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Traquenard - Numilogexcerpts.numilog.com/books/9782258001527.pdfJean Lartéguy TRAQUENARD Roman . La loi du 11 mars 1957 n'autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l'article 41,

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TRAQUENARD

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DU MÊME AUTEUR

Presses de la Cité Les Centur ions Les Mercenaires Les Prétoriens

Les Tambour s de bronze Les Chimères noires

Le Mal jaune Sauveterre

Les Baladins de la Margeride T o u t homme est une guerre civile

Les Libertadors Le Paravent japonais

Les Guérilleros

Voyage au bout de la guerre T o u t l'or du diable

L'Adieu à Saïgon Fiu-Tahit i , la pirogue et la bombe

La Fabuleuse Aventure du peuple de l 'opium

Le C o m m a n d a n t du Nord Marco Polo

U n million de dollars le Viet Dieu, l 'or et le sang

Liban - 8 jours pour mourir L ' O m b r e de la guerre - I, Le Joueur

de flûte - II La Salt imbanque Omnibus

Récits de guerre : les Mercenaires, les Centurions, les Prétoriens, le Mal jaune, les T a m b o u r s de bronze.

Le Mal d ' Indochine : Enquête sur un crucifié, l 'Adieu à Saïgon, les Naufragés du soleil.

La Nui t africaine : les Chimères noires, le C o m m a n d a n t du Nord, le Roi noir, les Rois mendiants.

Éditions G. P. Le Dragon, le Maître du Ciel et ses Sept Filles

Flammarion Enquête sur un crucifié

Les Rois mendiants Les Naufragés du soleil

Le Cheval de feu Le Baron céleste

Gallimard Sahara an I

La Grande Aventure de Lacq Le Mercure de France

Le Protecteur (théâtre) L 'Or de Baal

Albin Michel Clefs pour l'Afrique

Lettres ouvertes aux bonnes femmes

Edition Spéciale Les Murailles d'Israël

La Pensée Moderne Les Dieux meurent en Algérie (album) Les Centurions du roi David (album)

Le Maroc interdit

Editions de Fallois Le Roi noir

Mourir pour Jerusalem

Editions Laffont Triple Jeu

Éditions Stock La Guerre nue

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J e a n L a r t é g u y

T R A Q U E N A R D

Roman

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La loi du 11 mars 1957 n'autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l'article 41, d'une part, que les « copies ou repro- ductions strictement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective » et, d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d'illustration, « toute représentation ou reproduction inté- grale, ou partielle, faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite » (alinéa 1 de l' article 40). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal.

© Presses de la Cité, 1996 I S B N 2-258-00152-8

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T O U T EST IMAGINAIRE, MÊME CE QUI PARAÎT VRAI

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En termes de Services secrets, un sous-marin est un agent implanté dans un pays étranger, au besoin le sien, où il mène une existence au-dessus de tout soupçon. A un moment donné, pour réa- liser une opération importante, en général de désinformation, il est « réactivé » et, comme le sous-marin, il émerge des profondeurs pour rem- plir sa mission puis rejoindre sa base ou dispa- raître. Il peut arriver que ce sous-marin « oublié », dont on n'a pas eu l'occasion d'utiliser les ser- vices, par ses compétences, ses protections, aidé par le hasard, accède aux plus hautes fonctions, qu'il soit même susceptible d'être porté à la tête du pays où il opérait.

Dans ces mêmes Services, on dit d 'un espion qu'il est nu quand, au cours d'une mission en ter- ritoire ennemi, qu'il soit responsable ou non de son échec, il se retrouve sans planque, sans

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contacts, ne pouvant plus être récupéré. Il risque alors de tomber entre les mains de l'adversaire et, par ses indiscrétions, de compromettre gravement le Service auquel il appartient. Dans ce cas, il doit être éliminé par tous les moyens et le plus vite possible. Plus tard, il sera cité à l'ordre de la nation et sa famille recevra une urne contenant

ses cendres ou celles de quelqu'un d'autre.

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LE GENTLEMAN MÉCANICIEN ET SA SUBLIME CATIN

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A cinquante kilomètres de Paris, perdu dans une forêt qu'envahissaient les ronces et les brous- sailles, en retrait de la route, à quatre kilomètres du village de Saint-Savin-les-Ormières, se dressait un vieux garage qui avait connu des jours meil- leurs. Il avait perdu son enseigne. Sa pompe à essence était hors d'usage, faute de clients, depuis que la départementale avait été doublée d'une transversale conduisant directement à l'autoroute. Il se composait d'un hangar au toit de tôle rouil- lée, aux vitres poussiéreuses, où étaient entrepo- sées des carcasses de voitures attendant d'être cannibalisées, et d'une bicoque qui lui était acco- lée, dont le crépi partait par plaques.

Le garage avait vu défiler bien des propriétaires dont les gendarmes venaient régulièrement inter- rompre les douteuses activités : maquillage de voi- tures volées, carambouilles de toute sorte. Vincent Meyssonnier l'avait acquis pour une bouchée de pain. Il avait débarqué d'une antique Packard des années 30 avec, pour tout bagage, une cantine de

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fer cabossée, une boîte à outils qui semblait sortir du magasin et une planche à dessin qui n'avait jamais servi. Il comptait, disait-il, se consacrer à la remise en état de voitures anciennes de collection que recherchaient des amateurs fortunés. On s'attendait au pire.

