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1 Suicide annoncé d’une espèce Manifeste pour la survie de l’humanité Dédicace : Je dédie ce livre aux résistants, connus ou inconnus, et j’émets le souhait qu’ils deviennent de plus en plus nombreux afin que l’humanité survive et grandisse harmonieusement avec la Terre. Un essai de Christophe Thro

Un essai de Christophe Thro...2 Introduction Chapitre 1 : Indignez-vous ! Première partie : Les transformations contemporaines sont issues de choix historiques Chapitre deux : premiers

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Page 1: Un essai de Christophe Thro...2 Introduction Chapitre 1 : Indignez-vous ! Première partie : Les transformations contemporaines sont issues de choix historiques Chapitre deux : premiers

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Suicide annoncé d’une espèce

Manifeste pour la survie de l’humanité

Dédicace : Je dédie ce livre aux résistants, connus ou inconnus, et j’émets le souhait

qu’ils deviennent de plus en plus nombreux afin que l’humanité survive et grandisse

harmonieusement avec la Terre.

Un essai de Christophe Thro

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Introduction

Chapitre 1 : Indignez-vous !

Première partie : Les transformations contemporaines sont issues de choix

historiques

Chapitre deux : premiers développements de l’humanité

Chapitre trois : l’exploitation de l’homme par l’homme

Chapitre quatre : les nouvelles formes d’esclavage

Fumer c’est devenir un esclave

L’impitoyable mécanique mise en place par l’industrie pharmaceutique,

ou comment imposer la consommation quotidienne de médicaments

Un défilé paramétré de prêt à prescrire

Seconde partie : Démographie, agriculture et alimentation : le mythe du « toujours plus »

Chapitre cinq : L’agriculture industrielle : « Lorsque nous allons manger, il ne faudrait plus dire « bon appétit » mais « bon courage » (Pierre Rabhi)

Le territoire Le rendement agricole Les végétaux : OGM, monoculture et semenciers

Les risques pour l’environnement Les risques pour la santé Les risques pour les agriculteurs Les semences végétales ou l’extinction des variétés alimentaires

Chapitre six : L’élevage intensif : des camps de concentration pour rassasier les hommes

Déforestation et désertification Invasion biologique et appauvrissement génétique L’élevage intensif entraîne des répercussions directes mais aussi indirectes sur l’environnement

Pollution de l’air Pollution de l’eau.

L’élevage intensif et les problèmes de santé publique : une bombe à retardement.

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La dépendance économique des éleveurs : en attendant les animaux GM. La souffrance animale : « Ne faites pas aux autres ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fasse » (Evangile selon Matthieu, chapitre 7).

Inefficacité économique de la production de viande : quelques chiffres.

Chapitre sept : Les produits transformés rapportent (des) gros ou les dérapages de l’industrie alimentaire

Les graisses Les sucres Le sel L’aspartame et le glutamate

L’aspartame

Le glutamate

Additifs, auxiliaires technologiques et arômes Les autres additifs Les auxiliaires technologiques Les arômes

Chapitre huit : Le gaspillage est le prix de l’abondance :

« Le temps du monde fini commence » (Paul Valéry)

Les matières premières minérales ne sont pas renouvelables

Les énergies fossiles Les sables bitumineux

Les schistes bitumineux et gazeux

Les métaux et autres matières minérales Les matières plastiques

Troisième partie : La tentation de l’extinction

L’anthropocène et le septième continent Chapitre neuf : Quand l’Homme devient le destinataire final de ses propres déchets

La pollution chimique s’est installée dans nos cellules Les POP (polluants organiques persistants)

Dioxines et pyralène La dioxine Les PCB ou BPC (biphényles polychlorés)

Les pesticides Les métaux Le plomb Le mercure

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Le thiomersal Les amalgames dentaires Les ampoules basse consommation

L’aluminium Les perturbateurs endocriniens

Peut-on encore boire de l’eau sans crainte ?

Les pollutions de l’eau La domestication de l’eau

Les très grands barrages Des fleuves artificiels pour assurer l’irrigation intensive

Lorsque l’eau devient un instrument de contrôle La géopolitique de l’eau L’eau potable va-t-elle être captée par les multinationales ?

Chapitre dix : Quelques conséquences de l’exploitation de l’énergie nucléaire

Nucléaire et militaires

Le secteur civil de l’exploitation de l’énergie nucléaire

Les accidents nucléaires : « Lorsque vos ennemis ont raison ou sont

trop forts, ne les affrontez pas. Utilisez encore et encore la calomnie ».

Adolf Hitler.

Les déchets nucléaires : une histoire sans fin

Chapitre onze : La suprématie de la race humaine

L’appauvrissement de la diversité des espèces vivantes

L’uniformisation des sociétés humaines Tous les peuples n’ont pas les mêmes droits à l’existence

La disparition des langages. La standardisation de l’homme

Conclusion : Vers un nouveau paradigme ? Postface

Sources

Bibliographie

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Introduction

L’espèce humaine va disparaitre et elle sera l’unique

responsable de son anéantissement. Cet essai est comme un cri,

l’expression terriblement angoissée d’un anonyme « roseau pensant »,

témoin conscient de l’inévitable tourmente qui s’apprête à le balayer, lui

et ses semblables. Un cri d’effroi semblable à celui qu’Edvard Munch a

su transmettre dans son tableau le plus célèbre. Mais à cette anxiété

individuelle s’inscrivant en profondeur dans l’énergie de vie déployée

par sa tribu depuis des temps immémoriaux vient s’associer une

troublante couleur écarlate inondant les cieux. Peut-être s’agit-il du

jaillissement éruptif et impétueux de la colère, l’expression du courroux

de notre planète pillée et blessée, mais aussi la tonalité qui illustre l’une

des phases caractérisant l’approche du trépas, le refus de la mort de

son espèce. (* Note : Les travaux d’Elisabeth Kübler-Ross ont

démontré que l’approche de la mort d’un individu se caractérise par 5

phases : le choc ou le déni, la colère, le marchandage, la dépression et

enfin l’acceptation). Et même si la fin de la vie, qu’elle soit individuelle

ou qu’elle concerne l’ensemble d’une espèce, constitue

intrinsèquement l’une des étapes de l’existence, il me semble que

l’humanité est encore bien trop jeune pour disparaître. L’incroyable

faculté de la conscience de soi et du monde que possède notre espèce

n’en est encore qu’aux balbutiements d’un jeune enfant, aux premiers

pas vacillants d’un petit d’homme. Mais tels ceux d’un enfant

narcissique privilégiant le plaisir immédiat, un certain nombre de nos

choix collectifs a des conséquences désastreuses. Cri, éruption,

éructation, fulmination, qu’importe la forme lorsque le constat est

radical.

Ce livre n’est en aucun cas un catalogue descriptif des exactions

humaines, car si tel devait être le cas, il devrait prendre la forme d’une

encyclopédie en plusieurs volumes. Il n’est pas non plus un manifeste

désespéré ou l’expression d’un catastrophisme inéluctable. L’horizon

des événements menant à l’autodestruction de l’humanité se

rapproche, mais l’échéance de la disparition de l’homme pourrait à

nouveau reculer à la condition d’accepter de reconsidérer radicalement

des aspects tant individuels que collectifs de nos comportements.

En deux cents ans, l’homme a fait un bond évolutif et

technologique stupéfiant. Mais il a aussi exploité des ressources

naturelles qui ont mis des centaines de millions d’années à se former,

et il a découvert ou inventé des objets, produits et organismes

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suffisamment dangereux pour tuer un pourcentage significatif de sa

propre espèce.

Dans la Bible, Dieu a façonné l’Homme à son image.

