, do quelle vienne, doit

    savoir porter lcran cette indcision qui engendre un vritable danger pour lesgouvernants contests. ce renversement o linsituable des luttes se dissipe dans une symbolisation

    attendue de ses composantes, sajointe le plus souvent une explication causale desrvoltes arabes qui nen favorise pas ncessairement lapprhension. Cest le deuximecueil qui guette ces rvoltes dans laprs-coup de leur apparition : lexaltation dunedtermination technologique des vnements qui conduit par la mme occasion esquiver les autres moyens utiliss par les manifestants ne relevant pas dun contenuvisuel enregistr sur tlphone portable, de sa mise en ligne sur Facebook ou de la

    transmission dinformation via Twitter en lien avec dautres interfaces dimages. Ilne sagit pas simplement de nuancer le propos en indiquant que cette dterminationvarie en fonction des taux dquipement en tlphonie ou en informatique dunenation lautre ; il ne sagit pas non plus de nier tout effet notable des rseauxsociaux sur lorganisation de regroupements entre personnes dans un pays o ils nesont pas autoriss. Il sagit de constater que la modernit des techniques nclipsepas lexistence de multiples procds dexpression sinon archaques, en tout cas plusmodestes, et que ceux-ci nen constituent pas moins des vecteurs de condamnationdes pouvoirs en place. Cest ce que montre judicieusement le court mtrage Notre

    arme de Ziad Hassen, des Ateliers Varan, en coopration avec la SEMAT, une asso-ciation de cinastes indpendants base au Caire. Le film dbute avec une srie deplans de mains qui ralisent un dessin au pochoir sur un difice de la capitale pourmoquer Moubarak et ses sbires ; aux graffitis succdent plusieurs collages dhommespolitiques corrompus, collages dont nous percevons les diffrentes phases de fabrica-tion o se mlangent toutes sortes dactivits manuelles, de Photoshop aux ciseaux :travail des visages sur ordinateur avec la souris ; dcoupage de ces figures aprsimpression ; composition sur les murs de la ville la bombe de peinture. Quelque

    1. Jean-Luc Godard, Deux heures avec Jean-Luc Godard (1969), in Godard par Godard. Des annesMao aux annes 80, Flammarion, coll. Champs , 1991, p. 59-60.

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    chose de la rvolution en gypte se lit aussi sur les murs satiriques de ses villes, etla valse des mains labore par Hassen travers une succession de raccords tactilestmoigne dun humour rgnrant qui na pas cess danimer les printemps arabes ,assez loin de lide dune raison dans lhistoire qui conciderait avec le seul usagede technologies avances1.

    Le retour commmoratif sur ces mouvements travers les fragments dimagesdont nous disposons deux rencontre un troisime cueil, savoir le fait que cestune poigne denregistrements, amateurs ou pas, qui sont slectionns dans lesdocumentaires ou les reportages tlviss sur les vnements de 2011, et ce sontpratiquement toujours les mmes : grande foule sur lavenue Bourguiba Tunis le14 janvier devant le ministre de lIntrieur, symbole de la rpression du rgime deBen Ali ; manifestants aligns qui prient le 28 janvier sur le pont Qasr al-Nil duCaire, celui qui mne la place Tahrir, tandis que la police anti-meute dirige sur

    eux ses canons eau ; discours officiels de Kadhafi la tlvision libyenne, suivisquelques semaines plus tard de son lynchage par un groupe de rebelles de Misrata ;sit-in dans les rues de Sanaa durant la rvolte ymnite, etc. Le problme nest pasde mettre en question le caractre exceptionnel de ces documents visuels, dontlinscription dans lHistoire nest pas en cause, mais de pointer le mcanisme desoustraction dimages qui parat insparable dune volont de clbration proccu-pe surtout de dire ce dont on doit se souvenir. Cette focalisation sur un nombrerduit de squences rencontre, directement ou indirectement, la tendance dj souli-gne dune consolidation des strotypes rvolutionnaires, par dfinition restreints

    et se renouvelant peu. Elle a galement trait au problme essentiel dune transfor-mation de ces images en archives de la priode tourmente laquelle elles serapportent, leur historicit pour reprendre un mot de Sylvie Lindeperg dsi-gnant ici la reprise dune image qui na nullement t produite dans [la] pers-pective de devenir archive par lusage qui en est fait2 . Quel est cet usage, dabord,dans le cas des rvoltes arabes ? Tmoigner dun contexte de vie devenu intolrable ;arracher ce contexte un morceau de rel qui montre que ce tmoignage en images(et parfois en mots) est aussi bien ce quoi les gouvernants dnoncs sopposentviolemment. La lgitimit dun tmoignage de ce genre ne provient pas de la