Les gendarmes de la brigade locale terminaient en général leur ronde par le garage, tenu sous haute surveillance; à la surprise de tous, désor- mais ils l'évitèrent.

Peu après l'installation de Meyssonnier, Victor, dit Toche, était venu lui offrir ses services, che- vauchant un engin à deux roues, puant, pétara- dant, un banjo attaché dans le dos par une corde à linge. Filiforme, la tignasse ébouriffée, il se comparait lui-même à un manche à balai sur- monté d'un plumeau. Mais avec dans le ventre, disait-il, une batterie de tambours nègres à laquelle il devait sa voix de basse aussi insolite que sa mise et qui faisait merveille quand il inter- prétait les « gospel songs ». Tee-shirt à l'emblème d'une université américaine barbouillé de taches de peinture, jeans trop courts dont le bas s'effilo- chait et baskets blancs qui le faisaient ressembler, avec ses jambes maigres, à Bunny, le lapin désin- volte des dessins animés. Malgré un BTS de mécanique, prétendit-il, il ne trouvait pas d'em- ploi et, en attendant d'être appelé sous les dra- peaux, vivait chez une tante qui l'avait recueilli à la mort de ses parents. Pas d'autres ressources que les petits boulots qui se présentaient ; le samedi soir, il jouait dans un orchestre de rock

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« casse-oreilles ». Un vrai supplice pour ce fervent de la country music qui adorait de surcroît les vieux tacots et ne demandait, en guise de salaire, que de les conduire à l'occasion.

Vincent ne parut pas autrement surpris de sa visite et de sa proposition, comme si, il s'y atten- dait. Il l'invita à lui donner un aperçu de ses talents, apprécia les blues, fredonna avec lui des airs qu'il connaissait. Puis, l'invitant à démonter un carburateur, il lui refila une clé anglaise, jugea qu'il savait s'en servir et, le fixant de ses yeux gris où dansait une lueur amusée :

- Il m'est impossible de t'engager, p'tit; je n'en ai pas les moyens, mais je peux à la rigueur te dépanner. A condition de n'en rien dire, car je vis en marge du fisc et de la Sécurité sociale, et de te contenter, quand je serai en fonds, de quelques billets. Tu me joueras du banjo, je t'enseignerai le fonctionnement des compresseurs que l'on mon- tait sur les voitures d'une autre génération. Ça te servira peut-être un jour.

Toche avait été étonné par le comportement de l'étrange garagiste dont l'élégance, la tenue juraient avec la vétusté et l'abandon des lieux. Il avait une belle gueule marquée de coureur de brousse ou de navigateur solitaire, un regard scep- tique comme s'il se demandait s'il devait vous croire. Toujours rasé de près, les cheveux drus et courts, il portait une salopette blanche sans la moindre tache et, pour ménager ses mains, enfi- lait des gants quand il devait les plonger dans le ventre des moteurs. Au poignet, un chronomètre

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d'acier aux multiples cadrans comme en portent les pilotes; au doigt, une chevalière ornée d'une opale, une pierre sans valeur mais qui, disait-il, passait pour protéger de la peur ; cadeau ironique d'une certaine Marion que, dans une autre exis- tence, il avait eu peur d'aimer, comme il l'expli- qua à Toche un soir d'abandon bien qu'il fût plu- tôt avare de confidences. Mais n'était-ce pas plutôt pour provoquer les siennes?

Toche mordit à l'hameçon. Il lui avoua que le foulard de soie attaché à la corde à linge du banjo était aux couleurs de sa belle. Las ! elle ne l'aimait pas, le trouvant trop laid. Le foulard, il l'avait fau- ché. Un jour, il le lui rendrait, taché de son sang, après s'être battu pour elle. Mais les occasions, il devait le reconnaître, lui avaient jusqu'alors manqué.

- Tu as trop lu de romans de chevalerie, lui reprocha Vincent. C'est passé de mode. Les che- valiers dans leurs armures ont été remplacés par les robots-tueurs des séries télévisées.

Toche en rajouta : - Des merdes pour Amerloques tarés ! - Tu es un grand menteur qui cherche avant

tout à me plaire. Comme les garçons de ton âge, tu ne manques pas une seule de ces merdes, comme tu dis.

Toche avait rougi d'être si bien deviné. Quel âge avait Vincent Meyssonnier? Toche lui

donnait quarante ans, peut-être plus. L'allure d'un vieil adolescent, le corps maigre et musclé d'un athlète qui s'entretient. C'est ainsi qu'il avait

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installé, au fond du hangar, un gymnase de for- tune : barre fixe, trapèze, des anneaux et un tapis de judo en feutre recouvert d 'une toile de bâche.

Toche connut avec lui une vie réglée. Il arrivait, le matin, à 8 h 30, quand Vincent rentrait de son parcours de jogging. Ils travaillaient jusqu'à midi, se partageaient des sandwiches. Vincent se retirait alors dans sa bicoque et ne réapparaissait que deux heures plus tard.

