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De l'élevage des abeilles mélipones à l'apiculture moderne : une enquête ethnozoologique réalisée dans des forêts tropicales sèches au Pérou Résumé L’e ´levage des abeilles me ´lipones a longtemps e ´te ´ une pratique courante dans le Nord- Ouest du Pe ´rou. Dans les anne ´es 1960, des ruchers (ou me ´liponaires) installe ´s dans la fore ˆt nationale de Tumbes pouvaient rassembler plus d’une centaine de colonies. Leur conduite ne ´cessitait une connaissance assez fine de la biologie de l’insecte, notamment pour re ´aliser des essaimages artificiels, de l’habilete ´ pour enrucher les colonies sauvages et de l’expe ´rience pour les conserver en ruche. Au cours du demi-sie `cle e ´coule ´, la domestication des abeilles autochtones, dont Melipona mimetica, s’est marginalise ´e au point que la tradition a disparu dans certaines localite ´s. Le miel e ´tant reste ´ un produit recherche ´ (pour un usage me ´dical), la chasse a peu a ` peu remplace ´ l’e ´levage. Tole ´re ´e par les pouvoirs publics, la cueillette du miel est pourtant particulie `rement pre ´judiciable pour l’entomofaune du fait de la destruction syste ´matique des nids (et des habitats). Aujourd’hui les me ´liponiculteurs, eux aussi, convoitent les colonies d’abeilles sauvages, car les de ´sertions de ruche se multiplient et la capture de nouveaux essaims peut permettre de conserver un cheptel. La situation est re ´ve ´latrice a ` la fois d’une tre `s nette de ´te ´rioration des conditions de vie et d’e ´levage des me ´lipones dans le de ´partement de Tumbes, et de l’indiffe ´rence des pouvoirs publics, la priorite ´ ayant e ´te ´ accorde ´e au de ´veloppement de l’apiculture moderne. D’ailleurs, l’introduction en 1971 de l’abeille domestique, Apis mellifera europe ´enne, coı ¨ncide avec le de ´but du de ´clin de la me ´liponiculture. Mots cle ´s : abeille ; fore ˆt ; miel ; Pe ´rou ; zootechnie. The `mes : productions animales ; ressources naturelles et environnement. Abstract From Melipona beekeeping to modern beekeeping: An ethnozoological survey in tropical dry forests of Peru In North-Western Peru, the practice of Melipona beekeeping (or meliponiculture) was considered popular before the 1960s. At that time, beekeepers in the national forest of Tumbes had more than one hundred colonies (trunk hives). Bee management required a minimum of knowledge on insect biology, notably to carry out artificial swarming, experience in spotting wild swarms and skill at maintaining nests in hives. Today, meliponiculture is becoming marginalized to the point of disappearing in many localities in the Northwest of Peru. As honey is a popular product (medical use), the hunting of the native honeybee species is becoming a more frequent practice. It is very harmful for the insects, even if this practice is tolerated by authorities, as nests are destroyed during the gathering of honey from wild bee colonies. The beekeepers also hunt wild swarms of melipona to keep as livestock due to the high level of hive desertions. The worrisome situation of stingless bee beekeeping in the Department of Tumbes results from: global environmental degradation, bad breeding conditions, and the powerlessness of the authorities who focus their priorities on supporting modern beekeeping development. Samuel Perichon Universit e de Rennes 2 UMR 6590 CNRS Maison de la recherche en sciences sociales Square Henri Le Moal 35043 Rennes cedex France <[email protected]> Pour citer cet article : Perichon S, 2013. De l'élevage des abeilles mélipones à l'apiculture moderne : une enquête ethnozoologique réalisée dans des forêts tropicales sèches au Pérou. Cah Agric 22 : 96-103. doi : 10.1684/agr.2013.0618 Tirés à part : S. Perichon doi: 10.1684/agr.2013.0618 96 Cah Agric, vol. 22, n8 2, mars-avril 2013 Étude originale