    position de victime de celui qui sefforce de le transmettre tout prix, pour lasimple raison que les personnes en lutte contre un systme totalitaire ne se viventpas ncessairement comme victimes : lurgence de la situation quelles affrontentne leur laisse pas le temps de se considrer en vaincus de lHistoire, quelle quensoit lissue. Si lgitimit il y a, elle rside avant tout dans le geste mme dusoulvement o se dissipe la frontire ultime, celle entre la vie et la mort ; comme

    1. Signalons que la ralisatrice syrienne Hala Abdallah prpare actuellement un film intitul Commesi nous attrapions un cobra, qui portera sur le dessin satirique et lart de la caricature en Syrie et en

    gypte.2. Images darchives : lembotement des regards , entretien avec Sylvie Lindeperg par Jean-LouisComolli,Images documentaires, n 63, 1er et 2e trimestres 2008, p. 35.

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    le dclare le ralisateur Oussama Mohamed en avril 2011 au sujet de la rvolte quisest empare de son pays, la Syrie : Quelque chose a dfinitivement chang dansles consciences. Jai moi-mme le sentiment que la mort na plus la mme signifi-cation. Il marrive de songer ma propre mort et je ne me sens pas mal : ce nestpeut-tre quune impression, mais je pense que nous nous trouvons actuellementdans une situation o la mort peut devenir synonyme de vie. Les gens qui tombenten ce moment font partie de moi 1. Irrductibilit du soulvement o la dnon-ciation des injustices finit par achever la vacuit de nos peurs ; comme lcrivaitMichel Foucault sur ce point : Un homme seul, un groupe, une minorit ou unpeuple tout entier dit : Je nobis plus, et jette la face dun pouvoir quil estimeinjuste le risque de sa vie 2.

    Les images des rvoltes arabes sont pour la plupart indissociables dune effectua-tion de ce risque, et elles nous informent corrlativement sur la faon dont elles sont

    vcues par les populations insurges : cadrages incertains pris dans un mouvementde fuite ; plans tronqus par un mur en raison de la position cache du manifestant ; mains fragiles en acte, comme le reprait dj Chris Marker dans Le fond delair est rouge sur la dcennie de luttes 1967-1977, qui servent de relais entre uncorps fbrile, en danger, et une poque agite. Manire aussi de faire passer delhistoire , comme lindiquait autrement Foucault propos des modalits denre-gistrement dun prsent historique par ses acteurs, modalits insparables dellaboration dun savoir de ce prsent destin aux gnrations futures, en faveurdautres luttes venir, sachant que les pouvoirs de toutes sortes (politiques, mdia-

    tiques, etc.) multiplient les faons de prendre possession de cette mmoire enconstruction, pour sans cesse la rgenter, la rgir3 . Nous sommes peut-tre alorsen mesure dapporter une rponse au problme investi pralablement, celui delhistoricit de cet ocan dimages que nous avons virtuellement disposition surinternet ou dans nos ordinateurs. Avant de devenir une archive part entire, lesimages des printemps arabes ont schmatiquement une double fonction (quandelles ne sont pas dtournes par les entreprises de commmoration, qui oriententou rgissent notre regard sur les vnements) : elles servent darmes pour leprsent et, dlibrment ou pas, de forces pour lavenir. Elles sont certes envelop-

    pes dans des circonstances trs incertaines qui en rvlent toute la fragilit, maiselles restent bien des outils de formation dun cadre militant ; elles rgnrenten puissance la mmoire des luttes, puisquelles constituent autant de jalons mou-vants sur lesquels dautres soulvements pourront rebondir, quitte oprer un pasde ct par rapport au pass et se situer ailleurs. Cest en ce sens que larchiveissue de ces sources visuelles entretient un rapport distendu au rel quelles

    1. La peur au ventre , entretien avec Oussama Mohamed, Cahiers du cinma, n 667, mai 2011,p. 85. Oussama Mohamed vit dsormais en exil en France.

    2. Michel Foucault, Inutile de se soulever ? (1979), in Dits et crits, II, Gallimard, coll. Quarto ,2001, p. 790-791.3. Michel Foucault, Anti-Rtro (1974), inDits et crits, II, Gallimard, 1994, p. 649.