U n jour qu'il s'était absenté, Toche s'y était risqué. U n ordre rigoureux. Peu de livres. Des traités savants de mécanique, d'océanographie, d'astronomie, une Bible qui s'ouvrait d'elle-même au chapitre de l'Ecclésiaste, Le Prince, de Machia- vel, et L'Art de la guerre d 'un certain Sun Tzu. Aucune photographie qui aurait permis d 'en savoir plus sur le compte du propriétaire des lieux.

A nouveau, ils travaillaient jusqu'à 6 heures. Toche jouait alors du banjo et Vincent mêlait sa voix à la sienne. Le soir, il l'invitait à l'auberge des Trois Roses située à la sortie de Saint-Savin. Ils

s'y rendaient dans la vieille Packard que les rou- tiers qui constituaient le gros de la clientèle, du haut de leurs monstres inquiétants, traitaient avec mépris de « tas de ferraille ». « Connards ! » lâchait alors Toche pour qui rien n'égalait le plaisir de tenir un volant recouvert de bois précieux, jouer avec les vitesses, se laisser bercer par le gronde- ment des huit cylindres en ligne. Un gouffre à essence, hélas ! qui ne pouvait servir que pour de courts trajets.

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Dans son travail, Vincent témoignait de connaissances plus proches de celles d'un ingé- nieur que d'un simple mécano, dessinant et usi- nant lui-même les pièces qui manquaient, utili- sant un tour qu'il avait remis en état. Toche lui inventa un passé qui convenait à l'idée qu'il se fai- sait du personnage. Pilote de rallye, un grave accident avait interrompu sa carrière. La cicatrice qu'il portait à la joue gauche en témoignait. Se jugeant responsable de la mort de son coéquipier, rongé par le remords, il avait tout abandonné jusqu'à son nom et « la femme à la bague » qu'il aimait.

Quand il ne grattait pas du banjo et que les silences de Vincent lui pesaient, Toche se lançait dans de longs monologues. Il parlait de la pluie, ou du beau temps, mais surtout de sa tante Jéza- bel toujours en quête d'une noble cause à défendre. Pour l'instant, elle s'élevait contre les essais nucléaires, le déboisement de la forêt ama- zonienne, et le projet de transformer le village de Saint-Savin-les-Ormières en lotissement. La meil- leure personne au monde tant qu'on ne la contra- riait pas dans ses lubies.

- Quant au village, quelle tristesse, monsieur Vincent ! Une vingtaine de bicoques où crou- pissent des péquenots ; leurs terres sont en jachère et les écuries vides. Il me peine de les voir se bala- der dans leurs champs, bras ballants, au milieu des herbes folles, des ronces et des orties. Vivant de subventions, des quelques sous économisés, ils attendent, désesperés, l'heure de quitter ce

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monde, oubliés de tous. Plus de curé, plus de maire, plus de bistrot où traîner le soir. L'auberge des Trois Roses est trop chère et l'épicerie-tabac- loto-journaux ne sert que de la bière, au comptoir, car ils n'ont pu obtenir la grande licence. Qu'avez-vous fait au bon Dieu pour atterrir dans ce trou du cul de la France profonde ?

A son habitude, Vincent avait répondu par une autre question :

- Et toi, pourquoi n'es-tu pas parti? - Il y a mes vieux qui dorment au cimetière et

tante Jézabel. C'est comme Boudin qui a traîné ses guêtres partout dans le monde et qui est pour- tant revenu chez lui. Tante Jézabel aussi s'est pas mal baladée avant de regagner ses pénates. A croire que les morts ne veulent pas qu'on les quitte de peur qu'oubliés, ils meurent une deuxième fois...

- Serais-tu philosophe? Le dois-tu à l'ensei- gnement de tante Jézabel? Laisse les morts s'arranger entre eux. Sinon, tu finiras par leur ressembler. Qui est Boudin?

Toche plaqua trois accords de la marche de la Légion : « Tiens, voilà du boudin / Pour les Alsa- ciens, les Suisses et les Lorrains... »

- Un ancien légionnaire. A l'en croire, il aurait gagné et perdu à lui seul la guerre d'Indochine et celle d'Algérie. Son engagement terminé, il est revenu là où il était né. Pour se faire un peu de blé, il a monté un club de judo. Ça vous intéresse- rait qu'il vous trouve un partenaire ? Quand seul, en tenue de judoka, vous vous livrez à vos exer-

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Le camion de déménagement, rampe abaissée, lui barrait la retraite.

L'une à la suite de l'autre, moteur grondant, les deux Harley-Davidson descendirent la rampe, chevauchées par leurs noirs cavaliers. De leurs phares, ils fouillaient la nuit à sa recherche. Le camion démarra pour attendre plus loin qu'ils viennent s'y réfugier.

Ils ne se serviraient pas de leur arme, jugea Vincent. Des coups de feu risquaient de donner l'alerte à la police qui n'intervenait que dans ce cas. Son exécution devait être discrète. Ils l'acculeraient contre le mur de l'immeuble, ils l'écraseraient et personne ne se soucierait de ses appels ni du hurlement des moteurs emballés. Les rodéos de motards en ces lieux étaient aussi fré- quents que les règlements de comptes entre bandes. Éva avait parfaitement monté son traque- nard; la Chouette n'avait pas perdu son temps avec elle.