Étude originale - Cirad

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De l'élevage des abeilles mélipones à l'apiculturemoderne : une enquête ethnozoologique réalisée

dans des forêts tropicales sèches au Pérou

RésuméL’elevage des abeilles melipones a longtemps ete une pratique courante dans le Nord-Ouest du Perou. Dans les annees 1960, des ruchers (oumeliponaires) installes dans la foretnationale de Tumbes pouvaient rassembler plus d’une centaine de colonies. Leur conduitenecessitait une connaissance assez fine de la biologie de l’insecte, notamment pour realiserdes essaimages artificiels, de l’habilete pour enrucher les colonies sauvages et del’experience pour les conserver en ruche. Au cours du demi-siecle ecoule, la domesticationdes abeilles autochtones, dont Melipona mimetica, s’est marginalisee au point que latradition a disparu dans certaines localites. Le miel etant reste un produit recherche (pourun usage medical), la chasse a peu a peu remplace l’elevage. Toleree par les pouvoirspublics, la cueillette du miel est pourtant particulierement prejudiciable pourl’entomofaune du fait de la destruction systematique des nids (et des habitats). Aujourd’huiles meliponiculteurs, eux aussi, convoitent les colonies d’abeilles sauvages, car lesdesertions de ruche se multiplient et la capture de nouveaux essaims peut permettre deconserver un cheptel. La situation est revelatrice a la fois d’une tres nette deterioration desconditions de vie et d’elevage des melipones dans le departement de Tumbes, et del’indifference des pouvoirs publics, la priorite ayant ete accordee au developpement del’apiculture moderne. D’ailleurs, l’introduction en 1971 de l’abeille domestique, Apismellifera europeenne, coıncide avec le debut du declin de la meliponiculture.

Mots cles : abeille ; foret ; miel ; Perou ; zootechnie.

Themes : productions animales ; ressources naturelles et environnement.

AbstractFrom Melipona beekeeping to modern beekeeping: An ethnozoological survey intropical dry forests of Peru

In North-Western Peru, the practice of Melipona beekeeping (or meliponiculture) wasconsidered popular before the 1960s. At that time, beekeepers in the national forest ofTumbes had more than one hundred colonies (trunk hives). Bee management required aminimum of knowledge on insect biology, notably to carry out artificial swarming,experience in spotting wild swarms and skill at maintaining nests in hives. Today,meliponiculture is becoming marginalized to the point of disappearing in many localitiesin the Northwest of Peru. As honey is a popular product (medical use), the hunting of thenative honeybee species is becoming a more frequent practice. It is very harmful for theinsects, even if this practice is tolerated by authorities, as nests are destroyed during thegathering of honey from wild bee colonies. The beekeepers also hunt wild swarms ofmelipona to keep as livestock due to the high level of hive desertions. The worrisomesituation of stingless bee beekeeping in the Department of Tumbes results from: globalenvironmental degradation, bad breeding conditions, and the powerlessness of theauthorities who focus their priorities on supporting modern beekeeping development.

Samuel PerichonUniversit�e de Rennes 2UMR 6590 CNRSMaison de la recherche en sciences socialesSquare Henri Le Moal35043 Rennes cedexFrance<[email protected]>

Pour citer cet article : Perichon S, 2013. De l'élevage des abeilles mélipones à l'apiculturemoderne : une enquête ethnozoologique réalisée dans des forêts tropicales sèches au Pérou.CahAgric 22 : 96-103. doi : 10.1684/agr.2013.0618Tirés à part : S. Perichon

doi:10.1684/ag

r.2013.0618

96 Cah Agric, vol. 22, n8 2, mars-avril 2013

Étude originale

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E n entomologie, on appelle« abeilles » les representantsde plusieurs familles d’Apidea

qui toutes se nourrissent de pollen etde nectar, et dont beaucoup, a l’imagedes abeilles melipones, n’ont pasd’aiguillon vulnerant (Meyer, 2013).Dans la classification scientifique desespeces, l’insecte appartient a lafamille des Apides, a la sous-familledes Meliponines et au genreMelipona.Le genre comprend 63 especes dont12 sont couramment domestiquees enAmerique latine, et quelques-unes lesont aussi en Asie du Sud-Est, commeMelipona favosa sur l’ıle de Bali(Cesard, 2006). Dans les forets sechesdu Perou, Melipona mimetica (abejade palo) et d’autres Meliponines– Geotrigona fumipennis (abeja detierra), Trigonisca townsendi (papito)et Plebeia sp. (alpargate) – sont tradi-tionnellement elevees et/ou chassees(Rasmussen et Castillo, 2003).La domestication ancienne des abeil-les sans aiguillon (Domerego, 2011) etl’ancrage de la cueillette des mielssauvages (Bradbear, 2010) expliquentl’introduction tardive de l’abeilledomestique, Apis mellifera euro-peenne, en 1839, au Bresil (Hogue,1993). Et dans l’histoire de l’apicul-ture1 sud-americaine, on ne retientsouvent qu’un evenement regrettablesurvenu en 1956, l’introduction d’unesous-espece africaine et son croise-ment avec l’abeille domestique. Maisdepuis la fin des annees 1990 (plannational apicole : ministere de l’Agri-culture, 1998 ; projet Algarrobo : Ins-titut national des ressources naturelles,2002), les pouvoirs publics peruvienscherchent a structurer une filiere quijusqu’ici se developpait d’une maniereinformelle ; les departements deLambayeque, Piura et Tumbes conce-

