139
ARTEFACTe Travail, Art, Science… Société (s) Éditorial ARTEFACTE Artefact dans le social Julien OUSTRIERES Entretien-causerie avec une aide-soignante Xavier FIDELLE-GAY J’ai mal à l’hôpital Frédéric VIVAS J’aimerais avoir les yeux ouverts Thierry CROUZET Une lecture de Roger Vailland Frédéric VIVAS Galerie photos, le marché de Tsukiji, Tokyo Franck ALIX Fol avril, ce n’est rien Jean-Marie DELORME Les véritables dimensions de la catastrophe de Tchernobyl Vassili NESTERENKO Complément d’une lettre Françoise PAUL-LÉVY Aux sauveteurs de Tchernobyl Françoise PAUL-LÉVY Le Che s’est-il réincarné en grille-pain ? Laurent CLASSEAU Conjudégaison Hubert BENITA Une analyse critique de la reforme des collectivités territoriales Marie-Ange LARRUY Ça ne pouvait plus durer Frédéric VIVAS & c’est l’heure des comptes ! IKSÈF De quoi le formateur-vacataire est-il le nom ? Frédéric VIVAS De l’envers du sens, des slogans pour les présidentielles Isidore LAPILLULE Les minima sociaux en France ARTEFACTE Artefacte s’amuse ARTEFACTE Ours et courbe éditoriale ARTEFACTE 2

Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

  • Upload
    others

  • View
    3

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

ARTEFACTe Travail, Art, Science… Société (s)

Éditorial ARTEFACTE Artefact dans le social Julien OUSTRIERES Entretien-causerie avec une aide-soignante Xavier FIDELLE-GAY J’ai mal à l’hôpital Frédéric VIVAS J’aimerais avoir les yeux ouverts Thierry CROUZET Une lecture de Roger Vailland Frédéric VIVAS Galerie photos, le marché de Tsukiji, Tokyo Franck ALIX Fol avril, ce n’est rien Jean-Marie DELORME Les véritables dimensions de la catastrophe de Tchernobyl Vassili NESTERENKO Complément d’une lettre Françoise PAUL-LÉVY Aux sauveteurs de Tchernobyl Françoise PAUL-LÉVY Le Che s’est-il réincarné en grille-pain ? Laurent CLASSEAU Conjudégaison Hubert BENITA Une analyse critique de la reforme des collectivités territoriales Marie-Ange LARRUY Ça ne pouvait plus durer Frédéric VIVAS & c’est l’heure des comptes ! IKSÈF De quoi le formateur-vacataire est-il le nom ? Frédéric VIVAS De l’envers du sens, des slogans pour les présidentielles Isidore LAPILLULE Les minima sociaux en France ARTEFACTE Artefacte s’amuse ARTEFACTE Ours et courbe éditoriale ARTEFACTE

2

Page 2: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com 2

Éditorial Dans le ciel, un nuage, une image, des mots

Un numéro c’est comme ça. Ça se construit avec ce qu’on a. Celui-là il est d’hiver. Plein de diversité. Une interview, une galerie photo, des suites d’objets, des happenings, un billet d’humeur, des articles introspectifs, des lectures, des lettres ouvertes, des mots fermés, des poèmes… Visions uniques d’objets pluriels. Regards sous un autre angle. Conjugaisons. Déconjugaisons. Ici, se lit le travail de citoyens, mobiles dans le chaos des dessins et des maux. Un photographe, des écrivains, des chercheurs, des amateurs, des précaires, des intellectuels, des manuels, les deux… Volontaire hétérogénéité des parcours et des styles. Le sens se déplie et puis s’en va. Prendre, reprendre, comprendre avec soi. Une revue, c’est comme ça. Jusqu’au dernier moment, on reçoit des papiers, on corrige une coquille. Puis, il faut bien s’arrêter même si l’on a pris le parti d’une courbe. Les chemins de traverse, on y tient à ce machin. Une courbe, belle comme une fesse éditoriale.

Certaines discussions du premier numéro trouvent ici un écho : d’un vacataire chez le banquier à la variable d’ajustement, de fonctionnaire d’État à fonctionnaire territorial, de Rabelais à Vailland, du discours écologique aux catastrophes d’avril, d’une usine sans patron aux ouvriers gérants d’un snack-bar…Certains néologismes refont surface. Comme ogémisés. Un petit mot d’la Françoise qui revient… Nous observons les rondeurs callipyges, les peaux d’orange bleue, nous supportons aussi les maladresses des textes amis, les nôtres aussi. Elles méritent d’être interrogées. Elles sont peut-être les artefacts de quelques choses. Il y a aussi des articles qui laissent insensible. À la vérité, au comité de lecteur, nous ne sommes pas tous d’accord avec la totalité 100 % de ce qui est écrit. On ne danse pas sous les mêmes musiques des idées générales trois galons, on ne défile pas au militaire du texte. On reste parfois sur le talus. Quelques fois, on n’est même pas d’accord avec soi-même. Mais nous tenons à cette imperfection. Tant pis ! Tant mieux ! Tant pis !

Page 3: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com 3

Qu’à ceux que ça énerve, qu’ils le disent. Qu’à n’être pas d’accord, on en débatte ! Dans ce numéro 2, nous explorons des interprétations. Prêter dans l’inter. Dans l’interminable quête de sens, précaire de structure. Blog blog. Pas blog. Ah, comme j’aimerais avoir les mirettes ouvertes ! Dans ce numéro, il y a des amertumes, des saudades, de la satire et du miel. La fadeur épicée d’un germinal, d’un floréal. Il y a aussi l’acide des dictionnaires qui ont oublié le nom d’un fondateur de la Sécu. Il n’est pas dans l’encyclopédie Untel ? Comment se prénomme-t-il déjà ? On en avale des bêtises, pourtant. Des âneries télévisuelles. Ce n’est pas sans conséquence. Plus de place pour l’ouvrier ajusteur-outilleur, Ministre du travail sous De Gaulle. Hop, viré, le syndiqué ! Comment s’appelle-t-il ? Il a fait le bagne de la Maison Carrée, à Alger. Réponse à travers page. Il revient des mots d’Hugo, l’exilé : « Police partout, justice nulle part ». Police des mots, en l’occurrence ! Tiens, un slogan ? « Sluagh gairm », « cri de guerre », en Gaélique.

Voilà que s’interrogent les slogans. Parce que c’est l’heure des comptes qui commence. Parce que c’est le début de la fin d’un quinquennat. Parce que ça fait mal à la territoriale. Parce que ça ne pouvait plus durer. Là, un pamphlet écorche la vision d’un monde social, l’image des femmes, la différence gauche-droite... Le F.M.I est-il le parangon « abscons » du capital ? On retrouve le J.F. Mattei, ancien ministre de la santé, pendant la canicule de l’été 2003, aujourd’hui passé à la Croix Rouge, par le jeu des chaises musicales. Gloup’s ! Questionnement d’un bientôt cadre sur l’injonction à travailler. Son titre avant qu’il ne change : l’errance d’un mal bossé…. Ça peut faire mal à l’icône, un révolutionnaire (on dit aujourd’hui un « indigné ») transformé en lunette de chiottes. Pif-paf dans la pampa ! Du Che au grille-pain ! Les textes, les images, agacent parfois, donc ils nous interrogent ! Ici s’écrit l’hommage à ceux qui se sacrifient au travail. La radiation. Dizzz. Précarité. Dizzz. Tchernobyl. Dizzz. 25 piges. Étrange anniversaire. V. Nesterenko fait un bilan. Une écriture de science, une écriture de l’histoire, celle d’un sujet.

Page 4: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com 4

Au Japon, une femme répond à son mari « liquidateur » : « Fais-le pour ton pays et pour l’empereur ». L’Empereur, c’est pas du poisson ? Puisque c’est ça j’ai mal à l’hôpital. À son « humanitude ». Quelque chose comme ça. On se « galerise » à travers les photos d’un marché Nippon. Certains y voient le travail d’avant la catastrophe. Bizarre bizarre de publier ces images. C’est qu’il y en a des centrales, dans le monde, en France. D’autres observent que les stocks de thon diminuent. Qu’est-ce qu’on mange, de la bonite ? Artefacte propose des textes sur l’hier et l’actualité. Sur papier et sur site. Depuis la mise en ligne, (artefacte-asso.com) c’est 1200 visites et près de 4500 pages lues. Sans compter les envois entre lecteurs, la diffusion de clés USB à portables. Le numéro 1 a voyagé chez les libraires, la fac, les organismes de formation, les ergonomes. À Toulouse, Paris, Mulhouse, Nice, Tours. À Athènes. On va essayer de poursuivre le voyage. Un grand merci aux remarques de nos lecteurs attentifs, aux contributeurs qui ont fait vivre cette revue. Merci aussi à ceux qui nous ont permis d’équilibrer les comptes. Une revue gratuite occasionne quelques frais1.

1 Frais liés aux diverses démarches administratives, BNF, sortie papier, site internet.

Le numéro 3 devrait être prometteur. Il sera question d’inspection du travail, de bénévolat, de Street art, de Claude Lévi-Strauss, de luttes argentines. Comme on s’approche de la présidentielle, on écrira aussi à propos de cité et de politis. Artefacte est une revue création, de recherche, d’expression et d’information. Artefacte est un atelier d’élaboration. Une petite fabrique artisanale, d’idées, et d’hypothèses. Un lieu de synthèse. Artefacte est en mouvement. Comme la vie. Artefacte produit des artefacts. À ce numéro, une question parmi d’autres :

DE QUOI LA PRÉCARITÉ EST-ELLE LE NOM ?2

2 Frédéric Vivas et collectif Artefacte.

Page 5: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

5 Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com

NOUS CHANGEONS

D’ÉPOQUE

Laur ent Cl as seau

Page 6: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

6 Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com

Artefact dans le social

Du pouvoir : Relation, fonction, attribut, force Le pouvoir et son soumis, son abus Rapport de forces Une petite phrase d’Eugène Enriquez3, professeur de psychosociologie, dans sa réflexion sur nos organisations et plus

largement sur notre social. Il y parle d’un « processus » induit par la notion de pouvoir au sein des institutions :

« La transformation progressive de ces institutions en artefacts, c’est-à-dire en ensembles qui, créés au départ par l’homme, sont pris dans un processus d’autonomisation qui les détache de leurs créateurs, qui les fait fonctionner dans une sphère indépendante qui a ses lois et son jeu propre, et qui finit par influencer, conditionner, parfois même totalement transformer et diriger les conduites humaines. »

Du pouvoir, des institutions… Ainsi donc l’artefact a quitté le labo, il s’est échappé. Intact. Il est dans le social. Dont acte. Et il va devoir composer avec des assujettis, des sujets souffrants et groupés : de l’humain, de l’acte !

Pacte ? Se rétracte ? Se contracte ? Artefacte ?

Cataracte ? Diffracte ? Compacte ? …

Julien OUSTRIERES

3 Enriquez E. L’organisation en analyse, Paris, PUF, 1992.

Page 7: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

7 Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com

Page 8: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

8 Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com

ENTRETIEN-CAUSERIE avec.... Marie-Noëlle, aide-soignante à l'hôpital

Artefacte : Bonjour Marie Noëlle, comment vous décririez-vous ?4

Marie-Noëlle : Je dirais que je suis quelqu’un que son travail a rendu autonome sur le tard, qui est fière d'avoir réussi et qui aime son travail d'aide-soignante.

Je suis aussi responsable hygiéniste dans le service où je travaille et responsable des aides-soignantes stagiaires qui y viennent.

A. : Vous avez été autonome « sur le tard » ?

M-N. : Oui, j’ai été « femme au foyer » avec mes quatre enfants, puis assistante maternelle agrée et après mon divorce je suis devenue auxiliaire de vie à domicile. Maintenant je suis aide-soignante.

A. : Vous avez commencé à travailler à quel âge ?

M-N. : À 18 ans, caissière-gondolière à Intermarché.

4 Entretien-causerie réalisé en juin 2011 sous le soleil printanier albigeois par Xavier Fidelle-Gay pour Artefacte revue.

A. : Était-ce « gondolant » de travailler dans une grande surface ?

M-N. : L’intérêt de ce travail c’était surtout de ne pas être figé à la caisse : parfois tu passais du rayon fromage à la coupe à la gondole puis tu revenais à la caisse.

A. : Je m’aperçois que dans votre parcours professionnel (assistante maternelle, auxiliaire de vie, aide-soignante) l'aide est votre cœur de métier : dans le domaine parental, domestique & médical. Ce besoin d'être dans l'aide à l'autre est en vous depuis longtemps ?

M-N. : Oui, je crois. C'est aussi lié au fait que j’ai passé ma scolarité dans l'enseignement catholique.

A. : Vous disiez être fière d'avoir réussi...

M-N. : Oui, j’ai repris les études à 45 ans pour être aide-soignante. À l'école d'aide soignante j’avais ma nièce de 20 ans dans la même classe ! Je lui interdisais de m'appeler « tatie ». (Rires)

Page 9: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

9 Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com

A. : Mais les autres fonctions que vous avez exercées ne nécessitaient pas de formation ?

M-N. : Si, j’ai fait une V.A.E. à 40 ans pour rebondir après un divorce difficile.

A. : Et comment avez-vous vécu cette V.A.E. ?

M-N. : Je voulais une reconnaissance administrative « par le papier ». En fait, le principe de la V.A.E. c’est surtout de valider une démarche plus qu'autre chose comme notamment donner des équivalences de diplôme. J'ai fait quand même un an de stage, d'école et j'ai écrit un mémoire professionnel, sans tricher, sans en avoir l’habitude... Ce n'était vraiment pas évident.

A. : Vous avez été Auxiliaire de Vie Sociale, pouvez-vous nous dire en quoi cela consiste ?

M-N. : L’A.V.S. aide pour les tâches de ménage, de repas, de loisir (promenade) et les tâches administratives. Les auxiliaires de vie sociale interviennent dans la vie quotidienne dans sa globalité. Les A.V.S. ne sont pas des femmes de ménage, je tiens à cette précision.

A. : Durant ces 12 années en tant qu’Auxiliaire de Vie Sociale, que retirez-vous de cette expérience de travail et de vie ?

M-N. : (Silence) Je dirais : beaucoup d'amour de la part des familles.

A. : Donc ceux & celles qui font appel aux A.V.S. ne sont pas isolé-e-s ?

M-N. : Non pas forcément, la famille est là souvent mais l’A.V.S. peut intervenir pour une fin de vie ou un handicap et les A.V.S. permettent de soulager les familles par un soutien au quotidien.

A. : Quel est le meilleur souvenir que vous avez en tant qu'AVS ?

M-N.H : (Silence)... J'en ai tellement... Mes meilleurs souvenirs c'est quand les personnes dont je m'occupais m'attendaient avec impatience, quand ils se faisaient du souci pour moi dans les périodes difficiles que j’ai traversées. En fait les gens dont je m'occupais n'étaient pas de ma famille mais dans les faits c'était tout comme...

A. : Et quel est votre pire souvenir en tant qu’auxiliaire de vie sociale ?

M-N. : Une dame qui avait un cancer généralisé à laquelle je me suis attachée. Elle souffrait moralement & physiquement et je me souviens d’avoir passé un bon moment avec elle un dimanche autour d’un déjeuner. Et puis sa maladie l’a

Page 10: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

10 Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com

finalement emportée quelques temps après et cela m'avait perturbée...

A. : Actuellement vous êtes aide-soignante, pourquoi avez-vous changé d'orientation professionnelle ?

M-N. : C’est Paul, mon mari de maintenant, qui m’a poussée. Moi, je croyais ne pas avoir les capacités intellectuelles. Et puis la démarche médicale me convenait davantage. Il y a aussi le fait que j'ai le dos en très mauvais état et faire beaucoup de voiture ne me convenait plus.

A. : Et nous voilà encore dans une reprise d’étude, comment cela s'est-il passé ?

M-N. : Cela a été très difficile car j'ai pris un congé d’un an sans solde alors que mes factures couraient toujours et il a fallu sortir le prix de la formation. Il fallait qu’il y ait une réussite au bout, je ne pouvais pas me permettre d'échouer.

A. : Comment définiriez-vous le travail d’aide-soignante?

M-N. : C’est le côté soin à la personne (toilette) et le côté relation humaine. C’est aussi des soins de confort comme les massages. Il faut presque se mettre à la place du patient quand on est aide-soignante et il faut aussi prendre en compte la famille qui confie l'un des sien à l'hôpital public.

A. : Dans quel service êtes-vous ?

M-N. : Au service des longs séjours et de soin palliatif. Dans ce service, on pratique l’humanitude car la maltraitance est partout dans les soins. Ne serait-ce que quand on oblige à prendre des médicaments en les planquant dans la compote... C'est une maltraitance mineure évidemment mais je suis vigilante à toujours remettre en cause ma pratique professionnelle dans le cadre de cette démarche qualité.

A. : Qu’est-ce que c’est l'humanitude ?

M-N. : Je dirais que c’est une humaine attitude dans l’exercice de son travail. L'objectif pour certains patients est l'autonomie, ce qui est une véritable gageure pour les personnes dépendantes qui sont confiées à l'hôpital public. Par exemple pour les toilettes, on fonctionne à deux : une personne dite passive qui parle avec le patient et une personne dite active qui fait la toilette. L’humanitude c’est ne pas commencer la toilette en mettant un gant sur le visage. On commence par parler puis on fait les mains, les jambes et seulement après le visage. Ainsi, il y a moins d’énervement de la part des patients, pas de coup, de crachat comme cela arrive parfois avec les personnes handicapées ou les personnes atteintes de la maladie d'Alzheimer. Avec cette méthode d'individualisation des soins et de démarche qualité, on arrive à des résultats remarquables : nous avons un patient tétraplégiques dans le service qui grâce au travail de l'orthophoniste, de la kinésithérapeute et des

Page 11: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

11 Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com

aides-soignantes arrive maintenant à manger seul, c’est une belle victoire pour lui comme pour nous !

A. : Oui, sachant que les repas de l'hôpital ont une triste réputation, non ?

M-N. : En effet ce sont des entreprises de restauration collective qui s’en chargent. Pour ma part il me semble que l'on devrait au moins faire la différence entre les séjours classiques et les longs séjours. Vous imaginez, le patient tétraplégique que je vous citais avec une tranche de bifteck bien dur dans son assiette ? Avec l’humanitude on considère que si la personne mange « mou » aujourd’hui elle pourra peut-être manger « dur » demain. Et puis l’essentiel pour nous est que le patient s’alimente mais pas obligatoirement avec des couverts qui nécessitent une motricité fine, alors si on arrive à ce qu’un patient mange fût-ce avec les doigts mais de manière autonome, c’est une grande victoire car l’autonomie a des effets très positifs sur leur moral.

A. : En quoi consiste le travail d'équipe dans votre travail d'aide soignante ?

M-N. : L'équipe des aides-soignants est composée des agents de service hospitalier (ASH) qui effectuent le ménage, l’aide au repas mais pas de soins. Ensuite il y a les ASH qualifiés (ASHQ) qui ne font pas de ménage et ont le même travail que les aides-soignantes (AS) mais sans la responsabilité ; enfin il y a les aides-soignantes qui ont la responsabilité des

soins d’hygiène. Et toute l’équipe est sous la responsabilité d’un cadre de santé.

A. : Et bien, je n’avais pas conscience de cette structuration mais vous ne me dites rien sur le travail d'équipe ?

M-N. : On se parle énormément. Surtout au moment des repas que l'on prend ensemble à la « pause ». On teste chaque jour de nouvelles choses avec certains patients et ce qui ne fonctionne pas aujourd'hui, marchera peut-être demain.

A. : Et quel lien a l’équipe des aides-soignantes avec l’équipe médicale ?

M-N. : Nous avons des réunions hebdomadaires. Nous avons les soins d’hygiène comme tâches communes avec l'équipe des infirmières qui ont seules la charge des soins thérapeutiques sur les indications des médecins. On poursuit ensemble, dans nos secteurs respectifs, l’objectif d'autonomie par l'individualisation des soins.

A. : Avec votre manière d’habiter la fonction d'aide soignante, vous êtes en quelque sorte une hussarde noire de l'hôpital public.

M-N. : (Rougit) Je ne sais pas si je mérite ce compliment mais ce qui est sûr c'est que j'aime mon travail et la mission de service public qui consiste à aider les gens en souffrance.

Page 12: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

12 Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com

A. : Et comment concilier une humaine attitude avec la réduction des effectifs qui touche justement l’hôpital public ?

M-N. : Et bien on ne compte pas ses heures, on finit rarement à l'heure. Sachant que l’humanitude bien réalisée est finalement un gain de temps pour l’hôpital et un gain de confort pour les patients.

A. : Quelle est votre « actu pro » comme on dit chez les « pipeuls » ? (Rires)

M-N. : J’ai une maladie génétique qui vient juste d’être diagnostiquée : une dégénérescence articulaire ankylosante et je vais devoir changer de fonction car mon dos me fait trop souffrir. Après discussion avec ma hiérarchie, j’ai choisi de travailler à l'accueil des urgences de l'hôpital : je veux aider les gens en souffrance.

A. : Et comment vit-on le fait d’être une soignante qui va être soignée ?

M-N. : J’ai du mal à vivre le fait d'être malade. Comme je suis suivi dans l'établissement où je travaille, je scrute tout car je suis du métier. Et je mesure le décalage entre l’accueil qui m’est fait et celui que j'offre aux patients.

A. : Bien, nous sommes arrivé au terme de cet entretien si vous le voulez bien, quel message adresseriez-vous à Artefacte ?

M-N. : J’ai beaucoup aimé la brochure avec des boulons mais le livre est gros, certains articles m’ont intéressée mais l'épaisseur m'a fait peur. Je n’ai pas l’habitude.

A : Merci beaucoup de nous avoir fait découvrir votre univers professionnel Marie-Noëlle et je subodore qu’au moins un article du prochain numéro de la revue vous intéressera. (Rires).

Xavier FIDELLE-GAY

Page 13: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

13 Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com

Page 14: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

14 Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com

J’ai mal à l’hôpital Dans la chambre, les jours Réveiller les deux heures Pour tension, la piqûre, la chambre et le plateau J’ai mal à l’hôpital Quand s’entend gueuler À travers l’mur en feuille d’papier Le mourant d’l’chambre d’à côté J’ai mal à l’hôpital Quand pas le lit d’avance Et l’infirmière malade Budget d’anorexique J’ai mal à la clinique

Page 15: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

15 Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com

Quand dans le dictionnaire Soixante dix milles mots Pas le nom de Croizat5 J’ai mal à la Sécu Quand se peut pas soigner Sans payer le forfait La famille sans papier J’ai mal à l’hôpital Mal à l’humanité…

Octobre 2011 Frédéric VIVAS

5 Ambroise Croizat, un des fondateurs de la Sécurité Sociale et du système des retraites en 1945. Retiré des dictionnaires puis remis au gré des pressions militantes (CGT) ou de la presse alternative (Fakir, 13 juillet 2011).