Actuellement, l’homme façonne la planète Terre à son image. Nous

sommes soumis à notre propre volonté de pouvoir, de puissance

(individuellement et collectivement) grâce à l’intelligence et à la

conscience de soi que nous avons acquis au terme d’une évolution qui

a duré des millions d’années, et l’homme-enfant ambitionne de croire

qu’il devient l’égal des dieux.

Osons regarder en face ce que nous faisons de cet immense pouvoir.

Chapitre un : Indignez-vous !

Il a fallu qu’un remarquable vieil homme sorte de sa retraite pour

que des milliers d’individus se lèvent enfin pour exprimer leur intuition

que le monde tel que nous le connaissons se meurt et qu’il faut réagir

avant l’irréversible. N’est-il pas ironique qu’un homme si proche de la

mort, propose des solutions de vie ? L’humanisme, la philosophie,

l’amour de l’homme et de la vie, l’amour, l’amour qui se confrontent à la

destruction, l’autodestruction, la névrose de groupe.

Vieux débat d’intellectuel pontifiant détaché de la réalité du

commun des mortels qui doit travailler chaque jour, payer ses factures,

essayer d’éduquer ses enfants, régler sans cesse des problèmes de la

vie quotidienne, petits et grands, s’amuser dès que possible pour

surtout ne pas penser ? Je vous laisse individuellement le soin et le

choix d’en juger en interpelant le miroir de votre être profond, celui dont

la justesse se révèle lorsqu’on réussit à traverser les voiles et les murs

érigés par les pensées et les peurs obscurcissantes.

Stéphane Hessel ne fut pas le premier à prendre conscience que

quelque chose ne tourne pas rond sur notre planète. Par contre il a

connu les horreurs de la Seconde guerre mondiale, et il a fait le choix

de résister. Ses yeux ont vu la mort et les camps, sa chair a été

brutalisée par les nazis, il a expérimenté très directement les petites et

grandes cruautés de certains de ses semblables. Il savait donc

reconnaître à l’avance les signes annonciateurs des orages à venir, et il

fit ce qu’il a toujours fait : résister.

Pour le moment je me refuse à citer d’autres noms de résistants

et autres « lanceurs d’alerte » bien connus pour ne pas être

immédiatement catalogué et rangé dans une boîte dont on refermera

bien vite –trop vite- le couvercle. Dès lors que l’on aborde certains

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sujets, ou que l’on évite la simplification, la sanction sera souvent la

même : le rejet. Alors, si vous ne voulez pas être dérangés, placés face

à des sujets inconfortables, réfléchir un minimum par vous-même, ne

lisez en aucun cas ce qui va suivre et je vous souhaite une bonne vie,

et une bonne mort. Comme un banc d’anchois au milieu d’un groupe

d’otaries.

La complexité : Chaque individu pourra éprouver trois réactions

de base face à tout évènement, émotion, lecture, et en général à toute

forme de manifestation : l’accord, le rejet ou l’indifférence. Si par

exemple je déclare que nous sommes des animaux, je vais susciter ces

trois réponses auprès de différents lecteurs, dans des proportions

diverses. Ceci pour les réactions individuelles. Ensuite, si certains

lecteurs se réclament d’une philosophie, d’une approche religieuse ou

d’une école de pensée particulière, ils s’ingénient à confronter cette

idée avec leur système de pensée de référence. Ce qui va entrainer à

nouveau un accord, un rejet ou l’indifférence. Et dans une très vaste

mesure, il y a adéquation entre la réponse individuelle et l’appartenance

à un groupe social ayant des idées catégorisées. J’enfonce une porte

ouverte ? Allons reprendre un peu l’exemple précédent : l’homme est

un animal.

Pour un marxiste ou un communiste, que l’homme soit un animal

ou pas est totalement indifférent. Les principaux centres d’intérêts de sa

doctrine se situent ailleurs, dans la notion de classe sociale par

exemple, et par extension dans la lutte des classes et la révolution du

prolétariat. Pour un catholique qui suit les préceptes de sa religion dans

son sens le plus littéral, cette assertion est radicalement rejetée :

l’Homme a été créé par Dieu à son image. L’homme n’est donc en

aucun cas un animal, et ne peut pas l’être. Pour les darwinistes, il est

évident que l’homme est le résultat de l’évolution de la vie sur la planète

Terre. De l’algue unicellulaire on aboutit à l’homo sapiens sapiens à

travers un processus évolutif qui dure depuis plus de deux milliards

d’années, en perpétuelle transformation et mutation.

Pour l’instant les choses sont encore simples, puisque la

catégorisation, le rangement dans des boîtes parfaitement étanches

peut encore aisément fonctionner. Bien entendu les évolutions de la

pensée humaine, et des systèmes sociaux, religieux et économiques

qui en sont issus sont bien plus complexes. Sans entrer dans des

particularismes qui ne sont pas mon propos, on peut appréhender la

complexification des règles que nous n’arrêtons pas de créer comme

une gigantesque arborescence comprenant de multiples

interconnexions. Par exemple on peut être altermondialiste et fumer

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deux paquets de cigarettes par jour ; on peut aussi être catholique et

darwiniste.

Cela fait inévitablement penser à trois images : l’arbre

évolutionnaire des espèces vivantes et disparues, dont le premier

exemplaire a été imaginé par….Darwin. Seconde image : le cerveau. Et

même si la première illustration qui nous vient à l’esprit est le cerveau

humain je parle du cerveau en général avec ses milliards de synapses

et neurones interconnectés, qui non seulement permet mais aussi a

pour objectif d’engendrer une multitude d’échanges électriques et

chimiques en une seule seconde. Le temps de lire cette simple phrase,

est-il seulement possible de quantifier exactement le nombre

d’échanges qui se sont produits ? Troisième image enfin, le world wide

web, autrement dit internet, concrétisé par une vastitude de connexions

et la circulation, l’archivage d’informations en tous genres, dont l’accès

est plus ou moins libre dans l’espace planétaire.

Edgar Morin oriente une grande partie de son travail sur la

complexité de la pensée en essayant de cheminer sur les multiples

routes de l’esprit humain, lorsque le doute et l’incertitude se disputent

avec le péremptoire. Je ne puis m’empêcher le plaisir de le citer : « La

pensée complexe est animée par une tension permanente entre

l’aspiration à un savoir parcellaire, non cloisonné, non réducteur, et la

reconnaissance de l’inachèvement et de l’incomplétude de toute

connaissance » (Introduction à la pensée complexe – Edition du Seuil).

Est-il alors surprenant d’apprendre qu’Edgar Morin s’était engagé

lui aussi dans la Résistance lors de la Seconde guerre mondiale, un

trait commun avec Stéphane Hessel ?

Cet essai prend en considération la complexité comme un

facteur indispensable d’évolution, à l’opposé d’une simplification de

type binaire qui réduit bien trop souvent des trames faisant intervenir

une architecture de plusieurs niveaux s’inscrivant dans une spatialité

multi-dimensionnelle en un antagonisme basique et plat entre deux

pôles artificiellement imposés comme le bien et le mal, la bonne et la

mauvaise solution, etc.

L’anéantissement : Je reviendrai assez souvent à l’évocation de

la Seconde guerre mondiale, car c’est à elle que nous devons la notion

de génocide, à savoir l’anéantissement systématique décrété par

certains hommes, exécuté par de nombreux autres, dans des structures

spécialement construites pour parcelliser la responsabilité de chaque

intervenant. L’extermination de catégories d’êtres humains désignés

comme devant disparaitre puisqu’ils ne satisfaisaient pas aux critères

de soi-disant pureté raciale, une notion construite pour agir comment un

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ciment rassemblant une majorité aux détriments de boucs émissaires

bien évidemment minoritaires, les juifs, les personnes souffrant de

problèmes mentaux et les handicapés, les homosexuels, les tsiganes.

