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Roselyne LANGE TU T’APPELLERAS DANIEL

TU T’APPELLERAS DANIEL

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Page 1: TU T’APPELLERAS DANIEL

Roselyne LANGE

TU T’APPELLERAS DANIEL

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« Qui sauve une seule vie, sauve le monde entier. »

LE TALMUD

« Il n’y a que deux façons de vivre sa vie : l’une en

faisant comme si rien n’était un miracle, l’autre en

faisant comme si tout était un miracle. »

Albert EINSTEIN

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Ce matin, je m’éveille avec un sentiment de désespoir, le clap de fin du pire scénario d’un film

d’horreur annoncé. C’est mon dernier jour de classe, je ne le sais pas encore mais je n’y

retournerai plus jamais.

Pourquoi, me demandez-vous ? C’est une très sombre histoire, suivez-moi, je vous ouvre

une porte sur mon passé.

Je m’appelle David SZTEJNSZNAJDER.

Oui, vous avez raison, c’est un nom de famille imprononçable !

Mes parents avaient choisi de migrer vers la France en 1930 après avoir fui la Pologne où

s’entremêlaient pauvreté, persécutions antisémites, pogroms. Ils étaient persuadés que la

France, pays de toutes les libertés et des droits de l’homme, intégrait tous les peuples venus de

l’étranger.

La France était la garantie d’un avenir radieux. Dans les bourgades reculées de Pologne où se

regroupaient les communautés juives, « les Shtetels », Paris exerçait une fascination.

Pour bâtir un avenir ailleurs, ils avaient vendu le peu qu’ils possédaient. Le jour du grand départ

pour l’inconnu était arrivé. Ils avaient laissé derrière eux, leurs parents, leurs frères et sœurs,

leurs lieux familiers et leurs amis. La première fois qu’ils quittaient leur village et prenaient le

train. C’était un départ sans retour. Ils étaient heureux d’avoir franchi le pas. J’avais alors deux

ans.

Ainsi commence mon histoire.

Arrivés à Paris, mes parents s’installent avenue Ledru Rollin, dans le 12ème arrondissement, au

milieu du quartier des menuisiers. Une partie de l’appartement est transformé en atelier. Mon

père est tailleur et les machines à coudre fonctionnent à plein régime. Il travaille « à façon » et

payé à la pièce. Il confectionne des manteaux et des vestes. Il est analphabète mais se débrouille,

il apprend des bribes de français et travaille avec acharnement.

Mes premières années, sont heureuses en famille jusqu’à la naissance en 1934 de mon frère

Charles.

Seule ombre au tableau, notre mère…

Maman, tu es si fragile, depuis que Charles est né, tu es sans cesse malade et

hospitalisée au sanatorium, nous ne te voyons plus. Tu nous manques tellement !

Page 4: TU T’APPELLERAS DANIEL

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Nous ne sommes désormais plus que trois à la maison. Mon père qui rêve d’un futur

professionnel brillant pour mon frère et moi, m’inscrit à l’école primaire. Réussir à l’école, bien

maîtriser le français pour s’intégrer, devenir un « vrai » français sont essentiels pour lui.

Notre existence s’écoule assez paisiblement mais l’horizon se charge de menaces. Soudain, la

guerre fait irruption dans notre vie. Nous sommes en juillet 1940, la France connaît sa pire

débâcle militaire. Désormais, l’étendard nazi flotte partout. Les mesures antisémites se

succèdent, il y a celles qui sont décidées par les autorités d’occupation, et celles décrétées par

le gouvernement de Vichy. Les interdictions, les confiscations accablent les juifs. La radio et

les journaux collaborationnistes déversent une monstrueuse propagande antisémite.

Mon père, incrédule, ne conçoit pas que cette « machine de guerre » puisse être mise en route

pour éliminer tous les juifs. La France est une terre d’accueil.

Jusqu’au jour où…

Ce matin n’est pas un jour comme les autres.

La veille, Mon père a reçu une convocation « le billet vert », émanant du commissariat de

police, l’invitant à se présenter, le lendemain, pour « un examen de sa situation » muni d’une

pièce d’identité.

Papa, tu avais tellement confiance dans l’autorité française, tu étais droit, tu respectais

les lois, les décrets. Tu n’as pas voulu fuir alors qu’il en était encore temps.

Papa, n’y va pas ! On peut encore se cacher, s’enfuir ! Ne nous abandonne pas !