ntrent tous les efforts. Selon AugustoQuimper (2004), 350 000 ruchespourraient y etre exploitees tant lesressources floricoles forestieres sontimportantes et diversifiees. A l’inverse,la meliponiculture se marginalise jus-qu’a disparaıtre des pratiques locales(Elizaldes et al., 2006). L’augmentationdes cheptels d’abeilles introduites et lesdesertions plus frequentes constateeschez M. mimetica seraient en partieresponsables de cette situation.Dans le present article, nous aborde-rons les rapports entre meliponicul-teurs et apiculteurs sous l’angle d’unrecueil de representations portant sur

les abeilles domestiques. Nous analy-serons ensuite les strategies d’exploi-tation des meliponaires et les usagesdes miels. Enfin, nous nous interro-gerons sur l’avenir de la meliponicul-ture dans un contexte regional tresfavorable a l’apiculture moderne.

Méthodologie

Le terrain de l'enquêteLe departement de Tumbes a eteprefere a ceux de Piura et Lambayeque(figure 1) pour les raisons suivantes :

Moreover, the regional long-term decline in stingless bee beekeeping corresponds to thearrival of European honey bees in the late 1970s.

Key words: bee; forest; honey; Peru; zootechny.

Subjects: animal productions; natural resources and environment.

LimaOCÉANPACIFIQUE

COLOMBIEÉQUATEUR

BRÉSIL

BOLIVIE

CHILI

N

©SP-2012

Département d'étude

Limite provinciale

Frontière

Tumbes

Piura

Madre deDios

Cusco

Punolca

Iquitos

500 km0

Figure 1. Localisation du département d'étude.

Figure 1. Map of the study department.

1 « Apiculture » s’entend ici pour l’exploitationde l’abeille domestique introduite et « melipo-niculture », pour celle des Meliponines indige-nes et, plus specifiquement, M. mimetica.

97Cah Agric, vol. 22, n8 2, mars-avril 2013

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– plusieurs etudes sur les Meliponinesont ete realisees au niveau local etleurs auteurs ont accepte de nousfournir l’aide necessaire pour conduirenos investigations ;– l’enjeu autour de la conservationdes abeilles autochtones est plus forten raison d’un contexte geographiqueparticulier ;– les apiculteurs envisagent le rede-ploiement de leurs ruchers dans deszones forestieres afin de reduirel’exposition des colonies d’abeillesaux pesticides.Quatre des cinq communes etudieesappartiennent a la Reserve de bios-

phere du Nord-Ouest (RBNO), uneforet seche de 230 000 hectares. A l’estde San Jacinto (figure 2), se trouve leParc national des collines d’Amotape(PNCA) ; a l’ouest, l’ancienne foretnationale de Tumbes (1957) declasseeen zone reservee (ZRT) en 1994 (plusau sud, dans le departement de Piura,s’etend la reserve de chasse ElAngolo). La ZRT est situee dans uneplaine littorale cultivee (maıs, tabac,riz, bananes, coton) et ponctuee pardes collines dans sa partie orientale ;le PNCA est, lui, caracteristique descontreforts andins (Cerro Carrizal,1 612 m d’altitude). L’ensemble consti-

tue une zone de transition entre leclimat desertique de la cote sud duPerou et le climat subhumide del’equateur meridional. Une saisonseche et assez fraıche (de mai anovembre) alterne avec une saisondes pluies (de decembre a avril)chaude (35 8C en fevrier). Les pre-cipitations annuelles peuvent attein-dre 1 500 mm sur les versants exposesaux vents d’ouest (Sagastegui et al.,1999).La RBNOfigure parmi la liste despointschauds de la biodiversite mondiale enraison du nombre important d’especesendemiques, principalement des vege-taux (ibidem). D’apres Leal-Pinedo etLinares-Palomino (2005), la reserveabriterait 34 familles d’arbres repartiesdans 58 genres et 85 especes dontdes especes melliferes : Eriotheca sp.(pasallo), Diospyros ebenum (ebano),Guazuma ulmifolia (guasimo), etc.Dans les zones impactees par lesactivites humaines (surpaturage, brulisdes patures en fin de transhumance,coupes illegales de bois), la densited’arbres est inferieure a 100 individuspar hectare contre 235 dans les zonesdifficilement accessibles.