On avait donc pensé à créer deux nouvelles catégories parmi les

humains : les Ubermensch (hommes supérieurs) et les sous-hommes.

Qui étaient ces « sous-hommes » ? Les juifs, du fait de leur religion et

de leur poids économique ; les aliénés mentaux et les handicapés

puisqu’ils représentaient des bouches à nourrir inutiles et ne pouvaient

exister dans l’édification d’un Reich d’hommes « supérieurs » et

parfaits; les homosexuels, emprisonnés, exécutés, envoyés dans les

camps de concentration du fait de leur sexualité inacceptable au regard

de ce régime politique; les roms ou tsiganes parce qu’ils constituent un

peuple pour lequel la liberté de mouvement, la non sédentarité, est

fondamentale. Pour d’autres « raisons », les russes et les noirs étaient

eux aussi qualifiés d »’untermensch ».

Force est de constater que ce type très particulier d’idéologie n’a

pas généré l’éclosion de grands penseurs de l’humanité, bien au

contraire. Il suffit pour cela de voir par exemple l’édifiant film de Eyal

Sivan et Rony Brauman, » Un spécialiste, portrait d’un criminel

moderne », consacré au procès d’Adolf Eichman. Cet homme n’est pas

n’importe qui pour le régime nazi, étant notamment chargé de

l’administration générale du transport des juifs vers les camps de

concentration et d’extermination en Pologne; il a aussi travaillé avec

Heydrich pour finaliser l’officialisation de l’extermination des juifs

(conférence de Wannsee). Lors de son procès, ce petit homme grisâtre

passe son temps à justifier son honnête labeur de bureaucrate,

exécutant parfaitement et scrupuleusement le travail pour lequel il était

rémunéré, comme un rouage parfaitement huilé d’une implacable

mécanique exigeant efficacité et rentabilité. Je reprendrai plus tard et

en détails différents processus utilisant cette forme de justification que

nous pouvons transposer à des situations contemporaines, et qui sont

l’héritage direct de l’époque nazie.

Nous avons vu que le développement, la richesse et la diversité

d’une multitude d’activités nécessite des connexions nombreuses et

dynamiques. A l’inverse l’idéologie national-socialiste a créé une

rupture entre l’acte et la conscience de l’acte, ou la conscience des

conséquences de l’acte. En appuyant sur cette espèce d’interrupteur,

comme sur un circuit électrique, Eichmann pouvait ainsi ergoter

pendant des heures sur la validité d’un formulaire administratif, son

numéro et même sa couleur tout en étant parfaitement insensible aux

immenses souffrances dont il avait été en réalité responsable. La

Seconde guerre mondiale a engendré un système social qui permet de

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coordonner à la fois la non responsabilité et l’absence de conscience

pour tuer de manière systématique et organisée les « ennemis » du

gouvernement. Par extension, nous allons voir que ce mode

opérationnel a été repris de manière très moderne, tout simplement

parce qu’il a prouvé son efficacité dévastatrice. L’ »ennemi » n’est plus

seulement désigné par un gouvernement ou le chef d’une des grandes

religions de la planète (cf les croisades), mais par un patron, un chef de

service, le prêtre, l’imam ou le rabbin d’une paroisse, par un journal, par

une émission de télévision, par un parti politique, par un mouvement

associatif, un chef de bande de banlieue, etc.

Les techniques du national-socialisme ont été comprises,

intégrées et adaptées dans un contexte décentralisé, déshumanisé et

opportuniste.

La mondialisation : Depuis lors, la société a évolué vers

davantage de complexité, d’interconnexions, de rapidité de circulation,

c’est ce que nous appelons la mondialisation. Si nous le souhaitons,

nous pouvons déguster des fraises en plein hiver, en provenance de

l’autre bout du monde. Bien sûr cette possibilité n’existe pas pour un

paysan Zandé du Soudan du Sud. Appuyons vite sur l’interrupteur de

l’irresponsabilité et de l’absence de conscience : l’envie de ces fraises

était présente, possiblement induite par une publicité créant ce besoin

factice. Leur coût économique était faible par comparaison aux revenus

familiaux. Les fraises étaient socialement nécessaires pour conclure un

repas entre collègues de travail. Le commerçant n’a pas précisé le

nombre de kilomètres parcourus pour leur acheminement par avion, et

encore moins le carburant nécessaire ou le cortège de pollutions qui en

est la conséquence. Il n’a pas non plus évoqué les conditions de travail

ni le salaire de celui qui les a cueillies. Rien que de plus normalement

admis par une société où consommation rime avec gaspillage,

manipulation, dévastation.

Nous avons encore la chance de ne pas avoir connu d’Adolf

Hitler, de Joseph Staline ou de Pol Pot à l’échelle planétaire. Mais ne

nous y trompons pas : tous les instruments de contrôle des êtres

vivants peuplant cette planète sont déjà en place. Même s’il n’est

dorénavant plus si facile pour un individu dictateur d’imposer sa vision

destructrice et nauséabonde, on pourra lui substituer une ou plusieurs

organisations multi nationales ayant des dirigeants dont

l’interchangeabilité assure la déresponsabilisation et ayant pour objectif

l’assujettissement d’une fraction significative de la population mondiale

pour assurer un développement croissant sans cesse ni obstacle. Ces

instruments ne servent actuellement qu’à contrôler, limiter, contraindre ;

en changeant les paramètres avec peu de moyens mais en s’appuyant

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sur une volonté idéologique forte, ces outils peuvent servir à éradiquer

totalement les boucs émissaires choisis par un petit nombre d’individus.

Les principes de base inventés lors de la Seconde guerre mondiale ont

été peaufinés, amplifiés, modernisés à une échelle inimaginable. Nous

le savons, intuitivement ou plus ou moins consciemment, mais nous

sommes dans le rejet et le déni de regarder en face ce que nous vivons

chaque jour. C’est pourquoi il ne s’agit nullement de valider ici la loi de

Godwin (*note : la loi de Godwin est une règle empirique qui postule

que plus un débat –sur internet- s’éternise, plus la probabilité de

remplacer un argument en faisant référence aux nazis, à Hitler ou à un

autre dictateur est importante, ce qui revient à discréditer l’auteur de la

comparaison) , mais bien plutôt de constater que la société dans

laquelle nous vivons actuellement n’a pas encore pleinement compris,

ni digéré et encore moins évacué certains mécanismes développés par

le IIIème Reich. Au contraire notre civilisation a repris et accru certains

de ces dispositifs dont le rendement s’est avéré si fascinant et efficace.

Je ne suis pas non plus en train de reprendre ni de près ni de

loin les thèses de la théorie du complot. Pour faire un résumé

forcément réducteur et simplificateur, alors que des philosophes,

sociologues et chercheurs y consacrent de longues recherches, les

conspirationnistes ont un fonctionnement de type paranoïaque. Pour

eux, certains individus ou groupes d’individus ont l’intention d’influencer

secrètement les populations afin de conserver ou d’augmenter leur

pouvoir politique, économique, financier, etc. Ainsi, d’après eux,

beaucoup d’évènements pourraient s’expliquer de manière très

cohérente par l’action secrète de certains groupes ou sociétés

multinationales, ultra minoritaires mais puissantes. L’histoire de l’URSS

est par exemple parsemée de complots supposés contre l’autorité de

l’état, tant et si bien qu’il s’agissait d’un mode de gouvernement propre

à ce pays qui a duré de nombreuses années et a permis d’éliminer,

souvent de manière violente, toute trace d’opposition ou supposée telle

ou amenée possiblement à le devenir un jour. Les conséquences

pratiques de cette paranoïa gouvernementale ? Des millions de morts

par famine, des déplacements de population à l’autre bout du pays, de

nombreuses exécutions et tortures, l’archipel du goulag (Soljénitsyne),

la guerre froide. Que de souffrances, là aussi.