Ta décision est prise. Il est 6h30, ce 14 mai 1941, une date que je n’oublierai jamais. Tu claques

la porte de l’appartement sans te retourner, confiant, persuadé de ton retour dans peu de temps.

Tu me cries de ne pas oublier les clefs si je sors…Je ne suis pas certain de t’avoir dit au revoir.

Notre famille est sur le point d’exploser.

Tu te présentes au gymnase Japy mais ta situation ne sera pas examinée, tu ne le sais pas mais

tu fais partie de la première rafle comme 3 700 autres hommes aussi respectueux de l’autorité

que toi. En quelques heures, tu es arrêté, conduit à la gare d’Austerlitz. Tu embarques dans un

train de voyageurs à destination du camp d’internement de Beaune-la-Rolande. Les mots « au

revoir » prennent tout leur sens, te reverrais-je un jour ?

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La page est tournée, ma famille disloquée. Ne reste que toi, mon petit frère, Charles, tu as 6 ans

et moi,13, comment assurer ton quotidien sans argent, sans papiers ? Comment te cacher mon

chagrin, mes doutes, mon angoisse de l’avenir ?

Nous nous retrouvons dans cet appartement, silencieux, nos éclats de rire se sont tus, le bruit

ronronnant de la machine à coudre a cessé. Une sensation de vide absolu s’empare de nous. Je

contemple mon frère, accroupi sur le sol, en train de jouer avec des petites voitures, inconscient

du danger.

Finie l’enfance ! je deviens un homme à 13 ans !

Ma décision est prise. Ne reste qu’une seule solution, un seul membre de ma famille. J’entasse

des vêtements dans une valise, prends Charles par la main et rejoins la nièce de mon père, Zlate,

rue Baffroi dans le 11ème. Je prends soin de bien fermer la porte de notre appartement et je

conserve précieusement les clefs.

Zlate et Yankel tiennent une boulangerie. Ils vivent dans un petit appartement avec 3 enfants et

acceptent de nous héberger quelques jours, mais deux enfants de plus…

Un mois plus tard, Zlate contacte une assistante sociale, la décision est prise, Charles est

emmené à l’orphelinat Rothschild. Un immense sentiment de désespoir, d’abandon et de

solitude plane sur une enfance brisée pour toujours.

Pourquoi, pourquoi sommes-nous destinés à nous séparer ? Ma mère, mon père et

finalement mon frère, tous « envolés » …

Que me reste-t-il si ce n’est de briller à l’école, j’apprends avec plaisir les règles de calcul

l’histoire de France, la géographie sur des grandes cartes en couleur que le maître accroche sur

le tableau noir. Je suis inscrit au Tableau d’Honneur pour l’ensemble de mes notes. Mes parents

seraient fiers de ces résultats.

Jusqu’au jour où…

Nous sommes le 7 juin 1942. Nouvelle mesure de Vichy, ignoble et humiliante…

A partir d’aujourd’hui, je porte « l’étoile jaune ». Je rêverais d’être un shérif mais je suis juif et

parce qu’un homme a décidé d’anéantir définitivement tout un peuple et que d’autres appliquent

à la lettre ses décisions, la vie de ma famille, la mienne et de millions d’autres ont basculé dans

l’enfer.

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La veille, on m’a cousue « l’étoile jaune » sur mes vêtements. Les consignes sont très précises :

l’étoile des Juifs consiste en une étoile à 6 branches, noire de la grandeur de la paume, en

étoffe jaune, portant en noir l’inscription « Juif ». Elle doit être portée, cousue solidement, de

façon apparente sur la poitrine, sur le côté gauche du vêtement. Chaque Juif recevra 3 étoiles

et devra donner, à cet effet, un point de sa carte textile.

Il faut donc payer sous forme de bons cet infâme insigne, me cataloguant comme une espèce

jugée si impure que je ne peux plus me mêler aux autres, un rebut de la société, indigne de

vivre.

Je me rends à l’école, affublé de cet horrible morceau de tissu. Arrivé en classe, Le maître me

demande si j’ai froid car je refuse de retirer mon manteau et mon écharpe malgré la chaleur.