Page 16: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

16 Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com

Laurent Classeau, Un psychologue dans un centre commercial, Banlieue de Toulouse, début 2011 © Artefacte.

Page 17: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

17 Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com

La spéculation ça rend sourd !

Laurent Classeau

Page 18: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

18 Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com

J’aimerais avoir les yeux ouverts Je suis né avec la crise. C’est mieux qu’avec la guerre ou la faim dans le creux des chaussettes, me direz-vous. Certes mais… la crise ! « Manifestation violente, période difficile, dégradation brutale, danger, dépression, pénurie, situation préoccupante, incertitude, malaise, trouble, souffrance, détresse, manque, marasme, rupture d’équilibre, récession »… Litanie non exhaustive de termes peu enthousiasmants, engoncés dans une époque dont le quotidien n’inspire pas la franche rigolade. J’ai raté de peu les révolutions du printemps 68, mais le choc pétrolier de 73, celui-là, je vous rassure, je l’ai pris en pleine gueule. Des buildings du Mirail6 où j’ai grandi au milieu de cette génération gâchée, que reste-t-il ? Travail, chômage, précarité, inflation, pas de ronds… Travail encore, travail toujours. Travail, travail, travail ! On ne serait donc plus bon qu’à ça ? À mettre les mains dans le cambouis et à attendre l’improbable fin de semaine pour un bout de détente, deux Ave Maria et trois Drucker jacquemartinisés. Au nom de la bonne vieille formule sacrément consacrée, poser la question c’est déjà… s’y résoudre ?

6 Cité balnéaire en périphérie de Toulouse.

D’ailleurs, ne dit-on pas qu’au pays des hauts candélabres, les courts sur patte restent éteints ? Qu’au pays des donneurs de questions, les sans réponses restent cois. Coi ? Coi, coi, coi, quoi ? Ainsi donc, c’est là qu’irait la norme7 ? Travailler, produire, générer de la croissance... Des lustres qu’on vous le dit. « Travaille, mon fils !!! Travaille et tu deviendras quelqu’un ». Aux 35 heures, au noir, au SMIC, en CDD-DI, à temps partiel, en alternance, en contrat temporaire ou en CIE8, en intérim ou en intermittence, en apprentissage, en stage non rémunéré ou en contrat unique d’insertion, sous forme d’emploi dissimulé ou de fictives formules bon marché… Quelle que soit la pratique et son intitulé, les modalités d’exécution et la « qualité » de la rémunération, travaillez9. Ô petits grains de sueur sur patte, 7 Dès les années 60, certains comme le sociologue Joffre Dumazedier, ont tourné le dos à l’idée du travail tous azimuts, pour théoriser une « société des loisirs ». Ses recherches ont ouvert de nouvelles pistes, avec notamment la volonté d’appréhender le loisir comme principe central, comme vecteur dynamique des enjeux de la société. Pour lui, la société doit s’adapter au loisir en passe de devenir « l’élément central de la culture vécue par des millions de travailleurs », in J. Dumazedier, Vers une civilisation du loisir ?, Paris, Seuil, 1962, p. 17. Pour autant, avec la crise, les choses se sont considérablement compliquées, éradiquant le plein emploi et hiérarchisant les loisirs en strates inégales qui vont du simple fait de regarder la télévision, à d’autres « formules », inaccessibles à la majeure partie de la population, car trop onéreuses. Loisir pour tous, oui, mais pas tous. Voir également D. Méda, Le travail. Une valeur en voie de disparition, Paris, Aubier, coll. Alto, 1995, 358 p. 8 Contrat initiative emploi. 9 La précarité passait au début des années 70 comme un phénomène atypique. Aujourd’hui, elle s’est insidieusement implantée dans le paysage socio-économique français comme un outil incontournable, ce qui n’est pas sans poser d’énormes problèmes pour ceux qui subissent cette forme de violence quotidienne. Problème de cohésion sociale, de perspectives d’avenir, de pérennisation du quotidien autour de la

Page 19: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

19 Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com

travaillez, si tout comme Boris Vian vous ne voulez pas crever « sans savoir si la lune, sous son faux air de thune, a un côté pointu ». Turlututu, bien sûr ! Que n’y avez-vous pas pensé plus tôt ? Il y a juste un truc auquel vous n’avez peut-être pas encore songé… Du travail, y’en a pas ! En tout cas, pas pour tous. Pas pour les jeunes ni pour les vieux, pas non plus pour les « milieux de vie », les mi-vieux-mi-jeunes, les sans diplômes, les surdiplômés, les cul-de-jatte, les bien portants, les gens « normaux », les repris de justice, les casiers vierges, les effarouchées, les étrangers, les bien blancs de la droite de la droite, les « deux bras, deux jambes », bref, ne cherchez-pas, ne cherchez plus, y’en a pas10 ! Deux œufs mimosa, une saucisse purée, une tatin et un quart de rouge, 12 euros 50 !!! Le café, c’est en sus. Il faut produire et reproduire encore, quelle que soit la formule. Ne tirez pas sur le pianiste car sans lui, point de bal des vampires. Sans odeur, pas d’argent ! Du bruit peut-être, pour faire plaisir à l’ancien maire de Paris11, mais des odeurs… Impensable. Dans cette valse à mille temps, les loups ne sont jamais très loin.

construction de l’individu, de sa famille, etc. Serge Paugam parle de « disqualification sociale des salariés ». Voir la communication présentée aux 8èmes journées de Sociologie du travail à Aix-en-Provence sur le thème : « Marchés du travail et différenciations sociales : Approches comparatives », 22 juin 2001. Voir également S. Paugam, Le salarié de la précarité. Les nouvelles formes de l’intégration professionnelle, Paris, P.U.F., coll. Le lien social, 2000, 437 p. 10 Ce n’est pas une fatalité. Voir G. Filoche, Pour en finir avec le chômage de masse, Paris, La Découverte, 1995, 237 p. 11 Voir le discours de Jacques Chirac à Orléans, le 19 juin 1991, devant 1.300 militants et sympathisants RPR.

Alors, sous prétexte qu’on sache manier le piano à queue, il faudrait dire « Oui Saïd », « Bien Missié »12 à tout bout de champs ? Il faudrait se prosterner devant tous les Charles Beigbeder arrogamment coiffés aux mamelles extrêmes d’un libéralisme manucuré de laque productiviste ? Leur faire allégeance ? Comme eux, il faudrait se proclamer de la liberté et l’interdire aux autres ? Pour nous faire gagner 100, il faut produire 1.000.000 qui leur en rapporte 100.000.000.000 ! Liberté de travailler, mais surtout pas celle de vivre décemment. C’est le contenu réel du discours libéral. À toi un tout petit peu, à moi presque tout ! Ce n’est rien. Henri Jeanson ne disait-il pas que « le travail est un trésor. Le travail des autres, cela va de soi… » Depuis le temps… On en a vu passer des Madoff et des Messier. On en voit encore défiler des couleuvres emplies de suffisance. De là à les avaler… Travail remplacé par liberté et sueur par bénéfice. Traduisez : notre travail c’est leur liberté et de notre sueur découlent leurs bénéfices. Maxi dividendes d’un côté et « maxi-austérité, microprimes »13, de l’autre ! C’est la clé. On compte les gouttes. Au compte-gouttes ! Dans ce partage tronqué des profits, 40 milliards de dividendes ont été redistribués par les 12 Précisons pour ceux qui pourraient voir ici des propos à caractères « douteux » et qui ne seraient pas des adeptes de Tintin, que la référence renvoie aux formules de politesse utilisées par les autochtones soumis aux colons blancs dominateurs. Voir par exemple, Tintin au Congo ou Le Crabe aux pinces d’Or. 13 Au-delà de la formule très réussie, l’auteur de l’article rapporte comment Xavier Bertrand, le ministre du travail, « a piqué une rogne » en apprenant que l’entreprise Sécurités allait reverser 3,50 euros à ses salariés au titre de la prime « dividendes », annoncée, à grand renfort de publicité médiatique, autour de 1.000 euros. Au final, on sera loin des 3 milliards promis par le gouvernement à 4 millions de salariés, au nom de la justice économique. Heureusement, suite à la convocation du PDG de l’entreprise au ministère du travail, la prime a plus que doublé chez Sécurités, passant généreusement à 8 euros !, in L. Sallay, Options, n° 571, novembre 2011, pp. 28-29.

Page 20: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

20 Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com

entreprises du CAC 40 à leurs actionnaires en 2010, quand, dans le même temps, le taux moyen de versement de ces mêmes entreprises pour les efforts consentis par chacun de ses salariés est de… 300 euros. Et on ne parle même pas ici des PMI-PME ! Où est la justice sociale dans tout ça ? Que fait-on du droit à la dignité, valeur refuge pourtant inscrite à la première ligne du préambule de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme de 1948 ? Ainsi donc, on devrait laisser aux guides suprêmes de la pendaison de crémières, à ces esclavagistes modernes élégamment cravatés de pois, ces chantres du « y’a qu’à, faut qu’on » et de l’optimisation de l’être humain en tant qu’« outil animé »14, le soin de choisir jusqu’à nos pauses déjeuner, nos poses pipi, nos doses caca et nos rations de congés, sans tenir compte des impayés ? C’est une blague ? Des mots ? Lisez ! Que les moralisateurs cessent de déprécier les démoralisés et vous verrez que ce monde ne s’en portera pas plus mal. Moralité ? Mort aux libertés !!! À celles-là, en tout cas15. Il faut avoir entraperçu derrière leur tablier barbouillé d’amiante, le sourire béat des ouvrières en cartonnage le vendredi à 16h59, pour émettre une ébauche de début d’embryon de compréhension, du bien fondé des entractes du samedi/dimanche.

14 « Qu’est-ce qu’un esclave ? C’est un instrument animé dont on est propriétaire », in Aristote, Éthique à Nicomaque, Paris, Hatier, 2001, VI ch. VIII-XIII. Voir également Aristote, La politique, Paris, Bréal, 2002, 125 p. 15 L’impunité patronale s’est installée peu à peu dans les rapports de force régissant le monde du travail. Voir G. Filoche, « Tornade patronale sur le code du travail », Le Monde diplomatique, mars 2008. G. Filoche, Salariés, si vous saviez..., Paris, La Découverte, coll. Sur le vif, 2008, 129 p.

Il faut avoir parlé avec un cadre sup’ de Manchester, expatrié à Hong-Kong et pinté au jaune dans les rues enfiévrées de Lan Kwai Fong tous les vendredis soir, pour avoir de l’empathie pour cette idée saugrenue qui, un jour, permit au labeur de s’interrompre un brin d’heures, pour amener les abîmés du système à se restructurer benoîtement le temps d’un week-end. Il faut avoir entendu le piaillement radieux des bourgeoises endimanchées, soudain autorisées à s’émanciper dans des pognes calleuses mais ô combien chaleureuses, pour comprendre les bienfaits du tintamarre des douze coups de pipeaux quand interloquées, guidées par leurs frustes amants en pause fugueuse d’activités rémunératrices, elles les déchargent de leur service de tâches obligatoires. L’église ça donne chaud, paraît-il. Oui, il en faut de l’envie pour concevoir ces choses simples. Si simples. Simples comme un sourire, comme une lune qui s’évade au loin, qui s’enfuit au près, qui s’échappe guillerette au détour d’un baiser, telle une coupette scintillante, mouillée aux désirs célestes initiés aux quatre coins du globe… De cette « semaine finie » au jus de plus rien, que reste-t-il ? Un mal de dos, quelques biftons et des acouphènes plein la capuche16...

16 Dans les années 50 les débats autour du travail vont bon train. S’opposant au Taylorisme et à son OST (organisation scientifique du Travail) qui, selon lui, va à l’encontre de « la primauté de la personne humaine », Georges Friedmann rejette également les travaux d’Émile Durkheim (De la division du travail social, Paris, P.U.F., coll. Les grands textes, 2004, 416 p.), car pour lui, contrairement à ce qui est présenté chez Durkheim (ouvrage écrit en 1893), les tâches parcellaires ne créent pas de solidarité organique et vont donc à l’encontre autant de l’individu que de la collectivité. Voir G. Friedmann, Le travail en miettes, Paris, Gallimard, 1964, 374 p.

Page 21: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

21 Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com

Entendez-moi. Le travail peut être une joie17 et ne devrait pas se concevoir autrement que comme tel. Derrière cette formule à l’injonction paradoxale (peut-on imposer de la joie, est-elle nécessaire, peut-on décemment associer ces deux idées et le travail peut-il vraiment être source de joie et de bonne humeur ?) et à l’intitulé proche d’un sujet de philo au baccalauréat, s’inscrit la question du cadre de vie en milieu professionnel. Que fait l’employeur, le patron, le grand Mamamouchi, pour « humaniser » l’environnement, pour le rendre chaleureux, fonctionnel, adapté aux contraintes modernes18 et aux pratiques sauvagement dérégulées de la globalisation19 ? Quelles mesures s’imposent pour favoriser l’épanouissement de chacun sans empiéter sur l’équilibre de tous ? Comment faire pour que chaque individu, que chaque élément du système20, se sente épanoui, plus heureux, moins en proie aux absences et par conséquent, plus fécond pour la fabrique ? Vaste chantier dont les réponses relèvent des dirigeants d’entreprises, des employés et de leurs

17 Voir à ce sujet les réflexions d’Anne-Françoise Chaperon, psychologue clinicienne et psychothérapeute, spécialisée dans les techniques comportementales et cognitives. A.-F. Chaperon, M.-E. Alouf, 100 réponses sur… le stress, Paris, Tournon, 2007, 129 p. 18 Vie en dehors du lieu de travail (garde des enfants, Comités d’entreprises, accompagnement externe, etc.), rythme de travail, conditions de flexibilité en interne, aménagement des plannings, parité, démarche solidaire, sentiment de reconnaissance et d’appartenance à un groupe uni, multilatéralité des communications internes, etc. 19 C. Pottier, « Oui, la mondialisation accroît le chômage et les inégalités », Le Monde, supplément « Initiatives », 4 novembre, 1997. Voir également les travaux de Gérard Filoche sur l’évolution du travail face aux agressions liées à la mondialisation. G. Filoche, La vie, la santé, l’amour sont précaires. Pourquoi le travail ne le serait-il pas ?, Paris, Jean-Claude Gawsewitch, coll. Coup de gueule, 2006, 287 p. G. Filoche, Le travail jetable, Paris, Ramsay, 1997, 280 p. 20 Dans les années 70, réfléchissant sur la sociologie des organisations, Michel Crozier et Erhard Friedberg, s’interrogent sur la construction des actions collectives, à partir des contradictions qui peuvent survenir entre les différents acteurs du système, aux intérêts individuels parfois divergeant. Voir M. Crozier et E. Friedberg, L’acteur et le système, les contraintes de l’action collective, Paris, Seuil, coll. Points Essais, 1992, 500 p.

représentants syndicaux, ainsi que du gouvernement en place, des lois et mesures appliquées pour s’ajuster aux aléas structurels et conjoncturels qui défient quotidiennement l’entreprise. Alors ? Siffler en travaillant, même si les « eh, oh » « eh, oh » précèdent toujours les « on rentre » et rarement les « on part »… au boulot ! Blanche-Neige n’y retrouverait pas ses nainchons ! À quoi bon, dès lors, si l’immobilité demeure, se lever chaque matin, si ce n’est pour nourrir ses petits crabes, payer ses kilocubes de factures, briquer la dame qui nous a donné des enfants et s’aliéner à des causes sans fin, aussi nobles soient-elle ? Éloge de la paresse21 ? Je vous le demande, vit-on mieux en faisant la gueule ? A-t-on un meilleur afflux sanguin pour dresser sa vigueur purpurine, si l’on refuse à sa patibulaire figure, l’auguste expression hilare d’une douceur passagère ? Alors, pourquoi ? La vie n’est pas si moche, quand même. Oh certes, il est permis de traiter mes dérèglements calligraphiques de belles utopies. Bien sûr, il est toujours possible de jeter le voile intégral sur nos perspectives d’avenir et de traiter le prodigieux d’épiphénomène. De mirage occidental… propre, à grands coups de crédits à la consommation, à nous faire évoluer dans une bulle spéculative où, en apparence, l’on peut vivre au-dessus de ses moyens. Assurément, le terre-à-terre lève-tôt ne verra ici que 21 Voir P. Lafargue, Le droit à la paresse, Paris, éditions Climats, 1883, 93 p. B. Russell, Éloge de l’oisiveté, Paris, Allia, 2002, 38 p.

Page 22: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

22 Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com

gageures, fables, illusions et paraboles candides d’un naïf pré-quadragénaire, nostalgique de ses années folles. Le miracle hormonal… des gentlemen détachés du commerce et prompts à tenter de séduire à tous crins. Vous avez le droit de penser « c’est bien beau tout ça mais, demain moi j’bosse ! » Eh oui. Il faut bien, comme dit l’autre. Mais enfin, qui empêche l’homme qui exécute à la chaîne dans un abattoir sarthois, d’éviscérer le bétail sanguinolent en chantonnant Y’a d’la joie, bonjour, bonjour les hirondelles ? Est-ce son employeur ? Peut-être. Est-ce le printemps ? Pourquoi pas, quand il fait gris. Mais réellement, qui ? Hein, qui ? L’hirondelle ? Quel patron de pompes funèbres, amateur de Curling, pourrait se targuer en pleine marche funéraire, d’interdire à ses funestes légionnaires de l’austérité et du respect du défunt, de passer la serpillière sur des airs de Chopin, en remuant du popotin comme John Travolta et Uma Thurman dans Pulp Fiction ? Quel manageur dans une entreprise spécialisée dans le récurage des chiottes, peut s’honorer de mettre la pression sur ses salariés, s’ils décident, entre quatre étrons délayés et deux chopines de limonade ingurgitées, de jouer à saute-mouton sur les parquets lubrifiés des cabinets revisités ? De même, quel directeur de prison, fils de C.R.S., vaquant à ses occupations de grand pédagogue, oserait proscrire l’amour à la cantine les matins de curée, quand les fayots encore chauds dansent le Mia entre les merguez-frites

élevées aux mamelles de la soumission carcérale et les bœufs-carottes dressés aux tétines phrygiennes de la République ? Quel grand patron de chaîne de télé - cet « instrument de création de réalité »22 doué pour « cacher en montrant » - bouderait son plaisir lorsque, le sourire aux lèvres, son présentateur vedette atone, déclame à un auditoire boulimique, que 37 personnes sont mortes sur la route pendant qu’un Ouragan ravageait l’Oregon, entre trois famines mal maîtrisées en Somalie et un cancer qui n’en finit plus de tuer ? Cahin-caha, entre deux ventes de « temps de cerveau disponible »23, le téléspectateur n’a plus qu’à aller pisser. On pense pour lui. Enfin, pour ses bourses ! Du moins c’est ce que prescrivent les diffuseurs qui distillent à longueur d’ondes leur volonté de nous imposer leurs normes, leurs pratiques, leurs programmes et leurs réclames, en essayant de nous faire croire que - grands seigneurs - ils nous laissent le choix. Pas dans la date, en tout cas. Notre astre postérieur de lune semble davantage attiser leur convoitise et me paraît ainsi plus dans leurs cordes. Autant dire que, porté aux quatre vents, il saura leur répondre avec l’énergie d’un Rabelais rompu aux mauvaises mœurs de ces jean-foutre. Dans le même ordre d’idée, quel prothésiste ongulaire nippon, occupé à faire des pieds et des mains à l’ombre des centrales de Fukushima-Daiichi, pourrait se voir reprocher l’importation de layettes bicéphales new âge, pour fœtus

22 P. Bourdieu, Sur la télévision, Paris, Raisons d’Agir éditions, 2008, p. 21. 23 Le 9 juillet 2004, Patrick Le Lay alors PDG de TF1, affirme dans un livre (Les associés d’Eim, Les dirigeants face au changement, Éditions du Huitième jour, 2004, 200 p.) vendre à Coca-Cola du « temps de cerveau disponible », in Libération, 10-11 juillet 2004.