Est-ce à dire a contrario que les complots n’existent pas ? Nous

ne vivons pas dans un monde de bisounours ou de télétubbies. La

mondialisation, entendue dans le sens de la concentration des rapports

économiques, entraîne nécessairement des ententes, des rencontres

d’intérêts, des lobbies, des volontés de monopole sur des plans

politiques, économiques, financiers. D’autres mots pour désigner des

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actions équivalentes. La définition même du complot est variable : on

peut ainsi passer de la réunion d’individus ayant pour objectif de

commettre des attentats contre les intérêts d’une nation à un projet plus

ou moins répréhensible d’une action menée en commun et

secrètement. Lorsque les quatre principaux fabricants mondiaux de

lessive forment un cartel secret pour s’entendre sur les prix et

coordonnent leurs stratégies commerciales pendant une dizaine

d’années, doit-on parler de complot ? Le non voyant est-il aveugle ?

Les mots ont leur importance, et les manipulateurs en tous

genres l’ont bien compris depuis longtemps afin de mieux faire passer

leurs messages.

C’est pourquoi l’accès à l’éducation pour tous est une très longue

bataille qui se dispute encore actuellement dans de nombreux pays, y

compris les pays occidentaux. Les enfants n’ayant pas accès à

l’éducation deviendront des adultes dont on n’entendra jamais la voix.

Des millions de femmes resteront dans la totale dépendance de leurs

maris, ou des hommes de leur famille ; les minorités ethniques seront

considérées comme des sauvages incultes, des sous-hommes (on a

déjà vu ce jugement quelque part, n’est-ce pas ?) dont on peut disposer

librement et plus particulièrement lorsque leurs terres ancestrales

contiennent des richesses minières ou pétrolières. On sait très bien

qu’une personne disposant d’un langage limité à un nombre restreint de

mots et de notions sera fragile. Même les pays occidentaux ne sont pas

épargnés par la vague des enfants SMS, qui non seulement peinent à

écrire leur propre langage mais disposent d’une variété réduite

d’expression de leurs sentiments et ressentis. Pourrait-on avancer une

corrélation entre l’appauvrissement de l’expression et l’augmentation de

l’adhésion aux extrémismes politiques ou religieux ?

On en revient à la complexité développée par Edgar Morin.

Serait-il présomptueux de penser qu’il existe une tendance chez un

certain nombre de personnes éduquées à vouloir capter et même

capturer l’éducation, la complexité et l’information en la conservant pour

eux-mêmes, tout en ne faisant pour le moins aucun effort pour

permettre à d’autres d’accéder à la connaissance ? Une sorte de

réflexe de séquestration conservatrice pour acquérir ou garder

davantage de pouvoir ou devenir plus riche financièrement. Un peu

comme si un neurone disposant d’un grand nombre de connexions

décidait de réduire la libre circulation d’informations en ne fournissant

que des données limitativement choisies afin que les neurones qui lui

sont périphériques deviennent à la fois dépendants, appauvris,

spécialisés dans des fonctions simplifiées, et par extension,

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irresponsables. Et si on appliquait cette réflexion aux camps

d’extermination ou à des maux contemporains ?

« Pour qu’un message publicitaire soit perçu, il faut que le

cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour

vocation de le rendre disponible : c’est-à-dire de le divertir, de le

détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons

à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible ». C’est

ainsi que s’exprimait Monsieur Patrick Le Lay en sa qualité de PDG de

la chaîne de télévision TF1. En effet, certaines leçons issues de la

Seconde guerre mondiale ont été bien intégrées.

Du pain, des jeux…et la télévision : L’évolution de notre

société humaine (prise ici dans son sens global) n’est pas aussi simple

que la Rome décadente dont les dirigeants de cette époque

préconisaient un mode de gouvernement fondé sur « Panem et

circenses » (du pain et des jeux). Mais on peut cependant y retrouver

des principes de fonctionnement qui restent encore pertinents de nos

jours.

Panem : le pain reste important, c’est-à-dire disposer en

abondance de tout ce que l’on peut s’offrir financièrement, ou au

minimum avoir le sentiment qu’un jour les friandises du boulanger qui

nous font saliver d’envie, ou plus précisément leur version moderne de

magasins de produits de luxe ou d’innovations technologiques

deviendront réellement accessibles. Ces produits possiblement

disponibles devant leur vitrine transparente ou télévisuelle deviennent

un objectif de consommation, un besoin induit, l’expression d’une

pseudo appartenance à l’élite sociale. Cette pression collective est telle

que ceux qui ne peuvent malgré tout se payer l’objet convoité

alimentent l’économie parallèle des contrefaçons. S’acheter en toute

bonne conscience un sac contrefait d’une grande marque de luxe,

fabriqué bien trop souvent par des enfants esclaves lors d’un voyage à

l’étranger devient alors l’expression d’une grande satisfaction que l’on

arbore fièrement à ses amis.

Circenses : les jeux sont depuis la Grèce antique, et plus

antérieurement encore dans de multiples civilisations, soit représentés

par des confrontations sportives soit par des moments de partage et de

détente. Il est bien connu que les dirigeants de la Rome décadente

avaient compris que pour éviter tout questionnement politique trop

précis de sa population, il était nécessaire de la divertir, puis par

extension d’instaurer une dépendance au divertissement. La violence,

avec les combats de gladiateurs, l’exécution des condamnés par des

bêtes exotiques (dont les premiers chrétiens) fut au départ un spectacle

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qui connu un grand succès populaire, puisque favorisant les plus bas

instincts d’une société déjà fort brutale et sanguinaire. Pouvons-nous

comparer sans tomber dans la facilité les jeux pratiqués il y a plus de

vingt siècles avec notre époque ? Le sport a connu de multiples

évolutions depuis les premiers jeux inter-cités pratiqués à Olympie :

nous disposons d’installations gigantesques, stades géants, permettant

à des dizaines de milliers d’individus de communier. La télévision, qui

peut rassembler plusieurs milliards d’humains pour un même

évènement sportif amplifie le phénomène. Qui n’a pas vu la ferveur

patriotico-religieuse des matchs du superbowl aux Etats-Unis ne peut

s’imaginer à quelles exacerbations identitaires massives nous sommes

arrivés. Bien sur, on ne coupe plus la tête au capitaine de l’équipe

vaincue du jeu de balle comme le faisaient les Maya. Etant bien plus

évoluée (…), notre société paie les sportifs, dont les meilleurs joueurs

contemporains reçoivent des sommes d’argent annuelles équivalent à

9.000 ans d’un salaire occidental moyen. Cet exemple est une réalité

qui ne concerne que les plus gros, j’allais dire gras, «salaires » (si l’on

peut encore utiliser ce mot). Beaucoup de très bons joueurs ne se

contentent que de quelques centaines d’années de l’équivalent travail

d’un salarié occidental, qui est lui-même relativement privilégié par

rapport aux rémunérations pratiquées dans d’autres pays moins

développés. Je n’aurai pas l’indécence de comparer les sommes

perçues annuellement par ces mêmes joueurs avec un tisseur de tapis

indien ou un mineur de charbon chinois…les différences de proportions

sont tellement gigantesques qu’elles en deviennent incompréhensibles.

Les jeux conviviaux, tels que les jeux de dés, billes, cartes,

échecs et autres pratiqués depuis l’Antiquité et même bien avant ont

bien changé eux aussi. Beaucoup restent encore familiaux, lors de

soirées de partage, loin de la télévision ou autres écrans électroniques.

Mais une tendance évolutive a changé la nature d’un certain nombre de

ces jeux. Internet et la télévision permettent le développement de jeux

partagés par des milliers, voire des centaines de milliers de joueurs.