Cacher cette maudite étoile, ne pas me faire remarquer. Je lui montre, l’instituteur, d’une

bienveillance incroyable me prie de refermer mon manteau et de ne pas sortir dans la cour de

récréation. Très vite, je comprends qu’il me sera impossible de continuer ma scolarité – Peur

d’affronter le regard des autres enfants et la réaction des enseignants – Crainte d’être « chopé »

à la sortie. Voilà, la page est tournée, c’est mon dernier jour de classe et plus jamais, je n’y

retournerai…

Pour la première fois, une émotion intense et la colère s’emparent de moi. La vie dont j’avais

tant rêvé, jamais, je ne pourrai l’avoir, parce qu’il y aura toujours quelqu’un pour me rappeler

qui nous sommes, un peuple juif condamné à errer. Je sens alors une vibration, comme si tout

mon être refusait d’être condamné, une farouche détermination à survivre m’envahit.

Je ne disparaitrai pas, je ne renoncerai pas, je suis un guerrier, je suis un shérif, je me

battrai pour ma vie, pour ma famille !

Le monde extérieur est devenu hostile, dangereux, toujours à la merci d’une dénonciation, d’une

arrestation. Des décrets nous imposent jour après jour de nouveaux interdits – Plus le droit

d’aller à l’école, à la bibliothèque, au spectacle, dans les magasins, dans le métro, dans les

squares, confiscation de nos lignes téléphoniques, de nos radios…

A partir de ce jour, je deviens invisible, j’apprends comment survivre dans cette impitoyable

atmosphère, dissimuler mon étoile derrière des paquets, ne pas dévoiler que je suis juif, ni par

un geste ni par une parole, rester silencieux, se cacher au moindre danger, cesser d’être moi-

même.

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Ainsi, passent les mois, au sein de la seule famille qui me reste. Je ne vais plus à l’école mais

j’apprends au côté de mon cousin, le métier de boulanger. Je retrouve des instants de bonheur

en réalisant des pâtisseries !

Jusqu’au jour où…

J’apprends encore une terrible nouvelle.

Mon cher papa, après ton arrestation il y a un an, tu avais été emprisonné dans le camp

de transit de Beaune La Rolande, la vie était difficile, le froid, le manque de nourriture,

mais tu t’étais fait des amis, tu n’imaginais pas ton avenir, mais un jour, tu as été

informé que tu partais dans un camp de travail, les autorités t’ont dit que tu y

retrouverais des membres de ta famille… Tu leur as fait confiance, tu as pensé que les

conditions de travail seraient dures mais tu étais jeune et solide, tu résisterais.

Tu es parti par le convoi numéro 5. Vous étiez 1 000 dans ce train, Tassés, plus de 80

hommes, femmes et enfants, dans un wagon à bestiaux avec pour seule lumière, une

lucarne. Un peu de paille sur le sol et un simple seau d’eau pour faire vos besoins. Au

début, personne n’ose l’utiliser mais au bout de quelques heures, certains ne tiennent

plus. La solidarité joue pour que chacun garde sa dignité. Des hommes utilisent leur

manteau pour cacher les autres. Un trajet effroyable, trois jours et trois nuits, sans air,

les jambes repliées sur soi par manque de place, un récipient trop rempli, débordant

sur le sol, une puanteur d’urine et d’excréments entremêlés, jusqu’à l’arrivée où vous

êtes accueillis par les hurlements des SS et des chiens. Tu viens d’entrer dans le camp

de concentration et d’extermination d’Auschwitz…

Pendant ce temps, la situation s’aggrave à Paris. Des rumeurs d’arrestation par la Police

Française, circulent dans le quartier. Certains évoquent des listes préparées à partir du « Fichier

Juif ». Comment échapper au filet qui se resserre autour de nous ? La seule solution serait de

franchir la ligne de démarcation. Mes cousins décident de rechercher une filière de passeurs.

L’un d’entre eux leur propose de nous emmener en Suisse contre une importante somme

d’argent. Zlate lui fait confiance. Deux jours plus tard, nous nous rendons sur le lieu fixé.

Hélas, le passeur n’est pas au rendez-vous ! Echec total, une partie de la famille est arrêtée.

Zlate et Yankel réussissent à s’enfuir avec les enfants. Déterminés à revenir sur Paris pour

refaire une tentative…mais sans moi !

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Sur le chemin du retour, Zlate me laisse dans une pension de famille, l’Auberge du Cheval

Blanc à Liancourt dans le département de l’Oise, tenue par Madame Gaillard et lui verse un

mois d’avance. Me voilà totalement seul mais avec une légère impression de vacances scolaires

au sein d’un joli petit village tranquille. Ce plaisir est de courte durée, nous sommes à la fin du

mois, je n’ai plus de nouvelles de Zlate et donc plus personne pour payer la pension.