Page 23: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

23 Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com

boursoufflés comme des gyôza irradiés ? Qui pourrait le mettre au banc des accusés sous prétexte qu’il se lance guilleret, dans la fabrication de bodies fluorescents sans bras, pour la future génération de cadres hi-tech, nourris aux sushis du Pacifique ? Les oiseaux se cachent pour mourir. Du mont Fuji au mont Yama, y’a pas photo. Au boulot… Mais alors de quoi se soucient ces démoralisateurs qui délocalisent à tour de bras en laissant sur le bas-côté des millions de « privilégiés » à qui l’on refuse jusqu’au service bancaire24 et qui sont qui sont en week-end toute la semaine, toute l’année, voire même pendant plusieurs années ? Veinards du pôle emploi ! Souriez, vous êtes piégés… Eureka ! Voilà la solution. Que n’y ont-ils pas pensé plus tôt ? Débarquons dans le sud-est asiatique ou dans les bordels de Belém et avisons les « cousines » burkinabaises encore mineures, que désormais, quand elles seront contraintes de pratiquer une fellation sur un « mundele »25

24 Dans un Manifeste pour l’inclusion bancaire en France des populations fragiles, Jean-François Mattei, actuel président de la Croix-Rouge française, s’insurge, en compagnie de Patrick Kanner, président de l’U.N.C.C.A.S. (Union Nationale des Centres Communaux d’Action Sociale) et de François Soulage, le président du Secours Catholique, devant cette terrible réalité qui prive près de 6 millions de français (personnes fragiles ou précaires, ménages surendettés, personnes âgées, etc.) des services bancaires minimum. On voit par exemple des bénéficiaires du R.S.A. (au 1er janvier 2011, pour une personne seule sans activité et sans revenus, le montant s’élève à 466 euros) devoir payer jusqu’à une centaine d’euros de frais bancaires par mois. Quelles perspectives, dès lors ? Devant ce « facteur majeur d’exclusion », selon les propres mots de Mr Mattei, les conséquences sociales sont terribles, accroissant les difficultés de chacun, dans une spirale d’exclusion où « l’illettrisme de l’argent » frappe de plein fouet une population déjà larguée, mal logée et mal alimentée. Ce phénomène, s’émeut Mr Mattei, est « en premier lieu, une privation de la vie quotidienne, une diminution du « reste à vivre » ». Voir Manifeste pour l’inclusion bancaire en France des populations fragiles, 7 décembre 2011. 25 Surnom péjoratif donné au blanc en République Démocratique du Congo. En lingala (langue bantoue), le mundele est le blanc et le ndombe est le noir. « Non seulement le mundele ne peut pas tuer la vérité de l’amour, mais d’autres vérités qu’il aurait bien voulu tuer aussi lui ont échappé lors de la colonisation », in B. W. White et M. Yoka Lye. (sous la dir. de), Musique populaire et société à Kinshasa : Une ethnographie de l’écoute, Paris, L’Harmattan, coll. Mémoires lieux de savoir, 2010, p. 166.

qui ne se lave jamais le sexe avant de se faire inhaler, il leur suffira de se marrer entre elles pour faire passer la sauce, si je puis me permettre cette chute de rein pour le moins laborieuse. Si rien ne bouge, petites feuilles mortes aux désirs noircis, prostituez-vous de force, laissez-vous exploiter, de guerre lasse et courbez-vous, de grâce. Mais quoi que vous fassiez, faites-le en souriant, c’est moins fatiguant ! L’analyse a ses limites. Du rire à l’hystérie il n’y a qu’un pas. La violence opérée autour de l’activité travail est telle que le système est en passe d’imploser. « L’ouvrier sympathique » évoqué par Roland Barthes Sur les quais, est las, avec ses camarades, de passer pour « un groupe d’êtres veules, courbant le dos sous une servitude qu’ils voient bien sans avoir le courage de l’ébranler »26. Stop !!! À l’Attac27 ! Un autre monde est possible. Cinquante ans après Mythologies, les mouvements altermondialistes sont passés par-là, dressant une déferlante de fraîcheur lyrique contre l’absolu cynisme des dominants. Le courage a changé de camp. Mais l’errance semble inévitable. Éternelle. La lutte continue. Lâché au cœur du système, l’errant plan-plan perd pied de toute part. Il ne peut plus s’y retrouver. L’errant, nous dit Depardon, « est quelqu’un qui passe, il ne s’approprie pas », c’est « quelqu’un qui partage, qui vient d’ailleurs, qui ne reste

26 R. Barthes, Mythologies, Paris, Seuil, coll. Essais, 1957, p. 68. 27 Le 21 septembre 2011, souhaitant prendre part au débat électoral, Attac France a adressé quatre questions aux candidat-e-s à l’élection présidentielle. Ces questions portent sur la régulation financière, le financement des urgences sociales et écologiques, les banques et enfin sur la question de la dette. Voir le détail de ces questions sur http://www.france.attac.org.

Page 24: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

24 Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com

pas longtemps »28. En somme, juste quelqu’un de bien. Christophe Dejours, pas vraiment rassasié par ce qu’il observe autour de nous, arraisonne le lecteur autour de cette embarrassante question : « Pourquoi le travail est-il tantôt pathogène, tantôt structurant ? »29 Pourquoi face à l’absence de perspectives, à l’inertie, au manque cruel de « solution à court terme au malheur social généré par le libéralisme économique », le travailleur patauge entre « souffrance et plaisir »30 ? Minima de malis31 ! Tantôt vital, après un décès, un trauma ou une épreuve dont la vie a le sinistre secret, le travail relève entre-autres de la construction de l’identité32, source de lien social et de solidarités collectives. Tantôt fatal, après un décès, un trauma ou une épreuve, quand la vie n’a plus aucune saveur, il peut aggraver la situation s’il tire ses racines de la mise à l’écart, des accidents du travail ou du harcèlement dont sont victimes de nombreux salariés. Chienne de vie ! Ici on reprend le boulot au plus vite pour se changer les idées, pour

28 R. Depardon, Errance, Paris, Seuil, coll. Points, 2000, p. 136. 29 C. Dejours, Souffrance en France, La banalisation de l’injustice sociale, Paris, Seuil, coll. Points Essais, 2009, notes de bas de page, p. 22. 30 C. Dejours, op.cit., pp. 29-44. Voir également E. Conne-Pérreard, « Du travail qui construit au travail qui détruit : quels enjeux pour la santé mentale ? », in Revue Internationale de la santé publique, vol. 52, n° 3, juin 2007. P. Molinier, Les enjeux psychiques du travail. Introduction à la psychodynamique du travail, Paris, Payot, 2006, 336 p. 31 Des maux choisir les moindres. Voir Phèdre, Les fables, Paris, Belles Lettres, coll. Universités de France, 1989, 113 p. 32 Autour de ses réflexions sur la sociologie de l’entreprise, Renaud Sainsaulieu intègre la dimension culturelle dans son approche. Reposant sur des enquêtes menées au cœur des entreprises, il formalise quatre types de processus identitaires qui varient pour partie en fonction des conditions d’accès au pouvoir dans les interactions professionnelles. La notion « affinitaire », les aspects cognitifs et affectifs, les solidarités collectives, ainsi que les liens dont disposent les salariés en dehors de la sphère laborieuse, font partie des pistes explorées par l’auteur. Voir R. Sainsaulieu, L’identité au travail, Paris, Presses de Science Po, 1988, 480 p.

rester inséré, pour ne pas totalement sombrer. Là on s’arrête pendant quinze ans, incapable de se relever. On fuit toute forme d’activité professionnelle car, tout simplement, on n’y arrive pas. On ne peut pas. On ne peut plus. Face à la désocialisation brutale des exclus du système33 en « rupture de liens sociaux »34, devant la « banalité du mal »35 qui insidieusement tente de ramollir les « réactions d’indignation »36 des plus endurcis, soudain atteints de « passivité collective insolite », la détérioration37 de la « santé 33 Dès les premières heures de la scolarisation, on constate des phénomènes de rejet. Plus tard, l’exclusion se signale dans la plupart des domaines. Dans le système bancaire, médical, alimentaire, sur le plan du logement, de l’accès à la culture, etc. Partout des hommes et des femmes sont rejetés. Devant un tel constat, des initiatives se dressent pour tenter d’inverser la tendance. Au niveau économique, par exemple, considérant à juste titre que les exclus représentent un potentiel de croissance négligé, certains développent de nouvelles pistes qui visent, non pas à assister les victimes d’exclusion, mais bien à favoriser les prises en charge personnelles, comme c’est le cas notamment avec la microfinance. En 1981, Dominique Schnapper a ouvert la voie de la réflexion concernant ces thématiques. Voir D. Schnapper, L’épreuve du chômage, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1994, 273 p. 34 S. Paugam, « L’épreuve du chômage : une rupture cumulative des liens sociaux ? », in Revue européenne des sciences sociales, « Citoyenneté et démocratie providentielle », n° XLIV-135, 2006, pp. 11-27. 35 A. Arendt, Eichmann à Jérusalem : Rapport sur la banalité du mal, Paris, Gallimard, 1966, 339 p. Transposant la théorie d’Arendt à la société contemporaine française de la fin du XXème siècle, Christophe Dejours note : « L’exclusion et le malheur infligés à autrui dans nos sociétés, sans mobilisation politique contre l’injustice, viendraient d’une dissociation réalisée entre malheur et injustice, sous l’effet de la banalisation du mal dans l’exercice des actes civils ordinaires par ceux qui ne sont pas (ou pas encore) victimes de l’exclusion, et qui contribuent à exclure et à aggraver le malheur de factions de plus en plus importantes de la population », in C. Dejours, op.cit., p. 22 et voir le chapitre « la banalisation du mal », pp. 155-184. 36 On ne compte plus les mouvements de protestation qui s’insurgent contre la brutalité de cette réalité. Coluche avec Les Restos du Cœur avait jeté un pavé dans la mare dans les années 80, après que des initiatives similaires aient été développées préalablement (Emmaüs et autres mouvements de solidarité, d’obédience religieuse). Depuis, la protestation a investi le domaine laïc et les médias ne peuvent plus masquer la profonde indignation (Associations de chômeurs, celles qui combattent pour le Droit au Logement, les Enfants de Don Quichotte, etc.) qui secoue la société civile française. 37 Si ce genre de donnée est difficilement mesurable, il existe pourtant de nombreuses études qui se penchent sur ce phénomène. Du Syndrome d’épuisement professionnel étudié dès la fin des années 60, aux mesures du stress à partir de prélèvement de salive (voir « Le vrai visage de la situation », Colloque organisé par le Centre de recherche Fernand-Séguin de l’Hôpital Louis-H. Lafontaine, Montréal, 18 septembre 2009), en passant par les tests d’évaluation de santé mentale développés au Canada, ou le questionnaire de Robert Karasek (autour de 4 grands axes : la latitude décisionnelle, la demande psychologique, la reconnaissance et le soutien social), nombreux se prêtent au jeu délicat de la « quantification » de la dégradation de la santé mentale au travail. S’appuyant sur des enquêtes effectuées dans les pays du Nord, Christophe Dejours ajoute que le coût de cette délitation s’avère exorbitant (3 à 6 % du PIB) pour

Page 25: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

25 Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com

mentale au travail » est bien réelle. Quant à ceux qui n’ont pas de travail… On imagine ! L’ouvrier troublé semble naviguer entre fureur et « servitude volontaire »38, dans un mouvement de ressac anxiogène qui va et vient au gré des mutations sociales, du marasme économique et des cadences infernales générées par la concurrence globale. La colère gronde. Le mécontentement semble général. Je n’entends plus rien. « Que deviendrons-nous dans cette île ? », s’interroge Iphicrate. « Nous deviendrons maigres, étiques, et puis morts de faim ; voilà mon sentiment et notre histoire »39, lui répond Arlequin. Eh oui, « quel horizon on voit du haut de la barricade », se demandait le grand Victor, dans Les Misérables. Quel avenir ? Et pendant ce temps, désabusé, on apprend de source non-sûre que Ben Laden - celui-là même qui dénonçait en novembre 2002, dans une « lettre au peuple américain », sa culture et son exploitation du corps de la femme - collectionnait les vidéos pornographiques dans sa grotte érotique. À quoi bon ? Vite, vite, un peu de poésie ! « Mais d’où lui vient cette infinie douceur, cette sensualité mélangée de pudeur », aurait probablement susurré notre pote Lavilliers. Elle chante.

l’économie des pays touchés, in C. Dejours, op.cit., p. 1. Voir également E. Morin, « Sens du travail, santé mentale et engagement organisationnel », Études et recherches, rapport R-543, Montréal, IRSST, février 2008, 62 p. 38 Les termes entre guillemets utilisés dans ce chapitre sont extraits de l’ouvrage de Christophe Dejours que nous citons précédemment. 39 Marivaux, L’île des esclaves, scène première, 1725.

Pour autant, ne soyons pas naïfs. Pourquoi s’ériger en archange du grand capital si ce n’est pour générer de l’activité, des bonus, des primes en sub ? Comment prôner la rentabilité tous azimuts, sans tenir compte de la versatilité d’une société soumise aux décisions de fonds d’investissements du sud de l’Arizona ou du nord de l’Arkansas, qui actionnent à leur guise les leviers arbitraires d’obligations qu’on débourse à travers temps ? Ça y est ! Les gros mots sont lâchés. On investit. On n’est pas chez les philanthropes, là ! Fini les Bisounours… Les primes à la casse censées permettre de mieux vivre et, trop souvent hélas, vectrices d’injustices, sont dissoutes avec la minutie d’un métronome suisse. Sans compassion. Précisément, elles ne sont pas en option. Dead end. Y’a plus de stock. Profits, capital, travail, richesses, bénéfices, privilèges, fortune… Autant d’obscénités écloses aux gorges lénifiantes des grands penseurs de la révolution industrielle. De Marx à Keynes en passant par les Taylor/Smith, BakouLénine et « l’infréquentable Proudhon »40, on ne saurait dresser un inventaire totalement exhaustif des théoriciens du mal-être global et de la façon de le résorber. Tout comme l’on ne pourrait dénombrer avec exactitude ceux que la paupérisation a frappés en pleine poitrine41. C’est

40 E. Castelton, « L’infréquentable Pierre-Joseph Proudhon », Le Monde diplomatique, janvier 2009. 41 On n’est pas sans données chiffrées, mais les résultats restent caution à des oublis. La réalité est probablement pire que ce que l’on sait déjà. D’après l’Observatoire des inégalités, la France compte entre 4,5 et 8,2 millions de pauvres en 2009, selon que l’on fixe le seuil de pauvreté à 50 ou à 60 % du niveau de vie médian. Et si la France semble être un des pays européens comptant le moins de pauvres, il n’empêche que depuis 2002, le nombre de personnes pauvres (au seuil de 50 %, c’est-à-dire gagnant moins de 795 euros par mois) a augmenté de 760.000 (+ 20 %) et de 678.000 (+ 9 %), si l’on place le calcul au seuil de 60 %. D’après Michel Autès, « en 2002, l’Union Européenne comptait près de 68 millions d’habitants

Page 26: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

26 Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com

ainsi. Les Claude Gueux sont légions. Et pendant ce temps, les bourgeois vont au bourg et les bourguons en Bourgogne. Du pot au vin, on n’est plus très loin, camarades bourguignons. De la poule au pot, non plus, d’ailleurs ! Pas de pot, il faut quand même faire le sale boulot. Travail, travail, travail ! Fragments de nous, avec Les Temps modernes, l’homme pressurisé est passé à la moulinette surdimensionnée. Au chinois ! De l’esclave au dominé. De l’employé au collaborateur né. Du paumé au gominé. Du stressé au suicidé… Immolé !!! Tel un « suicidé en sursis »42 devant France-Télécom Mérignac43, il disparaît dans un fantastique « mouvement de spirale infernale »44. Curieuse formule vivant au dessous de ce seuil de pauvreté soit près d’un habitant sur sept », in M. Autès, « Pauvreté », in J.-Y. Barreyre, B. Bouquet (sous la dir.), Nouveau dictionnaire critique d’action sociale, Paris, Bayard, coll. Travail social, 2006, 637 p. À l’échelle planétaire, en 2005, l’Observatoire des inégalités estimait à 1,4 milliards le nombre de personnes vivant sous le seuil d’extrême pauvreté, soit un quart de la population totale. Si la situation semble s’être « améliorée » quantitativement (passant de 1,9 milliards en 1981 à 1,4 milliards en 2005), il faut se garder de toute conclusion hâtive. « Le seuil d’extrême pauvreté considéré est particulièrement bas, nous dit l’Observatoire des inégalités : en doublant ce seuil à 2,5 dollars par jour, on compte plus de trois milliards de pauvres, soit plus de la moitié de la planète ». Dernier point, les chiffres les plus récents remontent à 2005 et ne tiennent donc pas compte de la crise qui sévit depuis, ni de la flambée des prix alimentaires ainsi que de celle des matières énergétiques. Les conséquences s’avèrent donc dramatiques pour les plus démunis. A contrario, une étude récemment publiée par la banque helvétique du Crédit Suisse, semble démontrer que les riches ne se sont jamais aussi bien portés en France. Avec l’explosion de l’immobilier et une politique fiscale très « généreuse », l’étude estime à 2.600.000, le nombre de millionnaires en dollars, que compte notre pays, soit le plus grand nombre de millionnaires d’Europe (en comparaison, même si l’on compte davantage de « très riches » (plus de 100 millions de dollars d’avoirs) qu’en France, l’Angleterre n’aurait « que » 1.600.000 riches. Voir Options, n° 571, novembre 2011, p. 8. 42 Dans une lettre ouverte à Nicolas Sarkozy, Valérie Giudicelli évoque un « suicidé en sursis » pour parler de son époux, Jean-Paul, 57 ans et cadre sans emploi de France-Télécom. Après avoir déchiré sa carte de l’UMP, elle écrit : « Je ne peux rester silencieuse face à une telle violence morale, j’ai compris qu’il ne suffisait pas de dénoncer l’injustice mais qu’il fallait donner sa vie pour combattre », in La Dépêche, 11 mai 2011. Curieux combat que celui qui pousse des salariés qu’on n’écoute pas, à se suicider pour se faire entendre. 43 Voir M. Vivas, « Hier j’ai surpris France-Télécom semant des graines de suicides », in Artefacte, n° 1, pp. 43-53. Voir également la réflexion de F. Vivas sur le même thème, in « De l’instrumentalisation des psychologues », Artefacte, n° 1, p. 65. 44 Didier Lombard, ancien PDG de France-Télécom. Voir Libération, 16 septembre 2009.

torsadée, censée atténuer les états d’âmes des bras armés de la modernité, qu’on engage à s’engager, qu’on presse de se presser et qu’on invite surtout à ne pas s’inviter. C’est la politique de l’oxymore45, transposée de l’écologie à l’économie. De figures de style en mensonges réguliers, nos hommes à tout faire du pouvoir n’en finissent plus de nous achever, tant ils ne savent plus qu’en faire... du pouvoir. Dans ce glossaire de la vie quotidienne aux apparences contradictoires, dans ce fatras clinique, ils nous bercent de cantiques proches de la galéjade. Hautains, ils n’en finissent plus de nous plonger dans la dépression46, dans un maelström stylistique à l’oxymore47 triomphant. Alors, amusons-nous aussi. Face au « jeune vieillard » moliérisé atteint de maladie imaginaire, Rimbaud aurait sans doute dépeint une « tendresse bestiale » à pâlir sous la « clarté sombre des réverbères » des Paradis artificiels Baudelairiens. Quid des « fous normaux » du grand Desproges, qui, telle la tortue qui « se hâte avec lenteur » à La Fontaine, chutent dans « un silence étourdissant », dixit Camus ? Oxymore, il n’y a plus d’espoir !

45 B. Méheust, La politique de l’oxymore, Paris, La Découverte, coll. Les Empêcheurs de penser en rond, 2009, 168 p. 46 M.-F. Hirigoyen, Le harcèlement moral dans la vie quotidienne, Paris, Pocket, 2002, 444 p. Cet ouvrage est le prolongement d’un livre publié en 1998 sur le harcèlement moral. L’auteur tente, à partir de nombreux témoignages et scandales publics ou privés, d’éclairer le débat en s’appuyant sur les analyses qui circulent dans les médias, chez les psychologues, les syndicalistes ou les chefs d’entreprises. Elle essaie de « démêler le vrai du faux » à partir du malaise qui règne dans le travail, afin de contribuer à mieux prévenir les enjeux de demain. 47 Figure de style qui consiste à placer l’un à côté de l’autre, deux mots opposés. « Cette obscure clarté », Corneille, Le Cid, Acte IV, scène 3. Transposé au discours de bon nombre de nos dirigeants politiques, l’oxymore permet des pirouettes pour laisser l’idée en dehors du discours et privilégier la forme au fond.

Page 27: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

27 Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com

« Vous êtes heureuse ? », demande à Dada, Picabia. « Figurez-vous qu’il n’y a pas de lendemain, la vie est aujourd’hui et aujourd’hui n’existe pas »48. C’est dit. Seulement, aujourd’hui, demain, après-demain, tout est réel. Du Bateau-Lavoir à la Négresse Blonde, mon âme teintée aux vagues insolites du Brancusi-Braquisme, tangue au ressac houleux des contraintes mercantiles de notre temps. Tendu comme du tissu de femme que l’on se colle entre le nombril et le galbe, l’homme au travail est en passe d’y laisser sa peau. De l’homme artichaut qu’on épluche à grand renfort d’aliénation royale et de castes stratifiées au jus de l’injustice, à l’homme-tronc étêté de tout pouvoir d’achat générateur de loisir, on vient de faire un grand pas. Un grand pas en arrière… Tatoué par la crise, dégraissé, lessivé, juste bon à s’autoalimenter avec les larmes que sa sueur a laissées sur le carrelage, pendant que d’autres49 se chargent goulument la panse, dans une danse à mille milliards de milliards de dollars. Si la technologie, sous couvert d’ergonomie, a réduit les dangers en humanisant une partie de l’activité/travail, les cadences modernes où règnent tensions, mobilité forcée, et respect du timing, ont supprimé le plein emploi et dépecé la jovialité de l’employé du mois.

48 F. Picabia, Jésus-Christ Rastaquouère, Paris, éditions Allia, 1996, p. 54. 49 Le magazine américain Forbes a recensé 1.210 milliardaires dans le monde en 2011. C’est le record absolu depuis que ce classement existe. Cela signifie que s’il y a de plus en plus de pauvres sur terre, il y a également de plus en plus de personnes extrêmement riches. De là à dire que ces fortunes sont bâties sur le travail des plus faibles… Moscou qui compte 79 milliardaires passe pour la première fois devant New York (58) pour le nombre de milliardaires présents dans les grandes agglomérations. On constate par ailleurs qu’il y a de plus en plus de nouveaux milliardaires dans les pays « émergeants » comme l’Inde, le Mexique, le Brésil ou la Chine.

Quand il est en plein labeur, qu’il se crève à la tâche sans avoir le cœur à l’ouvrage, l’homme se noie. Fortes de leurs prééminences productivistes, elles (les cadences modernes) ont jeté à la bobine des casquettés roublards - ces « salopards en casquette »50 brocardés en leur temps par le sinistre Paul Claudel qui dénonçait au moment de la défaite de 1940, « l’immonde tyrannie des bistrots, des francs-maçons, des métèques, des pions et des instituteurs »51 - un nouveau concept pourfendeur d’illusion. A star is born : le stress52. Born to be alive, oui-da ! Mais pas mort-né.