Les jeux de cartes, comme le poker ou d’autres, peuvent rassembler

des milliers de personnes sur une même plateforme virtuelle. L’argent

gagné ou perdu, n’a lui, rien de virtuel. Les jeux qui présentent des

mondes virtuels permanents sont une nouveauté : ils permettent à

chacun, homme, femme ou enfant, d’accéder à n’importe quel moment

à un autre univers depuis n’importe quel endroit de la planète.

Pour Karl Marx, la religion était l’opium du peuple. Actuellement

ce sont les jeux sur ordinateur et autres consoles, en association avec

la télévision. Ce n’est plus le politique ou le religieux qui essayent de

contrôler ou d’orienter les plaisirs les plus simples en utilisant le jeu,

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mais le pouvoir économique. Aucune autre règle que le profit ne dirige

les éditeurs de jeux, tout en sachant que les concepteurs essayent de

trouver ce qui plaira à un large public. De là à l’orienter, le pas est

assez vite franchis. Les jeux dont les règles interdisent toute violence,

jeux de construction, de cartes ou jeux sociaux en ligne restent malgré

tout envoûtants et consommateurs de temps passé devant l’écran. On

ne voit pas le temps passer…ce qui peut séduire le joueur qui n’a pas

envie de trop penser, mais ce qui arrange bien également les affaires

de certains dirigeants cyniques. Les jeux vidéo, la télévision et les

réseaux sociaux permettent de maîtriser le temps et donc la vie de

l’utilisateur.

On développe en parallèle toute une série de jeux qui stimulent

l’adrénaline et/ou la testostérone, une dose quotidienne de drogue qui

rend neurologiquement dépendant. Et l’on retrouve tout aussi vite une

vieille connaissance : la violence. Beaucoup de ces jeux sont d’une

grande brutalité, dont les règles peuvent et même doivent faire

abstraction des codifications sociales généralement admises pour

permettre à une communauté d’humains de vivre dans une relative

sécurité. L’imagination des concepteurs de jeux est alors mise en

demeure de scénariser une multitude de manières différentes de tuer,

d’esthétiser le meurtre sous toutes ces formes. Il faut être d’une

extrême stupidité pour penser qu’il ne peut pas y avoir chez certains

individus fragilisés jour après jour par ces images violentes dont ils se

croient les maîtres, un glissement entre leur jeu virtuel et le monde réel.

A l’inverse de rendre un cerveau humain disponible, la multiplication de

ces images récurrentes est alors susceptible de s’imprimer de plus en

plus profondément jusqu’à franchir les barrières de la réalité, et jusqu’à

commettre réellement des meurtres. Le mal-être adolescent associé à

la consommation de « médicaments » psychotropes et conjugué aux

jeux vidéo basés à la fois sur un sentiment de toute puissance du

protagoniste et sur une débauche de meurtres et de sang, forment

parfois un cocktail des plus explosifs. On assiste depuis peu à une

accélération de faits divers, épisodiquement horrifiants, qui impliquent

des enfants de plus en plus jeunes. Ces jeux ne sont bien évidemment

pas directement responsables de comportements parfois barbares ;

mais les enfants n’ont pas encore eu le temps d’assimiler et d’intégrer

leur propre structure morale interne, celle-ci est encore floue, fragile,

très évolutive, et les barrières morales peuvent « sauter » très vite.

Et les jeux vidéo violents ont une alliée de choix : la télévision. La

télévision n’était pas connue aux temps de la Rome décadente, mais

son utilisation aurait sans aucun doute connu un énorme succès, et sa

promotion fortement soutenue par n’importe quel empereur. La

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télévision fait elle aussi partie de l’évolution récente de la société

humaine, et en tant que telle participe à l’accélération des échanges

d’informations de toutes sortes. De désinformation aussi, que celle-ci

soit intentionnelle ou par omission. Dans de nombreux pays en cours

de développement, vouloir posséder une télévision devient un objectif

de reconnaissance sociale. Une famille consacre des mois, voire des

années de laborieuses économies jusqu’à pouvoir s’acheter un écran

de télévision. Il n’est plus étonnant de voir un téléviseur dans une

yourte aux confins de la Mongolie.

Dans les pays plus riches, il s’agit d’un objet de consommation

courante, aussi commun que n’importe quel objet devenu indispensable

à notre vie (réfrigérateur, voiture, téléphone portable, ordinateur, et une

liste infinie d’autres objets « essentiels »). Fascination de l’image

mouvante et défilante, multiplication de chaines et de programmes,

sollicitations diversifiées à l’infini. L’être humain est bien souvent capté,

captivé restant passivement assis avec l’illusion d’avoir le monde et la

connaissance à portée de regard. Mais ceux qui disposent de la

connaissance et du pouvoir sont ceux qui utilisent le moins la

télévision : il y a des corrélations statistiques entre les diplômes et le

nombre d’heures passées à regarder la télévision. Parce que les

classes sociales dites supérieures ont généralement autre chose à faire

que de rendre leur cerveau disponible à la publicité, mais aussi à la

propagande et à la manipulation, ou au lessivage des neurones lié à la

cascade ininterrompue de bruits et d’images que l’on peut sublimer par

le zapping.

Nous sommes actuellement en train de vivre dans une société

qui utilise les mêmes solutions et techniques (seules les technologies

diffèrent, ainsi que certaines méthodologies qui ont été inventées plus

récemment) que celles qui ont été empruntées voilà plus de 1.700 ans

par un système romain au bord de l’implosion. Un système tellement

gangrené qu’il a disparu malgré toutes ses tentatives pour se perpétuer.

Le chaos : Notre société est malheureusement allée encore

beaucoup plus loin. Car l’empire romain, malgré son étendue, ne

recouvrait pas toute la planète. Car l’empire romain ne rassemblait pas

7 milliards d’individus. Car l’empire romain était très loin de pouvoir tuer

la Terre qui abritait son peuple. Oser imaginer l’implosion et

l’écroulement de notre société est tout simplement tellement terrifiant

que la solution que nous avons collectivement trouvée est celle de

l’autruche qui se cache en mettant sa tête dans le sable. (*Note de bas

de page : L’image est parlante bien que scientifiquement inexacte.

L’autruche met sa tête dans le sable pour le creuser afin de déposer

son œuf dans le trou ainsi formé). Si nous prenons le temps de nous

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interroger brièvement sur l’avenir de notre société, nous pensons

généralement que notre civilisation est stable et solide, que notre

planète dispose de ressources infinies, que le progrès scientifique et

technique répondra à toute difficulté, que le volontarisme et

l’intelligence humaine pourvoiront à une progression ascendante

illimitée. Il nous est donc beaucoup plus facile d’ignorer les

conséquences collectives de notre comportement en tant qu’espèce, en

nous consacrant à résoudre des difficultés plus immédiates et

quotidiennes, en feignant de croire que les progrès scientifiques à venir

résoudront tout, en nous abandonnant à l’impuissance ou à la fuite en

avant, dans une course aveugle vers l’autodestruction. Nous évacuons

d’un insouciant revers de pensée les quelques hommes et femmes qui

nous mettent en garde, en les considérant comme des Cassandre

défaitistes. L’humanité va-t-elle plutôt s’identifier aux lemmings ou bien

aux criquets ? Lorsque la population des lemmings atteint un seuil où la

nourriture disponible n’est plus suffisante, un instinct d’autorégulation

les rassemble en troupeaux de millions d’individus qui se précipitent

vers l’océan pour s’y noyer. Lorsque cycliquement la population de

criquets explose, des nuées d’insectes dévorent et dévastent des

milliers de kilomètres jusqu’à mourir de faim sur des territoires

désertifiés par leur propre voracité. C’est ainsi qu’au lieu de terraformer

la planète Mars, l’homme risque au contraire de marsiser la planète

Terre. Certains scenarii considérés comme une improbable science

fiction, par exemple des livres ou des films tels que Soleil Vert * ou

encore La Route*, nous permettent de visualiser les conséquences

extrêmes et brutales qui pourraient se produire si l’humanité continue à

s’engouffrer toujours plus vite dans l’illusion d’un anthropocentrisme

autosatisfait.