Modalités de l'enquêteL’enquete a ete conduite durant l’ete2012 par un agronome de Tumbes,egalement meliponiculteur, et ungeographe francais, apiculteur ama-teur (25 colonies d’A. mellifera melli-fera). La duree moyenne cumulee desentretiens individuels (semi-directifs)s’etablit a 2 h 30 (hors visite desruchers). Lors du premier entretien,les personnes interrogees devaientchoisir librement cinq mots represen-tatifs de M. mimetica et cinq autresmots pour A. mellifera ; puis ils moti-vaient leurs choix. Le second entretienpermettait d’evaluer l’efficacite de laconduite des ruchers sur la base decriteres quantitatifs (production demiel, cheptel d’abeilles).Au total, 16 personnes ont ete inter-rogees : huit meliponiculteurs (tauxde representativite de 25 %) et huitapiculteurs dont trois professionnels.Elles ont ete selectionnees en fonctionde leur lieu de residence, de leur ageet de leur activite professionnelle(tableau 1), l’objectif etant la diversitedes profils. L’age moyen des person-nes interviewees est de 48 ans : le plus

OCÉAN PACIFIQUE Tumbes

N

Papayal

MatapaloSan Jacinto

Zorritos

Casitas

ZRT

PNCA

ÉQUATEUR

Limite municipale

Tumbes123

Contralmirante-Villar

Zarumilla

Limite départementale

Frontière

Limite de la Réserve de biosphère

District étudié

13

2

40 km200

©SP-2012

Figure 2. Localisation des districts d'étude.

Figure 2. Map of the study districts.

98 Cah Agric, vol. 22, n8 2, mars-avril 2013

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jeune est un apiculteur de 34 ans etle plus age, un meliponiculteur de76 ans. Une seule femme (42 ans) esta la tete d’un rucher (A. mellifera).Les meliponiculteurs tirent leurrevenu de l’elevage (production delait, viande, fromage) et de la culture(riz, maıs, banane, cacao) ; les apicul-teurs sont des fonctionnaires, desemployes du secteur prive, des cadresmoyens ou des professionnels de lafiliere apicole.

Résultats

Recueil des représentationscognitives des abeillesdomestiquesChez les meliponiculteurs, l’imaged’A. mellifera est stereotypee, car ilsoublient la cohabitation de coloniesd’abeilles africaines (scutellata) et de

colonies d’abeilles europeennes (onparle aussi d’abeilles creoles : ligus-tica X carnica), les apiculteurs selec-tionnant sur le caractere « douceur »pour diminuer l’africanisation.

Apis mellifera : des abeillesagressives et insatiablesselon les méliponiculteurs

Avec la multiplication des coloniessauvages issues d’essaimages naturelseffectues a partir des essaims intro-duits (1971) et l’accessibilite des nids(figure 3), des chasseurs-cueilleurs(parfois des meliponiculteurs) onttente d’extraire des rayons sans equi-pement particulier. Les medias ontensuite largement relaye les faitsdivers mettant en scene ces insectesd’une agressivite « inouıe » (figure 4)et les amateurs de miel rentrant lapeau recouverte par des dards. Lapeur d’A. mellifera s’est amplifieeavec l’arrivee de l’abeille africaniseedans les annees 1980 (tableau 2).Toujours selon les meliponiculteurs,seules la quantite mobilisable depollens et de nectars, et la proximitegeographique des sources floricolesimporteraient pour A. mellifera. Ilsassimilent souvent cela a une formede paresse. De la paresse donc,lorsque toutes les butineuses portentleur devolu sur les fleurs de Prosopispallida (algarrobo) et produisent enmasse un miel monofloral de qualitedouteuse (puisqu’il cristallise tresvite). Les apiculteurs, eux, preferentparler de la qualite de leurs miels(la cristallisation etant un processus

Tableau 1. Profil des personnes interrogées.Table 1. Characteristics of the interviewed people.