50 J.-P. Rioux, Au bonheur la France. Des impressionnistes à de Gaulle, comment nous avons su être heureux, Paris, Perrin, 2004, pp. 188-189. L’historien le dit avec humour, tendresse et ironie. L’allusion renvoie aux congés payés et au regard porté sur les premiers bénéficières (nos pères) de ces vacances imposées où, à l’été 1936, pour la première fois, riches et pauvres vont côtoyer les mêmes plages, en même temps. Il précise par ailleurs que « le vrai rush est pour 1937 ». 51 P. Claudel, Journal II, 1933-1955, Paris, Gallimard, 1969, p. 317. Devant cette litanie abjecte, Albert Camus évoquera d’autres responsables issus plutôt de « la France des boutiquiers, des bureaux de tabac et des banquets législatifs », in Combat, 27 juin 1945. Question de peau… 52 Le stress au travail peut avoir plusieurs visages. Source d’émulation et d’efficacité (cf. l’exemple suédois qui, depuis le début des années 90, favorise le travail dans un environnement sécuritaire, tant au niveau psychologique que physiologique), il peut aussi engendrer de nombreux troubles pouvant conduire jusqu’au suicide. L’INRS (Institut National de Recherche et de Sécurité) estime à 1/5 le nombre de salariés européens souffrant de troubles de santé liés au stress du travail. Si l’Institut met en garde l’entreprise contre les risques d’absentéisme, de démotivation et de détérioration de la qualité du travail produit, elle insiste tout particulièrement sur la notion de prévention. Rappelons que le chef d’entreprise a pour obligation de protéger la santé (physique et mentale) de ses salariés. Pour cela, l’INRS propose une démarche qui passe autant par la formation de l’encadrement (management participatif) et du personnel aux nouveaux outils technologiques, que par la communication (avec une régulation systémique qui donne la parole à tous), par une meilleure adaptabilité aux charges de travail en fonction de la situation, ainsi que par une meilleure optimisation des compétences de chacun. La bibliographie sur ce thème est particulièrement abondante. Nous en avons retenu quelques-uns : F. Dubet, V. Cauillet, F. Raul (sous la dir. de), Injustices : l’expérience des inégalités au travail, Paris, Seuil, 2006, 499 p. ; P. Coupechoux, La déprime des opprimés, Enquête sur la souffrance psychique en France, Paris, Seuil, 2009, 379 p. ; « Pour des états généraux sur les conditions de travail, la santé, le stress et la pénibilité au travail… », Décrypter le social, n° 14, août-sept 2007 ; S. Hamon-Cholet et C. Rougerie, « La charge mentale au travail : des enjeux complexes pour les salariés », Économie et statistiques, n° 339-340, 2000, pp. 243-255.

Page 28: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

28 Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com

Laurent Classeau, rue Temponières, Toulouse 2008 © Artefacte.

Page 29: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

29 Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com

Factotum agité, l’homme est un cerf pour l’homme, aurait tout aussi bien pu dire quelqu’un53. Faut-il vivre pour travailler ou travailler pour vivre ? Déjà, faut-il vivre ? De quel droit ? Vieux débat démago dont l’évidence de la réponse ne dépend-elle pas finalement que d’où l’on naît, d’où l’on vient et surtout « d’où l’on compte aller ». Veut-on se contenter de dériver sentimentalement comme un boomerang hoquetant, au risque de se le prendre en pleine gueule en se privant des essences de la vie ? ; ou du pommier, souhaite-t-on tirer toutes les clémentines ? Adam ? Ève ? Newton ? À toi de voir ! Là m’apparaît être la troisième voie. Gagner plus pour travailler moins. Comme un pied-de-nez aux stakhanovistes du profit qui baignent leurs Rolex entre le Fouquet’s et les Yachts de Bolloré. L’anti-sarkozysme à outrance. Le déblayage des « Je veux vous… », dans un raffut sauvage des poncifs électoralistes54 disséminés au timbre enjolivé d’une presse soumise au chahut de la tête de mêlée. Alors ? À quand une meilleure régulation, à quand la guerre aux paradis fiscaux et la mise en application des promesses d’une taxe aux spéculations financières ? Comme le dit si bien Jean-Marie Roux, remettons vite « la finance au service de la société »55. Le « travailler plus pour gagner plus » a fait long

53 « Lupus est homo homini non homo quom qualis sit non gnovit ». », Plaute. La mémoire collective a retenu Hobbes, mais Plaute est à l’origine de cette formule. Voir à ce propos le commentaire de F. Paul-Lévy, « Trois petits mots et puis s’en vont », Artefacte, n° 1, pp. 117-123. 54 Face aux promesses électoralistes, il y a les faits. Voir H. Martin, « Le président anti-impôts invente une nouvelle taxe par mois », Le Canard Enchaîné, 3 septembre 2008. 55 J. M. Roux, Options, n° 571, novembre 2011, pp. 22-23.

feu56. Dans un rapport accablant publié en juin 2011, les députés Jean Mallot (P.S.) et Jean-Pierre Gorges (U.M..) flinguent « cette très coûteuse survivance de la loi Tepa (Travail, emploi, pouvoir d’achat) »57 qui s’est révélée un gouffre financier58 sans conséquences économiques marquantes, « pénalisant l’emploi et inefficace pour le pouvoir d’achat », regrettent certains syndicats comme la C.F.D.T. Plaqué à la gorge, l’apologiste des murs kärcherisés et sa meute de décomplexés de la culture, se sentent pousser des ailes, tel un judoka en manque de pièces jaunes et détenteur d’acquis dans tous les domaines « possibles et inimaginaux »59. Hardiment protégés fiscalement par un bouclier à l’étanchéité garantie, ces Deep Blue contrefaits, confondent Zadig et Rousseau, le gaz de shit et le filon pétaradant du premier ministre. On nous parle d’harmonisation fiscale européenne quand il ne s’agit, en réalité, que de rassurer des marchés financiers jamais rassasiés. Derrière, on devine le tronc émacié d’un pied qui sent des doigts dès qu’on lui touche la main. À quand une méprise entre une marque auto en forme de losange et un chanteur populaire que la société a bien eu ? Et que dire encore de la hausse des prix qui rend l’ambiance morose, de la fellation qui rend le bout tout rose, et des empreintes

56 Pour mémoire, le 1er octobre 2007, la loi sur les heures supplémentaires défiscalisées entre en application. Elle exonère le salarié de cotisations salariales et d’impôts sur le revenu sur les heures supplémentaires, et permet à l’employeur un abattement forfaitaire de cotisations patronales. 57 L. Peillon, Libération, 30-31 juillet 2011. 58 Son coût est estimé à plus de 4,5 milliards d’euros par an, soit plus de 15 milliards en trois ans, pour « un gain marginal de 0,3 % du revenu disponible des ménages », déplorent les deux députés. 59 Le 30 juin 2011 sur Europe 1, Mr David Douillet, grand judoka, s’est échiné à prouver que parfois, sportif ne rime pas avec génie. « Sans bouillir », aurait probablement ajouté Pierre Desproges !

Page 30: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

30 Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com

génitales de nos ministres décérébrés par l’obsession d’un « gode électoral » revisité. Oh my gode !!! Les bacheliers sont prêts pour être les nouveaux serviteurs de l’État. Ils ne sont pas plus cons en tout cas. Malraux, l’homme de la « fraternité virile », doit en faire une jaunisse dans sa tombe. Rocco, l’homme de la « virilité stérile » doit en faire une chaude-pisse dans sa robe. Serait-il le père de l’enfant de Rachida ? Miracle !!! Au F.M.I., parangon abscons du capital, banque du sperme modern love, à rendre jaloux un Bowie de traie, comme en son temps le bureau ovale de la Monica, on tire à tout-va et on démissionne illico face à une crise qui n’en finit plus de nous perdre. Marché conclu. Que les pauvres soient plus pauvres et que les nantis s’affranchissent de toute forme de culpabilité. La relève est assurée. Lagarde est là ! Et comme la garde meurt mais ne se rend pas, on n’a plus rien à craindre. Du reste, les édiles du pouvoir veillent sur nous. Et si leur culture se délite de sale gueule, ce n’est pas de leur faute. Ne sont-ils pas finalement que le pâle reflet d’une société exsangue, frappée par l’étiolement du niveau de flottaison culturel moyen qui, chaque jour, anime les émissions de divertissements « culturels », au travers de lapsus qui n’en sont pas vraiment ? Et dans lapsus, y’a lape, comme dirait l’autre ! Ainsi, à longueur de journée peut-on se repaître des errements verbaux de nos ministres, ces Bigard en herbe, qui confondent la S.P.A. avec des lieux de détentes et de soins

pour retraités friqués et cadres surmenés, localisent Rangoon au Mexique et Cancun en Jordanie, s’imaginent que Trinité et Tobago est un slogan pontifical destiné à ramener les pêcheurs urbi et orbi, assimilent Pizarro à un peintre cubiste et Picasso à un Conquistador génocidaire, et confondent le Traité de Tordesillas avec une omelette espagnole de l’âge doré. C’est l’époque qui veut ça. Alors, travail, travail, travail ! Manquerait plus qu’on s’y remette…

Thierry CROUZET60

60 Thierry Crouzet est né en 1972. Grand voyageur, il croque ici ses rêveries d’un errant non solitaire.

Page 31: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

31 Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com

« Sur la route blanche, à l’infini,

tout l’horizon va à reculons »61.

61 R. Vailland, « En vélo », Le Pampre, Reims, n° 7-8, 1923.

Page 32: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

32 Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com

Une lecture de Roger Vailland

- 325 000 francs !

C’est ce que j’ai répondu à l’examinatrice, lorsqu’elle m’a demandé de citer ma dernière lecture. On m’avait conseillé de me présenter à cet oral de sélection, rasé, les cheveux coupés, les ongles taillés, costumé-cravaté. J’avais à peine 17 ans. Dans le bus, quelques minutes plus tôt, un groupe de filles, plutôt jolies, raillaient ma tenue d’endimanché occasionnel. Maintenant, j’étais là, assis devant ces trois jurys : un professeur de cuisine, un professeur de salle, une enseignante de français. Je tenais mes mains croisées sous la table. Lorsque je les ai posées sur le contreplaqué laqué, j’ai vu les regards plonger sur mes ongles. On m’avait prévenu, on ne se présente pas à l’oral de l’École Hôtelière de Toulouse les mains sales. Les questions s’enchaînaient, mornes et plates. Quelle est le dernier livre que vous avez lu ? Pourquoi voulez-vous faire ce métier ? Avez-vous de la famille qui l’exerce ? Je cherchais le piège. J’avais trois poêles sur le feu : ce que je donnais à voir par mon attitude, la qualité de mon expression, et le plus épineux sans doute, le contenu de mes réponses, sous surveillance.

J’étais content de répondre à la première question sans la moindre équivoque : 325 000 francs ! Je l’avais préparée cette réponse. J’ai vu scintiller un brin de satisfaction dans le coin de l’œil de la professeure. Était-ce parce que j’énonçais qu’il m’arrivait de lire ? Trouverait-elle en moi un allié de circonstance ? Un de ceux qui prendrait ses cours au sérieux ? Qui ne chanterait pas Les trois orfèvres au lieu de fourrer son nez dans ses manuels. Combien de candidats au CAP-BEP s’entichent pour les auteurs classiques ? Trouvait-elle que mes choix littéraires dénotaient avec ce milieu hôtelier jugé plutôt conservateur ? S’attendait-elle à ce que je cite du Gide, du Claudel, du Pauwels ? Et puis quoi encore ! L’avait-elle lu ? En pensait-elle quelque chose ? J’étais sur la sellette. Je jouais le jeu. J’expérimentais l’inégalité rituelle des concours d’entrée. Eux, derrière la table. Eux dont je ne savais rien. Eux qui m’évaluaient sans que je ne puisse ouvertement les juger à mon tour. Eux qui fixaient l’ordre et la distance. Eux qui ratifiaient le passage. Que feront-ils de mes confidences, de tous mes mentir-vrais ? Y a-t-il une limite à l’impudeur de leurs questions ? Étais-je prêt ?

Page 33: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

33 Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com

Page 34: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

34 Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com

Je n’ai pas eu à leur dire que Vailland ne ménageait pas ses formules. « L’esclave croit éternelle la triste sagesse que lui ont enseignée des siècles de cohabitation avec le maître ». Je n’ai pas eu à affirmer que l’agitation musculaire s’apparentait parfois à un alcaloïde. « Les jeunes gens qui font du sport n’ont pas le temps de fréquenter les réunions politiques ». Je n’ai pas eu à justifier l’argument de l’inégalité sociale : « Jusqu’à nouvel ordre, c’est le colon qui bat le boy ». Je n’ai pas eu à défendre mes livres. En aurais-je été capable ? Dire que l’on s’adonne, même occasionnellement, à la lecture suffit parfois à contenter ses scrutateurs. Mais de quoi parle-t-on ? En 2011, j’ai repris ce livre. Lu pour la troisième fois. Derrière l’histoire d’un amour impossible, Vailland décrit la souffrance des travailleurs, les accidents qui façonnent les corps. Sous l’expression d’un syndicaliste c’est la solidarité professionnelle, la conscience de classe, la nécessité des luttes collectives qu’il évoque.

Nous sommes en 1954. Busard, bon cycliste, veut la main de Marie-Jeanne. Pour l’obtenir, il doit trouver maison et métier. Entre Chalon et Mâcon, on lui propose un bout de liberté : la gérance d’un snack-bar. Quarante couverts. Logement pour les patrons. Tout réuni, les économies de la famille, l’argent placé à la Caisse d’Épargne, ça fait 375 000 francs mais le compte n’y est pas pour arriver au 700 000 de la caution. Il manque encore 325 000 balles. Alors Busard, l’individualiste, le motivé, va s’esquinter la santé. Travailler plus pour gagner plus. Faire à deux, lui et un ami, le boulot de trois ouvriers. À Bionnas, le turbin derrière la presse à injecter se paie 160 francs. À raison de 12 heures par jour moins la pension, il lui faudra 187 jours de travail autour de la presse pour réunir la somme. 187 jours à fabriquer des corbillards-carrosses Louis XIV en plastique rouge géranium. Ça en fait du plastique rouge géranium !

Page 35: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

35 Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com

Laurent Classeau, Photo de Pékin, mai 2008 © Artefacte.

Page 36: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

36 Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com

Busard s’amuse même à compter le nombre de pièces à produire. Il sortira de la machine 201 960 jouets. « Trancher, séparer, jeter ». Des milliers de gestes répétés, comme un coureur sur sa bécane. Busard et Marie-Jeanne rêvent de quitter la ville. Ils rêvent de grand air. Un snack-bar c’est bon pour devenir un « larbin », un « vulgaire serviteur » disent le père Busard et le syndicaliste. Busard passe. Il a du gnac. Il bossera jour et nuit. 4 heures de travail. 4 heures de repos. Son pote fera le reste. Le sprint est un peu long mais ils tiendront. Six mois. Juste six mois pour que se dessine à l’horizon le paradis des courageux. Chez Vailland, le patron ne vit pas dans une maison de maître, domestique et porcelaine. Ces caricatures embrument le réel. Le « vieux » est un ancien ouvrier qui ne modernise que si c’est nécessaire. En 36, il a voté Front Populaire et pendant la guerre, il a donné au maquis. Le « vieux », il laisse faire. Pour le turbin, nuit et jour, le syndicat a fermé les yeux. Cette prouesse est contraire aux principes mais il ne pouvait entraver l’espoir de voir l’un des siens échapper à sa condition de manœuvre. « Trancher, séparer, jeter ». Encore et encore. Un mois. Deux mois. Trois mois. Quatre et cinq.

À force de travail, Busard a le visage qui se creuse. La fatigue s’accumule. Il est comme saoul. Entre veille et sommeil. L’ivresse de l’activisme. Les jours sans fin accouchent d’un sommeil épisodique. Pour tenir le coup, il prend des amphétamines. Et voilà maintenant que Marie-Jeanne doute de leurs amours. « Qu’est-ce que je fous là ? » se demanda-t-il à haute voix, alors que le bleuté de la lampe à fluorescence illumine la machine. La nuit vient de tomber. Bientôt les machines reconduiront les hommes à l’orée des usines. Il se surprend à faire ce terrible constat : il vaut moins que dix presses semi-automatisées. Il faut tenir. Tenir encore. Plus que treize jours. Alors, il tranche. Il sépare. Il jette. L’amélioration du système de refroidissement accroît la production de 50 %. Le technicisme capitaliste mène les corps à la baguette. La fatigue s’ajoute à la fatigue. Des crampes. Des insomnies. L’envie de boire un coup. Plus que trois jours. Busard prend du retard. Lui qui a toujours trimé avec la sécurité, pour éviter de payer l’amende, pour ne pas prolonger son calvaire, bosse maintenant sans filet. Les doigts sous la presse. Les mains dans la machine. Les paluches dans le moule à plastique rouge géranium. Vous imaginez la suite ?

Page 37: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

37 Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com

Après l’oral, je suis rentré à la maison, dans le même bus qu’à l’aller. J’avais enlevé cette maudite cravate qui m’enserrait le cou. Je portais ma veste en bandoulière. Sans doute pensais-je me libérer de quelque chose. Quelques jours plus tard, je recevais par la poste mon admission à l’École. J’avais en pogne le sésame espéré. Ils m’avaient ouvert leur porte. J’apprendrais un métier. Les bases de cuisine. Toque blanche. Veste blanche. Pied de poule et tour de cou. Mes compagnons de lecture s’appelaient Escoffier ou Antonin Carême. Prévert, Vian, Sartre, Breton, Rimbaud et Baudelaire. Je goûtais aux épreuves du travail en équipe. À l’impérieuse nécessité de ne pas laisser traîner le doigt sous un couteau. Aux arts éphémères. Aux engueulades des « pédagogues ». Aux cris des chefaillons. À l’ivresse des journées qui n’en finissent pas. Cette critique du taylorisme, la prise de conscience de l’aliénation ainsi que la niaiserie des utopies individualistes, je la devais donc un peu à cette lecture de Roger Vailland. À Zola, et à bien d’autres encore. Pour Vailland, son roman offre une variété de lectures possibles. Dans ses Écrits intimes, il affirme « 325 000 francs, le meilleur de mes romans, vrai rêve, rêve vrai, une vraie histoire qui peut être interprétée totalement par Freud, par Marx, et encore par bien d’autres, elle a toutes les faces possibles de la réalité »62.

62 R.Vailland, « Meillonnas, 15 janvier 1963 », Écrits intimes, Paris, Gallimard, 1968, p. 712.

L’homme lui-même est complexe et pluriel. Il y a le Vailland journaliste. Vailland l’écrivain, le voyageur, le surréaliste. Vailland des prix Goncourt et Interallié. Vailland le dandy, le libertin. Vailland le rouge. Vailland qui projetait de zigouiller Céline, pendant la Seconde Guerre mondiale. Mais Vailland ne s’égare pas dans le superflu lorsqu’il raconte le monde tel qu’il va. Pas un monde de béni-oui-oui. De happy end. Il ne s’interdit pas à penser en finesse cette notion que les modernes jugent un peu désuète : la lutte des classes. Chez lui, la servante n’épouse pas le prince et les patrons de bar ont les pognes un peu plates, empreintes d’une vie ouvrière. C’est ce que je raconterais aujourd’hui à mes examinateurs, s’il m’était donné de revenir en arrière. Et dans vingt ans, peut-être, je verrais les choses autrement !

Frédéric VIVAS

Michel PICARD (sous la dir. de), Lecture de Roger Vailland, colloque de Reims, Paris, éditions Klincksieck, 1990. Roger VAILLAND, Le Pampre, Reims, n° 7-8, 1923. Roger VAILLAND, Écrits intimes, Paris, Gallimard, 1968. Roger VAILLAND, 325 000 francs, Paris, Buchet-Chastel, 1968.

Page 38: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

38 Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com

Laurent Classeau, Pas sur l’herbe, Photo de Chine mai 2008 © Artefacte.

Page 39: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

39 Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com

Vous êtes ici

Page 40: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

40 Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com

Galerie photos, le marché de Tsukiji, Tokyo

Août 2010. Il est 4 heures du matin et pour me rendre au marché de Tsukiji dans les temps, je prends un taxi. J’ai sur moi un plan d’accès. Il est écrit en japonais car les chauffeurs de taxi de Tokyo ne parlent pas souvent la langue de Shakespeare. Après quelques minutes pour faire comprendre ma destination, me voilà parti. Les rues sont désertes et la course ne durera qu’un quart d’heure durant lequel nous avons beaucoup ri ensemble sans nous comprendre un seul instant. Je suis à l’heure et je me joins au premier des deux groupes de touristes qui accédera à la salle de vente aux enchères. La criée commence à 5 heures et dure jusqu’à 6h15 environ. L’endroit est calme. Les acheteurs inspectent méticuleusement les poissons étalés sur des planches, armés d’une pique.

L’entrepôt est rempli de thons. Certains acheteurs collent des étiquettes d’autres peignent des numéros sur le flanc des poissons. J’en vois plusieurs sentir la chair du poisson comme pour en apprécier la qualité. Ces acheteurs se connaissent, se regardent, se sourient et échangent. Un officiel vêtu de bleu monte sur un petit tabouret. Il est équipé d’une cloche et lance une enchère. Des bras de courtiers se lèvent et les premiers thons se vendent rapidement. Ils sont ensuite sortis de la zone et partent sur des chariots à tirer ou sur de drôles de véhicules à moteur. Ils rejoignent les différents stands du marché où ils seront préparés et vendus aux meilleurs restaurants de Tokyo ou à quelques particuliers matinaux. La suite dans mon assiette ?

Franck ALIX

Page 41: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

41 Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com

© F. Alix

© F. Alix

Page 42: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

42 Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com

© F. Alix

Page 43: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

43 Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com

© F. Alix

Page 44: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

44 Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com

© F. Alix

© F. Alix © F. Alix © F. Alix

Page 45: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

45 Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com

© F. Alix

Page 46: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

46 Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com

© F. Alix

Page 47: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

47 Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com

© F. Alix

Page 48: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

48 Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com

© F. Alix

Page 49: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

49 Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com

© F. Alix

Page 50: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

50 Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com

© F. Alix

Page 51: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

51 Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com

© F. Alix

Page 52: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

52 Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com

© F. Alix

Page 53: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

53 Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com

© F. Alix

Page 54: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

54 Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com

© F. Alix

Page 55: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

55 Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com

© F. Alix

Page 56: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

56 Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com

© F. Alix

Page 57: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

57 Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com

© F. Alix

Page 58: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

58 Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com

© F. Alix

Page 59: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

59 Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com

© F. Alix

Page 60: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

60 Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com

© F. Alix

Page 61: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

61 Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com

© F. Alix

Page 62: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

62 Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com

© F. Alix

Page 63: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

63 Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com

© F. Alix

Page 64: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

64 Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com

© F. Alix

Franck ALIX Né en mai 1969. Vit à Toulouse et voyage. Réalise des reportages photographiques et vidéos (Géo ado, Radio France International…). Site web: franckalix.com [email protected]

Page 65: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

65 Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com

Jean-Marie Delorme est né en 1950, originaire de la « Bretagne » lyonnaise ; il étudie la biologie, travaille quelques années comme technicien d’appareil dans une raffinerie de pétrole, cherche à s’orienter, pratique le mime, découvre le théâtre ; il fait des études sur les territoires ruraux, leur aménagement et leur aménité, s’intéresse à la recherche sociologique, à l’urbanisme et à la ville - autres scènes -, s’exerce aux arts chinois du mouvement et à la constance, recherche une harmonie entre lutte et accord… Comme citoyen s’éduque, s’interroge sur notre étrange présent, et participe au sein de plusieurs collectifs aux débats prospectifs : solitaire et solidaire, nourrir la vie, construire un présent souhaitable, inventer des alternatives et participer à changer le vivre ensemble…

L’écriture - dans son meilleur - est un moyen vivant de transformation. Ce texte est écrit en

dialogue avec un texte original - un courrier de Juan Jiména - qu’il prolonge à sa manière, et fait office de point d’appui ; identité et altérité dans le travail d’une écriture. [Rédigé par l’auteur].