Comme l’a souligné Ilya Prigogine, la vie en général, et

l’humanité en particulier est une structure dissipative d’énergie, un

système qui échange de l’énergie, de la matière et de l’information avec

son environnement. Certains de ces phénomènes sont irréversibles et

lorsqu’un seuil de déséquilibre est atteint le système tout entier

s’effondre en une phase chaotique. Le système chaotique est

susceptible de connaître une nouvelle période stable lorsque les

échanges énergétiques avec son environnement atteignent un seuil

critique de complexité, que l’on peut appeler, au regard de l’évolution

humaine, un nouveau paradigme. Une nouvelle transition critique de

complexité se présente actuellement devant nous, mais son évolution

reste très incertaine pour nous qui sommes en-deçà du seuil. Subirons-

nous une rétroaction négative, à savoir une disparition totale et

définitive d’un système dont l’occurrence ne se présentera jamais plus

dans l’histoire de l’univers ? Comme le précise François Roddier : « une

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structure dissipative s’effondre lorsque l’information qu’elle mémorise

n’est plus adaptée à son environnement. Cela implique qu’une société

humaine s’effondre lorsque sa perception du monde, donc la politique

de ses dirigeants, est devenue obsolète ». (*source :www.francois-

roddier.fr). Ou alors l’humanité pourra-t-elle atteindre un nouveau degré

d’organisation, des formes d’échanges énergétiques inattendues et

neuves, grâce à une rétroaction positive ? La théorie du chaos, et plus

particulièrement Edward Lorentz, établit que la différence des

conditions initiales dues à un battement d’ailes de papillon peut induire

une différence d’effets représentée par une tornade. Cela signifie que

même un nombre réduit de constituants du système humain a la

possibilité d’agir dans le sens d’une rétroaction positive. La légende

amérindienne du Colibri racontée par Pierre Rabhi est une autre

illustration de la théorie du chaos : un immense incendie ravageait une

forêt. Tous les animaux étaient terrifiés et observaient ou cherchaient à

fuir le désastre, sauf un colibri qui ne cessait de s’agiter. Il cherchait

sans cesse quelques gouttes d’eau avec son bec pour les jeter dans le

feu. Un tatou (t’as tout…) agacé par la dérision de cette démarche lui

dit : « Colibri, tu n’es pas fou ? Ce n’est pas avec ces gouttes d’eau que

tu vas éteindre le feu ! ». Le colibri lui répondit : « Je le sais, mais je fais

ma part ». (*source : www.colibris-lemouvement.org/colibris/la-legende-

du-colibri ).

Première partie : Les transformations contemporaines sont issues

de choix historiques

Chapitre deux : premiers développements de l’humanité

En examinant dans ce second chapitre un certain nombre

d’éléments directement liés à l’histoire de l’Homme, ou plus exactement

à certaines histoires choisies de l’évolution de certaines sociétés

humaines, je n’ai pas d’autre ambition que de montrer certains

comportements redondants, que l’on retrouve dans le temps et dans

l’espace.

Il ne s’agit en aucun cas de résumer l’histoire de l’humanité, ce

qui serait non seulement extrêmement présomptueux mais aussi

terriblement ennuyeux. Cependant s’inspirer d’exemples historiques est

utile pour comprendre de quelle manière nous sommes arrivés à notre

stade de développement contemporain. Un développement qui n’est

pas dû au seul hasard, mais qui résulte de choix collectifs, et surtout qui

reflète certains aspects récurrents propres à l’espèce humaine.

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Le traumatisme des premiers hommes victimes de leur

environnement, à la fois chassés et chasseurs, est profondément

imprimé en nous. Les conditions de vie des premiers humains, ou plutôt

des premiers hominidés sont impossibles à imaginer. Tout simplement

parce que le fonctionnement de leur conscience était extrêmement

différente de la nôtre. Nous sommes donc des hommes modernes

essayant d’imaginer vaguement ce que pouvaient vivre nos lointains

ancêtres.

L’exercice ne représente aucun intérêt ? Je pense au contraire

qu’il s’agit d’un facteur déterminant, d’une meurtrissure dont la société

occidentale non seulement ne guérit pas mais qui reste totalement

inconsciente. La problématique n’existe pas, la société occidentale

étant basée sur des options radicalement opposées au simple fait de se

poser cette question.

A contrario, d’autres peuples humains ont fait le choix, ou/et

évolué vers une reconnaissance consciente de cette blessure, en

effectuant un long travail de réconciliation entre eux-mêmes et leur

environnement. Ce sont ces mêmes peuples, que nous appelons

arriérés (les « sauvages incultes » voire les « sous-hommes » dont je

parlais dans le premier chapitre), qui disparaissent actuellement à

grande vitesse soit par la force soit par assimilation plus ou moins

volontaire à notre mode de vie mondialisé. La disparition de cette

multitude de peuplades et de cultures ne devrait-elle pas constituer un

gigantesque signal d’alarme ? Les humains qui ont fait la paix avec

eux-mêmes, avec leur nature et avec la Nature, sont les premiers à

disparaitre. Les hommes sages, dans le sens où ils sont en paix avec la

Nature extérieure et intérieure, disparaissent peu à peu pour faire place

aux traders costumés et autres carnassiers eichmaniens standardisés.

Survivre durant des dizaines de millénaires en ayant conscience

d’être un gibier pour des animaux sans conscience, toujours sur le qui-

vive au milieu des diverses manifestations naturelles parfois brutales et

incompréhensibles est encore une fois impossible à imaginer

précisément. Nous pouvons par contre penser en toute logique que la

survie des premiers hommes résulte en premier lieu d’une grande

adaptabilité. Une des conséquences (et non pas la cause) de cette

adaptabilité est le développement de l’intelligence et d’un lien social

hiérarchisé.

L’homo erectus vivait il y a environ 1,9 millions d’années pour

disparaître il y a environ 300.000 ans. D’autres hominidés vivaient

antérieurement, comme l’homo australopithecus, puis l’homo habilis,

suivi par l’homo ergaster, ce dernier vivant en partie concomitamment

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avec l’homo erectus. Il faut savoir que le lignage du genre Homo n’est

pas linéaire, mais peut être visualisé comme une arborescence dont un

nombre inconnu de branches a disparu. Plusieurs espèces d’hominidés

se sont certainement éteintes, victimes de leur environnement, de

maladies, de problèmes d’adaptation ou se sont mélangées. Toujours

est-il qu’homo erectus fut l’ancêtre de l’Homo sapiens sapiens dont

nous sommes encore les représentants qui, lui, apparu il y a environ

120.000 ans (je reviendrais plus tard à cette échelle temporelle lorsque

j’évoquerai la durée de vie de nos déchets nucléaires). Le genre Homo

erectus a donc existé pendant un million six cent mille ans, subsistant

de chasse et de cueillette, certainement charognard. Il utilisait des outils

pour chasser et dépecer essentiellement du petit gibier, mais on a aussi

trouvé les restes de plus grands animaux dans d’anciens campements,

tels qu’éléphants, mammouths et ours. Ce qui signifie premièrement

que l’Homo erectus était opportuniste dans sa recherche de nourriture,

et deuxièmement socialement organisé pour être capable de chasser

en groupe. Et ceci bien avant de savoir utiliser le feu. L’homo erectus

commence à utiliser le feu, sans savoir le produire, il y a environ

900.000 ans. Apprivoiser le feu ne sera effectif qu’il y a 500.000 ans

environ.

