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Gaston Bachelard [1884-1962] (1973) Étude sur l’évolution d’un problème de physique. La propagation thermique dans les solides. Un document produit en version numérique par Daniel Boulagnon, bénévole, professeur de philosophie au lycée Alfred Kastler de Denain en France Page web . Courriel : [email protected] Dans le cadre de : "Les classiques des sciences sociales" Une bibliothèque numérique fondée et dirigée par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi Site web : http ://classiques.uqac.ca/

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Gaston Bachelard [1884-1962]

(1973)

Étude sur l’évolutiond’un problème de physique.La propagation thermique

dans les solides.

Un document produit en version numérique par Daniel Boulagnon, bénévole,professeur de philosophie au lycée Alfred Kastler de Denain en France

Page web. Courriel : [email protected]

Dans le cadre de : "Les classiques des sciences sociales"Une bibliothèque numérique fondée et dirigée par Jean-Marie Tremblay,

professeur de sociologie au Cégep de ChicoutimiSite web : http   ://classiques.uqac.ca/

Une collection développée en collaboration avec la BibliothèquePaul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi

Site web : http   ://bibliotheque.uqac.ca/

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 2

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 3

Cette édition électronique a été réalisée par Daniel Boulagnon, professeur de philosophie au lycée Alfred Kastler de Denain (France)

à partir de :

Gaston Bachelard

Étude sur l’évolution d’un problème de physique. La propagation thermique dans les solides.

Paris : Librairie philosophique Vrin, seconde édition, 1973, 184 pp. Collection : “L’histoire des sciences. Textes et études.” Pré-face de A. Lichnerowicz.

Polices de caractères utilisée : Times New Roman, 14 points.

Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2008 pour Macintosh.

Mise en page sur papier format : LETTRE US, 8.5’’ x 11’’.

Édition numérique réalisée le 11 novembre 2016 à Chicoutimi, Ville de Saguenay, Québec.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 4

Gaston Bachelard

Étude sur l’évolution d’un problème de physique.La propagation thermique dans les solides.

Paris : Librairie philosophique Vrin, seconde édition, 1973, 184 pp. Collection : “L’histoire des sciences. Textes et études.” Préface de A. Lichnerowicz.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 5

Gaston Bachelard

Étude sur l’évolutiond’un problème de physique.La propagation thermique

dans les solides.

Préface de A. Lichnerowicz.Professeur au Collège de France

Seconde éditionParis : Librairie philosophique Vrin, 1973, 184 pp.

Collection : “L’histoire des sciences. Textes et études.”

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REMARQUE

Ce livre est du domaine public au Canada parce qu’une œuvre passe au domaine public 50 ans après la mort de l’auteur(e).

Cette œuvre n’est pas dans le domaine public dans les pays où il faut attendre 70 ans après la mort de l’auteur(e).

Respectez la loi des droits d’auteur de votre pays.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 7

OUVRAGES DU MÊME AUTEUR

À LA LIBRAIRIE VRIN :

La formation de l’esprit scientifique   : Contribution à une psychanalyse de la connaissance objective.

Étude sur l’évolution d’un problème de Physique : la propagation thermique dans les solides.

La valeur inductive de la relativité.

Le Pluralisme cohérent de la Chimie moderne.

Les intuitions atomistiques.

Études.

Essai sur la connaissance approchée.

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[183]

Étude sur l’évolution d’un problème de physique.La propagation thermique dans les solides

Table des matières

Préface [1]

Chapitre I. La formation des concepts scientifiques au XVIIIe siècle [7]

Chapitre II. L’expérience et le calcul de Biot [25]

Chapitre III. Le problème de Physique mathématique dans Fourier [33]

Chapitre IV. A. Comte et Fourier [55]

Chapitre V. L’intuition et la construction de Poisson [73]

Chapitre VI. D uhamel   : Les premières équations relatives aux milieux cristal - lins [89]

Chapitre VII. Les recherches expérimentales dans les milieux cristallins [94]

Chapitre VIII. M. Boussinesq   : L’hypothèse de la nature dynamique de la chaleur dans le problème de la propagation [133]

Chapitre IX. L’hypothèse cinétique dans les solides et l’expérience [151]

Conclusion [157]

Index des noms propres [179]

Liste des principaux ouvrages cités [181]

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[i]

Étude sur l’évolution d’un problème de physique.La propagation thermique dans les solides

PRÉFACE

Retour à la table des matières

Je suis le premier surpris d’avoir été conduit à écrire une préface pour ce précieux petit livre de Gaston Bachelard, paru en 1927 et qui se passerait bien de cette inutile introduction puisqu’il demeure clas-sique pour tous ceux qui ont réfléchi sur la physique mathématique et qui ont eu le bonheur de le lire. Au maître et à l’ami disparu, je devais cet hommage d’une admiration à laquelle les années n’ont pu qu’ajou-ter : aux temps des développements les plus sophistiqués de la méca-nique quantique et de la relativité, ce livre reste étonnamment notre contemporain. La modestie voulue du titre ne doit pas nous leurrer ; tous les grands problèmes de la physique mathématique se trouvent là présents et cette question : Comment une physique mathématique est-elle, même, possible ?

Dans sa conclusion, Bachelard dit : « On peut sans doute déclarer qu’on a, peu à peu résumé et généralisé l’expérience. Mais il semble bien que la méthode de la physique mathématique aille beaucoup plus avant... Si la théorie n’était qu’une organisation économique, si elle n’avait de règles qu’en vue de la commodité ou même de la clarté, elle travaillerait sur les résultats expérimentaux à la simple manière d’une mnémotechnie... Apte à économiser, elle n’aurait aucune force pour acquérir... La théorie mathématique nous a paru inventive dans son essence... Cette prévision qui part d’une mathématique réussit physi-

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quement et entre dans l’intimité du phénomène. Il ne s’agit pas d’une généralisation, mais au contraire, en devançant le fait, l’idée découvre le détail et fait surgir les spécifications. » Et ailleurs : « Quand nous voyons la prévision dépasser en somme la connaissance, nous nous sentons sur le terrain solide de l’objectivité. »

Voici ce qu’il fallait analyser, mettre en évidence : Comment un savoir parvient-il à se constituer en une science qui le déborde de toute part et nous livre la seule sorte d’intelligibilité admise désormais par l’homme ? Et la physique mathématique est, pour ce problème, l’archétype. Au sein de cette physique mathématique, Bachelard a ad-mirablement choisi son thème central, du double [ii] point de vue his-torique et philosophique. Un thème était nécessaire, ne fut-ce que pour montrer que ce thème n’était pour Bachelard, et pour la science elle-même, qu’un prétexte privilégié, une source intense de curiosité. Mais si, comme Bachelard le pense, une science du général est d’abord une science superficielle, il en est certaine ment de même pour une épisté-mologie du général. C’est le thème qui permet de prendre de la pro-fondeur. Un tel thème devait être à la fois assez riche et assez limité, pour permettre de voir jouer méthodes et points de vue, dans une in-teraction suffisamment proche. Il importait aussi que l’instrument ma-thématique ne soit pas à créer de toutes pièces, pour pouvoir interro-ger vraiment la physique mathématique et non les mathématiques elles-mêmes. Du thème choisi, la théorie de la propagation de la cha-leur, Tyndall dit au terme du voyage : « J’ai appelé la physique de la chaleur une philosophie naturelle, sans vouloir restreindre ce mot phi-losophie à la question de la chaleur. En réalité cette restriction est im-possible : car la connexion de l’agent chaleur avec toutes les autres énergies de la nature est telle que, quand on l’a bien dominé, on do-mine en même temps tout le reste ». J’ajouterai que c’est le domaine de la physique où les probabilités devaient naturellement s’introduire le plus tôt.

Il a fallu à peu près un siècle aux plus brillants savants du XIXe, Biot, Fourier, Poisson, Lamé, Boussinesq pour dénouer la complexité des apparences de la propagation de la chaleur dans les solides, tresser le réseau des concepts physiques efficients et des instruments corres-pondants de mathématification et, du réel particulièrement confus que constituent les phénomènes calorifiques, parvenir à une intelligence

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simultanée des domaines élastiques, lumineux et thermioncs au sein des cristaux eux-mêmes.

À l’aube du XIXe siècle, la mécanique, d’abord céleste puis ter-restre, est mûre dans ses aspects macroscopiques et elle a conduit à l’élaboration de l’analyse mathématique, sous son double aspect diffé-rentiel et intégral. C’est cet instrument qui va permettre l’explosion de la physique mathématique. La théorie du potentiel (gravitationnel ou électrique) est en fait proche d’une statique et privilégie l’équation de Laplace, équation aux dérivées partielles de type elliptique qui sera partout présente dans les problèmes d’équilibre isotropes. Il n’y a point là d’ondes et c’est ce à quoi remédieront Maxwell en ce qui concerne l’électromagnétisme, Einstein en ce qui concerne la gravita-tion. Mais déjà les cordes vibrantes et membranes, la propagation des ondes sonores ou élastiques mettent en évidence les équations de type hyperbolique qui sont, pour nous, la traduction mathématique des phé-nomènes d’ondes. C’est de l’étude de la thermique que va surgir la notion même de diffusion liée à [iii] l’équation de type parabolique qui voit le jour avec Biot et Fourier. On sait l’importance de nos jours de ce type d’équation et sa connexion profonde avec les processus probabilistes, en particulier avec les différents aspects des mécaniques statistiques. Le fait que l’équation de Schroedinger non relativiste est de type parabolique a été l’une des voies suggérant l’interprétation probabiliste de la mécanique quantique ; Fourier n’aurait pas été dé-paysé devant l’équation de Schroedinger.

** *

L’analyse historique du processus de conquête du réel met en évi-dence le spectre des méthodes d’approche et celui, si j’ose dire, des morales scientifiques : rôles spécifiques des expériences privilégiées, des bases figuratives, des entreprises mathématiques, stratégie d’en-semble. Les ambitions des uns se trouvent qualifiées de chimères par les seconds... juste avant d’être accomplies par les troisièmes.

Biot, le premier, s’efforce de poser le problème en termes aussi phénoménologiques que possible, parvient à écrire l’équation diffé-rentielle unidimensionnelle correspond ante (problème de la barre) et, après intégration, compare directement la solution à l’expérience par

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un mode opératoire d’une grande intelligence et d’une simplicité vou-lue. Expérience et approche mathématique sont ici au même niveau d’intelligibilité.

Fourier sait déjà distinguer clairement ce qu’en termes contempo-rains, on nommerait le système différentiel, les conditions aux limites et les conditions initiales et sait aussi quels rôles leur faire jouer. C’est sur la « conservation de la chaleur » qu’il s’appuie pour écrire, pour la première fois, l’équation fondamentale tridimensionnelle à partir de la seule considération des conductibilités thermiques et chaleurs spéci-fiques (supposées constantes), dans une approche dont Bachelard montre combien elle se veut « positive » avant la lettre et quelle in-fluence elle exerce sur Comte. Mais l’équation de Fourier suppose le milieu isotrope et homogène. C’est pour représenter les solutions de l’équation qui correspond au problème de l’anneau que Fourier va in-troduire les séries trigonométriques, prototype de ces développements en séries de fonctions orthogonales adaptées aux conditions aux li-mites, qui vont jouer depuis lors un tel rôle dans toute la physique ma-thématique. C’est à celle occasion qu’il commencera à distinguer comment le processus régularise instantanément l’arbitraire d’une dis-tribution initiale éventuellement discontinue.

[iv] C’est sans doute avec Poisson et Lamé que la physique mathéma-

tique va prendre conscience de la large nécessité de ses ambitions et des moyens de les assumer. Poisson se donne pour tâche de tirer « par un calcul rigoureux toutes les conséquences d’une hypothèse générale sur ta communication de la chaleur ». Bien que la liaison première du schéma et du calcul soit plutôt confuse, son approche se veut beau-coup plus universelle et unitaire que celle de Fourier et se garde jus-qu’au bout d’hypothèses simplificatrices. C’est ainsi qu’il parvient à écrire l’équation correspondant à une conductibilité fonction de la température, équation que nul procédé inductif ne permettrait d’ex-traire de l’approche de Fourier.

Quant à Lamé, il semble le premier à faire interférer, pour les mi-lieux cristallins, les domaines élastiques, lumineux et thermiques au sein d’une large synthèse mathématique qui laisse subsister volontai-rement tous les possibles. La science ne se définit plus ici par l’étude d’un champ déterminé de phénomènes (ici caloriques), mais par l’uni-

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té du modèle mathématique pour différents champs qui se prêtent un mutuel appui. La démarche de Lamé semble marquer une véritable ré-volution épistémologique : « ce que ses prédécesseurs firent par chance, Lamé veut le faire par principe » — et poser sciemment l’ap-proche mathématique comme méthode d’invention. Pour lui, comme pour nous-mêmes, la démarche féconde est celle qui, motivée par cer-tains champs de phénomènes suffisamment débroussaillés pour que des concepts physiques efficaces aient été dégagés, pose des postulats aussi larges que possible, fait fonctionner longuement et puissamment la machine mathématique et ne reprend terre que suffisamment loin, pour des expériences que la vue primitive n’aurait jamais suggérées. C’est alors seulement qu’il y a science. En développant cette ambi-tion, on doit disposer d’instruments mathématiques qui n’amènent pas à des simplifications de facilité, extrinsèques aux phénomènes, et nous voyons Lamé, se méfiant des trièdres trirectangles usuels de référence, développer la théorie et l’emploi des coordonnées curvilignes. C’est en fait à la cristallographie que la physique mathématique doit aussi bien l’introduction de la notion de tenseur (Voigt) que l’usage systé-matique de ces coordonnées arbitraires dans les applications clas-siques (en mécanique, élasticité, thermique) culminant en 1900, dans le célèbre mémoire de Ricci et Levi-Civita qui prépare la relativité einsteinienne de 1915.

Enfin c’est à partir de l’analyse énergétique de Boussinesq que Ba-chelard étudie l’interprétation des phénomènes calorifiques en termes de cette mécanique statistique qui, venue des gaz, a gagné solides et cristaux. Probabilités d’une part, théorie des groupes de [v] symétrie d’autre part vont manifester leur puissance. Si l’on y ajoute les « théo-rèmes d’existence » dont Bachelard analyse le rôle de tests de cohé-rence des modèles mis en jeu, tous les acteurs sont désormais présents pour le développement contemporain de la physique mathématique : concepts physiques généraux (énergie, courant, flux, champs, etc.) et ces instruments mathématiques, principalement liés à l’analyse fonc-tionnelle, qui vont faire du traité de Courant et Hilbert sur les mé-thodes de la physique mathématique (en tout point classique) le livre de chevet des quanticiens et des relativistes. L’homogénéité des ap-proches théoriques trouve là sa meilleure preuve. La pleine intelli-gence des phénomènes caloriques suppose et entraîne désormais une intelligence presque complète des ressorts de la physique.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 14

Deux points sont toujours présents dans les analyses de Bachelard, auxquels il appartient à tous les épistémologues de réfléchir : le rôle des « bases figuratives » porteuses d’intuition et de motivation, et la permanence des modèles mathématiques obtenus, par rapport à l’évo-lution et à la mort d’êtres de raison dont beaucoup sont devenus pour nous inintelligibles. Jusqu’à Fourier, le « calorique » comme fluide est la pensée commune ; pour Poisson il est constitué de molécules dont on veut tout ignorer, sauf quelques propriétés « externes ». Mais déjà tout cela n’est en fait, pour eux-mêmes, qu’images contingentes et l’on voit les savants de ce temps refuser explicitement « toute hypo-thèse sur le principe de la chaleur ». Le calorique meut t peu à peu comme fluide « réel » ; il n’est vraiment remplacé dans son rôle qu’aux temps de la mécanique statistique et l’on comprend alors, mais alors seulement, pourquoi l’introduction d’un tel fluide « fictif », en tant qu’instrument heuristique, n’était point déraisonnable.

La mort de l’éther fut plus brutale, pour ce fluide singulier pris dans le réseau des contradictions entre électromagnétisme et dyna-mique classique. Il est permis aujourd’hui de se demander ce qui sub-sistera du parc zoologique de nos particules soi-disant élémentaires contemporaines. Ce sont les grands concepts physiques et les modèles mathématiques durement acquis qui restent permanents et portent l’in-telligibilité des phénomènes physiques. Nos idoles, elles, sont desti-nées à s’effacer comme des images passagères, toutes chargées de psychisme collectif certes, mais porteuses un temps de motivations précieuses et d’une sagesse physique certaine. C’est peut-être une conscience aiguë de cet aspect de la science en train de se faire qui conduisit Bachelard à l’autre face de son œuvre.

André LICHNEROWICZ.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 15

[vi]

À M. Léon BRUNSCHVICG

Membre de l’InstitutProfesseur à la Sorbonne

Hommage respectueux

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 16

[7]

Étude sur l’évolution d’un problème de physique.La propagation thermique dans les solides

Chapitre ILa formation des concepts

scientifiques au XVIIIe siècle

Retour à la table des matières

On croit aisément que les problèmes scientifiques se succèdent his-toriquement par ordre de complexité croissante, sans qu’on fasse tou-jours effort pour se replacer par la pensée devant le problème tel qu’il s’offre à l’observation primitive et sans définir à quel égard on tient un problème pour complexe. On oublie que la solution trouvée réflé-chit sa clarté sur les don nées, apporte des schémas qui simplifient et dirigent l’expérience et que la solution partielle se coordonne à un système général où elle puise une force supplémentaire.

En fait, si l’on prend des domaines qui passent pour relativement clairs, il n’est pas difficile de montrer que cette clarté n’est pas néces-sairement originelle, mais qu’elle est acquise, qu’au surplus un fait imprévu peut soudain offusquer les théories qui semblaient les plus limpides, de sorte que, finalement, l’ordre de simplicité ne peut plus être invoqué comme une force intrinsèque, capable de soutenir et d’expliquer l’évolution scientifique.

Voici un phénomène qui doit paraître simple entre tous : l’échauf-fement d’une barre métallique dont on maintient une extrémité dans un foyer. Il est l’objet d’une expérience quotidienne, on en peut varier

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 17

facilement les divers éléments. Il semble donc que le phénomène dût être facilement compris dès que l’attention s’y fût portée. Et cepen-dant le problème a été longtemps obscurci par de graves et tenaces er-reurs ; il faut venir jusqu’au XIXe siècle pour en trouver une solution exacte.

Dès le début du XVIIIe siècle. Amontons fournit une description [8] très imaginée du phénomène. Il plonge dans un brasier l’extrémité d’un barreau de fer pesant 30 livres et mesurant 59 pouces et il note les observations suivantes :

« Le verre mince fondit à 4 pouces 6 lignes du bout plongé dans le feu.

« Le plomb à 8 pouces 6 lignes ; là, la poudre à canon s’allu-mait.

« L’étain fondit à 11 pouces.« La soudure, faite de trois parties de plomb sur deux

d’étain. fondait à 12 pouces.« Les gouttes d’eau bouillaient à 22 pouces.« La cire blanche à 30 pouces 8 lignes.« Le suif à 39 pouces. « Le beurre à 42 pouces » 1.

Cette prolixité des modes opératoires est plutôt le signe qu’on manque d’un moyen d’étude suffisamment souple et sensible pour en-trer dans le détail du phénomène. Mais ce sont surtout les intuitions erronées qui écartent des véritables conditions du problème. Ainsi dans l’édition de l’Encyclopédie de 1779 2 subsiste la théorie exposée par Bacon dans le traité spécial intitulé : « de forma calidi ». On y lit que la chaleur est due à un mouvement d’extension d’une espère si particulière qu’on ne peut guère inscrire cette théorie parmi celles que nous appelons actuellement cinétiques. Ainsi un mouvement calori-fique serait dirigé « du centre vers la circonférence et en même temps

1 AMONTONS, Mêm. de l’Ac., 1703. p. 206.2 Voir article : Chaleur.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 18

de bas en haut ». On ne voit pas sur quelle intuition se fonde la pre-mière partie de cette affirmation. Quant à la seconde, l’expérience qui la suggère eût dû paraître y contredire si l’on eût appliqué simplement le jeu des tables de présence et d’absence. « Une baguette de fer… étant posée perpendiculairement dans le feu brûlera la main qui la tient beaucoup plus vite que si elle était posée horizontalement ». Certes, dans la première position, la température de l’air ambiant qui monte librement du foyer étant elle-même plus chaude, la barre n’a pas à subir une déperdition [9] calorifique latérale aussi forte et elle peut paraître conduire mieux la chaleur. Mais il eût été facile de se mettre à l’abri de cette cause secondaire, à l’aide d’un écran protec-teur. On aurait vu immédiatement que l’orientation de la barre n’a pas d’influence sur la conduction.

En réalité une expérience, pour devenir scientifique, a besoin de concepts nettement distingués. On ne possède pas encore au XVIIIe

siècle ce matériel d’examen, on n’a pas fait la part qui revient à l’élé-ment matériel et celle qui revient à l’élément géométrique ; on n’a pas déterminé les rôles séparés du rayonnement et de la propagation de proche en proche ; le concept de température n’est pas lié correcte-ment au seul appareil, le thermomètre, que la science améliore pour-tant avec une grande rapidité en cette période. Dès lors, en l’absence de concepts, la convention n’a pu trouver le langage cohérent et dé-taillé qui nous permet d’exprimer nos observations

C’est une erreur de croire que nos observations peuvent se traduire en termes de sensations immédiates. En nous bornant à ce qui touche les phénomènes thermiques, il est facile de voir combien la sensation est impropre à vérifier la seule égalité des températures dans des cir-constances quelque peu variées et par conséquent à satisfaire — non pas à la mesure — mais au simple repérage des températures. On en a souvent donné la preuve en s’appuyant sur des essais successifs, sou-vent à très longue échéance, rappelant par exemple les impressions di-verses de chaud et de froid que donne un même souterrain en hiver et en été ; on montre encore qu’après avoir plongé la main droite dans l’eau chaude et la main gauche dans l’eau froide, une même eau tiède où l’on réunit les deux mains paraît à la fois chaude et froide. Mais dans tous ces exemples, on suppose que les observations peuvent être rectifiées par un emploi plus judicieux du tact thermique. En réalité, l’incapacité de ce tact a des causes profondes. En effet, la température

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 19

n’est qu’une des variables d’un complexe qui, dans la sensation moins encore que dans toute autre expérience de physique, ne se laisse pas facilement analyser. En particulier, on ne doit pas oublier qu’un corps vivant constitue un appareil qui fournit lui-même de la chaleur [10] aux objets qui l’environnent et qui le touchent et que, par conséquent, la sensation est engagée dans le phénomène de la propagation calori-fique, pris dans son ensemble. Ainsi dans une chambre où l’on a toute raison d’admettre que l’équilibre thermique a été réalisé objective-ment, les divers objets donneront des impressions très différentes : le marbre de la cheminée paraîtra toujours froid, le tapis de la table tou-jours tiède. Même en se plaçant à un seul point de vue, en examinant un caractère bien distingué, une subjectivité toute physique entrave encore l’objectivation rationnelle de notre connaissance du réel. Si l’on prétend partir de la seule sensation de température, on n’arrivera pas à mettre correctement en relation deux objets différents. Loin d’extraire un élément commun d’un donné multiple, le tact thermique incorpore à un donné uniforme une différence surnuméraire ; il appa-raît ainsi comme un instrument qui marche en sens inverse du mouve-ment de l’abstraction. On voit donc que l’impression thermique com-porte plusieurs éléments et qu’elle devrait d’abord être analysée pour isoler les moyens d’une simple description.

Sans doute le thermomètre va favoriser cette analyse. Mais outre qu’il sera toujours difficile de solidariser les indications de cet appa-reil et notre sensation puisque cette sensation est frappée d’une fausse variété, il est à craindre — qu’au moins dans son principe — le ther-momètre n’apporte lui aussi une individualité calorifique impossible à éliminer. Tout contribue à cet individualité : la substance thermomé-trique, le récipient qui la contient, le choix des points fixes, la valeur de la masse elle-même qui, si elle est un peu considérable, trouble les mesures en faisant interférer, comme tout à l’heure, la température, les pouvoirs spécifiques et les conditions de conductibilité. En fait, la science s’est trouvée, avant de se fixer au thermomètre à mercure, de-vant une prodigalité de conventions qui, a beaucoup nui à l’objectiva-tion de la notion de température. Mais l’obstacle le plus grand pro-vient de ce qu’une convention arrêtée, admise par tous, ne détermine pas par cela même l’harmonie interne du système de référence. Le thermomètre n’est pas comparable à lui-même en ses différents points ; par principe, il reste un thermoscope. [11] C’est en vain,

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comme Mach l’indique à plusieurs reprises, que nous parlons d’une dilatation « régulière » du mercure, puisque nous manquons toujours d’un terme idéal de comparaison qui nous permettrait de juger les di-vergences des faits autour d’un type empirique 3. Nous en serons tou-jours réduits à la comparaison des faits entre eux. Et c’est lentement, par des concordances de plus en plus nombreuses et de plus en plus riches, que nous pourrons choisir une règle en quelque sorte empiri-quement centrale qui nous permettra ensuite de parler d’irrégularité. Autrement dit, si l’on reste dans des limites assez étroites, les diverses dilatations des métaux se correspondent par simples multiplications des coefficients numériques ; cet accord confère bien aux diverses di-latations une régularité à l’égard l’une de l’autre mais nullement une régularité en soi. L’échelle thermoscopique reste développée sur une numération ordinale ; à aucun moment et même pas sous le couvert de l’addition des effets, elle ne peut acquérir le caractère additif qui fonde une numération cardinale et qui livre une notion au pouvoir constructif de la raison.

Ainsi la notion de température, loin d’être une notion d’extraction immédiate, est impliquée aussi bien objectivement que subjectivement dans des conditions complexes et qui sont demeurées longtemps inex-tricables. Elle n’est donc pas, comme on serait tenté de le croire, un élément descriptif naturellement clair. En particulier, elle ne peut pas être précisée si les autres éléments de l’expérience thermique restent confus.

On s’explique dès lors pourquoi la construction de thermomètres suffisamment précis n’a pas éclairé tout de suite les auteurs du XVIIIe

siècle sur la véritable portée des indications qu’on pouvait en tirer. On croit, durant une longue période, que le thermomètre détermine tout ce qu’on peut et tout ce qu’on a besoin de savoir sur la chaleur, autre-ment dit on croit que la chaleur est une entité qu’on peut séparer des corps où elle se [12] développe et qu’un seul paramètre suffit à la ca-ractériser. Le problème apparaît comme un problème d’agent non de

3 Rapportant la phrase de Dulong et Petit « on voit, par l’écart qui a déjà lieu à 300°, combien la dilatation du verre s’éloigne d’être uniforme. » Mach ajoute « Wir fragen verwundert, wonach die « Gleichförmigkeit » oder « Ungleichförmigkeit » der Glasausdehnung gemessen und beurtheilt wer-den soll.  » (Die Principien der Wärmelehre, p.48).

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milieu. Ainsi les premiers travaux de Newton (1701) 4 sur le refroidis-sement des solides sont énoncés en termes purement thermométriques, comme s’il suffisait de lier a priori la température et l’étendue pour en déduire, suivant une méthode cartésienne, tous les phénomènes. New-ton énonce deux hypothèses :

1° La rapidité du refroidissement d’un corps est proportionnelle à la différence de température qui existe entre ce corps et le milieu ambiant ;

2° En admettant que le corps considéré soit une sphère, la rapi-dité de refroidissement est directement proportionnelle à la surface.

Mais la cinématique de la chaleur édifiée sur cette base axioma-tique ne va pas s’inscrire uniformément dans la réalité. Des coeffi-cients devront être introduits pour caractériser les diverses substances. On reconnaît assez rapidement que les vitesses de refroidissement va-rient quand on prend des boulets de même dimension et de même tem-pérature initiale mais de nature différente. S’ Gravesande 5 attribue un rôle à la cohésion du métal. Bœrhaave 6, en invoquant simultanément trois causes de variation, contribue plutôt à la confusion. « Quo corpus aliquod constat materia densiore quo majus existit mole, quo deinde figuræ exactius sphæricæ, eo etiam idem erit aptus, ignen receptum diutius in se conservare, id et experientia ubique confirmat ». On peut même se demander à quelle idée a priori correspond la dernière condition de sphéricité. Bœrhaave a-t-il vu, en une intuition mathéma-tique de précurseur, que la surface sphérique est la surface d’étendue minima correspondant à un volume donné et que cette forme est par conséquent la plus apte à lutter, à égalité de masse, contre la déperdi-tion calorifique ? En tout cas aucune expérience ne pouvait être assez sensible pour soutenir cette affirmation précise.

4 Voir NEWTON : Scala graduum caloris et frigoris. Op. math. philosophica et philologica, collecta a Joh. Castillioneo, 1744, t. II, opus XXI, p. 419-423. Paru d’abord anonyme dans les Philosophical Transactions, 1701, avril, p. 824-829.

5 Physicæ elementa mathematica, 1720.6 Elementa Chimiæ, t. 1, ex. XX, corol. 17, 1732.

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[13]On finit donc par se rendre compte que la quantité du corps échauf-

fé doit intervenir sans cependant savoir nettement s’il est préférable d’en considérer la masse ou le volume. Ce qui retarde la recherche c’est toujours l’absence de concepts. La quantité de chaleur, concept valable dans tous les cas, n’a pas encore été distinguée du concept de chaleur spécifique qui désigne la substance chauffée. N’ayant pas le premier concept on ne voit pas de commune mesure pour des expé-riences sur des matières différentes. D’autre part, si l’on étudie deux volumes égaux, on est porté à attribuer la différence des lois de refroi-dissement à la seule différence des masses ; si l’on prend deux masses égales on est amené à attribuer la nouvelle différence des refroidisse-ments aux conditions nouvelles de volume et de surface. Des deux fa-çons on croit avoir expliqué tout ce qu’il y a de spécifique dans l’ex-périence. On ne tient cependant qu’un des éléments du problème.

Il semble bien que la simple composition des idées de température et de masse fut réalisée pour la première fois par Richmann en opérant sur une substance isolée. Cette simplification était indispensable. Il fallait d’abord écarter la considération de substances différentes, puisque le concept de quantité de chaleur est déjà nécessaire pour rendre compte de l’échange thermique entre deux corps de nature identique. Prenant des masses d’eau ,m-1.,, m-2., ,m-3.… primitive-ment chauffées aux températures respectives ,u-1.,, u-2., ,u-3.… Rich-mann détermine la température de leur mélange et trouve qu’elle est donnée par la formule 7

u = 1m 1u + 2m 2u + 3m 3u + ...

1m + 1m + 2m + ...

En considérant cette formule. on voit qu’elle enrichit la science à trois points de vue : D’abord elle nous donne, avec le produit m × u, une mesure si naturelle de la réserve calorique que contient un corps, qu’on s’étonne qu’elle n’ait pas été envisagée plus tôt. Ensuite, elle satisfait à un principe d’additivité calorifique qui était sans fondement jusque-là. Enfin elle procède [14] d’une égalité fondamentale qui jouera désormais le premier rôle dans les recherches thermiques ; elle

7 RICHMANN, « De quantitate caloris, quæ post miscelam fluidorum certo gradu calidorum oriri debet, cogitationes. » (Nov. Comm. Acad. Petrop., t. I. p. 151-167, 1747).

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s’appuie sur le principe de l’indestructibilité de la chaleur, la quantité de chaleur étant dans cet exemple la même après le mélange qu’avant.

Pourrait-on, à la faveur de cette addition des quantités de chaleur et en considérant des masses d’eau égales, chauffées à diverses tempéra-tures, définir une addition de la température suivant la formule :

u =m ( 1u + 2u + ... nu )

n > m= 1u + 2u + ... nu

n

Ce serait substituer complètement et sans espoir de retour l’algèbre aux choses. L’élimination algébrique ne saurait entraîner une élimina-tion substantielle ; que la masse joue deux fois le même rôle n’auto-rise pas à conclure qu’elle ne joue tout compte fait aucun rôle.

D’ailleurs, au point de l’évolution scientifique où nous en sommes, les mathématiques ne peuvent guère guider l’expérience. Il semble que le caractère dominant du phénomène absorbe toute la pensée. On est subjugué, même lorsqu’on s’efforce à la mesure, par l’aspect qua-litatif. Encore qu’on ait formé le produit de la masse par la tempéra-ture, la réciprocité des rôles des deux facteurs n’est pas nettement aperçue et la considération de la masse reste en quelque sorte occa-sionnelle ; la masse est prise uniquement comme une mesure com-mode du volume liquide. La meilleure preuve, c’est que Richmann, comprenant que les récipients et les thermomètres eux-mêmes ont une influence dans l’échange calorifique, les convertit purement et simple-ment en un volume d’eau égal à leur propre volume. Il partage donc à cet égard l’intuition de ses contemporains qui adaptent la chaleur à l’espace plutôt qu’à la matière. Musschenbroek (1692-1761) décla-rait : « Est enim ignis æqualiter per omnia, sed admodum magna, dis-tributus, ita ut in pede cubico auri, æris et plumarum, par ignis sit quantitas, » Ainsi, une fois de plus on voit nettement que la pensée charge l’agent de tous les phénomènes sans donner grande attention au milieu où il se développe.

Si l’on s’arrête à cette intuition, c’est qu’on persiste à attribuer [15] au thermomètre un rôle qui dépasse sa juste signification. On n’a qu’un mot « calor » pour désigner tous les caractères d’un phénomène complexe, on n’a qu’un instrument qui semble traduire plus finement et plus objectivement une sensation elle-même unique. Comment n’en conclurait-on pas que le thermomètre fournit une mesure de la quanti-té de chaleur ?

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Ainsi, même après l’usage tacite que Richmann a fait du concept de quantité de chaleur, le phénomène complet de l’échange calorifique n’est pas encore clairement compris. Le concept de quantité de cha-leur s’est à peine dégagé du concept de température qu’il se trouve impliqué dans le concept de chaleur spécifique. Une analyse nouvelle est donc nécessaire.

Il n’est pas douteux que Lambert eut très nettement conscience de cette nécessité. En énonçant une troisième loi du refroidissement, il comprit le rôle exact de la capacité spécifique des différents corps à l’égard de la chaleur. « Die Erkaltungszeiten zweier gleich grossen und gleich warmen Körper verhalten sich umgekehrt wie die Tempe-raturerhöhungen, die eine gegebene. Wärmemenge in den beiden Kör-pern zu erzeugen vermag » 8. Il en ressort clairement que deux corps de même masse mais de nature différente réagissent différemment à la même quantité de chaleur.

Cette réaction est-elle le fait du corps lui-même ou plus spéciale-ment de l’agent calorique qui se comporterait différemment dans des matières différentes ? Doit-on en conséquence parler d’une capacité qui mesure une contenance suivant l’idée moderne ou d’une capacité qui apprécie une puissance qu’on doit nécessairement attribuer à l’agent ? Pour Lambert, c’est le deuxième sens qui est le bon ; ce qui est spécifique, c’est la force avec laquelle le feu emplit une matière donnée (die Kraft der Feuerteilchen). Mais l’intuition substantielle qui sert de prétexte à la conceptualisation, pour bizarre qu’elle soit, n’en-lève pas son prix au concept conquis. Sans doute la matière apparais-sait plutôt comme le prétexte que comme la cause de la spécification des phénomènes calorifiques, mais la solidarité de l’agent calorifique [16] et du milieu était tout de même reconnue. Un aspect primordial du phénomène était dégagé.

Malheureusement les travaux thermiques de Lambert n’eurent pas de retentissement : Fourier 9 déclare encore qu’ils sont très peu connus, malgré la célébrité de leur auteur comme géomètre et comme philosophe. Il faut venir jusqu’à Black pour que le concept de chaleur spécifique ait définitivement sa place dans la science.

8 Loi résumée par Riggenbach, Historische Studie über die Grundbegriffe der Wärmefortpflanzung, p. 7.

9 FOURIER, Œuvres complètes, t. II, p. 173.

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À vrai dire, de nombreux travaux contemporains ont facilité l’éton-nante précision des conclusions de Black. Le Suédois Wilke, Fahren-heit, Irvine, Crawford ont étudié, dans la deuxième moitié du XVIIIe

siècle, la fusion de la glace et la communication de la chaleur entre des corps de nature différente. Cependant, outre une priorité que les textes établissent mal, mais qui n’en est pas moins réelle, car dès 1760 10 Black avait compris le principe de la calorimétrie, le mérite de Black est d’avoir apporté aux concepts l’appui des mesures. Rien de plus clair que le commentaire qu’il donne des expériences de Fahren-heit. « Supposons que de l’eau à 100° (il s’agit de degrés Fahrenheit) soit rapidement mélangée et secouée avec une égale masse de mercure à 150°. Nous savons que la température moyenne entre 100° et 150° est 125° et que cette température moyenne serait la température finale si nous mêlions de l’eau à 100° avec une égale masse d’eau à 150°, la température de l’eau chaude étant diminuée de 25° tandis que celle de l’eau froide serait augmentée également de 25°.

Mais si l’on a pris du mercure chauffé au lieu d’eau chaude, la température du mélange n’est que de 120°. Le mercure est donc deve-nu 30° moins chaud et l’eau 20° degrés plus chaude : et cependant la quantité de chaleur que l’eau a gagnée est précisément la même que le mercure a perdue... Cela montre que cette même quantité de matière calorifique a une force plus grande pour chauffer le mercure que pour chauffer une égale masse d’eau... Par conséquent le mercure a moins de capacité pour la matière calorifique (si j’ose me servir de celle ex-pression) [17] que l’eau, il réclame une moins grande quantité de cha-leur pour élever la température d’un même nombre de degrés ».

Au surplus, les changements d’état, la fusion en particulier, de-vaient présenter à l’égard du concept de quantité de chaleur des diffi-cultés considérables. Comment concevoir que la température cesse d’augmenter à l’instant même où la chaleur présente son maximum d’efficacité ? Par quelle merveilleuse compensation peut-on maintenir une température fixe, en dépensant toujours du combustible ? Les connaissances chimiques de Black lui apportèrent, à point nommé, les suggestions nécessaires. C’est ce que Maxwell a clairement indiqué dans son manuel sur la chaleur 11 : « L’emploi des expressions maté-10 Voir à ce sujet la traduction allemande de CRELL, Hambourg, 1804.

(BLACK, Vorlesungen über Chemie, I, p. 100 et suiv.).11 MAXWELL, La Chaleur, trad. MOURET, p. 93.

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rialistes, en tant qu’appliquées à la chaleur, fut développé et encoura-gé par l’analogie entre les états, libre et fixe, de l’acide carbonique d’une part, et les états, sensible et latent, de la chaleur d’autre part. Et il est évident qu’un même mode de concevoir ces phénomènes conduisit les électriciens à la notion d’électricité déguisée ou dissimu-lée, notion qui même survit actuellement, et qu’il n’est pas aussi facile de débarrasser de sa connotation erronée, que l’expression chaleur la-tente. Il est digne de remarque que Cavendish (1731-1810), quoique l’un des plus grands chimistes inventeurs de son temps, ne voulut pas admettre l’expression chaleur latente. Il préféra parler de la produc-tion (generation) de la chaleur lorsque la vapeur se condense. C’est là une expression qui ne s’accorde pas avec la notion que la chaleur est une matière. II objecta au terme employé par Black que ce terme se rapporte à une hypothèse reposant sur la supposition que la chaleur des corps est due à ce qu’ils contiennent une quantité plus ou moins grande d’une substance appelée la matière de la chaleur ; et ajoute Ca-vendish, comme je crois plus probable cette opinion de Sir Isaac New-ton que la chaleur consiste dans le mouvement intérieur des particules des corps, je préfère employer l’expression : la chaleur est engendrée. Ainsi Cavendish préfère supposer une sorte de création subite, qui tra-duit au moins la nouveauté du phénomène, plutôt que d’admettre une matière occulte subitement inactive.

[18]Quoi qu’il en soit, avec Black, nous achevons d’élucider histori-

quement les divers concepts qui interviennent dans le problème précis que nous nous sommes proposé. Mais cette étude de la conceptualisa-tion ne constitue qu’une morphologie ; elle ne fixe qu’un vocabulaire. Une syntaxe est nécessaire pour lier les concepts et décrire l’expé-rience.

Avant d’arriver à la conception d’un fluide entièrement schéma-tique, propre seulement à l’analyse des effets, on s’est longtemps ef-forcé d’imaginer un fluide réel qui devait aider à déterminer des causes. On n’hésitait pas toujours à multiplier les formes pour faire correspondre à des effets différents des causes différentes. C’est ainsi qu’au début du XIXe siècle, un auteur estimé 12, sous le prétexte de préciser la nomenclature et par conséquent de classer des effets, pro-

12 Le livre de Socquet figure dans la bibliographie retenue par Verdet.

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posera de distinguer quatre ou cinq espèces de caloriques différents. Socquet désigne ces caloriques de la manière suivante : le calorique atmosphérique — le calorique radiant — le calorique de capacité —le calorique de composition et le calorique de température.

Chacun de ces fluides répond à un ordre de phénomènes particu-lier.

Le calorique atmosphérique aura une affinité spéciale pour les élé-ments des corps (oxygène, hydrogène, azote, etc...) et il les « dissou-dra » dès qu’ils pourront être libérés par quelque moyen que ce soit des composés où ils sont engagés.

Au contraire, le calorique radiant ne semble pas avoir, dans le schéma de Socquet, une affinité spéciale pour la matière. « N’affec-tant pas actuellement les corps et ne les touchant nullement, (il) court dans les espaces et obéit entièrement à son élasticité naturelle jusqu’à ce que celle-ci étant satisfaite, elle trouve des obstacles insurmon-tables ». C’est là, comme on le voit, une paraphrase matérialiste du phénomène de refroidissement.

Le calorique de capacité s’amasse à la surface des molécules grâce à une affinité d’adhésion qui joue un grand rôle dans la thèse de Soc-quet.

Le calorique de composition est ainsi appelé parce qu’il entre dans la composition des éléments simples. Ainsi l’hydrogène et [19] l’oxy-gène en donnant l’eau ne « sont pas spoliés d’une manière absolue de leur calorique, mais ils en ont retenu une portion chimiquement unie à leurs molécules premières ».

Enfin, le calorique de température est le seul que nous puissions déceler parce que, seul, il a une liberté suffisante pour agir

matériellement sur nos instruments et sur nos sens 13. « Le calo-rique de température, dit Socquet, est celui qui, ayant par les efforts de son élasticité vaincu les obstacles qui le retenaient dans un corps, ou à l’état de calorique de capacité, ou à l’état de calorique de combinaison chimique… reste néanmoins cumulé autour de ce corps sans lui adhé-rer et libre entièrement de tout lien actuel d’affinités, mais ne pouvant obéir à toute son élasticité naturelle, et se répandre au loin dans les es-paces à l’état de calorique radiant, à cause des forces comprimantes 13 SOCQUET, Essai sur le calorique, 1801, p. 13.

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dont il est environné. Ce calorique donc reste momentanément autour des corps, Leur faisant atmosphère et remplissant avec plus ou moins de densité les espaces et leurs interstices, sans déranger le calorique qui est fixé sur les parois internes par l’effet de la capacité. Le calo-rique de température n’est donc pas un calorique en état d’entière li-berté, mais il n’est plus soumis qu’à une seule force, celle de la pres-sion environnante extérieure... »

Avec le calorique de température, nous touchons au point de liai-son des phénomènes thermiques et des phénomènes mécaniques. Le même schéma va nous expliquer la dilatation et la vaporisation. En comprimant un corps, on pourra forcer le fluide calorique à le péné-trer 14. « Si je fais une pression assez forte autour d’un corps, suppo-sons autour de l’eau pour lui faire absorber une grande quantité de ca-lorique de capacité, que pourra-t-il arriver ? Tant que l’eau aura des surfaces libres pour y laisser placer les molécules de calorique par adhésion, c’est sur ces surfaces immédiatement que se placera le calo-rique, et satisfera ainsi la capacité de l’eau. Si l’on force davantage les pressions, les molécules d’eau s’écarteront plus encore pour laisser de nouvelles surfaces au calorique ; en s’écartant, elles se dilateront et occuperont plus d’espace ; mais leur affinité d’agrégation [20] entre elles sera encore assez forte pour les retenir réunies à l’état liquide ». En pressant davantage on peut arriver à entourer chaque molécule de plusieurs couches de calorique, la force d’attraction des molécules matérielles est alors distendue, on atteint à la vaporisation.

Le schéma de la conductibilité est d’accord avec ces prémisses ma-térialistes. Deux causes principales déterminent cette conductibilité,

1° L’affinité du corps pour le calorique qui le fixe à la surface des molécules sous forme de calorique de capacité (le calo-rique de composition étant entièrement lié et ne circulant pas hors de la molécule). Par cette affinité, le corps appelle en quelque sorte le calorique et entraîne une conduction réelle-ment active.

2° Le nombre et la configuration des pores qui permettent une circulation plus ou moins libre.

14 SOCQUET, loc. cit, p. 29.

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L’affinité d’adhésion superficielle est une supposition nécessaire pour corriger ce qu’il y a d’insuffisant dans la simple notion de poro-sité. En effet, si la porosité expliquait la conductibilité, il faudrait ad-mettre que les corps visiblement poreux (lièges, terre...) sont bons conducteurs, alors que les corps denses et compacts comme les mé-taux doivent être d’une perméabilité calorifique très faible. En réalité, c’est l’inverse qui est vrai, d’abord parce que les pores des métaux, quoique très petits, sont aussi nombreux et probablement plus régu-liers que ceux d’autres corps moins denses. De ce fait, ils présenteront d’abord moins de « tortuosité » au calorique, puis grâce à l’affinité d’adhésion « plus les pores seront étroits, plus les caloriques qui les traverseront, seront attirés à la fois par un plus grand nombre de points de toute part parce que la petitesse du calibre fait que tous les points de la circonférence intérieure pourront agir en même temps sur la même molécule de calorique ». — Qu’on prenne l’air, on le trouvera difficilement perméable, bien qu’il offre des pores très larges, mais ces pores sont « très tortueux » et leurs surfaces ont peu d’affinité pour le calorique. Si l’on objecte encore que le verre ne manque cer-tainement pas de pores assez grands et assez réguliers, puisqu’ils transmettent directement les petites molécules de lumière, on répondra en [21] refusant au verre l’affinité calorique bien qu’on soit forcé de lui attribuer l’affinité luminifère.