Seul au monde, sans logement, sans argent, j’atteins le fond de la tristesse.

La gendarmerie est juste en face de l’auberge, est-ce ma dernière solution ? Me rendre, c’est la

certitude d’être arrêté. Mais Madame Gaillard veille et quelquefois le hasard influe sur notre

destin.

Un marchand de bestiaux, Louis Bercher, en transhumance avec ses moutons vers la

Normandie s’arrête pour dîner à l’auberge et y dormir. L’aubergiste bavarde avec l’agriculteur

et en profite pour lui parler de ma « délicate » situation. Elle l’informe que je suis juif, sans

famille, sans ressource et sur le risque de me faire arrêter à tout moment. A la fin de l’échange,

elle lui dit que je m’appelle David. Nous faisons rapidement connaissance.

Pas une seconde d’hésitation, à l’instant où nos chemins se croisent, sans me connaître,

Louis, vous me proposez de vous suivre et de devenir votre commis ! En cette période si

trouble, prendre ce risque est insensé ! merci, merci, de tout mon cœur !

A l’aube, nous partons ensemble, direction Jouy-sur-Eure. Moi, le citadin, habitué au rythme

trépidant de la ville, me voici parti vers de nouvelles aventures ! Projeté dans un monde

inconnu.

Dès les premières minutes de marche, Louis me dit :

« David, c’est trop biblique, tu vas te faire repérer. A partir d’aujourd’hui tu

t’appelleras Daniel ! Et si nous sommes arrêtés en chemin, je dirai que tu es mon fils ».

Oublier mon enfance, effacer de ma mémoire, mon prénom David, renaître pour survivre. Une

nouvelle identité, un passé à inventer, une nouvelle personnalité. Se fondre dans un groupe. Ne

pas mettre en danger Louis Bercher, ce brave homme qui prend tant de risques pour me sauver.

Retenir ce prénom, je m’appelle Daniel, Daniel, Daniel… Mais ne jamais oublier qui je suis,

au fond de moi.

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Après des heures de marche, nous atteignons la ferme, cernés par les moutons rassemblés dans

la cour, dans un tourbillon de poussière. Mon premier regard se porte sur les chevaux,

incroyable, peut-être pourrai-je réaliser mon rêve de chevaucher comme le shérif !

Je découvre, les granges, l’écurie, la porcherie le grenier à grains et au loin, les meules de foin.

La ferme composée de plusieurs bâtisses, est immense.

J’entre avec Louis dans le bâtiment principal, occupé par la famille Bercher. Quelques marches

mènent vers une vaste pièce, noire de fumée, où trône une monumentale cheminée. Un énorme

chaudron y est posé. Une odeur de pommes de terre imprègne toute la salle à manger. Plus tard,

je découvrirai qu’elles sont destinées aux cochons.

Un peu plus loin, quelques marches conduisent vers un couloir desservant trois pièces. La

première dégage une odeur agréable, c’est la réserve aux pommes étalées sur plusieurs étagères.

La deuxième est occupée par Marie, dont le mari est prisonnier en Allemagne. Louis me désigne

la troisième chambre dont la porte fenêtre donne sur la cour, c’est désormais la mienne. Enfin,

je fais connaissance avec la dernière personne de la famille, la grand-mère.

Au fil des jours, je découvre les dures conditions de vie à la ferme. Devenu commis, j’exerce

tous les métiers : berger, charretier, laboureur, vacher, jardinier mais je ne me plains pas. Louis

Bercher est un homme bienveillant. Il m’autorise à manger à sa table, coutume inhabituelle, la

plupart des enfants cachés et ceux de l’Assistance Publique, sont souvent maltraités. Mes

vêtements devenus trop petits sont remplacés par des pantalons et des vestes usagés de Louis.

Il y aussi Marie, mon rayon de soleil, si gentille, si douce et une cuisinière talentueuse !

Et surtout mon rêve se réalise ! Je monte à cheval. Certes, c’est un travail très physique : panser,

étriller, brosser, mais c’est un tel plaisir dans ce monde impitoyable ! Je me réjouis de chaque

moment de bonheur, compensant ainsi ma lourde peine et mon extrême solitude. Mon frère, ma

mère et mon père me manquent cruellement. Quelques fois, lorsque les larmes montent, je me

confie à l’oreille des chevaux. Je me pose tant de questions sur mon père…

Cher papa, je n’ai plus aucune nouvelle de toi depuis un an. Qu’es-tu devenu ? es-tu

vivant ? Est-ce que ton travail n’est pas trop dur ? Penses-tu à nous quelquefois ?