Page 66: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

66 Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com

Fol avril, ce n’est rien

Voici de lourds nuages qui remontent le vent. Voici la terre qui s’en rit ; voici la grande poêle où frire, rien que pour nous. Point final. Pour nous ! — C’est sûr… De ce qui, à la terre-mère, arrive ; Qui, en milliers d’années, Qui, en millions d’années, se rythme. À ce qui, - nouveau tempo - en une unique génération, nous arrive. ◙ ◙ ◙

Page 67: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

67 Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com

Les gaz de schistes, ce n’est rien. L’eau s’enflamme ; nous avons désormais la bouche en feu. Désormais, nous sommes cette météorite géante, et ravageante, qui anéantit la planète. Ô certains - sûrs d’eux - signent, de leur bureau, le sort de ceux chez qui ils ne sont jamais allés. Le risque nucléaire, ce n’est rien. Three Mile Island, Tchernobyl, Fukushima sur l’île-tristesse, ce n’est rien. Refaire un système de vie viable - et, tant qu’à faire, la vie amène et belle - ce n’est encore, que quelques cent milliers d’années. Science sans conscience ; risques masqués, démesurés ; consommer toujours plus… L’après, nous n’y sommes pas encore. Nous voilà comme en guerre : confinés, déplacés, malades.

Page 68: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

68 Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com

Le climat peut changer, ce n’est rien ; nous nous en battons l’œil. Nous vivons - mon vieux Corneille - tout au mieux cent années… Douleurs, léguées aux peuples des avenirs. Douleur des choses sans langage ; douleur des peuples laissés pour comptes trébuchants. Les coulées de bitumes, ce n’est rien. Les gazettes vous auront mal informés. Il convient de mieux communiquer : simple accident, par prudence l’exploitation est suspendue, et seulement quelques fumées, sans feu. Le pire n’est jamais sûr. Entre ce que le top nous demande de faire, et ce que nous croyons devoir, il y a un plafond de verre - dit le manager proche -. Produirons-nous toujours plus ? Et plus vite ?

Page 69: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

69 Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com

Ogémiser la vie sur terre, ce n’est rien qu’un début ; il nous faudra faire plus, faire mieux. Nous clonerons les airs, les océans, et la planète ; nous clonerons les loups, et les dents des loups ; nous clonerons l’impensable même. Mais il nous faudra, pour évoluer, un pacte avec - qui - nous sommes. Nourrir la vie ; et quelques respects de ce qui nous environne. Détruire, ce n’est rien, si nous ne nous détruisons pas nous-mêmes ; par nos étranges techno-sciences, par nos produits, et nos contrôles mortifères… Et de l’éternité, nous ne ferons qu’une bouchée. Tant les chemins sans vérité - ni sens -, un jour ou l’autre vont vers l’abîme. ◙ ◙ ◙

Page 70: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

70 Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com

Aux échelles du vent, ce n’est rien. Nous sommes un point d’hologramme dans l’univers. Et - ensemble - différents et pareils, nous sommes une main de lumière, et d’effroi. Tant il convient de voir - et de nommer - ce n’est pas rien, à travers notre peur, notre obscure inquiétude, la méchanceté des pouvoirs (encore) en place. Et dire nous, ce n’est pas rien. C’est dire l’autre dans le même, l’universel - singulier, la nature ; quand nous serons - enfin - le sujet du poème.

Jean-Marie DELORME 20 avril 2011 Toulouse

Page 71: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

71 Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com

Attention, les polytechniciens de

surface nettoient la Grèce Laur ent Cl as seau

Page 72: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

72 Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com

Les véritables dimensions de la catastrophe de Tchernobyl

Lettre du Professeur Vassili Nesterenko à Wladimir Tchertkoff, Solange Fernex et Bella Belbéoch

Janvier 2005

Chers collègues, Bien peu sont encore en vie aujourd'hui de ceux qui, dès les premiers jours de la catastrophe de Tchernobyl, participèrent directement à l’estimation de la situation radiologique au bloc 4 de la centrale atomique de Tchernobyl, ainsi qu’aux actions visant à prévenir la dégradation de cette catastrophe en explosion atomique. Par malheur l'académicien Valeri Legassov, radiochimiste de talent, nous a quittés un an après la catastrophe. Il était, comme moi, membre du Conseil interministériel à l'énergie atomique d’U.R.S.S. Dès avant l'accident de Tchernobyl, à nombre de réunions du Conseil présidées par le ministre de la construction mécanique moyenne, Efim Slavski, en présence de l’académicien Anatoli Alexandrov, Legassov a exigé le durcissement des mesures de sécurité de l'exploitation de la centrale atomique de Tchernobyl qui dépendait du Ministère d'Energétique d’U.R.S.S. (ministre Piotr Neporojni).

Je vais donc essayer de reconstituer à l'aide de mes archives (notes de 1986) la chronologie des événements et je décrirai les mesures prises par le Gouvernement d’U.R.S.S. et la Commission Spéciale du Conseil des Ministres pour essayer de localiser l’accident survenu à la centrale de Tchernobyl. Le 27 avril 1986 je pris l'avion pour Moscou où je devais me rendre pour affaires. Je remarquai dans l'avion que mon dosimètre de poche donnait des valeurs bizarres : une très grande puissance de dose (des centaines de fois supérieures à ce qu'on observe d'ordinaire à une altitude de 8 000 mètres). Je me dis que mon appareil était hors d'état. Le matin du 28 avril je me rendis au Kremlin, à la Commission militaro-industrielle du Conseil des Ministres de l’U.R.S.S., pour y régler des questions urgentes ayant trait aux essais de la centrale atomique mobile « Pamir » dont j'étais le constructeur en chef.

Page 73: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

73 Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com

C'est là que j'appris l'angoissante nouvelle : un accident était arrivé à la centrale atomique de Tchernobyl, un incendie s'y était déclaré, et le matin du 26 avril une Commission gouvernementale s'y était déjà rendue en avion. Je connaissais bien la construction du réacteur R.B.M.K. dans lequel on utilise comme modérateur de neutrons plusieurs milliers de tonnes de graphite. On sait que lorsque le réacteur fonctionne dans son régime normal, tout le graphite est contenu dans un cylindre d'acier. Le ralentissement des neutrons dans le graphite fournit 6 à 7% de toute la puissance du réacteur. Pour maintenir la température de travail du graphite à 500-600°C, le cylindre à graphite est rempli d'un gaz inerte : un mélange d'azote et d'hélium. Le fluide caloporteur (eau) circule à l'intérieur de l'assemblage de graphite. On sait que l'accident s'est produit à cause d'erreurs du personnel qui effectuait une expérience nucléairement dangereuse : il s'agissait de voir comment, en cas d'arrêt d'urgence du réacteur, on pouvait utiliser le dégagement calorifique résiduel pour la production supplémentaire d'énergie électrique. Les barres absorbantes utilisées dans ce réacteur étaient raccourcies et sans bouts en graphite devant remplir le canal au moment de la sortie de la barre du coeur du réacteur ; par conséquent au moment de la sortie des barres le canal se remplissait d'eau (le fluide caloporteur).

Le protocole de l'expérience avait été soumis par la direction de la centrale atomique de Tchernobyl au ministère, au constructeur en chef (l'académicien Nikolai Dollejal), et au responsable scientifique du réacteur (l'académicien Anatoli Alexandrov). N'ayant pas reçu de réponse positive écrite, la direction de la centrale de Tchernobyl prit malgré tout la décision d'effectuer le 25 avril 1986 les expériences prévues. Le réacteur R.B.M.K. se distingue par un enrichissement relativement faible du combustible (1,8% en uranium 235) et des coefficients positifs de température fort importants, surtout aux niveaux de puissance peu élevés du réacteur. En été 1986, après l'accident, le ministre de construction mécanique moyenne, E. Slavski, me montra tout le programme de l'expérience. Selon ce programme il fallait abaisser la puissance du réacteur jusqu'à 800 Mw puis, à partir de ce niveau de puissance, étudier après le lâchage des barres du système de sécurité la marche par inertie du turbogénérateur pour déterminer la quantité d'énergie électrique produite. Au moment de l'expérience, la puissance du réacteur chuta jusqu'à 60-80 Mw et selon les lois de physique le réacteur tomba dans un « trou d'iode ». Dans cette situation il fallait arrêter le réacteur, attendre 2 ou 3 jours que les isotopes d'iode à vie brève se désintègrent et que la puissance revienne à son niveau normal.

Page 74: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

74 Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com

Tchernobyl, [email protected].

Page 75: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

75 Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com

Selon les dires des participants de l’expérience, le personnel de la centrale atomique a extrait les barres compensatrices du cœur du réacteur et mis en marche les pompes de circulation complémentaires pour amener de l'eau dans le réacteur. La radiolyse de la

vapeur dans le canal fit se former un mélange détonnant d'hydrogène et d'oxygène qui provoqua la première

explosion thermique au sein du réacteur. Il y eut une déviation du flux de neutrons dans le réacteur, l’eau qui avait rempli les canaux libérés des barres absorbantes se mit à bouillir. En 3 ou 5 secondes la puissance du réacteur se vit centuplée. Les éléments combustibles en céramique (en bioxyde d'uranium) à basse conductibilité calorifique furent rapidement détériorés par les énormes tensions thermiques. On sait que la décomposition de l'eau se produit avec le plus d’efficacité sur les éclats de combustible. Suivit une seconde déflagration du mélange détonnant qui déchira l'enveloppe hermétique du graphite et fit éclater la dalle de béton supérieure (environ 1200 tonnes ; elle se trouve aujourd'hui encore inclinée à 60°). L’air eut ainsi accès au réservoir de graphite. Lorsqu'il brûle dans un milieu d'air, le graphite donne une température allant jusqu'à 3600-3800°C. À cette température les enveloppes de zirconium des éléments combustibles et des tubes de force dans le graphite jouèrent le rôle de bougies d’allumage et de catalyseurs, contribuant au développement ultérieur de l'accident.

Les 1700 canaux actifs du réacteur contenaient 192 tonnes d’uranium (enrichis à 1,8% d'uranium 235). De plus les canaux de maintien contenaient les assemblages de cartouches déjà utilisées qui avaient été déchargées du réacteur. Sous l’effet de la grande température du graphite en feu, les canaux du combustible se sont mis à fondre (comme les électrodes dans l'arc voltaïque) et le combustible fondu commença à couler en bas et à s'infiltrer dans tous les orifices des câbles électriques. Le réacteur reposait entièrement sur une dalle de béton de 1 mètre d'épaisseur. En bas, sous le réacteur, on avait construit de puissantes chambres de béton pour la collecte des déchets radioactifs. Comme le personnel continuait à pomper l’eau dans le réacteur avec les pompes de circulation, l'eau s'infiltra bien sûr dans ces souterrains en béton armé. Un grand risque apparut : si la masse en fusion perçait la dalle de béton sous le réacteur et pénétrait dans ces chambres de béton, il pouvait se créer des conditions favorables à une explosion atomique. Les 28-29 avril 1986 les collaborateurs du département de la physique des réacteurs de l’Institut de l'énergie atomique de l’Académie des sciences de Biélorussie ont fait des calculs qui montrèrent que 1300-1400 kg du mélange uranium+graphite+eau constituaient une masse critique et une explosion atomique d'une puissance de 3 à 5 Mégatonnes pouvait se produire. Une explosion d’une

Page 76: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

76 Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com

telle puissance pouvait provoquer des radiolésions massives des habitants dans un espace de 300-320 km de rayon (englobant la ville de Minsk) et toute l'Europe pouvait se trouver victime d'une forte contamination radioactive rendant la vie normale impossible. Je fis un rapport sur les résultats de ces calculs le 3 mai 1986 à une réunion chez le premier secrétaire du C. C., N. Sliounkov. Voici quelle était mon estimation de la situation que j'exposai à cette réunion : la probabilité d'une explosion atomique n'était pas grande car au moment de l'explosion thermique tout le cœur avait été mis en pièces et dispersé non seulement à l’intérieur du réacteur mais sur tout l'espace industriel entourant la centrale. On me demanda pourquoi je ne garantissais pas à 100% qu'une explosion atomique ne pouvait avoir lieu à Tchernobyl. Je répondis que pour cela il fallait connaître l'état de la plaque de béton sous le réacteur. Si la plaque n'avait aucune brèche, aucune fente ou crevasse et si des fentes n’allaient pas apparaître plus tard, on pouvait affirmer qu’il n’y aurait pas d'explosion atomique. Il y a une chose que je sais pour sûr : des milliers de wagons de chemin de fer avaient été réunis autour de Minsk, Gomel, Moguilev et les autres villes se trouvant dans un rayon de 300-350 km de la centrale de Tchernobyl pour l'évacuation de la population si une telle nécessité se présentait.

On s’attendait à ce que l’explosion puisse avoir lieu les 8 ou 9 mai 1986. C'est pourquoi toutes les mesures possibles furent prises pour éteindre avant cette date le graphite qui brûlait dans le réacteur. On amena d'urgence à Tchernobyl des dizaines de milliers de mineurs des mines des environs de Moscou et du Donbass pour qu’ils creusent un tunnel sous le réacteur et installent un serpentin de refroidissement pour refroidir la dalle de béton du réacteur et exclure toute possibilité de formation de fentes dans cette plaque. Les mineurs durent travailler dans des conditions infernales (haute température et haut niveau de radiation) pour sauver la plaque de béton de la ruine. Il est impossible de surestimer ce que ces hommes pleins d’abnégation ont fait pour prévenir une éventuelle explosion nucléaire. La plupart de ces jeunes gens sont devenus invalides, nombre d'entre eux sont morts à l’âge de 30-40 ans. Il est évident que la situation radiologique dans le réacteur était terrifiante. Comme un accident de cette envergure n’avait pas été prévu au moment de l'élaboration du projet, il n’y avait pas à la centrale de Tchernobyl d'appareils dosimétriques capables de mesurer des niveaux de radiation aussi élevés. C’est pour cette raison qu’on m’amena en hélicoptère de Minsk à Tchernobyl dans la nuit du 1 mai. Dans l’hélicoptère nous avions installé le spectromètre-gamma pour la mesure de doses

Page 77: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

77 Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com

puissantes que possédait notre Institut et qui devait équiper la centrale atomique « Pamir » dont le réacteur avait une défense biologique incomplète et de forts niveaux d'irradiation. En survolant le réacteur à l'aube du 1 mai avec l'académicien Legassov, nous réussîmes à mesurer la puissance d'irradiation sur le toit du réacteur qui était de 12 000 - 14 000 R/h (la puissance mortelle pour un homme est de 600 R/h). Pendant le survol du réacteur d'abord à 300 m. d'altitude, puis à 150 m. la puissance de dose à l'intérieur de l’hélicoptère s'était élevée respectivement jusqu'à 100-400 R/h. Les académiciens Legassov et Guidaspov proposèrent de pomper du gaz carbonique dans les ruines du réacteur (considérant qu'il repousserait l'air), de verser de l'hélicoptère du sable et de la poudre de dolomie sur le graphite en feu, ce qui devait éteindre le graphite. Dans les premières heures qui suivirent l’accident on avait déversé sur le réacteur en feu plusieurs milliers de tonnes de plomb pour éviter une explosion atomique. Ce plomb s’évapora, s'éleva dans les airs et retomba dans les régions sud de la Biélorussie, ce qui est une des causes du taux élevé de plomb dans le sang des enfants des districts administratifs de Braguine, Khoiniki et Narovlia. On sait que le 7 mai 1986 l’incendie qui faisait rage dans le bloc 4 de la centrale atomique de Tchernobyl fut

éteint. Pourtant il y eut encore plusieurs rejets de gaz radioactifs en provenance du réacteur et le service de radioprotection de notre Institut enregistra une augmentation de 3 à 4 fois de la contamination radioactive dans le district de Narovlia (70 km de la centrale de Tchernobyl). L'exploit des centaines de milliers de jeunes gens - pompiers, soldats, mineurs « liquidateurs » de ce terrible accident, ne connaît pas son pareil. Selon l'estimation des physiciens, il y avait dans le réacteur de la centrale de Tchernobyl près de 400 kg de plutonium. On estime que près de 100 kg de plutonium ont été rejetés dans l’environnement au moment de l'incendie (1 microgramme de plutonium est une dose mortelle pour un homme pesant 70 kg). Mon opinion est que nous avons frisé à Tchernobyl une explosion nucléaire. Si elle avait eu lieu, l'Europe serait devenue inhabitable. Une idée dangereusement fausse fait son chemin en Occident : du moment que les réacteurs de la centrale de Tchernobyl sont arrêtés, il paraît qu’il n’y a plus de risque d'explosion atomique. Or tant que le combustible nucléaire se trouve à l'intérieur du réacteur en ruines, il présente un danger non seulement pour l'Ukraine, la Biélorussie et la Russie mais pour les populations de l'Europe entière. Les peuples d'Europe devraient selon moi être infiniment reconnaissants aux centaines de milliers de

Page 78: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

78 Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com

liquidateurs qui au prix de leur vie sauvèrent l’Europe d'un malheur atomique gravissime. Selon la déclaration faite en 1996 par la direction de l'association « Union de Tchernobyl », plus de 20 000 hommes de 30 à 40 ans qui avaient participé à la liquidation des conséquences de Tchernobyl étaient morts à cette date. Dans le rapport national intitulé « Les conséquences de Tchernobyl au Bélarus 17 ans après » (Minsk, 2003) on note une augmentation du nombre des cas de toutes les espèces de cancers (cancers du colon, des poumons, de la vessie, de la thyroïde) supérieure à celle observée chez les habitants des régions non contaminées, et ce d'une valeur statistiquement fiable. On prévoit avant 2030 et rien qu'au Bélarus le développement de 15 000 cas de cancers de la thyroïde induits par la situation radiologique. Les enfants constituent la partie la plus vulnérable de la population du Belarus. Selon les données officielles du ministère de la Santé du Bélarus, si en 1985 85% des enfants étaient en bonne santé, en 2000 il y en a moins de 20% dans tout le pays et moins de 10% dans le district de Gomel. Voilà pourquoi il est nécessaire d'organiser d'urgence la protection radiologique des 500 000 enfants qui habitent dans les territoires contaminés du Belarus.

V .N.NESTERENKO63 Membre-correspondant de l'Académie des sciences du Belarus,

Professeur, docteur ès sciences techniques, Liquidateur des conséquences de l'accident survenu à la

centrale atomique de Tchernobyl en 1986.

Vassili Nesterenko est mort le 28 août 2008.

63 Cette lettre est publiée sur le site tchernobyl.verites.free.fr. Commentée et accompagnée de schémas, elle a été également diffusée sur le site http://www.dissidentmedia.org/infonucleaire.

Page 79: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

79 Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com

Mémorial de Tchernobyl, Kiev @ AP Photo/Efrem Lukatsky, thejournal.ie

Page 80: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

80 Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com

Complément d’une lettre

C’est pas facile le boulot de citoyen, celui qui fait qu’on cherche à s’informer pour et avant de juger et que plus ou moins on y arrive. C’est pas pour s’excuser, c’est seulement un constat, qu’il s’agisse de la vie à peu près ordinaire ou d’événements qui n’en font pas partie. La catastrophe de Tchernobyl le montre amplement. Le 26 avril 1986, explosion thermique64 à la centrale électrique de Tchernobyl du réacteur nucléaire n° 4, entré en fonction en 198365. Déjà là les difficultés : c’est grâce à V. Nesterenko que je viens seulement de lire que j’ai appris la distinction à faire entre thermique et nucléaire mais dire que je comprends exactement serait mentir. À une exception près : que si l’explosion avait été nucléaire, si les hommes qui sont intervenus sur les lieux n’avaient pas fait tout ce qui était possible pour empêcher que de thermique, elle devienne nucléaire et n’y avaient pas réussi au prix et au mépris du danger pour leurs vies, une telle explosion « pouvait provoquer des radiolésions massives des habitants dans un espace de 300-320 km de rayon (englobant la ville de Minsk) et toute l’Europe pouvait se trouver victime d’une forte contamination radioactive rendant la vie normale impossible » (citation de la lettre-document de Vassili Nesterenko, datée de 2005). C’eut été eux et nous dans le pire, un pire qui littéralement excède ce que je et sans doute nous tous pouvons

64 Lire à ce sujet la lettre du Professeur V. Nesterenko.

65 Pour la date de 1983, voir Y. Lecerf et E. Parker, L'affaire Tchernobyl, P.U.F., 1987, p.34.

concevoir. Grâce à eux, ce pire là a été évité et le pire qu’ils affrontent, c’est chez eux qu’il est resté. Ça vaudrait bien une minute mondiale de silence tous les 7 mai, vous ne sentez pas ? Pensons-y. Cette nécessité de silence me saisit, c’est un obstacle à franchir pour continuer d’écrire ; ce que je veux pourtant ; en exprimer la difficulté pour fabriquer une médiocre passerelle. La centrale de Tchernobyl est dite électrique ; naguère j’eusse dit centrale nucléaire mais ce sont les réacteurs qui le sont. Électrique parce qu’elle produit de l’électricité. Nucléaire civil, alors comme on dit ? Mais je lis chez Y. Lecerf et E. Parker, dans un passage un peu alambiqué que « tous les réacteurs soviétiques du même type que celui de Tchernobyl sont issus d’une technique à usage militaire et parfois même encore utilisés à des fins miliaires en URSS »66. Et chez V. Nesterenko ceci : « Le matin du 28 avril je me rendis au Kremlin, à la Commission militaro-industrielle du Conseil des Ministres de l’URSS, pour y régler des questions urgentes ayant trait aux essais de la centrale atomique mobile « Pamir » dont j’étais le constructeur en chef. C’est là que j’appris l’angoissante nouvelle : un accident était arrivé à la centrale atomique de Tchernobyl, un incendie s’y était déclaré, et le matin du 26 avril une Commission gouvernementale s’y était déjà rendue en avion ». Commission militaro-industrielle donc ; toutes les centrales atomiques en dépendaient- elles ? 66 Même ouvrage p.13.