Comme on le voit, on corrige une supposition par une supposition. L’analogie de la porosité des différents corps à l’égard de l’eau, qui est longuement développée 15 et qui forme de toute évidence la base de l’intuition, est abandonnée dès qu’elle s’obscurcit. Elle fait place à une intuition dynamique bien détaillée qui s’exprime en des termes d’attraction newtonienne.

Avec cette dualité clans l’intuition qui nous permet de varier les moyens de liaison des concepts, on s’attendrait à une description mi-nutieuse des phénomènes. En réalité, l’explication de la conduction, quand on la débarrasse des incessantes comparaisons hydrauliques, tient en quelques lignes. Comme elle nous paraît très représentative de

15 Lavoisier se sert également de cette analogie pour expliquer « la capacité des corps pour contenir la matière de la chaleur. » Voir Traité élémentaire de Chimie, 2e éd., 1793, p. 19.

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l’époque scientifique qui s’achève avec le XVIIIe siècle nous la repro-duisons intégralement 16 : « Si un corps qui a beaucoup d’affinité d’adhésion pour le calorique, et une disposition très régulière dans ses pores, présente au calorique qui lui arrive, peu de tortuosités à parcou-rir, et peu de contre-marches à faire, le calorique arrivera pomptement au centre de ce corps, ou à son extrémité opposée, s’il ne reçoit le ca-lorique que par un côté ; car le fluide igné ne fera que tapisser l’inté-rieur des pores de la première couche, et passera ensuite et sans beau-coup de détour sur les pores de la seconde, et ainsi de suite ; il faut re-marquer que le passage de la troisième à la quatrième et de celle-ci à la cinquième et suivante s’opérera toujours de même, à la vérité, mais avec moins de célérité dans les couches secondaires plus intérieures, qu’il n’a d’abord fait dans les plus superficielles ; par la raison que plus les corps sont éloignés d’équilibre, de température entre eux, plus promptement ils se transmettent le calorique. Or, comme dans notre cas, la première couche est plus chargée de calorique que la seconde, la seconde plus que la troisième, et celle-ci plus encore que la qua-trième et suivantes, il s’ensuivra naturellement que le calorique [22] passera plus lentement de la première à la seconde, de celle-ci à la troisième, etc... à raison de leur moindre distance à l’équilibre ; car si la première couche était aussi chargée de calorique que la seconde, et la seconde que la troisième, le calorique ne se transmettrait plus de l’une à l’autre, puisqu’elles seraient en équilibre, mais on conçoit en revanche que jamais toutes les couches ne seront en équilibre, tant qu’il y en aura quelques-unes encore faiblement chargées ; car celles-ci enlèveront le calorique à leurs voisines plus saturées, pour s’équili-brer avec elles ; ces dernières en reprendront à leurs plus proches, pour atteindre au même équilibre, et ainsi des unes aux autres ».

Comme on le voit, il ne s’agit que d’une simple analyse de l’idée de conduction appuyée sur la loi de la communication calorifique comme fonction de la seule différence des températures. L’idée de ré-gime, si féconde, n’est pas envisagée ; elle est même nommément écartée puisque Socquet ne voit d’équilibre que dans l’uniformité ab-solue. L’influence de la surface extérieure a été complètement négli-gée. Aucune étude de géométrie n’a été entreprise et pourtant l’in-fluence des simples rapports des dimensions est évidente : on peut te-nir à la main un fil métallique fin dont une extrémité est plongée dans

16 SOCQUET, loc. cit., p. 47.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 31

un foyer, alors qu’une barre de même nature mais plus épaisse déter-mine dans les mêmes conditions une sensation intolérable. On a pris le problème tout près de l’hypothèse fondée sur une simple analogie, on n’a pas pu rejoindre dans son détail et dans son individualité le phéno-mène thermique réel.

Nous avions cependant choisi un auteur averti de la science de son temps, imbu de l’esprit nouveau, touché déjà par la méfiance de la métaphysique (on trouve en note p. 67 : « Voulant m’abstenir de toute théorie métaphysique en traitant du feu chimiquement et physique-ment je n’irai point discuter ici la question très embarrassante et peut-être insoluble, savoir si les corps les plus denses même se touchent dans leurs molécules premières ou sont simplement plus près du contact sans jamais se toucher »). Mais quand l’hypothèse est l’objet initial de la recherche, quand elle prétend suffire à fonder le phéno-mène, il semble que comprendre et connaître cessent d’être syno-nymes : [23] la cohérence qu’on attribue à la pensée qui réunit les hy-pothèses engage à être moins minutieux dans l’effort pour connaître directement l’expérience. L’examen mathématique et différentiel du donné se voit négligé parce qu’on croit avoir saisi par le jeu des hypo-thèses harmonieuses, une vue intégrale de ses lois.

Sans doute on voit poindre chez certains auteurs une théorie de l’hypothèse qui ne se justifie que par sa valeur pragmatique d’explica-tion. Lavoisier écrit dans son premier chapitre consacré au calo-rique 17 : « En supposant même que l’existence de ce fluide fût une hy-pothèse, on verra dans la suite qu’elle explique d’une manière très heureuse les phénomènes de la Nature. » Plus nettement encore dans le « Mémoire sur la chaleur » présenté eu 1780 à l’Académie des Sciences par Lavoisier et Laplace les auteurs s’élèvent immédiatement au-dessus des polémiques sur la nature de la chaleur. Bien qu’on sente une préférence en faveur d’une véritable théorie cinétique, l’idée du fluide n’est pas repoussée 18. » Peut-être ont-elles lieu toutes deux à la fois ». Cette conciliation s’affermit d’ailleurs sur une conclusion où

17 LAVOISIER, loc. cit., p. 47.18 LAVOISIER et LAPLACE, Mémoire sur la Chaleur, éd. Gauthier-Villars, p.

12. — M. Lemeray fait remarquer que Lavoisier et Laplace qui collaboraient dans les expériences, étaient d’avis opposés en ce qui concerne l’hypothèse, Lavoisier tenant pour le fluide, Laplace pour le mouvement. (L’éther actuel et ses précurseurs, p. 65).

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 32

les principes se présentent comme une position de généralité primor-diale entièrement fondée sur des vues a priori. « Quoi qu’il en soit, comme on ne peut former que ces deux hypothèses (mouvement ou fluide) sur la nature de la chaleur, on doit admettre les principes qui leur sont communs ; or suivant l’un et l’autre, la quantité de chaleur libre reste toujours la même dans le simple mélange des corps ». Le principe d’additivité calorique était du même coup fondé et, il faut bien le comprendre, il l’était a priori, avant l’expérience : il représente l’élément général et générateur des deux seules hypothèses que nous puissions imaginer a priori.

L’expérience immédiate qui n’est éclairée que par la sensation des températures eût au contraire, par voie inductive, conduit [24] à un schéma de « dispersion » puisque la dispersion est le fait constant. Il fallait une vue de l’esprit pour admettre que la loi même de cette dis-persion était une conservation.

Comme le principe représente l’exacte convergence de toutes les hypothèses possibles, la nomenclature qui s’y conforme et à laquelle Lavoisier attache, comme on le sait, la plus grande importance, doit bénéficier de cette valeur centrale et trouver facilement son équivalent dans quelque doctrine que ce soit. C’est ce que Lavoisier a indiqué nettement 19 : « Indépendamment de ce que cette expression (de calo-rique) remplit notre objet dans le système que nous avons adopté, elle a encore un autre avantage, c’est de pouvoir s’adapter à toutes sortes d’opinions ; puisque rigoureusement parlant, nous ne sommes pas même obligés de supposer que le calorique soit une matière réelle : il suffit… que ce soit une cause répulsive quelconque qui écarte les mo-lécules de la matière, et on peut ainsi envisager les effets d’une ma-nière abstraite et mathématique ».

À vrai dire, malgré la précision définitive des concepts, bien que le langage fût désormais nettement défini et précisé et qu’au surplus l’hypothèse du calorique fût très propre à exprimer les faits, le XVIIIe

siècle s’achevait sans qu’on eût tenté une véritable liaison mathéma-tique des phénomènes thermiques.

_____________________

19 LAVOISIER, Traité de Chimie, p. 5.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 33

[25]

Étude sur l’évolution d’un problème de physique.La propagation thermique dans les solides

Chapitre IIL’expérience et le calcul

de Biot.

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Le mouvement que suit Biot (1774-1862) va exactement à l’in-verse du mouvement qui part d’une hypothèse que l’expérience doit ensuite légitimer. Il trouve la notion de calorique au terme d’une abs-traction éminemment philosophique qui est une curieuse application de la table de présence baconienne. « Dès qu’on commence, dit-il 20, à porter son attention sur l’ensemble des phénomènes physiques et chi-miques, on voit que l’agent le plus puissant, le plus actif et le plus gé-néralement employé dans la nature et dans les arts, c’est le feu ». C’est un autre Protée qui embrase les substances, les fond, les fait rou-gir, les convertit en vapeur, les dilate. les unit dans des combinaisons nouvelles. Ainsi, nous prenons la base de notre étude dans l’aspect phénoménal le plus diversifié.

Biot distingue ensuite des caractères qui semblent toucher de plus près à l’essence que ces effets multiples : le mot feu entraîne en effet avec lui l’idée de flamme et de lumière. Il est facile cependant de voir que ces deux circonstances sont encore des qualités qu’on peut négli-ger. « Si j’ai fait fondre du plomb dans un vase en fer par le moyen du

20 BIOT, Traité de Physique, 1816, t. 1, p. 19.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 34

feu, ce plomb, qui ne sera point enflammé et qui ne jettera pas de lu-mière, deviendra capable à son tour d’échauffer d’autres corps ; il fera fondre la glace, le soufre, l’étain ; il enflammera la cire, il fera bouillir l’eau et tous les autres liquides, il les convertira en vapeur ». Il y a donc une véritable communication des effets ; aucun de ces effets ne peut être pris pour un caractère stable ; il est non seulement particu-lier, [26] mais il n’apparaît que dans des circonstances particulières. On peut donc continuer l’abstraction. Et Biot arrive à poser le calo-rique de la manière suivante : puisque le « feu » est susceptible d’agir « sans flamme, ni lumière, nous pouvons par la pensée séparer ces deux modifications du principe, quel qu’il soit, qui produit tous ces ef-fets ; et pour fixer invariablement cette séparation, pour désigner iso-lément ce principe, nous lui donnerons un nom particulier, nous l’ap-pellerons le calorique » 21.

Ainsi on pourrait répéter à propos de la définition de Biot une for-mule célèbre : le calorique n’est que le sujet du verbe chauffer. Plutôt que de construire a priori des propriétés particulières qui confèrent au fluide hypothétique tous les caractères du phénomène envisagé, on es-saiera de maintenir la généralité que le substantif symbolise et on se donnera pour tâche d’en étudier et d’en mesurer un phénomène d’en-semble nettement distingué. Ce sera la température que Biot considère comme l’élément traduisant l’énergie du calorique. « La chaleur qu’excite un seul charbon embrasé suffit pour enflammer le soufre ; elle ne suffit plus pour fondre le cuivre ou l’argent. Afin de définir les différentes énergies du calorique dans ces diverses circonstances nous leur donnerons le nom « de température ». Du calorique à la tempéra-ture, du sujet au prédicat qu’importe le mode de liaison réelle, si le langage est clair. Il ne s’agit après tout que d’exprimer les attributs, c’est là le propre terrain de l’effort scientifique. D’ailleurs, le calo-rique est posé nettement par voie d’abstraction, il contient moins et non plus que le phénomène ; c’est donc un faux problème de deman-der comment il peut produire les effets thermiques. Qu’on relise le ju-gement d’un caractère si positiviste porté par Biot en 1816 sur la science ontologique 22 : « Il arrive souvent dans les sciences que ceux qui introduisent une expression nouvelle pour exprimer la cause in-connue d’un phénomène se laissent entraîner à détourner cette défini-

21 BIOT, loc. cit., t. 1, p. 20.22 BIOT, loc. cit., t. 1, p. 20.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 35

tion [27] de son sens abstrait pour la réaliser et lui donner un corps ; cela est arrivé, par exemple, pour le calorique. La plus grande partie des physiciens et des chimistes regardent le calorique comme une ma-tière à laquelle ils attribuent plusieurs propriétés analogues à celles que possèdent les autres substances matérielles, telles que l’élasticité, la compressibilité et la faculté d’entrer en combinaison avec d’autres corps. Ces propriétés matérielles, ils les lui supposent par analogie ; car, comme on ne peut voir le calorique ni le toucher, ni le peser, ils sont obligés, tout en le regardant comme une matière, de le dépouiller, au moins pour nos sens des propriétés les plus apparentes, par les-quelles nous puissions nous assurer de l’existence matérielle des corps, je veux dire l’impénétrabilité et la pesanteur ».

D’ailleurs, rien ne s’oppose à ce qu’on atteigne une description al-gébrique des phénomènes bien qu’on soit dans l’ignorance absolue de leurs causes. Quelle que soit la cause sous-jacente, en raisonnant uni-quement sur son effet, on ne risquera pas de contredire à cet effet. Le principe qui permet à Biot d’établir une loi de communication calori-fique par contact est soigneusement appuyé sur les phénomènes. Biot prend un barreau métallique dont une des extrémités plonge dans un bain de plomb en fusion et qui est ainsi maintenue à une température constante. Si l’on considère à une distance x du foyer, trois couches contiguës M', M, M", la couche intermédiaire « devra éprouver une petite élévation (de température) proportionnelle à l’excès de la tem-pérature de M' sur la sienne, et un petit abaissement proportionnel à l’excès de sa température sur celle de M" ; de sorte que la différence seule lui restera » 23. Il s’agit donc, pour cette chaleur résiduelle, d’une fonction de la différence de deux différences. On s’explique donc im-médiatement que ce soit une dérivée seconde par rapport au paramètre repérant la distance qui entre dans l’équation du problème. Le lien fonctionnel est la simple proportionnalité. Elle est posée en applica-tion de la loi de froidissement de Newton qui, si les différences des températures sont faibles — et c’est le cas ici en raison de la contiguï-té — est [28] vérifiée par l’expérience. Nous sommes donc, dès le principe, en contact avec la réalité expérimentale.

S’il n’y avait aucune déperdition de chaleur, chacun des thermo-mètres placés le long de la tige monterait continuellement jusqu’à ce qu’il atteignit la température de la source, ce qui n’aurait lieu, en toute 23 BIOT, Traité, t. IV, p. 667.

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rigueur, qu’après un temps infini, puisque l’échange proportionnel aux différences de température doit se ralentir de plus en plus en s’appro-chant de l’uniformité. Mais le phénomène est précisément compliqué par le problème de Newton relatif au refroidissement superficiel. Ce refroidissement intervient avec un coefficient de proportionnalité dif-férent du coefficient interne et, à vrai dire, d’une manière moins légi-time car la loi de Newton n’est exacte que lorsque le refroidissement tend à égaler deux températures assez voisines. Finalement les ther-momètres n’atteignent jamais la température de la source. Ils s’ar-rêtent « lorsque l’excès de température qui leur est communiqué à chaque instant par l’élément précédent M’ ne fait plus que compenser exactement ce qu’ils perdent par le contact de l’élément suivant M" et par le rayonnement dans l’air ». Comme on le voit tout le problème est exposé dans des termes entièrement phénoménologiques. Il ne s’agit que de températures, mieux, que d’indications thermométriques. C’est l’analyse de cette dernière phrase de Biot qui permet d’obtenir l’équation différentielle du problème. On peut l’écrire presque immé-diatement :

∂u∂t

= α2∂ u

∂x2 − bu

Cette équation signifie que le gain de chaleur pendant le temps dt est égal à l’excès de la chaleur résiduelle apportée par conduction, sur la chaleur irradiée superficiellement. Un physicien la lit d’un coup d’œil et la transpose immédiatement en termes expérimentaux.

Les coefficients constants a et b marquent, dans la déduction de Biot, la proportionnalité invoquée pour le refroidissement interne et externe. Ils bloquent des lois secondaires relatives à la densité, à la conductibilité, à la chaleur spécifique. Nous trouverons [29] explicités ces éléments dans l’équation correspondante de Fourier qui s’écrit 24 :

∂u∂t

=k

CD

2∂ u∂x2 −

hlCDS

u

Fait digne de remarque, les coefficients de a et b de Biot sont obte-nus directement. Ils ne résultent pas de la simplification d’une équa-tion du type précédent. Ils correspondent au phénomène étudié, pour ainsi dire extérieurement, en se guidant sur la simple notion de tempé-

24 FOURIER, Œuvres complètes, t. I, p. 87.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 37

rature et non pas sur une reconstruction de l’expérience à partir d’élé-ments a priori.

En fait, après l’intégration de l’équation différentielle de ce cas simple, c’est à l’examen thermique que Biot réclamera la preuve de la solidité de la théorie. Biot a donné dès 1804 25 la solution de l’équation

quand l’état stationnaire est atteint, c’est-à-dire pour ∂u∂t

= 0 ,. L’inté-

grale générale est alors, comme on le sait,

u =Al* x

bα+ Bl+ x

A et B étant, suivant la règle, deux constantes arbitraires qu’on peut utiliser pour plier la formule à tous les cas possibles et qui doivent être particularisées, dans chaque cas, d’après deux observa-tions. En admettant que la barre soit assez longue, on sera amené, pense Biot, à poser B =0 ; sans cette précaution la température croî-trait au delà de toute limite pour x infini. Biot se croit donc fondé à ré-duire la solution à son premier terme. D’ailleurs, pour x =0 on doit avoir la température U du foyer. Finalement on a donc la solution par-ticulière :

u =Ul+ x

(1)

C’est cette relation que Biot, s’inspirant peut-être de Lambert, étu-die expérimentalement. Pour cela, il prend une barre métalligue [30] homogène et de distance en distance, d’une manière régulière, il y pratique de petites cavités qu’il remplit de mercure. Dans ce mercure plonge une série de thermomètres, le contact est aussi intime que pos-sible. Biot enregistre les températures marquées par les différents ther-momètres dans l’état stationnaire.

Le mode opératoire est d’une simplicité voulue. Si Musschenbroek s’est trompé dans ses expériences calorifiques, dit Biot, c’est qu’il s’est servi d’un pyromètre compliqué de plusieurs pièces, dont le jeu et les dilatations mal connues ont suffi pour causer des irrégularités et

25 BIOT, « Mémoire sur la propagation de la chaleur et sur un moyen simple et exact de mesurer les hautes températures », Journal des Mines, XVII, p. 203.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 38

Biot ajoute cette remarque 26 : « pour mesurer une cause dont les modi-fications et la manière d’agir sont aussi peu connues que celles de la chaleur, on ne doit employer que des moyens très simples, et dont l’exactitude, fondée sur des lois géométriques, tienne à la nature même, et non à la perfection de l’instrument ».

Dans la crainte de quelque irrégularité dans la distribution de la chaleur près de la source, Biot préfère regarder la température U

comme inconnue, il en est de même, bien entendu, du rapport ba

.. Il

détermine ces cieux inconnues par la comparaison de trois thermo-mètres successifs. Dès lors les paramètres sont connus dans la for-mule 27 ; on peut en déduire les températures des autres thermomètres. Il ne reste plus qu’à comparer les températures calculées et les tempé-ratures observées. En examinant de nombreuses expériences faites par Rumford ou par lui-même, Biot trouve une concordance à un demi-degré près. C’est donc une bonne vérification.

Dès son premier mémoire, en 1804, Biot propose une application pratique des résultats obtenus. On pourra se servir de la loi de distri-bution pour déterminer les hautes températures. On voit en effet com-ment on pourrait connaître la température d’un four par le seul exa-men des thermomètres fixés le long d’une barre métallique dont une extrémité pénètre à l’intérieur du four. À vrai dire, la méthode souffre d’une grave cause d’insécurité que Biot remarque lui-même : les tem-pératures élevées [31] nous éloignent en effet de la marge où l’appli-cation de la loi de Newton est correcte. Mais en l’absence de tout autre moyen pour apprécier les hautes températures, la découverte de Biot ne manquait pas d’intérêt. Au début du XIXe siècle, les tempéra-tures élevées étaient excessivement mal connues. Ainsi Biot fait fond d’une expérience de Wedgewood qui fixe à 7500° la température à la-quelle le fer se soude à lui-même alors que la fusion a lieu d’après les travaux modernes dès 1500° 28.

Quand on suit la méthode de Biot depuis son principe jusqu’à sa vérification expérimentale, on ne peut manquer d’être frappé du carac-26 Journal des Mines, an XIII, p. 208.27 Journal des Mines, an XIII, p. 208.28 Voir Journal des Mines, an XIII, p. 20. — Wedgewood indique 5967° Ré-

aumur. La précision poussée au delà des conditions expérimentales est sou-vent le signe d’une connaissance artificielle et indirecte.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 39

tère extrêmement homogène de cette méthode. En effet, pour Biot, les principes ne sont pas des idées a priori, ce sont des faits généraux. Il est très net à cet égard 29 : « L’art des expériences consiste à découvrir dans les phénomènes ceux qui sont les plus généraux, les plus in-fluents. Ces faits, bien constatés, exactement reconnus, servent ensuite de principes pour arriver aux autres faits comme conséquence. » De même, nous l’avons vu, le calorique n’est qu’un terme général et non pas une hypothèse qui détermine une reconstruction idéale du phéno-mène. Enfin, par la manière même dont nous mettons le problème en équation, le calcul s’adapte d’aussi près que possible à l’expérience et conduit insensiblement à une vérification expérimentale intimement mêlée, elle-même, au calcul. On pourrait dire qu’à aucun moment on ne perd de vue l’expérience : les principes, les hypothèses, les calculs, l’expérimentation restent constamment au mime niveau, dans le plan même du phénomène.

Si l’on joint enfin à tous ces caractères celui d’utilité, on acceptera sans doute cette qualification de positivisme avant la lettre que mérite une œuvre qui, dans son ensemble, donne un tableau d’une véritable ampleur, d’une netteté admirable.

L’expérience de Biot, à laquelle tant de travaux mathématiques se réfèrent durant le XIXe siècle, a été reprise plusieurs fois par des expé-rimentateurs qui se sont efforcés d’en corriger [32] les imperfections. Despretz 30 emploie des barres un peu plus fortes pour que les disconti-nuités apportées par les alvéoles pleins de mercure soient négli-geables. Pour être bien sûr que l’état stationnaire était établi, il atten-dait une demi-journée avant de noter les indications des thermomètres. Enfin, pour éliminer d’une barre à l’autre la différence des rayonne-ments superficiels, il enduisait les barres d’une couche de noir de fu-mée. Despretz mit nettement en évidence que la simplification par la-quelle Biot supprime une des deux fonctions de la solution générale est erronée. La série géométrique croissante interfère réellement avec la série décroissante et complique les résultats.

29 Traité, t. I., p. 21.30 Annales de Chimie et de Physique, t. XIX, p. 8, 1822, et XXXVI, p. 422,

1827.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 40

Par la suite Langberg 31 remplaça les thermomètres par des couples thermo-électriques. Mais le contact intime de la tige métallique et de la soudure thermo-électrique n’était pas assuré. D’autre part, en pre-nant des fils très fins au lieu de barre, il rendait plus sensibles les causes de perturbation telles que les courants d’air, le rayonnement superficiel. Wiedeniann et Franz reprirent cette méthode en s’entou-rant de précautions multiples 32. Le fil examiné therrno-électriquement était plongé dans un thermostat, il était recouvert d’une couche galva-nique d’or qu’on amenait dans tous les cas au même degré de poli. Ces expériences confirmèrent la rectification de Despretz ; elles furent assez précises pour donner avec une grande approximation les coeffi-cients de conductibilité des différents métaux et permirent à Wiede-mann et Franz d’énoncer la loi de la proportionnalité des conductibili-tés thermique et électrique.

31 Annales de Poggendorff, t. LXVI, p. 1, 1845.32 Annales de Poggendorff, t. LXXIX, p. 497, 1853.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 41

[33]

Étude sur l’évolution d’un problème de physique.La propagation thermique dans les solides

Chapitre IIILe Problème de

Physique mathématiquedans Fourier.

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Le nom de Joseph Fourier (l768-1830) est inséparable de l’étude mathématique de la chaleur. Le premier mémoire que Fourier présenta à l’Académie des Sciences sur ce sujet remonte à 1807. Il fut complé-té en 1811 par un travail étendu qui fut examiné par Malus, Haüy, La-place, Lagrange et Legendre. Les illustres commissaires dit Arago : « Tout en proclamant la nouveauté et l’importance du sujet, tout en déclarant que les véritables équations différentielles de la propagation de la chaleur étaient enfin trouvées, disaient qu’ils apercevaient des difficultés dans la manière dont l’auteur y parvenait. Ils ajoutèrent que ces moyens d’intégration laissaient quelque chose à désirer, même du côté de la rigueur, sans toutefois appuyer leur opinion d’aucune es-pèce de développement. Fourier n’a jamais adhéré à ces arrêts... » II réimprima ce mémoire sans tenir aucun compte des critiques de ces censeurs. C’est en 1822 que parut la « Théorie analytique de la cha-leur » qui servira de base à notre examen.

Cette œuvre qui traite de nombreux cas particuliers avant d’abor-der le cas général ne saurait sous peine de redites être analysée dans

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 42

son détail. Nous nous bornerons à en montrer l’inspiration en nous ar-rêtant aux problèmes nouveaux et importants qu’elle soulève à chaque pas. Elle se présente comme une entreprise entièrement positive, ap-puyée sur les faits et susceptible d’une vérification expérimentale d’autant plus probante qu’elle pénètres un niveau de minutie que l’ex-périence commune ne soupçonnait pas. Au surplus, nous verrons dans le chapitre suivant l’influence indéniable que les travaux de Fourier ont eue sur le développement de la pensée scientifique d’Auguste Comte.

[34]Le discours préliminaire de Fourier qui précède le traité débute par

un acte de foi en la simplicité et en la généralité des lois de la nature. La chaleur y est traitée comme une qualité entièrement générale qui affecte les substances au même titre que la gravité. Pour Fourier il est aussi inconcevable qu’un corps soit neutre calorifiquement que de supposer qu’il échappe à l’attraction newtonienne. Cet effort de géné-ralisation est d’autant plus remarquable que les actions calorifiques naturelles étant petites ou rares (dilatations ou fusions) on est enclin à penser que la chaleur est un état momentané, un accident qui s’efface, un privilège difficile à maintenir.

Ce n’était pas non plus une propriété dont l’étude mathématique dût paraître féconde. A la différence du problème des cordes vibrantes — qui, depuis le XVIIe siècle, sollicitait philosophes et mathémati-ciens — le problème calorifique ne se présentait pas en liaison évi-dente avec les principes de la mécanique qui achevaient avec Laplace leur coordination sur un plan newtonien. La pensée d’une correspon-dance entre les phénomènes calorifiques et les phénomènes méca-niques occupait bien certains esprits, mais c’était toujours une pensée qui s’exprimait comme une hypothèse ; la transition n’était à aucun moment conçue comme une équivalence. La doctrine de Fourier est très nette à cet égard. « Quelle que soit l’étendue des théories méca-niques elles ne s’appliquent point aux effets de la chaleur ; ils com-posent un ordre spécial de phénomènes qui ne peuvent s’expliquer par les principes du mouvement et de l’équilibre » 33. Raison profonde pour n’y voir qu’un canton scientifique dont la connaissance, pouvait-

33 FOURIER, Œuvres complètes, t. I, p. XVI.

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on craindre, ne se relierait pas à une doctrine générale. L’effort de Fourier devait triompher de ces suggestions décourageantes.

Son œuvre, il lui attribuait un rôle dans les domaines les plus di-vers, embrassant la théorie et la pratique. Le « système du Monde » devait en recevoir un supplément important de connaissances. La dis-tribution de la chaleur à l’intérieur et sur la surface de la terre entière devait y être fixée par la solution de l’équation différentielle fonda-mentale. Les grands mouvements [35] de l’air, les vents alizés, les cli-mats, les courants de l’Océan y trouveraient l’élément principal de leur explication. Enfin les arts techniques, les procédés de chauffage, les machines thermiques devaient, dans la pensée de Fourier, bénéfi-cier de ses travaux. Par leur utilité, les développements mathéma-tiques montraient leur positivité.

À vrai dire, les principes de Fourier sont placés sur une échelle dif-férentielle si petite que ces espoirs généraux nous paraissent mainte-nant complètement démesurés. L’analyse mathématique ne permet que des intégrations fragmentaires, elle n’agglomère qu’un seul point de vue, Or l’élément calorifique est, de toute évidence, insuffisant pour symboliser le réel. Connût-on d’ailleurs la loi du phénomène ca-lorifique, la difficulté de déterminer les données en entraverait une ap-plication étendue. Là, plus qu’ailleurs peut-être, il est difficile de sor-tir du domaine mathématique.

Cette application à grande échelle pouvait être en quelque sorte préparée par le choix des unités qui, chez Fourier, sont très grandes. Ainsi l’unité de quantité de chaleur (donnée par la fusion d’un kilo-gramme de glace) correspond à 80.000 petites calories. De même Fou-rier prend souvent comme unité de flux, le flux à travers un mètre car-ré, ce qui suppose une homogénéité évidemment trop étendue pour la plupart des sources calorifiques. Il n’y a guère que la chaleur solaire qui puisse être étudiée correctement avec une si grande unité. En ce qui concerne le degré de température on peut faire la même objection, les points fixes du thermomètre (glace fondante et eau bouillante) re-çoivent les numéros 0 et 1. Darboux a fait la remarque suivante : « Fourier suppose souvent que deux corps en contact ont, l’un la tem-pérature 0, l’autre la température 1. Si l’on adoptait les unités de Fou-rier, la différence des températures serait trop grande pour que

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l’échange de la chaleur entre les deux corps fût réglé par la loi de Newton » (loi qui est à la base des déductions de Fourier 34.

Fort heureusement, cela n’intervient pas dans les équations de Fou-rier qui sont établies d’une manière générale et subsistent [36] quelles que soient les unités choisies. Reste, croyons-nous, que la vision du côté du réel est chez Fourier une vision à grande échelle bien que la technique mathématique devait l’engager à des considérations infini-tésimales. Fourier part de l’état massif de nos expériences calori-fiques, et c’est le calcul qui permet d’aller du plus grand au plus petit, suppléant ainsi à l’impossibilité de la micro-expérience. Dans d’autres domaines cette extrapolation est inutile, le calcul est au même niveau que le réel, aussi c’est alors l’expérience qui précède et qui guide le calcul, tel cet le cas de « l’isochronisme des oscillations, la résonance multiple des corps sonores. Les expériences communes les avaient fait remarquer, et le calcul en a ensuite démontré la véritable cause. Quant à ceux qui dépendent des changements de température ils n’auraient pu être reconnus que par des expériences très précises, mais l’analyse mathématique a devancé les observations ; elle supplée à nos sens et nous rend en quelque sorte témoins des mouvements réguliers et har-moniques de la chaleur dans l’intérieur des corps » 35.

Examinons d’abord les conditions générales de la propagation. Le problème est en soi extrêmement simple ou du moins extrêmement fa-cile à simplifier. On commence naturellement par prendre une sub-stance homogène et même anisotrope, ainsi la matière ne réagira pas différemment à l’agent suivant le lieu et la direction de l’action calori-fique. Les molécules agiront par leur nombre, jamais par leur forme. Comme les sources calorifiques apportent des singularités, pour éviter toutes difficultés on examinera toujours le mouvement calorifique à une certaine distance de ces sources. La production de la chaleur reste en dehors de l’enquête de Fourier ; il ne s’agit que de sa propagation.

Il y a cependant des discontinuités qu’on ne peut écarter sous peine d’enlever toute fécondité aux méthodes : ce sont celles introduites par les surfaces qui séparent les différents milieux, et en particulier par les surfaces qui terminent les objets. Nous verrons par la suite toutes les difficultés qu’entraîne dans la théorie la considération de ces surfaces

34 FOURIER, Œuvres complètes, t. I, p. 17 (note).35 Loc. cit., t. I, p. 12.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 45

et avec quelle ingéniosité [37] Fourier les a résolues. Dès maintenant. en nous plaçant sur le terrain physique nous pouvons admettre que chaque surface est caractérisée par un coefficient qui tient à sa nature matérielle et au milieu extérieur où le corps considéré est plongé. Ce coefficient mesure « la facilité avec laquelle la chaleur pénètre la sur-face des corps et passe de ce corps dans un milieu donné ». Fourier admet, comme allant de soi, que ci cette « facilité » est réciproque. Le coefficient serait tout aussi bien défini en allant du milieu au corps. C’est la conductibilité externe.

Outre cette conductibilité superficielle il faut considérer la conduc-tibilité interne qui ne dépend que de la matière considérée. Elle me-sure « la facilité » de la propagation calorifique d’une molécule inté-rieure à une autre. Fourier prend cette conductibilité comme une no-tion naturellement claire. Aucun commentaire ne l’accompagne. Nous sentons bien cependant qu’elle recèle toute la difficulté du problème de la propagation et l’intuition est loin d’être satisfaite par l’évocation d’une « facilité ». Nous verrons d’ailleurs chez les successeurs de Fourier tous les efforts que son éclaircissement a réclamés.

Si l’on joint à ces deux conductibilités la notion de chaleur spéci-fique qui est connue par des mesures qui n’ont rien à voir avec le pro-blème de la propagation, on possède tous les paramètres dont on a be-soin. Ces paramètres au moyen desquels on construit la théorie seront par la suite précisés par la théorie, l’outil est amélioré par la fonction. En ce qui concerne les conductibilités, on ne voit guère comment on les définirait a priori, indépendamment des équations où elles sont impliquées. Fourier considère cependant les trois notions comme les « trois qualités élémentaires » qui suffisent à connaître l’état calori-fique d’un corps. Dès qu’elles sont déterminées numériquement « toutes les questions relatives à la propagation de la chaleur ne dé-pendent plus que de l’analyse numérique »

C’est, comme on le voit, trois propriétés purement thermiques. En particulier, les qualités proprement mécaniques n’entrent pas en ligne de compte ; Fourier n’en a pas besoin ; son étude est homogène, elle reste sur le domaine de la qualité choisie. Il la désolidarise, une fois de plus, des théories mécaniques. [38] La chaleur représente pour lui a une classe très étendue de phénomènes qui ne sont point produits par les forces mécaniques, mais qui résultent seulement de la présence et

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 46

de l’accumulation de la chaleur. Cette partie de la philosophie natu-relle ne peut se rapporter aux Théories dynamiques » 36.

Il peut paraître difficile de pénétrer l’idée que Fourier pouvait se faire de la chaleur, car il est déjà sur le plan de la pensée scientifique moderne où l’on déclare les faits indépendants des schémas par les-quels on les résume. « La connaissance des lois mathématiques aux-quelles les effets (de la chaleur) sont assujettis est indépendante de toute hypothèse : elle exige seulement l’examen attentif des faits prin-cipaux » 37. Et pourtant Fourier vit dans une époque où le « fluide » est la pensée commune. Il est manifeste qu’il pense « substance » alors même qu’il rejette l’image usuelle du calorique 38. « Les effets de la chaleur ne peuvent nullement être comparés à ceux d’un fluide élas-tique dont les molécules sont en repos... L’habitude de cet élément est... entièrement différente de celle des substances aériformes ». En lui enlevant l’élasticité, Fourier confère à l’agent l’impénétrabilité à l’égard de lui-même. C’est d’ailleurs cette impénétrabilité qui entraî-nera, dans les cas théoriquement très importants où il s’agit d’un ré-gime, l’équation fondamentale du problème. Tout ce qui entre doit sortir, la permanence est à cette condition. C’est le fond matérialiste, étonnamment solide, qui supportera tout l’édifice. Il n’y a que cette idée physique dans une si grande œuvre, elle est le principe qui déter-mine toutes les équations. Le signe égal n’en est que le résumé.

Cependant la liaison entre l’agent calorifique et la matière où il cir-cule ne laisse pas de présenter des difficultés. Fourier dit bien que « la chaleur agit de la même manière dans le vide, dans les fluides élas-tiques et dans les masses liquides ou solides ; elle ne s’y propage que par voie d’irradiation, mais ses effets sensibles diffèrent selon la na-ture des corps ». On pourra toujours lui objecter que les effets diffé-rents peuvent être mis au compte de caloriques différents, en suivant l’inspiration des [39] doctrines du XVIIIe siècle. Au fond, en effet, c’est gratuitement qu’on suppose que l’action de la chaleur, prise à son principe, est la même dans tous les corps. Comme on est bien for-cé de constater que les effets sensibles sont différents, c’est la matière qu’on charge d’apporter tous les éléments de la différenciation. Il s’agit donc d’une véritable coopération substantielle où la chaleur 36 Loc. cit., t. I, p. 11.37 Loc. cit.. t. I. p. 15.38 Loc. cit., t. I, p. 31.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 47

conserve une unité de caractère qui, tout bien considéré. est hypothé-tique. Tout ce qu’on peut dire, c’est que l’hypothèse fut heureuse.

Quand en considère les phénomènes thermiques tels que l’expé-rience les crée, avec des sources arbitrairement distribuées dans l’es-pace et dans le temps, on les trouve dans un tel état de confusion qu’aucune analyse ne peut guère entreprendre de les démêler. Par contre, on s’aperçoit qu’au bout d’un temps assez grand, si l’on n’en-tretient pas les sources, on finit toujours par atteindre l’identité ther-mique.

Entre ces deux extrêmes qui représentent en quelque sorte l’un l’empirisme total et l’autre l’uniformité rationnelle, il y a place pour un aspect évolutif régulier. Entre l’instant initial et l’instant final on étudiera ce qu’on appelle l’état pénultième. On profite de ce fait que l’arbitraire et la confusion s’évincent automatiquement à mesure que le temps s’écoule, même si l’on maintient les sources en action. C’est peu de dire que la température tend vers l’équilibre, elle tend d’abord à des lois qui conduisent à l’équilibre et qui pourront faire l’objet d’une étude mathématique. Seulement, avant d’arriver à ces lois, on doit traverser toute une période de bouleversements inanalysables. En d’autres termes, on ne sait pas rejoindre par le calcul non plus que par la pensée des données purement et totalement hétéroclites et d’un autre côté, avant l’identité statique, seule remarquée du philosophe, il y a une espèce d’identité dynamique qui doit faire l’objet de la ré-flexion du mathématicien. C’est ce qu’exprime Fourier 39 : « La marche du phénomène, devenue plus régulière et plus simple, de-meure enfin assujettie à une loi déterminée, qui est la même pour tous les cas et qui ne porte plus aucune empreinte sensible de la disposition initiale. »

[40]Par la suite, et nous autans l’occasion de le montrer, on essaiera de

remonter aussi près que possible de l’état arbitraire initial. Mais les mathématiques peuvent dès maintenant, dans leur analyse, suivre la gradation de généralité que les phénomènes calorifiques offrent comme d’eux-mêmes. Ainsi que l’indique Fourier, l’analyse mathé-matique exprime :

39 Loc. cit., t. I, p. XXIV.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 48

1° Les conditions générales qui résultent des propriétés natu-relles ;

2° L’effet accidentel, mais subsistant, de la figure ou de l’état des surfaces ;

3° L’effet non durable de la distribution primitive.

Ainsi, à côté des lois et les conditionnant, on doit considérer des phénomènes secondaires qui se partagent en deux espèces bien diffé-rentes : les uns participent à la permanence des solides et ne dé-pendent que des propriétés permanentes, physiques et géométriques, des corps en présence ; les autres sont plus fortuits puisqu’une donnée plus gratuite, la température initiale, leur est attribuée par surcroît. Mais cette dernière anomalie n’a pas d’effet après un intervalle de temps assez grand, elle s’élimine d’elle-même. La distribution initiale passe ainsi au rang d’une irrationalité secondaire dont on peut d’abord ajourner l’examen en substituant à l’arbitraire initial une fonction continue. Cela semble légitime puisque le phénomène tend de lui-même à effacer les discontinuités.

ll est assez remarquable que le phénomène arrive finalement à suivre une loi conditionnée uniquement par la forme géométrique des corps où il se manifeste et qu’il se libère complètement d’une distribu-tion qui est pourtant, au début, la cause déterminante du mouvement calorifique. On assiste là à une géométrisation automatique qui mérite l’attention du philosophe. La forme triomphe en quelque sorte des données physiques disparates ; l’irrationalité est étouffée ; des causes différentes produisent de mêmes effets. L’expression de Fourier est très nette à cet égard 40. « Lorsqu’il s’est écoulé un temps assez consi-dérable, [41] la disposition initiale, qui est une cause contingente, et que l’on doit regarder comme fortuite, a cessé d’influer sur l’état du système ; cet état est celui qui aurait lieu si la disposition initiale était différente. Il n’en est pas de même des causes toujours présentes qui agissent aux extrémités, ou qui dépendent du principe de la communi-cation de la chaleur ; elles règlent à chaque instant le progrès du phé-nomène ».

40 Loc. cit., t. II. p. 172.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 49

Après avoir dégagé les conditions intuitives et expérimentales qui entourent le problème de phy-sique mathématique traité par Fourier, nous pou-vons aborder l’aspect proprement mathématique de la méthode. Nous examinerons d’abord la for-mation des équations différentielles, puis les im-portants problèmes que pose le passage du diffé-rentiel à l’intégral.

Fourier commence par traiter un grand nombre de cas particuliers (armille, sphère, cube, prisme, etc.) avant d’aborder le cas général. Ce cas géné-

ral, au moins en ce qui concerne l’équation différentielle, est cepen-dant élémentaire. Comme nous aurons souvent à considérer cette équation, établissons-la brièvement en suivant Fourier 41. Pour cela prenons un parallélépipède de côtés dx, dy, dz, situé à l’intérieur du corps étudié, loin des surfaces et des sources. Par le rectangle dxdy, il entre une quantité de chaleur proportionnelle :

1° à la surface dxdy de ce rectangle ;2° au laps de temps dt pendant lequel on étudie le phénomène qui

reste naturellement constant si ce laps de temps est très petit ;3° à la dérivée de la température le long d’un élément de droite

perpendiculaire à la surface. Cette dérivée fournit une mesure de la variation de température qui détermine le mouvement ca-lorifique.

41 Loc. cit., t. I, p. 118 et suiv.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 50

[42]En appelant k le facteur de proportionnalité qui ne dépendra

d’ailleurs pas de la direction si nous sommes, comme nous le suppo-sons, en milieu isotrope, la quantité de chaleur cherchée s’écrira im-médiatement en associant les diverses proportionnalités énumérées ci-dessus :

—k  dx dy dt∂n∂z

,

le signe − indiquant que le flux de chaleur pénètre clans l’alvéole considéré.

La face en regard, qui a la même surface, donnera lieu au même

calcul, mais le facteur ∂v∂z

. aura crû de sa différentielle. On aura donc à

travers cette face la même expression que tout à l’heure augmentée de :

—k  dx dy dt∂∂z

∂v∂z

⎛⎝⎜

⎞⎠⎟dz

Il en résulte donc pour le parallélépipède un gain de chaleur égal à cette expression. En effectuant la dérivation on obtient :

k  dx dy dt∂2v∂z2

dz

les deux autres paires de rectangles perpendiculaires à dx et à dy don-

neront des expressions semblables en ∂2v

∂x2 .. et ∂2v∂y2 ... Finalement le

gain de chaleur sera pour le petit parallélépipède :

k∂2v∂x2

+∂2v∂y2

+∂2v∂z2

⎛⎝⎜

⎞⎠⎟dx dy dz dt (1)

Cette chaleur, qui ne s’écoule pas, contribue à élever la tempéra-ture du petit prisme considéré. Or le poids de ce prisme est Ddxdydz si D est la densité. En appelant C la chaleur spécifique, c’est-à-dire la quantité de chaleur nécessaire pour élever l’unité de poids du corps en

question de I degré, l’élévation ∂v∂t

,réclamera une quantité de chaleur

égale à :

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 51

CDdcdyd =∂v∂tdt

[43]En égalant cette expression à In précédente et en divisant pur le

facteur commun dxdydzdt, on obtient l’équation :

CD∂v∂t=k

∂2v∂x2

+∂2v∂y2

+∂2v∂z2

⎛⎝⎜

⎞⎠⎟

qui est celle de la propagation de la chaleur dans l’intérieur de tous les corps solides. Elle compte, comme on le sait, parmi les équations les plus importantes de la physique mathématique.

Quant aux conditions calorifiques qui règnent à la surface des corps considérés, ce sont naturellement des cas d’espèces. Il s’agit là en effet d’une discontinuité qui doit faire l’objet d’une définition ex-plicite et détaillée. C’est là un fait général : la discontinuité pure re-lève d’une connaissance énumérative ; si elle s’agglomère en une défi-nition, elle emprunte déjà à l’unité de cette définition une manière de continuité. En fait, le plus souvent, on se contente de poser une dis-continuité à travers la surface, tandis qu’on admet une continuité le long de la surface. C’est ainsi qu’on est amené, guidé en cela par l’ex-périence la plus fréquente, à supposer que la superficie, en totalité ou en partie, est maintenue par une cause spéciale à une température fixe. De toute manière, dans le cas général que nous avons traité, les condi-tions superficielles n’interviennent qu’au moment de l’intégration de l’équation différentielle.

Dans d’autres cas, les conditions superficielles jouent un rôle dans l’établissement de la formule générale elle-même. C’est lorsqu’on ne peut pas se placer, comme nous l’avons supposé, à une distance no-table de la surface ; tous les corps minces, en particulier, doivent faire l’objet d’un examen théorique nouveau. Ainsi dans le cas de l’anneau, on doit tenir compte du rayonnement dès la position différentielle du problème. Il faut alors retrancher au gain de chaleur déterminé pour un petit cylindre détaché par deux sections droites une certaine quanti-té de chaleur perdue par rayonnement. Cette quantité est évidemment proportionnelle, d’une part, à la surface cylindrique qui rayonne et, d’autre part, à l’excès de la température de l’armille dans la région étudiée sur le milieu ambiant, le coefficient de proportionnalité h

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 52

étant, comme on le sait, le coefficient de conductibilité externe. D’ailleurs en comptant x le long du filet moyen de [44] l’armille, on peut, si l’anneau est suffisamment mince, négliger les variations de la température perpendiculairement à la circonférence moyenne, ce qui revient à poser dans l’équation générale :

∂2v∂y2 = o  

∂2v∂z2 = o

L’équation, dont la détermination est immédiate, est alors :∂v∂t

=k

CD∂2v∂x2 —

hlCDS

v

S représente la section, l le périmètre de cette section, les autres lettres conservent les mêmes significations que dans le cas général.