Pendant plusieurs mois, l’incertitude envahit toutes mes pensées – Rareté des nouvelles,

éloignement, difficultés de communication – Je suis suspendu à l’attente d’un courrier qui

n’arrive jamais.

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Un jour, par miracle, une lettre affectueuse de ma mère me parvient. Elle ne sait pas lire mais

s’est débrouillée pour trouver une femme qui a écrit à sa place. Je la relis tous les soirs et la

tient contre mon cœur avant de m’endormir.

« Mon cher fils, tu me dis que tu as 14 ans et que tu sais te débrouiller tout seul, même

quand tu en auras 30, tu auras encore besoin des conseils de ta mère. Mon cher petit,

on a toujours dans sa vie besoin de ses parents. Je suis quand même bien contente que

tu te débrouilles bien. Toutes mes pensées vont vers toi et vers ton frère. Je suis heureuse

que tu te plaises bien chez Monsieur Bercher, seulement, je ne voudrais pas que tu fasses

un travail au-dessus de tes forces. Quand tu t’en vas aux champs avec les bêtes, tu dois

avoir un grand chapeau. Il faut bien faire attention au soleil. Ecris moi bien longuement

mon fils chéri et reçois les meilleurs baisers et caresses de ta maman. J’espère que nous

nous trouverons bientôt tous les quatre réunis. Ta mère qui t’aime de tout son cœur ».

Une année passe. Un jour, je reçois une lettre terrifiante : tous les enfants de l’orphelinat

Rothschild ont été arrêtés. Mon frère, âgé de 9 ans, est transféré dans le camp d’internement de

Drancy. Par bonheur, étant de nationalité française, il est sauvé in extremis avec un autre garçon

et caché dans le nord à Havrincourt.

Une fois son adresse récupérée, je peux enfin reprendre contact avec lui et lui expédie une carte

de bonne année.

« Planqué » dans sa nouvelle famille, Charles qui, entre temps, a appris à écrire m’envoie à son

tour une première lettre.

« Cher frère, j’ai reçu ta carte qui m’a fait grand plaisir. Tu m’as demandé si j’avais

besoin de quelque chose, je voudrais que tu m’envoies des jouets et du chocolat. Je

voudrais aussi que tu m’écrives et je te répondrai le plus vite possible. Est-ce que tu

n’es pas malade ? Dis-le-moi. Je te demande si tu as reçu une carte de maman, je n’ai

pas de nouvelle d’elle. Je serai très content d’en recevoir. Je t’envoie mille baisers, ton

cher frère, Charles ».

Je m’empresse de lui répondre. Immense joie, un tel amour nous unit. C’est grâce à quelques

moments d’illumination comme celui-ci que mon cœur ne s’endurcit pas. Parce que dans ma

vie quotidienne, je ne reçois aucune marque d’affection, les baisers de ma mère me manquent

tant.

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Jouy-sur-Eure, petit village situé en Normandie, est occupé par les troupes allemandes. Je suis

persuadé que des habitants connaissent mon origine mais jusqu’à présent, personne ne m’a

dénoncé. J’en profite pour créer des liens avec quelques amis.

Deux ans passent. Les bombardements s’intensifient sur le village. Un matin, nous découvrons

les vaches mortes, gonflées, les pattes en l’air dans le pâturage. Les allemands ont élu domicile

juste en face de la ferme. Régulièrement, des motos sur lesquelles sont fixés un side-car,

circulent devant la cour. Un soldat conduit l’engin, le second, chargé d’une mitraillette, est assis

dans la caisse. Situation incroyable, nous finissons par nous connaître, j’ai même sympathisé

avec un adjudant prénommé Muller.