Départementde Tumbes (2012)

Échantillon

Nombre Âge(ans)

Ruches(moyenne)

Professions Communes

Apiculteurs 56 professionnels25-30 (?) amateurs

8 42 28

Professionnels (3),fonctionnaires (3),employ�e (1),cadre moyen (1)

San Jacinto (4),Papayal (2),Zorritos (2)

M�eliponiculteurs 35-45 (?) amateurs

8 (25 %) 54 2,3

Agriculteurs (7),enseignant (1)

Matapalo (4),Papayal (1),San Jacinto (2),Casitas (1)

Source : l'auteur.

Figure 3. Une colonie d'Apis mellifera ligustica installée dans un arbre creux.

Figure 3. Apis mellifera ligustica settled in a hollow tree.

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naturel) et des bienfaits de la geleeroyale. Ils aiment a rappeler quel’abeille domestique est le principalagent de pollinisation des cultures etdes plantes sauvages.

Les mélipones : leur butinagesélectif n'est pas confirmépar les apiculteurs

Les proprietes curatives des miels sontla premiere chose qui vient a l’espritdes meliponiculteurs lorsqu’ils carac-terisent les abeilles sans aiguillon.L’extreme douceur de l’insecte estaussi plebiscitee (et idealisee2). Cer-tains des interviewes insistent sur lespreferences floricoles de l’abeille, ilssont convaincus du caractere tresselectif du butinage : essentiellementdes especes vegetales forestieres aunombre restreint. De plus, les fleursvisitees doivent eclore a une hauteur

Tableau 2. Mots choisis par les personnes interrogées pour caractériser les abeilles domestiques.Table 2. Words chosen by the interviewed people to characterize the domestic bees.

Caractère de l'abeille Pratiques d'élevage Produits et usages Habitat

Melipona mimetica

M�eliponiculteurs Douces (5a),s�electives (5),inoffensives (2),dociles (1), timides (1),sages (1), modestes (1),discrètes (1)(17 mots)

Simples (1), �economiques (1),accessibles (1), rentables (1)(4 mots)

Antiseptique (8),ORL (2), fortifiant (2),raret�e (1),pr�ecieux (1)(14 mots)

Forêts (5)(5 mots)

Apiculteurs Douces (8),r�esistantes (2)(10 mots)

Archaïques (8),destructives (5)(13 mots)

M�edecine (8),pr�ecieux (2)(10 mots)

Forêt (7)(7 mots)

Apis mellifera

M�eliponiculteurs Agressives (8), dangereuses (6),insatiables (6), populeuses (4),mortelles (2), paresseuses (3)(29 mots)

Rentables (4), compliqu�ees (2),productives (2), modernes (1),exportations (1)(10 mots)

Gel�ee royale (1)(1 mot)

Apiculteurs Travailleuses (8), organis�ees (6),d�evou�ees (3), m�ethodiques (3),solidaires (2), performantes (2)(24 mots)

Rationnelles (2)(2 mots)

M�edecine (4),pollinisation (4),gel�ee royale (4),propolis (2)(14 mots)

a Mot choisi par cinq des huit méliponiculteurs interrogésSource : l'auteur.

Figure 4. Un des deux apiculteurs travaille sans voile de protection.

Figure 4. One of the beekeepers is working without a beekeeping veil.

2 Les Meliponines utilisent divers moyens dedefense ou d’attaque contre leurs ennemis :harcelement, morsures pouvant etre venimeu-ses, secretion de liquides malodorants, etc.

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de plusieurs dizaines de metres, dansdes houppiers aux feuillages denses.Pour les apiculteurs, les meliponespossederaient plutot un caracteregeneraliste et elles ne seraient peut-etre pas strictement infeodees a laforet tropicale seche.

Pourquoi renoncerà l'élevage des méliponessi leur mielest aussi précieux ?