Suivons l’intégration sur ce cas particulièrement simple 42 nous par-tirons de l’équation

∂v∂t

= k∂2v∂x2 —hv

en modifiant, pour plus de rapidité, les constantes.Le changement de variable v =e−htu simplifie encore cette équation

qui devient : ∂u∂t

= k∂2u∂x2 (2)

Cette dernière simplification n’est pas uniquement algébrique, elle suit en quelque sorte les articulations du phénomène lui-même. Elle conduit en effet à une équation qui représente le mouvement de cha-leur dans le cas où le rayonnement serait nul, puisqu’on arriverait au même résultat en égalant à zéro le coefficient h de la conductibilité externe dans l’équation générale.

Quand on aura résolu ce cas plus simple, on tiendra compte de l’in-fluence de la déperdition en multipliant la solution par e−ht ,.. « Ainsi, conclut Fourier, le refroidissement qui s’opère à la surface ne change point la loi de la distribution de la chaleur : il en résulte seulement que la température de chaque point est [45] moindre qu’elle n’eût été sans

42 Loc. cit., t. I, p. 239.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 53

cette circonstance ; et elle diminue, pour cette cause, proportionnelle-ment aux puissances successives de la fraction e−ht .. »

Il est extrêmement remarquable que l’algèbre arrive à séparer deux phénomènes que l’intuition présentait dans une union presque indisso-luble et qui étaient d’ailleurs intimement associés dans l’équation dif-férentielle primitive.

La valeur d’analyse en quelque sorte phénoménale des méthodes mathématiques va d’ailleurs s’accentuer en continuant la résolution du problème.

Pour résoudre l’équation simplifiée (2), Fourier emploie une mé-thode éminemment constructive. Il commence par chercher les valeurs particulières les plus simples que l’on puisse attribuer à la variable u. On composera ensuite une valeur générale en associant linéairement les valeurs particulières trouvées. Si l’on peut enfin adapter cette va-leur générale aux conditions thermiques initiales, on aura résolu le problème. Il restera cependant à montrer que la solution ainsi construite est bien unique.

La recherche des solutions particulières est facile. On reconnaît im-médiatement que les valeurs :

u =αekn2t  sin nx

satisfont à l’équation (2) quelles que soient les constantes a et n.Pour que cette valeur de u convienne, il faut maintenant qu’elle ne

change pas quand la distance x est augmentée de2π𝑟, r désignant le rayon moyen de l’anneau puisque, par cette augmentation, on revient au même point de l’anneau. Donc 2πr, r doit être un multiple entier i

de 2π, autrement dit, il faut prendre n =ir .. On a donc finalement la

solution :

u =αe−k

i2

r2 t sinirx

i étant un nombre entier quelconque.Les éléments purement géométriques ne permettent pas une déter-

mination plus complète. Mais les conditions physiques doivent jouer un rôle dans l’intégration. Il faut maintenant que les [46] fonctions particulières trouvées s’accordent avec l’état thermique initial. Il

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 54

semble qu’on doive alors échouer puisque les fonctions (1) dans les-quelles on fait t = o correspondent à la distribution extrêmement spé-ciale :

u(1)  a sinixr

alors qu’on doit rejoindre une distribution thermique entièrement arbi-traire.

La difficulté pouvait en effet paraître insurmontable. Comment es-pérer qu’un arbitraire en quelque sorte ponctiforme, d’une prodigalité transfinie, pût conditionner un état futur que le géomètre retient dans une forme, condense dans une formule ?

La solution de ce difficile problème a conduit à l’une des plus belles et des plus fécondes découvertes de l’Analyse moderne. Il s’agit du développement en série des fonctions discontinues. Par ce développement, on arrive en quelque sorte à associer la continuité d’une solution générale à la discontinuité des données. D’une part, en effet, ces fonctions discontinues sont propres à traduire l’arbitraire de la distribution initiale. D’autre part, les séries convergentes considé-rées apportent au moins l’unité de leur définition. Un régime continu est donc associé par le jeu mathématique à un état initialement discon-tinu.

Si F(x) est la fonction arbitraire qui représente l’état thermique ini-tial de l’armille, nous commencerons donc par développer cette fonc-tion — si discontinue qu’elle soit — en série trigonométrique. Nous

pouvons toujours l’écrire F(x) .=φ xr

⎛⎝⎜

⎞⎠⎟

xr

⎛⎝⎜

⎞⎠⎟ ... Ce développement don-

nera :

φ xr

⎛⎝⎜

⎞⎠⎟ yb + 1α sin

xr+ 1b  cos

xr+ 2α  sin

2xr+ 2b  cos

2xr+ ...

Et on aura immédiatement la température u en fonction du temps et de la distance à une origine fixe. Elle sera donnée par la formule :

n = (1)b + 1α sinxr+ 1b  cos

xr

⎛⎝⎜

⎞⎠⎟

k12re + 2α  sin

2xr+ 2b  cos

2xr

⎛⎝⎜

⎞⎠⎟

z2k12re + ... (4)

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 55

[47]qui satisfait à l’équation différentielle du mouvement calorifique dans l’armille et à toutes les conditions initiales, tant géométriques que thermiques.

Lamé a montré l’importance de ce concours de solutions particu-lières. II a caractérisé la méthode avec une grande clarté en distin-guant les rôles qui reviennent aux solutions élémentaires et aux coeffi-cients 43. « Quand il s’agit de trouver la loi intégrale du refroidissement d’un corps de forme donnée, on sait que le problème d’analyse consiste à intégrer l’équation générale par une somme de termes simples, vérifiant tous séparément cette équation, satisfaisant en outre aux conditions de la surface, et qui sont multipliés par des coeffi-cients, d’abord inconnus, que l’on détermine ensuite de telle sorte que la série totale reproduise l’état initial. Cette détermination s’opère in-variablement de la même manière, à l’aide d’un théorème général qui permet d’isoler successivement tous les coefficients de la série. Il n’y a de particulier au corps proposé que la forme et les propriétés des termes simples qui lui correspondent. C’est uniquement dans leur re-cherche que gît toute la difficulté.

« Chaque terme simple résout, à lui seul, la question posée, si l’état initial ou la fonction à introduire lui est égale ou proportionnelle. Si la fonction donnée est une somme linéaire d’un nombre fini de termes simples, ils interviennent seuls dans la solution. Enfin, si cette fonc-tion n’est pas ainsi réductible, tous les termes simples concourent pour résoudre le problème. En un mot, ils s’accordent toujours pour ache-ver le travail : là, c’est un seul ou plusieurs qui s’en chargent ; ici, tous ensemble ; et chacun d’eux trouve, dans son coefficient, la fraction qui lui est dévolue.

« Cette marche, cette réduction a une seule difficulté particulière au corps proposé, ce concours toujours efficace des termes simples, se retrouvent dans la question de l’équilibre des températures ; dans la théorie du potentiel ou de l’attraction des sphéroïdes ; dans une théo-rie mathématique de l’élasticité lors des vibrations, et aussi, lors de l’équilibre intérieur d’un corps solide... Ce n’est donc plus là une

43 Leçons sur les coordonnées curvilignes, p. 337.

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simple analogie, c’est [48] une véritable loi qui embrasse toutes les branches de la physique mathématique ».

Mais il y a plus. Il semble que cette analyse puisse dépasser le plan mathématique, et atteindre des résultats entièrement physiques. C’est ce que Fourier a marqué à différentes reprises. Ainsi, dans un mé-moire de 1824, revenant sur le problème de la conduction dans les so-lides, il écrira 44 : « La décomposition dont il s’agit n’est point un ré-sultat purement rationnel et analytique ; « elle a lieu effectivement et résulte des propriétés physiques de la chaleur ».

A propos de l’armille, il sera encore plus explicite : « Lorsqu’un de ces modes simples est une fois établi, il se conserve de lui-même et les rapports qui existaient entre les températures ne changent point ; mais, quels que soient ces rapports primitifs et de quelque manière que l’an-neau ait été chauffé, le mouvement de la chaleur se décompose de lui-même en plusieurs mouvements simples, pareils à ceux que nous ve-nons de décrire, et qui s’accomplissent tous à la fois sans se trou-bler » 45.

D’ailleurs comme les facteurs qui marquent le décrément des diffé-rents termes de la série (4) deviennent rapidement très petits, la tem-pérature est bientôt indiquée, à une constante près, par la relation :

u = 1α sinxr+ 1b  cos

xr

⎛⎝⎜

⎞⎠⎟e

−k2rt

les autres termes étant devenus complètement négligeables. L’état permanent se révèle ainsi comme une illustration singulière des états élémentaires qui contribuent à former l’état variable. On peut d’ailleurs connaître par l’observation le moment où cet état principal est formé « car lorsqu’il a lieu 46, la température d’un point quelconque décroît comme les puissances successives d’une même fraction. Il suf-fit donc de mesurer la température variable d’un point du solide, afin de distinguer le moment où la loi précédente commence d’être obser-vée. »

[49]

44 Loc. cit., t. II, p. 83.45 Loc. cit., t. I, p. 252.46 Loc. cit., t. II, p. 83.

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En résumé, on peut donc dire à bien des points de vue que les élé-ments distingués par la théorie sont fortement inscrits dans le réel. Nul plus que Fourier n’a eu le sentiment de la réalité des êtres mathéma-tiques. Il ne s’agit pas seulement d’une réalité platonicienne, mais d’une réalité qui trouve sa racine dans le phénomène physique lui-même. « L’Analyse mathématique 47 a des rapports nécessaires avec les phénomènes sensibles ; son objet n’est point créé par l’intelligence de l’homme ; il est un élément préexistant de l’ordre universel et n’a rien de contingent et de fortuit ; il est empreint dans la nature ». Il ne craint pas d’avancer des exemples. « Lorsqu’une barre métallique est exposée par son extrémité à l’action constante d’un foyer et que tous ses points ont acquis leur plus haut degré de chaleur, le système des températures fixes correspond exactement à une Table de loga-rithmes ; les nombres sont les élévations des thermomètres placés aux différents points, et les logarithmes sont les distances de ces points au foyer. » La barre de Biot serait ainsi une véritable règle à calcul. La chaleur rayonnante fournira à son tour une table de sinus. « Si l’on pouvait observer pour chaque instant, et en chaque point d’une masse homogène, les changements de température, on retrouverait dans la série de ces observations les propriétés des séries récurrentes, celles des sinus et des logarithmes.

La question de savoir si les équations calorifiques ne pourraient pas être résolues par d’autres fonctions ne nous paraît pas avoir été examinée théoriquement par Fourier. On s’explique assez facilement d’ailleurs qu’il ait négligé cette recherche quand on sait combien clai-rement les solutions physiques lui semblaient réaliser les solutions mathématiques. Il avait fait lui-même, avec le plus grand soin, des ex-périences sur une armille métallique en suivant une méthode sem-blable à celle que Biot avait employée à l’étude de la barre. Toutes les circonstances susceptibles d’influer sur le phénomène avaient été va-riées, ou successivement, ou ensemble. En particulier on multipliait et on déplaçait les foyers de manière à occasionner [50] le plus d’inéga-lité possible dans la distribution. Fourier avait même « fait concourir le frottement à la production de la chaleur » 48. Toujours la théorie se trouve confirmée. Dès lors Fourier n’hésite pas à conclure le rapport 47 Loc. cit., t. I, p. 21.48 Loc. cit., t. II, p. 75.

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de ses expériences en ces termes : « On a reconnu par le fait l’impos-sibilité d’obtenir un résultat différent de celui que l’analyse nous a fait connaître ».

Ainsi l’expérience semble affirmer l’unicité de la solution qui nous était déjà apparue comme assurée à tant d’égards. Il y a là une véri-table convergence des preuves puisque nous avons vu les conditions arbitraires s’évanouir parallèlement dans l’expérience et dans la théo-rie. À tous points de vue, le phénomène se plie progressivement et au-tomatiquement aux conditions géométriques, il tend en quelque sorte vers sa forme idéale et pure.

On peut d’ailleurs saisir la manière de postulat par lequel on ac-cepte pour ainsi dire a priori l’unicité de la solution que fournit un ré-gime stable. Le problème simple du « mur » est très instructif à cet égard. Il s’agit, comme on le sait, d’un solide indéfini limité par deux plans parallèles maintenus grâce à des sources calorifiques conve-nables aux températures constantes a et b. La question est de fixer la température du régime v d’un plan quelconque situé à l’intérieur du mur et à une distance z du plan le plus chaud. Fourier 49 pose la solu-tion :

v =α—α−be

z

e étant l’épaisseur du mur. Qu’est-ce qui en assure la validité ? Le nerf de la démonstration réside dans ce fait qu’on prouve la persistance de l’état thermique v s’il est, une fois, établi. Cette preuve est d’ailleurs facile à apporter. En effet, dans l’hypothèse où l’équation précédente représente l’état thermique, on voit rapidement que le flux de chaleur est le même dans toutes les sections parallèles aux parois du mur et que par conséquent aucune chaleur ne reste sur place pour augmenter la température ; [51] aucun refroidissement n’est possible non plus. On a donc bien alors l’état de régime.

Mais l’esprit n’est pas totalement satisfait. Qu’un état persiste in-définiment s’il est réalisé, n’est pas la preuve péremptoire qu’il soit réalisable. En somme, on a pris un principe d’évolution calorifique en s’inspirant d’une expérience d’ensemble ; ce principe a conduit à des équations différentielles linéaires qui n’admettent qu’une solution ; on a construit cette solution et on l’a retrouvée dans le réel, le cercle pa-49 Loc. cit., t. I, p. 38.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 59

raît bien se refermer correctement. Cependant, est-on bien sûr d’avoir pris tout le possible comme il conviendrait à une recherche mathéma-tique a priori ? N’aurait-on pas des solutions instables et singulières si l’examen expérimental préliminaire eût été plus minutieux, si l’on ne se fût pas contenté des équations à coefficients constants qui ne repré-sentent après tout qu’une première approximation ? Quoi qu’il en soit, il restera toujours que la stabilité d’une solution est une preuve sup-plémentaire, sinon décisive, de sa réalité. Ainsi M. Thiry parle en ces ternies des travaux de M. Villat 50 : « Il a réussi à construire, dans un cas simple, par une analyse poussée jusqu’à l’application numérique, deux solutions essentiellement distinctes, donnant deux mouvements, physiquement possibles, autour du même obstacle, orienté de la même façon. Rien pour le moment ne peut conduire à préférer un mouve-ment à l’autre, et l’étude de leur stabilité, qui peut-être pourrait les dé-partager, semble encore pour l’instant peu abordable ».

D’ailleurs, d’une façon générale, les conditions temporelles du pro-blème de physique mathématique sont souvent difficiles à préciser. Notre intuition du temps est bien inférieure en clarté à notre intuition de l’espace. Ainsi la soudure mathématique entre l’état initial arbi-traire et l’état de régime soulève un important paradoxe que Fourier n’a pas aperçu. L’examen de la solution mathématique du problème permet en effet de reconnaître que l’arbitraire de la distribution initiale est immédiatement évincé par la propagation régulière et non pas pro-gressivement comme le suppose Fourier. Prenons par exemple le pro-

50 Thèse de M. THIRY, p. 2.

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blème de l’armille. Une fois la solution mise sous la forme d’une série trigonométrique dont les différents termes sont affectés d’expo-nentielles marquant l’effet du temps :

u = (1)α4

+u=α

ve−n2k1n =1

α(1) cos nx +bn sin nx( )

on peut remplacer les termes trigonométriques par des séries entières ordonnées suivant les puissances de x. La température u est alors re-présentée par la somme d’une série double dont chaque terme est une puissance de x. On démontre très facilement que cette série à double entrée est absolument convergente pour toute valeur positive du temps t et que la fonction u est, dans ces conditions, une fonction entière de x  51. Dès lors, une fonction continue de x arbitrairement choisie ne peut donc d’aucune manière représenter l’état calorifique de l’armille durant son refroidissement, puisque, dans ce cas, il faut déjà que cette fonction continue soit une fonction entière. Il reste cependant certain qu’on peut attribuer initialement à l’anneau une distribution qui suit une fonction continue non entière. La difficulté va devenir plus sen-sible en se plaçant au point de vue temporel : si court qu’on imagine le laps de temps qui s’est écoulé depuis la distribution initiale arbitraire, il faut substituer, sans intermédiaire aucun, une fonction entière à la fonction non entière.

Comment interpréter physiquement cet étonnant résultat mathéma-tique ? Evidemment l’état qu’on appelle initial doit être un état phy-sique possible, en particulier il faut qu’il ait un antécédent. Il ne sau-rait donc être initial qu’à l’égard de notre examen. Il ne peut être qu’une coupure — essentiellement artificielle — imposée par la pen-sée dans le cours du phénomène. Or, pris dans son cours, le phéno-mène est celui du refroidissement. L’arbitraire absolu doit donc en être écarté, c’est une pure conception mathématique. Il est physique-ment irréalisable.

En prenant les choses d’un autre biais, on pourrait dire que nous ne disposons pas réellement du temps mathématique, [53] mais seule-51 Voir GOURSAT, Cours d’Analyse, éd. 1913. t. III. p. 111.

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ment de la durée physique ? Nous ne pourrons jamais, comme en un coup de foudre, installer un état calorifique, pas plus que nous ne pourrons, dans un seul regard, condenser l’examen analytique d’un état initial. Or, dès que le phénomène dure, il a quitté son plein arbi-traire. Autrement dit encore, la conception d’un arbitraire est liée à une conception d’un temps discontinu, d’un présent ponctiforme au-quel aucune expérience ne peut correspondre.

D’ailleurs, à un autre point de vue, la conception d’un état arbi-traire vraiment détaillé se heurterait à des difficultés nouvelles. L’ex-périence en effet ne se laisse pas commander continûment, nous n’en disposons avec précision que sous forme discontinue. Nous ne pou-vons agir et connaître notre action qu’en des points isolés. Par consé-quent aucun effort de définition ne saurait réussir à fixer réellement la fonction arbitraire qu’on suppose pourtant donnée au temps zéro dans les problèmes de propagation calorifique.

En résumé, ni dans le temps, ni dans l’espace, nous ne pouvons dé-ployer l’arbitraire que suppose la solution mathématique.

Dans un même ordre d’idées, on s’est demandé si l’on pouvait dis-poser arbitrairement du sens du temps et en le prenant négativement atteindre, au lieu de la prévision de l’avenir, la description du passé. Maxwell s’est posé la question à propos des équations de Fourier. L’on considère toutes les « distributions harmoniques » qui indivi-duellement satisfont à l’équation de Fourier ; on en constitue des sé-ries qui donnent les solutions pour les divers problèmes que posent les corps géométriques différents pour des conditions de surface diffé-rentes. Ces séries fournissent des solutions à la condition cependant qu’elles soient convergentes, ce qui est toujours le cas, explique Max-well, pour les époques ultérieures. « Mais pour les époques anté-rieures, la divergence se produit si l’on remonte à un moment suffi-samment éloigné. La valeur négative de t pour laquelle la série devient divergente représente un certain moment antérieur tel que la distribu-tion actuelle de température ne peut être la conséquence d’une distri-bution quelconque à un [54] moment encore plus éloigné, par la voie de la diffusion ordinaire. Il faut qu’outre cette diffusion, d’autres phé-nomènes aient eu lieu depuis ce moment, pour que l’état actuel des choses ait pu se réaliser » 52.

52 MAXWELL, La Chaleur, trad. MOURET, p. 340.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 62

Si l’on accepte les suggestions des mathématiques, il faut donc en arriver, en remontant le cours du temps à postuler un événement qui n’est pas de même nature que les phénomènes envisagés. On posera, par exemple, un apport calorifique immédiat. Mais cette position im-médiate, sans durée, ne peut s’insérer réellement dans la trame des phénomènes. Elle n’est pas définissable physiquement, puisque la dé-finition physique d’un phénomène réclame une relation d’antécédent à conséquent qui, subitement, se trouve ici en défaillance. Nous n’avons pas le droit en particulier de rompre l’échelle expérimentale, de conclure d’une durée finie à une durée évanouissante.

Autrement dit, le pouvoir constructif des mathématiques auquel Fourier a donné toute sa confiance doit cependant s’adresser à des élé-ments physiques. On réalise ainsi en composant avec une stricte éco-nomie le phénomène d’ensemble, l’équilibre entre les faits et la rai-son ; c’est à certains égards l’idéal de l’explication positivisme.

En fait l’œuvre de Fourier, en apparence si spéciale, eut une in-fluence philosophique immédiate. Elle est vraiment la mathématique du positivisme.

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Étude sur l’évolution d’un problème de physique.La propagation thermique dans les solides

Chapitre IVA. Comte et Fourier.

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Dès le début de son cours privé, A. Comte désira la consécration que pouvait apporter la présence de Fourier. Il écrit à de Blainville en ces termes : « Peut-être aussi aurai-je Poinsot, mais je l’espère et le désire moins. Je l’ai prié d’engager, de ma part, Fourier, qui serait pour moi d’un tout autre prix, mais son reste de mœurs préfectorales l’en empêchera probablement » 53. Dans la préface pour la première édition du Cours, A. Comte cite Fourier au premier rang de ses audi-teurs de marque : « J’ai refait ce cours en entier l’hiver dernier, à par-tir du 4 janvier 1829, devant un auditoire dont avaient daigné faire partie M. Fourier secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences, MM. de Blainville, Poinsot, Navier, membres de la même Académie, MM. les professeurs Broussais, Esquirol, Binet, etc... » C’est à ses « illustres amis, au baron Fourier et au professeur de Blainville » qu’est dédié le cours de philosophie positive.

À toute occasion, l’œuvre de Fourier est exaltée. Elle est, pour Comte, un des premiers modèles d’esprit positif. Elle marque au point de vue scientifique une évolution aussi profonde que la doctrine posi-tiviste au point de vue philosophique. On ne rend pas davantage jus-

53 Correspondance inédite de COMTE, Société positiviste, 1903, 1re série, t. I, p. 28.

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tice à Fourier qu’au grand Prêtre du positivisme parce que leurs tra-vaux rompent avec les habitudes les plus invétérées. « Cette grande découverte qui, comme toutes celles qui se rapportent à la méthode, n’est pas encore convenablement appréciée, mérite singulièrement notre attention ; [56] car outre son importance immédiate pour l’étude vraiment rationnelle et positive d’un ordre de phénomènes aussi uni-versel et aussi fondamental, elle tend à relever nos espérances philoso-phiques, quant à l’extension future des applications légitimes de l’ana-lyse mathématique » 54.

Les découvertes fouriéristes ont, aux yeux de Comte, une telle im-portance qu’il n’hésite pas à les comparer à la découverte de la loi d’attraction newtonienne. Il écrit quelque temps après la mort de Fou-rier : « En considérant d’une manière impartiale et approfondie l’har-monie de ces hautes qualités, dont la perte est peut-être encore trop ré-cente pour être convenablement appréciée par le vulgaire des savants, je ne crains pas de prononcer, comme si j’étais à dix siècles d’aujour-d’hui que, depuis la théorie de la gravitation, aucune création mathé-matique n’a eu plus de valeur et de portée que celle-ci, quant aux pro-grès généraux de la philosophie naturelle, peut-être même, en scrutant de près l’histoire de ces deux grandes pensées, trouverait-on que la fondation de la thermologie mathématique par Fourier était moins pré-parée que celle de la mécanique céleste par Newton » 55. Voilà donc un contemporain dont Comte a prévu et la valeur et l’influence. On s’ac-corde en effet pour reconnaître aux équations de Fourier une impor-tance générale. « Le mémoire de Fourier doit être considéré à juste titre comme le fondement de la physique mathématique » 56.

On accuse souvent A. Comte d’avoir apporté une grande intransi-geance dans la limitation des recherches scientifiques et d’être parti d’une source théorique trop pauvre pour une déduction féconde 57. 54 Cours de Philosophie positive, éd. Schleicher, 1907, t. I, p. 78.55 Cours, t. II, p. 308. Dans ses « Fragments littéraires » Victor Cousin s’ex-

prime ainsi (Fourier) « n’a pas seulement perfectionné une science, il en a inventé une, et en même temps il l’a presque achevée. Et il n’avait pas de-vant lui plusieurs générations d’hommes supérieurs ; Newton à leur tête : il est en quelque sorte le Newton de cette importante partie du système du monde. »

56 CHAPPUIS et BERGET, Leçons de Physique générale, t. I, p. 646.57 Voir par exemple RENOUVIER, Traité de Log. gén. et de Log. form., t. I, p.

266.

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L’œuvre de Fourier pourrait cependant lui fournir une décisive légiti-mation. Elle est imprégnée de [57] cet esprit de prudence et de limita-tion qui constitue l’esprit positif et cependant le temps, loin d’en faire un œuvre « surannée », n’a fait qu’en accentuer la portée dans des do-maines multiples.

En thermologie, le premier signe de positivité c’est la rupture avec toute recherche sur la nature de la chaleur. On n’a jamais fourni que deux hypothèses : fluide ou mouvement. La lutte entre ces entités les a ébranlées l’une et l’autre. Elles sont « discréditées également auprès des physiciens les plus rationnels » 58. Le temps est venu de les ren-voyer dos à dos et d’instituer une recherche rationnelle à partir du fait. On pourrait s’étonner de ces considérations d’opportunité, car il semble que la raison apporte avec elle une lumière qu’on ne peut plus méconnaître. Mais l’habitude est toute puissante et dans la science elle-même, l’état historique prime l’état rationnel. Si les physiciens, dit quelque part A. Comte, ont repoussé dédaigneusement l’idée de fluide sonore proposée par Lamarck, alors que ces mêmes physiciens croyaient fermement à l’existence du calorique, de l’éther lumineux ou des fluides électriques, c’est que l’hypothèse acoustique arrivait trop tard, après la rationalisation complète du problème du son.

Sans doute, l’exemple acoustique pouvait engager à appuyer la thermologie sur la mécanique, du moins sur la mécanique abstraite. Comte félicite Fourier d’avoir échappé à la séduction de « semblables chimères » 59. On n’atteint pas à la positivité par voie d’analogie, en-core que cette analogie tendrait à rapprocher une connaissance nou-velle d’une science plus avancée dans la voie positive. Ainsi, on sup-pose habituellement, dit Comte, que le rayonnement calorifique varie en raison inverse du carré de la distance. « Ce mode de variation a été plus imaginé qu’aperçu, soit enfin d’obtenir une loi analogue à celle de la pesanteur, soit surtout par suite de la considération métaphysique sur la loi absolue des émanations quelconques. » Mais l’expérience précise n’a pas été faite, on ignore donc [58] encore la véritable loi de la décroissance « sur laquelle Fourier s’est sagement abstenu de pro-noncer ». 60.

58 Cours, t. II, p. 266.59 Cours, t. II, p. 266.60 Cours, t. II, p. 269.

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Par loi métaphysique d’une émanation quelconque, Comte veut sans doute désigner la loi qui poserait purement et simplement la ma-térialité de cette émanation ; on rejoindrait alors le fluide conçu a priori comme incompressible. Au fond, il n’est pas difficile de mon-trer que l’hypothèse du fluide n’est pas complètement exorcisée des travaux de Fourier. Mais autre chose est de se confier à une image et de se servir d’une image. On trouvera toujours des traces d’ontologie puisque l’ontologie est enracinée dans le langage lui-même. Mais quand Fourier parle fluide, il faut lui laisser le bénéfice de son affir-mation : il pense équation ; il retrouve dans le second membre de l’égalité ce qu’il a mis dans le premier ; en algèbre, rien ne se perd, rien ne se crée. Reste à bien établir que l’équation est fondée sur le fait, non sur une idée a priori. En physique mathématique. il faut être bien sûr qu’on s’appuie sur le fait.

En réalité, la base empirique de Fourier est aussi nette qu’elle est étroite. Comte la caractérise très explicitement : « Entre deux corps dont les températures, d’ailleurs quelconques, sont exactement égales. Il ne se produit jamais aucun effet thermologique. L’action commence aussitôt que par une cause quelconque, les températures deviennent inégales. Envisagée d’une manière générale, elle consiste en ce que le corps le plus chaud élève la température de l’autre, tandis que celui-ci abaisse celle du premier, en sorte que leur influence mutuelle tend à les ramener plus ou moins promptement à une température commune, intermédiaire entre les deux primitives » 61. Voilà l’expérience initiale. Sans doute elle est déjà fortement abstraite puisque nous devons en écarter provisoirement tout ce qui a égard aux substances. Mais ce fait général reste, croyons-nous, un fait dans toute l’acception empirique du terme. Il ne tombe pas sous la critique souvent répétée que le phy-sicien ne part pas du fait brut, mais d’un fait instrumentalisé. On pour-rait en effet accentuer encore la traduction de l’expérience [59] en termes de sensations. Nous touchons là vraiment, l’expérience com-mune.

C’est là l’élément suffisant d’une physique abstraite si souvent op-posée par A. Comte à la physique concrète qui traiterait de « l’histoire naturelle » des différents corps. À vrai dire, l’information comtienne est peut-être un peu courte au sujet de la physique expérimentale de son temps. Il y apporte le jugement d’un mathématicien. Il s’attache à 61 Cours, t. II, p. 267.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 67

des formules qui prennent toute la vie de l’expérience et dont il suffit d’étudier la « composition » pour parvenir à une science positive.

On ne fait pas de physique mathématique sans cette confiance en la rationalité de l’expérience. En quittant l’observation pour le calcul, comment pourrait-on espérer retrouver la conclusion de l’observation si l’on ne croyait pas qu’un plan rationnel sous-tend les faits empi-riques et les suit dans leur développement ? Un des caractères de la positivité, c’est précisément cette rationalité par laquelle l’expérience se révèle entièrement adaptable aux mathématiques. Le tout est de ne pas toucher à faux au point de départ. C’est ce qu’exprime Comte : « Que l’introduction des théories analytiques, dans les recherches phy-siques, soit médiate ou immédiate, il importe de ne les y employer qu’avec une extrême circonspection, après avoir sévèrement scruté la réalité du point de départ, qui peut seule établir la solidité des déduc-tions qu’une telle méthode permet de prolonger et de varier avec une si admirable fécondité » 62.

Comte a porté très haut la prise mathématique. Il semble avoir eu une intuition particulièrement profonde de la fonctionnalité physique et mathématique. « L’esprit mathématique consiste à regarder toujours comme liées entre elles toutes les quantités que peut présenter un phé-nomène quelconque, dans la vue de les déduire les unes des autres. Or, il n’y a pas évidemment de phénomène qui ne puisse donner lieu à des considérations de ce genre ; d’où résulte l’étendue naturellement indéfinie et même la rigoureuse universalité logique de la science ma-thématique » 63. Le mot logique [60] peut tromper, il s’agit d’une uni-versalité d’application et c’est parce que cette application est univer-selle qu’elle peut passer pour logique. Pour le problème qui nous oc-cupe, la liaison qualitative dont on doit partir est des plus simples puisqu’on se borne aux éléments géométriques, au temps et à la tem-pérature. Il s’agit bien d’un problème minimum : déterminer une qua-lité unique, la température, en fonction du temps et de l’espace.

Mais si le problème est si simple, pourquoi ne pas rester sur le ter-rain expérimental, pourquoi ne pas st borner à des mesures ? Dès la troisième leçon, A. Comte apporte une critique contre les méthodes de comparaison telle que l’expérience directe les suggère. En effet, un

62 Cours, t. II, p. 212.63 Cours, t. I, p. 71.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 68

changement minime dans les conditions de la mesure peut rendre im-possible cette mesure. « Par exemple 64 telle ligne que nous pourrions mesurer exactement avec la plus grande facilité, si elle était horizon-tale, il suffira de la concevoir redressée verticalement pour que la me-sure en devienne impossible ». Est-il besoin de dire que dans le do-maine calorifique les perturbations dans les conditions de la mesure sont plus graves. Il faut tourner la difficulté qu’on ne peut plus abor-der de front. C’est même « ce fait générait qui nécessite la formation de la science mathématique ». Les mathématiques apparaissent alors comme la science des mesures essentiellement indirectes. Renouvier s’est élevé contre cette conception étroite et singulière des mathéma-tiques 65 « Ne semblerait-il pas, sur cette explication, que si chaque quantité pouvait se comparer directement à quelque unité de sa nature, les mathématiques seraient inutiles ? »

Quoi qu’il en soit, quand on reprochera à la physique mathéma-tique une certaine opacité à l’égard du mouvement expérimental 66, quand on objectera ses artifices, l’incorporation du possible, du vrai-semblable, au milieu du réel et du vrai, on ne touchera pas réellement A. Comte, puisque, bien au contraire, le positivisme accepte délibéré-ment tout intermédiaire. « La science est essentiellement destinée à dispenser autant que le [61] comportent les divers phénomènes, de toute observation directe, en permettant de déduire du plus petit nombre possible de données immédiates, le plus grand nombre pos-sible de résultats. N’est-ce point là, en effet, l’usage réel, soit dans la spéculation, soit dans l’action, des lois que nous parvenons à décou-vrir entre les phénomènes naturels ? » 67.

Nous voici donc portés au centre de la « thermologie abstraite ». A. Comte laisse de côté, comme Fourier, le problème des changements d’états. Certes, il paraît maintenant extraordinaire qu’on ait pu définir des faits plus positifs les uns que les autres et on met au compte des fâcheux pronostics, l’idée que la fusion ne saurait être l’objet d’au-cune théorie mathématique, si ce n’est par l’intermédiaire illusoire des fluides ou des éthers imaginaires » 68. Nous sommes réconciliés avec 64 Cours, t. I, p. 67.65 RENOUVIER, loc. cit., t. I, p. 266.66 DARBON, L’explication mécanique et le nominalisme, p. 197.67 Cours, t. I, p. 72.68 Cours, t. II, p. 286.

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les intermédiaires de l’intuition parce que nous savons les maintenir dans leur rôle d’intermédiaire et les éliminer quand ce rôle est rempli. Mais en réalité le problème de la conductibilité devait son apparence positive primordiale à ses éléments géométriques nettement domi-nants. Cela est si vrai que l’étude des solides sera préférée à l’étude des fluides où pourtant les expériences eussent pu être plus faciles puisque le contact du thermomètre avec un corps solide présente des difficultés expérimentales considérables. Mais la limpidité de la géo-métrisation prime tout : dans les solides seuls, les lois de la conducti-bilité thermique « pourront être contemplées dans toute leur pureté élémentaire. »

Quel est donc le phénomène qui, dans les liquides par exemple, trouble la pureté de la théorie ? Il s’agit de la convection matérielle déterminée par la seule différence des températures et qui vient com-pliquer de questions hydrodynamiques les phénomènes calorifiques. Sans doute on pourrait dire maintenant, que la théorie cinétique a ren-versé l’ordre de simplicité au profit d’une convection généralisée ; mais en restant dans l’ordre de grandeur de l’examen moyen, il faudra toujours distinguer deux aspects dans la propagation de la chaleur au sein des fluides. On s’explique donc parfaitement que l’étude positive [62] prenne le problème dans l’état d’analyse que présente la nature elle-même.

Venons-en à l’aspect mathématique du problème ainsi limité aux solides. A. Comte a compris la gradation de généralité que nous signa-lions dans la théorie fondamentale de Fourier. L’équation de la propa-gation, déclare-t-il au début de la 31e leçon 69 : « par son extrême géné-ralité nécessaire, ne saurait renfermer aucune trace immédiate, ni de l’état initial propre aux diverses molécules, ni des circonstances per-manentes particulières à l’enveloppe ». Le problème sera saisi, avec sa simplicité maxima, dans le seul cas d’une masse solide indéfinie en tous sens. On est alors en face de ce que Comte appelle un « phéno-mène purement abstrait » — formule qui ne laisse pas d’étonner sous la plume d’un ennemi de la métaphysique.

Mais en ce qui concerne maintenant l’équation générale elle-même, on pourra distinguer deux cas essentiels suivant qu’on examine l’état variable ou l’état de régime que nous avons désigné sous le nom

69 Cours, t. II, p. 289.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 70

d’état pénultième. Ce dernier état fait l’objet d’une recherche que Comte trouve peu rationnelle. L’objection est condensée dans une seule phrase : « L’état final ne saurait être bien conçu qu’à la suite des modifications successives qui l’ont graduellement produit » 70. Et pourtant Comte ne vient-il pas de déclarer que l’équation générale ne peut pas garder trace de l’état initial ? Ainsi, d’une part, il faudrait suivre de proche en proche la formation de l’état pénultième et, d’autre part, l’équation obtenue n’aurait nulle référence directe à l’état initial. Mais comme l’état initial relève d’un arbitraire essentiel en ce qui concerne le moment où on le définit, s’il n’y a pas référence di-recte, il n’y a pas de référence du tout. La contradiction est ainsi ren-due inévitable.

Au point de vue expérimental, l’opinion de Comte est peut-être plus difficile encore à légitimer. Comme il le reconnaît lui-même, l’expérience a été faite par Lambert (à vrai dire, les déductions de Lambert manquent de correction, mais la conclusion et l’expérience demeurent 71. Il existe un état de régime où [63] les singularités et l’ar-bitraire de l’étal initial sont complètement disparus. Ce régime peut être facilement maintenu, il peut être étudié à loisir. C’est là un fait qu’un positiviste doit accepter. Le jeu rationnel doit commencer après l’acceptation du fait.

La pratique mathématique semble cependant, à certains égards, donner raison à Comte. On passe en effet de l’équation très générale où u est la température :

∂u∂t

= 2a2∂ u

∂ 2x+

2∂ u

∂2y

+2∂ u

∂ 2z⎛

⎝⎜⎜

⎠⎟⎟

à l’équation de régime pour lequel u est constant dans le temps, en fai-

sant, comme il convient, ∂u∂t

= o . De sorte qu’il reste l’équation :

2∂ u∂ 2x

+2∂ u

∂2y+

2∂ u

∂2z=o

70 Cours, t. II, p. 289.71 Voir MACH, Die Principien der Wärmelehre, p, 78.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 71

L’on pourrait donc conclure avec Comte que l’état de régime « constitue seulement une des conséquences générales les plus impor-tantes de la solution totale » 72.

Mais voyons les choses de plus près. En établissant l’équation gé-nérale, suivant la doctrine constante du calcul différentiel, nous sommes amenés à simplifier les variations et en particulier, dans le deuxième membre, les variations de température u avec le temps sont négligées. Autrement dit la laplacienne de u

∆ u =2∂ u

∂ 2x+

2∂ u

∂2y+

2∂ u

∂2z

est établie en s’appuyant déjà sur l’idée d’un régime puisque nous y faisons de nombreuses suppositions de continuité.

On objectera qu’il s’agit d’un régime « intégral » et non d’un ré-gime « différentiel » autrement dit d’un régime dans l’ensemble et non pas dans l’infiniment petit. Mais l’expérience telle qu’elle est conduite réellement va répondre à cette objection. En effet nous sommes forcés dans les expériences calorifiques plus que dans toute autre, de stabiliser le phénomène observé, de le régulariser, bref de réaliser un régime, du moins approximativement. [64] Quand nous avons obtenu cette constance à gros traits, nous postulons une unifor-mité de marche parfaite sous la seule condition de minimiser l’expé-rience. Ainsi l’état variable apparait, dès qu’il est suffisamment frag-menté, comme une suite d’états de régime. La physique mathématique se prolonge par une extrapolation expérimentale du côté de l’infini-ment petit. Ni l’expérience, ni la raison ne peuvent la suivre dans ce domaine. II ne nous paraît donc pas correct, en s’appuyant sur un simple artifice de calcul, de supposer une primauté logique ou expéri-mentale de l’état variable sur l’état de régime. Le moins qu’on puisse dire, c’est que les deux équations se présentent, l’une et l’autre, comme résumant des faits très nettement distingués et qui sont tous deux réalisables expérimentalement. Et si l’un devait primer l’autre, épistémologiquement, ce serait peut-être l’état de régime puisqu’on ne pourrait pas écrire l’équation de l’état variable si l’on ne pouvait pas penser un état de régime dans l’infiniment petit.

72 Cours, t. II, p. 290.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 72

D’ailleurs, dans l’un et l’autre cas, l’équation différentielle est prise loin de toute singularité, loin de toute discontinuité. C’est à cette condition que la loi élémentaire peut paraître rationnelle, dans la me-sure où l’idée de proportion peut être reçue comme une idée familière, admise par la raison comme une sorte d’apriori. Comme l’a remarqué Poincaré 73 il y a loi de proportionnalité toutes les fois qu’il y a dans les phénomènes quelque chose de très petit. A. Comte a parfaitement compris ce rôle rationalisateur de l’infiniment petit. Alors que les ex-périences de Dulong et Petit ont montré que la loi de refroidissement imaginée par Newton était inexacte quand la différence des tempéra-tures devenait considérable, Comte indique qu’une telle restriction « ne peut nullement affecter la formation des équations différentielles fondamentales relatives à la propagation intérieure de la chaleur 74

puisqu’on peut toujours considérer les points assez proches pour que la différence des températures soit très petite. Sans doute, il n’en sera pas de même à la surface de séparation du corps étudié et du milieu [65] ambiant ; on est là devant une discontinuité irréductible et par conséquent devant une irrationalité dont on ne peut tenir compte qu’approximativement et parfois très grossièrement. À la surface, le problème ne se laisse pas minimer dans tous ses éléments. Mais à l’in-térieur d’un corps indéfini, là où l’on se place pour établir l’équation, si intime on n’admettait pas la proportionnalité a priori, on la retrou-verait inéluctablement. En effet, dès qu’on suppose, d’une part, que l’action thermique est fonction de la différence des températures et qu’on se place, d’autre part, dans une zone éloignée de toute disconti-nuité, on doit conclure qu’on peut développer cette fonction en série de Taylor et la proportionnalité sera rétablie dés qu’on se limitera à un élément assez petit pour que les termes du second ordre puissent être négligés. Le facteur de la proportionnalité pourrait comporter une fonction de la température ; mais, comme le remarque Comte, on compliquerait la résolution de l’équation, on n’en compliquerait pas le principe.

Enfin il y a une cause de rationalité que Comte se borne à signaler sans la mettre en évidence, c’est qu’on n’a rien à préjuger quant au mode suivant lequel l’action thermique dépend de la distance. Fourier n’est guère plus explicite. Dans l’expression (u’—u) .φ dt de la cha-

73 Rapports au Congrès intern. de 1900, t. I, p. 6.74 Cours, t. II, p. 290.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 73

leur communiquée d’une molécule à l’autre, il désigne par φ,(p). « une certaine fonction de la distance p qui, dans les corps solides, et dans les liquides, devient nulle lorsque p a une grandeur sensible. Cette fonction est la même pour tous les points d’une même substance donnée, elle varie avec la nature de la substance » 75. Grâce à la faible portée de l’action représentée par la fonction φ,p. on peut prendre l’élément étudié comme indépendant des éléments quelque peu éloi-gnés. On arrive à un isolement très favorable à l’analyse et qui accen-tue le caractère simple et rationnel de la loi admise par Fourier.

Après ces considérations générales, A. Comte envisage le pro-blème « du mur » et compare sa solution particulièrement simple à la théorie du mouvement uniforme en mécanique rationnelle. En réalité bien que Fourier commence par ce problême [66]qui traite du mouve-ment uniforme et linéaire de la chaleur, il ne s’en sert pas explicite-ment dans les différentes questions qu’il pose par la suite. II reprend chaque problème en soi-même. Le rapprochement de Comte est sans doute forcé. De telles analogies ne réunissent pas effectivement des phénomènes disparates ; elles ne servent pas le positivisme qui peut accepter des explications phénoménales détachées.

A. Comte est plus heureux en mettant en lumière la notion de flux de chaleur qui se présente dans le problème du mur dans toute sa sim-plicité. Fourier avait dit : « Cette notion de flux est fondamentale. Tant qu’on ne l’a point acquise, on ne peut se former une idée exacte du phénomène et de l’équation qui l’exprime. » Ce qui retient l’atten-tion de Comte, c’est la composition des flux qui est entièrement sem-blable à la composition des vitesses « mémorable exemple de cette ad-mirable propriété radicalement inhérente à l’analyse mathématique de dévoiler, quand elle est judicieusement appliquée, des analogies réelles entre les phénomènes les plus divers, en permettant de saisir dans chacun ce qu’il présente d’abstrait, et, par suite de commun ». Combien cette admiration serait actuellement plus fondée encore de-vant l’importance prise par la notion de flux dans les domaines les plus divers de la physique mathématique !

Si l’on prétendait trouver dans cette notion une preuve de vision réaliste qui tendrait à matérialiser la chaleur et par conséquent à dé-passer la simple description phénoménale il faudrait une fois de plus

75 Œuvres complètes, t. I. p. 35.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 74

accuser le langage. « Contraints de penser à l’aide de langues jusqu’ici toujours formées sous l’influence exclusive ou prépondérante d’une philosophie théologique ou métaphysique, nous ne saurions encore entièrement éviter, dans le style scientifique, l’emploi exagéré des mé-taphores. On ne doit donc pas reprocher à Fourier ce que les expres-sions précédentes contiennent, sans doute de trop figuré » 76. D’ailleurs, l’universalité conquise peu à peu par la notion de flux, son aptitude à recevoir la représentation vectorielle, constituent des preuves nouvelles de son caractère nettement formel.