Une nuit, je suis réveillé par des bruits violents contre la porte fenêtre de ma chambre. Je n’ose

plus respirer, mon cœur cogne si fort. Pétrifié, j’aperçois un homme, vêtu d’un manteau en cuir

noir et de bottes, une lampe torche à la main, l’air mauvais – Image terrifiante d’un officier

braquant son pistolet sur moi. Il hurle « raus, raus schnell ! ». C’est fini, les allemands ont

découvert mon origine. Qui m’a dénoncé ? Impossible de m’enfuir, je me sens à nouveau, si

vulnérable, tel un animal traqué. J’ouvre les battants de la fenêtre et sors, tremblant, les mains

sur la tête. Nos regards se croisent, une fraction de secondes. A cet instant, je découvre que

l’officier est totalement saoul. J’échange quelques mots et gestes avec lui. Calmé, au petit matin,

il disparait sans m’avoir arrêté. Je reste tétanisé, plusieurs heures sur les marches, me posant

une multitude de questions. Pourquoi s’est-il saoulé ? A-t-il peur des américains ? Craint-il

d’être envoyé en Russie ? Peut-être est-il angoissé pour sa femme, sa famille restées en

Allemagne ? Était-ce un choix de venir se battre en France ? Ou tout simplement, s’ennuie-t-il

dans ce village perdu ?

Une fois de plus, un miracle s’est produit.

La vie continue à Jouy-sur-Eure au rythme des saisons. Nous sommes en 1944, les américains

débarquent en Normandie. Nous décidons avec mes camarades, de partir en forêt à la recherche

d’armes abandonnées. Erreur, nous faisons face un groupe de soldats allemands, menaçant de

nous fusiller. Après une longue tentative de discussion, nous leur expliquons que les américains

sont déjà passés depuis deux jours, par miracle, ils nous laissent partir. Un copain, qui a

découvert une grenade, décide de l’attacher sur son vélo. Deuxième erreur, celle-ci explose, lui

crevant un œil. Le lendemain, nous croisons deux jeunes soldats allemands, l’un, sûrement

affamé, porte un pot au lait mais il s’enfuit en nous voyant, un second, aussi jeune que moi, en

larmes sur le bord de la route, complètement perdu.

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Une image forte après la libération de Jouy-sur-Eure, des filles tondues avec des croix gammées

peintes sur le crâne mises à genoux sur la place du village.

Enfin la Libération ! Libre, libre, je n’ai plus à me cacher ! Quelle immense joie ! Je

vais retrouver ma mère, mon frère…mais qu’est devenu mon père ? J’espère que nous

allons tous nous retrouver avec bonheur dans notre appartement, nous serrer si fort

dans les bras !

J’idéalise totalement ce moment tant attendu. J’ai échappé à tant d’épreuves, tant de haine.

Hélas, la situation n’est pas aussi simple. Nous n’avons aucune nouvelle de mon père. Ma mère

encore gravement malade n’est pas autorisée à quitter le sanatorium. Personne pour s’occuper

de Charles ! heureusement, la famille qui le cache depuis le début, accepte de prolonger son

séjour.

Maudite guerre ! je rêvais d’un départ imminent, je vais rester un an de plus – Un an de plus,

libre, mais si seul.

Afin de mettre de l’argent de côté, je travaille chez un second fermier. Je pourrai ainsi me payer

mon billet de train pour Paris, le moment venu. Je reste jusqu’au mois d’août 1945.

Il y a trois ans, mon destin a basculé en croisant le chemin de Monsieur Bercher. Aujourd’hui,

j’ai la liberté de choisir de rester encore ou de partir. Je ne peux plus attendre. J’ai un tel besoin

de revoir ma mère. Ma décision est prise, j’achète un billet de train pour Paris. Etant le seul à

posséder le trousseau de clefs de l’appartement, je m’y rendrai avant de prendre un second train

pour rejoindre enfin, ma mère au sanatorium.

Quelle excitation ! une nouvelle vie en perspective ! En même temps, j’ai la sensation d’un

arrachement.

Je m’apprête à vous quitter, Louis, ainsi que votre famille.

Ce sont trois années qui me marqueront pour le restant de mes jours. Monsieur Louis

Bercher, Je ne vous oublierai jamais. Vous m’avez appris l’amour du travail de la terre,

le respect du monde paysan, la beauté de la nature. J’y ai découvert ma passion pour

les chevaux. Vous avez été un homme brave, courageux juste et humain n’hésitant pas

malgré, les menaces, à me sauver la vie. Merci ! Mille fois merci !

Nous nous quittons sur le quai de la gare en nous promettant de nous donner des nouvelles. Je

repars vers Paris, les mains vides mais le cœur léger.

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Arrivé à Paris, je ressens une étrange oppression, en posant le pied sur le quai – peur de ne

jamais revoir mon père, panique à l’idée de ne plus avoir d’appartement. Où irais-je ?