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    donnent pourtant voir, comme le remarque Sylvie Lindeperg dans lentretienprcit lorsquelle tudie plus gnralement lusage que la discipline historique faitdun matriau dimages qui ny est lorigine pas destin. tant entendu que cenest pas le privilge des seuls historiens de profession dassurer ce devenir-archivede limage. Les cinastes peuvent aussi bien leffectuer, comme Alain Resnais dansNuit et brouillard, en explorant les diverses strates et les rgimes dimages quise rapportent aux camps dextermination durant la Seconde Guerre mondiale,avec tous les dangers auxquels un travail darchive comme celui-ci se trouveconfront : dtre son tour recycl dans dautres films sur cette mme priode

    jusqu aboutir un nivellement des couches dimages pourtant soigneusementdiffrencies par Resnais1 ; travail de distinction aujourdhui dautant plus nces-saire avec la multiplication sans prcdent des supports denregistrement et dediffusion.

    Il y a l, plus globalement, un court-circuit fcond entretenir entre cinma ethistoire qui implique une posture liminaire au regard de cet ensemble bigarrdimages dont nous sommes les contemporains : celle consistant, dabord, essayerde dcrire ces images comme elles se prsentent et, en loccurrence, comme elles nousarrivent dune rgion du monde en pleine effervescence dans leur texture, dansleur dure, dans les figures quelles donnent voir ou les sons quelles rendentaudibles, etc., que ces lments soient lacunaires au pas, parfois aux limites de nosseuils de perception. Lune des tches de lhistorien ou du cinaste soucieux de fairepasser de lhistoire rside justement dans cette attention porte aux insuffisances

    des composantes de limage, que ces insuffisances renvoient aux prilleuses condi-tions dans lesquelles elles ont t prises, ou quelles conditionnent loppos uneintervention au niveau de son cadrage, de sa matire, ou de son enchanement avecdautres images, par modification si lon recentre par exemple limage autour dunmotif en particulier, par limination si lon dcide de couper une squence pour seconcentrer sur ce que lon estime tre son action principale . Dans le premier cas,il convient dtre aux aguets de chaque dtail, y compris ceux qui laisseraient croire lexistence dun manque dans ce qui est reprsent, ou encore daccompagner cesmoments de latence qui prcdent ou suivent un vnement saillant (bruits de tirs

    soudains lors dun regroupement pacifique, arrestation arbitraire dun manifestantpar les forces de lordre, colonne de fume dans le ciel dun faubourg, etc.). Dansle second cas, il sagit de rvler les stratgies dordonnancement luvre dansles chanes dinformations tlvises ou certains documentaires qui limitent, parces oprations de slection ou de rtention dimages, notre comprhension dessoulvements de lanne 2011. Nous devons conqurir une capacit de lecture detoutes ces images impersonnelles, sans signature, tout en combattant les [formes]de destruction de la dure et de la perception temporelle 2 que charrient avec elles

    1. Sylvie Lindeperg, entretien cit, p. 35.2.Ibid., p. 32.

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    ces stratgies dinspiration mdiatique. Nous devons apprendre les contempler,puis les commenter avec des mots ou mme avec des images, puisquun com-mentaire dimages peut aussi bien se faire avec dautres images, conformment une dmarche suivie par Harun Farocki dans son travail filmique sur ltude de la squentialit des images1 : mises en rapport dlments htrognes, effets dedisjonction, confrontations en diffr, etc. Avec lide supplmentaire que ce commen-taire doit prendre en compte les mdiations, notamment techniques, par lesquellesces agencements visuels se fabriquent ou nous parviennent.

    Comment assurer une contemplation des images des rvoltes arabes tout enrutilisant ces images sans tomber dans les piges de la commmoration ? Commentcombiner en outre les deux caractristiques de ces sources amateurs indiquesprcdemment limage comme archive et limage comme force de telle sortequelles sollicitent aussi bien les historiens qui se pencheront sur cette priode

    quelles servent dinspiration pour dautres luttes dans le futur ? Il ny a bienentendu pas de rponses dfinitives ces questions, et tous les genres de film,fiction ou documentaire, sont susceptibles de sen emparer et de proposer unesolution formelle singulire. Une tentative trs intressante de montage de vidospresque exclusivement trouves sur YouTube vient davoir lieu ; il sagit de NoRevolution without a Revolution, ralis cette anne par le Britannique PeterSnowdon. lorigine de ce projet, il y a le sentiment ml denthousiasme etdinquitude de lauteur qui suit les soulvements devant son ordinateur au fur et mesure que les images des vnements sont postes sur internet par les mani-