Page 81: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

81 Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com

Mais à date actuelle, ailleurs dans le monde, comment ça se passe, comment ça s’organise ? Y a-t-il l’équivalent de cette commission ou y a-t-il séparation stricte du nucléaire militaire et civil ? Qui nous le dira ? Nucléaire civil, ça fait moins peur que l’autre, à tort peut-être mais si de fait c’est plutôt militaro- industriel, ça veut, ça voudrait dire quoi ? Qui nous le dira ? Encore que civil, si proche de civilité et de civilisation, c’est pas forcément le terme le plus approprié quand on sait que les enfants dans les régions contaminées naissent avec des malformations et grandissent comme des vieillards mais si ça peut aussi faire le rapprochement avec civisme et indiquer que les gens qui y bossent ont en eux l’esprit civique, tant mieux. Je me sens dans tout ça dépassée et dans tout ça citoyenne comment ? Qui me le dira ? Maintenant l’explosion du 26 avril. Pas une mais deux (voir le document de V. Nesterenko) avec destruction d’éléments du bâti et incendies ; et avec dans le documentaire réalisé par T. Johnson l’indication que le sol de la centrale se met à trembler.67 Or : « Je fis un rapport sur les résultats de ces calculs le 3 mai 1986 à une réunion chez le premier secrétaire du CC68, N. Sliounkov. Voici quelle était mon estimation de la situation que j’exposai à cette réunion : la probabilité d’une explosion atomique n’était pas grande car au moment de l’explosion thermique tout le cœur avait été mis en pièces et dispersé non seulement à l’intérieur du réacteur mais sur tout l’espace industriel entourant la centrale. On me demanda pourquoi je ne 67 In La bataille de Tchernobyl, 2006. 68 Comité Central du parti communiste.

garantissais pas à 100% qu’une explosion atomique ne pouvait avoir lieu à Tchernobyl. Je répondis que pour cela il fallait connaître l’état de la plaque de béton sous le réacteur. Si la plaque n’avait aucune brèche, aucune fente ou crevasse et si des fentes n’allaient pas apparaître plus tard, on pouvait affirmer qu’il n’y aurait pas d’explosion atomique » (même document). Il faut admettre qu’il y avait une incertitude sur les fentes puisque : « Il y a une chose que je sais pour sûr : des milliers de wagons de chemin de fer avaient été réunis autour de Minsk, Gomel, Moguilev et les autres villes se trouvant dans un rayon de 300-350 km de la centrale de Tchernobyl pour l’évacuation de la population si une telle nécessité se présentait. ». C’est-à-dire en cas d’explosion atomique. Et il écrit encore : « Mon opinion est que nous avons frisé à Tchernobyl une explosion nucléaire. Si elle avait eu lieu, l’Europe serait devenue inhabitable. » La date butoir c’était le 8 mai : en quelques jours les liquidateurs ont évité le pire du pire. Coïncidence que j’ai envie de noter : selon T. Johnson, réalisateur d’un documentaire intitulé La bataille de Tchernobyl, cette centrale porte un nom : celui de Lénine ; c’est la centrale Lénine mais l’usage courant a retenu le nom du lieu, Tchernobyl ; au passage noter également que parmi les premiers arrivés, il y avait : les petits groupes de cinq qui faisaient la garde du parti communiste en cas de coup dur.

Page 82: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

82 Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com

L’explosion condense plusieurs drames de niveaux et de nature différents, celui du nucléaire et de ses dangers, celui de l’Ukraine où se trouve la centrale, celui des risques courus par les populations qui se trouvaient dans sa proximité ; celui de l’Union Soviétique ; celui du gouvernement Gorbatchev dont on pouvait attendre une sorte de renouveau quoique sur ce point les avis divergent mais sur lequel peut-on raisonnablement penser la catastrophe n’a pu que lourdement peser, immédiatement évidemment et probablement jusqu’à sa démission en 1991 ; drame de ceux que l’on a appelés les liquidateurs et dont la grandeur n’apparaîtra ou ne m’apparaitra qu’au bout de longues années, vingt ans plus tard, vingt ans trop tard ; et puis avec le nuage qui s’est formé et s’est élevé dans l’atmosphère, drames tout de suite perçus des particules radioactives et de leurs retombées en Union Soviétique, en Europe ou encore ailleurs dans le monde, étendant les menaces, variables certes, à d'autres populations. Stupeur et nécessité de savoir ; et de savoir quoi faire. Peut-on faire confiance aux informations officielles qu’elles viennent d’Union Soviétique ou d’ailleurs ? Aux journalistes ? Aux spécialistes ? Dès les premiers jours des contradictions apparaissent et ça va durer longtemps. Il y a celles qui tendent à minimiser l’accident et celles qui le maximisent mais sa mesure réelle échappe. Pour là-bas et pour ici, la vérité est un besoin, une urgence et on a le sentiment qu’elle est, comme souvent, difficile à saisir.

En France, il y aura la querelle du nuage avec ses aspects sérieux et ses côtés loufoques. Au mois de mars de cette même année, les élections législatives ont été favorables à la droite : gouvernement de J. Chirac et cohabitation. J’aimerais savoir si Monsieur Mitterrand et Monsieur Chirac ont parlé ensemble du nuage. De toute façon, outre les autres motifs, il y a le plus souvent dans l’air, prête à servir, l’idée que les gens comme vous et moi sont facilement sujets à la panique et qu’il faut nous en préserver, enfants que nous sommes ; alors que de mon point de vue, erroné peut-être, ce n’est pas la rétention mais la diffusion des informations qui évite les effets de panique, en nous permettant de saisir la situation au lieu d’errer d'un préjugé à l’autre. En mai 1986, se crée la Criirad, un groupe de physiciens et de chercheurs indépendant et c’est un contrepoids bienvenu au SCPRI dont les agents missionnés font serment de secret69. Les débats les plus pénibles dont certains inacceptables, portent sur le nombre des morts, des blessés, des malades provoqués par la catastrophe de Tchernobyl : s’il y a un domaine dans lequel l’honnêteté devrait prévaloir sans difficulté, c’est bien celui-là ; depuis le début et à tout moment. Si l’Union Soviétique n’existe plus, les territoires touchés, eux, demeurent et c’est là-bas d’abord que les gens vivent et meurent avec le désastre de Tchernobyl.

69 Décret paru au J. O. (Journal Officiel ) le 15 juin 1966, article 2.

Page 83: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

83 Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com

Et pourtant : dés l’accident connu, deux chiffres concernant le nombre immédiat des morts : 2 ou 2000 ?70 Qui croire et quoi croire ? Au bout de quelques temps, c’est 2 qui s’impose. Depuis, avoir à constater que les affrontements demeurent, que la réalité et la vérité si dépendantes l’une de l’autre ont bien du mal à se faire connaître et reconnaître, en particulier dans les dix premières années ; et par exemple s’agissant des organisations internationales liées à l’O.N.U. : apprendre par le documentaire de W. Tchertkoff, Controverses nucléaires et par Michel Fernex que les actes du congrès de l’O.M.S. (Organisation mondiale de la santé ; mondiale, on lit bien) tenu à Genève en 1995 n’ont pas été publiés en raison d’un accord ancien entre l’O.M.S. et l’A.I.E.A. (Agence internationale pour l'énergie atomique ; internationale, on lit bien) qui donnait à cette agence droit de contrôle sur la diffusion des données recueillies par l’O.M.S. lorsque l’énergie atomique était en cause ; dans le même documentaire, apprendre du Docteur Nakajima - ancien directeur de l’O.M.S. -que l’O.M.S. et l’A.I.E.A. constituent des départements de l’O.N.U. mais que l’organisation de santé dépend du Conseil pour le développement économique et social tandis que l’agence elle relève du Conseil de sécurité, ce qui donne un accès fut-il vague aux priorités et aux systèmes d’autorité. Mais ce documentaire, c’est en 2011 seulement que je l’ai vu. Un peu plus tôt mais si tard déjà, avoir aussi à constater que les victimes ont dû et doivent se battre pour faire reconnaître qu’elles le sont et à l’égard des pouvoirs dans ces

70 Même ouvrage de Y. L . et E. P. pp.9-11.

régions et à l’égard des organisations internationales. Ce seul constat est déjà une désolation. Mais il y a concernant les liquidateurs des faits que ni nous ni les générations qui nous suivront ne doivent oublier : ils ont donné volontairement ou sur ordre leurs vies pour leur pays et pour nous, ici en Europe. Pour ce qui me concerne, il a fallu qu’en 2006, il y a cinq ans V. Kitaev vienne à Toulouse pour qu’enfin je commence à comprendre. V. Kitaev était alors et est sans doute encore président de l’association Union Tchernobyl de la région de Moscou qui cherche à défendre les droits de ceux que l’on a appelés les liquidateurs. Liquidateurs ? Ce mot en russe dit peut-être exactement ce qu’il faut mais en français résonne bizarrement : dit-on liquidateurs de Fukushima ? À-t-on dit liquidateurs pour les pompiers des Twin Towers ? Dire sauveteurs pour ceux qui sont intervenus à Tchernobyl. Monsieur Kitaev est allé dans plusieurs villes de France. C’est le 12 avril qu’il est à Toulouse, invité par les associations Les Amis de la terre et Sortir du nucléaire. Il ne parle pas le français. C’est Carine Clément qui assure la traduction. Ses vêtements, ses attitudes, sa voix manifestent de la simplicité, de la volonté, de la modestie et presque de la timidité. Certes, il ne se prend pas pour un héros, peut-être parce qu’à la différence de tant d’autres qu’il a connus lui vit encore. Avec lui et par lui, le bouleversant entre et reste dans la salle où nous sommes. V. Kitaev est présent pour soutenir la cause des liquidateurs-sauveteurs. Il parle des vivants et des morts, de la situation des malades, des promesses faites et non tenues, des difficultés. Comme s’il s’agissait d’oublier en les oubliant.

Page 84: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

84 Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com

Pompiers, volontaires, pilotes d’hélicoptères, soldats appelés et réservistes, mineurs, spécialistes venus creuser un tunnel. Combien étaient-ils engagés dans cette guerre avec la centrale ? 600 000, 800 000, un million ? Les chiffres varient. Combien sont morts ou invalides 20 ans après ? Selon Monsieur Kitaev et son association 25 000 pour les uns et plus de 160 000 pour les autres. Ils nous ont protégés. Ce même soir, au cours de cette même réunion le documentaire Le Sacrifice a été diffusé et par lui des images d’Anatoli Saragovietz qui aimait tant la vie et qui était en train de la perdre à cause de son intervention à la centrale et de la maladie des rayons, comme certains l’appelle. Alors j’ai décidé une toute petite chose : leur écrire, faire signer cette lettre par d’autres et l’envoyer à celui qui est venu nous parler, à son nom et à l’adresse à Moscou de l’Union Tchernobyl. En un jour et demi plus de 100 personnes l’avaient cosignée. Elle est partie en recommandé par le courrier de l'Université. Elle n’est jamais arrivée. Après une réclamation, les feuillets de recommandation et la lettre sont revenus. Que s’est-il passé ? Je ne sais. Un incident au départ ou à l’arrivée ? Il aurait fallu l’énergie de chercher. Je ne l’ai pas eue : j’étais devenue malade et une lettre vingt ans après, c’était si peu. J’ai abandonné, pas bien contente de moi à cause des signataires et avec nostalgie parce qu’ici en 2006, les liquidateurs-sauveteurs et leur action étaient plutôt négligés. Quelques personnes avaient fait des copies, envisageaient de recueillir des signatures et d’en faire envoi de leur côté. Peut-être celles-là sont-elles parvenues à leur destination.

Frédéric a jugé qu’Artefacte pouvait publier cette lettre mais j’ai voulu la compléter. On a le choix de respecter, d’admirer ces jeunes hommes, de les accueillir dans nos cœurs ou bien de ricaner en jugeant qu’ils ont été bien cons de risquer leurs santés ou leurs vies pour les autres et qu’à leur place on se serait taillé le mieux qu’on aurait pu. Chacun a le choix. Mais quel qu’il soit, ici où nous sommes, nous sommes face à ceci qu’ils ont aussi sauvé l’Europe. Est-ce qu’il peut y avoir des ricaneurs assez ricaneurs pour devoir leur sauvegarde à ces jeunes hommes des premières heures et des premiers jours et ne pas le reconnaître ? Pourtant ni vous ni moi n’avons fait grand chose. Leur dire merci avant qu’ils ne meurent, ce presque rien nous ne l’avons pas fait. Le nuage oui nous a préoccupés, la centrale, le réacteur, la contamination, les civils. Mais les volontaires, « éduqués par le parti » à faire simplement leur devoir comme le dit l’un d'eux ? Et tous les autres, décidés ou par obligation qui sont allés faire le boulot, le terrible boulot par patriotisme et par altruisme, mal informés, mal protégés ? La situation imposée par la catastrophe de Tchernobyl était, on en convient aujourd’hui, tout à fait inédite, rendant vaines probablement les dispositions prévues antérieurement eussent-elles été améliorées et renforcées, comme le voulait V. Legassov. On peut faire une sorte de maladroit rapprochement avec le tsunami qui nous a-t-on dit a pris de cours à Fukushima les exploitants de Tepco. Sauf si V. Legassov avait imaginé un accident proche de celui qui a eu lieu auquel cas la responsabilité de ceux qui n’en auraient pas tenu compte serait lourdement engagée et on peut penser que cela se saurait. V. Ternienko pour sa part indique qu’« un accident de

Page 85: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

85 Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com

cette envergure n’avait pas été prévu au moment de l’élaboration du projet ». Et c’est bien l’inédit qui fait aujourd’hui consensus. Qui peut savoir quoi faire dans une situation inédite ? J’aimerais tellement qu’il y ait une réponse à cette question. On a reproché et on reproche encore aux autorités soviétiques d’avoir envoyé au casse-pipe un si grand nombre de jeunes hommes et on reconnaît que les consignes étaient de limiter l’exposition à quelques secondes et à quelques minutes. Quel était le moins épouvantable des choix ? Beaucoup de gens et peu de temps, en comptant sur la brièveté comme une chance possible ou moins de gens et plus longtemps que délibérément ainsi on envoyait à une mort certaine ? D’autres situations inédites peuvent-elles se produire ? Qui nous le dira ? Quels seront alors les choix ? Que se passe-t-il à Fukushima ? Mais autant qu’il faille comprendre l’inédit ne serait pas la seule menace, la répétition le serait aussi. Je lis ceci dans l’ouvrage d’Y. Lecerf et E. Parker, très défenseurs du nucléaire civil et d’un leadership français dans ce domaine au titre d'un des scénarios, selon leur expression, qu’ils considèrent comme possibles. C’est à la page 249 ; « le plus simple pour en finir avec le nucléaire européen serait un second Tchernobyl ». Les auteurs envisagent alors deux versions. L’une voudrait qu’il s’agisse « d’un « faux Tchernobyl », d’un simple coup de désinformation. « On laisserait croire qu’un accident grave a eu lieu. On larguerait même quelques saletés dans l’atmosphère pour l’accréditer ». Passons sur le on et le largage et lisons la deuxième version. « L'accident pourrait aussi être véritable et avoir été provoqué par des services secrets dans une installation nucléaire quelconque ». Y. Lecerf et E. Parker (cf la présentation qui est

faite d’eux en 4ème de couverture de leur livre) ont été ingénieurs nucléaires et ont exercé différentes responsabilités institutionnelles et ce sont deux hommes qui estiment, on pourrait dire tranquillement, qu’un second Tchernobyl pourrait être du à une action de services secrets. Il convient d’ajouter que pour eux, au moins en 1987 date de leur publication, le premier Tchernobyl n’est pas un accident grave et qu’ils utilisent les termes de « non-événement » pour qualifier peut-être l’accident lui-même et en tout cas ses retombées européennes (voir le premier paragraphe page 229 qui laisse hésitant sur l’extension à donner au « non-événement ») ; de sorte que le second Tchernobyl qu’ils évoquent ne pourrait, selon eux, doit-on penser, qu’être dépourvu de gravité. Mais quand même : un accident nucléaire mais cette fois provoqué, une action des services secrets : qui pourrait prendre une telle décision si méprisante des gens ordinaires ? Tu te sens les sentiments, les nerfs et les pensées en boule, ne laissant le passage qu’à un seul impératif. Il faut qu’une telle décision, action, situation soient impossibles : à court terme le machiavélisme peut sembler servir mais quoiqu’en disent certains il est je crois bien une marque d’impuissance qui finit par se montrer. En tout cas il faut rendre impossibles ses formes les plus morbides. Il faut que les autorités civiles et religieuses se prononcent ; que les partis politiques, les syndicats, les associations, les clubs de dirigeants prennent position ; que des engagements internationaux nous délivrent de ce genre de menaces ; que l’O.N.U. décide d’un referendum mondial qui nous permette de dire que nous ne voulons pas d’actes comme ceux-là. Il faut que ceux qui seraient tentés par ces formes de guerre aillent

Page 86: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

86 Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com

chercher en eux la morale d’y renoncer. Utopies mes il faut ? Mais alors quoi ? Quoi ferra notre protection ? Qui nous la garantira ? Et comment exercer nos droits et nos devoirs de citoyens à l’égard de ceux que nous aimons, de nos semblables et de nous-mêmes ? Parfois je crains que nous comptions bien peu. Si rien ne se fait d’autre que le silence, il sonnerait comme un aveu.

Françoise PAUL-LÉVY Début novembre 2011.

Page 87: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

87 Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com

Laurent Classeau, Madrid, avril 2009 © Artefacte.

Page 88: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

88 Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com

Aux sauveteurs de Tchernobyl

Mai-Juin 2006

Page 89: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com 89

� Surtout, soyez toujours capables de ressentir au plus profond de votre cœur

n’importe quelle injustice commise contre n’importe qui, où que ce soit dans le monde. C’est la plus belle qualité d’un révolutionnaire �

Ernesto Che Guevara

Page 90: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com 90

Le Che s’est-il réincarné en grille-pain ?

Variation sur l’usage des images à des fins commerciales. 71

71

Choix des images : Laurent Classeau.

Publicité

d’une marque

d’ordinateur

Page 91: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com 91

Publicité

d’une

marque de

glace (Il a comme une auréole)

Page 92: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com 92

Publicité d’une

marque de

voiture low

cost

Page 93: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com 93

Publicité pour

des sous-

vêtements

Page 94: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com 94

Publicité pour un

pouf et un coussin

(produisant mécaniquement un

affaissement de l’image)

Page 95: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com 95

Publicité pour une

banque conseil

(elle a fait faillite)

Page 96: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com 96

Publicité

pour un grille-

pain

(Pour révolutionnaire du

matin)

Page 97: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com 97

Publicité

pour une

poubelle de

bureau

Page 98: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com 98

Publicité

pour une

lunette de

toilette

Page 99: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com 99

© Hubert Benita

Sans titre

Page 100: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com 100

Conjudégaison Envie soudaine d’un petit hommage à Derrida

prendre ses jambes à son cou ou prendre ses jambes à mon coup ou pendre mes jambes à son cou Je ne prendrais plus tes jambes à mon coup Tu ne prendras plus mes jambes à ton cou Il ne prendra plus ses jambes à mon cou Elle ne prendra plus mes jambes à son cou Nous ne prendrons plus ses jambes à notre cou Vous ne pendrez plus vos jambes à mon cou Elles ne pendront plus, vos jambes, à mon cou

06/12/08

Hubert BENITA, architecte ordinaire

Page 101: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com 101

© Hubert Benita

Page 102: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com 102

© Hubert Benita

Page 103: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com 103

Lexique A.N.E.C.R. : Association Nationale des Élus Communistes et Républicains. A.P.A. : Allocation Personnalisée d’Autonomie. C.T. : Collectivités Territoriales. C.I.D.E.F.E. : Centre d'Information, de Documentation, d’Étude et de Formation des Elus. E.P.C.I. : Établissements Publics de Coopération Intercommunale. F.P.E. : Fonction Publique d’État. F.P.T. : Fonction Publique Territoriale. R.G.P.P. : Réforme Générale des Politiques Publiques. R.S.A : Revenu de Solidarité Active. T.O.S. : Techniciens, Ouvriers et de Services. U.G.F.F.-C.G.T. : Union Générale des Fédérations de fonctionnaires-Confédération Générale du Travail

Page 104: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com 104

Une analyse critique de la réforme des collectivités territoriales

et ses conséquences sur les personnels territoriaux

INTRODUCTION En tant qu’élue municipale et agent d’une collectivité territoriale je m’interroge, me renseigne et tiens à vous faire part de réflexions critiques, au sujet de la réforme territoriale, que je mettrai en lien avec l’avenir de la fonction publique territoriale. Je tiens mes informations de stages, de lectures et de l’expérience sur l’évolution du Conseil Général qui m’emploie. En novembre 2009, j’ai assisté à un stage au Sénat qui avait pour thème « collectivité quel sera ton avenir » sous la présidence d’Anicet le Pors, ministre de la Fonction Publique du 1er gouvernement Mitterrand et principal fondateur du statut de la Fonction Publique Territoriale (F.P.T.) Actuellement, membre du Conseil d’Etat. Vous pouvez trouver des vidéos intéressantes de cette formation sur internet : lettre du Cidefe72.

72 Http://anicetlepors.blog.lemonde.fr/2009/11/07/collectivite-quel-sera-ton-avenir-les-cles-de-la-lettre-du-cidefe-%E2%80%93-senat-29-octobre-et-7-novembre-2009/. [NDLR]

J’ai également basé ma réflexion sur deux rapports de Nicolas Liebault qui est chargé de mission à l’A.N.E.C.R. (Association Nationale des Élus Communistes et Républicains)73 « des éléments pour comprendre, agir, résister ». Je vous conseille la vidéo de J.M. CANNON (UGFF-CGT, intervention du 29 Octobre 2009 du stage au Sénat). La réforme territoriale voulue par le gouvernement est scindée en plusieurs projets de loi. Le principal texte est le projet de loi relatif à la réforme des Collectivités Territoriales (C.T.) qui s’appuie sur les conclusions du rapport de la Commission Balladur74 et qui a été voté à l’Assemblée Nationale le mardi 28 septembre 2010. Deux autres projets de loi seront examinés dans un délai encore inconnu : celui relatif à l’élection des conseillers territoriaux et celui relatif au renforcement de la démocratie locale.