[67]Le problème du contact de l’esprit et des choses arrive toujours,

quelque soin qu’on apporte à l’éluder, à s’imposer à l’examen du phi-losophe. C’est à l’occasion du succès de l’Analyse mathématique en physique que le positivisme devait rencontrer ce problème, et c’est peut-être dans les questions thermiques qu’il se présentait avec le maximum d’acuité. Voici en effet un terrain où « l’exploration directe ne saurait fournir que des notions essentiellement vagues et confuses » 77 et où cependant la déduction va préparer une observation plus fine, plus claire, inventive. Comment la science peut-elle être plus claire dans ses conclusions que dans ses données ? Ce ne saurait être par une analyse physique directe car rien ne peut guider cette ana-lyse ; mais si, parti d’éléments hypothétiques, on retrouve, par une méthode entièrement constructive, le phénomène connu, on sera ame-né à chercher dans le réel la trace des éléments mathématiques suppo-sés. Enfin, si l’on découvre sous le phénomène des éléments cachés qui sont déjà en correspondance avec les éléments mathématiques, on aura en quelque sorte dilué l’irrationalité du donné. Le problème mé-taphysique ne sera certes pas résolu, absolument parlant, mais, repous-sé dans la correspondance élémentaire, il paraîtra moins opprimant.

C’est ainsi que Comte a été si frappé de la méthode générale de Fourier dans la construction des discontinuités à partir d’éléments continus qu’il n’a pas craint d’assurer que les éléments mathématiques de la construction ont leur racine dans le réel. Fourier a « tellement composé (ses formules) qu’elles dévoilent, au premier aspect, la marche essentielle du phénomène (de la conduction), leurs différents

76 Cours, t. II, p. 292.77 Cours, t. II, p. 297.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 75

termes exprimant sans cesse des états thermologiques élémentaires et distincts, qui se superposent continuellement, ainsi que l’exploration directe le ferait apercevoir si elle était praticable avec un tel degré de précision » 78.

Comme nous l’avons vu, la méthode de Fourier désigne en effet ce qu’on pourrait appeler les composantes thermiques du phénomène. De plus, le temps arrive à sérier, par ordre d’importance, [68] les divers éléments et à isoler finalement les composantes les plus stables qui sont en même temps les plus simples. La nécessité de l’état permanent jointe à sa simplicité ne devait-elle pas donner confiance, non seule-ment dans les méthodes employées par Fourier, mais encore dans l’existence d’éléments mathématiques aussi nettement inscrits dans la réalité ? Dès lors, dans le problème traité, le positivisme pouvait espé-rer trouver l’exemple d’une véritable composition phénoménale. Il y a là, croyons-nous, toute une doctrine susceptible de donner un sens exact du mot, de la profondeur au phénomène positiviste. Le positi-visme serait dans cette vue, non pas une simple description des faits, mais une explication des faits par des faits d’un autre ordre, par de vé-ritables schémas qui arrivent à rejoindre les faits mathématiques.

On a invoqué contre le positivisme toutes les limitations malheu-reuses qu’il a prétendu imposer aux recherches de précision. Mais que l’avenir ait donné souvent tort aux prévisions de Comte, ce n’est pas une preuve absolument convaincante que ses interdictions manquaient d’opportunité. Plus encore qu’un but pratique, A. Comte poursuit un but technique et social ; c’est-à-dire que l’utilité d’une découverte doit se référer à un intérêt vraiment général et systématique. Qu’importe donc la conquête d’un fait nouveau si nous n’avons pas un système ra-tionnel où l’intégrer. On doit donc viser à l’encadrement des re-cherches et sortir, là aussi, de l’état anarchique. On méconnaît le sens du positivisme si l’on oublie le besoin d’organisation qui l’anime. Dans la cité savante, une stricte économie des efforts doit mettre la juste expérience à sa juste place rationnelle. Mais, encore une fois, il s’agit dans le positivisme d’une rationalité plus ou moins élaborée et non pas a priori. Il y a là un relativisme du fait à l’idée, fortement marqué par l’état historique de la science, qui nous interdit de juger A. Comte par le succès lointain de ses prophéties.

78 Cours, t. II, p. 298.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 76

Or, précisément, sur le problème qui nous occupe plus qu’ailleurs, les conditions de l’opportunité de recherches plus minutieuses ont été explicitement envisagées par A. Comte.

Considérons, par exemple, la variation du coefficient de conducti-bilité [69] et de la chaleur spécifique d’un solide avec la température ; cette variation « qui exerce une influence réelle sur tous les cas qui comportent des changements de température très étendus » 79 et qui, par conséquent, est un fait indéniable et constant va soulever pour l’épistémologie positiviste, une double difficulté, suivant qu’on l’en-visage mathématiquement ou pratiquement.

Mathématiquement la question est de savoir si nous possédons l’instrument théorique susceptible d’analyser le phénomène de la conduction accru de cette variation supplémentaire. Or « en y ayant égard, l’équation différentielle de la propagation de la chaleur cesse-rait nécessairement d’être linéaire, et par conséquent échapperait dès lors à toutes les méthodes d’intégration employées jusqu’ici, toujours essentiellement relatives à un tel genre d’équation ». La précision échoue donc contre l’insuffisance théorique de nos moyens d’étude.

Mais, d’autre part, notre connaissance pratique est-elle donc si as-surée ? En aucune façon. A. Comte signale l’ignorance complète de la science de son temps à l’égard des lois effectives des altérations des coefficients thermiques en fonction de la température. Dans ces condi-tions, poser une variation sans connaître la loi de variation, n’est-ce pas présenter à l’effort du mathématicien un travail inutile ? Eussions-nous forgé un instrument d’analyse d’une parfaite correction formelle, l’ignorance de l’hypothèse se propagera jusque dans la conclusion.

Ainsi la précision apparaît donc doublement gratuite. Pendant longtemps — Comte ne dit pas toujours — les géomètres et les physi-ciens seront obligés de supposer la conductibilité et la chaleur spéci-fique « parfaitement constantes » et par conséquent ils seront forcés de se maintenir dans un ordre d’approximation plus ou moins grossier.

Rien n’indique donc la volonté de rejeter délibérément tout effort de précision. On manifeste le souci, éminemment scientifique, de n’être dupe, ni d’une précision expérimentale qu’on ne saurait résu-mer dans des lois, ni d’une précision théorique qui ne pourrait se tra-

79 Cours, t. II, p. 307.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 77

duire dans aucune application. Autrement dit, [70] explication et me-sure doivent rester homogènes. Ce précepte, qui se dégage de l’épisté-mologie comtienne, peut encore servir d’idéal à l’expérimentateur et au théoricien modernes.

Mais, dira-t-on, il faut toujours que la théorie ou bien l’expérience tente un pas vers l’inconnu si l’on veut que la science progresse. C’est affaire d’occasion et de maturité. A. Comte n’est nullement l’ennemi de l’affinement théorique et pratique ; il réclame simplement que la science antécédente soit d’abord assurée. Ainsi, il examine avec sym-pathie les travaux de Duhamel. Duhamel suppose que la conductibilité varie avec la direction et définit trois directions orthogonales qu’il nomme axes principaux de conductibilité et qui, affectés chacun d’un coefficient particulier, suffisent à décrire le corps au point de vue de la conductibilité thermique. Ce qu’il y a de remarquable, dit Comte, c’est que ces « axes thermologiques offrent, en général, par l’en-semble de leurs propriétés une analogie intéressante et soutenue avec les axes dynamiques découverts par Euler dans la théorie des rota-tions » 80. Au point de vue de l’analyse différentielle, on aboutit encore à l’équation de Fourier, niais avec cette différence que les trois termes de la laplacienne n’ont plus des coefficients égaux. Après cette tenta-tive d’élargissement théorique, il faut attendre la sanction de l’expé-rience. Les premiers travaux de Sénarmont sur la conductibilité des substances cristallisées pour la chaleur datent de 1847. Ces travaux déterminèrent sans doute Duhamel à revenir sur ses premières re-cherches. Il a publié en 1818 une note « sur la propagation de la cha-leur dans les cristaux 81. Ainsi théorie et expérience se tiennent en une dépendance historique manifeste. Les travaux similaires et plus pro-fonds de Lamé ne paraissent pas avoir retenu l’attention de Comte. En 1832 il écrit à de Blainville qu’il est bien décidé à ne pas « se laisser classer comme l’inférieur scientifique... de M. Lamé ». Plus tard ce-pendant il a compris la valeur scientifique et la portée philosophique des recherches générales de Lamé sur la conductibilité thermique. « Parmi nos géomètres actuels M. Lamé est celui dont l’esprit peut le plus [71] s’ouvrir à de vraies inspirations philosophiques, et sentir la valeur scientifique ou logique, des études relatives aux plus éminentes

80 Cours, t. II, p. 306.81 Journ. de l’Ec. Polytech., cah. XXXII, p. 155.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 78

parties de la philosophie naturelle ; ce genre de mérite devient trop rare aujourd’hui pour n’être pas pris en sérieuse considération » 82.

Au contraire, A. Comte rejette les travaux théoriques qui pré-tendent tenir compte d’une variation d’un point à un autre des coeffi-cients thermiques. Il y critique une méconnaissance de l’ordre ration-nel des problèmes. « On a vu, dit-il 83, un géomètre aujourd’hui très re-nommé, attacher une puérile importance a reprendre l’équation fonda-mentale de la propagation de la chaleur en y concevant variable, d’un point à un autre, la perméabilité, que Fourier avait supposée constante, mais en continuant d’ailleurs à l’y regarder comme identique en tous sens. » Cette critique peut paraître judicieuse à bien des points de vue, il est certain que l’étude de l’anisotropie doit primer l’étude de l’hété-rogénéité. Mais nous verrons l’intérêt qu’il y a à garder autant que possible aux problèmes leur maximum de généralité.

Enfin, l’aspect pédagogique du problème devait à bon droit préoc-cuper le philosophe de l’organisation scientifique. C’est avec sagesse, dit Comte, que Fourier s’est abstenu d’attirer l’attention sur les altéra-tions des propriétés thermiques. S’il l’eût fait, il eût pu craindre de « compliquer l’exposition fondamentale d’une théorie aussi neuve par l’introduction de difficultés accessoires, qui en auraient obscurci le ca-ractère principal. Ces méditations lui avaient sans doute montré com-ment ses successeurs, en poursuivant la carrière ouverte par son génie, pourraient avoir aisément égard à toutes les considérations secon-daires qu’il avait judicieusement élaguées, lorsqu’elles [72] auraient été convenablement définies, sauf les embarras analytiques qui en ré-sulteraient » 84.

82 Lettre à de Blainville, loc. cit., p. 54, 1843.83 Cours, t. II, p. 305. Il s’agit sans aucun doute de Poisson.

Comte en a souvent dénoncé « l’esprit sophistique ». Dans une note à la préface du VIe tome, Comte évoque encore des machi-nations dont il a été victime de la part d’un « puissant personnage scientifique, dont le nom doit ici figurer enfin, en digne punition unique. d’une telle conduite, le fameux géomètre Poisson. » Les ressentiments qui animent Comte en font en cette occasion un mauvais juge.

84 Cours, t. II, p. 307.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 79

Ainsi, on peut justifier, à bien des points de vue, la prudence scien-tifique de Comte. L’intransigeance de sa réaction contre l’esprit méta-physique était elle-même nécessaire dans une période où la science prétendait assurer ses fondations. On ne peut pas refuser à Comte une claire vision des conditions scientifiques de son époque et surtout la compréhension exacte de l’organisation et de la discipline qui sont in-dispensables pour faire travailler à plein rendement ln société savante.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 80

[73]

Étude sur l’évolution d’un problème de physique.La propagation thermique dans les solides

Chapitre VL’Intuition et la construction

de Poisson.

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La « Théorie mathématique de la chaleur » de Poisson (17811840), parue en 1835, présente à première vue une unité plus complète que les œuvres de Fourier. Elle est déduite, au cours d’un livre unique, d’un seul principe hypothétique. Poisson se donnera pour tâche de tirer « par un calcul rigoureux, toutes les conséquences d’une hypothèse générale sur la communication de la chaleur » ; toutes les conséquences de cette hypothèse lui apparaîtront alors « comme une transformation de l’hypothèse même, à laquelle le calcul n’ôte et n’ajoute rien » 85. Enfin, dans l’esprit de Poisson, le système déductif, assuré d’une vraisemblance préliminaire par la simplicité de l’hypo-thèse, trouve une légitimation dans la conformité de ses conclusions avec l’expérience. Jamais plus nettement la solidarité de l’expérience et de la théorie n’a été affirmée, cependant on n’a jamais cherché à si longue échéance la justification de la pensée par le fait. Ainsi, nous aurions le moyen, sans addition d’aucune sorte, de déduire d’une hy-pothèse dont la vraisemblance repose sur l’extrême généralité, sinon les phénomènes, du moins des cadres nombreux et de plus en plus

85 POISSON, Théorie mathématique de la chaleur, p. 5.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 81

étroits où s’inscriraient les phénomènes, de sorte que la chaîne déduc-tive ne se briserait qu’avec l’application des formules, quand il de-vient nécessaire d’apporter les conditions expérimentales de leur ap-plication.

D’ailleurs, la clarté et la facilité de l’explication mathématique constituent, pour Poisson, la meilleure preuve de la réalité de l’hypo-thèse choisie. C’est ainsi qu’il écarte, sans discussion, [74] la théorie qui attribue les phénomènes calorifiques « aux petites vibrations d’un fluide stagnant » simplement parce que les raisonnements qu’on a pu faire pour la justifier sont « trop vagues et trop peu concluants pour servir de base à l’analyse mathématique » ; il préfère donc la théorie plus ancienne du calorique qui conduit, par des déductions rigou-reuses, à des résultats conformes à l’observation. Et cette préférence est si décisive qu’elle entraîne Poisson à mettre en doute la théorie on-dulatoire de la lumière. Il écrit en 1837 86, dix ans après la mort de Fresnel, « Cet accord remarquable entre le calcul et l’expérience (dans l’hypothèse du calorique) et la difficulté, dans la théorie des vi-brations, d’expliquer les phénomènes de la chaleur, ceux-là mêmes que l’on observe le plus communément, sont pour moi, je l’avoue, une difficulté contre la théorie des ondulations lumineuses ; car la lumière et la chaleur présentant, sous bien des rapports, une si grande analo-gie, il semble naturel de les attribuer à des causes semblables, et de fonder leurs théories sur les mêmes principes ».

En réalité, la liaison première du schéma el du calcul est très mal assurée, et le calcul n’est même pas appuyé sur des indications intui-tives explicites. Dans le Traité lui-même, ces indications sont très peu nombreuses ; c’est seulement dans le mémoire de 1837 que nous trou-vons, résumée en quatre pages, la conception que Poisson se fait des rapports de la matière et de la chaleur. Essayons d’en préciser les grandes lignes.

Le calorique est un fluide impondérable qui réside dans chaque corps en quantité variable, il est constitué de particules que Poisson ne caractérise nulle part en ce qui concerne leur forme, leur dimension, leur consistance. Il ne leur attribue que des propriétés en quelque sorte externes.

86 Mémoire sur des températures du Globe, imprimé dans le supplément à la Théorie mathématique de la chaleur, p. 27.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 82

Ces particules se repoussent avec une force qui décroît naturelle-ment avec la distance, mais qui ne sera jamais précisée algébrique-ment. Nous savons seulement que cette décroissance est très rapide. A diverses reprises, chez les partisans des théories matérialistes, nous avons vu la répulsion associée aux particules [75] ignées ou calori-fiques comme une traduction naturelle de la force d’expansion des gaz chauffés et de la force de dilatation des solides. Poisson resta attaché, semble-t-il, à cette analogie.

Quant à la matière, elle est, dans l’intuition de Poisson, formée de molécules liées par une force attractive qui n’est pas davantage connue. Sa portée est appréciée par des recherches de capillarité. Pois-son a fait paraître en 1831 un Traité intitulé « Nouvelle théorie de l’action capillaire ».

Enfin la particule de substance calorifique et la molécule matérielle s’attirent mutuellement. Cela entraîne sans doute la coexistence de la matière et du calorique dans la même portion d’espace, mais aucun moyen ne nous est fourni pour imaginer cette étonnante pénétration de substances, auxquelles on a donné des individualités marquées.

Tel est le schéma dynamique sur lequel repose toute la théorie. On pourrait en rapprocher la théorie du fluide unique de Maxwell en élec-tricité 87. Il y a cependant une différence essentielle. Dans Maxwell, l’action matérielle est répulsive et l’action purement électrique attrac-tive. L’action croisée matière-électricité étant comme pour Poisson une attraction. Ainsi, dans l’expansion calorifique c’est la cohésion matérielle qui doit balancer la répulsion calorifique ; dans l’attraction électrique, c’est la répulsion matérielle aux très petites distances qui doit empêcher l’écrasement total des corps sur eux-mêmes.

Mais dans les sphères d’activité qui, pour petites qu’elles soient, ne sont pas insensibles, les forces en jeu sont si nombreuses que l’équi-libre y est toujours précaire et l’on peut dire qu’il n’est jamais réalisé : les molécules sont alors soumises à d’incessantes vibrations autour de leur centre d’équilibre. Il ne s’agit pas bien entendu de « vibrations sensibles » qui impliqueraient un mouvement d’ensemble d’un grand nombre de molécules voisines 88. Sous l’effet de ces vibrations, l’équi-libre calorifique est rompu un grand nombre de fois par seconde ; au-

87 Voir, par exemple, Poincaré, Électricité et Optique, p. 4.88 Théorie math., p. 530 (note).

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 83

trement dit, la résultante des actions calorifiques sur le calorique d’une molécule cesse d’être nulle et elle est capable de détacher [76] des particules de ce calorique. Comme la résultante varie en direction d’une manière désordonnée, elle lance le calorique, en un très court instant, dans tous les sens. Ainsi est expliquée la chaleur rayonnante.

Le calorique ainsi libéré est absorbé par la matière pondérable qui exerce à son égard, comme on le suit, une attraction. Dans les gaz « cette absorption est très lente » ce qui veut dire que la particule calo-rifique libérée peut cheminer très loin sans rencontrer la molécule ma-térielle qui la fixera. Dans les solides, le cheminement est beaucoup plus court, mais il reste notablement plus grand que la limite du rayon de l’action répulsive qui s’exerce entre deux particules du calorique.

Si maintenant on introduit dans un corps une nouvelle quantité de chaleur, elle s’y distribue par le rayonnement que nous venons de dé-crire entre toutes ses molécules. Par l’action de leur charge calorifique ainsi augmentée, les molécules matérielles quoique toujours réunies par la cohésion se trouveront davantage repoussées, le corps devra donc se dilater. Telle est l’action matérielle de l’augmentation de la chaleur d’un corps.

Voyons maintenant la conséquence plias spécialement calorifique de cette même augmentation. La force qui détache des particules de chaleur et qui provient de la répulsion calorifique mal compensée des particules de chaleur voisines, croit naturellement avec l’augmentation de charge calorifique des diverses molécules. D’un autre côté, puisque les molécules matérielles, après la dilatation, sont plus écartées, la ré-pulsion est moins forte de ce chef. Bien entendu, il n’y a pas nécessai-rement compensation entre ces deux effets de deux causes tout à fait indépendantes. En fait c’est en général la cause d’augmentation qui l’emporte. Le rayonnement calorifique est donc finalement accru et par conséquent la température qui en est un simple effet et qui donne en quelque sorte « la densité » de la chaleur rayonnante nous est clone révélée comme plus grande.

Que se passe-t-il si l’on enlève de la chaleur à un corps ? Sans doute les phénomènes matériels et calorifiques inverses de ceux que nous venons de décrire se produisent. Mais une question nouvelle se pose dans ce cas. Pouvons-nous diminuer assez [77] la chaleur conte-nue dans les molécules pour que ces molécules « perdent entièrement,

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 84

malgré leur plus grand rapprochement, la faculté de faire rayonner chacune d’elles ? » Nous l’ignorons. Si cet état pouvait se réaliser, il ne comporterait plus ni rayonnement, ni température. Cependant il faut bien comprendre qu’à ce « zéro absolu » de la température, tel que l’admet Poisson, le calorique resterait encore actif, puisque c’est son action répulsive qui s’opposerait à la jonction totale des molé-cules, D’ailleurs, même dans cet état de zéro absolu de température, on pourrait « faire sortir la chaleur ». C’est là une idée que Poisson a déjà proposée dans son traité mathématique de 1835. Il suffirait, dit-il, de rapprocher encore davantage les molécules du corps par une pres-sion exercée à sa surface, pour en faire jaillir de nouveau la chaleur sous forme rayonnante. Cette étrange intuition était peut-être légiti-mée par l’augmentation de température d’un gaz comprimé.

En ce qui concerne la chaleur latente, Poisson l’explique par un équilibre entre les deux causes contraires de l’intensité du rayonne-ment qui se compenseraient donc l’une l’autre dans ce seul cas parti-culier. Ainsi, dans la fusion et la vaporisation, les molécules reçoivent un complément de calorique qui en augmente la force répulsive, mais l’écartement des molécules matérielles devient tel que cette répulsion diminue juste d’aidant. Au total, un thermomètre plongé dans la masse en fusion ne reçoit donc pas d’impulsion calorifique supplémentaire, encore qu’on fournisse de la chaleur pour achever la fusion.

« Enfin, pour augmenter d’un degré, dit Poisson 89 la température d’un corps dans un état quelconque, il y faut introduire une quantité de chaleur différente, suivant que ses molécules sont plus ou moins resserrées, et suivant que chacune d’elles retient le calorique avec plus ou moins de force, ce qui empêche aussi, plus ou moins, l’action des molécules circonvoisines, à nombre égal, de l’en détacher et de pro-duire le rayonnement. De là vient l’inégalité des chaleurs spécifiques, soit d’une même matière à différentes densités, soit des corps formés de diverses matières. »

[78]Ce rapport du pouvoir de rétention calorifique attribué à la molé-

cule et du coefficient de chaleur spécifique attribué à une substance déterminée sous un aspect global rappelle la vertu dormitive de l’opium. Poisson ne fournit aucun schéma de la spécificité d’un corps

89 Mémoire, p. 29.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 85

à l’égard de ses rapports avec le calorique. A revivre son intuition, on pouvait croire jusqu’ici qu’elle se développait sur un plan entièrement général avec une substance calorifique dont les effets différents étaient liés à la seule variation quantitative. Le pouvoir sélectif recon-nu aux matières physiques différentes reste donc sans explication ini-tiale ; il est purement et simplement transporté du monde phénoménal au monde moléculaire hypothétique.

En résumé, on voit quelle liberté de semblables prémisses laissent au mathématicien. En somme les variables du problème sont prises qualitativement, les actions attractives et répulsives sont laissées indé-terminées, rien ne fixe a priori la nature des fonctions qui doivent analyser l’absorption non plus que l’émission.

D’autre part, la reconstruction du phénomène dans son allure géné-rale sera d’autant plus facilement assurée qu’elle se fait à partir d’élé-ments de même nature que les éléments à expliquer. On s’est donné non seulement la chaleur spécifique mais le rayonnement lui-même. Il semble qu’il soit relativement facile de passer du rayonnement maté-riel tel que l’imagine Poisson dans l’infiniment petit à la propagation en masse telle que la donne l’expérience. De même on prend l’émis-sion comme un simple synonyme du rayonnement. C’est ainsi que, dés le début, et comme a priori, Poisson choisit pour expression de la chaleur émise par une masse m pendant le temps dt, πmdt où π est simplement donné « comme la quantité de chaleur émise, pendant l’unité de temps, par une masse prise pour unité » 90, c’est-à-dire par un élément entièrement saisi dans le phénomène d’ensemble et par conséquent sans liaison visible avec le rayonnement moléculaire tel que nous l’avons décrit.

Est-ce à dire cependant que la théorie de Poisson se développe sur un cercle vicieux ? En aucune manière car ce [79] serait déjà une tâche utile que d’éprouver la solidarité des notions fournies par l’ex-périence en les retrouvant à l’issue des transformations diverses du calcul ; mais de plus la théorie de Poisson est éminemment construc-tive à l’égard de certains de ses éléments essentiels. C’est ainsi que le conductibilité thermique qui eût pu, semble-t-il, prendre rang parmi les data experimenti susceptibles d’être pourvus d’un symbole initial, fait l’objet, dans Poisson, d’une construction très curieuse que nous

90 Traité, p. 14.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 86

devons décrire, puisqu’elle réalise — plus avantageuse en cela que la théorie de Fourier — l’économie d’une notion immédiate.

On sent confusément qu’il doit y avoir un rapport entre le coeffi-cient d’absorption et la faculté plus ou moins grande de conduire la chaleur. Il semble qu’un corps athermane doive être un corps si absor-bant que toute la chaleur qui tombe sur sa surface s’emmagasine dans une couche très mince. En général, si l’on pose l’absorption. on doit pouvoir en déduire la conductibilité.

Poisson part effectivement d’une formule d’échange calorifique qui explicite la fonction d’absorption 91. Entre deux particules de masse m = v ρ et m′=v′ ρ′, dont ρ et v sont la densité et le volume, on a, pour des températures respectives u et u’ pendant le temps dt, au profit de la particule m, un gain de chaleur que Poisson désigne par δ

d =vv 'r2 R(u '− u)dt

Les éléments de cette formule interviennent d’une manière presque évidente. La fonction R seule demande un éclaircissement. « C’est un coefficient positif dans lequel nous comprenons le facteur ρρ′, qui dé-croîtra très rapidement pour des valeurs croissantes de r, qui pourra aussi dépendre des matières et des températures de m et m’ et variera avec la direction de MM’, lorsque l’absorption de la chaleur ne sera pas la même en tous les sens autour de M. » En particulier si l’on était dans le vide R se réduirait à ρρ′ de manière que l’échange calorifique se ferait sans la moindre absorption et affecté seulement de la [80] loi de décroissance en raison inverse du carré de la distance propre à toutes les émanations qui se conservent intégralement. La fonction R est donc bien le symbole de l’absorption nettement séparée de toutes les autres causes de décroissance.

En écrivant que ce gain de chaleur contribue à élever la tempéra-ture u de m de sa différentielle, Poisson arrive immédiatement à l’équation du mouvement calorifique :

c∂u∂t

= (u'−u)v'∑ (1)

le signe Σ représentant la sommation relative à toutes les molécules qui entourent la molécule m et qui sont suffisamment proches pour

91 Traité, p. 85.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 87

agir sur elle. Comme on le voit, l’idée de conductibilité n’apparaît nulle part.

Cette équation est ensuite étudiée d’un point de vue purement ma-thématique, sans le moindre retour vers l’expérience. A cet effet, Pois-son est amené à remplacer R par son développement taylorien suivant les puissances et les produits de ,u-′.−u, ,x’.−x, ,y-′.−y, ,z-′.−z :

R =V +∂R∂u'

⎛⎝⎜

⎞⎠⎟(u'−u)+

∂R∂x'

⎛⎝⎜

⎞⎠⎟(x'−x)+

∂R∂y'

⎛⎝⎜

⎞⎠⎟(y'−y) +

∂R∂z '

⎛⎝⎜

⎞⎠⎟(z,−z) + ...

les parenthèses indiquant que l’on doit faire u-′.−u, ,x’.−x, ,y-′.−y, ,z-′.−z après les différentiations, suivant la règle.

C’est de la fonction V, qui est encore naturellement une absorp-tion, qu’après des calculs assez compliqués, Poisson tirera la conduc-tibilité.

Au cours de ces calculs, l’équation (1) a été remplacée par l’équa-tion :

c∂u∂t

∂2u∂x2

V r2 dr+∂u∂x

∂V∂x

r2 dr0

1

∫0

1

∫⎡⎣⎢

⎤⎦⎥

+ 2π3

∂2u∂x2

V r2 dr+∂u∂y

∂V∂y

r2 dr0

1

∫0

1

∫⎡⎣⎢

⎤⎦⎥

+ 2π3

∂2u∂z2

V r2 dr+∂u∂z

∂V∂z

r2 dr0

1

∫0

1

∫⎡⎣⎢

⎤⎦⎥ (2)

[81]l étant la limite du rayon d’action du rayonnement calorifique molécu-laire. D’ailleurs, comme V est nul au delà de l, on peut tout aussi bien remplacer les limites supérieures des intégrales par l’infini puisque ce-la revient à ajouter, dans la sommation, des éléments rigoureusement nuls, suivant un artifice souvent employé dans le calcul des intégrales définies.

C’est alors que, par une simple symbolisation mathématique, s’in-troduit dans la théorie de Poisson le paramètre de conductibilité sans que d’ailleurs ce mot soit encore prononcé. On peut dire que le signe

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 88

prend place dans la théorie avant l’idée, avant le terme. Poisson pose en effet :

2π3

V r2 dr=k0

α

∫d’où par conséquent :

2π3

∂V∂x

r2 dr=∂k∂x0

α

∫2π3

∂V∂y

r2 dr=∂k∂y0

α

∫2π3

∂V∂z

r2 dr=∂k∂z0

α

∫ce qui permet finalement d’écrire l’équation (2) sous la forme :

c∂u∂t

=∂k∂u∂x∂x

+∂k∂u∂y∂y

+∂k∂u

∂z∂z

(3)

En supposant le corps homogène, k ne dépendra plus directement de x, y, z, il n’en dépendra que par l’intermédiaire de u et l’équation (3) pourra être remplacée par l’équation :

c∂u∂t

=k∂2u∂x2

+∂2u∂y2

+∂2u∂z2

⎛⎝⎜

⎞⎠⎟ +

dkdu

∂u∂x

⎛⎝⎜

⎞⎠⎟2

+∂u∂y

⎛⎝⎜

⎞⎠⎟2

+∂u∂z

⎛⎝⎜

⎞⎠⎟2⎡

⎣⎢⎢

⎦⎥⎥ (4)

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 89

[82]enfin si k est indépendant de la température, on obtient l’équation bien connue :

c∂u∂t

=k∂2u∂x2

+∂2u∂y2

+∂2u∂z2

⎛⎝⎜

⎞⎠⎟ (5)

Avec les équations 4 ou 5 s’achève le problème différentiel. En les intégrant, on aura dans les deux cas particuliers les plus importants la température en fonction du temps et de l’espace pour un corps donné. Mais il y a encore un élément du problème calorifique à déterminer car, ainsi que le remarque Poisson, la connaissance des températures est insuffisante puisqu’elle ne préjuge pas entièrement les échanges calorifiques. Il faut donc maintenant étudier la question sous le rap-port du flux à travers un élément superficiel quelconque pris à l’inté-rieur des corps.

Nous voyons réapparaître dans le même ordre la fonction d’ab-sorption R, son expression simplifiée V et finalement le paramètre k. Poisson aboutit ainsi, en se bornant à un élément superficiel perpendi-culaire à l’axe des x, à la formule du flux :

Γ =−k∂u∂x

C’est alors seulement que la simplification du paramètre k est élu-cidée. Le mot de conductibilité figure pour la première fois à la page 98 du Traité. Poisson s’exprime ainsi : « abstraction faite du signe, cette formule fait voir que les flux de chaleur rapportés aux unités de surface et de temps, et relatifs à un même point M, qui ont lieu à tra-vers différents éléments de surface passant par ce point, sont entre eux comme tes décroissements de température suivant les directions per-pendiculaires à ces éléments et relatifs à une même épaisseur infini-ment petite. Pour une même valeur du rapport du décroissement de température à l’épaisseur correspondante, le flux de chaleur est pro-portionnel à la quantité k. La communication de la chaleur entre deux parties contiguës d’un corps a donc lieu, toutes choses d’ailleurs égales, avec plus ou moins de facilité, selon que cette quantité est plus ou moins grande ; c’est pourquoi l’on prend la quantité k pour la me-sure de la conductibilité de la [83] chaleur dans l’intérieur d’un corps dont les différentes parties sont inégalement échauffées ».

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 90

Ainsi la conductibilité apparaît comme une fonction qui est le quo-tient d’un flux par la dérivée de la température par rapport à l’espace. Par l’intermédiaire de cette dérivée, la conductibilité est donc un para-mètre qui se réfère à l’état thermique de deux volumes voisins, comme on devait naturellement s’y attendre.

Ce n’est qu’après cette longue déduction que Poisson en vient à examiner plus explicitement le rapport entre la conductibilité ther-mique k et le pouvoir absorbant q. Là encore la priorité est nettement donnée à l’idée d’absorption. En égalant l’expression du gain calori-fique (1) à une autre expression construite dès le premier chapitre du Traité, eu fonction du pouvoir émissif et du pouvoir absorbant, Pois-son aboutit à l’équation :

vv 'Rr2 (u '−u)=

14π

πr2mm '(qπ '−q"π)(6)

Où π et π′ sont les pouvoirs émissifs des particules m et m’, p un fac-teur qui marque la décroissance de la chaleur due à l’absorption seule

et égal p = e−rz

.., avec ,e =1pq . toutes les autres lettres gardant la si-

gnification précédemment définie. Comme le rapport du pouvoir émissif et du pouvoir absorbant est une simple fonction de la tempéra-ture qui est la même pour tous les corps, on a, en appelant cette fonc-tion commune F (u),

πq

= F(u) π 'q

= F(uI )

et la fonction R tirée de la relation (6) devient, toutes simplifications faites :

R =14π

ππ' qq'F(u')−F(u)

u'−u

À la limite, quand m’ tend vers m, R tend vers la fonction que nous avons désignée par la lettre V, ρ′ et q’ devenant égaux à ρ et q :

V =14π

πr2q2dF(u)du

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 91

[84]En remplaçant p par sa valeur indiquée plus haut et en se reportant

à la formule qui pose le paramètre k, on a :

k =16rq

dF(u)du

e−rer2dre 3

0

1

L’intégrale a pour valeur 2 (1−,𝑒-−,1-ε..) mais comme p devient insensible à la limite l, on peut négliger l’exponentielle. On aura donc simplement :

k =13rq

dF(u)du (7)

Et Poisson, après ce calcul très simple, arrive à cette importante conclusion « La fonction F(u) étant la même pour tous les corps, ce ne

sera donc qu’à raison du facteur 1rq ou ε que la conductibilité k pour-

ra varier d’un corps à un autre pour une même température ».La relation (7) doit retenir notre attention. Si l’on se place dans les

mêmes conditions de température, la conductibilité nous apparaît comme variant en raison inverse du produit de la densité par le coeffi-cient d’absorption relatif à la matière considérée. Ce résultat est en quelque sorte intuitif. Il semble en effet que le produit ρ×q est émi-nemment apte à symboliser une certaine inertie calorifique qui doit entraver la conductibilité.

En second lieu le fait que, dans cette expression de la conductibili-té, la température n’intervienne que comme la dérivée de la fonction universelle F(u) pouvait, semble-t-il, donner à penser que cette conductibilité devait avoir une racine plus profonde que la phénomé-nologie calorifique. C’est ce que paraît avoir confirmé, croyons-nous, l’étude comparée des conductibilités thermique et électrique, entre-prise vingt ans plus tard par Wiedemann et Franz.

Enfin, c’est dans l’application de cette formule (7) que l’expé-rience reprend ses droits ; la réalité semble déranger l’antériorité théo-rique que nous avons fixée en suivant Poisson, car, [85] expérimenta-lement, c’est par la connaissance des conductibilités thermiques qu’on aboutira à la connaissance des pouvoirs absorbants calorifiques. Une simple division entre les formules appliquées à deux corps différents

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 92

dont les paramètres sont respectivement (k1, ρ1, q1) donne la rela-tion :

k2

k1

=r1q1r2q2

Ce qui permet d’avoir q1

12 ,,quand on connaît les densités et le rap-

port des conductibilités, rapport que l’expérience peut atteindre. Cet ordre expérimental n’infirme naturellement en rien la légitimité de l’ordre constructif qu’a suivi Poisson, il en relèverait plutôt la puis-sance. Il y a dans le reclassement des notions opéré par Poisson une preuve nouvelle de la mobilité et de la réciprocité des divers moyens d’explication. Le choix des notions premières est fonction de l’état scientifique d’une époque. D’ailleurs les caractères les plus marquants et les plus immédiats de l’expérience ne sont pas nécessairement ceux qui touchent de plus près l’essence. L’ordre des qualités n’est pas l’ordre des sensations. D’un simple point de vue pédagogique, il est déjà intéressant de rompre les habitudes puisées dates l’expérience commune. On doit d’autant plus admirer la déduction de Poisson qu’en s’écartant des indications expérimentales, elle a joué la difficul-té. Cette déduction triomphe ainsi progressivement de l’obscurité de son point de départ. On peut dire qu’elle doit tout à sa force intime, rien à l’intuition expérimentale.

La construction de Poisson a d’ailleurs un avantage que nous de-vons maintenant examiner : elle garde jusqu’au bout au problème une généralité qui réserve toutes les applications et qui garantit même contre des simplifications fautives.

En effet, nous avons pu conduire le problème jusqu’à son équation différentielle la plus générale (3) en attribuant aux paramètres une va-riabilité à l’égard des coordonnées et de la température. Quand nous avons eu besoin d’envisager des cas particuliers, nous sommes partis de cette équation (3), d’abord en supposant l’homogénéité spatiale, ce qui nous a donné l’équation (4) ; puis, dans un deuxième cas, outre cette homogénéité, [86] nous avons supposé la constance de la conductibilité en ce qui concerne la température, nous avons obtenu l’équation (5).

C’est là évidemment une méthode rationnelle de spécification. Mais tant faire que de simplifier, ne pourrait-on pas partir d’une hypo-

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 93

thèse moins compliquée ? C’est précisément ce que l’on faisait avant Poisson. On prenait toujours, comme sujet d’une première étude, un corps homogène dont on supposait la conductibilité et la chaleur spé-cifique constantes quelle que soit la température. Et avec ces hypo-thèses, on aboutissait bien à la même équation (5) obtenue avec des moyens plus généraux et plus difficiles à manier.

Mais voici où les résultats divergent. C’est lorsqu’en s’appuyant sur cette équation (5) on voulait déduire le cas intermédiaire important où, dans un corps homogène k et C sont cependant fonctions de la température. On supposait alors implicitement que cette équation (5) conservait la même forme, encore que k et C devinssent variables avec la température ; et que pour tenir compte de cette variabilité, il suffi-sait de remplacer la constante

qc par une fonction donnée de u. Ainsi

Fourier obtenait l’équation :

v∂u∂t

=k∂2u∂x2

+∂2u∂y2

+∂2u∂z2

⎛⎝⎜

⎞⎠⎟

où k et C sont des fonctions de u ; tandis que Poisson aboutit pour le même cas à l’équation plus complète et qui est la seule correcte :

c∂u∂t

=k∂2u∂x2

+∂2u∂y2

+∂2u∂z2

⎛⎝⎜

⎞⎠⎟ +

dkdu

∂u∂x

⎛⎝⎜

⎞⎠⎟2

+∂u∂y

⎛⎝⎜

⎞⎠⎟2

+∂u∂z

⎛⎝⎜

⎞⎠⎟2⎡

⎣⎢⎢

⎦⎥⎥

Le cas de l’état permanent est encore plus frappant puisqu’il est re-présenté dans Fourier pur l’équation unique

∂2u∂x2 +

∂2u∂y2 +

∂2u∂z2 = 0 (α)

que k soit variable ou non avec la température, tandis que dans la théorie de Poisson on doit avoir pour k variable 92

92 Traité, p. 93.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 94

[87]

k∂2u∂x2

+∂2u∂y2

+∂2u∂z2

⎛⎝⎜

⎞⎠⎟ +

dkdu

∂u∂x

⎛⎝⎜

⎞⎠⎟2

+∂u∂y

⎛⎝⎜

⎞⎠⎟2

+∂u∂z

⎛⎝⎜

⎞⎠⎟2⎡

⎣⎢⎢

⎦⎥⎥=0

l’équation de Fourier (α) ne valant que pour k invariable avec la tem-pérature.

L’erreur méthodologique des prédécesseurs de Poisson provient, comme on le voit, d’une simplification prématurée ; elle revient à at-tribuer après coup une variation à un coefficient supposé d’abord constant, sans prendre garde que nous l’avons impliqué dans des déri-vations où nous n’avons plus le moyen de lui faire jouer son rôle vrai-ment général de fonction. En prenant comme base d’élan une formule mutilée, comment l’induction pourrait-elle nous suggérer l’introduc-tion du terme omis et nous guider dans sa construction ? À y bien ré-fléchir, il est étrange qu’en partant du résultat final d’un calcul qui ne résume qu’un cas particulier, on se reconnaisse le droit de reconquérir la généralité qu’on n’avait pas acceptée dans l’hypothèse. Il semble qu’on manque ainsi à une règle essentielle qui interdit de dépasser dans la conclusion le degré de généralité qu’on a inscrit dans les pré-misses. Tant qu’on reste dans le pur calcul, on est sur le domaine de la déduction, on doit donc en observer les règles et par conséquent s’in-terdire de modifier les prémisses reçues. Certes, la physique mathéma-tique comporte, comme toute doctrine mathématique, des enrichisse-ments successifs qui apportent les éléments nécessaires au raisonne-ment constructif au sens où l’entend M. Goblot. Mais ces postulats surnuméraires doivent être replacés dans le cadre des postulats ini-tiaux pour que l’on soit bien sûr qu’ils n’en troublent pas la cohé-rence. Ainsi la physique mathématique nous paraît réclamer une axio-matique vigilante d’autant plus difficile à établir qu’elle prend son dé-part dans une région où l’expérience n’a pas toujours opéré la distinc-tion entre le schéma et le fait. Là plus qu’ailleurs, on doit se demander sur quoi se fonde l’évidence : est-elle due à des éléments expérimen-taux nettement géométriques, n’est-elle que le produit d’une expé-rience très commune ? Il semble bien que son critère ne soit pas fixé et que la physique mathématique s’éclaire à tour de rôle de la déduc-tion [88] et de l’analogie. En particulier, en ce qui concerne le pro-blème traité, il semblait qu’en se guidant sur l’analogie hydraulique

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 95

on pouvait se permettre de ne pas tenir compte de la variation de la conductibilité avec la chaleur. Cependant le fait est patent : cette conductibilité est d’une notable sensibilité vis-à-vis de la température. Fourier avait déjà fait la remarque que le coefficient de conductibilité varie beaucoup plus que le coefficient de chaleur spécifique, mais il n’en tint pas compte dans l’hypothèse initiale. La simplification du problème nous paraît donc finalement gratuite à tout égard.

Si l’on se reporte maintenant à la critique d’A. Comte qui réclamait que les problèmes fussent abordés dans un ordre de complexité crois-sante, on voit qu’elle porte à faux contre la méthode de Poisson. Comte envisage une simplicité dans les hypothèses qui serait bien dif-ficile à déterminer avec précision, puisqu’après tout la clarté des hy-pothèses est solidaire de leur réussite. L’énoncé d’un problème ne peut jamais être tenu pour clair et par conséquent simple tant que ce problème n’est pas résolu. En ce qui concerne l’utilité théorique du problème à laquelle Comte se réfère, c’est encore d’après la solution qu’on en décidera. Avec Poisson, nous avons suivi un développement complexe qui nous a livré à son terme, avec une grande sûreté, tous les cas simples. En se bornant aux corps homogènes dont les coeffi-cients sont thermiquement stables, comme le réclamait Comte, on pré-jugeait que la connaissance du cas complexe est susceptible d’une synthèse d’autant plus aléatoire que nous n’avons pas d’abord opéré l’analyse inverse. Par conséquent une connaissance positiviste se sa-tisferait peut-être plus facilement de la méthode de Poisson, car cette méthode prend le phénomène dans une richesse plus grande en l’abor-dant cependant avec des notions réduites au minimum. Il semble donc que convergent en cette méthode toute la prudence d’une connais-sance nettement phénoménologique et toute la force de géométrisation sans laquelle la science serait impuissante à s’organiser et à s’éclair-cir.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 96

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Étude sur l’évolution d’un problème de physique.La propagation thermique dans les solides

Chapitre VIDuhamel : Les premières équations

relatives aux milieux cristallins.

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Le premier mémoire, présenté à l’Académie des Sciences en 1828, où J.-M.-C. Duhamel (1707-1872) propose de tenir compte d’une va-riation de la conductibilité avec la direction, est d’une grande simpli-cité 93. Duhamel se borne à développer mathématiquement la même hypothèse que Poisson, celle du rayonnement moléculaire à très faible distance, mais en tenant compte d’une anisotropie possible. Ce rayon-nement doit dépendre non seulement de la nature, mais encore de la forme et de l’arrangement des molécules, éléments que nous n’avons nulle raison de plier a priori sous le concept d’isotropie. « Ce n’est donc que dans des cas particuliers que la conductibilité peut être la même en tous les points du même corps, et suivant toutes les direc-tions ». Par conséquent nous devons trouver dans les travaux de Duha-mel une généralité accrue.

Comme tous les savants de l’ère positiviste, Duhamel déclare, avant tout, écarter toute hypothèse sur le principe de la chaleur. « Je partirai de ce fait généralement admis par les physiciens que la quanti-té de chaleur communiquée d’une molécule à l’autre est proportion-

93 Paru dans le Journal de l’École Polytech., 1832, t. XIII, p. 326 et suiv.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 97

nelle à la différence des températures ». En ce qui concerne la portée du rayonnement, il distingue deux cas très différents sans pour cela sé-parer ce raisonnement en deux espèces : à l’intérieur des corps solides, cette portée est très petite, elle s’étend au contraire indéfiniment dans l’air et le [90] vide. Cela revient à confondre dans un même substantif la propagation par conductibilité et la propagation par rayonnement qui ont pourtant des caractères très différents. Cette unification, ap-puyée sans doute sur l’idée relativiste que la distance ne change rien au phénomène, nous écarte de l’aspect réel du problème. Elle doit donc être tenue pour une simple expression mathématique.

On trouve dans Duhamel une plus heureuse application de cette in-tuition relativiste. C’est celle qui répond à l’objection qui vient sou-vent à l’esprit quand on veut appliquer la pensée géométrique à un discontinu : Comment le calcul différentiel, qui repose sur l’idée de continuité, peut-il analyser une structure physique essentiellement dis-continue ? 94. « Si les atomes qui composent la substance sont assez rapprochés pour que la fonction de la distance, à laquelle l’action est proportionnelle, ne subisse qu’une variation insensible, quand on passe d’un atome, à celui qui est le plus voisin, on pourra sans incon-vénient considérer le corps comme décomposé en éléments différen-tiels contigus ; car dans la supposition actuelle, si l’on imagine les in-terstices remplis par l’addition de nouveaux atomes, la distance d’un quelconque de ces derniers à un point du corps peut être considérée comme égale à celle de ce même point à l’un des atomes entre les-quels on a placé celui que l’on considère ; en faisant donc les calculs comme si le corps était continu on ne fait que multiplier l’action par une constante qui dépend du rapport du vide au plein dans la sub-stance dont il est formé. » Cela reviendra, en somme, à dilater les atomes jusqu’à ce qu’ils se touchent tout en les frappant par compen-sation, d’un coefficient qui diminue l’action calorifique dans la pro-portion du volume réel de la matière, au volume géométrique qu’elle occupe dans son état dispersé.