    festants. Il fallait donner corps cet enthousiasme affect rvolutionnaire, commeKant lavait not lpoque de la Rvolution franaise , surtout actuellement, unmoment o le destin des printemps arabes semble se placer sous le signe dudsenchantement, voire de la rpression. Trois lments principaux distinguent cefilm dautres essais documentaires connus ce jour, et qui linscrivent dans undevenir-archive de limage amateur peu frquent, en mme temps quil parvient viter, par le seul geste de montage, la manie de lhrosation. Premirement,Snowdon propose une version longue de squences que nous croyions connatre, etque nous dcouvrons ici dans leur dure presque intgrale. Ainsi de la scne vue

    depuis la fentre dun immeuble o un homme seul crie sa joie sur lavenueBourguiba dserte, le soir du 14 janvier aprs la fuite de Ben Ali ; scne boule-versante que nous avions pu voir la tlvision, mais dans un format beaucoupplus court : la voir ou la revoir dans un temps plus tir permet de prendreconscience des conditions o cette vido a t tourne, et dentrevoir linteractionentre ce manifestant et les personnes qui se trouvent autour de la camra, dontcertaines chantent et dautres pleurent. Deuximement, Snowdon donne voir desimages presque jamais vues, qui existent pourtant sur le net, mais sont dlaisses

    1. Christa Blmlinger, De lutilit et des inconvnients de la boucle pour le montage , in HF/RG(Harun Farocki / Rodney Graham), ditions du Jeu de Paume-Blackjack ditions, 2009, p. 79.

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    par les mdias (et les internautes) car issues de contres moins considres o desrvoltes ont pourtant eu lieu. Comme dans le royaume de Bahren, o les mani-festations furent rprimes de manire sanglante : Snowdon dcide de montrerdans ce cas la silhouette floue dun homme qui court assez longuement dans unterrain vague, le drapeau du royaume entre les mains, avant dtre rattrap pardes hommes arms en civil, aux contours non moins indcis, sortis de nulle part.Ou comme en Syrie, o les images de la rpression ne sont pas toujours diffuses la tlvision en raison de leur extrme violence ; No Revolution prfre rvlerune contestation domine par lhumour, comme le prouve lextraordinaire squenceo un jeune adolescent de la ville de Homs fait usage devant ses camarades de ruedun bazooka artisanal quil arme de projectiles dune espce trs particulire : despommes de terre, ou mme des oignons quil projette contre un btiment du rgimepour faire pleurer Bachar Images dj vues que nous revoyons autrement ;

    images que nous dcouvrons et qui relancent notre point de vue sur les rvoltesarabes en llargissant. Images enfin qui interrogent, partir dune suite raisonnede vidos, notre relation ce mdia quest internet, et le rapport que nousentretenons travers lui avec lhistoire prsente. Cest le troisime point que meten lumire ce film, qui ne se confond pas avec un documentaire proprementparler, puisque, comme le dclare son auteur, il sagit dabord de saisir le rythmeintrieur de la contamination du phnomne rvolutionnaire dun pays lautre, tel quil peut tre capt travers une seule des dimensions de sa propagation, savoir, internet1 .

    Une question se pose nanmoins ce niveau de lanalyse : comment envisager,mme de loin, la mise en fiction cinmatographique des soulvements arabes ? Lacodification des gestes de lengagement rvolutionnaire ne lpargnera sans doutepas, et il faut peut-tre aborder la question partir dun constat de JacquesRancire datant du milieu des annes 1970, et remarquer que les images brutes oudirectes ne possdent pas une efficacit assure contre les pouvoirs quellespensent contester, puisque ce sont les pouvoirs, aussi bien, qui [glanent] quelquechose dans le dlire voyeuriste qui marque notre culture prsente (frnsie du direct,du documentaire, de lethnologique, etc.) 2 . Le rgime syrien actuel le sait bien,

    puisquil emprunte une stratgie dmoniaque de dtournement des images prisespar les manifestants en lutte contre lui : la tlvision la botte de Bachar al-Assad

    1. Conversation avec Peter Snowdon, par Bruno Tracq, dossier de prsentation de No Revolutionwithout a Revolution (coproduction Rien voir et Third Films), p. 28. Cest parce quil parvient interroger les conditions de rception de ses images que le film de Snowdon se distingue dun autrequi sen rapproche en apparence, Iraqi Short Films (2008) de lArgentin Mauro Andrizzi, entirementcompos dimages de la guerre en Irak trouves sur internet, mais dont le montage ne questionnait pasde manire aussi pertinente la fabrication dun regard partir dimages disperses sur YouTube.