Peu pressés d'en finir, ils jouaient avec lui comme avec un ballon, s'encourageant de la voix, se le passant de l'un à l'autre, l'aveuglant, l'épin- glant dans le faisceau des phares, le serrant de plus en plus contre le mur. Ils jugèrent enfin la bête suffisamment fatiguée pour passer à l'hallali. Avant d'avoir la poitrine défoncée, Vincent tenta sa chance, glissant la barre de fer dans la roue avant de l'une des motos et la bloquant. Elle dérapa et vint se coucher sur son conducteur. Mais Vincent ne put lui arracher le pistolet qu'il portait dans un étui, à la ceinture. Déjà, le second

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motard était sur lui et il se crut perdu. Un coup de feu tiré derrière lui fracassa le phare de la moto, un second atteignit l'homme. Perdant le contrôle de sa machine, il passa par-dessus le parapet et s'engloutit dans le fleuve. Vincent se releva. Toche était devant lui, le P.38 à la main.

- Qui es-tu, Toche? lui demanda-t-il. - Votre ange gardien, monsieur Vincent. Éva

était le diable et vous étiez bien encadré. Mais il faut que je retourne chez moi.

- Au ciel? - Pas si loin, et le plus tard possible. Voici les

clefs de la voiture que j'ai récupérée en même temps que le revolver.

Il disparut dans la nuit. Vincent débarrassa le motard survivant de son

casque et reconnut Gautier, un des meilleurs élé- ments qu'il avait formés. Ses yeux brûlaient de la même haine que lorsqu'il l'avait épargné, devant l'auberge des Trois Roses.

- Vous ne survivrez pas longtemps à votre tra- hison, fit-il. Ou le monde n'aurait plus de sens.

- Qui était l'autre ? - Serrault ; il avait tenu à participer lui-même à

l'exécution du traître. - Que voulait Serrault? Je vais te le dire, se

débarrasser de moi. C'était son obsession. Il ne m'a jamais pardonné d'avoir fait de vous ce corps d'élite qui m'était entièrement dévoué. Et mainte- nant, parle, de quelle trahison s'agit-i!?

- Usant de faux documents, vous vouliez empêcher Durville, déjà plébiscité par la majorité

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des électeurs, d'accéder à la présidence. Et, d'accord avec Cormeilles rendu enragé d'avoir été évincé, amener au pouvoir une de vos créatures. Vous pouvez maintenant m'abattre. Vous avez toujours eu la gâchette facile.

Vincent se sentait le cœur serré devant une telle naïveté, un tel courage, un tel aveuglement dont, en son temps, il n'avait pas hésité à se servir.

- Petit con, fit-il, c'est toi qui t'es laissé avoir comme tes camarades. Qui vous a donné l'ordre d'enfreindre la règle de ne jamais intervenir en France ? De descendre Cormeilles, Antoine Sélim et enfin moi?

- Le seul qui en avait le pouvoir et le droit : Simon Maurer, le directeur général du Centre, couvert par Durville, le futur président.

- Maurer, menacé de folie, n'a été qu'un pan- tin aux mains d'un mourant qui dirige une bande d'espions aux abois. Préviens tes amis qu'en croyant défendre la République, ils se sont dressés contre elle et ont servi des hommes sans foi qui ne cherchaient qu'à la détruire.

Il l'aida à libérer ses jambes prises sous la moto et à se relever. Il lui remit la cassette :

- Les preuves sont là. La voix, tu la reconnaî- tras, celle de Jeanne d'Arc. Écoute-la, fais-la écouter autour de toi.

Instinctivement, Gautier s'était mis au garde-à- vous. Le golem avait retrouvé son maître.

Vincent poursuivit, retrouvant son ton de commandement :

- Désormais vous êtes brûlés et vous allez

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rejoindre la longue cohorte des soldats perdus. Mais, après les dégâts commis, il vous reste à faire le ménage. D'abord, dans un magasin d'anti- quités de la rue de Lille, La Salamandre, où fut préparé le complot. Puis, vous vous occuperez du Centre. File, maintenant.

Gautier voulut parler mais n'y parvint pas, la gorge nouée, et disparut à son tour dans la nuit.

Tchang ouvrit à Vincent, pistolet au poing. Devant ses vêtements déchirés, il gloussa :

- Ils vous ont salement arrangé. Il s'inclina : - Bienvenue dans mon modeste logis. Marion apparut derrière lui, dans le petit living

encombré d'horribles chinoiseries : - Raconte, Vincent. J'étais tellement inquiète. - Je suis vivant par miracle et jamais le mot ne

fut plus vrai. Une histoire d'ange gardien et de diablesse rousse. Maintenant, sans rien me cacher, dis-moi ce que ton père t'a révélé du dos- sier Durville.