Après ces seules indications préliminaires, Duhamel aborde le pro-blème de la mise en équation. Il se borne à traduire les résultats déjà obtenus par Fourier et Poisson en coordonnées polaires ce qui expli-cite les directions angulaires. Cela fait, il remplace la fonction incon-nue φ(ρ) de Fourier qui ne dépendait [91] que de la distance p des mo-94 Loc. cit., p. 357.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 98

lécules entre lesquelles on détermine l’échange calorifique, par une fonction plus générale F(ρ, α, β, γ) qui dépend de la direction par les trois coefficients angulaires α, β, γ ; F,ρ, α, β, γ. étant d’ailleurs une fonction qui ne change pas quand α, β, γ se changent tous les trois en leurs suppléments. Cette dernière fonction est donc, plutôt qu’une fonction de la nature, une fonction de la structure de la substance étu-diée. Elle est en quelque sorte plus intime que les fonctions correspon-dantes de Fourier et de Poisson qui traduisent des propriétés moyennes. Elle est d’ailleurs posée comme indépendante de la tempé-rature. Dans la première étude, Duhamel suppose qu’elle est la même en tous les points du corps, ce qui nous ramène plutôt à la conception de Fourier. Nous sommes donc dans le cas de l’homogénéité aniso-trope.

En suivant une méthode identique à celle de Fourier, on aboutit fa-cilement à l’équation plus complète :

∂u∂t

=1q

A∂2u∂x2 + B

⎧⎨⎩

∂2u∂y2 + C

∂2u∂z2 + 2D

∂2u∂x∂y

+ 2E∂2u∂x∂z

+ 2F∂2u∂y∂z

⎫⎬⎭

q étant la chaleur spécifique définie non pas eu fonction de la masse mais du volume, A. B. C. D. E. F étant des constantes qui dépendent à la fois de la loi F(ρ, α, β, γ) de variation de la conductibilité et des di-rections qu’on a choisies pour les axes de coordonnées. En comparant avec le résultat de Fourier, on voit que non seulement les dérivées se-

condes ∂2u

∂x2 , ∂2u∂y2 , ∂

2u∂z2 sont multipliées ici par des constantes diffé-

rentes mais que les dérivées secondes par rapport à deux variables dif-férentes ne s’éliminent plus.

Comme les six constantes A, B, C, D, E, F, dépendent du choix des trois axes de coordonnées, on peut par une transformation de coordon-nées les remplacer par un autre système de valeurs tel que les trois dernières quantités soient nulles.

Les trois directions marquées par les nouveaux axes de coordon-nées jouissent de propriétés remarquables. Duhamel s’exprime ain-si 95 : « Dans toute substance où la conductibilité [92] varie suivant une loi quelconque avec la direction seulement, il existe au moins (il en existe davantage si le milieu a une symétrie supplémentaire, en parti-

95 Loc. cit., p. 375.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 99

culier pour un corps isotrope où toutes les directions sont semblables, on trouverait une infinité de tels systèmes) un système de trois droites rectangulaires qui jouissent de cette propriété remarquable que tout flux dont l’axe est parallèle à une de ces droites pourrait être produit par une conductibilité constante en tous sens et indépendante de la chaleur. Je donnerai à ces directions le nom d’axes principaux de conductibililé ».

Ainsi, en se servant de trois éléments seulement, Duhamel parvient à l’analyse d’une conductibilité vraiment prolixe dans sa première dé-finition algébrique. La symétrie qu’il laisse subsister en admettant des conductibilités identiques dans deux sens opposés, limite à peine l’ar-bitraire de la distribution, puisque l’on reste libre d’imposer telle fonc-tionnalité que l’on veut dans tout l’espace situé d’un même côté d’un plan, l’hypothèse de Duhamel ne nous astreignant qu’à reproduire par symétrie par rapport à un point du plan des valeurs identiques du côté opposé au plan considéré.

Duhamel était-il guidé par l’intuition matérielle d’un milieu cristal-lin complètement défini par trois axes rectangulaires qui recevraient des vecteurs élémentaires correspondant aux divers caractères du so-lide ? C’est ce que son premier mémoire, entièrement mathématique, ne permet pas de décider. Dans ce mémoire, le calcul s’offre pour gui-der l’expérience sans avoir un seul point d’appui expérimental. Duha-mel conclut en ces termes 96 : « Plusieurs des résultats auxquels nous sommes arrivés sont susceptibles d’être vérifiés par l’expérience et pourront servir à la détermination des constantes, je n’ai pas cru né-cessaire d’en faire à chaque fois l’observation. Les physiciens n’ont point encore fait de recherches sur ce sujet, mais il y a quelque avan-tage à ce que le calcul précède les expériences ; il les dirige en indi-quant celles qui sont les plus propres à déterminer les éléments dont il a besoin ».

[93]Duhamel est revenu sur la question dans un second mémoire impri-

mé au Journal de Liouville 97. Entre temps, Lamé, avait enrichi les

96 Loc. cit., p. 398.97 Journal de Liouville, 1839, p. 63.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 100

moyens d’analyse du problème par sa conception de l’ellipsoïde de conductibilité et attiré l’attention sur les surfaces isothermes. C’est dans ce mémoire que Duhamel a généralisé une propriété qui avait échappé à Lamé et qui avait été remarquée par Chasles dans le cas de la conductibilité uniforme, à savoir que « le flux de chaleur qui tra-verse la surface d’un ellipsoïde isotherme en un point quelconque est proportionnel à la perpendiculaire abaissée du centre sur le plan tan-gent de ce point. » On pourrait définir sur cet ellipsoïde une courbe semblable à la polhodie introduite en mécanique par Poinsot. Cette courbe indiquerait le lieu des points où le flux élémentaire a une va-leur identique donnée. On réaliserait ainsi une liaison géométrique nouvelle entre l’idée d’isothermie et l’idée d’égalité de flux.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 101

[94]

Étude sur l’évolution d’un problème de physique.La propagation thermique dans les solides

Chapitre VIILes recherches expérimentales

dans les milieux cristallins.

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Étant donnés, d’une part, le manque de précision des recherches sur la conductibilité dans les substances amorphes, d’autre part, la na-ture nécessairement massive de la notion de température qui, comme nous l’établirons plus loin, ne peut être confinée en un point géomé-trique, l’étude expérimentale de la conductibilité dans les milieux cris-tallins devait sembler a priori une recherche aussi audacieuse que mal préparée. Cependant, comme il arrive souvent, ce fut l’expérience complexe qui se trouva fournir l’illustration la plus exacte et la plus fine de l’expérience plus simple. Une fois de plus, nous voyons que l’ordre historique ne suit pas nécessairement la ligne la mieux adaptée à la découverte. C’est après coup que l’on comprend la véritable hié-rarchie des problèmes « La propagation de la chaleur dans les cris-taux, dit Joseph Bertrand 98, est un problème tellement important que l’on comprend à peine qu’il ait été si longtemps laissé à l’écart, car la question se pose pour ainsi dire d’elle-même ».

Hureau de Sénarnont, qui entreprit les premières études expéri-mentales sur la conductibilité cristalline, comprit que la suite des ex-

98 J. BERTRAND, Éloges Académiques, p. 373.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 102

périences traditionnelles traduisait une méconnaissance des vrais rap-ports de la généralité des substances et qu’on devait renverser l’ordre des recherches. Quand on considère tout ce que la pensée scientifique doit à la méditation de la forme cristalline, on se rend compte que le cristal est le véritable élément de la découverte physique : le cristal ne correspond pas à un cas [95] particulier, mais au cas réellement géné-ral ; les corps appelés homogènes doivent passer au deuxième plan, puisqu’ils ne sont autre chose que le produit d’une agrégation confuse. De Sénarmont est très explicite à cet égard 99 : « Une condition paraît donc indispensable au succès de la plupart des recherches physiques sur les solides ; c’est d’expérimenter sur des substances régulièrement cristallisées. Aussi l’une des parties les plus importantes de l’optique est-elle fondée tout entière sur les propriétés des cristaux. C’est en opérant sur les cristaux que M. Mitscherlich a rencontré d’intéres-santes découvertes dans l’étude jusque là si stérile des dilatations et M. Savart a dû à la même méthode des résultats non moins remar-quables »,

En effet, Mitscherlich avait montré qu’en dehors des cristaux du système régulier, tous les cristaux se dilatent inégalement par la cha-leur dans des directions différentes. Il avait fait cette découverte en mesurant à différentes températures l’angle dièdre d’une arête d’un cristal de spath calcaire. Cet angle, qu’on est accoutumé pourtant à prendre comme spécifique du cristal, varie avec la température ; Mit-scherlich était arrivé à cette importante conclusion que le cristal en se dilatant ne restait pas semblable à lui-même.

Par la suite, Pfaff devait encore reconnaître que certains cristaux se dilatent plus que n’importe quel métal et que pour d’autres, le coeffi-cient de dilatation peut même être négatif dans des directions détermi-nées.

En considérant cette sensibilité et cette déformation intime on pourrait, entre parenthèses, se demander s’il ne conviendrait pas d’in-troduire la température comme variable implicite dans le coefficient de conductibilité angulaire telle que Lamé le définit. On développerait ainsi à l’égard des résultats de Lamé une théorie corrective de même espèce que celle de Poisson à l’égard de Fourier.

99 Mémoire imprimé aux Annales de Chimie et de Physique, 1847, p. 458.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 103

M. de Sénarmont imagina de reprendre, dans le plan, la vieille ex-périence qu’Ingenhousz avait réalisée pour étudier la conductibilité re-lative de barres faites de métaux différents. [96] Pour cela, de Sénar-mont taillait et polissait des cristaux dans des plans d’orientation connue relativement aux divers axes habituellement utilisés en cristal-lographie. Il étendait sur la surface plane un mélange de cire et d’es-sence de térébenthine, puis le cristal était chauffé par un petit tube d’argent qui le traversait ; la cire fondait et se retirait de plus en plus en s’éloignant du centre chauffé. M. de Sénarmont vit alors se dessi-ner de petites ellipses dont les diverses excentricités dépendaient à la fois du cristal employé et de la section qu’on y pratiquait. Ces ellipses figurent de toute évidence diverses coupes de l’ellipsoïde de conducti-bilité.

Les travaux de H. de Sénarmont ont été souvent repris, en particu-lier par Voigt qui enduisait la plaque cristalline étudiée, soit d’acide élaïdique donnant des résultats plus nets que la cire, soit de sels doubles spéciaux qui changent de couleur à des températures diffé-rentes et qui peuvent montrer ainsi deux isothermes à la fois. La va-leur synoptique de cette dualité est indéniable ; elle permet d’appré-cier la mobilité relative des isothermes et surtout de mieux se rendre compte des influences perturbatrices des limites du morceau de cristal considéré.

Mais la traduction superficielle du phénomène a encore reçu de Voigt une illustration supplémentaire plus fine qui conduit à des me-sures d’un grand intérêt. En accolant des lames rectangulaires de na-ture différente et en chauffant la plaque ainsi constituée par la base perpendiculaire au côté commun, on constate une réfraction des lignes isothermes. Une théorie élémentaire indique que le rapport des tan-gentes des angles de réfraction est égal au rapport inverse des conduc-tibilités. On a donc ainsi une mesure relative des conductibilités 100.

Schulze (1902) a comparé pur la méthode de Voigt la conductibili-té calorifique des différents alliages. Il a constaté qu’on pouvait, pour certains, calculer la conductibilité résultante par la simple règle des mélanges en partant des conductibilités composantes. [97] Mais il faut 100 Voir les mémoires de VOIGT in Journal de Physique, 1898. Voir égale-

ment — circonstance intéressante — un calcul en tout point semblable pour l’électricité : BOUASSE, Cours de Magnétisme et d’Électricité, t. III. 2e éd., p. 164.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 104

pour cela que ces conductibilités soient rapportées aux volumes, non aux poids, ce qui marque, croyons-nous, une prédominance de l’élé-ment géométrique sur l’élément pondéral dans la propagation calori-fique. Les notations de Fourier et de Duhamel pourraient trouver là une justification.

Mais tous les alliages ne se comportent pas aussi simplement. Ain-si Schulze a reconnu que la plus petite addition de plomb ou d’étain au bismuth produisait une diminution de la conductibilité, bien que le plomb et l’étain soient meilleurs conducteurs que le bismuth. Or, fait extrêmement remarquable, les conductibilités électriques des mêmes alliages présentent les mêmes caractères. Nous retrouvons la conver-gence phénoménale qui avait déjà été signalée entre les conductibilités électrique et calorifique par Wiedemann et Franz.

Les recherches de Voigt auraient encore l’intérêt de mettre en évi-dence le flux rotatoire que Stokes (1851) et M. Boussinesq (1868) ont établi théoriquement. Si ce flux existe, « il doit se produire dans les cristaux, dit M. Chwolson, une sorte de mouvement en spirale de la chaleur, mais les expériences que Sorel et Voigt (1903) ont faites à ce sujet n’ont donné jusqu’à présent qu’un résultat négatif. »

On est amené infailliblement à référer les propriétés thermiques ainsi mises en évidence expérimentalement à d’autres propriétés — ou plus anciennement connues, comme les propriétés optiques — ou plus profondément inscrites, croit-on, dans la réalité physique, telles que les propriétés élastiques. L’allure généralisatrice de la science réclame des coordinations de plus en plus larges. Le phénomène morcelé est nécessairement un phénomène conventionnel ; on n’isole pas une qua-lité comme la conductibilité thermique, il faut essayer de déterminer la corrélation qu’elle peut avoir avec la structure.

Voyons d’abord la relation entre les phénomènes thermiques et les phénomènes lumineux du point de vue précis où nous sommes placés.

« Dans la plupart des cas, mais non dans tous, dit Chwolson 101, le caractère des ellipsoïdes thermique et optique est le [98] même, c’est-à-dire qu’ils sont tous deux allongés ou tous deux aplatis. Il se pré-sente cependant des exceptions, ainsi, par exemple, le spath calcaire et le béryl ont des ellipsoïdes thermiques allongés et des ellipsoïdes op-

101 Chwolson, Traité de Physique, t. III, 1er fascicule, p. 374.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 105

tiques aplatis ; le contraire a lieu pour le corindon. Cela signifie qu’à la direction de plus grande vitesse de propagation de la chaleur corres-pond la direction de plus petite vitesse du rayon extraordinaire et in-versement.

D’ailleurs, cette ressemblance d’ensemble, d’ordre en quelque sorte qualitatif, et encore loin de nous permettre d’assimiler les pro-priétés thermiques et optiques. Les axes d’élasticité optique, pour peu que l’examen soit précis, diffèrent presque toujours en grandeur et di-rection des axes thermiques. Mais, objecte Joseph Bertrand 102 : « Il ne faut pas trop se hâter d’en conclure la preuve sans réplique d’une dif-férence essentielle entre les phénomènes calorifiques et lumineux ; les axes d’élasticité optique varient, en effet, d’une couleur à l’autre. et de Sénarmont a remarqué qu’il suffirait de supposer la chaleur compa-rable, non plus aux radiations lumineuses ordinaires, mais à des radia-tions jouissant des propriétés des rayons rouges encore exagérées, pour que les axes thermiques coïncidassent avec les axes d’élasticité optique. Cette indication, sans être réduite, il faut l’avouer, à la der-nière évidence, s’accorde parfaitement avec ce que l’on savait déjà sur la chaleur obscure. De Sénarmont indique lui-même ce qui resterait à faire pour décider la question ; c’est un beau problème qu’il a légué aux jeunes physiciens. »

Une relation des propriétés thermiques et des propriétés élastiques paraîtrait encore plus satisfaisante pour l’esprit mécanique qui fonde, unanimement, sinon toujours des théories, du moins des coordinations solides. Dans sa thèse « Sur la propagation de la chaleur dans les corps cristallisés » (1873), le minéralogiste Edouard Jannettaz a pour-suivi les recherches de H. de Sénarmont et les a étendues à un grand nombre de cristaux nouveaux. Mais son effort le plus original fut pré-cisément tourné vers la liaison des propriétés thermiques et des pro-priétés [99] mécaniques. Cette liaison fut favorisée par la découverte d’un phénomène curieux 103. « Lorsqu’on perce un trou dans une lame de gypse parallèle au clivage g1,., il arrive souvent que l’on détache deux feuillets l’un de l’autre ; l’un des deux se courbe, s’infléchit, prend la forme d’une calotte ellipsoïdale ; l’air pénètre par le trou et donne lieu au développement des anneaux colorés de Newton. Ces an-102 J. BERTRAND, loc. cit, p, 374.103 Edouard JANNETTAZ, Sur la propagation de la chaleur dans les corps cris-

tallisés, p. 68.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 106

neaux ont souvent des formes assez irrégulières ; mais, si l’on tient l’aiguille avec soin dans le trou déjà fait, on finit par produire des courbes assez grandes, dont la forme paraît être celle d’une ellipse. Les axes de ces courbes ont une direction assez constante, et les moyennes que j’ai obtenues pour leur direction et leur rapport sont les mêmes que celles des axes de conductibilité. »

Voilà donc ébauchée une liaison nouvelle entre les directions de cohésion et celles de conductibilité. À vrai dire, le clivage peut entraî-ner une quasi-discontinuité et l’on comprend très bien que la chaleur se propage plus intense parallèlement que normalement aux plans de clivage. Mais on conçoit plus difficilement a priori une capacité d’ar-rachement entre deux feuillets qui varie avec l’azimut. L’ellipse de Jannettaz nous paraît être la marque cristalline la plus matérielle, la plus près de l’expérience commune. Edouard Jannettaz insiste sur le sens tout expérimental de ses recherches 104 : « Je me suis appliqué jus-qu’à présent à obtenir des résultats nets et indépendants de toute théo-rie. J’ai obtenu mes nombres avant d’avoir conçu aucune loi, ni même aucune règle, ou, si l’on aime mieux, aucune concordance entre les clivages et les axes de conductibilité ».

Paul Jannettaz a repris des expériences de Wiedemann et de Sénar-mont relatives a des figures électriques qu’on obtient à la surface d’un cristal de talc et en faisant arriver un flux électrique par une pointe normale à cette surface. Dans la majorité des cas, les ellipses élec-triques obtenues ont leur grand axe perpendiculaire à la direction de conductibilité calorifique maxima 105.

104 Ed. JANNETTAZ, loc. cit., p. 81.105 Comptes rendus, 1893, t. 126, p.317.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 107

[100]Dans la science contemporaine, une nouvelle interférence de do-

maines d’explication a apporté une lumière accrue dans notre connais-sance des milieux cristallins, les rayons de Röntgen se sont trouvés d’une longueur d’onde suffisamment petite pour permettre l’examen direct de l’architecture interne des cristaux. L’influence de la tempéra-ture sur la diffraction des rayons X causée par les réseaux cristallins a déjà été prise en considération par Debye et par Darwin 106. « Et l’on entrevoit, dit Sir William Bragg dans la préface, que les mouvements dus à l’agitation thermique des atomes, pourront être observés, pro-chainement sans doute, et, peut-être mesurés très exactement. »

L’action mécanique peut d’ailleurs imposer une anisotropie artifi-cielle à des substances amorphes. De Sénarmont a appliqué sa mé-thode à l’étude de la conductibilité de plaques de glace, de flint et de porcelaine qu’il soumettait à d’assez fortes pressions. « Les courbes dessinées par la cire fondue se sont montrées constamment allongées, leur petit axe étant toujours parallèle au sens de la compression. Leur elliplicité paraissait la plupart du temps à peu près régulière, moins ce-pendant que sur les cristaux. » 107.

On peut de la même manière comprimer les cristaux eux-mêmes. Les différences normales sont alors accentuées ou diminuées suivant la direction de la compression extérieure et les ellipses apparaissent allongées ou raccourcies, ce qui semble nous affermir encore dans l’idée que la conductibilité est une simple fonction de la forme et des distances relatives des molécules, puisqu’on peut croire que la com-pression diminue ces distances dans la direction où elle agit.

Mais à la réflexion, on se rend compte que l’action mécanique in-time n’est pas aisée à analyser. En réalité « les agents mécaniques pro-duisent des effets nécessairement très complexes, parce qu’ils modi-fient à la fois plusieurs propriétés physiques, la densité et la capacité calorifique, par exemple, en même temps que l’état d’équilibre molé-culaire. La première augmente dans le sens de la compression... D’un autre côté, la capacité calorifique [101] diminue quand la densité aug-mente ; c’est au moins ce qui paraît résulter des expériences de M. Re-

106 Voir BRAGG, Rayons X et structure cristalline, p. 176.107 Annales de Chimie et de Physique, 1848, p. 258.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 108

gnault sur les métaux comprimés et écrouis : peut-être d’autres pro-priétés physiques sont-elles encore affectées d’une manière incon-nue ».

D’ailleurs, dans ce jeu qui implique d’assez nombreuses variables, des compensations sont possibles ; en particulier, du fait de la varia-tion en deux sens opposés de la densité et de la chaleur spécifique, de Sénarmont n’hésite pas à conclure que ces deux coefficients interve-nant dans toutes les équations par leurs produits ont des variations qui se détruisent jusqu’à un certain point « de sorte qu’il est au moins as-sez probable qu’en réalité ces éléments ne peuvent avoir qu’une in-fluence à peu près insensible ».

Il faut donc attribuer les phénomènes à une influence directe de la compression sur le coefficient de conductibilité lui-même. Mais les observations se présentent alors sous un aspect tout à fait inattendu. On doit en effet conclure des expériences de Sénarmont qu’un rappro-chement artificiel des molécules diminue la conductibilité, tandis qu’un éloignement forcé l’augmente. Comment accorder ces conclu-sions avec la loi élémentaire que tous les théoriciens ont proposée pour le rayonnement particulaire ?

Plutôt que de modifier une loi qui semble si naturelle, ne vaudrait-il pas mieux abandonner la supposition tacite que la compression d’ensemble entraîne une contraction sensible dans les assemblages moléculaires intérieurs à la lame considérée. Cette compression se bornerait, selon nous à provoquer des réactions élastiques qui suffi-raient peut-être — dans les théories dynamiques — à éclaircir l’aspect paradoxal de l’expérience réalisée par de Sénarmont.

Dans un même ordre d’idée, Pierre Curie a montré qu’une très lé-gère dilatation accompagne les phénomènes piezo-électriques ; mais il ne cherche pas, dans cette dilatation, un moyen d’expliquer les phéno-mènes. Il étudie directement la liaison entre la compression des cris-taux et le dégagement électrique qui en découle. D’ailleurs, comme la dilatation concomitante est de l’ordre du millionième et qu’elle ne pourrait être facilement [102] mesurée, même par les procédés op-tiques, Curie propose de l’entraver d’une manière absolue et de mesu-rer par un manomètre approprié l’accroissement de pression qui ré-

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 109

sulte de l’invariabilité imposée au cristal, preuve donc que la dila-tation est bien un aspect secondaire du phénomène 108.

Dans les phénomènes signalés par de Sénarmont nous ne sommes pas davantage obligés, croyons-nous, de lier la transformation de la conductibilité à une contraction, corrélative de la pression. Rien ne dit que la pression ne puisse agir directement sur la conductibilité, encore que le schéma de l’échange de calorique se refuse à relier les deux va-riables.

108 Voir CURIE, Œuvres complètes, p. 39.

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[103]

Étude sur l’évolution d’un problème de physique.La propagation thermique dans les solides

Chapitre VIIILa Synthèse mathématique

de Lamé.

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La construction de Gabriel Lamé (1795-1870) a, comme celle de Duhamel, une base entièrement mathématique, mais elle a une tout autre ampleur. Elle s’étend bientôt sur le domaine de la cristallogra-phie qu’elle aborde à un point de vue d’autant plus utile qu’il est plus nouveau. Dans la science du XXe siècle, les rayons X se sont subite-ment révélés comme le moyen expérimental le plus propre à des-cendre dans l’infiniment petit cristallin. D’une même manière, il semble que sur le terrain purement théorique, les travaux de Lamé ten-daient tous à une analyse infinitésimale, dirigée dans un sens entière-ment original, des milieux cristallins.

Lamé avait déjà éprouvé qu’en faisant interférer les domaines de diverses études théoriques on pouvait espérer dépasser le niveau de fi-nesse qui ferme l’examen d’un domaine isolé. Ainsi, parti de la théo-rie de l’élasticité complètement dégagée de tout principe hypothé-tique, s’appuyant sur l’expérience d’ensemble et sur les seules res-sources de l’Analyse, il avait pu, dit-il 109, « démontrer rigoureusement que dans les milieux diaphanes les particules pondérables vibrent lu-

109 Leçons sur la théorie analytique de la Chaleur, p. V.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 111

mineusement ». Dès lors l’optique devait aider les recherches sur l’élasticité en fournissant de véritables micromètres, des micro-dyna-momètres adaptés au niveau moléculaire. C’est ainsi que « les phéno-mènes optiques des cristaux uniréfringents et biréfringents, établissent directement plusieurs lois primitivement inconnues, de l’élasticité même des corps solides ». De même [104] encore « le phénomène de la dispersion, celui de la coloration des milieux diaphanes, celui de l’action chimique du spectre solaire, indiquent que, dans ces circons-tances, les distances qui séparent les particules pondérables, sont com-parables aux longueurs d’ondulation de la lumière ».

Un examen théorique de la propagation calorifique nous permettra également d’entrer dans l’intimité de la structure cristalline. Lamé avait acquis à l’École des Mines une connaissance très complète des travaux d’Haüy, mais ces travaux ne fournissaient qu’une connais-sance en quelque sorte externe ; la géométrie infinitésimale, en sui-vant les articulations désignées par l’évolution calorifique, devait au contraire donner la raison interne de la formation cristalline. On pou-vait espérer, par ce détour, déterminer une explication réellement phy-sique des formes primitives et secondaires des cristaux naturels, de leurs facettes et de leurs troncatures et même se rendre compte de « la cause de l’électrisation par la chaleur de certains cristaux, et des ano-malies que présentent leurs formes naturelles ».

Combien nous sommes loin de la philosophie scientifique qui ima-gine a priori une structure et des lois, qui livre ainsi au mathématicien une image sur laquelle il travaillera, se réservant de légitimer l’hypo-thèse après coup et d’en déterminer la valeur pragmatique par réfé-rence à l’expérience seule. Avee Lamé, le calcul doit tout faire. Il doit fournir l’hypothèse, coordonner les domaines, construire de toutes pièces le phénomène. Non pas étudier les lois, mais les découvrir. Ja-mais un si grand rôle n’a été assigné au raisonnement 110. « Je suis de plus en plus convaincu, dit Lamé dans son discours préliminaire, qu’en évitant toute idée préconçue sur les lois naturelles, la physique mathématique, aidée par l’expérience et l’observation, ne tardera pas à découvrir ces lois mémes. »

110 Loc. cit., p. V.

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La physique mathématique débute par des cousidérations d’une ex-trême généralité, le problème fondamental est le suivant 111 : « On se propose de reconnaître les lois qui régissent, à l’intérieur d’un milieu solide homogène, une ou plusieurs fonctions [105] de trois coordon-nées, seules variables dans l’état statique, et du temps, quatrième va-riable lors de l’état dynamique ». Quant à particulariser ces fonctions à un point de vue physique, nous ne devons le faire qu’avec une très grande prudence. On peut manier assez longtemps des fonctions hors de toute hypothèse. Il y a là une véritable révolution épistémologique. « Elevés à l’école de Laplace, ni Poisson, ni Cauchy ne devaient pen-ser qu’il fût possible d’établir une théorie de physique mathématique, sans présupposer aucune loi. Mais, doués d’une puissance et d’une fé-condité qui n’appartiennent qu’aux génies, en remuant, pour ainsi dire de fond en comble, le sujet qu’ils avaient adopté, ils ne pouvaient manquer de rencontrer les formules pures de toute hypothèse, puis-qu’elles existaient » 112. Ce que ses prédécesseurs firent par chance, Lamé veut le faire par principe et poser des hypothèses mathéma-tiques aussi générales que possible.

En outre de cette généralité liminaire nous devons nous pénétrer de ce qu’on pourrait appeler la fonctionnalité spécifique de la physique mathématique. Le premier aspect de cette fonctionnalité, c’est qu’en physique mathématique on peut souvent employer une interpolation d’un type très spécial qui permet de passer de la discontinuité à la continuité. Nous avons déjà rencontré dans Duhamel l’expression de cette transformation. Alors même que les fonctions de la physique mathématique n’auraient de valeurs que pour des particules solides disséminées dans l’éther, on pourrait toujours « leur substituer les fonctions interpolaires qui reproduiraient toutes ces valeurs supposées connues : puisque, dans les sommations, ces fonctions, de même es-pèce que le potentiel de Gauss, seront toujours accompagnées de fac-teurs analogues à la masse, ce qui éloignera l’influence des points géométriques, pour lesquels ces frotteurs seront nuls » 113.

La dernière phrase manque un peu de clarté mais la pensée est très nette. Il s’agit d’un artifice souvent employé en analyse, en particulier dans les intégrations. Ici, cet artifice revient à opposer points matériels 111 Loc. cit., p. VI.112 Loc. cit., p. XI.113 Loc. cit., p. VI.

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et points simplement géométriques ; les [106] points géométriques in-terpolaires apporteront des propriétés fantômes et ils disparaîtront dans les résultats par cela même qu’on devra multiplier les fonctions qui correspondent à ces points par un facteur analogue à la masse qui, pour les points simplement géométriques, sera évidemment nul. La discontinuité passera alors de la fonction à ses coefficients. On trouve, page 17, une application très nette de cette proportionnalité factice, pour la température. Le coefficient sera alors « une certaine faculté ca-lorifique de chaque point matériel ; coefficient qui sera nul pour tous les points géométriques, lesquels n’auront conséquemment aucune in-fluence sur les résultats de la sommation. »

Le deuxième caractère général des fonctions de la physique mathé-matique est en relation avec cette continuité plus ou moins factice. Comme le phénomène doit dépendre évidemment des variations des fonctions continues ainsi introduites, on pourra maintenant développer ces fonctions en ne conservant, pour une première étude, que les termes du premier ordre ou tout au plus du deuxième ordre, et en se réservant d’examiner dans une étude ultérieure l’influence des termes négligés. C’est là une pratique constante, dira-t-on, mais elle prend un sens tout particulier du fait que nous n’avons, dans la généralité où nous nous mouvons encore, aucun barème a priori pour fixer cc qui est négligeable. En effet, c’est après avoir limité le nombre des termes qui ne dépassent jamais a priori dans Lamé le deuxième ordre qu’on doit se proposer de « chercher comment les dérivées, seules conser-vées, peuvent dépendre de la cause spécifique du phénomène, par exemple, ou de l’élasticité, ou de la conductibilité. » Preuve que pour Lamé le développement taylorien est un développement réalistique. Dès lors, ce n’est pas en fonction du phénomène qu’il fixe l’ordre d’approximation, mais d’une manière strictement inverse, il prend pour plus rationnel de déterminer en fonction de l’ordre d’approxima-tion ce que l’on peut saisir du phénomène.

En réalité, il consent « afin de franchir un premier pas » à simpli-fier un peu les données et à aborder l’étude par un cas simple, celui de l’homogénéité. C’est ici que nous touchons à la [107] nécessité de faire appel à une hypothèse pour spécifier la loi d’action et écrire par suite les équations aux dérivées partielles du problème proposé. Si l’expérience fournit une vérification approchée de la loi intégrale, on ne doit pas s’en contenter ; il reste en effet à éliminer ce qu’il y a

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 114

d’hypothétique à la base de la construction. Pour cela, dit Lamé, on revient au point de départ pour tâcher d’étendre la théorie inaugurée, au cas d’une homogénéité plus générale ou telle que la cause effi-ciente du phénomène soit changeante avec la direction autour du même point. On se trouve donc replacé dans des conditions sem-blables à la première étude. En effet « la loi de changement n’étant aussi qu’imparfaitement indiquée par les faits, on la complète pareille-ment à l’aide d’une seconde hypothèse. De là résulte un autre prin-cipe, qui n’est encore que probable, et qui conduit à un nouveau sys-tème d’équations linéaires aux différences partielles, plus compliqué, mais plus général que le premier ». Cependant la voie qui permet d’éliminer les restrictions est ouverte, on peut espérer la poursuivre ; « si l’on examine avec soin, continue Lamé 114, en quoi consiste la complication apportée par cette plus grande généralité, quels sont les nouveaux termes, les nouveaux coefficients, qui apparaissent dans les équations aux différences partielles, à mesure qu’on écarte successive-ment diverses restrictions, on conçoit que l’on peut conclure d’un pa-reil examen, la forme que devront avoir, essentiellement, les équations générales, lorsqu’on aura banni toute hypothèse, toute idée préconçue. toute restriction relative à l’homogénéité.

Lamé n’apporte là qu’une contribution à l’art d’inventer en phy-sique mathématique. Cette conquête d’un principe général est en somme préliminaire à la vraie méthode. Elle a — Lamé le dit quelque part en propres termes — un rôle d’instruction, elle nous familiarise avec les moyens de résolution et surtout elle nous indique la ligne de généralité croissante. C’est de cette généralité qu’il faudra toujours partir pour l’analyse définitive qui seule peut rendre compte de l’exacte coordination de la réalité. On aura la sécurité de tenir le réel si l’on sait garder la généralité parfaite. Le particulier est un point de vue, il ne saurait fournir ni les bases ni même l’exemple ou l’occasion [108] d’une explication, car il n’y a pas d’autre explication que la co-ordination mathématique dans une généralité maxima.

En se plaçant sur le terrain proprement mathématique, Lamé a montré que le progrès consistait en un va-et-vient continuel des pro-blèmes différentiels aux problèmes intégraux et que cette oscillation était à chaque fois plus ample pour atteindre le plus de généralité pos-sible dans l’hypothèse différentielle et une plus grande largeur de l’ap-114 Loc. cit., p. IX.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 115

plication intégrale. Conçus sous cette allure de réciprocité, les rap-ports du différentiel et de l’intégral en physique mathématique nous paraissent présenter une originalité indéniable.

D’habitude on croit toujours fonder le problème différentiel com-plet sur une expérience plus ou moins rectifiée ; ici il s’agit plutôt, pour atteindre la position différentielle définitive du phénomène, de procéder à une induction entièrement théorique, d’ordre en quelque sorte algébrique. Lamé s’exprime ainsi 115 : « Au début, à l’époque des tâtonnements et des essais, la partie différentielle, s’appuyant sur une ou plusieurs lois, préconçues, cède rapidement la place à la partie inté-grale, afin d’obtenir, par les intégrations les plus simples, des nombres dont la comparaison avec les résultats donnés par l’expérience, ou l’observation, permette de se prononcer sur la valeur de l’idée primi-tive. Après un nombre suffisant d’épreuves semblables, les équations aux différences partielles, successivement modifiées, indiquent une forme définitive vers laquelle elles convergent. En même temps, les procédés de leur intégration se sont étendus et généralisés de manière à indiquer aussi une convergence vers une marche uniforme. » Cette double convergence est ainsi la base d’une double induction qui pousse la théorie et qui nous permet d’établir enfin l’allure différen-tielle du problème pris dans son maximum de généralité. Nous avons suivi cette substitution convergente des hypothèses différentielles de-puis Fourier jusqu’à Poisson et à Duhamel. La filiation est claire, sa convergence est à elle seule une raison qui prouve que nous sommes dans la bonne voie. La dernière induction s’achève avec la proposition du principe de Lamé. « La science peut alors entrer [109] dans une voie nouvelle, continue Lamé, et chercher à découvrir la loi naturelle du phénomène étudié ou son véritable principe. La partie différentielle devient prédominante. Elle étudie toutes les conséquences, toutes les relations qui résultent de la forme définitive des équations générales. Elle transforme ces conséquences et ces relations en autant de lois dif-férentielles, dont l’ensemble, successivement simplifié, doit aboutir à la loi unique ou au principe que l’on cherche. Quand ce principe sera enfin découvert, la loi intégrale dominera à son tour. Elle calculera les phénomènes, rendra compte des perturbations, et la vérification expé-rimentale ou naturelle de ses résultats et de ses explications donnera au principe trouvé une certitude inattaquable. »

115 Loc. cit., p. 95.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 116

Il semble bien qu’un examen expérimental aussi minutieux qu’il soit ne puisse jamais nous livrer d’emblée le caractère différentiel qui seul est vraiment créateur. L’aspect intégral ne pourrait être clair pour Lamé que si l’on a assisté à sa formation à partir du principe différen-tiel vraiment complet. En physique mathématique l’explication paraît finalement procéder, si l’on suit notre auteur, du différentiel à l’inté-gral, sans que la déduction inverse, si naturelle en analyse pure, soit toujours physiquement claire et probante. On comprendra dès lors le soin constant qu’apporte Lamé à réserver aux principes hypothétiques différentiels, qu’il met à la base de ses diverses recherches, le maxi-mum de généralité possible. C’est la seule façon de faire face à toute l’expérience.

Tout obstacle à la généralisation des solutions doit donc être attri-bué à un défaut de généralité initiale. Il ne tient pas à la nature des choses. Lamé, en nous faisant assister au développement intime et passionné de sa pensée, va nous montrer sur un exemple précis com-ment un tel obstacle peut être levé par une rectification dans le prin-cipe de la recherche.

Il part du problème particulier de la conductibilité tel qu’il a été traité successivement par Fourier et Poisson. Le type de la solution in-tégrale est, comme nous l’avons vu en rappelant les travaux de Fou-rier, une série de termes simples vérifiant chacun séparément toutes les conditions moins une. Mais comme [110] chacun de ces termes confient un coefficient arbitraire, on arrive à particulariser ce coeffi-cient à l’aide de la condition non utilisée.

Lamé examine ce genre de solution. C’est là une forme qui peut sembler compliquée et analytiquement imparfaite, mais en réalité, elle est, dit Lamé, « la forme naturelle de toutes les fonctions que les ma-thématiques appliquées se proposent de déterminer ». Elle existe dans la mécanique céleste, en élasticité, en acoustique où les sons différents rendus par une même corde illustrent en quelque sorte les solutions partielles. Elle s’introduit, dès leur première ébauche, dans les théories calorifiques. Cette généralité de forme des « fonctions naturelles » pa-raît ainsi « bien vraie, bien essentielle ». Voilà donc Lamé profondé-ment convaincu du sens entièrement réaliste des séries qui résolvent le problème intégral de la propagation calorifique. Voyons maintenant la portée des applications.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 117

À cet effet, Lamé rappelle les travaux de Fourier et de Poisson sur le prisme rectangulaire, ceux d’Ostrogradski sur le prisme droit dont la base est un triangle isocèle, ses propres travaux enfin sur le prisme triangulaire régulier et sur deux tétraèdres irréguliers provenant de la subdivision d’un cube. Tous ces problèmes sont-ils de vains jeux de pensée ? Le mémoire de Lamé et de Clapeyron publié en 1833 est-il une de ces thèses mathématiques artificielles où le phénomène phy-sique est un simple prétexte à calcul ? Ce serait mal connaître l’ardeur pratique des deux jeunes ingénieurs. Dans un deuxième mémoire en-voyé de Saint-Pétersbourg, Lamé dévoile au contraire ses préoccupa-tions réalistes ; une intuition éminemment physique le guide 116. « De toutes les équations offertes par l’analyse physico-mathématique, les plus simples sont celles qui expriment les lois de la propagation de la chaleur dans les corps solides homogènes ; il y a tout lieu de croire, d’après cela, qu’on ne parviendra à la découverte des équations inté-grales qui représentent les phénomènes physiques d’un corps solide de forme donnée, qu’en cherchant d’abord celles qui appartiennent au phénomène particulier du mouvement de la chaleur dans ce corps. « Ainsi l’étude de la chaleur est une véritable méthode d’osculation physique, un [111] moyen de connaissance à l’égard de la constitution cristalline. Comme les ordres de grandeur permettent d’analyser les faits algébriques et d’en isoler les termes importants, de même un ordre de sensibilité apparaît dans les phénomènes physiques et cet ordre en détermine une analyse vraiment naturelle. C’est là une expli-cation phénoménologique d’une homogénéité évidente puisqu’on y réfère le phénomène au phénomène. Tout l’art est de choisir, pour un phénomène donné, l’ordre du phénomène explicatif le mieux adapté. On est amené à traiter des cas qui n’ont qu’une application indirecte mais dont l’importance est, dans d’autres domaines, nettement primor-diale. Ainsi, quand Lamé s’efforce à déterminer le mouvement de la chaleur dans un corps polyédrique « c’est que cette forme, sans intérêt spécial pour les études calorifiques, doit au contraire s’imposer quand, traitant la matière à un autre point de vue, un se proposera, soit d’éva-luer les efforts supportés et les résistances offertes par les différentes parties d’une construction, soit quand on arrachera à l’analyse le se-cret de la double réfraction et de la polarisation, ou qu’on se proposera d’étudier les conditions qui président à la formation des cristaux ».

116 Cité par J. Bertrand, Éloges Académiques, p. 145.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 118

L’examen des polyèdres s’impose donc naturellement au théori-cien de la chaleur. Or, Lamé arrive à démontrer, dans un important théorème, que les polyèdres envisagés par Fourier, Poisson, Ostro-gradski et lui-même sont les seuls pour lesquels la loi intégrale de la fonction cherchée, ici la température, peut être exprimée par des séries de termes périodiques. Ainsi il semblait que l’essor de ces séries, formes si naturelles, si générales, si réelles, vint se briser contre ce dernier théorème.

« J’avoue ici, dit Lamé 117, que cette conclusion, que cet arrêt forcé dans mes tentatives de généralisation, me causa une sorte de déses-poir, assez fort pour m’inspirer des doutes sur la théorie de physique mathématique que je cultivais, et dans laquelle je venais de découvrir une lacune considérable. Il m’avait semblé que la nature se montrant particulièrement géométrique dans les phénomènes de la cristallisa-tion, c’était précisément là que le géomètre pouvait triompher. Tout au contraire, il n’était [112] parvenu qu’à grand’peine, à traiter quelques polyèdres, lesquels se rencontrent peu ou point parmi les cristaux na-turels, dont les formes primitives, convenablement choisies, peuvent cependant paver tout l’espace, comme l’exigent les séries pério-diques ».

Il était donc nécessaire, encore qu’aucune expérience physique n’y contraignit formellement, de revenir sur l’hypothèse initiale. C’était elle et non pas le calcul qui devait être tenue pour responsable de cette subite restriction dans l’application des fonctions qui, par ailleurs, donnaient tant de preuves de leur généralité et de leur solidarité avec le réel.

Or la correction apportée par Duhamel à la base du calcul n’est pas totale, elle laisse subsister une spécification puisqu’elle admet, comme nous l’avons vu, que les deux sens d’une même droite sont thermique-ment identiques. Lamé se placera dans le cas plus général où toutes les directions issues d’un même point ont une conductibilité particu-lière. Avec cette complète élimination des restrictions initiales « la physique mathématique désormais purifiée » parvient à combler la la-cune qui désespérait le mathématicien épris d’unité et de philosophie. La théorie « analytique de la chaleur 118 parvenue à sa phase définitive,

117 Lamé, loc. cit, p. XIV.118 Loc. cit, p. XIX.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 119

peut aborder maintenant tous les polyèdres cristallins, sans exception. À l’aide de coordonnées obliques, sinon orthogonales, toutes les fa-cettes, toutes les troncatures observées sur les cristaux naturels, s’as-socient de manière à former des parallélépipèdes, des rhomboèdres, des prismes triangulaires ou hexagonaux, des tétraèdres, des octa-èdres, des dodécaèdres rhomboïdaux. réguliers ou irréguliers, dont le refroidissement par communication s’exprime à l’aide de séries pério-diques ».

Cette soudaine richesse d’explication est d’autant plus remarquable qu’elle pénètre en quelque sorte jusqu’à l’intimité de la matière. En effet les réactions élastiques prises dans leur application à des élé-ments de volume très petits sont susceptibles d’une analyse mathéma-tique qui marche d’un même pas que l’analyse des réactions calori-fiques. ll suffira de remplacer chaque exponentielle [formule illisible],

par les cosinus ,cosπqtr ..  119 pour que [113] les mêmes séries pério-

diques utilisées dans la résolution du problème de la propagation ther-mique expriment l’état vibratoire d’un milieu cristallisé sous l’effet de forces élastiques. L’élasticité, qui est une doctrine des petits mouve-ments de la matière, sera ainsi éclaircie par l’étude du mouvement d’ensemble de la chaleur dans les corps athermanes.

Une si grande parenté dans les méthodes d’examen doit corres-pondre à une ressemblance vraiment fondamentale. Les coefficients de conductibilité et ceux d’élasticité doivent avoir des rapports pro-fonds, en liaison avec la structure moléculaire. Nous trouvons là un point de contact qui a peut-être pour l’épistémologie la même impor-tance que la réunion, opérée par Maxwell, du monde optique et du monde électrique. En effet, les théories de la chaleur et de l’élasticité sont très différentes quand on les considère dans leur origine, et pour-tant elles se rapprochent de plus en plus par le développement naturel de leur analyse mathématique. Si la méthode de Lamé était une géné-ralisation progressive, une extension des postulats, on pourrait peut-être attribuer à cette méthode même l’incorporation finale dans une même forme de deux matières essentiellement différentes. Mais au contraire, Lamé va toujours du général au particulier, il procède par restriction aussi tardive que possible, non par exclusion, en spécifiant

119 Loc. cit, p. 303.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 120

les doctrines au moment seulement où elles visent à s’appliquer. Chez lui, la théorie est vraiment pleine d’un généralité a priori, elle ne cherche pas son appui dans de multiples expériences préliminaires où se dessineraient des traits communs renforcés par leur répétition. Bref, la théorie vit de généralité et non de généralisation. Nous partons en somme du possible, il nous faut garder dés lors tout le possible, car la possibilité physique n’a de sens qu’au sein d’une totalité, c’est un ca-ractère qu’on ne doit pas mutiler sous peine de le voir s’évanouir tout entier 120. « Il ne faut pas oublier... qu’il s’agit d’explorer, non pas ce qui est le plus généralement mais tout ce qui pourrait être, afin de ne laisser en dehors aucun des cas exceptionnels que la nature peut réali-ser ».