    2. Jacques Rancire, Limage fraternelle , entretien avec Serge Daney et Serge Toubiana pour lesCahiers du cinma, n 268-269, juillet-aot 1976, repris in Et tant pis pour les gens fatigus, ditionsAmsterdam, 2009, p. 26.

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    reprend en effet dans ses programmes les vidos postes par la population quitmoignent des pires exactions commises par larme ou la police, en prcisanttoutefois que ce sont l en fait le rsultat des violences menes par les puissancesennemies de ltranger ou les terroristes de lintrieur . Terrible dmarche dedsinformation o le pouvoir en place se nourrit des squences visuelles supposesen rvler le vritable visage, en renversant lorigine de ses actes criminels. Decette confusion dlibrment entretenue par la propagande syrienne, dcouleforcment un sentiment dindistinction qui affecte la force dnonciatrice contenuedans ces images. Cest pour tenter de dpasser cette redoutable indistinction que lecollectif clandestin Abou Naddara a choisi de privilgier la ralisation de trscourts films dont certains forment de brves fictions qui se distinguent nettementdu matriau amateur dabord disponible sur internet, repris ensuite par bribes surles canaux de la tlvision dtat. Mis en ligne de faon hebdomadaire raison

    dun film par semaine le vendredi, jour de prire, jour de colre , ces filmsreposent parfois sur des synopsis qui dplacent compltement limage que nousnous faisons dun peuple en temps de rvolte1. Ainsi, le saisissant Everything isunder control Mr. President montre dabord un homme immobile debout en planfixe lentre dun cimetire, tandis que la camra se situe lintrieur ; le plansuivant prsente ce mme homme devant quelques tombes, le bras pli avec unemain statique hauteur de la tte qui semble rendre hommage un ou plusieursdisparus ; le troisime se rapproche et nous dcouvrons en gros plan un visage sansexpression dont les yeux louchent lgrement. Puis une rafale de mitraillette en son

    off: la camra seffondre avant que lcran devienne noir. Un bruit sourd dexplosionavait galement ouvert ce fragment filmique d peine plus dune minute, sur fondnoir, l encore. Sobrit dune mise en scne o seffectue un brouillage desfrontires qui rythment dhabitude nos vies ordinaires : frontire spatiale entre laville et le lieu o reposent ses morts ; frontire affective entre lmotion ne dunervolte et la douleur lie la perte dun proche ; frontire existentielle entre la vieet la mort Autant de limites rendues chancelantes par ce morceau de fiction quirend autrement sensible le constat nonc plus haut par Oussama Mohamed : Nous nous trouvons actuellement dans une situation o la mort peut devenir

    synonyme de vie. Abou Naddara ne propose pas uniquement de courtes fictions de ce type. Le

    collectif se situe galement sur le terrain de la contre-information, puisquil emploie,en les dplaant, certains codes du reportage sur les arrangements politiques durgime (Jihad la Assad, avec un visage dans la pnombre, mais dont une partieest presque invisible, et lautre enveloppe dun halo de couleur rouge) ; il trans-forme aussi en images darchives, en les diffusant en noir et blanc, des scnesdendoctrinement o des enfants syriens, tels des automates maladroits, clbrent

    1. Tous les films du collectif Abou Naddara sont disponibles sur Vimeo, le site de stockage et dchangede vidos.

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    la gloire de Bachar al-Assad (Once upon a time in Syria) ; il donne la parole desfemmes qui, la suite du soulvement commenc en mars 2011, signalent plusieursbouleversements dans leur vie la plus quotidienne, comme rentrer chez soi aprsminuit (Dune rvolution lautre). Les vidos anonymes dAbou Naddara oscillent enun sens entre un parti pris fictionnel, en rupture avec les images parfois trs duresque lon trouve sur internet (ou sur les chanes de TV infodes la dictature), etune manire autre de tmoigner qui rvle de nouveaux modes de voir et de parler,de penser et dagir. Dans tous les cas, apparat caduc le couple du hros et dela victime si prgnant dans la reprsentation traditionnelle des rvolutions, etsesquissent simultanment des manires indites denvisager la rvolte en imagesou en mots, loin de limagerie consacre de ltre souffrant ou indign. Notons quecette double exigence nest le privilge daucun genre en particulier ; elle concerneaussi bien le documentaire que la fiction, et constitue sans doute la pierre de