Quelquefois, je me retourne, craignant un danger qui n’existe plus. Et puis, replonger dans le

tumulte de la ville après tant d’années passées à la campagne demande un temps d’adaptation.

De retour, avenue Ledru Rollin, je grimpe le cœur battant, les marches qui me mènent à la porte

d’entrée. La serrure a-t-elle été changée ? Y-a-t-il de nouveaux locataires ? Que reste-t-il à

l’intérieur ? Nous a-t-on tout confisqué ? Dans quel état est-il ?

J’introduis la clef dans la serrure, les mains tremblantes, et miracle, la porte s’ouvre. Je découvre

avec soulagement, malgré l’épaisse poussière et l’odeur de renfermé, que rien ne nous a été

dérobé. J’ouvre immédiatement les fenêtres et me lance dans un grand ménage.

Que se passe-t-il à cet instant précis ?

Un homme se présente devant la porte. Entendant, du bruit à l’intérieur, il se penche en avant

pour regarder dans le trou de la serrure et aperçoit des objets familiers. Il décide de sonner.

Interloqué, j’ouvre doucement.

Cet homme affaibli, amaigri, vieilli, cadavérique mais vivant, c’est MON PERE ! mon arrivée

coïncide très exactement avec la sienne ! N’est-ce pas un véritable miracle ?

Nous n’avions pas imaginé une seconde, que ce même jour à la même heure, son chemin allait

croiser le mien. Pourquoi avais-je choisi cette journée pour quitter définitivement Jouy-sur-

Eure ? Quelle bonne étoile m’avait guidé vers mon père ? Si nous n’avions pas choisi cette date

précise pour revenir, nous ne nous serions peut-être jamais revus.

Les premiers instants de nos retrouvailles, un silence, une certaine gêne s’installent entres nous.

Mon père a tellement changé, il me fait presque peur. Mais nous nous étreignons, la minute qui

suit. Tant de larmes coulent, mais ce sont pour la première fois des larmes de bonheur.

Remis de nos émotions, je contacte ma mère au sanatorium et la nourrice de Charles pour les

informer de cette nouvelle incroyable.

Un peu plus tard, installés sur le divan, je lui demande de me raconter sa libération. Les

explications qu’il me donnent seront les seules que j’obtiendrai et ne concernent que son retour

en France.

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Voici l’histoire de son arrivée :

Libéré du Camp de Concentration d’Auschwitz, le 1er mai 1945, mon calvaire ne s’est

pas terminé à la sortie du camp. J’ai été contraint de faire « la longue marche de la

mort ».

J’ai résisté à cette épreuve grâce à des allemands qui jetèrent des pommes de terre

cuites le long du chemin.

Je suis arrivé en train, à Paris, avec d’autres déportés, toujours vêtus de nos « pyjamas

rayés », puis amené en bus à l’Hôtel Lutécia, devenu un centre d’accueil pour les juifs

et leurs familles. A la descente du bus, j’ai découvert avec effroi, une foule agglutinée

devant l’entrée, les visages anxieux, des photos brandies à bout de bras, des écriteaux

portant les noms. A la recherche désespérée de membres de leur famille disparus.

Certains d’entre eux nous ont agrippés par la manche en nous montrant des

photographies. Mais c’était des portraits de personnes en forme datant d’avant la

guerre. Comment les reconnaître ? Nous, déportés survivants, étions devenus des

fantômes, des revenants amaigris, le crâne rasé, le visage sans expression.

Comment dire à ces êtres qui nous questionnent avec une lueur d’espoir, qu’il y avait

très peu de chances que leur père, leur mère, frères ou sœurs reviennent vivants de cet

enfer ?

Mon père continue son récit, la gorge nouée, les yeux emplis de larmes :

Je suis entré dans le grand hall de l’hôtel, direction la désinfection. Un médecin m’a

soigné, des bénévoles m’ont remis un pantalon et une veste. J’ai été ensuite longuement

interrogé pour « contrôler » que j’étais bien un déporté – Des collabos ayant essayé de

se faire passer pour des prisonniers. Dernière étape, des papiers m’ont été remis.