- L'homme qui le détient se nomme Vladimir Khrioutchevine. Pendant deux ans, sous une autre identité, il a été le « rezident » du KGB à Paris. A cette occasion, il a sympathisé avec Alexis, chacun cherchant à tirer les vers du nez de l'autre. Par la suite, le Russe est devenu, avec le grade de général, le tout-puissant directeur de la Section 5 gérant les agents de haut niveau. Il se trouve actuellement à Paris à la tète d'une déléga-

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tion venue s'entretenir de la remise en état de cen- trales nucléaires qui en ont grand besoin. La délé- gation est logée au Royal Monceau. C'est là qu'Alexis devait le retrouver après une fausse ten- tative de rencontre en dehors de Paris, destinée à égarer les suiveurs.

» Le dossier a effectivement trait à Olivier Dur- ville et le compromet gravement. Il ne s'agit pas seulement d'une affaire de mœurs mais de haute trahison. Depuis longtemps, Alexis était sur la piste. Souhaitant pousser plus loin ses investiga- tions, il avait retrouvé Khrioutchevine à Moscou. Pour l'appâter, le Russe avait lâché quelques informations. A l'époque, le KGB souhaitait récupérer un de ses espions en livrant, en échange, l'identité d'une taupe de même niveau : Durville. L'affaire ne s'était pas conclue. Sous Gorbatchev puis Eltsine, la Section 5 a perdu beaucoup de son importance et Khrioutchevine s'est retrouvé sur le sable. Il a alors pensé à mon- nayer un dossier qui prenait de plus en plus de valeur à mesure que Durville se rapprochait du pouvoir. Profitant de son passage à Paris, il a pris contact avec Alexis en qui il avait toute confiance.

» La veille de sa mort, précisa-t-elle, mon père a été mis en garde contre un homme dont il s'était attiré la haine et qu'il avait mésestimé :

- Misha! la Chouette. - Quant à toi, tu as été entraîné sur de fausses

pistes par cette rousse à qui il avait donné pour mission de t'égarer. Comment as-tu pu t'y laisser prendre ?

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- Serais-tu jalouse ? - Je n'ai jamais cessé de l'être et je déteste

qu'on me vole mon bien. - Même si tu t'en désintéresses? - Qui te le laisse croire ? - T o n mariage? - Je tremble quand m'approche un autre

homme que toi. Mais moi aussi je sais utiliser les leurres, et le Pr Chauvet en fut un. Nous passe- rons la nuit ensemble, peut-être la dernière de notre vie et tu sauras si je te mens.

Tchang déposa Vincent et Marion devant le Royal Monceau et alla garer le taxi plus loin, radiotéléphone ouvert. A la réception, ils deman- dèrent Khrioutchevine. Le portier leur désigna la salle à manger où le Russe était attablé devant un somptueux petit déjeuner. C'était un homme d'une soixantaine d'années gagné par l'embon- point, les joues couperosées par l'abus d'alcool. Son costume mal taillé dans une somptueuse étoffe lui donnait l'air d'être déguisé. Ses yeux inquiets examinaient ces visiteurs qu'il n'attendait pas. Il s'excusa en montrant la table croulant sous les victuailles :

- On mange si mal à Moscou. A moins de dis- poser de dollars...

- Que vous êtes venu chercher à Paris. - Qui êtes-vous ? - Vincent Meyssonnier, l'adjoint d'Alexis Cor-

meilles. Et voici sa fille, Marion.

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- Si je comprends bien, vous vous êtes substi- tués à ce cher Cormeilles pour l'achat de la mar- chandise. Où est-il passé?

- Il a été assassiné. - Ah ! Voilà qui me cause beaucoup de peine.

Si j'analyse correctement la situation, je n'ai plus en face de moi que deux acheteurs : vous, agissant pour le compte d'un gouvernement qui n'existe déjà plus, et le représentant de Durville qui, demain, sera le gouvernement.

Il désigna la table du petit déjeuner : - Faites-moi le plaisir de partager mes agapes.

Chez moi, en Russie, je vous offrirais de la vodka, des harengs fumés et du choux rouge. Café et croissants ? Ils n'ont que cela le matin. Nitchevo !

Vincent comprit qu'il cherchait à gagner du temps.

- Où est le dossier? demanda-t-il. - Il sera en ma possession dans quelques

minutes et n'y restera que peu de temps si vous ne pouvez souscrire à mes conditions.

- Combien? - Cormeilles m'avait offert cent mille dollars. - Je vous propose les mêmes conditions. Le Russe s'épongea le visage de son mouchoir

et réclama un cognac. Il fixait la porte d'un air inquiet.

- Si nous parlions de ce que contient le dos- sier? proposa Vincent.

Le Russe s'empressa : - Preuves à l'appui, dit-il, ce dossier relate

l'itinéraire édifiant d'un certain Olivier Durville.