73 Doc. Réforme Territoriale. 74 Http://reformedescollectiviteslocales.fr/actualites/index.php?id=75. [NDLR]

Page 105: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com 105

Un autre projet de loi comportera les dispositions répartissant les compétences entre les différentes strates de collectivités. Enfin, deux autres projets de loi très liés à la réforme ont déjà été votés : le projet de loi de finances (fin de la taxe professionnelle) et le projet sur le Grand Paris. Cette restructuration des Collectivités s’inscrit dans la R.G.P.P. (Réforme Générale des Politiques Publiques), le discours de St Dizier du 20/10/2009 du Président de la République va clairement dans le sens d’une baisse des dépenses des collectivités accusées de nuire à la compétitivité de l’économie et de réduire en conséquence le nombre de personnels territoriaux jugés trop nombreux. LA NOUVELLE STRUCTURATION TERRITORIALE La suppression de la « clause générale de compétence » pour les départements et les régions réduit leur liberté à appliquer des politiques en lien avec leurs spécificités territoriales. Ces C.T. ne deviendront que des relais d’application des politiques du gouvernement aux ordres de super préfets. Le regroupement des départements et des régions, la réduction des pouvoirs des départements et la disparition des petites communes sont également visés à terme. Il est marqué une forte volonté de développer les E.P.C.I. (Établissements Publics de Coopération Intercommunale), de leur donner de nouvelles compétences.

Le périmètre sera mis en place par le Préfet du Département, il ne s’agira plus de décisions de coopération entre élus de différentes communes. L’apparition d’un nouvel échelon territorial, les métropoles pouvant se constituer à partir d’un regroupement territorial de 400 000 habitants. Elles concentreront les compétences des communes et départements réunis et l’essentiel des moyens pour le développement économique du territoire. Dans le but de s’adapter à la compétitivité entre métropoles et non dans le sens d’une solidarité et d’une égalité territoriale aux dépens des territoires ruraux qui se voient déshabillés de leurs services publics. UN ÉTRANGLEMENT FINANCIER DES COLLECTIVITES TÉRRITORIALES (C.T.) L’État transfère des compétences et du personnel aux C.T. sans compensation financière équivalente. Pour le département R.S.A., A.P.A., Personnel T.O.S., Personnel de l’Équipement, entretien des routes …..) Les C.T. sont à la base d’une grande part de la richesse produite localement et réalisent 71 % de l’investissement public (41 milliard d’Euros) soit 4 fois plus que l’État et seulement 10 % de la dette nationale. Par contre elles ne peuvent, comme l’État, voter de budget en déséquilibre. La suppression de la taxe professionnelle qui représentait une part conséquente des recettes dans le budget des C.T. ne sera pas totalement compensée après 2011. De

Page 106: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com 106

plus elle éloigne les décideurs locaux de l’intérêt pour le développement économique et l’emploi. Un frein aux financements croisés : il est imposé un seuil d’autofinancement de 20% pour toute collectivité maître d’ouvrage pour les projets d’investissement. Ce seuil est porté à 30% pour les communes de plus de 3500 habitants et les E.P.C.I. de plus de 50 000 habitants. Ces seuils ne s’appliquent pas à la culture, au sport et au tourisme. Cette volonté de réorganiser le territoire par plus de fusion et de concentration, par la limitation du pouvoir des élus locaux et l’influence grandissante de l’État de des Préfets se heurte à la démocratie locale. UN RECUL DE LA DÉMOCRATIE LOCALE PAR L’ÉLOIGNEMENT DES LIEUX DE DÉCISIONS La volonté de développer des grands E.P.C.I. très intégrés. L’intégration du département dans la région. La suppression des syndicats mixtes qui pour certain ont montré leur nécessité dans la mise en œuvre de services publics locaux. L’impossibilité de créer de nouveaux pays. La création de communes nouvelles par fusion des petites communes. Tout cela sous l’autorité du Préfet qui s’éloigne de la logique de coopération. Création du conseiller territorial, élection des conseillers communautaires. Pour le conseiller municipal des petites communes exit le panachage mais des pouvoirs très réduits par l’intégration dans les E.P.C.I.

LES CONSÉQUENCES SUR LES PERSONNELS TERRITORIAUX Cette réforme territoriale est inscrite dans une logique d’économies budgétaires et du personnel et va de pair avec la régression dans l’application du statut de la F.P.T. Après la fonction publique État les moyens sont mis en place pour réduire de la même manière le nombre des fonctionnaires territoriaux. Le service public aux yeux des tenants du pouvoir est considéré comme un pôle de résistance au marché. En France, 5,2 millions de fonctionnaires (dont 1,8 million dans la F.P.T.), plus 1 million dans les entreprises publiques et 1 million de salariés sous mission de service public. Les principes fondateurs des deux fonctions publiques sont ceux républicains de l’égalité, l’indépendance et la responsabilité caractéristique de la conception du fonctionnaire citoyen. Tout cela dérange la conception de défense des intérêts des grands groupes privés et de mise en concurrence des territoires qui caractérise la conception de la mondialisation libérale. Le pouvoir actuel porte une atteinte grave aux services publics et à la fonction publique. Ces attaques ne datent pas d’aujourd’hui, avec la loi Galland en 1987 : le changement du statut de la poste ; en 1990 : celui de France Télécom.

Page 107: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com 107

14 JUILLET 1789 : RIEN

Journal de Louis XVI.

Page 108: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com 108

Il est à souligner que dans les phases de cohabitation la Gauche au pouvoir n’a pas annulé ces atteintes portées au service public. Les créations d’emplois + 34000 dans la F.P.T. en 2008 sont jugées comme scandaleuses par le Président de la République, pour déstabiliser le statut de la F.P.T. sont votées des lois par sa majorité parlementaire : loi Gorges sur le contrat de droit privé comme règle et le statut comme exception, limité aux fonctions régaliennes applicables dès janvier 2010. Loi Poisson sur la marchandisation des emplois entre collectivités territoriales et entreprises privées. Dans le même esprit les récentes lois du 23/07/2010 sur la modernité et la mobilité. « En ce qui concerne les conséquences que l’on peut envisager de l’application directe de la réforme des collectivités territoriales, la création des métropoles va avoir pour effet de développer la fonctionnalisation en marge du statut, la contractualisation sous différentes formes, de fortes inégalités dans le régime indemnitaire. Les effets des regroupements des communes, des départements et des régions iront vraisemblablement dans le même sens.

La suppression de la clause de compétence générale, comme les diverses formes de regroupement des collectivités ne peuvent avoir qu’un effet négatif sur l’emploi »75 (…) « Aujourd’hui des voix s’élèvent pour présenter la F.P.T. comme avenir de la fonction publique dans son ensemble et spécialement de la F.P.E. (par exemple, Olivier Schramech dans la Gazette des communes du 26 Janvier 2009). Cette référence au versant de la fonction qui a été le plus dénaturé n’est pas souhaitable, car elle reviendrait à entraîner l’ensemble des fonctionnaires vers une fonction publique d’emploi, avec plus de précarité, alignée sur le modèle dominant des fonctions publiques dans l’Union Européenne »76 Les élus ont tendance à considérer le statut de la F.P.T. comme un contre pouvoir statutaire dans leur collectivité. L’adoption du statut de la F.P.T. en 1983 / 1984 n’avait pas été accueillie avec enthousiasme par les associations d’élus. Leur réaction au moment de la loi Galland en 1987 a été à peu près nulle. Actuellement, les élus et responsables des départements qui ont vu le nombre de leur personnel enfler démesurément avec l’augmentation des compétences non suivie des moyens financiers et pour certain des pratiques clientélistes, mettent en application des politiques restrictives à l’égard des personnels territoriaux.

75 Extraits du discours d’Anicet LE PORS, Sénat 29 Octobre et 7 Novembre 2009, Collectivité, quel sera ton avenir ? Les clés de la lettre du CIDEFE. 76 Extraits du discours d’Anicet LE PORS, Sénat 29 Octobre et 7 Novembre 2009, Collectivité, quel sera ton avenir ? Les clés de la lettre du CIDEF

Page 109: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com 109

Documents complémentaires :

• L’élu d’aujourd’hui, septembre 2009, questions juridiques sur la mobilité des

fonctionnaires.

• Tract de l’intersyndicale du Conseil Général de l’Aude, au sujet du plan d’évolution de notre administration.

Page 110: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com 110

Ainsi, ils font appel à des cabinets d’études, pour justifier de nouvelles pratiques managériales visant à mettre en œuvre tout un panel d’économies financières au mépris de la concertation avec les représentants syndicaux et le personnel. Un mouvement de protestation soutenu par une intersyndicale est actuellement en cours dans notre département. Ainsi la réforme territoriale tend déjà à être appliquée par l’exécutif départemental qui y insère les lois de modernisation et de mobilité du personnel. Une analyse des syndicats sur les articles du dernier C.T.P. au sujet du plan d’évolution de notre administration met en garde sur les externalisations et les suppressions du personnel, sur la perte d’avantages sociaux, la mise en place de la gestion individualisée des carrières aux dépens des accords collectifs, la notion de prise en compte du mérite individuel dans la rémunération et la carrière, des restrictions sur les formations.

CONCLUSION La réforme territoriale telle qu’elle est conçue revient à une hyper-recentralisation où les collectivités regroupées serviront de relais aux directives du gouvernement par la perte de leur autonomie politique et financière. Les pouvoirs des Préfets sont renforcés. La marche forcée vers la métropolisation dans un but de concurrence économique au niveau européen laissera à l’abandon des pans entiers du territoire et l’idée de solidarité territoriale. Dans le but de coller à la marchandisation du monde et aux intérêts des grandes entreprises privées, la démocratie locale est sacrifiée ainsi que les services publics qui permettent l’application des principes fondateurs de la République, l’égalité citoyenne et la solidarité territoriale.

Marie-Ange LARRUY

Conseillère Municipale

Page 111: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com 111

Laurent Classeau, Hong Kong, Chine, 2008 © Artefacte.

Page 112: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com 112

Ça ne pouvait plus durer Elle a fini par tomber La java des chafouines Fallait bien s’en douter Têtes sous échafaud Propos de cocaïne

Ça ne pouvait pas durer

Elle a fini par claquer La trotteuse à Rolex Fallait bien s’en douter Aux effluves Marines Racailles au Fouquet’s

Ça ne pouvait plus durer Sous le feu du mouron Fallait bien s’en douter Dans la pinacothèque Aux petits jeux de cons Ça sentait l’anthracite Des finances expertes Ça ne pouvait plus durer Colombin, Colombine, Sans de l’hémoglobine

Septembre 2011 Frédéric VIVAS

Page 113: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com 113

René Magritte, Le faux miroir, 1928, Museum of Modern Art, New York, juin 2010.

Page 114: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com 114

& c’est l’heure des comptes !

Un pays est/se conduit à la faillite comme l’argentine en 2001. La solidarité européenne s’active, uniquement dans le domaine financier. & à charge des Peuples d’assumer le remboursement de la dette… Un Président Bonapartiste gouverne la France à l’aide du pouvoir Préfectoral en désossant la notion même de service public, & les citoyens lorgnent l’État républicain dépérir sans s’émouvoir… La nation la plus puissante militairement entraîne le concert des nations à attaquer un pays détenteur de pétrole mais sans arme de destruction massive, & ni l’eau ni l’électricité ne sont régulières à Bagdad ou Kaboul… La police d’une vieille nation républicaine européenne ayant porté la notion d’universalité ramasse les parents sans-papiers à la sortie des écoles primaires, chasse les roms comme des pestiférés.

& la cour Européenne condamne la France pour les conditions de vie dans ses prisons surpeuplées… Le pouvoir judiciaire est humilié depuis des décennies et l’accès au juge devient payant par décision du chef du pouvoir exécutif : le Président. & la souveraineté populaire est immolée sur l’autel de la désaffection… Des ethnies africaines, des peuples du Moyen-Orient (Kurdes, ...) habitent sur un territoire dont l’espace est traversé de frontières qui leur sont étrangères. & l’Ivoiritude de G’Bagbo se rit d’Aimé Césaire et sa négritude de l’époque post-coloniale… Un chômeur touchant le RSA ne peut déclarer être malade sans risquer la radiation du pôle emploi qui conditionne le revenu de solidarité active. & des dizaines de millions d’euros sont remboursés par les impôts à la première fortune de France…

Page 115: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com 115

Xavier Fidelle-Gay, Sous un pont de brique du canal du midi servant de logement à un habitant errant, septembre 2011 ©Artefacte

Page 116: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com 116

Les labos agro-alimentaires poussent les agriculteurs à produire avec des graines stériles au Nord quand ceux du Sud manquent de graine tout court. & l’aide au pays du Sud la plus importante en volume financier, est l’argent envoyé par les travailleurs sans-papier du Nord à leurs familles au pays du sud… Le BoGoss kibuzz domine la pensée télévisuelle de plus de 10 secondes, les habitants s’isolent dans la technologie. & le peuple s’assoupit de flash mob en apéro géant…

Pour tout cela qui me tient depuis si longtemps Comme une braise sous la cendre D’un Souverain feu d’antan, Je le dis, vraiment : C’est l’heure des comptes !

Iksèf 20h29, vendredi 30 septembre 2011.

Page 117: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com 117

Laurent Classeau, Poulets rôtis, Valais, Suisse, novembre 2011© Artefacte.

Page 118: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com 118

De quoi le formateur-vacataire est-il le nom ?

MOINS QU’UN AGENT DE SÉCURITÉ Avec plus de 20 ans d’expérience professionnelle et

deux masters, je suis formateur-vacataire77 et je gagne moins qu’un agent de sécurité. J’y lis quelque chose de l’ordre social. L’agent en question sert la protection des biens et des marchandises. Il fait passer les usagers sous le portique de la société sécuritaire. Ça se paie.

Si mon salaire et la précarité de mon emploi contrastent avec le prestige de mon gagne-pain, j’ai quelques avantages. Je ne suis pas toujours sur le front. J’ai du temps pour écrire. Du temps pour jouer au correspondant de guerre. Devant une classe, un groupe en formation, dans les soirées en villes, mon statut luit comme une médaille sur un plastron effiloché. J’ai la veste encombrée de banderilles honorifiques.

Il y a une astuce que les précaires apprennent très tôt. Elle consiste à ne pas dévoiler le montant de sa rémunération. Il faut savoir réagir en milieu hostile. Ne pas perdre la face devant le groupe. Chut ! Ne pas dire que chaque mois son compte postal s’enorgueillit de recevoir moins que le Smic. Ou tout juste un peu plus. Ne pas dire que l’on a une Electron. Une carte de pauvre qui ne passe

77 Je suis un formateur employé à la vacation qui n’occupe pas jusqu’à présent d’autres emplois rémunérés. Dans la profession, les formateurs peuvent être embauchés en CDI, en CDD, ou bien occuper un temps partiel en institution, être auto-entrepreneur. Les responsables de formation peuvent également enseigner… J’énonce ici la limite de cette photographie néanmoins caractéristique d’une forme moderne de précarité.

pas au péage, dans certaines stations service. Celle qui fout la honte quand, à la caisse, on attend deux plombes la demande d’autorisation.

Ne pas tout dire, c’est la règle de la grande muette. Ce non-dit stratégique fait le jeu des organismes, qui ne se voient pas accusés de sous-employer ses experts.

UNE TECHNIQUE DE MANAGEMENT

Pourtant, je me présente comme un représentant de l’institution.

J’ose même dire le mot, de belles institutions, écoles, dont le prestige est national et international. Je forme des demandeurs d’emploi, des jeunes en cursus professionnel, mais aussi des cadres, des directeurs. Je bénéficie de l’aura de ces organismes, de leur réputation. Mais mes poches crevées n’égrainent pas grand chose78. Il m’est arrivé quelques fois de ne pas pouvoir accompagner les stagiaires à la cantine institutionnelle. Mais je ne peux rien lâcher à ce sujet.

Le niveau de mon salaire passerait pour un témoignage d’incompétence professionnelle.

78 A. Rimbaud, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1972.

Page 119: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com 119

Pour François Rabelais : « Le riche mange quand il a faim,

le pauvre quand il a de quoi ».79 Quand j’ai faim, je lis Rabelais ! Parfois, quelques mois dans l’année, je partage le sort de ces six millions de français qui vivent avec moins de sept cent cinquante euros par mois. Je fais l’exercice personnel de la décroissance.

Je sais pourtant qu’en masquant le binôme compétences-salaire, je fais le jeu du système qui m’emploie et je perpétue ma précarisation. J’ai l’impression d’être l’objet et l’agent de ma propre aliénation, d’y participer tout au moins.

Je, variable d’ajustement. Ce n’est pas une expression, c’est la réalité même. De

nombreux organismes trouvent normal, oserais-je dire légitime, de verser le salaire des vacataires deux mois, trois mois, voire six mois après la fin de leur mission. J’ai donc deux avantages : celui d’un journalier que l’on embauche à la demande. Travail jetable. Je participe nonobstant à l’administration différée des actifs disponibles. Paiement sous quatre vingt dix jours, comme pour un fournisseur de cuisine en kit.

Je, variable de trésorerie.

79 F. Rabelais, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1994.

Suis-je le seul ? Pas si sûr. Le faible taux d’embauche et le fort taux de diplômés jettent sur le marché du travail des formateurs fragilisés qui finissent par se faire à l’idée qu’ils sont remplaçables à l’envie. « La concurrence pour le travail se double d’une concurrence dans le travail qui est encore une forme de concurrence pour le travail »80. Pour Pierre Bourdieu, cette concurrence généralisée, ce « chantage au débauchage », est au principe d’une lutte contre tous, qui peut annihiler les valeurs de solidarité…

Cette insécurité permanente, ce mode de domination qui contraint parfois les travailleurs à la soumission, portent les noms de flexibilité, d’exploitation, de « flexploitation ».

J’ai parfois la sensation de vivre une époque un peu punk. Où l’avenir incertain paraît interdire toute forme d’anticipation81. No Futur !

Mais les directeurs ou les responsables de formations ne tournicotent pas tous comme des girouettes. De-ci, de-là, des sœurs et des frères humains, qui n’ont pas oublié l’éthique éducative, me préservent des marges de manœuvres. Ils ne jouent pas au jeu de la rivalité des précaires. La compétition reste sur les terrains de sport. 80 P. Bourdieu, « La précarité est partout », in Contre-feux, Paris, Raisons d’Agir, 1998. 81 Voir également P. Bourdieu, « La précarité est partout », in Contre-feux, Paris, Raisons d’Agir, 1998.

Page 120: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com 120

Peu de consignes pour construire un module. Je laisse libre court à ma créativité, pour ne pas rétrécir plus encore la mise en œuvre de mes imaginaires.

Parfois même, des heures se rajoutent à mes contrats, comme soustraites à l’institution cannibale, rémunération du travail informel, du travail gratuit, de la recherche hors-sol… C’est là que je consens à penser la « liberté de l’acteur ». Dans les interstices de l’espace institutionnel. Ce qu’Erving Goffman appelle « la vie clandestine de l’organisation ». Je suis un spécialiste des espaces vacants. Un statut entre parenthèse. Sans reprise des négociations.

Aux yeux des employeurs, j’ai bien des avantages. UNE BRIGADE MOBILE

Dans mon travail, au quotidien, je ne râle jamais si la salle est trop petite. Si les feutres ne marchent pas. Si le tableau blanc est noirci ou rayé en son sein. Si les stagiaires sont trop nombreux. Si les néons attisent les froideurs. S’il fait trop chaud. Si la porte ne ferme pas à clefs. Si je crains à la pause de voir disparaître mes effets personnels, seuls biens que je possède. Si l’on entend à travers le mur le cours du collègue. Si un institutionnel vient assister à mon cours pour « mieux valoriser la prestation auprès des stagiaires ». Sous entendu, mieux la contrôler sous prétexte de mieux la vendre. Je ne râle pas s’il n’y a pas de paper-board. De ça, je ne dirais pas grand-chose. Le temps apprend au « vaque à terre » à y rester. J’amène mon nécessaire. Mes marqueurs aussi, au cas où. Je viens même équipé d’un ordinateur portable, d’un

vidéoprojecteur. Parfois même, avec les photocopies pour stagiaires. Rarement, un institué s’en amuse. « Vous êtes bien chargé ! ». Je suis une sorte de cellule autonome, sorte de brigade ambulante, toujours prêt à intervenir sur les théâtres des opérations pédagogiques.

Pourquoi suis-je appareillé de la sorte ? Pourquoi ne pas commander ce matériel à l’institution employeuse ? Parce que pour les obtenir, il faut les réserver à l’avance. Revenir sur son lieu de travail pour les rendre, car à la fin des cours, les bureaux sont fermés. Parce qu’à propos de la réservation du matériel pédagogique « le formateur vacataire n’est pas prioritaire ». C’est ce que je m’entends dire, quelque fois.

Je fais tout cela pour gagner du temps, pour éviter les espaces encombrés par les institutionnalisés. La plupart du temps, c’est en dehors de l’institution que se reproduisent les supports pédagogiques destinés aux stagiaires.

Je travaille chez moi pour préparer mes cours. Je peux concilier travail et vie de famille. Mais dans ma maison-travail, le papier, l’électricité, les livres et les recherches, c’est pour ma pomme. Pas un sou à racler par l’institution. Je pallie les insuffisances du formel par de l’informel externalisé. Je suis un sous-traitant désinstitué qui ne peut faire grève. On n’a même pas à me licencier puisque je suis un journalier. Je, armée de réserve. Alors, se pose la question des incidences de cette précarisation sur mon enseignement.

Page 121: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com 121

Laurent Classeau, Bord de Garonne Toulouse, 2011© Artefacte.

Page 122: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com 122

Comment vais-je apprendre aux autres à désapprendre si je ne suis pas conscient des déterministes qui me traversent ? Comment vais-je accompagner l’autre dans son insertion, lui proposer des outils pour sortir de son errance alors que je suis moi-même mis sur la touche. Ironie du sort : je suis un remplaçant, un de ceux qui ne fait pas encore partie de l’équipe et qui doit apprendre aux autres à jouer collectif.

Faudrait-il y voir dans ma condition la source d’une conscience de classe ? La précarisation, ça réveille parfois.

Ça pousse même à prendre la plume. Avec le temps, je n’espère plus rien. Pas un statut

durable. Je finirais presque par m’accoutumer de ma précarité quand, parfois, dans une réunion, au sujet d’une formation à venir, je suis parfois le seul à ne pas être rémunéré. Là, un directeur, là un responsable de formation, ici un chef de service, là un formateur en CDI et mézigue payé en monnaie de singe. En pratique, le formateur vacataire et le formateur en poste interviennent parfois sur des contenus similaires, dans des conditions similaires exécution. Même contenu. Même classe d’élèves. Pas le même salaire ni le même statut.