Étant donnée cette allure générale de la méthode, si, parti [114] des principes nettement séparés comme ceux qui gouvernent l’élasticité et la chaleur, sans qu’on appuie jamais un schéma calorifique sur un schéma de l’élasticité, on aboutit cependant à des problèmes mathé-matiques entièrement parallèles, si l’on est amené à des transforma-tions algébriques toutes pareilles, à des solutions en claire correspon-dance, on ne peut guère résister à la tentation d’inscrire au compte d’une réalité une convergence si complète.

L’hypothèse de Lamé semble donc justifiée par sa fécondité dans les domaines les plus divers. Mais son rôle ne va pas se borner à dé-crire l’expérience dans ses grands traits et à coordonner la connais-sance mathématique que nous en traçons. Elle préside vraiment, aux yeux de Lamé, à l’organisation intime des formes matérielles élémen-taires, elle est une traduction toute proche de la forme naturelle qui construit la forme cristalline au sein d’une dissolution saline concen-trée. Qu’on lise la curieuse leçon où Lamé a ébauché sa théorie cris-talline 121. Il part de l’expérience commune de la cristallisation à la-quelle il adjoint ce seul principe hypothétique que la dissolution saline concentrée se partage dès l’abord en concamérations polyédriques, par l’effet des vibrations. Les causes de ces vibrations, où ces vibrations elles-mêmes, ne seraient-elles autre que la chaleur ? C’est, dit-il, ce que nous ne déciderons pas. D’ailleurs à la surface libre de la dissolu-tion saline, la couche de liquide pure qui s’évapore, abandonne vio-lemment les molécules de sel qu’elle contenait, lesquelles refluent 120 Loc. cit., p. 18.121 Loc. cit., p. 287 et suiv.

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dans la masse ; et voilà une cause très admissible d’ondes directes. La surface libre et plane serait alors le lieu de ventres de vibration. « De toute manière un état de mouvement stationnaire va, quelle qu’en soit l’origine, s’installer dans la masse liquide, il y créera des concaméra-tions comme le sable dessine des lignes nodales sur les surfaces vi-brantes. » C’est dans les cellules ainsi constituées que se fera la cris-tallisation ; cette cristallisation respectera les frontières cinétiques im-posées par les diverses résonances. « Chaque volume élémentaire 122, d’abord surchauffé par les premiers progrès de la solidification, [115] se reproduit ensuite comme s’il était isolé, et suivant les mêmes lois que s’il faisait partie du milieu cristallisé, sa surface étant entretenue à la température à très peu prés constante du réseau liquide qui l’en-toure. Le dépôt cristallin ne s’opère que quand le refroidissement des volumes élémentaires est parvenu à un certain degré ». Il est donc né-cessaire que les diverses lois du refroidissement, que Lamé a recon-nues en une longue et minutieuse étude comme spécifiques des diffé-rents systèmes cristallins réalisés dans la nature, s’inscrivent à l’ins-tant même de la cristallisation dans la matière solide. On pourrait sans doute exprimer la pensée de Lamé de la manière suivante : un cristal chauffé se refroidit en fonction de sa forme ; vice versa, un cristal se forme en fonction de sa loi de refroidissement.

Lamé va plus loin encore. Il a en somme, refusé la constitution amorphe à la dissolution saline — ce qui d’ailleurs pouvait déjà, de-puis les travaux optiques de Biot se légitimer par la considération de la polarisation rotatoire de certaines dissolutions. — Il va maintenant refuser l’immobilité élémentaire au solide. « On ne comprend pas, conclut-il 123, que les volumes élémentaires, qui vibraient dans le li-quide cristallin, cessent de vibrer quand ils font partie intégrante du cristal formé. Et l’on se trouve sur une voie nouvelle, qui peut conduire au véritable principe de la mécanique moléculaire ».

Ainsi une théorie de la chaleur, qui n’a rien dans son principe de cinétique au sens moderne du terme, conduit à une théorie cinétique de la formation et de la constitution cristalline. Certes, ce n’est là qu’une anticipation de l’imagination créatrice, elle n’a pas été étudiée plus avant par Lamé. Souvent cependant les images confuses jouent un rôle positif dans un esprit. Ce sont elles qui dirigent la pensée dans 122 Loc. cit., p. 294.123 Loc. cit., p. 304.

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des voies inconnues et qui, en conséquence, exercent l’attraction la plus séduisante. Une pensée qu’on n’arrive pas à préciser est une pen-sée quotidienne.

Il fallait une singulière pénétration pour rompre le schéma d’homo-généité parfaite qu’on puise dans l’expérience commune des liquides. Pour qui adapte l’intuition aux phénomènes d’ensemble, la dissolution des solides figure le type de l’assimilation des qualités, de l’efface-ment des caractères géométriques. Tout [116] s’écoule, tout se mêle. L’eau nous donne les deux grandes leçons de la mobilité et du mé-lange. Par delà cette instruction générale et facile, il faut faire effort pour penser l’anisotropie et la géométrisation des liquides. Qu’on se souvienne de l’étonnement qui accueillit au début du XXe siècle les premiers travaux d’Otto Lehmann sur ce qu’il appela les cristaux li-quides. On ne voyait pas comment des fluides purs et parfaits pou-vaient manifester la biréfringence, d’eux-mêmes, sans qu’on fit appel à des forces extérieures pour en ordonner les molécules, pour vaincre la compensation des anisotropies moléculaires réalisée automatique-ment, croyait-on, dans toute dissolution. Il fallut cependant se rendre à l’évidence et constater le polymorphisme varié et sensible que présen-taient les dissolutions de Lehmann. On doit en conclure que les forces qui travaillent la matière agissent avant la cristallisation. C’est ce que Lamé, grâce à l’admirable disponibilité de son intuition, avait entrevu.

Le principe hypothétique étant justifié par son large succès, voyons de plus près son sens exact. Pour exprimer l’échange de chaleur entre deux particules de volume ω et ω′, Lamé adoptera la formule :

ωω '(V − V ')Fdt ,le coefficient F étant une fonction de la distance r des deux particules ω et ω′ et de leur orientation réciproque désignée par la latitude φ et la longitude ψ. De plus cette fonction F(r, φ, ψ) s’annule dès que les deux particules sont à une certaine distance, relativement faible. Cette décroissance a été spécifiée jusqu’à Lamé par tous les auteurs. Mais ici la fonction est nulle également quand r est suffisamment petit. Cette supposition, spéciale à Lamé, est nécessaire pour traduire la dis-continuité matérielle. les molécules étant toujours séparées par le vide ou l’éther dont l’effet est nul dans l’analyse de la communication ca-lorifique dans les corps athermanes. Cette fonction, ainsi définie, ca-

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ractérise entièrement le point de vue de Lamé. Après une intégration par rapport à r elle est transformée en une fonction F(φ, ψ)qui ne contient plus que φ et ψ et qui correspond à un concept nouveau : la conductibilité angulaire. Sous cette forme, elle se [117] révèle propre à mesurer telle majoration angulaire, si dissymétrique qu’elle soit, qu’il nous conviendrait d’adapter a priori.

Peut-on fonder dans la réalité cette extension de la méthode de Du-hamel ? M. Boussinesq 124 semble y contredire : « Lamé, dit-il, croyait pouvoir supposer la fonction F(r) différente pour deux directions contraires telles que ,MM’. et ,M′M. comme s’il lui avait échappé que, dans chaque groupe MM’ de deux molécules, la chaleur gagnée par l’une est perdue par l’autre ». L’objection de M. Boussinesq est soli-daire de sa propre intuition qui assimile les molécules à des points ma-tériels. Mais pour Lamé, les molécules elles-mêmes et non pas seule-ment les arrangements des molécules sont polyédriques et comme telles, elles peuvent entraîner des propriétés qui ont une symétrie vec-torielle. Lamé croit d’ailleurs trouver une confirmation expérimentale de son hypothèse d’abord dans le fait que certains cristaux naturels, en particulier les cristaux tétraédriques, sont déjà géométriquement par-lant dépourvus de « l’égalité symétrique » puis dans le fait plus phy-sique de « l’électrisation de la chaleur de certains cristaux, due très probablement à l’inégalité des conductibilités angulaires dans deux sens opposés ».

Pour Soret, la simplification acceptée pur l’hypothèse de M. Bous-sinesq pourrait dépendre non pas de la nature des choses, mais seule-ment de l’ordre d’approximation où l’on établit les formules. On pour-rait peut-être observer une conductibilité unilatérale dans des cristaux méroèdres non centrés. Des essais faits en 1879 sur la tourmaline par S.-P. Thompson et Lodge ont donné des résultats assez discordants, mais qui semblent bien indiquer cependant une différence de conduc-tibilité quand on inverse le sens de la propagation 125.

Mais, quoi qu’il en soit, ce qui constitue surtout aux yeux de Lamé la valeur du principe de l’échange calorifique ce sera toujours qu’il se présente réellement comme un principe premier. Le fait qu’on l’ait trouvé tardivement, auprès avoir reconnu insuffisantes d’autres hypo-

124 BOUSSINESQ, Théorie analytique de la Chaleur, t. I, p. 7.125 Voir SORET, Journal de Physique, juin 1893.

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thèses n’empêche pas qu’il soit posé finalement comme immédiat. En particulier, Lamé le dit en [118] propres termes : « Il ne présuppose aucune loi physique » 126. D’ailleurs, admettre que la quantité de cha-leur échangée est d’autant plus grande que la différence de tempéra-ture est plus grande et que l’échange s’évanouit avec cette différence, c’est là un principe plutôt qu’un fait. On ne voit guère comment on s’y refuserait a priori.

Est-il besoin de dire que l’indépendance vis-à-vis des intuitions ca-lorifiques est aussi nette chez Lamé que chez ses prédécesseurs immé-diats ? « Ce principe ne se prononce pas sur la nature de la chaleur, cette cause mystérieuse de la température. Il peut s’appliquer égale-ment aux diverses idées, qu’on s’en peut faire : fluide rayonnant, ab-sorbé ou retenu par la matière pondérable ; vibrations d’amplitudes variables, propagées par l’éther des systèmes particulaires ; puissance vive de plusieurs rotations simultanées, constituant les molécules inté-grantes, etc... » En particulier, le principe choisi n’assigne pas la gran-deur du nombre des molécules entre lesquelles on doit considérer la communication calorifique. Sont-elles très nombreuses comme le vou-lait Poisson et connue le supposera M. Boussinesq ? Ou bien se ré-duisent-elles à deux ou trois au plus comme le croit Lamé ? Il n’im-porte. Certes l’intuition de Lamé compte parmi les plus imagées, mais il a su l’écarter, comme il convenait, de son principe initial et de ses déductions mathématiques.

Pour déterminer, à partir du principe hypothétique, les équations différentielles de la propagation calorifique, Lamé substitue à la consi-dération du volume parallélépipédique de côtés dx, dy, dz, utilisé par Fourier, celle d’un tétraèdre élémentaire trirectangle. Il obtient à la fois et presque immédiatement les deux équations :

Ω =mΩx + nΩy + ρΩz (1)

Et∂Ωx

∂x+

∂Ωy

∂y+

∂Ωz

∂z+ Cd

dudt (2)

dont la première donne le flux Ω passant par la face inclinée du tétra-èdre et repérée par sa normale de coefficients angulaires [119] m, n, p, en fonction des flux ,Ω-x., ,Ω-y., ,Ω-z., à travers les trois autres faces

126 Lamé loc. cit., p. 21.

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qui sont disposées perpendiculaires aux axes de coordonnées. Quant à la deuxième, c’est comme on le voit, l’équation de la conservation de la chaleur.

Lamé attache une très grande importance à la substitution du tétra-èdre au parallélépipède. Certes, les deux polyèdres conduisent facile-ment à la même équation de conservation calorifique, — et étant don-née leur différence essentielle, c’est là une preuve nouvelle du bien fondé du principe qu’ils analysent, —mais le tétraèdre, imaginé par Cauchy, a sur le prisme rectangle de Fourier, l’avantage qu’il établit en supplément la relation des flux 127, relation très importante puis-qu’elle fait dépendre tous les flux en un même point de trois flux co-ordonnés. La face inclinée du tétraèdre peut en effet recevoir telle orientation que nous voudrons par le seul jeu des coefficients m, n, p. Or « avec le prisme rectangle, cette relation reste inaperçue ; et comme elle est essentielle, on n’éviterait pas un double emploi » 128. Lamé rappelant ensuite l’utilité de ce tétraèdre en élasticité va jusqu’à conclure : « l’idée d’introduire ce polyèdre élémentaire a peut-être contribué, plus que tout autre, aux progrès de la physique mathéma-tique ».

Par la suite, la référence au tétraèdre devait elle-même se trouver insuffisante. Dans ses « Leçons sur les fonctions inverses des trans-cendantes (1857) », Lamé conseillait déjà « d’éviter tout passage de l’antique système de coordonnées rectilignes : instrument désormais impuissant et stérile, dont l’emploi abusif sera plutôt un obstacle qu’un secours pour les progrès futurs des diverses branches de la phy-sique mathématique » 129 et plus loin : « Le prisme rectangle, générale-ment choisi comme l’exemple le plus simple, dans les questions de physique mathématique, est au contraire fort compliqué ; il y aurait de l’avantage à essayer d’abord des corps d’une autre forme ; c’est-à-dire à prendre un système de coordonnées autre que celui des xyz » 130. Les éléments de volume qui sont susceptibles de réserver [120] le maxi-mum de généralité en physique mathématique sont ceux qui sont déta-chés par des familles de surfaces triplement orthogonales. Les sys-tèmes triples orthogonaux représentent, dit Lamé, la véritable géomé-127 Loc. cit., p. 29.128 Loc. cit., p. 29.129 Lamé, Leçons sur les fonctions inverses des transcendantes, p. 196.130 Loc. cit., p. 228.

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trie de la physique mathématique, le problème fondamental de l’inté-gration est facilité par le choix d’un système convenable, l’hydrosta-tique, l’élasticité, la théorie du potentiel, la théorie des surfaces iso-thermes en chaleur, des surfaces d’ondes en optique en sont tribu-taires 131. En effet l’intégration des équations différentielles doit satis-faire à certaines conditions aux limites. Ces conditions représentent toujours dans la pratique des états uniformes de certaines surfaces. Il y a donc intérêt « à procéder à la recherche d’un système de coordon-nées tel que la surface libre du corps, ou ses différentes parties puissent être représentées par des valeurs constantes de ces coordon-nées » 132. Il faut pour ainsi dire feuilleter l’espace en prenant pour guide les surfaces désignées par le phénomène lui-même. Si l’on opère ainsi « la formule qui exprime numériquement la loi intégrale cherchée, est absolument la même pour tous les prismes curvilignes rectangles)... Cette formule possède, en quelque sorte, la même géné-ralité que l’équation qui exprime la loi différentielle. Concordance bien rare, sinon unique, dans les diverses branches de la physique ma-thématique » 133.

Malgré cette généralisation, les travaux modernes ont fait appa-raître comme insuffisante la représentation vectorielle qui est, tout bien considéré, à la base de la référence habituelle à des axes de coor-données. Ainsi dans un rapport au Congrès international de physique de 1900 134, W. Voigt formule l’opinion suivante : « Comme les vec-teurs sont déduits de leurs composantes par la construction du parallé-lépipède, de même un triple tenseur (tensor-tripel) est déterminé par la construction de la surface du second degré... que nous appellerons, la construction de l’ellipsoïde ». Il est d’ailleurs remarquable que ce soit l’ellipsoïde dont Lamé a fait le plus large emploi qui se présente [121] comme solidaire de la représentation tensorielle introduite par Voigt dans l’étude de l’élasticité des cristaux.

Quand on veut maintenant développer l’équation (2) en tenant compte de la généralité complète de Lamé, comme, dans ce cas, les

131 Voir Lamé, Leçons sur les coordonnées curvilignes, p. VIII et suiv.132 Loc. cit., p. 93.133 Loc. cit., p. 35.134 Tome I, p. 283.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 127

flux ,Ω-x., ,Ω-y., ,Ω-z. ne sont pas des flux normaux, mais comportent des termes tangentiels, aucune simplification ne se présente dans les différentiations et on aboutit finalement à l’équation la plus complète possible :

Cd∂u∂t

=α∂2u∂x2

+ b1∂2u∂y2

+γ2

∂2u∂z2

+ (γ1 + b2 )∂2u∂y∂z

+ (α2 +γ)∂2u∂z∂x

Cette équation redonnerait naturellement l’équation de Duhamel en écrivant :

γ1 = β 2 = F α2 = γ = E β = α1 = Dc’est-à-dire en imposant une symétrie par rapport à la diagonale au ta-bleau :

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 128

α β γ

α1 β1 γ1

α2 β2 γ2

qui donne les coefficients des dérivées de la température qui entrent dans l’expression des flux.

Étant donnée l’équation différentielle générale, Lamé montre qu’il existe une transformation linéaire des coordonnées, et une seule, qui peut remplacer cette équation par une nouvelle où ne figurent plus les dérivées prises par rapport à deux variables différentes. Nous avions déjà vu l’équation de Duhamel simplifiée de la même façon. Mais dans le cas de Lamé, il subsiste une différence essentielle sur laquelle nous reviendrons. C’est que les flux contiennent, non seulement la va-riation normale de la température, mais les variations tangentielles.

De toute façon, l’équation ainsi réduite nous amènera naturelle-ment à considérer trois conductibilités résumées par les coefficients qui affectent tes trois dérivées secondes qui subsistent. [122] Pour analyser les variations de la conductibilité avec l’orientation, Lamé bâtit sur les trois axes du système orthogonal unique un ellipsoïde ayant ses axes parallèles aux axes des coordonnées et de grandeur pro-portionnelle aux racines carrées des trois conductibilités. Cet ellip-soïde que Lamé appelle l’ellipsoïde principal jouit de cette remar-quable propriété que le corps cristallisé étant rapporté à l’un quel-conque de ses systèmes de diamètres conjugués, l’équation de la conservation calorifique ne comporte encore dans son premier membre que trois termes correspondant à des dérivées doubles prises par rapport à une seule variable. Nous touchons là une véritable inva-riance d’ordre à la fois physique et algébrique, Lame en sent toute la portée. Certaines lois, remarque-t-il, concernant la propagation de la chaleur dans les solides amorphes ont été déduites de l’équation de Fourier

K∂u∂t

=∂2u∂x2

+∂2u∂y2

+∂2u∂z2

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 129

rapportées à des axes rectangulaires quelconques. Si maintenant on se propose de déterminer ce que deviennent ces lois dans les milieux cristallisés, comment diriger l’induction ? On prouve facilement qu’il faut prendre pour base de l’étude la nouvelle équation générale :

K∂u∂t

=A2 ∂2u∂x2

+ B2 ∂2u∂y2

+C2 ∂2u∂z2

Mais cette équation doit-elle être rapportée à un système d’axes rectangulaires ? C’est ce que refuse Lamé. Il faut nécessairement rap-porter cette nouvelle équation à un système quelconque de diamètres conjugués dans l’ellipsoïde principal. « Car 135 choisir exclusivement le système des axes de cet ellipsoïde, ce serait la même chose que de rapporter l’ancienne équation à des axes rectangulaires spéciaux ; les résultats que l’on obtiendrait ne seraient donc que particuliers. »

N’est-ce pas là une pensée de précurseur ? Ce soin apporté à main-tenir la généralité dans toutes les transformations algébriques, [123] à lutter contre tout ce qui spécifie, à réserver un possible assez large pour n’être jamais dépassé par la réalité, nous le retrouvons dans la science relativiste contemporaine. Dans cette science, le précepte fon-damental est de prendre garde de ne pas inscrire au compte de la réali-té ce qui tient au système de coordonnées avec lequel on l’examine. Ainsi, pour ne citer qu’un exemple, M. Jean Becquerel 136 pour nous engager à la généralisation de Weyl, écrit : « Procédant suivant la mé-thode qui a été si féconde dans le développement progressif de la théorie de la relativité : suppression des axiomes et des restrictions non nécessaires, nous devons nous demander si nous n’aurions pas conservé jusqu’à présent une restriction que la raison n’impose pas a priori ». Autrement dit, des systèmes différents de coordonnées doivent être appréciés d’après leur qualité d’invariance et par consé-quent de généralité. Pour qu’un système soit correct, il faut que ce qui est vrai dans ce système reste vrai dans tous les autres systèmes qu’on peut déduire du système initial. C’est à cette condition seulement qu’on peut avoir l’assurance que nos moyens de repère ne projettent pas des lois fantômes sur les phénomènes à décrire.

135 Lamé, Leçons sur la théorie analytique de la Chaleur, p. 42.136 BECQUEREL, Le Principe de relativité et la Théorie de la gravitation, p.

309.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 130

Dans le même ordre d’idée, Lamé a toujours le plus grand souci de la continuité des solutions et c’est dans cette voie qu’il a trouvé le principe de quelques-unes de ses plus belles découvertes. Les liens du particulier et du général en mathématiques paraissent à première vue unilatéraux. Il pourrait sembler en effet que l’on vive d’emblée dans la généralité et que la particularisation efface à jamais des éléments de complexité de telle façon qu’on ne puisse plus remonter de l’exemple à la règle, du cas particulier au cas général. Ainsi en considérant la sphère connue un cas particulier de l’ellipsoïde, on pourrait se croire condamné à ne plus jamais spécifier des axes ; en tout cas, comment retrouver dans la sphère, caractérisée par son seul rayon, des éléments de différenciation qui nous permissent d’inférer des propriétés de l’el-lipsoïde à axes inégaux ? C’est pourtant ce que Lamé a réalisé à plu-sieurs reprises. Prenons par exemple le Mémoire où il étudie [124] l’équilibre de température dans un ellipsoïde à trois axes inégaux dont la surface est maintenue dans une distribution thermique connue 137. Lamé y indique très clairement la marche inductive qui le conduit à généraliser une solution donnée par Laplace au problème identique traité pour la sphère. La solution obtenue dans ce dernier cas se pré-sente comme une série dont chacun des termes se compose d’une puissance du rayon, multipliée par une fonction entière et rationnelle des sinus et des cosinus de la latitude et de la longitude. Le rôle de ces deux dernières coordonnées n’est pas explicitement défini puis-qu’elles figurent ensemble dans la même fonction. C’est là un défaut de symétrie qu’il faut rectifier tout d’abord de manière à disposer sé-parément des deux dernières coordonnées connue de la première qui est le rayon. Pour cela, Lamé prend comme surfaces de référence, outre la sphère, des cônes orthogonaux à base elliptique et qui sont asymptotes à des hyperboloïdes homofocaux à une ou deux nappes. Grâce à cette transformation, chaque terme de la série qui représente la température dans la sphère est le produit de trois facteurs variables, contenant respectivement une seule des trois coordonnées. Si mainte-nant on veut passer au cas de l’ellipsoïde, cet ellipsoïde se présente naturellement comme formant avec deux surfaces orthogonales du se-cond ordre homofocales un système triple orthogonal correspondant exactement à la sphère et à deux cônes orthogonaux. Il n’y a donc rien à changer aux deux derniers facteurs du terme général de la série de

137 Ce mémoire est imprimé dans le Journal de Liouville, 1839, p. 126.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 131

Laplace qui représente la température. Quant au troisième facteur qui était une fonction du seul rayon dans la théorie de Laplace appliquée à la sphère, il doit devenir ici une fonction des trois axes de l’ellipsoïde. « Ou autrement, continue Lamé, si l’on connaissait la loi des tempéra-tures dans l’ellipsoïde rapporté à ses coordonnées naturelles, elle com-prendrait nécessairement la loi des températures dans la sphère… Il suffirait en effet, pour déduire la seconde de la première, d’exprimer que les axes de la paroi sont infiniment plus grands que les distances de ses foyers géométriques » puisque dans la sphère cette distance s’évanouit, les deux foyers venant se confondre [125] en son centre. « D’après cela, on doit pouvoir trouver l’expression de la température dans l’ellipsoïde, en complétant, par une méthode analogue à celle de la variation des constantes arbitraires, le facteur de chaque terme de la série relative à la sphère, qui ne contient que le rayon. Or (ici) ce fac-teur est une puissance, dont l’exposant est entier et positif ; d’où il suit que la méthode des variations dont il s’agit, ne pourra que le transfor-mer en une fonction entière et rationnelle des axes de l’ellipsoïde, et que la série ainsi complétée dans chacun de ses termes, sera tout aussi générale pour l’ellipsoïde que la solution de Laplace pour la sphère ».

Finalement, la loi de la distribution à l’intérieur de l’ellipsoïde est exprimée pur une série de termes tous solutions de l’équation aux dé-rivées partielles et qui se présentent chacun comme un produit de trois fonctions rationnelles et entières, ayant même forme et même coeffi-cients, la première, des axes de l’ellipsoïde, la seconde, des axes de l’hyperboloïde à une nappe, et la troisième des axes de l’hyperboloïde à deux nappes. On a donc conquis la symétrie en même temps que la généralité.

S’il s’agissait de l’état variable et non plus de l’état d’équilibre, on pourrait reprendre les mêmes considérations : Le mouvement de la chaleur dans l’ellipsoïde, dit Lamé 138, doit pouvoir se déduire de la loi du mouvement de la chaleur dans la sphère.

Parfois, la correspondance est plus indirecte et plus difficile à éta-blir. Ainsi dans le cas où l’ellipsoïde rayonne par sa surface exté-rieure, on ne peut prendre, pour point de départ de la généralisation, la loi de refroidissement de la sphère homogène, car il y a des éléments qui jouent dans un cas et qu’on ne retrouve plus dans l’autre. En effet,

138 Mémoire cité, p. 131.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 132

l’équation différentielle dite « à la surface » se trouve renfermer es-sentiellement les trois coordonnées à la fois dans l’ellipsoïde, tandis que dans la sphère cette équation ne contient qu’une seule des coor-données. Il faudrait, pour rétablir la filiation, supposer un pouvoir rayonnant variable aux différents points de la surface sphérique.

Toutes ces inductions qui vont de la sphère à l’ellipsoïde sont ex-trêmement frappantes. « Je ne sais s’il existe, en mathématiques [126] ou ailleurs, dit Lamé 139, un exemple plus remarquable de cette marche ascendante, par laquelle on parvient à déduire le cas général d’un cas particulier ». Ces inductions nous paraissent même renverser l’ordre habituel du passage à la limite. En effet, ce passage efface ordinaire-ment des différences ; ici il faut retrouver le différent sous l’uniforme. Pour cela, on ne peut prendre aucun appui dans une méditation en quelque sorte matérialiste du problème ; c’est au contraire pur une ré-flexion essentiellement algébrique que nous apportons des différences fonctionnelles sur une matière qui, dans la réalité, ne comporte aucune différence. Dans la sphère homogène, la latitude et la longitude sont matériellement indiscernables. Mais fonctionnellement, elles sont évi-demment indépendantes et l’on comprend qu’elles pourront, dans une extension algébrique, manifester cette indépendance par des filiations fonctionnelles différentes. Une espèce d’analyse infinitésimale de po-sition autorise des déformations insensibles qui ruinent l’idée de quan-tité au profit de l’idée d’ordre. Les diverses fonctionnalités amorties par une symétrie uniquement géométrique doivent être retrouvées et suivies progressivement dans l’analyse d’un problème qui met en jeu des éléments plus complexes que les éléments purement géomé-triques. Une fois de plus, les propriétés calorifiques se présentent à nous comme de véritables moyens d’étude qui nous permettent de dé-velopper une symétrie mathématique plus riche. Dans une telle géné-ralisation, le numérique passe au second plan ; les coefficients ne sau-raient en effet modifier par leur variation l’aspect essentiel du pro-blème. Cet aspect ressortit aux diverses fonctions qui sont en relation dans le phénomène examiné.

On rejoint ainsi une tendance que nous avons déjà signalée dans Fourier : c’est la croyance au réalisme physico-mathématique des fonctions analytiques. Aussi il y a intérêt à ce que les notations pure-ment analytiques fassent place à des expressions basées sur la géomé-139 Lamé, Leçons sur les fonctions inverses des transcendantes, p. 291.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 133

trie ou sur la physique. C’est dans cet esprit que Lamé a entrepris de substituer aux notations employées par Legendre pour les fonctions elliptiques une notation plus simple [127] et plus symétrique permet-tant une utilisation plus rationnelle dans l’intégration des équations différentielles 140. « En effet les équations aux différences partielles que l’on peut intégrer au moyen des transcendantes elliptiques, de-mandent à la fois pour coordonnées leurs trois variétés ; et en expri-mant ces coordonnées, à l’aide des formes qui n’appartiennent qu’à une seule, on introduit des imaginaires ou des dénominateurs qui ban-nissent toute élégance, et rendent le calcul pénible, sinon impossible, par l’absence de ses guides naturels, la symétrie et l’homogénéité... Dans mes recherches sur les surfaces isothermes, j’ai été conduit à une notation pour les transcendantes elliptiques, qui indiquent à l’analyse les coordonnées qu’il faut choisir, pour représenter l’équilibre et le mouvement de la chaleur dans les corps solides terminés par des sur-faces du second degré, et probablement aussi pour étudier tout autre phénomène physique dans les mêmes corps. Je vais faire voir que cette notation permet de démontrer, d’une manière élémentaire, les propriétés principales des trois variétés de transcendantes elliptiques de première espèce ; et qu’elles donnent des définitions physiques ou géométriques des variables et des fonctions introduites, aussi simples, mais plus symétriques, et même plus naturelles que celles des lignes empruntées à la trigonométrie. Cette variation et ces définitions, jointes à l’origine physico-mathématique de la notation dont il s’agit, lui donnent des avantages qui, je l’espère, la feront prévaloir ».

La soudaine lumière que Lamé apportait, grâce des considérations de physique mathématique dans un domaine des mathématiques trans-cendantes où s’étaient illustrés les grands géomètres Abel et Jacobi, fournit une réponse topique à la lettre mélancolique où Abel jugeait la science de son temps. Cauchy, écrivait-il en 1826, « est le seul qui tra-vaille aujourd’hui dans les mathématiques pures Poisson ; Fourier, Ampère, etc... ne s’occupent absolument que de magnétisme et d’autres affaires de physique ».

[128]

140 Voir à ce sujet le deuxième mémoire imprimé au Journal de Liouville, 1839, p. 100, « sur les axes des surfaces isothermes du second degré, consi-dérés comme des fonctions de la température. »

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 134

En fait c’est de problèmes plus que de solutions dont nous avons besoin pour contribuer au progrès dans les sciences mathématiques, car le problème est la première trace du fait mathématique nouveau. Or pour poser des questions correctes, liées, nouvelles, la réalité est aussi féconde que l’imagination, elle suggère et elle coordonne. Dans les mains d’un Lamé, la physique mathématique réalise une solidarité parfaite de l’application et de la théorie, elle est au centre même de la raison et de l’expérience.

Nous arrivons maintenant à un élément où l’intuition de Lamé est vraiment difficile à saisir. Il s’agit de ce que l’on pourrait appeler le

flux essentiellement oblique. Certes, on comprend facilement qu’un élément de surface placé en M soit traversé obliquement par le fluide calorifique ; mais on a pris l’habitude de séparer par la pensée l’écoulement calorifique et le plan à travers lequel la chaleur s’écoule. Dès lors, on croit pouvoir, en changeant convenablement l’orientation du plan, restituer la normalité au flux. C’est pourtant ce que la théorie de Lamé refuse, tout au moins en se pla-çant au point de vue d’une recherche a priori. Voi-ci en substance l’idée directrice de Lamé.

Si, à travers la surface M, le flux est oblique, il ne faudrait pas croire, qu’à travers la surface M’, choisie pourtant perpendiculaire au premier flux considéré F, le flux fût nécessairement confondu avec F ; au contraire, dans le cas général, on peut supposer un nouveau flux F’ qui serait encore oblique par rapport à la surface M’ qu’il traverse. Autrement dit on ne devrait pas, d’après Lamé, considérer le flux comme un vecteur attaché à un point. Il serait entièrement solidaire de l’élément de surface qu’il traverse et il varierait du tout au tout avec son orientation. Le flux ne serait donc pas une réalité antécédente du mouvement calorifique, il serait impliqué indissolublement dans [129] les conditions géométriques et matérielles du rayonnement particu-laire. Ainsi, à l’orientation d’un élément superficiel M, serait attachée une conductibilité complexe susceptible de réagir sur la propagation calorifique ; si l’on change cette orientation, la matière n’a plus la même distribution relativement au plan étudié, la conductibilité n’est plus la même, le flux est changé. « Dans un milieu cristallin quel-

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conque, dit Lamé 141, tout flux élémentaire est proportionnel à la varia-tion de la température, suivant une certaine ligne, en général oblique à l’élément. Et l’obliquité de cette ligne, ainsi que le coefficient de la variation, changent avec l’orientation de cet élément.

M. Boussinesq s’est inscrit en faux contre cette intuition 142. Pour lui, la notion du courant de chaleur doit être posée comme la véritable réalité calorifique nécessairement unique en un point. L’objection de M. Boussinesq est d’autant plus forte qu’elle rend toute sa valeur à l’image matérialiste de l’écoulement calorifique et que les déductions de Lamé n’ont montré sur ce point aucune fécondité. Mais l’hypo-thèse de Lamé mérite quand mérite l’examen. Elle est complètement dans l’ordre de pensée de notre auteur qui réclame le maximum de gé-néralité initiale. La normale à un élément de surface n’a pas nécessai-rement un rôle physique, elle n’est dans le cas complexe, qu’une droite comme les autres. L’union physique peut très bien se faire entre la surface et une de ses obliques ; une analyse qui prétendrait s’ap-puyer systématiquement sur la normale pourrait donc être compliquée artificiellement dès le principe.

Lamé est donc amené à se demander s’il n’y a pas pour chaque élé-ment de plan, d’orientation déterminée, une direction oblique favori-sée. Ce sera la direction qui, pour une même variation de température rend le flux maximum. La conductibilité qui lui correspond diffère de la conductibilité angulaire qui est à la base de la théorie de Lamé puisque cette dernière conductibilité a la même valeur pour une même direction quel que soit l’élément de surface à travers lequel on étudie le flux, tandis [130] que la nouvelle conductibilité dépend de l’orien-tation de cet élément.

On conçoit qu’on peut attacher à cette nouvelle espèce de conduc-tibilité une surface indicatrice nouvelle, en portant pour chaque plan sur l’oblique distinguée une longueur proportionnelle au coefficient de conductibilité. Lamé trouve ainsi l’ellipsoïde des conductibilités qui diffère totalement dans le cas général, de « l’ellipsoïde principal » dont nous avons parlé. Ce n’est que dans le cas de l’égalité symétrique (cas Duhamel) que les axes des deux ellipsoïdes coïncident.

141 Leçons sur la théorie analytique de la Chaleur, p. 58.142 Voir Théorie analytique de la Chaleur, t. I, p. 150.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 136

Il semblerait que ce manque de coïncidence des deux ellipsoïdes dans le cas général fût susceptible d’en accentuer le caractère conven-tionnel. Entre autres objections, l’on pourrait se demander si la diffé-rence d’orientation de ces deux surfaces d’analyse ne va pas entraver cette analyse en introduisant un élément empirique irréductible. Un important théorème de Lamé a répondu par avance à cette objection. Ce théorème établit en effet qu’on peut toujours trouver un système de trois axes obliques tels que les deux ellipsoïdes soient rapportées à des diamètres conjugués.

On ne peut manquer d’être frappé de la soudaine cohérence appor-tée par des axes obliques. Cette cohérence touche-t-elle à la nature des choses, existe-t-il trois directions privilégiées ? C’est ce que l’expé-rience seule peut décider. De toute façon, on ne voit pas a priori pour-quoi ces trois directions seraient rectangulaires. D’ailleurs si l’on adopte le principe régulateur de la philosophie de Lamé, c’est à des axes obliques qu’il faudra donner la préférence puisqu’ils ont une va-leur de généralité incomparablement plus grande que les axes rectan-gulaires. Les diamètres conjugués sont donc très aptes à solidariser les deux ellipsoïdes.

Le théorème de Lamé accroît étrangement la portée des surfaces du second degré connue moyens d’analyse. Lamé a lui-même signalé ce fait important : « On remarquera, dit-il 143, que l’extension actuelle de la théorie mathématique de la chaleur, aux milieux cristallins, n’exigent pas l’intervention d’une haute analyse, puisque l’étude des lois qui régissent la conductibilité [131] se confond avec celle des sur-faces du second ordre. Cette circonstance fortuite, ou plutôt non cher-chée, cette simplicité élémentaire de l’instrument employé, laquelle était devenue si rare dans les applications, me paraît constater, à elle seule, la réalité de la nouvelle théorie. »

On s’explique les nombreux efforts que Lamé a faits pour consti-tuer des familles de quadriques ayant des rapports en quelque sorte physiques. C’est le problème thermique qui l’a conduit au théorème sur l’orthogonalité des quadriques homofocales, à ses recherches sur les fonctions elliptiques et finalement à ses études systématiques sur les coordonnées curvilignes. Aussi proposait-il un véritable langage thermique pour exprimer les faits analytiques. « En établissant, aussi

143 Loc. cit., p. 73.

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complètement, les propriétés caractéristiques des paramètres différen-tiels de second ordre 144, la théorie mathématique de la chaleur se pré-sente comme l’origine naturelle de cet élément analytique, et peut ré-clamer le droit de lui assigner un nom. Puisque, dans la dynamique, on appelle accélération la limite du rapport de l’accroissement de la vitesse à celui du temps ne peut-on pas appeler aussi accélération ca-lorifique, augmentation ou plus simplement augment, la limite du rap-port de l’accroissement de la température à celui du temps » 145.

Ce n’était pas là, dans l’esprit de Lamé, le simple rappel d’une ori-gine. Pour lui, en effet, l’intuition physique domine l’intuition géomé-trique pure. C’est l’intuition physique qui recèle ce qu’il appelle les véritables méthodes de l’invention, ces méthodes qu’il met en valeur à chaque pas au cours de ses ouvrages et qu’il voulait toujours présentes dans l’enseignement. Certes il rend hommage aux travaux des Dupin, des Poncelet, des Chasles, des Steiner, mais « gardons-nous, dit-il, de croire à une omnipotence de la géométrie seule, qui n’existe pas, et que l’histoire de la science dément. Trop éblouis par la simplicité, la lucidité, l’élégance de certaines démonstrations purement géomé-triques, ne [132] les substituons pas partout, en mécanique, en phy-sique mathématique, aux méthodes analytiques qui ont véritablement signalé les théorèmes énoncés, et qui, bien présentées, sont aussi simples, aussi lucides, aussi élégantes, et ont de plus le mérite de l’in-vention » 146.

144 Il s’agit, comme on le sait, de l’expression ∆±F=∂2F∂x2

+∂2F∂y2

+∂2F∂z2

145 Lamé, Leçons sur les coordonnées curvilignes, p. 28.146 Loc. cit., p. 73.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 138

[133]

Étude sur l’évolution d’un problème de physique.La propagation thermique dans les solides

Chapitre IXM. Boussinesq : L’hypothèse de

la nature dynamique de la chaleurdans le problème de la propagation.

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M. Chwolson fixe à 1840 la date où l’intuition du fluide calorifique fait place à l’intuition cinétique de la chaleur. En réalité l’hypothèse du fluide, tout en perdant sa valeur intuitive, ne quitte pas aussi vite le domaine de l’explication. Nous avons vu le système de Lamé tout en-tier exprimé dans le langage substantialiste, et des écrits plus récents encore continueront à parler la même langue. Mais, pour le moins, tous les auteurs du milieu du siècle ont bien soin de prévenir que leurs moyens d’expression ne préjugent pas la nature des choses. Aussi, pendant toute une période de transition, il semble qu’il y ait un déficit de l’intuition ; pour qu’une intuition nouvelle conquit les esprits, il fallait d’abord qu’un certain vide fût creusé, que les anciennes images fussent oblitérées.

La thermodynamique qui se fondait vers le même temps devait na-turellement incliner les esprits aux explications entièrement méca-niques. À vrai dire cette doctrine, éminemment générale, n’impliquait pas nécessairement ce qu’on peut appeler le cinétisme élémentaire. En effet, si la chaleur se transforme en travail, elle peut certes être éva-

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 139

luée avec les mêmes unités que le travail. Mais on ne peut tirer de cette remarque qu’une conclusion, c’est que, phénoménologiquement parlant, l’effet calorifique le plus approprié à la mesure, le mieux co-ordonné à l’ensemble de la métrique scientifique, c’est le « travail ». La cause de cet effet dynamique reste indemne et par conséquent rien ne prouve qu’on doive attribuer la chaleur au mouvement de la ma-tière ordinaire. Une dynamique du calorique reste possible. [134] On ne la tente pourtant pas. C’est que l’hypothèse du fluide n’a déjà plus la force de survivre, même à travers un rajustement si fréquent dans l’histoire scientifique. On a là l’occasion de faire l’économie d’une entité et encore qu’on augmente ainsi l’hiatus entre les qualités scien-tifiques et les qualités sensibles de la chaleur, on entreprend, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, d’expliquer la chaleur dans tous ses effets, dans son détail comme dans ses lois d’ensemble, par le mouve-ment matériel.

Un des auteurs qui ont le plus contribué à cette tâche est sans contredit M. Boussinesq dont l’œuvre minutieuse et profonde, servie par un talent mathématique inventif, se poursuit depuis plus d’un de-mi-siècle. Elle peut nous servir de type pour une étude de physique mathématique moderne.

Cette œuvre est appuyée sur une intuition délibérément mécanique et géométrique — toute visuelle — : « Jusqu’ici, déclare M. J. Boussi-nesq 147, la science considérée sinon toujours dans ses matériaux, qu’il faut d’abord recueillir de toutes parts, du moins dans son organisation, dans sa partie édifiée ou susceptible de l’être, a grandi en allant d’ Aristote à Descartes et à Newton, des idées de qualité ou de change-ments d’état, qui ne se dessinent pas, à l’idée de formes ou de mouve-ments locaux, qui se dessinent ou se voient ».

Pour nous donner ce dessin, pourtant très détaillé, M. Boussinesq n’a pas eu recours aux modèles surchargés de mécanisme de la science anglaise. Bien qu’à l’usage la partie hypothétique de sa doc-trine puisse paraître assez compliquée, on doit convenir que dans son principe, les suppositions ne sont employées qu’avec une extrême par-cimonie. L’auteur ne pose que juste ce qu’il lui faut pour traduire l’in-

147 BOUSSINESQ, Théorie analytique de la Chaleur mise en harmonie avec la Thermodynamique et avec la théorie mécanique de la lumière, 1901, tome I, p. XV.

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tuition géométrique et dynamique, pour illustrer l’appareil mathéma-tique : des atomes et des forces. L’étude des formes de ces atomes qu’on sentait en puissance dans l’intuition de Lamé n’est pas envisa-gée. Leur nombre et leur grandeur permettront toutes les différencia-tions d’ensemble que manifestent les phénomènes.

[135]En réalité, toute la complexité des phénomènes résulte de l’interfé-

rence des divers ordres de grandeur. C’est dans une juste appréciation des diverses approximations que le talent du physicien-analyste se montre dans toute sa valeur. Il semble qu’un tact particulier permette cette discrimination essentielle qui entraîne pour les faits le classe-ment le plus net. Ce maniement difficile des approximations, cette sé-curité dans la détermination de ce qu’on peut négliger, ce sont là des caractères qu’on ne tarde pas de reconnaître dans l’œuvre que nous étudions.

Nous allons en voir une manifestation éclatante dans un des pre-miers problèmes que se pose M. Boussinesq : celui des rapports de la chaleur rayonnante et de la chaleur sensible. En fait, une synthèse, comme se présente l’œuvre de M. Boussinesq, devait aplanir le contraste de ces deux formes calorifiques.

Il fallait pour cela fournir d’abord un schéma d’une théorie ciné-tique de l’éther qui tînt compte des propriétés reconnues dans les théo-ries des ondulations lumineuses. Ces propriétés sont, comme on le sait, vraiment paradoxales puisqu’on doit concilier la fluidité extrême et l’élasticité la plus grande. En effet, la densité de l’éther doit d’abord être extrêmement faible puisque les observations astronomiques ont prouvé qu’il n’exerçait aucun ralentissement sur le mouvement des astres. Dans ces conditions, comment attribuer l’élasticité de forme que réclame la transversalité reconnue des oscillations à un fluide si ténu qu’il ne possède même pas l’élasticité de volume ?

M. Boussinesq trouve la réponse à cette difficulté en considérant comme un véritable complexe l’union de la forme et du mouvement. En réalité, il n’y a de fluide parfait qu’au repos. « C’est la parité de constitution en tous sens qui produit, dans les particules où elle existe, la normalité et l’égalité des pressions, c’est-à-dire la fluidité. Donc, toute déformation qui survient détruit celle-ci. » Les fluides jouissent de la propriété de refaire d’eux-mêmes cette parité de constitution à

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 141

l’intérieur de leurs éléments de volume mais cela réclame un certain temps. Dès lors « la fluidité s’efface d’autant plus qu’on rend moins possible, par un renversement plus fréquent des vitesses de déforma-tion » [136] la restitution de l’état initial. Mais des différences de dis-tribution peuvent entraîner dans un milieu où les particules en étant très fines sont, comme nous allons le montrer, très nombreuses, des forces de réaction très grandes, telles que celles qui surgissent dans un solide déformé. Il est donc naturel, conclut M. Boussinesq 148 que l’éther « se comporte comme un solide isotrope, déformé entre ses li-mites d’élasticité, quand ses particules effectuent plus d’un trillion d’imperceptibles vibrations par seconde. »

Nous n’avons pas encore achevé le cycle des déductions que l’on peut tirer de l’hypothèse et de l’expérience. En effet, nous n’avons pas encore tenu compte de l’extrême régularité que manifeste la propaga-tion des ondes lumineuses. Cette régularité exige que le milieu qui sert de véhicule se comporte comme une masse déformable mais continue. Allons-nous voir encore converger ici dans la notion d’éther l’antino-mie supplémentaire de l’idée d’atome et de l’idée de continuité ? À vrai dire, nous n’avons pas besoin d’une continuité complète, mais seulement d’une quasi-continuité à l’égard de la longueur d’onde. Au-trement dit, il suffit qu’il y ait « assez de molécules pour qu’il y en existe un grand nombre à toutes les phases de la vibration, entre deux surfaces d’ondes distantes d’une longueur d’ondulation λ ».