    touche des films sur les rvoltes arabes. Comme lcrit clairement Rancire, cequi compte nest pas lexplication dune situation fictionnelle ou relle par lesconditions sociales , avec toutes les drives dune typification du peuple djvoque ; limportant, cest de montrer la puissance du regard et de la parole, lapuissance de suspens quils instaurent , sachant que, en ces matires, la questionpolitique est dabord celle de la capacit des corps quelconques semparer de leurdestin 1 . Quelles fictions sauront donner une voix et un regard ces corps sansnoms ? tant dit que nous sommes confronts une sorte de mal de fiction quirenvoie moins un manque de nature statistique (il y aurait moins de fictions que

    de documentaires) qu un questionnement sur les manires dont la fiction saurase renouveler dans le sillage des printemps arabes et de sa monumentale rservedimages. Quelles fictions, donc ? Certainement pas les biopics qui porteront surles figures devenues emblmatiques des soulvements les plus connus : MohamedBouazizi pour la Tunisie, Wael Ghonim pour lgypte. Certainement pas non plusles entreprises filmiques qui se situent demble dans une dimension rflexive declbration et investissent les vnements travers le prisme dun intimisme ducouple caricatural ou dun familialisme rampant, comme en tmoigne le dsolant18 jours, points de vue sur la rvolution proposs par dix auteurs gyptiens qui

    se prcipitrent Cannes pour le prsenter en marge du festival. Peut-tre faudra-t-il parvenir se dtacher dun lyrisme cinmatographique de commmorationqui manque fatalement ces corps quelconques , ou les utilise pour dfendre la bonne cause rvolutionnaire, ce qui est une faon parmi dautres dprouver uncontentement malsant en se drapant dune lgitimit venue du mouvement dunpeuple en colre. Peut-tre faudra-t-il aussi porter lcran l incapacit de cescorps incarner un destin dans laprs-coup des rvoltes, sans renier ces dernirespour autant, encore moins les trahir sur le mode dsenchant du quoi bon sesoulever ? . Il sagirait seulement, et cest dj beaucoup, dchapper lillusion

    1. Jacques Rancire,Le Spectateur mancip, La Fabrique, 2008, p. 88.

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    selon laquelle lenthousiasme issu de la rvolution conciderait avec son effec-tuation, et daccorder par contraste un droit aux films qui viendraient contrariertoute fossilisation des luttes en cours, sachant que la figure du hros appartient la mythologie, que le peuple na pas didentit, et que lhistoire ne possde pasde fin1.

    1. Reste sans doute la question ultime, celle de la diffusion des films, indissociable de celle despublics auxquels, dans les pays o un soulvement a eu lieu, les films sont montrs. Ou ne sont pasmontrs, ce qui est pratiquement la rgle. Il faut des salles, assurment, comme lAssociation tuni-sienne daction pour le cinma (ATAC) lexplique dans un rapport trs complet datant de 2009 etrdig par quelques jeunes cinastes dont Ismal Louati et Ala Eddine Slim : La salle de cinmanexiste plus en Tunisie : une quinzaine de salles en activit dont une poigne offrent des conditionsde projections acceptables et une seule offre une programmation de films digne de ce nom (pour

    consulter ce rapport : ). Il y a certes les festivals, etles festivals sont utiles, mais le mal de fiction ne pourra tre investi sans repenser aussi les conditionsde visionnage des films hors de ces manifestations temporaires.

    http://ciac.over-blog.net/article-34594828.html
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    Cher Kaurismkipar Julio Baquero Cruz

    Il y a quelques semaines, jai profit dun voyage de travail pour voir Le Havre,le dernier film dAki Kaurismki. Depuis, je garde le billet dentre dans une

    des poches de mon manteau.Cela faisait longtemps que je ntais pas entr dans un cinma. Depuis la naissancede mon fils jy suis all trs peu. Jai vu Ordet, de Dreyer, il y a plus de trois ans, laCinmathque de Madrid. Il y a deux ans jai vu dans un petit cinma parisien ledernier film dAlain Cavalier, Irne. Jai toujours aim le cinma de Cavalier, maisIrne ma laiss froid. Il ne ma pas paru tre la hauteur du Filmeur. Jai vu aussile dernier film de Sofia Coppola, il y a un an, profitant dun autre voyage de travail. Jaipass un bon moment mais cela ne ma pas enthousiasm. Cest, comme le cinma deson pre, un produit de bonne facture, mais un peu plat. Il ny a aucune exploration,