Tout cela resterait très théorique et détaché si l’on ne faisait une

tentative de projection vers ces êtres, des hommes, nos lointains

ancêtres. Ils devaient se nourrir, s’abriter des intempéries, s’organiser

pour chasser, cueillir et distribuer la nourriture, ils souffraient de

maladies et de blessures, échanger des informations avec des gestes

et un début de langage, faire face en conscience à l’enfantement et à la

mort. Ils ont non seulement survécu pendant un million six cent mille

ans, mais ils ont réussi à se développer et à découvrir de nouveaux

continents en s’adaptant remarquablement.

Les champs morphiques : Rupert Sheldrake a développé

depuis les années 1980 une intéressante théorie sur les champs

morphiques. Nous utiliserons une référence visuelle simple pour

expliquer ce qu’est un champ morphique. Dans le cerveau humain des

chemins privilégiés de circulation se creusent avec le temps. Comme

des années de pluie sur un plateau apparemment plat finissent par

creuser des ruisseaux, puis former des rivières et même finir par

modeler le paysage en canyons escarpés. Ces champs morphiques

peuvent s’appliquer au cerveau dont le fonctionnement aboutit à créer

des empreintes familières et des schémas de pensée privilégiés. Par

exemple, la mémoire au sein des champs morphiques étant cumulative,

toutes sortes de phénomènes deviennent habituels par répétition. Les

répercussions de cette théorie sont très intéressantes et nombreuses

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dans divers domaines, mais ce qui nous intéresse ici sont les Homo

erectus.

Pour survivre, il devait être sans cesse sur ses gardes compte

tenu des nombreux dangers qui le menaçaient, lui ou son groupe. La

conséquence positive a été sa stupéfiante adaptabilité. Mais on

n’évoque jamais le prix à payer : un traumatisme d’autant plus profond

qu’il a eu le temps de s’imprimer dans son psychisme durant des

centaines de milliers d’années : une peur profonde d’un environnement

d’où peut surgir à tout moment souffrance et mort.

Si l’homme moderne peut être traumatisé par la perte de son

travail ou par un coup de téléphone de son banquier (traumatismes tout

à fait légitimes au demeurant), est-il illusoire de penser qu’un homme

vivant il y a 500.000 ans percevait son environnement comme hostile,

avec peur et circonspection ? Aucun médecin n’était disponible

lorsqu’un Homo erectus se cassait une jambe lors d’une chasse au

mammouth. Par contre il risquait de rester diminué physiquement pour

le reste de sa vie (combien de fractures a-t-il fallu avant d’apprendre à

les réduire?) et malgré sa constitution robuste, des infections devaient

également se déclarer. Combien d’essais empiriques avec de multiples

plantes avant d’avoir quelques résultats positifs sur une

infection (même si les visions chamaniques ont peut être bien contribué

à apprendre beaucoup plus vite) ? Dans la société occidentale du

XXIème siècle ce lent et laborieux apprentissage est totalement tombé

dans l’oubli, sauf pour certains chercheurs rémunérés par des firmes

pharmaceutiques multinationales qui vont glaner, voler parfois, des

informations sur les effets de plantes auprès de chamans ou

d’indigènes de peuples premiers. Cette chaîne de « chercheurs » qui

bizarrement (hypocritement ?) et momentanément taisent un peu de

leur condescendance pour apprendre quelles plantes médicinales sont

utilisées par les peuples « primitifs », mais qui par contre s’empresse

de breveter les principes actifs issus de ces plantes pour en tirer un

bénéfice financier maximum.

Deux visions de l’existence radicalement différentes : celle du

chaman, du curendero, qui partage volontiers une partie de ses

connaissances transmises de génération en génération parce qu’il est

en paix et en harmonie avec son environnement. Le choix adaptatif de

ces peuples a consisté à se réconcilier avec cette peur profonde d’un

environnement toujours dangereux. Et parce que cette peur est

susceptible de resurgir lors d’inévitables accidents, les chamans ont le

rôle social et les capacités spirituelles de contacter et de faire face à

ces peurs pour en guérir les victimes directes et la communauté.

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Notre vision d’homme occidental est différente : nous avons

relégué ce traumatisme à de telles profondeurs dans notre psyché, que

le danger que représentait l’environnement n’existe plus du tout au

niveau conscient. Cependant nous feignons aussi d’oublier qu’un

traumatisme non traité continue de produire ses effets de manière plus

détournée puisque inconsciente. Notre adaptabilité se met alors au

service de notre inconscient blessé en construisant des capacités

techniques nous permettant de dominer notre environnement.

L’agression répond ainsi à l’agression. L’inconscient ayant une notion

très particulière du temps, le fait que notre animosité présente réponde

à un sentiment d’agression extrêmement ancien n’a aucune

importance. (*Note : je tiens ici à rappeler que pour Rupert Sheldrake

les champs morphiques ont une mémoire cumulative). Ce qui importe

est de dominer l’environnement afin qu’il ne soit plus dangereux. Croire

à cela est totalement illusoire, parce qu’il existera toujours des dangers

qu’il est impossible de juguler même si notre inconscient névrosé,

incapable de faire la paix, essaye de tout contrôler. Prévenir les

tremblements de terre et les éruptions volcaniques, déposer des morts

ou mourants dans des cuves cryogéniques, créer des utérus artificiels

permettant d’enfanter sans grossesse, envoyer des missiles nucléaires

sur des astéroïdes, terraformer la planète Mars relèvent, profondément,

de cette logique. Eradiquer la biodiversité (pourquoi ne parle-t-on de

génocide que pour l’espèce humaine ?), exploiter jusqu’à saturation les

ressources minérales et végétales, la croissance impétueuse du PIB et

du PNB ainsi que l’accumulation forcenée de richesses financières,

l’incroyable multiplication du nombre d’humains, sont quelques unes

des conséquences directes de la manière dont nous avons fait le choix

de ne pas faire la Paix avec la Nature.

Les religions : Plus récemment, il y a entre 20.000 et 40.000

ans (au stade actuel des connaissances archéologiques), le

développement de la conscience humaine a élaboré un moyen pour

comprendre son environnement, visible et invisible : les religions. De

nombreux auteurs préfèrent le terme d’animisme. Mais il s’agit d’un

terme introduit par un anthropologue du XIXème siècle pour désigner

les religions des peuples qualifiés de primitifs. Il faut encore une fois

savoir que les mots ont leur importance : le mot animisme est dès sa

naissance entaché d’une connotation péjorative et colonialiste. Sans y

penser (…) le simple fait d’employer le mot animisme met la personne

qui l’emploie en position de supériorité, consciente ou inconsciente (tout

dépend de l’individu, de ses connaissances, et de sa vision

philosophique du monde et des autres) à l’égard des peuples premiers.

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De même nous accordons une valeur supérieure aux traditions

écrites par rapport aux traditions orales. Car un support écrit (ou une

sauvegarde sur un disque dur ou dans une banque de données) est

perçu comme plus solide, plus matériel, moins déformable qu’une

histoire véhiculée oralement de génération en génération, de maître à

disciple. Rappelons pour mémoire que la première application de

l’invention de la typographie par Gutenberg date de 1454 et qu’avant

cela les « religions du livre » devaient employer des scribes et autres

religieux spécialisés pour recopier mot à mot chaque exemplaire de

livre sacré. Ce procédé de copiste n’était donc pas exempt d’erreurs de

transcription ou de traduction, volontaires ou non. Sommes-nous en

mesure de déterminer dans quel état seront les disques durs de nos

ordinateurs et nos bases et banques de données dans cinq cents ans ?