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Deuxième secrétaire à l'ambassade de France à Moscou, de mœurs très libres, Durville s'est laissé piéger par nos services en compagnie de jeunes garçons que nous lui avions fournis. A l'époque, c'était assez mal vu. Nous l'avons fait chanter et je suis devenu son officier traitant. Nous avons d'abord pensé à l'utiliser pour de petites besognes comme piquer le chiffre du Quai d'Orsay ou nous communiquer le double des dépêches. J'ai jugé qu'il valait mieux que cela. Nous lui avons pro- posé de l'aider dans sa carrière en lui procurant l'argent et les relations dont il manquait. Il accepta notre offre. Pour éviter des fuites, il fut entendu qu'il ne relèverait que de moi seul. Marié, il devint un honorable père de famille, un modèle de rigueur et de moralité. Ambassadeur, député, plusieurs fois ministre, il n'a cessé de tra- hir son pays et ses alliés sans que quiconque s'en doute. A l'exception de Cormeilles, qui avait du nez pour ce genre de choses.

Un groom apporta une grosse enveloppe en papier kraft qu'il tendit à Khrioutchevine :

- Votre courrier, monsieur. - Ainsi, fit Marion, un secret d'État se pro-

mène de bureaux de poste en centres de triage pour vous revenir puis repartir. N'est-ce pas imprudent?

- Ce le serait en effet, fit Vincent, si cette enve- loppe contenait autre chose que des feuilles de papier blanc. N'est-ce pas, Vladimir?

Avec une vivacité étonnante chez un homme de sa corpulence, le Russe se leva. Aussi rapide,

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Vincent pointa sur lui son pistolet, qu'il dissimula sous une serviette de petit déjeuner :

- Asseyez-vous ou j'expédie une balle dans votre bedaine. Ni Maurer, ni Serrault, ni la Chouette ne viendront plus vous protéger. Ser- rault est mort. Une bombe a fait sauter le magasin d'antiquités La Salamandre. Deux morts : un vieillard et son domestique. Vous apprendrez par les journaux de ce matin qu'il s'agit d'un règle- ment de comptes entre trafiquants d'objets d'art. Maintenant, je veux la vérité.

- Je risquais de graves ennuis en revenant à Moscou, fit piteusement le Russe. Notre mafia n'a rien à envier à l'italienne et j'avais besoin d'une forte somme pour prendre le large. J'ai rendu visite à la Chouette que j'avais jadis employé comme bien d'autres. Un homme plein de ressources ! J'espérais qu'il me dépannerait. Il me demanda ce que j'avais à lui offrir en échange de son aide. Je n'avais que des renseignements sans valeur aujourd'hui. J'ai évoqué comme une belle occasion manquée le dossier Durville. Mais il avait été détruit quand, après le putsch raté, le KGB avait jugé prudent de balayer devant sa porte. « Qui le sait? » me demanda la Chouette. Je l'ai rassuré : « Personne d'autre que moi ». « Alors, j'achète, dit-il, et ce dossier, nous allons le ressus- citer. »

- Pour rendre son existence crédible, poursui- vit Vincent, la Chouette a fait assassiner Cor- meilles, Sélim et ce pauvre Dubost, n'hésitant pas à utiliser pour ces actions criminelles les meilleurs

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éléments d'une armée secrète que j'avais créée et formée.

- C'est regrettable. Il faut reconnaître cepen- dant que le piège a parfaitement fonctionné. Dur- ville et ses amis sont persuadés de l'existence du dossier et disposés, pour éviter qu'on en fasse état, à se montrer compréhensifs.

- Alexis vous faisait confiance, l'accusa Marion. Comment avez-vous pu...?

- Il courait depuis tant d'années après ce dos- sier qu'il en avait perdu sa méfiance habituelle. Et il avait vieilli. Je regrette, je l'aimais bien; je ne pensais pas qu'ils iraient jusqu'à l'éliminer. Je jouais, moi aussi, ma vie.

- Fort bien, fit Vincent. Ils voulaient que l'on croie à l'existence d'un dossier qui n'existait pas. Nous le ferons exister. Ainsi la mort d'Alexis et celle de Sélim n'auront pas été inutiles. Vladimir, je vous offre le choix : cent mille dollars ou votre nom que j'ajoute à la liste de ceux qui ont payé de leur vie pour s'être trouvés mêlés à cette sanglante manipulation.

- Comment toucherai-je cette somme? s'inquiéta le Russe.

Vincent sortit un formulaire qu'il avait préparé, inscrivit le nom de Khrioutchevine, la somme et lut :

- Veuillez payer à M. Vladimir Khrioutchevine, comme convenu, la somme de cent mille dollars sur le compte réservé. A l'agence des Capucines, au Crédit Lyonnais, vous demanderez M. Manuel de ma part et vous lui présenterez ce papier. Il ne

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vous demandera aucune explication, ne vous fera rien signer et vous remettra la somme en billets à votre convenance.

» Nous allons maintenant gagner votre chambre et, sur les feuilles de papier blanc avec lesquelles vous comptiez duper Cormeilles, vous rédigerez votre confession avec tous les détails. Nous vous autorisons à vous attribuer le beau rôle : sauver, par vos aveux, un pays ami d'une catastrophe et éviter que la France ne porte au pouvoir le pire de ses espions.