    juste une utilisation de procds connus, deffets dont on sait bien quils fonctionnent.La petite ville o jai vu le film de Sofia Coppola et o je viens de voir Le Havre futpour moi un lieu de cinphilie effrne entre 2001 et 2004, annes o jai vcu l-bas.Dans ce lieu il ny avait rien faire. Les rues taient dsertes six heures du soiret les week-ends. Mais il y avait une oasis : la cinmathque. Cest l que je merfugiais, fuyant lennui, presque toujours seul. Jy ai vu tout Antonioni, tout Welles,tout Ozu, tout Dreyer, tout Tarkovski, tout Sirk, tant et tant de films dont je mesouviens parfaitement, beaucoup de films mauvais ou passables, mais quelques-unsblouissants. certaines priodes jallais jusqu trois ou quatre fois par semaine

    aux deux sances de laprs-midi. Ensuite je pensais aux films que javais vus.Jcrivais dessus. Je rvais deux. poque dore de ma vie que cette poque cinphile.Les conditions qui la rendaient possible solitude et irresponsabilit nexistentplus aujourdhui.

    Je ne suis pas le seul avoir cess daller au cinma ces dernires annes. On medit que les cinmas sont de plus en plus vides. Lhomme cesse dtre un animal socialsans cesser dtre un animal. Du moins, sa dimension sociale se manifeste-t-elledune autre manire. Nous assistons avec nostalgie au dclin du cinma commescne de lultime forme de catharsis collective rituelle. Lhumanit, cest vident, a

    trouv dautres faons de purger ses affects. Lhomme ne se lasse pas dapprofondirla monadologie qui le caractrise.

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    Jai vu dautres films dernirement, chez moi, bien sr, avec le vidoprojecteur,comme Pina, par exemple, ou les rcentes fariboles de Woody Allen, pour passer letemps. Mais le vidoprojecteur, mme si limage est grande et a une bonne dfinition,mme si le son est bon, ce nest pas la mme chose que le cinma. Voir des films seul,chez soi, dans le silence, offre des avantages. On na pas supporter lodeur duvoisin, les bruits, les rires ou les sanglots inopportuns, les commentaires superficiels,le pop-corn omniprsent. Mais il y a une chose que nous perdons et qui participe dela magie daller au cinma : lexprience de la grande salle, de la grande image, deces figures dont la taille dpasse la ralit dans tous les sens du terme, de lespaceimmense, du faisceau de lumire qui aveugle, voile et vole jusqu prendre corpssur lcran, de la texture noble des photogrammes projets partir des ngatifs enmouvement, qui ont une aura que les images numriques, avec leur texture pteuse,ne possdent pas.

    La grande image na pas de forme. Lao-tseu se rfrait au cinma, sans doute. Carau cinma, surtout sil nest pas fait ni projet au moyen dengins numriques, toutcoule davantage, tout prend une autre dimension, tout nous parle de lre des titans,mme lorsquil sagit, comme chez Kaurismki, de titans minuscules. Il est plus facileque ces images nous meuvent l que dans lintimit du foyer. Ce nest pas la mmechose de voir un film seul que de le voir ct dinconnus avec lesquels sinstaureune sorte de communion silencieuse. Lexprience radicale de lautre a lieu dans lasalle de cinma.

    Nous nallons plus au cinma ; le cinma est dnatur et a quasi sombr comme

    forme artistique, mais Aki Kaurismki rsiste. Il est un anachronisme, un des rarescinastes en activit qui conoit encore le cinma comme un art, non pas comme unproduit commercial ou un simple divertissement, et qui parvient faire de ses filmsdes uvres dart. Des cinastes artistes, il y en a toujours eu et il y en a encore, bienque, dans les circuits commerciaux, il sagisse dune espce en voie de disparition. Or,souvent, leurs uvres ne sont pas la hauteur de leurs aspirations et savrentennuyeuses, prtentieuses et rates. Les exemples sont lgion. Le cinma dauteurconnat beaucoup dchecs, de mme que le cinma commercial, mais les checs ducinma dauteur sont plus retentissants car la chute est gigantesque. Un mauvais

    Hitchcock se supporte mieux quun mauvais Truffaut.Il y a longtemps que je veux crire sur Kaurismki, tout comme cela fait des

    annes que je veux crire sur certains thmes chez Antonioni, sur certains sujetschez Ozu ou sur certains films de Visconti. Mais je ne trouve pas le moment, etquand je dis le moment je ne me rfre pas seulement au temps. Lcriture sur lecinma est toujours diffre, parce que jai toujours dautres choses plus urgentes faire et parce que je ne suis jamais sr de pouvoir rendre justice aux images par lesmots ; que les mots pourront reflter, ou au moins commenter, la sensation queprocure le film. Et il y a aussi une force qui nous pousse nous taire, ne vouloir

    rien dire, tre un simple spectateur qui gote les uvres de manire totalementpassive.