On peut observer que c’est l’ordre de grandeur qui, à lui seul, crée le phénomène. Si la longueur d’onde λ n’était pas assez grande pour enjamber en quelque sorte les discontinuités de la distribution poncti-forme, la confusion s’installerait dans l’éther comme nous la verrons régner dans la matière. La grandeur de la quantité λ relativement aux distances interatomiques dans l’éther détermine une solidarité qui calque la continuité. Au surplus, est-il besoin d’ajouter que cette dis-continuité matérielle est recouverte par la continuité parfaite des forces qui relient les atomes entre eux.

Finalement, on aboutit à un éther que M. Boussinesq appelle ato-mique par opposition aux corps pondérables qui sont moléculaires. Cet éther est formé d’une véritable poussière d’une incroyable ténuité qui pénètre les corps les plus denses et remplit [137] les espaces inter-

148 Loc. cit., p. 32.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 142

planétaires. La seule propriété appartenant en propre à l’atome, c’est d’être un centre de force ; son rayon d’activité est petit, bien que cette activité puisse se manifester par des effets considérables, comme c’est le cas dans les mouvements ondulatoires.

Dans la théorie de la propagation calorifique de M. Boussinesq, le rôle de l’éther reste primordial même à l’intérieur des corps matériels. C’est pourquoi nous devions indiquer, si sommairement que ce fût, la constitution physique attribuée à l’éther. Voyons maintenant le mode d’action de la chaleur sur la matière pondérable. Cela nous permettra de comprendre les rapports de la chaleur rayonnante et de la chaleur sensible, et la vraie signification de la conduction dans les solides.

L’action de l’éther sur une molécule pondérable doit paraître peu sensible. « En effet, les seuls atomes pouvant y contribuer par in-fluence directe seront ceux qui touchent, pour ainsi dire, immédiate-ment la molécule. Or, d’une part, leur masse, insignifiante à côté de la sienne, rendra négligeable leur inertie ou force d’impulsion : ce qui impliquera leur équilibre continuel sous la double action de la résis-tance égale et contraire de la molécule et des efforts élastiques de l’éther ambiant. D’autre part, ces actions élastiques de l’éther ambiant ne pourront, à cause de l’excessive étroitesse des limites d’élasticité, atteindre la grandeur qu’il leur faudrait pour qu’elles pussent impri-mer un mouvement notable à une masse relativement aussi lourde que la molécule considérée » 149.

On s’explique donc que le mouvement d’ensemble de la matière n’éprouve pas de résistance sensible de la part de l’éther. « Il n’en sera plus de même lorsque les atomes d’éther exécuteront les impercep-tibles mais vives oscillations lumineuses ou calorifiques qui les laisse-ront presque partout entre leurs limites d’élasticité et, de plus, exagé-reront les accélérations au point de rendre celles-ci bien plus in-fluentes que les vitesses sur la résistance dont il s’agit. Ou, du moins, cette résistance, toujours très peu ou lentement influente sur le mouve-ment de la matière pondérable, modifiera notablement, par la réaction égale et contraire [138] qu’elle provoquera chez cette matière, le mou-vement vibratoire de l’éther, infiniment moins massif ».

Comment apprécier cette résistance et l’introduire dans nos cal-culs ? M. Boussinesq procède par analogie avec les travaux de du

149 Loc. cit., p. 40.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 143

Buat qui avait déterminé la résistance qu’éprouve un pendule très court oscillant dans l’eau. On trouve en général que la résistance est une fonction linéaire de la vitesse et de ses diverses dérivées par rap-port au temps. Mais si l’on se borne aux vibrations sinusoïdales, toutes ces dérivées seront proportionnelles à des sinus ou à des cosi-nus du même angle, puisque la dérivation reproduit les lignes trigono-métriques. Par conséquent toute la résistance se résumera en deux

termes, l’un proportionnel à V, l’autre à ,dVdt

..

En mécanique rationnelle, on ne retient que le terme proportionnel

à V, car la variation ,dVdt . de V avec le temps, est petite. Il n’en est pas

de même dans le problème qui nous occupe où la vitesse change de sens un grand nombre de fois par seconde.

Finalement c’est le terme en ,dVdt

. qui est, de beaucoup, le terme

dominant et la résistance R opposée au mouvement par une molécule pondérable de volume ω et de densité ρ peut s’écrire :

R=Aωρ,dVdt

A étant une constante qui prend d’énormes valeurs, car les mouve-ments dont il s’agit sont d’assez faible amplitude et produisent d’assez rapides déformations pour que l’éther s’y comporte comme un solide extrêmement résistant.

Comme toutes les équations doivent être rapportées à des éléments de volume qui englobent une grande quantité de molécules maté-rielles. M. Boussinesq est amené à considérer la résultante des di-verses résistances dans le cas où l’on choisit la tranche d’éther assez

mince pour que V et par conséquent dVdt

,.soient les mêmes pour

toutes les molécules. [139]Cette résultante rapportée à l’unité de volume d’éther est finale-

ment mise sous la forme

R=αρ,dVdt

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 144

où le coefficient α est égal à la moyenne de A multipliée par ω∑ω '

,

qui est le rapport du volume de la matière Σω au volume ,ω-′. de l’éther qui la baigne. Ce dernier rapport est très petit, mais comme A est très grand, ainsi que nous l’avons indiqué, une compensation des ordres de grandeur permet de prendre le coefficient α comparable à l’unité.

L’équation générale du mouvement, après l’adjonction de cette ré-sultante des résistances devient :

r∂2δ∂t 2 = μ

∂2δ∂x2 − αρ

∂2δ∂x2

δ étant le déplacement, fonction de x et de t, μ le coefficient d’élastici-

té de l’éther. Or V =dddt . par conséquent :

r(1+ x)∂2δ∂t 2 = μ

∂2δ∂x2

On reconnaît là l’équation ordinaire de l’élasticité ; seulement la densité semble accrue d’un terme additionnel.

Cette équation s’intègre immédiatement, c’est l’équation des cordes vibrantes. Mais ici la vitesse de la propagation est diminuée ;

au lieu d’être mr

-, elle est égale à m

r(1+ χ ) ,-, et la longueur d’onde

λ, correspondant à la période τ installée dans l’éther complètement libre est donnée par la formule :

l =tm

r(1+ χ )

Or nous savons que cette longueur d’onde doit rester très grande par rapport aux intervalles moléculaires si l’on veut que la transmis-sion du mouvement par ondes régulières ne devienne impossible. Et M. Boussinesq arrive à cette première conclusion particulièrement simple : la transparence — car la théorie vaut [140] naturellement aus-si bien pour la lumière que pour la chaleur — ou la diathertuanéité im-pliquent donc l’hypothèse que le nombre α ne soit pas trop grand.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 145

Ainsi cette condition de diathermanéité n’est plus une simple qua-lité attribuée à un corps donné, elle est en rapport avec la quantité, tout entière appuyée sur des considérations d’ordre de grandeur. Elle dépend de la proportion des molécules matérielles baignant dans l’éther et de la période de la vibration à transmettre.

Il y a encore un deuxième cas où la diathermanéité se trouverait troublée. C’est celui où les molécules matérielles, du fait des réactions exercées par les autres molécules de même espèce, seraient suscep-tibles de vibrer synchroniquement avec le mouvement de l’éther. Il y aurait alors résonance et le corps donné, absorbant l’énergie des ondes, ne serait plus diathermane.

Si l’une ou l’autre de ces deux conciliions de diathermanéité ne sont pas réalisées, le mouvement cessera d’être ondulatoire pour deve-nir une agitation irrégulière.

M. Boussinesq a dégagé avec une grande clarté les diverses cir-constances mathématiques de cette irrégularité. Ce qui fait la régulari-té des ondes proprement dites ou de translation telles que nous les trouvons dans l’éther libre, c’est que leur équation différentielle est li-néaire, homogène, à coefficients constants. La troisième propriété dis-paraît si le coefficient α prend une valeur assez grande, car dans ces conditions où le nombre des particules matérielles augmente beau-coup, la parité de distribution est bientôt troublée ; la distribution de-vient fonction du temps, les coefficients doivent donc dépendre du temps.

L’homogénéité des formules s’efface à son tour dans le cas de la résonance « par l’apparition de déplacements de la matière pondérable comparables à ceux, δ, de l’éther, et l’entrée en action de forces molé-culaires, finalement prépondérantes, d’un rayon d’activité trop grand,

par rapport à λ pour permettre de réduire à un terme en dddx . l’action

mutuelle de deux couches contiguës » 150.[141]Enfin, la forme linéaire disparais également si la demi-force vive

des molécules s’accroît notablement. C’est là un fait général de l’en-tretien des mouvements que M. Boussinesq avait déjà signalé dans

150 Loc. cit., p. 75.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 146

son cours de Calcul intégral. « Cette disparition de la forme linéaire se produit d’ailleurs dans tout système matériel soumis, comme celui des molécules pondérables considérées ici, à des actions extérieures ten-dant à accroître des vibrations entretenues déjà par ses propres actions intérieures. Car on sait que les vibrations grandissent alors jusqu’à l’entrée en jeu des termes non linéaires des formules exprimant ces actions intérieures, termes par conséquent indispensables pour limiter les amplitudes ».

Le lecteur qui suit le long et minutieux exposé de M. Boussinesq est ainsi insensiblement amené — tant par les voies intuitives que par la déduction mathématique — à la compréhension de l’agitation irré-gulière. Cette agitation ne se présente donc plus, à proprement parler, comme une donnée a priori ; on en saisit maintenant les conditions, la portée mathématique et physique, la véritable genèse. Enfin ses rap-ports avec le mouvement par onde sont élucidés et même précisés analytiquement. La chaleur rayonnante et la chaleur se développant par conduction ne sont plus simplement associées en un classement qualitatif, elles sont intimement reliées sinon à une même quantité, du moins à un ordre de grandeur déterminé. C’est ce qui fait, croyons-nous, le prix particulier de la pensée éminemment constructive de notre auteur.

L’analyse mathématique va-t-elle être impuissante à étudier cette agitation calorifique désordonnée ? Fort heureusement il se produit ainsi de multiples compensations. À force de confusion, on aura à considérer, au lieu d’une composition des forces une addition de l’énergie et le phénomène pourra, dans sa figure d’ensemble, paraître essentiellement plus simple que le mélange d’ondes éthérées à pé-riodes, phases et amplitudes définies qui lui a donné naissance. « L’excès de la confusion des mouvements, dit M. Boussinesq 151, la multitude même de leurs détails, assez grande pour épuiser en quelque sorte la variété possible [142] de leurs combinaisons, sans doute aussi, dans une large mesure, notre impuissance à discerner ces détails, pro-duiront dans l’ensemble une sorte d’homogénéité de l’agitation calori-fique ; et de là naîtra une certaine simplicité relative au phénomène sans laquelle il nous serait impossible d’en saisir les lois. Ne nous laissant reconnaitre en lui aucun autre caractère que son intensité, son degré, il nous paraît ne pouvoir varier qu’en plus ou en moins ». Ainsi 151 Loc. cit., p. 85.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 147

grâce à une homogénéité d’ordre pour ainsi dire épistémologique nous pourrons considérer le phénomène mécanique de la chaleur confuse comme un phénomène à une seule variable. C’est la source de la sim-plicité profonde de toute la théorie mathématique de la conduction telle que nous l’avons reconnue dès son origine.

Mais comment allons-nous toucher expérimentalement cette va-riable ? On s’adressera pour cela au phénomène de la dilatation. M. Boussinesq a établi un schéma entièrement dynamique de la dilatation en volume, en accord avec ses hypothèses initiales. Il y a là un effort extrêmement ingénieux pour faire sortir de l’idée de moyenne une configuration géométrique qu’elle ne paraissait pas comporter à pre-mière vue. Cela est possible parce qu’il n’y a pas réciprocité méca-nique complète entre les forces de cohésion et celles que traduit l’im-pénétrabilité. On sait, en effet, que la résistance des corps à la rupture n’est presque rien en comparaison de la résistance qu’ils opposent à une diminution de leur volume. Cette différence a naturellement son origine dans la structure élémentaire que perturbe l’agitation calori-fique. Par conséquent dans l’agitation confuse nous pouvons toujours compter sur un excédent des répulsions sur les attractions. Pour qu’il y ait neutralisation, il faudra donc qu’un mouvement sensible d’expan-sion écarte les situations moyennes des molécules, et comme ce sont elles qui se traduisent phénoménologiquement dans notre expérience commune on pourra donc conclure que la chaleur « doit bien dilater les corps ».

M. Boussinesq a d’ailleurs indiqué, suivant sa méthode constante, les raisons d’analyse mathématique qui déterminent ces [143] moyennes dynamiques comme différentes des moyennes statiques 152. « Les mouvements vibratoires ne se font, en général, autour des situa-tions d’équilibre, qu’autant que leurs équations sont réductibles à la forme linéaire ; dès qu’ils prennent trop d’ampleur pour qu’on puisse négliger, dans ces équations, les carrés et produits des déplacements, les situations moyennes deviennent différentes de celles d’équilibre ». On voit qu’il ne faut pas se hâter de conclure de l’idée de moyenne à l’idée de compensation totale,

Resterait à examiner le retour de l’agitation calorifique confuse des solides à l’émission de la chaleur rayonnante. Il faudrait expliquer

152 Loc. cit., p. 89 (en note).

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 148

d’abord pourquoi la presque totalité de la chaleur rayonnante émise par la chaleur est obscure, c’est-à-dire à grandes longueurs d’onde. Peut-être est-ce à cette seule condition, suggère M. Boussinesq, que les vibrations peuvent traverser la couche superficielle. Cette couche superficielle suffirait à éteindre les radiations courtes suivant le méca-nisme que nous avons décrit. Finalement, dans l’éther ambiant, nous ne trouverions que les radiations à grandes longueurs d’onde issues de la partie massive centrale et en deuxième lieu des radiations de toutes espèces provenant d’une mince pellicule et qui, étant donnée l’exiguï-té de leur domaine d’origine, n’ont qu’une énergie négligeable.

Cependant pour une agitation plus grande, dit M. Boussinesq, ap-paraissent des radiations plus courtes. C’est que l’agitation « devenue excessive, ne fait plus osciller seulement les molécules en bloc, dans les groupes moléculaires, mais ébranle aussi les atomes dans chaque molécule et réveille, même au sein de la matière pondérable, ces forces atomiques à court rayon d’activité, appropriées aux plus petites distances comme aux plus petits systèmes, qu’elles font vibrer extrê-mement vite à la manière de pendules très courts » 153.

Ainsi. M. Boussinesq évoque une impulsion sub-moléculaire qui, traduite dans le langage électromagnétique, aura par la suite la fortune que l’on sait dans les explications spectrales. Ce [144] que nous de-vons en retenir, c’est qu’une fois de plus, la simple considération des ordres de grandeur détermine une classification des phénomènes qui indique des rapports importants et qui est déjà, à elle seule, une expli-cation satisfaisante. Que nous sachions rendre solidaire une qualité d’une quantité, c’est nous engager sur le terrain fécond de la mesure. Cette classification nous satisfait parce qu’elle est ici opérée avec une économie de moyens, qui nous semble évidente et qui en détermine la clarté. On peut vraiment dire qu’en gros, tout se fait par figure et mou-vement, mais, cette fois, ce n’est pas aveu d’impuissance. Les hypo-thèses, quelque simples qu’elles soient, suffisent, sinon pour l’image, du moins pour le calcul ; elles tendent moins à illustrer une mécanique qu’à donner une base aux développements mathématiques, et c’est par le seul emploi redoublé des principes que nous parvenons à recons-truire les phénomènes à leurs différents niveaux. Nous devions pré-senter dans son cinétisme détaillé l’intuition de M. Boussinesq pour montrer combien la base figurative d’une théorie mathématique mo-153 Loc. cit., p. 86.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 149

derne peut être étroite et simple. Nous allons aborder maintenant un point de la doctrine qui a été également examiné avec beaucoup de précision par M. Boussinesq et qui fixe les véritables conditions éner-gétiques du principe de la conservation calorifique, dans le cas de la conduction dans les solides.

Pour cela, nous devons déterminer en général le véritable sens du principe des forces vives et en second lieu voir comment nous pou-vons l’appliquer au problème précis que nous envisageons.

Le principe de la conservation de l’énergie est-il un principe a priori où n’est-il — comme on l’admet sans conteste pour le principe de Carnot — qu’une loi de l’expérience ?

Entre tous, l’avis de Joseph Bertrand est péremptoire à ce sujet 154 : « Les principes et les lois de la mécanique ne reposent nullement sur l’évidence. Dans le partage autrefois célèbre, des vérités en néces-saires et contingentes, la mécanique appartient à la seconde classe. On peut, sans déraison imaginer un [145] monde où les machines produi-raient de la force. Le mouvement perpétuel y serait possible. Il n’existe, a priori, aucune preuve qui l’interdise ».

D’ailleurs, en admettant que le principe de la conservation de l’énergie soit placé à l’origine même de la pensée expérimentale, dans une région où l’apriori de la pensée rejoint l’expérience la plus géné-rale, il faudrait toujours en venir à étudier les conditions exactes de l’emploi de ce principe. C’est ce que Joseph Bertrand indique égale-ment : « Les principes de la mécanique doivent être allégués avec pré-caution. Ils ont besoin de commentaires. Le principe des forces vives est de ce nombre. Il faut, pour avoir droit de rappliquer, des conditions souvent passées sous silence dans des études faites trop rapidement ».

M. Boussinesq a apporté précisément pour l’application du théo-rème des forces vives au problème qui nous occupe les commentaires les plus circonstanciés que réclamait J. Bertrand.

En se plaçant sur le terrain général qui est le seul correct en éner-gétique, il faut assimiler la chaleur à une énergie prise avec sa capaci-té de transformation et par conséquent ne pas la confondre avec une forme unique d’énergie. Autrement dit, on ne peut, a priori, écarter une forme potentielle de la chaleur, pour ne retenir, comme on le fait

154 J. BERTRAND, Thermodynamique, préface.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 150

trop souvent sans examiner la valeur approximative de cette simplifi-cation, qu’une égalité de la chaleur avec la forme cinétique de l’éner-gie. J. Bertrand avait déjà signalé le danger de ces errements. « Existe-t-il un calorique spécifique absolu ? On entendrait par là la quantité de chaleur qui sert uniquement à échauffer, en la séparant, par la pensée, de celle qui se rattache au changement de volume, mais non de celle-là seulement. L’échauffement, en général, est accompagné d’un tra-vail interne, petit pour les gaz, considérable pour les corps solides. Ce travail, lors même que le volume ne change pas, influe sur les phéno-mènes thermiques. La chaleur nécessaire pour l’accomplir doit être exclue dans l’évaluation du calorique spécifique absolu. Comment, cependant, séparer l’accroissement de température de tous les phéno-mènes qui l’accompagnent ? La prétention rappelle ce personnage de l’antiquité qui, [146] s’étant engagé à boire la mer et n’ayant rien pro-mis pour les fleuves, exigea qu’avant l’épreuve on les empêchât de verser leurs eaux. D’illustres physiciens cependant, parlent d’un calo-rique absolu et le définissent, mais sans le mesurer et sans en faire usage ». On pourrait évidemment exprimer les mêmes critiques dans le langage dynamique. On ne doit pas rompre, sans un examen préa-lable, la solidarité de l’énergie cinétique et de l’énergie potentielle. Il y a là une observation qui doit retenir l’attention du philosophe. On est souvent porté à isoler dans le phénomène des qualités particulières. On croit pouvoir placer le terrain d’études à son gré en choisissant un point de vue. Or il ne va pas de soi que cette séparation soit toujours possible.

Il faut donc se placer devant le phénomène total. Ici, plus qu’ailleurs, c’est une nécessité. Le point da départ de M. Boussinesq réserve bien toutes les possibilités. On doit se représenter la chaleur, dit-il 155. « comme étant, en partie, la demi-force vive ou énergie ac-tuelle de ce mouvement invisible, et, en partie, la réserve de ce travail, l’énergie potentielle que consomment ou emmagasinent à tour de rôle les forces de ressort en jeu dans ce même mouvement vibratoire ».

M. Boussinesq part donc de l’équation générale des forces vives. il montre d’abord que la demi-force vive d’une particule matérielle se décompose en force vive du mouvement visible étudié eu mécanique rationnelle et en force vive du mouvement invisible que nous appelons calorifique. Cette séparation qu’on accepte comme toute naturelle en 155 Loc. cit., p. 8.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 151

une lecture rapide est, à la réflexion, rien moins qu’évidente. En sui-vant le calcul, on s’aperçoit qu’il s’introduit des termes supplémen-taires qu’on ne peut négliger qu’en adjoignant l’hypothèse — sans doute admissible — « de la non-participation des centres de gravité des particules au mouvement calorifique ». C’est la demi-force vive provenant des vitesses invisibles qui se communique à nos nerfs et dé-termine la sensation. On peut donc l’appeler la chaleur sensible.

À l’égard de l’énergie potentielle interne, un même dédoublement permet de considérer une énergie purement élastique et [147] une énergie calorifique potentielle. La première est liée à la configuration visible des particules, elle est réglée sur la fonction potentielle ψ (r, r’, r"…) prise pour les distances mutuelles moyennes. Mais comme les distances vraies varient en deçà et au delà des moyennes, il faut consi-dérer le développement taylorien de cette fonction potentielle. Ce dé-veloppement mis sous la forme suivante :

y r + Δr,r '+ Δr '...( ) − ψ r,r '...( ) =∂ψ∂r

Δr +∂ψ∂r '

+ ...

12

∂2y∂r2

Δr2 + ...⎛⎝⎜

⎞⎠⎟ + ...

donne, au deuxième membre, une expression qui, correspond aux va-riations des distances moléculaires du fait de l’équation calorifique. Cette expression représentera donc « la chaleur potentielle ». Il sem-blerait, à première vue, remarque M. Boussinesq, qu’on pût la négli-ger à raison tant de l’extrême petitesse que de l’irrégularité des vibra-tions calorifiques. Mais comme nous l’avons déjà vu, cette irrégularité n’entraîne pas les compensations habituelles, car les Δr sont compa-rables aux r, aux très petites distances et un rapprochement détermine d’énormes changements des actions moléculaires correspondantes. C’est plutôt l’énergie élastique qui devient négligeable devant l’éner-gie de la chaleur potentielle.

Sans doute, pour être complet, on devrait considérer encore les transformations possibles de la chaleur en travail extérieur et vice ver-sa. Mais si l’on se place, comme c’est le cas dans le problème de la conductibilité, devant des dilatations d’ensemble insignifiantes, on peut faire abstraction de ces deux transformations. Reste alors le seul jeu de l’énergie cinétique calorifique et de l’énergie de chaleur poten-tielle. Elles s’échangent de telle manière que « la somme totale

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 152

d’énergie à considérer, en tant que représentative de la chaleur peut être censée invariable comme le serait, dans l’hypothèse de la matéria-lité de celle-ci, la quantité correspondante de calorique » 156.

Voilà donc retrouvée, après un long détour, l’ancienne hypothèse de la conservation du calorique. Seulement, dans la théorie [148] mo-derne, au lieu d’être postulée, cette conservation est vraiment démon-trée, mieux encore elle est soumise à une appréciation qui fixe ses ca-ractères expérimentaux. Dans le fond, nous ne devons pas la prendre comme absolument exacte puisque nous avons laissé fuir à deux ou trois reprises des énergies que nous avons qualifiées d’insignifiantes. D’ailleurs, posée en fonction seule des ordres de grandeur, cette conservation énergétique n’en est, croyons-nous, que plus frappante. Si nous avions prétendu à une égalité parfaite, nous aurions été immé-diatement embarrassés dans des formes multiples et interchangeables. Et, ce qui est plus grave, nous n’aurions pas pu déterminer les véri-tables règles de ces changements : pourquoi une partie de l’énergie s’inscrit-elle sous la forme d’élasticité, tandis qu’une autre partie pro-venant de la même origine se traduit par unie dilatation ? Autrement dit, dans quelle proportion le corps cède-t-il et résiste-t-il ? Ce sont là des questions que nous ne pouvons ni éluder, ni élucider.

M. Boussinesq a d’ailleurs indiqué les conditions supplémentaires susceptibles d’autoriser une conception matérialiste de la chaleur — le schéma de la conservation étant, comme il le reconnait justement, in-suffisant pour entraîner la matérialité de ce qui est conservé 157. « Il faut encore, d’une part, qu’on puisse localiser dans les diverses parti-cules du système, à la manière d’un fluide qui les pénétrerait, non seulement l’énergie caloritique actuelle, qui s’y prête par le fait même qu’elle est la demi-force vive d’agitation de ces particules, mais aussi l’énergie calorifique potentielle qui, exprimant une dépendance ou des relations entre les points matériels du système, n’appartient pas exclu-sivement à l’un ou à l’autre de ceux-ci. Et il faut, en outre, que la ré-gion de l’espace où sera, à des instants successifs, une quantité don-née, quelconque et constante, d’énergie calorifique, ait ses limites va-riables avec continuité, ou incapables de prendre successivement deux positions sans avoir passé par toutes les situations intermédiaires ; car

156 Loc. cit., p. 8.157 Loc. cit., p. 8.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 153

une matière quelconque ne se déplace que de cette manière, ou pro-gressivement ».

La conception dynamique de la chaleur a cependant un caractère [149] qu’on ne peut plus accorder avec un schéma matérialiste ; c’est que la température, dans cette doctrine, ne saurait être attribuée à une molécule et à fortiori à un point isolé. Elle est devenue une fonction qui n’est déterminée que dans un volume assez grand ; elle ne peut être prise, comme au temps de Fourier, comme une fonction de point. En effet, si l’on voulait considérer un point ou même une molécule particulière, on verrait que son mouvement et par conséquent son énergie, affecte durant un instant très court « les phases et les vitesses les plus variées, tandis que la température sera quelque chose d’essen-tiellement indépendant de ces phases ». Un des caractères de cette no-tion sera sa répugnance aux variations brusques, soit dans l’espace, soit dans le temps. Elle est, si l’on ose dire, une fonction empâtée. Au-cune analyse ne peut en éclaircir les termes ; elle n’exprime qu’une moyenne dont on ne peut connaître les éléments, qu’une circonstance générale de mouvements complexes dont on ne connaît pas les lois détaillées. La température est ainsi liée, par le sommet, par l’extérieur, à la loi des grands nombres que, par une expression curieuse, M. Boussinesq présente comme une loi « à la fois rationnelle et expéri-mentale » 158, prenant ainsi une position éclectique entre ces physi-ciens, dont parlait Lippmann, qui tiennent cette loi pour rationnelle et ces mathématiciens qui la considèrent comme d’origine expérimen-tale.

Finalement la température n’est plus qu’une fonction de la force vive. C’est par l’équation des forces vives qu’on analyse le mieux le caractère dynamique de la chaleur. M. Boussinesq dans ses « Leçons synthétiques de Mécanique Générale » a signalé la pénétration excep-tionnelle du théorème des forces vives, comparé au théorème des quantités de mouvement et des moments, dans l’étude des mouve-ments intimes des corps. « Le grand avantage de l’équation des forces vives est... par la trace qu’elle conserve de circonstances intimes échappant aux autres équations, de suppléer et compléter celles-ci, quand le mouvement invisible de la matière se trouvent influer sensi-blement sur les phénomènes observables » 159.158 Loc. cit., p. 15.159 Leçons synthétiques de Mécanique générale, p. 116.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 154

[150]L’équation des forces vives nous permet, dans le problème qui

nous occupe, d’attribuer à la chaleur une notion quantitative éminem-ment propre à une étude mathématique. On rejoint alors, après les rec-tifications de base que réclame le nouveau point de vue, les équations traditionnelles de la propagation. M. Boussinesq les étudie avec minu-tie en se référant en toute occasion à leur sens énergétique. Dans cette voie, il établit leur rapport avec les doctrines des ondes lumineuses.

L’union de la chaleur et de la lumière, que les premiers auteurs, guidés par la spécificité des agents, avaient évincée, reprend ainsi son rôle dans la théorie élargie. Cette union trouve son explication dans les équations énergétiques. Une fois de plus, la base mathématique ré-vèle sa solidité et son ampleur.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 155

[151]

Étude sur l’évolution d’un problème de physique.La propagation thermique dans les solides

Chapitre XL’Hypothèse Cinétique

dans les solides et l’expérience.

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On n’a pas trouvé d’expérience cruciale entre la théorie du calo-rique et la théorie dynamique de la chaleur comme entre la théorie de l’émission et celle des vibrations dans le domaine de la lumière. L’agitation désordonnée que la théorie dynamique suppose ne peut se manifester pur aucune expérience directe ; entre autres, des interfé-rences d’ensemble sont impossibles à mettre en œuvre. Le cinétisme confus est mécaniquement inefficace. C’est une objection qu’on a souvent soulevée contre les théories cinétiques. Lamark écrivait dans ses « Recherches sur les causes des principaux faits physiques 160 : « J’observe que tout fluide, quelqu’agité qu’il soit, ne communique aux corps solides qu’il touche, qu’un mouvement de masse, et ne peut jamais produire aucun mouvement particulier dans les parties qui constituent ces corps... La raison en est simple et facile à saisir : en ef-fet comme les molécules des fluides sont libres, et qu’elles n’ont ja-mais plus de force dans leur mouvement que celle qui est relative à leur propre masse, elles ne sont jamais capables d’ébranler une molé-cule d’un solide, dans l’état d’agrégation, parce que celle-ci résiste à

160 LAMARCK, t. I, p. 180.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 156

la molécule libre, avec toute la force du solide entier ». La réciproque est vraie : entre le mouvement d’ensemble et te mouvement molécu-laire il n’y a aucune communication possible.

D’ailleurs le succès de la théorie cinétique des gaz n’entraîne pas ipso facto la nécessité d’admettre une théorie dynamique de la construction thermique dans les solides. Autre chose est d’examiner [152] un milieu sans liaison, dont la distribution est soumise unique-ment au hasard, comme est le gaz, et d’étudier un milieu extrêmement solidaire, dont la structure décèle une géométrie prodigue en détermi-nations, comme est le cristal. Au surplus, toutes les fois qu’on a pris des précautions pour bloquer la convection calorifique à petite portée qui paraîtrait éminemment susceptible de fournir un argument à la théorie dynamique, on s’est rendu compte de son peu d’influence. Ainsi Wachsmuth 161 immobilise par l’addition d’un peu de gélatine une couche liquide dont il étudie la conductibilité thermique. Cette conductibilité ne subit pas de variation sensible par cette addition. En examinant des huiles, Wachstuuth conclut de même que la viscosité paraît sans influence sur la conductibilité.

On ne peut espérer établir la suprématie de la théorie dynamique que par une plus grande cohérence théorique. Toutefois, si cette coor-dination pouvait s’étendre à des domaines entièrement nouveaux, on verrait s’affermir dans de grandes proportions l’hypothèse qui facilite cette extension. Quand un moyen d’explication manifeste son efficaci-té dans deux domaines très différents, il est bien près d’être pris comme le signe le plus prochain d’une réalité. On peut se rendre compte nettement de ce réalisme de la communauté phénoménale dans la conclusion du mémoire de Wiedemann et Franz sur la conduc-tibilité 162, cette conclusion est extrêmement rapide et par cela même elle semble aller de soi pour les auteurs. Comme ils ont établi expéri-mentalement que l’ordre des conductibilités thermiques pour les mé-taux est identique à l’ordre des conductibilités électriques, ils sont amenés à supposer une cause commune dont les deux conductibilités ne sont que des effets dans des domaines qui nous paraissent essen-tiellement étrangers. « Die Leitungsfähigkeinten der Metalle für Elek-tricität und Wärme steheneinander sehr nahe, und sind wahrscheinlich beide gleiche Functionen derselben Grösse. »161 Wied. Ann., 1893. t. 48, p. 158-179.162 Annales de Poggendorff, 1853, p. 531.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 157

C’est précisément par son application au domaine électrique que la théorie cinétique de la propagation calorifique a pu être [153] étendue aux solides. En acceptant cette théorie et en étudiant l’effet d’une dif-férence de température sur les électrons, on arrive à reconstituer et même à compléter la loi de Wiedemann et Franz. C’est une construc-tion qui est, à elle seule, une explication. Suivons-en brièvement le dé-veloppement dans l’article que M. Eugène Bloch a consacré à la théo-rie électronique des métaux 163. Si l’on établit en deux points d’un fil métallique une différence de température, l’énergie cinétique des électrons situés au point le plus chaud surpassant celle des électrons situés au point le plus froid, il y aura une diffusion des premiers vers les seconds, et par suite transport d’énergie cinétique interne qui appa-raît sous forme de chaleur. Cette diffusion est possible dans les corps solides eux-mêmes car, dit M. E. Bloch en une expression qui rappelle curieusement l’intuition du XVIIIe siècle, « les atomes forment une es-pèce de trame et d’éponge à l’intérieur de laquelle subsistent des vides ». Naturellement on n’attribue pas aux électrons des propriétés directement calorifiques. Ce serait reconstituer bien gratuitement la théorie du calorique au profit de l’électron. Les électrons n’agissent que comme des porteurs d’énergie.

Pour calculer ce flux d’énergie, on admet que les électrons se meuvent librement dans les métaux avec une vitesse qui dépend de la température absolue à la manière des molécules d’un gaz parfait. On tient compte seulement des chocs entre les électrons et les molécules, les chocs entre les électrons étant posés comme négligeables, en rai-son de la petitesse des masses engagées. On arrive ainsi à la formule de Drude qui donne le quotient des conductibilités thermique et élec-trique :

ks=43

αe

⎛⎝⎜

⎞⎠⎟2

T

e étant la charge électrique, α la constante universelle égale à 32

RN ,

3R2N

32

RN

avec R qui désigne la constante des gaz parfaits rapportée à

163 Voir Les idées modernes sur la constitution de la matière, p. l48 et suiv.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 158

la molécule-gramme, N la constante d’Avogadro, T la température ab-solue.

[154]Lorentz propose la même formule, mais il est conduit au coeffi-

cient numérique 8/9 au lieu de 4/3.Cette formule fait prévoir l’influence de la température sur le rap-

port de Wiedemann et Franz. À cet égard, l’expérience a révélé des désaccords de plus en plus grands aux très basses températures, de sorte que la loi ne peut guère être acceptée que comme une loi limite.

La voie constructive suivie pour établir la formule de Drude fonde en raison le rapprochement empirique des deux conductibilités. Comme le dit M. E. Bloch 164 : « Enoncée d’abord comme loi empi-rique — (la loi de Wiedemann et Franz) a trouvé dans la théorie élec-tronique des métaux sa première interprétation satisfaisante ». Mais elle a encore une importance plus décisive, puisqu’elle rend en quelque sorte l’hypothèse dynamique, en chaleur, solidaire des élé-ments électriques qui sont plus faciles à toucher expérimentalement.

Outre le simple rapprochement des conductibilités thermique et électrique, on a tenté une vérification en quelque sorte plus homogène par l’étude des milieux cristallins. On détermine, d’une part, les constantes thermiques par la méthode des ellipses de H. de Sénarmont ou par celle des isothermes brisés de Voigt et, d’autre part, les constantes électriques par le phénomène de Hall. « En supposant, dit M. F.-M. Jaeger 165, que l’on puisse toujours distinguer trois directions principales x, y, z, pour les phénomènes de conductibilité thermique et électrique dans les phases cristallines anistropes » on aura les rela-tions :

,, xkxs= yk

ys= zk

zsIl semble a priori qu’en s’adressant à un seul et même cristal, on

ait chance d’avoir des rapports encore plus solidaires qu’en examinant deux métaux différents, le cristal réalisant une première coordination qu’on peut penser affectée d’une manière semblable dans tous ses fac-

164 Loc. cit., p. 160.165 Archives des sciences physiques et naturelles, 1906, p. 243.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 159

teurs par les diverses conditions expérimentales. Dans certains cas ce-pendant, comme dans le cas [155] du fer oligiste, les écarts entre la théorie et l’expérience ont été sensibles. On peut répondre avec M. Jaeger que le fer oligiste étant, comme on le sait, un oxyde, le mouve-ment des électrons y est sûrement moins libre que dans les « vrais mé-taux ». Et c’est même là un sujet d’étude qui serait sans doute fruc-tueux.

Une fois de plus, on peut prévoir que le cristal fournira un instru-ment d’étude dans les domaines les plus variés. M. Jaeger reconnaît dans la position électronique du problème de la conduction un moyen possible de pénétrer dans l’intimité du cristal 166. « On peut se deman-der si les écarts observés (entre la théorie et l’expérience) sont dans un rapport quelconque avec les structures moléculaires des deux phases cristallines expérimentées (il s’agit du bismuth et du fer oligiste). Cela serait important à élucider. On pourrait être conduit par cette voie à fixer quelles sont les conditions spéciales du mouvement des électrons quand ceux-ci sont sous l’influence des molécules pondérables orien-tées régulièrement dans l’espace ».

[156]

166 Loc. cit., p. 253.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 160

[157]

Étude sur l’évolution d’un problème de physique.La propagation thermique dans les solides

CONCLUSION

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C’est en vain qu’on voudrait concentrer la pensée scientifique sur un objet séparé, et même sur un phénomène d’un ordre déterminé. Plus encore que la pensée commune, la pensée scientifique vit de rap-ports et elle ne peut connaître un phénomène qu’en l’incorporant à un système, ou du moins en le pliant aux principes d’une méthode. La description même — nous l’avons vu — n’est correcte et fine qu’après la formation d’éléments généraux mathématiquement coor-donnés. On n’aborde donc pas un problème sans apporter une philoso-phie. L’abbé Moigno présente en ces termes au public français le livre de Tyndall sur la chaleur : « J’estimerais grandement l’homme qui fe-rait du livre de la chaleur sa lecture habituelle et persévérante, il serait fort, très fort, philosophe à la fois et physicien ». Et Tyndall lui-même prolongeant l’ancienne unité de la « philosophie naturelle » écrit dans sa préface à la première édition 167 : « J’ai appelé la physique de la cha-leur une philosophie naturelle, sans vouloir bien entendu, restreindre ce mot philosophie à la question de la chaleur. En réalité cette restric-tion est impossible ; car la connexion de l’agent chaleur avec toutes les autres énergies ou forces de la nature est telle que, quand on l’a bien dominé, on domine en même temps tout le reste ». Sans doute les

167 TYNDALL, La Chaleur, p. XVIII.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 161

découvertes de Joule et de Mayer, en assimilant la chaleur à un mode de mouvement, accentuaient la portée philosophique d’une encyclopé-die calorifique telle que la réalisait l’ouvrage si riche de Tyndall ; mais le rôle vraiment universel de la chaleur devait, à quelque mo-ment que ce fût de l’évolution scientifique, suggérer des principes phi-losophiques.

[158]Au surplus devant l’évidente solidarité des problèmes on est

convaincu que l’énigme du monde se dévoilerait en totalité si nous pouvions en déchiffrer un terme.

Cependant cette solidarité serait, croyons-nous, plus claire si elle était en quelque sorte moins complète, si nous pouvions l’attribuer à un seul motif. Or, elle a, pour le moins, deux pôles : la méthode et l’objet, et nous avons vu, au cours des chapitres précédents, les mathé-matiques et l’expérience se développer tantôt par impulsion mutuelle, tantôt par leur propre force, d’une manière qui reste étrangement pa-rallèle. Qu’une méthode expérimentale, construite en quelque sorte sur le canevas du phénomène, arrive à dépasser légèrement le phéno-mène, à anticiper un peu sur sa conclusion, c’est ce qu’on pourra, à la rigueur, accorder. Mais qu’on puisse attacher à un phénomène particu-lier des symboles qui, par leur vie propre, permettront de découvrir d’autres phénomènes inconnus entièrement différents du phénomène initial, c’est ce qu’on ne sait pas justifier. Ainsi le problème de la phy-sique mathématique vient se perdre dans le problème traditionnel de la philosophie : comment la réalité peut-elle être analysée par la raison ? Et c’est peut-être sur le problème essentiel de la physique mathéma-tique que le philosophe étudierait avec le plus de fruit l’accord de la pensée et des choses.

Tant qu’on reste aux abords immédiats de la loi expérimentale, on peut espérer expliquer cet accord par des thèses empiristes : la pensée est servante. Qu’on accepte ensuite une épuration des notions, cela n’empêche pas encore que leur origine expérimentale reste plus ou moins visible et si l’on coordonne ces notions pour en faire un corps de doctrines, on peut sans doute déclarer qu’on a, peu à peu, résumé et généralisé l’expérience. Mais il semble bien que la méthode de la phy-sique mathématique aille beaucoup plus avant. En suivant le dévelop-pement d’un problème de physique, on assiste à une libération pro-

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 162

gressive de la pensée qui en vient toujours à substituer l’intuition à l’expérience visuelle, à se détacher des faits et à chercher une coordi-nation uniquement théorique. Si la théorie n’était qu’une organisation économique, si elle n’avait de règles qu’en vue de la commodité ou même de la clarté, elle travaillerait [159] sur les résultats expérimen-taux à la simple manière d’une mnémotechnie, elle serait solidaire des valeurs psychologiques plutôt que des valeurs rationnelles. Apte à économiser, elle n’aurait aucune force pour acquérir. L’examen histo-rique auquel nous nous sommes livré ne nous permet guère de nous li-miter à ces thèses. La théorie mathématique nous a paru inventive dans son essence, au point que, dans l’esprit d’un Lamé, l’invention est une méthode. Lamé vise toujours les « procédés d’invention ». À propos de la recherche d’un système orthogonal 168 il écrit : « Malgré tous mes efforts pour édifier, après la réussite de cette première mé-thode, une autre méthode de recherche qui pût conduire plus rapide-ment aux résultats trouvés, je ne suis jamais parvenu à donner à cette dernière l’apparence complète d’un procédé d’invention ». Ainsi à cô-té de l’invention réelle il y a une sorte d’invention logique qui a une force de conviction particulière. Il ne suffit pas d’avoir fait une heu-reuse trouvaille, il faut montrer qu’on devait nécessairement rencon-trer cette chance, à l’endroit rationnel, à un moment strictement déter-miné du mouvement dialectique ; il faut indiquer au lecteur comment il pourra revivre l’intuition créatrice, comment, en s’appuyant sur l’harmonie des idées, il découvrira l’harmonie des choses. C’est à cette condition que les procédés d’invention entreront dans la voie de l’objectivité. Le développement scientifique n’est pas un développe-ment simplement historique, une force unique le parcourt et l’on peut dire que l’ordre des pensées fécondes est une manière d’ordre naturel.

On pourrait accuser de témérité la prévision qui s’appuie plutôt sur une doctrine que sur des faits. Mais on est bien obligé de convenir que cette prévision qui part d’une mathématique réussit physiquement et qu’elle entre dans l’intimité du phénomène. Il ne s’agit pas d’une gé-néralisation, mais au contraire, eu devançant le fait, l’idée découvre le détail et fait surgir les spécifications. C’est l’idée qui voit le particu-lier dans toute sa richesse, par delà la sensation qui ne saisissait que le général.

168 Lamé, Leçons sur les coordonnées, p. 94.

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Une doctrine qui voudrait rester tout près du fait calorifique conduirait difficilement aux abstractions sur lesquelles les mathéma-tiques [160] travaillent utilement. M. Darbon a pu mettre en valeur cinq degrés d’abstraction entre le fait brut et la théorie qui l’explique. Or, en ce qui concerne les phénomènes calorifiques, c’est dès les pre-miers pas qu’on trouve le plus grand des obstacles. Comment arriver « à décomposer et à isoler des objets dans l’étendue et à distinguer et à fixer des états dans le devenir » ? Le sens thermique semble travailler à l’inverse de cette analyse. Il ne saisit qu’un donné déjà totalisé ; de toute la distribution calorifique objective, il n’enregistre qu’une résul-tante, pis, qu’un signal, car il s’émousse plus que tout autre sens. C’est grâce à l’aide apportée, dans des conditions bien difficiles à préciser, par la vue et le sens tactile que nous pouvons acquérir la notion de « sources » de chaleur et surtout de la pluralité des sources. La géomé-trie que donnerait le sens thermique serait en quelque sorte étouffée, sans solides, elle vivrait d’inégalités et de transitions. Autrement dit, le sens thermique nous met dès l’abord en communication avec le mi-lieu et non pas avec les sources plongées dans ce milieu. Comme nous faisons corps avec le milieu, l’objectivation est plus difficile que par-tout ailleurs. Calorifiquement parlant, l’objet n’a pas de limites, le phénomène n’a pas d’état. Les sens nous placent devant une généralité initiale qui offre bien peu de prise à l’analyse et par conséquent à l’abstraction. C’est donc par une activité de l’esprit entièrement constructive que nous pouvons préciser les phénomènes, puis les enri-chir.

On peut remarquer qu’à la naissance des doctrines scientifiques, le général retarde la découverte en donnant des confirmations faciles des hypothèses immédiates. Fontenelle observait que si deux explications d’un phénomène sont possibles, c’est le plus souvent celle qui tout d’abord semblait la moins naturelle qui est la bonne.

En réalité, une science du général sera d’abord une science superfi-cielle. Les esprits les plus distingués ont fait fausse route quand ils ont visé l’extension avant la compréhension. Quel plus bel exemple que celui de Lamarck écrivant, l’an II, un traité sur le feu entièrement ap-puyé sur les analogies les plus superficielles. Son principe épistémolo-gique paraît cependant prudent [161] entre tous 169. « Ce n’est point au défaut des faits qu’on doit rapporter la lenteur des vrais progrès de 169 LAMARCK, Recherches physiques, p. 6.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 164

cette science (celle du feu) ... mais la difficulté réelle que l’homme éprouve, lorsqu’il essaie de déterminer les lois de la nature, les quali-tés de la matière, les relations et les facultés des éléments, consiste es-sentiellement en ce qu’il ait présent à l’esprit l’ensemble de tous les faits contestés, afin de ne poser aucun principe qui puisse souffrir quelque part une contradiction manifeste ». Mais les faits ont tant de niveaux qu’il est bien difficile de généraliser à un même point de vue. C’est un fait que l’huile monte dans la mèche, c’est un fait que la cha-leur se développe dans la barre. Y a-t-il un principe commun aux deux phénomènes ? On l’a cru, on ne pouvait pas manquer de le croire dès qu’on considère l’idée comme la simple intégrale des faits, dès qu’on prétend généraliser sans principe généralisateur.