Les mélipones désertentles ruches, les méliponiculteurssont désabusés

Dans le departement de Tumbes, lenombre de familles declarant avoir aumoins une colonie deM. mimetica estpasse de 74 en 2002 (Elizaldes et al.,2006) a une quarantaine aujourd’hui.La moitie des meliponiculteurs ren-contres ne possede qu’une seulecolonie (contre 4 a 12, il y a 10ans) ; la moyenne etant de 2,3 colo-nies. Tous les essaims ont ete prelevesen foret, souvent dans des cavites deCaesalpinia paipai (charan), Erio-theca ruizi (pasallo) ou Loxopterigiumhuasango (hualtaco), par les inter-viewes eux-memes. Une fois trans-vasees dans des ruches troncs (tresrarement dans des caissons ration-nels : figure 5), les colonies sontinstallees dans les branchages d’unarbre (figure 6) ou sur le toit d’unehabitation. La forte propension a ladesertion (duree d’occupation destroncs de moins de 2 ans) et la craintede favoriser le depart des abeilles enpratiquant des essaimages artificielsaccentuent la pression sur les nidssauvages. Selon Elizaldes et Castillo(2010), plus de 200 colonies seraientainsi prelevees chaque annee dans laforet de Tumbes (ZRT), avec un succesbien relatif puisque 80 % des essaimscaptures quitteraient aussitot la ruche.

Les ruches en forêt produisentjusqu'à quatre fois plus de mielque celles de la plaine agricole

La quantite annuelle de miel produitpar une colonie de melipones peutparaıtre derisoire comparee a celled’A. mellifera. D’apres notre enquete,la production moyenne serait de3,75 kg par ruche (tableau 3). Le

Figure 5. Transvasement d'un nid de Melipona mimetica dans un caisson rationnel (modèle « Maria »)1.

Figure 5. Installation of a nest of Melipona mimetica in a box hive (type ''Maria'').1Cemodèle d'origine br�esilienne favorise un d�eveloppement horizontal du nid avec trois compartiments s�epar�es par desparois fixes.

Figure 6. Une ruche traditionnelle installée dans un arbre devant l'habitation d'un méliponiculteur.

Figure 6. A log hive in the branches of a tree in front of the house of the stingless bee beekeeper.

101Cah Agric, vol. 22, n8 2, mars-avril 2013

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transvasement dans des caissonsrationnels (figure 7) ne garantiraitpas a lui seul une augmentationsignificative de la production. Nean-moins, l’abandon des troncs amelio-rerait la productivite des colonies, sicela est envisage dans la perspectived’une transhumance. En effet, lesruches dont l’aire de butinage cor-respond a des boisements en bon etatde conservation produisent jusqu’a

quatre fois plus de miel que celles quisont situees dans la plaine agricole.Les colonies de Totora, Caso Tutumoou Leandro campos (district deMatapalo, ZRT) et celles des airesillegales de pacage (PNCA) sont lesplus rentables (6 a 8 kg par an). Enbordure des aires naturelles prote-gees, la production baisse de moitie(San Jacinto) et plus encore en s’eneloignant (Papayal).

L'usage médicaldu miel de mélipones

Selon les temoignages recueillis, lemiel de M. mimetica est administrepar voie orale, la posologie usuellepour un adulte est de quelquescuillerees par jour par prises directesou diluees dans des jus de fruits.Le traitement accelererait la guerisonde certaines maladies respiratoiresou digestives. Avant une naissance,les futurs parents ou grands-parentssollicitent tres souvent les meliponi-culteurs rencontres pour l’achat demiel. Le produit est autant destine aunouveau-ne qu’a sa mere. Durant sespremiers mois de vie, l’enfant recoit dumiel pour augmenter ses defensesimmunitaires. Sa mere, elle, utilise lemiel avant et apres l’accouchementcomme un antiseptique (desinfectioncervicovaginale).

Discussion

Dans un article publie en 2005,Villanueva et al. (2005) s’inquietaientdes menaces d’extinction deMeliponabeechii dans la region du Yucatan(Mexique) et des pratiques tradition-nelles associees. Parmi les facteursexplicatifs, nous retrouvons tous ceuxdeveloppes par les personnes inter-rogees durant notre enquete, memesi les auteurs restent prudents surl’impact d’A. mellifera. Selon eux, laproduction de miel forestier se stabi-liserait assez vite en raison d’unebaisse tendancielle du cheptel et del’adaptation des melipones domesti-quees. En revanche, les abeilles pour-raient entrer en concurrence pour la

Figure 7. Ouverture d'un caisson rationnel (modèle « Paulo Nagueiro-Neto » [PNN]) afin d'évaluer lesréserves d'une colonie de Melipona mimetica.

Figure 7. Opening of the box hive (type ''Paulo Nagueiro-Neto'') to examine the food stores of a nest ofMelipona mimetica.Le modèle PNN (Br�esil) est un caisson divisible privil�egiant un d�eveloppement vertical du nid (comme les ruchesstandard pour Apis mellifera).