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    Le grand cinma nous laisse souvent ainsi, dans un tat de grce dont nous nevoulons pas sortir, un tat de grce qui ne peut tre que celui dun rceptacle, et partir duquel nous ne pouvons rien dire. Si lon commence analyser, expliquer, examiner dans le dtail, la grce se dissipe. Certaines pages de Mahler et certainspassages de Schumann nous donnent la chair de poule . Le plaisir esthtique,finalement, est aussi simple que cela. Ce nest ni la comprhension ni lanalyse. Celana rien voir avec lintelligence ni avec la technique. Je dirais mme que lintel-ligence et la technique empchent ou peuvent rendre difficile le plaisir esthtique. Lemusicien qui tudie les Variations Goldberg, le mlomane qui coute la mme uvreen suivant la partition, lcrivain qui retravaille ses phrases, le critique de cinmaqui voit un film photogramme par photogramme en cherchant Dieu sait quoi, pourpostuler certaines relations formelles, sans parvenir nous dire aucun moment siluvre lui a plu ou non et pourquoi, se situent des annes-lumire de lexprience

    esthtique. Ils peuvent nous expliquer comment une uvre est construite. Ils nepeuvent pas nous dire pourquoi elle nous meut. Pire encore, sauf dans de rarescas, leurs explications ne nous meuvent pas et nous loignent du plaisir procurpar luvre.

    Cela dit, comment oser parler du film de Kaurismki ? Ces pages ne secontredisent-elles pas elles-mmes ? Cest possible. Mais jessaierai de lviter enme limitant dcrire mon exprience du film, en mefforant dexpliquer pourquoiil ma mu.

    Sans vouloir ltre ni le paratre, Le Havre est un film important. Sans avoirjamais prtendu ltre, le cinma de Kaurismki est un cinma important. Jaime cecinma parce quil dit quelque chose de profond et dauthentique sur la conditionhumaine. Jaime ce cinma parce quil le dit avec des moyens honntes et modestes,sans grandiloquence, parce quil nous parle dune voix naturelle, sans cris ni hurle-ments, dune voix qui pourrait tre celle de quiconque, parce que cest un miroir danslequel nous nous voyons mieux.

    Jai aim ce que voulait dire Sean Penn avec Into the Wild, de mme que jaiaim ce que voulaient dire Anderson avec Magnolia ou Gonzlez Irritu avec

    21 grammes. Mais je nai pas aim la faon dont ils le disaient. Jai t irrit par lagrandiloquence des moyens, les effets, les passages affects de la trame, lusage etlabus du temps comme stratgie narrative, pour remplir des vides, comme le fontsouvent Tarantino et tant dautres, le travail peu discret de la camra, et surtout larhtorique trop appuye certains moments, les messages souligns, rabchs, lescertitudes de leurs auteurs, lassurance avec laquelle ils parlaient, le manque denuances, de doutes, lexcs de sens, reflet de la culture do ils parlent et qui parle travers eux.

    (Entre nous, je prfre ce quil reste de la culture europenne. Il ne reste pas grand-

    chose, il est vrai, mais ces restes brillent davantage et dune lumire plus suggestivemaintenant, dans son clipse prolonge, qu son apoge.)

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    Achev dimprimer en mai 2012dans les ateliers de Normandie Roto Impression s.a.s.

    Lonrai (Orne)N dditeur : 2288

    N ddition : 243468N dimprimeur : 12xxxxDpt lgal : juin 2012

    Imprim en France

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    Collectifs POLTrafic 82

    Cette dition lectronique de la revueTrafic 82

    a t ralise le 19 juin 2012 par les ditions P.O.L.Elle repose sur ldition papier du mme ouvrage,

    achev dimprimer en mai 2012par Normandie Roto Impression s.a.s.

    (ISBN : 9782818016558 -Numro ddition : 243468).Code Sodis : N52871 - ISBN : 9782818016572

    Numro ddition : 243470.