Définitivement libre, J’ai décidé d’aller à l’appartement, récupérer des affaires si les

biens n’avaient pas été spoliés puis chercher par tous les moyens à quitter Paris et

embarquer sur un bateau vers les Etats-Unis. Pourquoi partir si vite ? J’étais persuadé

que toute ma famille avait disparu. J’avais vu durant ces trois ans dans le camp, tant

de déportés, hommes, femmes et enfants brûlés, gazés, anéantis par le typhus et les

expérimentations ou frappés s’ils n’avaient plus la force de travailler. Je pensais que

ma femme et mes enfants avaient subi le même sort.

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Mon père est exténué. Raconter son histoire lui a fait revivre des scènes cauchemardesques. Il

n’a plus envie d’en parler. Evoquer son histoire, c’est porter une insoutenable vérité.

Par peur de ne pas être cru, de replonger dans l’horreur, à tout jamais, mon père se taira. Seule

trace de son passé, le numéro de matricule, A43605, tatoué à l’encre indélébile sur son bras,

ancré jusqu’à son dernier jour, dans sa chair et son âme.

Epuisé physiquement et moralement, mon père n’a pas la force d’aller en Isère voir sa femme

ou de reprendre Charles. Il souhaiterait vite récupérer pour retrouver du travail. Mais ses nuits,

hantées par les cauchemars sont épouvantables. Ses hurlements traversent tout l’appartement.

Je décide après quelques jours, de reprendre le train pour revoir ma mère avant qu’elle ne quitte

définitivement le sanatorium. Que les retrouvailles sont fortes en émotion ! j’ai tant imaginé,

durant mes nuits sombres et solitaires, ces secondes de bonheur ! A la mi-septembre, elle revient

sur Paris. Vous imaginez le bonheur pour ce couple de se retrouver après tant d’années.

Paradoxalement, je m’étais habitué, après tant d’années hors d’un foyer, à la solitude mais aussi

à une grande liberté. Perturbé par la réintégration au sein de ma famille, par le lourd silence de

mon père intériorisant et refoulant sa souffrance, mutisme que je n’ose rompre et l’imposition

de règles à la maison, je m’échappe chaque jour dans la rue. J’intègre une bande d’amis peu

fréquentables. En fait, je suis perdu. J’ai si peu suivi une scolarité, lorsque j’écris, je fais tant

de fautes, les règles de calcul me sont inconnues. Quel avenir envisager ? Eviter de « plonger »,

me reprendre en main, me ressaisir. Mes parents, inquiets, contactent l’assistante sociale qui

s’est occupée de Charles. Elle propose de m’orienter à l’OSE, une organisation juive de secours

à l’enfance afin d’être mieux encadré. Encore un nouveau départ loin de ma famille, direction

une Maison d’Enfants à Collonge, près de Lyon.

Arrivé sur place, je découvre la vie en communauté. La plupart des éducateurs sont d’anciens

résistants ou rescapés des camps. Chaque jour, de nouveaux adolescents arrivent, tous issus de

milieux très différents, certains très fragilisés par la déportation, souvent orphelins, derniers

survivants pleurant leurs morts mais gardant au fond de leur cœur l’espoir que leurs parents

reviendront un jour…D’autres enfants ayant vécu des histoires aussi incroyables et

miraculeuses que la mienne. Je suis conscient de la chance inouïe d’avoir retrouvé mon père,

Quelle force, quelle résistance il a dû déployer pour sortir vivant de cet enfer.

Nous ne sommes pas des adolescents dociles. Mais les éducateurs mettent toute leur énergie

pour nous aider à nous reconstruire. Finalement, malgré nos blessures personnelles, nous

reformons une grande et joyeuse famille, libres d’échanger sans crainte et de rire.

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Je reste un an à Collonges. Devenu un homme, mon avenir est entre mes mains. Il est temps

pour moi, de retourner au sein de ma famille et de pouvoir enfin serrer Charles dans mes bras.

Me voici à nouveau devant la porte de l’appartement, les machines à coudre ronronnent à

nouveau, j’entends la voix joyeuse de mon frère, je sens les odeurs d’un gâteau préparé par ma

mère. Toutes « les pièces » séparées de notre puzzle familial sont reconstituées. Face à la

barbarie, la meilleure réponse sera de vivre le plus heureux possible.

Je m’appelais David. Un jour, Louis, vous avez choisi de me prénommer Daniel. Désormais

parti sur « l’autre rive », vous qui m’avez sauvé la vie, vous seriez sûrement heureux

d’apprendre que j’ai conservé ce prénom pour le restant de mes jours.

Je m’appelle DANIEL