Tableau 3. Estimation de la production de miel en 2011 et revenus générés par l'activité.Table 3. Estimation of the production of honey in 2011 and the income generated by the activity.

Espèces Colonies (moyenneet maximum)

Modèlesde ruche

Production Prix de vente Valeurmonétaire

Melipona mimetica 2,3 (5) Tronc �evid�e(« Maria » a, PNN)

3,75 kg/ruche 9,5 s/kg � 1,7 35,1 s/ruche(net) � 6,3

Apis mellifera 28 (80) Langstroth 12,45 kg/ruche 1,95 s/kg � 0,45 24,2 s/ruche(brut) � 5,6

a Voir figures 5 et 7.Source : l'auteur.

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collecte des pollens, le pic de stockagede Melipona sp. correspondant al’indice le plus bas de competitionavec A. mellifera (Wilms et Wiechers,1997).Cela etant, les deficits (saisonniers)des ressources melliferes ne peuventpas isolement declencher l’abandond’un nid par une colonie (Bradbear,2010). Les desertions se produisentsurtout en cas de mauvaise ventilationdu lieu d’installation, d’exces dechaleur ou d’humidite, de presencede fourmis, papillons de nuit oucoleopteres. Lorsque l’insecte estdomestique, leur fuite peut etredeclenchee par l’apiculteur lui-memesans qu’il en ait toujours conscience(Segeren et al., 2004).Enfin, la conversion des forets tropi-cales n’implique pas forcement unediminution de la diversite des commu-nautes d’abeilles, car l’agriculture offrede nouvelles niches trophiques (NatesParra et al., 2008). D’apres Slaa et al.(2006), 18 plantes (cafeier, avocatier,piment doux, melon d’eau, etc.)peuvent etre pollinisees par des meli-pones. Leur capacite a extraire despollens par vibrations de leurs musclesthoraciques constitue, par ailleurs, unealternative a l’importation de bour-dons terrestres Bombus terrestris sousles tropiques (Nates Parra, 2005).

Conclusion

Dans le departement de Tumbes, il estmalaise d’evaluer l’impact de l’apicul-ture sur les populations de melipones,qu’elles vivent a l’etat sauvage ouqu’elles soient domestiquees. Toute-fois, le gradient observe entre laproductivite des colonies et l’eloigne-ment avec la foret traduit le moindrepotentiel local des terres cultivees bienque les plantes soient appetentes. Lebenefice de l’installation de culturesmelliferes sur des grandes etenduesserait annihile par l’impact negatif des

agrosystemes. C’est pourquoi l’exten-sion des bananeraies inquiete beau-coup les apiculteurs, car ils tiennentles insecticides pour responsables dela mortalite elevee chez A. mellifera.La transhumance s’impose alorscomme une alternative et la foretdevient un lieu refuge.Les pouvoirs publics peruviens qui nesemblent pas prendre la mesure de cequi se joue sous leurs yeux menentdepuis plus de 15 ans des actionsvolontaristes en direction de l’apicul-ture moderne. Aujourd’hui, plus de60 000 ruches d’A. mellifera seraientexploitees dans les forets du Nord-Ouest (Augusto Quimper, 2004). Cettepreference semble due a une reactioncontre l’archaısme suppose de lameliponiculture. Avant meme derepenser les pratiques d’elevage, derationaliser la conduite des meliponai-res, de structurer une filiere ou dereflechir a la conservation des miels, ilest indispensable de revaloriser l’imagedu meliponiculteur. Car s’il est difficiled’affirmer que l’apiculture moderne estune menace pour les melipones, ellel’est indiscutablement pour la melipo-niculture. &

Remerciements

L’auteur tient a remercier Reynaldo Elizal-des pour avoir assure la logistique durantles investigations et pour les echangesfructueux sur l’enjeu de la conservationdes Meliponines. Merci a Claus Rasmussenpour les precieux contacts ; a Alain Fraval,Francisco Padilla, Roch Domerego, Jean-Philippe Champenois, Pierre Donadieupour leur relecture ; a Ramon Pardo etLlony Yllesquaz ainsi qu’a tous les meli-poniculteurs et apiculteurs qui ont bienvoulu se preter aux entretiens.

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103Cah Agric, vol. 22, n8 2, mars-avril 2013