Ainsi donc, les organismes de formations participeraient à l’institutionnalisation de l’inégalité de fait ? C’est donc contre les valeurs mêmes de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 qu’ils agiraient. Cette déclaration qu’ils affichent pourtant dans leurs couloirs ? Je n’ose le croire !

Quelques fois, je l’avoue, je me surprends à regretter un de ces patrons dits « libéraux » qui ne parfument pas mon taux horaire journalier avec des arguties pseudo-éthiques, des ergotages prétendument militants. Avec lui, je sais à quoi m’attendre. Mais je ne peux m’y résoudre !

De temps à autre, l’esclave forge ses propres chaînes. De temps en temps, le coq est libre dans un poulailler libre, comme le renard libre tapi dans la forêt adjacente.

La liberté, c’est ce que l’on observe lorsque l’on ne regarde pas le système qui enserre.

UNE STRATÉGIE DÉFENSIVE Je me mets parfois à la place de mes employeurs. Ceux

que j’entends parfois s’indigner du monde comme il va ! S’afficher contre les logiques néolibérales et les ravages

du capitalisme alors que dans le même mouvement on les pratique suppose de se carapacer l’âme.

Que l’on s’en indigne là-bas mais que l’on y participe ici, au sein même de son entreprise, nécessite la mise en œuvre de stratégies conscientes et inconscientes, individuelles et collectives. Le psychanalyste Christophe Dejours appelle cela des mécanismes de défense. Il s’agit de séparer la souffrance au travail de l’injustice sociale. L’adhésion au discours économiciste - au discours capitaliste - est une manifestation du processus de « banalisation du mal »82.

82 A. Arendt, Les origines du totalitarisme ; Eichmann à Jérusalem, Paris, Gallimard, 2002.

Page 123: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com 123

Bibliographie A. ARENDT, Les origines du totalitarisme ; Eichmann à Jérusalem, Paris, Gallimard, 2002. ATTAC, Pauvreté et inégalités, ces créatures du néolibéralisme, Paris, Mille et une nuits, 2006. P. BOURDIEU, Contre-feux, Paris, Raisons d’Agir, 1998. C. DEJOURS, Souffrance en France, la banalisation de l’injustice sociale, Paris, Seuil, 1998. G. FILOCHE, Carnets d’un inspecteur du travail, Paris, Ramsay, 2005. G. FILOCHE, Le travail jetable, sur-travail, sous-travail ou sans-travail, Paris, Ramsay, 1997. J. JAURES, Rallumer tous les soleils, Paris, Omnibus, 2006. P. MOLINIER, Les enjeux psychiques du travail, Paris, Payot et Rivages, 2008. F. RABELAIS, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1994 A. RIMBAUD, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1972 R. SAINSAULIEU, L’identité au travail, Paris, Presses de Sciences Po, 1977. D. SCHNAPPER, L’épreuve du chômage, Paris, Gallimard, 1981.

Page 124: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com 124

Ce mécanisme de protection permet d’occulter sa propre complicité, sa collaboration et sa responsabilité dans le fonctionnement ordinaire du système libéral.

Autre chose encore, les logiques évaluatives, les démarches qualités gagneraient à calculer le taux d’emplois pérennes. À titre d’exemple, les trois plus importants organismes de formation en travail social en Midi-Pyrénées, totalisent 87 formateurs permanents contre 882 formateurs occasionnels83. L’expérience ponctuelle de spécialistes et l’emploi à temps partiel des intervenants dans des établissements sociaux84 ne suffisent sans doute pas à expliquer le faible taux de titularisation (proche de 10 %) dans un secteur théoriquement attentif aux conséquences de la précarisation.

On a l’impression que les organismes, devant l’étal des compétences font leur marché au plus juste de ce qu’ils estiment être leurs besoins. Ici un spécialiste du droit, là de psychologie sociale, là encore de sociologie. Des experts à bas coût. Interchangeables. Des forces vives, souriantes et disponibles. Ce n’est pas illégal !

UNE CONTRE-OFFENSIVE En 2005, Anne Parisot, présidente du Medef

n’affirmait-elle pas « Il m’est insupportable de penser que la liberté

83 Cariforef, « Fiches organismes de formation », Midi-Pyrénées, Cariforef-mp.asso.fr, données 2009-2011. 84 Structures qui ne dispensent pas de formation.

de faire ou même la liberté de penser finissent là où commence le droit du travail »85. Comment peut-elle séparer la liberté du droit ?

La sarkosysation des esprits n’est pas l’apanage de ceux qui affichent les vertus de la concurrence ou d’un supposé marché libre et non faussé. Elle est interne, incorporée. In your head. My head. Dans l’entreprise, près de chez soi. Chez nous, quoi ! La vacatairisation du monde du travail n’est qu’une autre forme du contrôle social et de la soumission à l’ordre économique dominant.

Et si Marx avait raison ? Le formateur-vacataire n’est pas un artefact du capitalisme86. Il en est la substance même. Précarité du statut. Concurrence entre travailleurs. Production de plus-value. Travail gratuit. Externalisation de production à domicile. Sous-traitance. Réduction des avantages sociaux. Pas de grève. Pas de treizième mois. Peu de contestation sociale.

Je vie une époque où l’emploi durable est une espèce en voie de disparition, où la culture et la formation se marchandent, où les politiques d’État désertent les services publics.

L’éthique sociale ne saurait se satisfaire d’une généralisation des temps partiels. Le vieux monde est moribond. Je repense à l’expression de Jaurès. En collectif, solidaires, rallumons tous les soleils87.

Frédéric VIVAS.

85 Attac, Pauvreté et inégalités, ces créatures du néolibéralisme, Paris, Mille et une nuits, 2006. 86 Pour le dire autrement, la précarisation n’est pas la conséquence mais la matière première du libéralisme. 87 J. Jaurès, Rallumer tous les soleils, Paris, Omnibus, 2006.

Page 125: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com 125

Ils ne savaient pas que c’était impossible alors ils l’ont fait

Graffiti, Boulevard de Strasbourg, Toulouse, octobre 2010.

Page 126: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com 126

De l’envers du sens Des slogans pour les présidentielles

Voilà 30 ans que les communicants politiques se sont emparés de la « res publica », la chose publique, et par extension d’une part de la République. Pour moi cela a commencé quand j’avais 20 ans avec la trouvaille de Séguéla, l’homme pour lequel sans Rolex à 50 ans on a raté sa vie88. C’est cet homme qui en 1988 a contribué à faire gagner François Mitterrand avec la « génération Mitterrand » et aussi avec le slogan : « La France unie ». La France unie…comme cette idée est loin derrière nous après 10 ans de Sarkozy…

Et pourtant, comme je n’avais pu voter en 1981, j’ai été colleur d’affiche pour cette campagne de 1988. Je me souviens encore quand, taguant sur un mur du quartier Saint Cyprien de

88 13 février 2009 à l'émission "les 4 vérités" sur France 2 questionné sur le côté bling-bling de Sarkozy

Toulouse : « Paix sociale, paix civile avec François Mitterrand » je me suis fait reprendre par mon collègue : « Non, ça tu peux pas le dire ! » Ha bon ? Bah, je n’y ai pas prêté garde car la souveraineté populaire qui s’incarne en un homme et qui par le contrat social auquel elle se soumet volontairement, se refonde une unité apaisée, cela me semblait bien ressembler à mon slogan. De toute façon je l’avais déjà écrit, na ! Et puis en 1989, le Bicentenaire de la Révolution Française, quand même ça avait de la gueule ! L’universalité de la déclaration des droits de l’homme & du citoyen fêtée à coup de spectacle de rue à la Decouflé pendant que les doctes savants opposaient déjà une terreur à une autre, une blanche à une rouge. Plus tard ce sera les mêmes qui mettront dans le même panier la rouge & la brune… Il est vrai que 1989 fut aussi la fin de la guerre froide entre les deux blocs et leurs deux modèles sociétaux. À chacun les zélateurs qu’on mérite ! Pour la présidentielle de 1995, les Français ont été séduit par la « fracture sociale », le slogan Chiraquien bien

Page 127: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com 127

loin du « manger des pommes » des guignols de canal qui lui ont pourtant donné cet air bonhomme qui n’a jamais lâché cet homme, cet animal politique toujours en délicatesse avec la justice. Le seul président de mon vivant à devoir se présenter devant la justice. C’était un beau slogan ça : réduire la fracture sociale, mais qui déjà dans son essence même consacrait l’agonie de ce peuple dont les publicitaire vantait une qualité dépérissante : l’ascenseur social sous les auspices protecteurs d’une République bienveillante. Je passerai sous silence la campagne présidentielle de 2002 dont le 1er tour du 21 avril donna 5 525 032 voix à un parti d’extrême droite et plongea nombre d’entre nous dans un effroi qui peine encore à s’effacer. En 2007, pour le deuxième quinquennat de la Vème République ce fut le fameux « travailler plus pour gagner plus »89. Nous avions définitivement abandonné les sirènes caressant la souveraineté populaire incarnée dans le pays réel contre le statut de consommateur. Ce consommateur, cette ménagère dont l’horizon n’est plus l’unité du peuple dans une société civile apaisée mais la fausse promesse d’un labeur payant faite à un usager qui ignore sa dignité politique. 2012, les communiquant politique qui vendent du notable comme des barils de lessive, les « spins doctor »90

89 Slogan en fait repris à Ernest-Antoine Seillières lorsqu’il était président du MEDEF notamment sur RTL le 24 octobre 2004. 90 Un « spin doctor » est un conseiller en communication et marketing politique agissant pour le compte d'une personnalité politique.

ont pignon sur rue. Ils délogent même tranquillement les journalistes analystes politique. Les émissions de discussions « Talk-show » portent au pinacle les dirigeants des moultitude agences de sondage et autres instituts d’analyses stratégico-économiques. Souvenons-nous de ce haut dirigeant91 de la 1ère chaîne de tv française qui parla de ce qui constituait déjà la cible des annonceurs : l’espace de cerveau disponible. Quelle levée de boucliers ce fut alors et comme cela est bien vite rentré dans les mœurs… Ces presque quadras que j’ai connus jeune lion ont leurs chevelures désormais parées de fils d’argent sur les plateaux TV avec les titres ronflants de directeur général.

Les manifestants agitent des drapeaux

égyptiens, libyens et tunisiens place Tahrir. (Asmaa

Waguih / Reuters)92

91 « Ce que nous vendons aux annonceurs c’est du temps de cerveau humain disponible » Patrick Le Lay, PDG de TF1 en juillet 2004. 92 Photo de l’article paru sur libération.fr le 10/04/2011 à 15h27 dans la rubrique « monde » et intitulé : L'armée égyptienne défiée place Tahrir.

Page 128: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com 128

Cela fait presque 80 ans maintenant que sont apparus les sondages d’opinions dans l’espace politique93 Et maintenant la présidence de la République y consacra en 2008 plus de 3 000 000 d’euros94. Ce n’est pas une mince réussite pour une si jeune industrie qui modèle tranquillement notre espace mental avec la complicité de l’industrie publicitaire qui martèle nos écrans. Je suis moi-même un post quaranta, un vieux quoi pour les collégiens que sont mes enfants et qu’ai-je fait de mes 20 ans ? Ho, ce n’est pas avec la nostalgie que je construirai un autre appel à l’indignation, non. C’est avec la fierté que moi citoyen de la République Française je souhaite en cette période pré-électorale honorer le printemps des peuples arabes. Ce vent de liberté qui soulève la société civile réelle vers un lendemain meilleur comme nous le connûmes en notre temps avec mai 68 pour les mentalités ou la chute du mur de Berlin pour l’abandon de l’escalade nucléaire fratricide.

93 L’American Institute of Public Opinion a été fondé en 1935 et l’Institut Français d’Opinion Publique (IFOP) a été fondé en 1938. 94 L’Elysée a indiqué en novembre 2009 à l’assemblée national le montant du budget sondages qui s'est élevé à 3,281 millions d'euros en 2008.

Le printemps des peuples arabes. Vous souvenez-vous que lors du soulèvement du peuple égyptien au tout début de l’occupation de la place Tahrir (liberté) les slogans étaient « Moubarak, dégage ! » et les médias de dire de ces slogans qu’ils étaient lancés « à la Tunisienne ». Moi j’ai surtout retenu qu’ils étaient prononcés dans la langue de Molière. Et grâce à eux j’étais fier de mon peuple, fier du printemps arabe.

Page 129: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com 129

Je m’éloigne de la présidentielle, oui, un peu mais je ne peux pas finir ce papier sans honorer le printemps hellène qui se dresse contre la destruction d’un État national par le prononcé de sa banqueroute avec les trompettes des puissances financières, « hedge founds » et autres fonds de pension bien moins anonymes qu’on ne le pense95. Quand ce fut le tour d’un Etat sud-américain96, l’Europe ne bougea point, là ce sont nos frères grecs, des européens qui se dressent contre la nationalisation des pertes à l’échelle d’une nation. Et nous ? Ce sera quoi le slogan de la campagne à venir ? Travailler plus pour compenser la privatisation des bénéfices ? Va-t-on pendant longtemps laisser les arboriculteurs arracher leurs vergers multi-décennaux car il leur coûte plus cher de cueillir le fruit de leur travail que de le vendre ? Va-t-on encore continuer à accepter que le travail soit une variable d’ajustement et la souveraineté populaire réduite à une obsolescence programmée ? 95 Le déficit public grec serait notamment dû à des levées de fonds effectuées par montage financier mis au point par la banque Goldman Sachs accusée de fraude dans la crise des « subprimes ». 96 L’argentine en 2001.

L’envers du sens est-il vraiment de ce marbre dont on laissera faire le tombeau de la souveraineté populaire en détournant lâchement les yeux vers les prochaines soldes ? Le travail sera-t-il toujours une souffrance et une compétition plutôt qu’un honneur, un partage ? En cet été 2011, la vigueur de la « chose publique » est inversement proportionnelle à celle des citoyens de France, abattus par des slogans publicitaires qui mettent à l’envers le sens, alors que meurent les héros du printemps arabe et s’épuisent les honorables citoyens grecs. Ensemble, tout devient possible97, Espérance d’une société civile réelle moribonde ? Ou bien…

Isidore LAPILLULE Hussard noir de la République.

97 Slogan de Sarkozy en 2007 (sic !).

Page 130: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com 130

DU MOBILE

A LA

MOBILISATION

Page 131: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com 131

Rue de la Bourse, Toulouse, octobre 2010.

EXCLUS LA PUB DE

TA VIE !

EXCLUS LA PUB DE

TA VUE !

Page 132: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com 132

Les minima sociaux en France 2009-2011 Pour servir la discussion citoyenne

SMIC (1er janvier 2011) Taux horaire brut 9 €

Salaire minimum interprofessionnel de croissance Mensuel brut 1365 €

Salaire moyen homme/femme (2009) Salaire brut 2793 €

Salaire net Homme 2250 €

Salaire net Femmes 1843 €

Salaire net Ensemble 2105 €

ASS (31 janvier 2011)

Allocation de Solidarité Spécifique Montant journalier 15.37 €

Page 133: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com 133

Laurent Classeau, Berges de la Garonne, Toulouse, 2011© Artefacte.

Page 134: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com 134

RSA (1er janvier 2011) Personne seule 466.99 €

Revenu de solidarité active Personne avec 1 enfant 700.49 €

Couple 700.49 €

Couple avec enfant 840.58 €

Allocations familiales 2 enfants 125.78 €

3 enfants 286.94 €

4 enfants 448.10 €

Par enfants supplémentaires 161.17 €

Français sous le seuil de pauvreté (2009) Milliers de pauvres 8173

Seuil à 60 % de la médiane (distribution en 2 parties égales) % de Français sous le seuil 13.5

ARTEFACTE SOURCES : smic : www.insee.fr/fr/themes/tableau.asp?ref_id=NATnon04145 ; salaire moyen mensuel à temps complet, salariés du secteur privé et semi-public, www.insee.fr/fr/themes/tableau.asp?reg_id=0&ref_id=sal2009 ; Rsa, http://vosdroits.service-public.fr/F502.xhtml ; Allocations familiales, http://vosdroits.service-public.fr/F13213.xhtml ; ASS, http://vosdroits.service-public.fr/F12484.xhtml ; Français sous le seuil de pauvreté : Insee-DGFiP-Cnaf-Cnav-CCMSA, enquête Revenus fiscaux et sociaux 2009.

Page 135: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com 135

Artefacte s’amuse

Parmi les noms cités, cochez celui qui n’a pas droit de cité dans le dictionnaire Hachette encyclopédique de 1997. Fred ASTAIRE ����

Brigitte BARDOT ����

Ambroise CROIZAT ���� Alain PROST ���� Michel PLATINI ���� TARZAN ����

Indice : Il a été ouvrier métallurgiste, député du Front Populaire, résistant. Il a participé au programme du Conseil National de la Résistance. Il a été Ministre du travail de la République française. Il a été à l’origine de la création de la Sécurité Sociale. On lui doit cette citation prononcée à l’Assemblée Nationale le 24 octobre 1950 : « Jamais nous ne tolérerons qu’un seul des avantages de la sécurité sociale soit mis en péril. Nous défendrons à en perdre la vie et avec la plus grande énergie cette loi humaine et de progrès. ». Voir Michel Etievent, Marcel Paul, Ambroise Croizat, Chemins croisés d'innovation sociale, La Ravoire, Editions GAP, 2008 et Ambroise Croizat ou l’invention sociale, La Ravoire, Editions GAP, 1999.

(

)

Page 136: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com 136

L’objet de la revue ARTEFACTE est de questionner la modernité, les formes de productions individuelles et collectives, le lien social. La courbe éditoriale porte sur le travail, l’organisation du travail, l’organisation sociale, les pratiques artistiques, les discours, les écrits, les métiers… Elle invite des ouvriers, des employés, des gens de peu, des chômeurs, des vacataires, des universitaires qui souhaiteraient présenter leurs travaux aboutis et/ou leurs réflexions en cours. Sa méthode, si tant est qu’elle soit figée, repose sur l’interdisciplinarité, le dialogue des champs.

Le comité de lecteurs est ouvert à toutes formes de propos : articles, enquêtes, interviews, témoignages, commentaires d’ouvrages ou de films, poèmes, extraits, fictions, etc. Artefacte se place dans une logique d’Éducation Populaire où la diffusion de ses écrits a pour vocation de faire fleurir chez les lecteurs, les citoyens, l’envie de faire. Ce collectif s’inscrit dans des valeurs sociales, qui placent l’économie au service de l’homme et pas l’inverse ; humanistes, qui placent l’intérêt général avant l’intérêt particulier ; et laïques parce que la spiritualité (religieuse ou pas) est de la sphère de l’intime. Ce qui ne préjuge en rien d’éventuelles critiques par des « esprits libres ».

Courbe éditoriale

Pas une ligne,

une co ur

be

Page 137: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com 137

VOUS SOUHAITEZ SOUTENIR ARTEFACTE !

� Je souhaite être membre bienfaiteur en versant le montant de mon choix.

� Je souhaite adhérer à l’association en adressant un chèque de 10€.

Versement à l’ordre d’Artefacte : Association loi 1901 - 25, rue Dordogne 81000 Albi. Je joins mes coordonnées postales ou mon courriel. Être membre bienfaiteur et/ou adhérent vous donne accès aux services de l’association (revue, conférences…).

ARTEFACTE, Revue périodique semestrielle ● Édition : Association ARTEFACTE 25, rue Dordogne 81000 Albi ● Contact : [email protected] ● Blog : http://artefacte.over-blog.com ● Directeur de Publication : Frédéric Vivas ● Comité de publication : Xavier Fidelle-Gay, Julien Oustrières, Frédéric Vivas ● Dépôt légal ISSN support papier : 2115-5046. ISSN support électronique : 2116-4231 ● Ont participé à ce numéro : Franck Alix, Hubert Benita, Laurent Classeau, Christophe Barré, Jean-Marie-Delorme, Xavier Fidelle-Gay, Iksèf, Isidore Lapillule, Marie-Ange Larruy, Vassili Nesterenko, Julien Oustrières, Laurence Picard, Françoise Paul-Lévy, Thierry Crouzet, Frédéric Vivas. ● ARTEFACTE 2011 ©

Photo de couverture : Hubert Benita, extrait, Sans titre © Hubert Bénita, 2011.

Adhésion - Ours

Pour télécharger la revue sur notre site : artefacte-asso.com

Page 138: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com 138

Achevé d’imprimer à la photopieuse, « Usiné maison »

à Saint-Julia-Albi-Toulouse.

Pour citer en référence : Revue Artefacte, n° 2, version 2, Décembre 2011.

Page 139: Travail, Art, Science… Société (s)ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/94/53/76/Revue-numero-2/Revue_Artefacte_n... · Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s),

Revue n° 2, Artefacte, Travail, Art, Science… Société (s), artefacte-asso.com 139

ARTEFACTe Travail, Art, Science… Société (s)

2 Éditorial ARTEFACTE 6 Artefact dans le social Julien OUSTRIERES 8 Entretien-causerie avec une aide-soignante Xavier FIDELLE-GAY 14 J’ai mal à l’hôpital Frédéric VIVAS 18 J’aimerais avoir les yeux ouverts Thierry CROUZET 32 Une lecture de Roger Vailland Frédéric VIVAS 40 Galerie photos, le marché de Tsukiji, Tokyo Franck ALIX 66 Fol avril, ce n’est rien Jean-Marie DELORME 72 Les véritables dimensions de la catastrophe de Tchernobyl Vassili NESTERENKO 80 Complément d’une lettre Françoise PAUL-LÉVY 88 Aux sauveteurs de Tchernobyl Françoise PAUL-LÉVY 90 Le Che s’est-il réincarné en grille-pain ? Laurent CLASSEAU 100 Conjudégaison Hubert BENITA 104 Une analyse critique de la reforme des collectivités territoriales Marie-Ange LARRUY 112 Ça ne pouvait plus durer Frédéric VIVAS 114 & c’est l’heure des comptes ! IKSÈF 118 De quoi le formateur-vacataire est-il le nom ? Frédéric VIVAS 126 De l’envers du sens, des slogans pour les présidentielles Isidore LAPILLULE 132 Les minima sociaux en France ARTEFACTE 135 Artefacte s’amuse ARTEFACTE 136 Ours et courbe éditoriale ARTEFACTE

2