- Et ensuite ? - Vous vous réfugierez dans votre ambassade

jusqu'à ce que la fête commence. Pendant quatre heures, Vladimir rédigea le

texte qu'on lui avait demandé, dans un excellent français, précisant, en bon « kégébiste » à la mémoire infaillible, les lieux, les dates, les sommes versées à travers des sociétés écrans dont il donna la raison sociale, sans omettre les inter- ventions de politiciens toujours en place qui avaient œuvré en faveur de Durville. Après qu'il eut signé et paraphé chaque feuillet, ils utilisèrent la photocopieuse de l'hôtel pour en tirer différents exemplaires qu'ils adressèrent aux principaux journaux et agences de presse.

- Quand vous réintégrerez l'hôtel, Vladimir, l'assura Vincent, vous pourrez donner interviews et conférences de presse. Ça peut vous rapporter plus encore si vous savez vous y prendre, et je ne doute pas de vos capacités en ce domaine. Un taxi vous attend devant la porte. Un Chinois le

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conduit. Rassurez-vous, il ne travaille pas pour Pékin.

Alors qu'ils quittaient l'hôtel, Vincent fit cette réflexion :

- Je n'aurais jamais pensé m'offrir un général du KGB à si bon compte.

- Cent mille dollars, des millions de roubles pour payer pareille ordure, lui reprocha Marion.

- De la monnaie de singe. Grâce aux bons soins de Maurer, le compte a été bloqué et Manuel me l'avait signifié.

Vincent et Marion se présentèrent au Centre. Vincent déclina son code, qui fit accourir deux gardes armés et Pasquier, le chef de la sécurité.

- Nous désirons nous entretenir avec M. le Directeur général, demanda Vincent.

Et comme Pasquier ne bronchait pas : - Veuillez le prévenir. - Vous avez été rayé de nos contrôles, Vincent

Meyssonnier. Mais vous restez sous le coup d'une arrestation pour manquement grave au devoir de réserve et participation à un complot contre l'État.

- Vous prenez du ventre, Pasquier, vous man- quez d'exercice. Nous changerons cela quand j'aurai retrouvé la place qui me revient ici même. J'exigerai des chiens maigres qui mordent et non de gros cabots qui ne savent qu'aboyer à la lune. Dites à Maurer que Serrault est mort, que ses

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hommes connaissent la vérité et que nous déte- nons le dossier Durville, car il existe.

Pasquier, qui n'était pas sot, comprit que la vic- toire avait changé de camp et s'inclina.

Simon Maurer les reçut dans le vaste bureau qu'il s'était fait aménager. Le mur était tapissé d'une carte du monde qu'il proposait à l'admira- tion de ses visiteurs. Elle était piquetée de lumières rouges et vertes qu'allumait un bouton comme sur un plan de métro. Chaque lumière indiquait, selon la couleur, la position d'un agent au repos ou en action, ce qui était d'une folle imprudence. Les premiers symptômes du mal d'Harrington ?

Vincent lui tendit une photocopie de la confes- sion de Khrioutchevine.

- Un certain nombre de quotidiens et d'agences de presse vont la recevoir, le prévint-il. L'original est à l'abri, comme l'auteur qui est disposé à témoigner de sa véracité.

Maurer eut un sourire suffisant : - Vous bluffez, Meyssonnier. Le dossier n'existe

pas - la Chouette vient de me l'avouer -, mais tous y croient et les commandos sont toujours à vos trousses.

- La Chouette a sauté avec sa boutique de faux meubles, et c'est après vous qu'en ont les commandos. Mais lisez donc.

Maurer parcourut les feuillets. Malgré son désarroi, il s'efforçait de garder le ton froid, déta- ché qu'il affectait pour cacher sa nervosité mala- dive :

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- Meyssonnier, vous êtes un imbécile. Comme vous, je tiens Durville pour un salopard. Entre mes mains, entre nos mains si vous aviez accepté mon offre, il n'aurait été qu'une marionnette. Nous aurions pu remettre le pays en marche et, plus tard, envisager avec des amis d'autres Ser- vices un ordre nouveau qui aurait sauvé le monde de la chienlit où il va sombrer.

Et comme Vincent ne bronchait pas, il s'emporta :

- Vous foutez tout par terre en offrant de telles révélations à une bande d'ilotes abrutis par la télé- vision. Et pourquoi? Vous concilier les bonnes grâces de Marion qui vous a laissé tomber pour un barbon, venger Alexis Cormeilles, un vieillard maniaque appartenant à un autre siècle et guetté par le gâtisme?

- Vous oubliez Antoine Sélim. - Il appartenait à une catégorie d'individus

dont tout régime qui se respecte se débarrasse avant de s'installer. Comme on vide les poubelles au petit matin.

- Vous êtes désormais l'une de ces poubelles. Marion intervint, et la colère amincissait ses

traits : - Vous avez fait assassiner mon père. Le dos-

sier n'a été qu'un prétexte. Il savait que la folie vous menaçait, que vous deveniez un danger autant que Durville. Antoine Sélim partageait sa crainte. Il a subi le même sort. A des soldats qu'il avait formés, que vous avez manipulés à travers Serrault, vous avez donné l'ordre de tuer Vincent

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de crainte qu'il ne les ramène à la raison. Vous vous êtes même servi de moi à cette fin. Vous n'êtes qu'un meurtrier égaré par une ambition insensée. Je n'attendrai pas qu'un nouveau pou- voir se débarrasse de vous.