Mais acceptons cependant que le général puisse trouver l’occasion de sa rectification et qu’on arrive, par des abstractions correctes, à écarter la généralité de premier aspect pour toucher les éléments uni-versels de l’explication. Aura-t-on conquis le droit de lier ces élé-ments et d’adapter une mathématique à leur ensemble ? En d’autres termes, quand on aura épuré et schématisé l’expérience autant qu’on voudra, en admettant même qu’on ait isolé les caractères fondamen-taux du réel, restera toujours la même question : comment expliquer que la coordination mathématique corresponde à la coordination ca-chée des caractères que nous venons de distinguer par l’expérience ?

Quel est donc l’élément qui nous échappe dans l’expérience phy-sique et dont nous aurions besoin pour nous confier pleinement aux suggestions de la reconstitution mathématique du réel ? Il nous semble bien que ce soit uniquement la nécessité. La nécessité fonde bien la généralité mais l’inverse ne va pas de soi.

Cependant quand on regarde l’évolution de la généralité, sa lente et difficile formation à l’occasion d’un problème précis, cette généralité paraît distribuée sur une échelle si nettement hiérarchique que le plus général semble entraîner infailliblement [162] le moins général, au point qu’une logique de la généralité physique rejoindrait la logique de l’implication. Par exemple, en se référant à une expérience qu’on estime primitive, évidente, constante, bref absolument générale, on a pu parler d’un raisonnement expérimental par l’absurde. Ainsi Arago écrit dans son éloge sur Fourier 170 : « Personne ne doute, et d’ailleurs

170 ARAGO, Notices biographiques, t. I, p. 335.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 165

l’expérience a prononcé, que dans tous les points d’un espace terminé par une enveloppe quelconque entretenue à une température constante, on ne doive éprouver une température constante aussi, et précisément celle de l’enveloppe. Or, Fourier a établi que, si les rayons calorifiques émis avaient une égale intensité dans toutes les di-rections, que, si cette même intensité ne variait pas proportionnelle-ment au sinus de l’angle d’émission, la température d’un corps situé dans l’enceinte dépendrait de la place qu’il y occuperait : que la tem-pérature de l’eau bouillante ou celle du fer fondant, par exemple, exis-teraient en certains points d’une enveloppe creuse de glace. Dans le vaste domaine des sciences physiques on ne trouverait pas une appli-cation plus piquante de la célèbre méthode de réduction à l’absurde dont les anciens mathématiciens faisaient usage pour démontrer les vérités abstraites de la géométrie ».

Or, qualifier d’absurde une expérience, c’est refuser absolument une possibilité qui devrait pourtant rester toujours ouverte dans un monde que la généralité seule coordonnerait ; c’est relier a priori des éléments que l’on trouve unis a posteriori dans la nature ; bref, c’est s’approcher bien près de la solidarité parfaite que crée la nécessité. On pourrait peut-être voir dans la hiérarchie de la généralité qui se des-sine dans le réel, la première ébauche de la nécessité intelligible. Comme le dit M. Darbon 171 : « La généralité des relations que nous observons en fait dans la nature mérite d’être réputée comme le signe empirique d’une nécessité » ; sans doute, cette nécessité nous demeure cachée, nous ne pouvons pas remonter à la source où elle trouve son impulsion première ; mais sa force retentit dans son « signe ». Les ar-ticulations de la généralité, quand on les suit, [163] non pas dans la physique descriptive, mais dans la physique mathématique, nous com-mandent irrésistiblement. Le possible s’y révèle si complet qu’on a le sentiment de dominer le réel, de tenir sûrement le phénomène dans sa totalité quand on l’a saisi dans sa possibilité harmonique. L’analyse du réel peut travailler avec sécurité sur la synthèse homogène des pos-sibles.

Nous avons essayé de montrer qu’une des voies du progrès condui-sait à la conquête rationnelle de la complexité. Et même, loin d’être explicatif, le simple ne s’explique bien que si l’on détermine sa juste place et son rôle exact à l’intérieur du phénomène complexe. Il faut 171 DARBON, L’explication mécanique et le nominalisme, p. 98.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 166

toujours en venir — sous peine de graves erreurs — à supposer initia-lement toutes les possibilités du phénomène. Ainsi, nous avons vu que Fourier ne pouvait corriger la notion de conductibilité en introduisant après coup la variation de ce coefficient avec la température. Poisson dut reprendre le problème à sa source et partir du cas complexe. De même, tout l’effort d’un Lamé a été dans une position initiale des pro-blèmes suffisamment réceptive pour faire face à toutes les spécifica-tions, à toutes les réalisations,

Parfois, le succès d’une intuition éclaire les raisons de l’échec d’une intuition différente. On peut alors redresser l’intuition dé-faillante et après cette rectification retrouver les mêmes développe-ments mathématiques. C’est peut-être cette malléabilité de l’intuition raffinée qui a donné au philosophe l’impression du caractère provi-soire ou subalterne des hypothèses. Ainsi dans le court historique que Voigt a fait des principes de l’élasticité dans les cristaux, il oppose la nouvelle théorie des actions immédiates et la théorie moléculaire qui, en ce qui concerne le problème que nous examinons, correspond à l’intuition des mathématiciens, de Fourier à Lamé. Voigt montre très clairement les conditions de la rectification de l’hypothèse de l’action mutuelle entre molécules séparées 172, « si l’on ne se propose d’autre but, dit-il, que d’obtenir les lois élémentaires de l’élasticité sous une forme répondant à la réalité, on se déclarera satisfait par les résultats de la théorie des actions immédiates, sans demander pourquoi [164] l’hypothèse moléculaire conduit à des résultats inexacts. Mais si l’on tend vers une théorie générale et conséquente de la matière et que l’on ne perde pas de vue les résultats remarquables obtenus dans d’autres domaines à l’aide d’hypothèses analogues, on tiendra pour instructive la recherche des raisons qui les firent échouer en apparence dans le domaine de l’élasticité. Cette recherche montre que la théorie molécu-laire ancienne de l’élasticité part d’une conception fondamentale inuti-lement spécialisée à savoir l’hypothèse d’actions moléculaires cen-trales et ne dépendant que de la distance, et n’a échoué que pour cette raison. Une réflexion très simple sur le mécanisme de l’accroissement des cristaux aurait dû d’ailleurs convaincre de l’inadmissibilité de cette conception, car la formation régulière d’un cristal dans une dis-solution ou dans une masse fondue n’est compréhensible que si un moment directeur agit sur la particule qui va s’associer au cristal en

172 Rapports au Congrés international de Physique de 1900, t. I, p. 289.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 167

lui donnant une orientation parallèle à celles qui font déjà partie de l’édifice ». L’échange calorifique qu’on pose à l’origine du problème de la propagation de la chaleur est frappé du même déficit d’imagina-tion que la communication de la force dans l’élasticité. Les mots nous entraînent. Comment, dira-t-on, accepter qu’un « échange » se fasse autrement que le long de la droite qui joint les deux molécules entre lesquelles se fait cet échange, dès qu’on isole par la pensée ce couple unique, élément véritable, croit-on, de l’explication ? Et pourtant la preuve est faite qu’il faut en venir à envisager, pour ce qu’il y a de plus directement intuitif, pour l’impulsion, un potentiel de l’action mutuelle qui dépend de l’orientation, de manière que cette action pour deux molécules n’ait plus lieu suivant la ligne des centres. Le poten-tiel des flux de chaleur envisagé par quelques auteurs peut recevoir la même adjonction. Ainsi la pensée algébrique, plus libre et plus fine que l’intuition qui prend son point d’appui sur une expérience globale, peut suggérer des variations qui, après coup, reçoivent tant bien que mal un sens dans l’intuition.

Au surplus, si le schéma initial est trop resserré, le programme de la vérification restera pauvre. Cette vérification sera en quelque sorte unilatérale, elle manquera de cette confirmation [165] redoublée que donne un groupe vraiment organique de preuves réciproques. On res-tera dans le domaine de la validation pragmatique, bien difficile à dé-barrasser de ses éléments subjectifs. Par contre, quand nous voyons le phénomène s’éclairer à des points de vue les plus divers, l’élément géométrique travailler plus vite que l’expérience, la prévision dépas-ser en somme la connaissance, nous nous sentons sur le terrain solide de l’objectivité.

Une autre propriété des faits principaux, outre leur complexité, c’est la solidarité des éléments qui les constituent. Il y a des variables qu’on ne peut pas séparer, même hypothétiquement. Que ces variables soient en réalité fondues dans le phénomène, c’est ce qu’on accepte sans peine, mais que la théorie — qui n’est pour certains épistémo-logues qu’une méthode de classement, qu’un ensemble de proposi-tions hypothétiques — nous présente des schémas qui se refusent à l’analyse, c’est ce qu’il est plus difficile d’admettre. J. Bertrand a mis en lumière, sur un cas industriel, cette dépendance indissoluble des notions. En étudiant la condensation pendant la détente dans le cy-lindre d’une machine à vapeur, il est amené à se poser la question sui-

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 168

vante 173 : « Le constructeur d’une machine à vapeur doit-il, oui ou non, considérer la condensation pendant la détente comme favorable au travail ? La question semble nette. Elle l’est si peu qu’il est impos-sible d’y répondre. Si deux liquides, identiques pour tout le reste, dif-féraient en un point seulement, la vapeur de l’un se condensant pen-dant la détente, celle de l’autre conservant l’état gazeux, on pourrait demander lequel des deux, pour une même dépense de chaleur produit le plus de travail. L’avantage, nous l’avons prouvé, serait pour la va-peur qui ne se condense pas. Mais, l’hypothèse implique contradic-tion. La théorie lie les unes aux autres les propriétés d’une même va-peur il n’est pas permis, même hypothétiquement, d’en changer une sans toucher aux autres, cela est si vrai que, les autres propriétés de l’eau étant connues, la théorie a révélé la condensation... Ceux qui sans tenir compte de la condensation, avaient calculé l’effet utile comme si elle n’avait pas lieu, acceptaient [166] une formule que cette omission rend inexacte. Le résultat doit être rejeté, non corrigé ». Un fait adjoint, quelle qu’en soit l’échelle relative, peut modifier profon-dément le fait principal. L’analyse empirique peut omettre des possi-bilités endormies ; mais la synthèse théorique doit avoir pour premier soin de réserver la complexité jusqu’au terme de la construction.

Pour toutes ces raisons, le phénomène général qui est l’objet de la physique mathématique est placé en quelque sorte sur le plan de la possibilité. On implique dans son schéma initial non seulement ce que le phénomène présente de manifestement important, mais toutes les variables qui pourraient le modifier ; c’est l’avenir qui décidera si toutes les possibilités doivent être maintenues. Ainsi le fait est devenu en un certain sens moins empirique en devenant plus riche ; les carac-tères ajoutés, en augmentant les raisons de liaison, ont rendu ce fait plus prêt à la conciliation avec les éléments mathématiques, plus apte à suivre la déduction algébrique.

Mais d’un autre côté, on pourrait montrer que les principes qui règlent le développement de la théorie sont à quelques égards plus empiriques qu’il ne paraît d’abord. Prenons par exemple le principe de la conservation qui sous des formes diverses est l’âme de nos for-mules. En ce qui concerne les études calorifiques, ce principe était de-venu si intuitif que l’hypothèse de l’énergie s’est substituée à celle du fluide sans qu’on ait éprouvé la moindre tentation de changer la règle 173 J. BERTRAND, Thermodynamique, p. 217.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 169

de l’évolution ; n’est-ce pas la preuve de la valeur formelle de cette règle ? D’autre part, dira-t-on encore, le principe de la conservation calorifique a une force si singulière qu’il s’impose, encore que le schéma de la dispersion, de l’anéantissement, dût sembler expérimen-talement mieux approprié aux phénomènes. Aucun vaisseau ne peut garder le calorique, aucun procédé ne peut maintenir l’énergie calori-fique sous forme potentielle. Mais à regarder les choses de plus près on s’aperçoit que même dans son usage théorique ce principe ration-nel de la conservation ne peut se soutenir dans sa forme pure qui serait la conservation de la qualité et qu’on est obligé de lui adjoindre les principes nettement [167] expérimentaux d’équivalence. C’est ainsi qu’on totalise deux contraires : la chaleur se conserve et elle se dé-grade. L’expérience seule peut obliger à de telles conciliations. Si nous considérions l’électricité, nous verrions de même que le principe de la conservation de la quantité d’électricité n’est pas davantage a priori car on a d’abord admis tacitement le principe contraire. C’est ce que M. Marcel Brillouin fait remarquer 174 : « Critiquant la méthode de Davy et décrivant la sienne propre, Becquerel reconnaît, que ni l’une, ni l’autre n’est à l’abri de la perte d’électricité qui a toujours lieu quand l’électricité passe d’un conducteur dans un autre ». De même, l’idée de la conservation de la chaleur n’a pu s’affermir qu’à la longue. Certaines formes calorifiques telles que la chaleur rayonnante et la chaleur sensible n’ont trouvé leur unification que dans la théorie énergétique.

En résumé, quand on examine les rapports des notions expérimen-tales et des principes qui les lient, on s’aperçoit que les notions s’épurent par l’usage des principes mais qu’en échange les principes ne prennent leur forme générale que par une information répétée des notions. M. Brillouin a retracé la lente formation de la notion de cou-rant. Il nous montre Barlow recherchant avec le plus grand soin si l’action magnétique du courant est la même auprès des pôles de la pile et au milieu d’un long circuit, autant d’expériences qui n’auraient pas de sens si le courant était une notion première. Et M. Brillouin conclut 175 « Ne sont-ce pas là des exemples frappants de l’origine ex-périmentale des notions qui sont devenues tellement familières qu’on ne conçoit même plus qu’on ait pu en douter ? et pourquoi ? Simple-

174 Marcel BRILLOUIN, Propagation de l’Electricité, 1904, p. 19.175 Loc. cit., p. 21.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 170

ment parce que ces vérités péniblement conquises par de longues sé-ries d’expériences se sont condensées dans l’emploi d’un mot unique « courant électrique » et que l’unité de dénomination semble indiquer comme intuitive l’identité des choses que désigne ce nom unique ; illusion utile à l’enseignement élémentaire, mais profondément nui-sible à la philosophie de la science ».

[168]L’unification mathématique est de même ordre que cette unifica-

tion verbale ou plutôt, elle l’achève. On peut donc espérer garder jusque dans le développement des équations mathématiques la signifi-cation expérimentale des termes. D’autre part, les équations elles-mêmes mettent en jeu des principes qui ne sont pas indépendants de l’expérience. On s’explique donc jusqu’à un certain point que les ma-thématiques offrent un langage approprié à manier les éléments géné-raux que l’analyse scientifique des phénomènes a isolés. Mais notre étonnement subsiste tout entier quand nous voyons la physique mathé-matique que Cauchy appelle la physique sublime devancer l’observa-tion et prédire des lois qui affinent et prolongent les lois expérimen-tales.

Après avoir examiné le côté expérimentai de la question, transpor-tons-nous, pour essayer de nous rendre compte des conditions de la prévision théorique, sur le domaine purement mathématique.

Ce sens prophétique de la physique mathématique, d’heureuses prémisses ne suffisent pas à l’expliquer. Quand on assimilait la mé-thode mathématique à la méthode déductive, on pouvait plus facile-ment accepter que l’analyse, partie d’expériences correctement résu-mées, retrouvât et éclaircît des aspects phénoménaux primitivement obscurs ; on pouvait croire que le rôle des mathématiques se bornât à expliciter des notions laissées implicites dans l’expérience initiale. Mais depuis la critique de M. Goblot, on se rend compte qu’il faut faire une large part —dans les mathématiques qui découvrent, sinon dans celles qu’on enseigne, — aux procédés synthétiques et que l’al-lure vraiment féconde est celle de la construction. Cette force de syn-thèse ne réside pas seulement dans le jugement mathématique isolé, mais elle est l’âme de la liaison de ces jugements. Les notions formées par les jugements synthétiques a priori prennent place comme élé-

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 171

ments d’une nouvelle construction. Et cette pensée constructive va si loin qu’elle nous semble impliquer un véritable finalisme mathéma-tique. Le succès de la physique mathématique consacre ce finalisme plus complètement que toute autre doctrine [169] mathématique puisque ce succès assure la cohérence rationnelle en même temps que l’accord expérimental. Bien entendu, les règles de cette synthèse sont propres aux mathématiques ; à aucun moment, elles ne s’inspirent des liaisons du réel. La question reste donc plus aiguë que jamais : com-ment la construction peut-elle rejoindre la structure ?

Ce qui paraît avoir encore contribué à accentuer l’antinomie, c’est l’appareil formel dont s’est entouré la physique mathématique mo-derne. Comme les autres branches des mathématiques, la physique mathématique vient de traverser une période de mise au point où le souci de la rigueur a été la préoccupation dominante. Pour rester dans le problème unique qui nous a occupé tout le long de cet essai, bor-nons-nous à citer le beau travail de M. Edouard Le Roy sur « l’Inté-gration des Equations de la Chaleur » 176 qui contient tous les résultats obtenus par les analystes contemporains, en particulier par Poincaré et par M. Picard. M. Le Roy caractérise en ces termes la physique ma-thématique du XIXe siècle : « Préoccupés d’une idée qui régnait autre-fois, d’après laquelle une intégration n’était réputée faite que si l’on parvenait à découvrir la forme explicite de la fonction inconnue, les géomètres par qui fut inaugurée la Théorie de la chaleur ont employé dans toutes leurs recherches une méthode uniforme ; leur projet a tou-jours été, suivant l’expression de Lamé, de construire la solution d’un problème de physique à l’aide d’une série de solutions simples jouant le rôle d’éléments analytiques ». M. Le Roy se place à un point de vue différent. Son but, uniquement mathématique, est de déterminer les conditions dans lesquelles le problème de la propagation calorifique, pris dans des formes aussi générales que possible, peut être résolu. Il s’agit, en somme, comme dans l’Analyse moderne, de déterminer les théorèmes d’existence sans s’astreindre à fournir l’expression analy-tique des inconnues. Le problème de l’intégration de l’équation de Fourier généralisée que traite M. Le Roy n’est autre que le problème de Dirichlet, il faut prouver qu’on peut déterminer une fonction obéis-sant à une certaine [170] équation dans un domaine, quand on connaît ses valeurs aux frontières du domaine.

176 Voir Annales scientifiques de l’Ecole Normale, années 1897-1898.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 172

C’était là une tâche indispensable, mais son principal intérêt est de l’ordre des mathématiques pures. En s’appuyant sur les résultats obte-nus par les Analystes, on retrouve d’ailleurs, par déduction, les élé-ments que Lamé et Fourier posaient a priori et comme nous ne vou-lons qu’élucider la méthode de construction, nous pouvons toujours partir de l’intuition créatrice qui en fournit d’emblée les éléments. La substructure logique répond uniquement à un besoin rationnel ; on ne peut donc nous objecter la complication soudaine des questions qu’elle soulève et qui semble nous écarter des conditions toujours simplifiées que nous trouvons dans l’expérience. À les prendre comme l’évolution historique nous les présente, les deux termes que nous devons concilier sont plus prochains, ou si l’on veut, l’intuition créatrice reste l’intermédiaire tout désigné pour réunir la logique et l’expérience. On pourrait même atténuer l’antinomie en prolongeant l’intuition secrète d’un Fourier qui, nous l’avons vu, n’hésitait pas à donner l’être aux éléments analytiques utilisés pour la solution du pro-blème de physique mathématique.

Si l’on entrait dans cette voie, on intercalerait comme trait d’union entre la géométrie et le monde de la matière le réalisme géométrique ; entre la théorie des fonctions et le jeu des variables expérimentales, on poserait les êtres analytiques qui jouent un rôle tantôt purement algé-brique, tantôt nettement physique.

En effet, l’élément géométrique peut être introduit dans la science physique de deux manières bien différentes. On l’apporte manifeste-ment dans les lois qui touchent les ensembles, dans l’organisation des lois générales, dans l’expérimentation. On le trouve tout fait dans l’examen de certains détails, dans l’observation. C’est le cas surtout du cristal qui réalise, dans toute la force du terme, la géométrie.

Et il ne s’agit pas, dans ces derniers cas, d’une géométrie pragma-tique, susceptible de rendre plus clair ou phis commode l’exposé des lois. Certes, dans les phénomènes d’ensemble, il est de toute évidence que nos axes de coordonnées et toute la géométrie [171] qu’ils im-pliquent ne fait pas corps avec la matière en expérience ; ces axes constituent des liaisons de points de vue en quelque sorte essentielle-ment externes. Il en est différemment dans les cristaux, les axes tiennent vraiment à la nature de l’objet, ils sont préfigurés dans la ma-tière. Quand les formes cristallines coordonnent les uns après les autres les domaines qui, de prime abord, apparaissent comme les plus

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 173

divers, quand nous voyons le même canevas recevoir tous les dessins, comment hésiterions-nous à prendre pour marque de la fonction sub-stance le centre d’une convergence aussi extraordinaire des qualités. Si le signe de l’existence individuelle est la proxilité des caractères, le cristal existe et il existe géométriquement. Quand Goethe a conçu la « Urpflanze » la plante primordiale résultant de la différenciation de la « feuille transcendantale » il se vante de pouvoir exciter « la jalousie de la nature », car il peut construire une infinité de plantes qui, si elles n’existent pas, sont cependant « aussi vraies et aussi nécessaires que les plantes réelles » 177. Il semble que dans le cristal, on puisse de la même manière contempler le phénomène primordial, le phénomène-type, le phénomène-idée, Du cristal à l’être géométrique, il y a une plus courte distance que celle qui sépare le donné informe et la pensée rationnelle générale.

Des éléments qui, à première vue, paraissent jouir d’un caractère éminemment pragmatique, comme la symétrie, sont profondément gravés sous les formes les plus complexes dans le monde cristallin. Cette symétrie sera l’un des éléments dominants de l’instinct esthé-tique, de la création des formes, de l’organisation de la vie au point qu’on a pu dire qu’un organisme sédentaire doit avoir avantage à en-trer en contact avec le milieu ambiant dans le plus grand nombre pos-sible de dimensions, la multiplication des possibilités allant de pair avec l’accentuation des symétries 178. Et l’on s’étonne que l’insecte tra-vaille sur un plan géométrique ! L’alvéole ne peut-il au contraire four-nir une [172] illustration supplémentaire des forces de géométrisation naturelle ? Ce qui est géométrique est pratique ; aussi l’on comprend que par ce détour, on puisse développer — paradoxale réaction — un réalisme du pragmatique. En fait, les diverses formes cristallines semblent adaptées à réagir à des minima d’action, réalisant ainsi des maxima pragmatiques. De plus, le temps s’inscrit pour ainsi dire natu-rellement sur les réseaux cristallins, la propagation s’y joue avec une manière de rythme naturel. Nous avons vu, dans les équations aux dé-rivées partielles de la chaleur, l’équilibre des variations temporelles et spatiales se simplifier quand on appliquait ces équations à de véri-

177 Voir article TIBAL, Gœthe et les Sciences de la Nature, « Revue du Mois », février 1914, p. 249.

178 Voir JAEGER, Le Principe de Symétrie, 1925, p. 66, trad. fr.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 174

tables cristaux élémentaires, l’ordre et la place des surfaces du cristal facilitant les intégrations.

Cette facilité mathématique est liée au fait que le cristal est déter-miné par des conditions physiques énumérables. Les « fonctions de point » au sens de Lamé réclament, dans le cas général, une définition inépuisable ; c’est à peine si l’idée de continuité impose une limite à cette richesse surabondante. Au contraire, les propriétés cristallines les plus diverses, quels que soient les agents qu’elles mettent en jeu, sont entièrement solidaires de la forme géométrique. Les éléments de cette forme (faces et angles) sont donc très propres à fournir une analyse complète et adéquate des phénomènes ; ils constituent vraiment les paramètres naturels et peu nombreux de la réalité. C’est par leur considération qu’on peut espérer se rapprocher des développements analytiques où réussissent les conditions de linéarité, autrement dit, le cristal est construit sur un plan qui marque de traits nettement séparés les divers ordres de grandeur, il opère l’élimination correcte du détail.

Certes, le cristal le mieux construit ne réalise pas parfaitement son type. De même que l’une des moitiés d’une feuille de chêne n’est ja-mais exactement semblable à l’autre moitié, un cristal d’alun n’a ja-mais douze angles parfaitement égaux ; mais le jeu des coefficients numériques, qui individualisent un cristal d’alun particulier entre tous, est très faible. Le type reste évident. Malgré la diversité, nous n’hési-tons jamais à reconnaître une feuille donnée comme provenant d’un chêne, ni à déclarer [173] qu’un cristal d’alun est un octaèdre. « Nous arrivons même, dit M. Jaeger 179 à nous convaincre que si des circons-tances de plus en plus favorables se prêtaient au libre développement d’une feuille de chêne ou d’un cristal d’alun, ils tendraient de plus en plus vers cette forme idéale qui n’est qu’une création de notre esprit. C’est seulement aux formes idéales, abstraites, que s’appliquent nos considérations sur le principe de symétrie ; et c’est seulement aux re-présentations en quelque sorte idéalisées de la nature que s’adaptent les raisonnements mathématiques. En d’autres termes, nous disons que la nature assigne à la feuille de chêne ou de peuplier une symétrie bilatérale et que l’alun, de par sa nature même d’alun, doit cristalliser sous forme d’octaèdre ». Que manque-t-il donc aux formes cristallines réalisées pour désigner plus nettement les êtres géométriques ? Elles possèdent la répétition régulière, l’arrangement périodique, la 179 Loc. cit., p. 8.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 175

constance des relations dans l’ordre de grandeur. Le fait qu’un flotte-ment numérique perturbe des éléments ne peut masquer l’organisation de ces éléments. Dans le cristal, le détail ne déclasse pas ; l’accident y est nettement désigné en tant qu’accident, il laisse l’essence visible et entière. Entre les formes ainsi réalisées et les formes idéales et abs-traites dont parle l’éminent cristallographe, la correspondance est si étroite que nous n’hésitons pas à y voir la trace de ce réalisme inter-médiaire qui serait sans doute propre, si l’on pouvait seulement lui donner plus d’extension, à rapprocher les lois mathématiques et les lois expérimentales. Le souvenir d’un réalisme platonicien occupe d’ailleurs la pensée de M. Jaeger 180 : « Ceci suppose un univers abs-trait, image idéale d’un univers réel, imparfait et nous voilà bien près dans cette représentation mathématique des objets réels du spiritua-lisme de Platon et d’Aristote. On pourra remarquer que c’est seule-ment dans quelques cas, comme celui des cristaux par exemple, qu’on a pu réussir à donner une explication rationnelle des relations entre la structure interne et la forme extérieure ».

[174]L’évolution que nous avons retracée peut sans doute illustrer cette

conquête d’une géométrie réaliste intermédiaire. On peut ainsi arriver à joindre tout ce qu’il y a de constructif dans la pensée rationnelle et ce qu’il y a manifestement de général, de symétrique, de répété dans les faits. Le sens profond du progrès de la pensée physique va ainsi de l’homogène à l’organisé, de la barre au cristal.

Sous cette inspiration, la physique qui était d’abord une science des « agents » doit devenir une science des « milieux ». C’est en s’adressant à des milieux nouveaux que l’on peut espérer pousser la diversification et l’analyse des phénomènes jusqu’à en provoquer la géométrisation fine et complexe, vraiment intrinsèque.

Au surplus, dès qu’on considère les rapports des formes en se pla-çant à un point de vue déterminé — et tout agent, la chaleur en parti-culier, est susceptible de jouer ce rôle de corrélation — on s’aperçoit que le possible est limité. On lit les raisons de cette limitation dans le tout organique du phénomène. C’est un caractère qui est très suscep-tible de faire ressortir l’allure constructive de la physique mathéma-tique. Cette allure entraîne la primauté de l’organisation de l’expé-

180 Loc. cit., p. 9.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 176

rience possible sur la description de l’expérience réelle. Comme nous l’avons reconnu à plusieurs reprises, le mathématicien apporte le plus grand soin à saisir le phénomène avec toute sa marge de généralité, ou plutôt il prend garde de laisser ouvertes toutes les voies de généralisa-tion. Le fait qui sert de point de départ à sa recherche n’est pas retenu dans l’atmosphère de conditions où on le trouve, il est immédiatement entouré de toutes les possibilités de diversification ; autrement dit, on attribue aux variables du phénomène une sensibilité indéfinie, fort propre à la généralisation de l’expérience. Cette discussion préalable des conditions de possibilité est très marquée dans la cristallographie moderne. Après avoir été longtemps une étude a postériori qui s’occu-pait de quelques formes exceptionnelles réalisées dans les minéraux, la cristallographie est devenue une recherche a priori. Elle se présente maintenant comme un véritable dénombrement du possible qui permet de restreindre la géométrisation intrinsèque [175] des milieux. Elle dé-signe l’impossible, elle canalise l’observation par la prévision des formes, des symétries, des propriétés. Sans doute la réalité ne nous a pas encore livré tous ses modèles, mais nous savons déjà qu’elle ne peut en posséder un plus grand nombre que celui qui lui est assigné par la théorie mathématique des groupes.

Rien ne dit d’ailleurs que la forme extérieure soit un indice suffi-sant de la structure intime du réel alors même qu’on pourrait espérer avoir atteint la forme élémentaire de la molécule cristalline, l’élément de la construction. En effet cette forme ne résume pas nécessairement toutes les symétries du milieu puisqu’elle ne met en jeu que les phéno-mènes visuels et tactiles. La matière peut fort bien contenir des élé-ments préfigurés que des agents appropriés pourraient peut-être déga-ger. Sans doute c’est la forme extérieure qui nous enseigne la symé-trie ; mais cette symétrie commande à la fois au milieu et à l’agent. Parfois, c’est l’agent qui se plie au milieu, d’autres fois c’est le milieu qui s’informe sous l’effet de l’agent. Ainsi Séguin rappelle une obser-vation de Mitscherlich sur le sulfate de nickel et sur le séléniate de zinc à forme prismatique qui, exposés à la lumière du soleil, se trans-forment en cristaux octaèdres à base carrée sans qu’on puisse aperce-voir à l’extérieur aucune modification sensible ni sur les côtés ni sur les faces polies de ces cristaux « ce qui indique évidemment, dit Sé-guin, que dans les corps solides les molécules n’ont pas de positions fixes, mais qu’elles peuvent changer de place et passer successive-

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 177

ment par des états d’agrégation entièrement différents les uns des autres » 181. L’on peut donc dire que la matière travaillée par des agents est plus riche de symétrie que la forme extérieure.

C’est par l’interférence des domaines de symétrie réalisée par l’ac-tion des divers agents se propageant dans les milieux cristallins que l’on peut espérer faire apparaître des phénomènes nouveaux. C’est ce qu’indique Pierre Curie dans une courte note 182 : « Les corps cristalli-sés peuvent être divisés en trente-deux [176] groupes si l’on considère seulement la symétrie et la forme extérieure ; mais la théorie prévoit pour la structure interne de ces substances, deux cent trente types de symétrie distincts. Si tous ces types se trouvent réalisés dans la nature, c’est pour les physiciens une véritable richesse, car ils ont alors à leur disposition deux cent trente milieux doués de symétries différentes ».

On a dit qu’une théorie n’est qu’un principe de classification en prétendant par là cantonner l’explication scientifique dans un véritable nominalisme. Une classification qui décrirait les phénomènes phy-siques en fonction des milieux cristallins deviendrait cependant claire-ment et manifestement solidaire d’une réalité. On ne voit guère com-ment on pourrait lui refuser le nom de classification naturelle. Cette théorie trouverait coordination et unité dans les principes de la seule symétrie, tout en touchant à la diversité vraiment exacte, vraiment ré-duite à ses éléments réels. Quand on songe enfin que cette diversité se déploie d’accord avec les mathématiques, l’idée s’impose encore da-vantage que le cristal est bien l’élément le plus propre à concilier les besoins rationnels et les enseignements de l’expérience. Il est la pre-mière et la plus simple réalisation de la géométrie.

Le cristal est donc éminemment propre, après avoir été l’objet de l’explication à fournir un élément de l’explication. A première vue, on peut être tenté de refuser le nom d’explication à une méthode qui ré-fère l’objet à l’objet. Il semble qu’une géométrisation totale et libre en utilisant des éléments plus simples et plus généraux, caractérise une explication plus apte à relier la pensée, prise à son principe, et l’expé-rience la plus complexe. Cependant, à notre sens, cette géométrisation manquera toujours de cette nécessité interne si nettement inscrite dans

181 Note à la traduction de la Corrélation des forces physiques de Grove, p. 309.

182 Pierre CURIE, Œuvres complétez, p. 120.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 178

les systèmes cristallins. Tout compte fait, il y aura plus d’avantage à penser cristal ou molécules symétriques qu’à penser angle et distance. La cellule physique résulte d’une organisation où la géométrie et l’arithmétique ont un rôle réglé par le principe expérimental de symé-trie. Une fois qu’on a saisi cette organisation dans son idée, il reste à penser les lois des agents, les phénomènes d’ensemble en fonction de cette cellule. Il y a donc [177] place pour une explication à deux temps. Mais le deuxième temps qui va de la cellule à l’ensemble jouit de ce remarquable privilège que la cellule est déjà un objet réel. Fina-lement la réalisation intermédiaire participe des extrêmes qu’elle relie. Dès lors, si dans l’explication scientifique il faut toujours partir d’un fait, pourquoi se refuserait-on à accepter comme point de départ la réalité dans son aspect symétrique, organisée par le principe de raison suffisante, prise dans les modèles où elle essaie ses forces de géomé-trisation ?

En ce qui concerne la propagation calorifique, on n’a guère conti-nué l’effort de Lamé qui tendait à minimer le problème pour la can-tonner au niveau du cristal élémentaire, dans la région où l’on a le plus de chance de déterminer les propriétés géométriques de la ma-tière et le comportement des agents. La conception cinétique, en pla-çant l’explication dans le domaine des moyennes rendait bien difficile cette diminution d’échelle. Néanmoins il n’est pas impossible que les réactions calorifiques soient par la suite décelées au niveau de l’atome.

De toute manière, c’est en acceptant dès l’infiniment petit les ca-ractères empiriques les plus nombreux, les plus généraux, qu’on at-teindra à l’explication la plus ample. Si l’on admet que l’intelligibilité en soi n’a pas de sens, mais qu’on ne peut parler que d’une intelligibi-lité en fonction d’un domaine d’explication, à l’égard d’un matériel admis une fois pour toutes, on comprendra l’intérêt qu’il y a à partir d’un système d’éléments assez riches pour réserver un maximum de possibilité. En fait, nous avons vu la grande importance du schéma initial de l’échange calorifique infinitésimal. Nous avons constaté en outre qu’on rectifie mal ce schéma quand on prétend le corriger en cours de route, suivant les besoins d’une expérience qui s’affine. C’est dès le premier abord que le schéma doit s’adapter aux milieux diffé-renciés telle que la réalité nous les offre. Les recherches en milieux homogènes ou plutôt en milieux compensés peuvent paraître d’une

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 179

clarté plus évidente ; elles se développent cependant physiquement parlant, sur un plan nettement factice. L’homogénéité du milieu est déjà dérangée par l’agent qui s’y propage. Elle ne peut donc être po-sée que par un cercle vicieux ; [178] du même, l’autre ne peut surgir. Pour maintenir cette homogénéité il faut étouffer des variations. On duit donc attaquer l’énigme où elle réside : dans l’infiniment petit. La Nature fait le cristal, elle organise le phénomène infinitésimal, elle fixe la différentielle de la propagation, liant ainsi l’élément de temps à l’élément de matière. Elle laisse ensuite au hasard la charge de faire un univers.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 180

[179]

Étude sur l’évolution d’un problème de physique.La propagation thermique dans les solides

INDEX DES NOMS PROPRES

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Abel, 127.

Amontons, 7, 8.

Ampère, 127.

Arago, 33, 162.

Aristote, 134-173.

Bacon, 8.

Barlow, 167.

Becquerel (Ed.), 167.

Becquerel (Jean), 123.

Berget, 56.

Bertrand (Joseph), 94, 98, 110, 144, 145, 165.

Binet, 55.

Biot [25 à 32], 49, 115.

Black, 16, 17, 18.

de Blainville, 55, 70, 71.

Bloch (Eugène), 153, 154.

Boerhaave, 12.

Bouasse, 96.

Boussinesq, 97, 117. 118, 129 [133 à 150].

Bragg, 100.

Brillouin (Marcel), 167.

Broussais, 55.

du Buat, 138.

Cauchy, 105, 119, 127, 168.

Cavendish, 17.

Chappuis, 56.

Chasles, 93, 131.

Chwolson, 97, 133.

Clapeyron, 110.

Comte (Auguste), 33 [55 à 72], 88.

Cousin (Victor), 56.

Crawford, 16.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 181

Curie (P.), 101, 102, 175.

Darbon, 60, 160, 162.

Darboux, 35.

Darwin, 100.

Davy, 167.

Debye, 100.

Descartes, 134.

Despretz, 32.

Dirichlet, 169.

Drude, 153, 154.

Duhamel, 70 [89 à 93], 97, 103, 105, 108, 112, 117, 121, 130.

Dulong, 11, 64.

Dupin, 131.

Esquirol, 55.Euler, 70.

Farenheit, 16.

Fontenelle, 160.

Fourier, 16, 29 [33 à 72], 73, 79, 86, 87, 88, 90, 91, 95, 97, 108, 109, 110, 111, 118, 119, 126, 127, 149, 162, 163, 169, 170.

Franz, 32, 84, 97, 152, 153, 154.

Fresnel, 74.

Gauss, 105.Goblot, 87, 168.

Goethe, 171.

Goursat, 52.

s’Gravesande, 12.

Grove, 175.

Haüy, 33, 104.

Ingen-Housz, 95.

Irvine, 16.

[180]

Jacobi, 127.

Jaeger, 154, 155, 171, 173.

Jannettaz (Edouard), 98, 99.

Junnettaz (Paul), 99.

Joule, 157.

Lagrange, 33.

Lamarck, 57, 151, 160, 161.

Lambert, 15, 16, 29, 62.

Lamé, 47, 70, 93, 95 [103 à 132], 133, 134. 159, 163, 169, 170, 172, 177.

Langberg, 32.

Laplace, 23, 33, 34, 105, 124, 125.

Lavoisier, 21, 23, 24.

Legendre, 33, 126.

Lehmann (Otto), 116.

Lemeray, 23.

Le Roy (Edouard), 169.

Lippmann. 149.

Lodge, 117.

Lorentz, 154.

Mach, 11, 62.

Malus, 33.

Maxwell, 17, 53, 54, 75, 113.

Mayer, 157.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 182

Mitscherlich, 95, 175.

Moigno, 157.

Musschenbroek, 14, 30.

Navier, 55.

Newton, 12, 17, 27, 28, 31, 35, 56, 64, 99, 134.

Ostrogradski, 110, 111.

Petit, 11, 64.

Pfaff, 95.

Picard (Emile), 169.

Platon, 173.

Poincaré, 64, 75, 169.

Poinsot, 55, 93.

Poisson, 71 [73 à 88], 89, 90, 91, 95, 105, 108, 109, 110, 111, 118, 127, 163.

Poncelet, 131.

Regnault, 101.

Renouvier, 56, 60.

Richinann, 13, 14. 15.

Riggentbach, 15.

Rumford, 30.

Savart, 95.

Sehulze, 96, 97.

Seguin, 175.

de Sénarmont, 70, 94, 95, 96, 98, 99, 100, 101, 102, 154.

Socquet, 18, 19, 21, 22.

Sorel, 97, 117.

Steiner, 131.

Stokes, 97.

Tibal, 171.

Thiry, 51.

Thompson (S.-P.), 117.

Tyndall, 157.

Verdet, 18.

Villat, 51.

Voigt, 96, 97, 120, 121, 154, 163.

Wachsmuth, 152.

Wedgewood, 31.

Weyl, 123.

Wiedemann, 32, 84, 97, 99, 152, 153, 154.

Wilke, 16.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 183

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Étude sur l’évolution d’un problème de physique.La propagation thermique dans les solides

Liste des principauxouvrages cités

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BIOT — Traité de physique expérimentale et mathématique, 1816, Paris.

_____, Mémoire sur la propagation de la chaleur et sur un moyen simple et exact de mesurer les hautes températures. Journal des Mines, An. XIII, t. XVII.

BLACK. — Vorlesungen über Chemie. Trad. allemande de Crelle. Hambourg, 1804.

BOUSSINESQ. — Leçons synthétiques de mécanique générale. Gau-thier-Villars

_____, Traité analytique de la chaleur mise en harmonie avec la thermodynamique et avec la théorie mécanique de la lumière, t. I, 1901 ; t. II. 1903. Gauthier-Villars.

CHWOLSON. — Traité de physique, t. III, 1er fascicule. Hermann. COMTE. — Cours de philosophie positive, 1907. Schleicher.

DARBON. — L'explication mécanique et le nominalisme, 1911. Al-can.

DUHAMEL. — Mémoire. Journal de l’Ecole polytechnique, 1832, t. XIII.

_____, Mémoire. Journal de Liouville, 1839.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 184

FOURIER. — Œuvres publiées par G. Darboux, t. I, 1888 ; t. II, 1890. Gauthier-Villars.

JANNETTAZ (Edouard). — Thèse « Sur la propagation de la chaleur dans les corps cristallisés », 1873.

Lamé. — Leçons sur la théorie analytique de la chaleur. 1861. Pa-ris.

_____, Leçons sur les coordonnées curvilignes. Paris._____, Leçons sur les fonctions inverses des transcendantes et les

surfaces isothermes, 1857. Paris.LAVOISIER. — Traité élémentaire de chimie, 2e éd., 1793. Paris.MACH. — Die Principien der Wärmelehre, Leipzig, 1896.MAXWELL. — La chaleur. Trad. Mouret. Gauthier-Villars.POISSON. — Théorie mathématique de la chaleur, 1835. Paris._____, Mémoire publié en supplément de la Théorie mathématique

de la chaleur, 1837. Paris.RIGGENBACH. — Historische Studie über die Grundbegriffe der

Warme-fortpflanzung, 1884. Basel.[182]

De Sénarmont. — Mémoire sur la conductibilité des substances cristallisées pour la chaleur. Annales de Chimie et de Physique, 1847.

_____, Deuxième mémoire sur la conductibilité des substances cristallisées pour la chaleur. Annales de Chimie et de Physique, 1848.

_____, Expériences sur les modifications que les agents méca-niques impriment à la conductibilité des corps homogènes pour la chaleur. Annales de Chimie et de Physique, 1848.

SOCQUET. — Essai sur le calorique, 1801. Paris.VERDET. — Conférences de Physique, t. IV. Masson, 1872.VOIGT — Mémoire. Journal de Physique, 1898._____, État actuel de nos connaissances sur l’élasticité des cris-

taux. Rapports présentés au Congrès international de Physique de 1900, t. I. Gauthier-Villars.

____________________

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 185

On trouve une bibliographie très complète dans les ouvrages de RIGGENBACH, de VERDET, de CHWOLSON, contenus dans la liste pré-cédente.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 186

[183]

Étude sur l’évolution d’un problème de physique.La propagation thermique dans les solides

Table des matières

Préface [1]

Chapitre I. La formation des concepts scientifiques au XVIIIe siècle [7]

Chapitre II. L’expérience et le calcul de Biot [25]

Chapitre III. Le problème de Physique mathématique dans Fourier [33]

Chapitre IV. A. Comte et Fourier [55]

Chapitre V. L’intuition et la construction de Poisson [73]

Chapitre VI. Duhamel : Les premières équations relatives aux milieux cristal-lins [89]

Chapitre VII. Les recherches expérimentales dans les milieux cristallins [94]

Chapitre VIII. La synthèse mathématique de Lamé [103]

Chapitre IX. M. Boussinesq : L’hypothèse de la nature dynamique de la chaleur dans le problème de la propagation [133]

Chapitre X. L’hypothèse cinétique dans les solides et l’expérience [151]

Conclusion [157]

Index des noms propres [179]

Liste des principaux ouvrages cités [181]

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 187

[184]

L’HISTOIRE DES SCIENCES

TEXTES

Claude BERNARD. Leçons sur les phénomènes de la vie communs aux ani-maux et aux végétaux. Préface de Georges Canguilhem. In-8 de 452 pages avec 45 figures.

C. Linné. L’Équilibre de la nature. Traduction de Bernard Jasmin, introduc-tion et notes de Camille Limoges. In-8 de 172 pages.

G. W. LEIBNIZ. Marginalia in Newtoni Principia Mathematica. In-8 de 128 pages.

Les nouvelles Pensées de Galilée, par Marin Mersenne. Édition critique par P. Costabel et M.-P. Lerner. 2 vol. in-8 de 320 pages.

Thomas HOBBES. Critique du De Mundo de Thomas White. Édition critique par J. Jacquot et Harold Whitmore Jones. In-8 de 546 pages.

G. BACHELARD. Étude sur l’évolution d’un problème de physique : la propa-gation thermique dans les solides. Préface de A. Lichnerowicz.

ÉTUDES

Courtès (F.). La raison et la vie. Idéal scientifique et idéologie en Allemagne de la Réforme jusqu’à Kant. In-8 de 320 pages.

Koyré (A.). Chute des corps et mouvement de la terre de Képler à Newton.

LENOBLE (R.). Mersenne ou la naissance du mécanisme. In-8 de LXV-634 pages.

ULMANN (J.). De la gymnastique aux sports modernes. Histoire des doctrines de l’éducation physique. In-8 de 444 pages avec 4 planches hors-texte.

IMPRIMERIE A. BONTEMPS. LIMOGES