Sortant un pistolet de son sac, elle le pointa sur Maurer. Vincent, d'un coup sec, lui rabattit la main :

- On ne tire pas sur un malade quand on se destine à devenir médecin. Je vous donne peu de temps à vivre, Maurer, et peut-être est-ce mieux ainsi. Quand ils apprendront comment vous les avez trompés, les éléments des commandos encore sur le continent vous abattront. En face d'eux je gardais une chance, vous aucune.

Le soir même, en rentrant chez lui, sans ses gardes du corps que Pasquier lui avait retirés, Maurer se trouva face à deux motards en long ciré noir. L'un lui vida un chargeur dans le ventre, le second l'acheva d'une balle dans la nuque. Le coup de grâce ! Comme les armes étaient dotées de silencieux, personne n'entendit les détona- tions. Le concierge de l'immeuble découvrit le cadavre en sortant les poubelles. Le crime fut mis sur le compte de rôdeurs dont le bois de Boulogne était infesté.

Le lendemain, la presse, avec les réserves d'usage, publiait des extraits du dossier Durville. Aucun démenti n'étant parvenu de l'intéressé, ce fut la curée.

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En se baignant dans sa piscine, Olivier Durville, victime d'une hydrocution, se noya. Son médecin personnel révéla qu'il était sujet à des troubles cardiaques qu'il soignait discrètement pour ne pas nuire à sa carrière politique.

Vladimir Khrioutchevine se présenta au Crédit Lyonnais où l'on se montra surpris de ses exi- gences. Il se consola en vendant fort bien ses interviews et signa un fabuleux contrat d'édition avec un éditeur américain : « Mémoires d'un général du KGB. Les dossiers de la Section 5. » Il obtint sans problème l'asile politique aux États- Unis.

Le candidat de l'opposition fut élu. Il passa avec l'ancienne majorité un contrat de « bonne conduite » : « Vous ignorez nos malversations, nous ignorerons les vôtres. »

Les « conjurés de Berlin » et leur dangereux pro- jet d'ordre mondial furent dénoncés par une série d'articles du Washington Post, repris par la presse du monde entier. Ils auraient été inspirés par le Mossad israélien.

Joshua, promu général, prit sa retraite et, comme bon nombre de généraux israéliens, se consacra à l'archéologie. On s'interroge encore sur les raisons qui le poussèrent à s'intéresser si passionnément aux vestiges rudimentaires d'une civilisation disparue dans les républiques musul- manes d'Asie centrale. L'odeur du pétrole ?

David Milestone, chef de l'antenne de la CIA à Paris, rappelé à Langley, préféra gagner une répu- blique bananière d'Amérique latine où il comptait

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des obligés. Ceux-ci finirent par se débarrasser de lui au cours d'une partie de chasse.

Mac Leod, du MI6 britannique, bourré de gin, tomba « accidentellement » du douzième étage de l'appartement qu'il habitait.

Wilfrid Dietrich, l'Allemand convoqué à Bonn au siège du BND pour s'expliquer sur ses rela- tions avec l'Est, préféra se suicider. On évoqua un drame sentimental.

Le capitaine de frégate Vincent Meyssonnier fut réintégré d'office dans son corps d'origine, la marine, et nommé au commandement de l'Astro- labe, navire océanographique basé dans le Paci- fique, pour une campagne de trois ans. Ce commandement relevant d'un capitaine de vais- seau, il fut promu à ce grade, non pour avoir sauvé le régime, mais parce que c'était encore la meilleure manière de se débarrasser de lui.

Après avoir soutenu sa thèse de doctorat sur les liens entre le pouvoir et la folie, Marion Meysson- nier fut autorisée à rejoindre son époux en tant que médecin-visiteur des Terres australes, un poste créé à son intention, assorti d'un contrat de trois ans qui l'obligeait à de longs séjours sur l'Astrolabe, le seul navire qui desservait ces terres lointaines.

Mary O'Maley, une jeune actrice irlandaise aux cheveux de flamme, fit de brillants débuts dans un théâtre londonien où elle tenait le rôle de lady Macbeth. Elle fut particulièrement convaincante dans la tirade où lady Macbeth déplore que son époux soit « trop plein du lait de la tendresse

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humaine » pour mener à bien ses ambitieux pro- jets. Elle semblait s'adresser non à l'acteur qui lui donnait la réplique, mais au public qu'elle incitait à s'arracher, même par le crime, à sa médiocrité, et par-delà ce public à Vincent qui se trouvait à l'autre bout du monde. Avant de rejoindre Marion à Chinatown, il avait laissé un message sur le répondeur de l'appartement qu'Éva occupait quai d'Anjou, lui conseillant d'éviter La Salamandre et de prendre le large au plus vite. Mais rien n'aurait pu faire avouer à la rousse Irlandaise qu'elle devait la vie à cette tendresse qu'elle rejetait si fort. Elle l'avait pourtant poussée à prévenir Toche du danger que courait Vincent.

Le sergent Toche suit actuellement un stage d'entraînement dans une unité très spéciale basée dans une île interdite de la Méditerranée.

Saint-Cézaire-sur-Siagne, décembre 1995.

J. L.