Et puisque nous sommes dans le domaine des croyances, nous

postulons que les découvertes scientifiques et techniques à venir

permettront de sauvegarder éternellement nos photos, films et autres

textes, en gravant par exemple des informations sur des disques de

saphir. Certains d’entre nous ne veulent-ils pas prétendre à une forme

individuelle et personnifiée d’éternité ?

A l’inverse, des traditions orales perdurent depuis des milliers

d’années, avec là aussi des erreurs voire des contresens au gré des

multiples répétitions. Subsidiairement, on peut trouver une autre

application de la théorie de Rupert Sheldrake relative à l’un des

principes de fonctionnement des champs morphiques dont le domaine

de la transmission orale : les maîtres de certaines traditions très

anciennes retrouvent des enseignements spirituels ayant disparu

depuis des années, voire des générations, de manière très précise à

partir de leur rêves ou de méditations (* Note : Il ne faut surtout pas

confondre ce processus spirituel avec le channeling, qui ne se situe pas

au même niveau). Car, d’après Sheldrake, au sein d’un champ

morphique il existe un processus par lequel le passé peu devenir

présent, qui implique la transmission d’informations à travers l’espace

et le temps (la résonance morphique).

Dans les développements qui vont suivre sur le sujet de la

religion (sujet très sensible chez beaucoup d’individus), je tiens à poser

dès l’abord très clairement les choses : je ne mets en aucun cas en

doute l’existence d’un ou de plusieurs dieux. Ce qui m’intéresse réside

dans les mécanismes de construction de certaines religions, en tant

qu’élection d’une vision du monde particulière par certains peuples.

Toute religion est fondée sur une croyance, puisqu’aucun dieu,

compris dans le sens où un ou plusieurs dieux sont le/les créateurs de

l’univers, de la terre et des humains, n’a visité notre planète en laissant

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des témoignages directs et indiscutables. Des hommes, représentants

ou émanations de dieu(x), ont vécu sur Terre et ont fait l’objet de

diverses dénominations comme prophètes ou avatars. A l’inverse une

croyance peut devenir une religion ou une quasi religion : certaines

sectes comme la scientologie, à l’origine un groupe d’auteurs de

science fiction, dont l’un d’entre eux a repris et développé à son compte

certaines idées déformant la réalité par des manipulations mentales.

Mais aussi la science dont une partie de ses membres contribue à faire

croire parfois presque fanatiquement que la science pourra résoudre

tous les problèmes qui nous semblent insolubles dans un futur

indéterminé.

Avoir conscience de soi-même et de son environnement conduit

nécessairement à observer puis à chercher des explications sur le

monde et son fonctionnement. Une des approches de la religion peut

donc être très pragmatique : les évènements qui nous touchent

individuellement ou qui affectent notre groupe peuvent-ils s’expliquer ?

Mais les religions nous rapprochent essentiellement de domaines qui

nous échappent, qui relèvent de l’invisible et du transcendant. De

nombreuses personnes ont eu des visions, des perceptions tellement

inhabituelles qu’elles semblent accéder à des domaines étrangers à

l’humain et à l’humanité. Certaines de ces expériences peuvent

bouleverser des préjugés bien ancrés. Des individus totalement athées

ont par exemple eu des visions de lumière et d’amour universels après

avoir passé quelques heures dans un caisson d’isolation sensorielle ;

de nombreux autres ont eu des visions extrêmement troublantes mais

avec des facteurs de déroulement commun lors de comas voire d’état

de mort clinique déclarée (les Near Death Experiences) ; de

nombreuses religions développent des techniques et pratiques qui

facilitent l’accès à ces visions et expériences spirituelles (méditation,

yoga, danses sacrées, chants, prières, etc.).

Les principales religions et philosophies spirituelles actuelles

proviennent d’hommes particulièrement remarquables professant

l’harmonie et la paix (Jésus, Bouddha, Mahomet, Confucius, Lao Tseu,

Rishabha, Abraham et Moïse, etc.). Il n’existe pas à notre connaissance

de religion dont le but avoué et ultime est le malheur, la souffrance et la

destruction de toute chose. A cet égard le satanisme ne constitue pas

une religion et n’est qu’un dérivé du système judéo-chrétien s’inscrivant

d’une part dans le sillage de sectes apocalyptiques (cf Livre d’Enoch) et

d’autre part dans la volonté d’une partie non négligeable du clergé du

Moyen-âge d’assujettir la population par la peur. Comme je l’ai souligné

dans le premier chapitre, de même qu’il n’existe pas de grand penseur

de l’humanité pour justifier le national-socialisme et les camps

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d’extermination, l’idéologie sataniste est tout aussi pauvre. (* Note : il

faut tellement tordre les écrits de Darwin ou de Nietszche dans tous les

sens que les assimiler à des satanistes est ridiculement pitoyable. Seul

l’hybris pornographique exacerbé par le romantisme morbide et sadique

d’Aleister Crowley pourrait vaguement se rapprocher d’une « pensée »

sataniste.)

De nombreux panthéons polythéistes comprennent des dieux

destructeurs, qui sont bien souvent une représentation archétypale de

la destruction de l’univers. Ces dieux sont aussi indissolublement

associés à la création, soit comme pendant à un ou plusieurs dieux

créateurs, soit en intégrant en une seule déité à la fois les

caractéristiques de la création et de la destruction (Shiva, Kali). Quand

aux démons, très nombreux, y compris dans les religions monothéistes,

ils représentent diverses manifestations de maux que l’on peut ou que

l’on doit parfois combattre.

Après la mort des prophètes, se posent bien souvent des

problèmes de succession et de continuité de l’enseignement. Des

disciples se séparent et créent leur propre école, enseignant ce qu’ils

ont entendu, cru entendre ou ce dont ils se rappellent plus ou moins

distinctement, en fonction de leur propre capacité de compréhension

spirituelle. Celles et ceux qui suivent un chemin spirituel savent qu’un

même évènement, une même expérience, une même vision, peuvent

avoir des interprétations différentes selon le degré de développement

spirituel de celui qui le reçoit.

Certains de ces disciples, seuls ou en groupes, cherchent à

diffuser largement l’enseignement de leur maître. Et bien vite certains

d’entre eux pensent détenir la véritable parole du maître. Ils

construisent un ensemble de règles et de comportements qui scellent

l’appartenance au groupe. Ceux qui ne se conforment pas à la doctrine

sont écartés, les autres doctrines sont soit réfutées soit radicalement

rejetées. Le processus d’appartenance et d’assujettissement est rendu

d’autant plus fort lorsque les non adeptes sont entachés d’un défaut

fondamental. La ligne de démarcation entre élu et païen ou mécréant

est alors clairement tracée. Un dogme est né.

Des représentants irréprochables de cette vérité sont formés et

nommés, les prêtres, imams, rabbins ou autres mollahs, parmi lesquels

est instituée une hiérarchie. Comme pour la chasse aux mammouths,

les rôles sont distribués selon une hiérarchisation plus ou moins forte.

Jusqu’à constituer des Eglises, voire des états religieux. Le glissement

de la révélation spirituelle d’un unique homme sage vers l’intolérance

auto-régulée d’une organisation rigide peut aisément se produire selon

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la nature des choix effectués. L’une des vertus prioritaire pour les

religions dominantes occidentales et moyen-orientales est bien

évidemment l’obéissance (comme nous le verrons également sur la

manière donc l’esclavage a été perçu par ces religions), avec une

évolution commode vers l’aveuglement de groupe.

Les premiers chrétiens, tout en étant pourchassés, massacrés,

torturés par les Romains, ont eu à régler de nombreuses difficultés du

fait de l’existence de courants transversaux se réclamant de l’héritage

de Jésus. Jusqu’au 4ème siècle, ces menaces de schismes ont fait

l’objet de rencontres de théologiens, les premiers conciles, ayant pour

objet de se rapprocher au mieux des actes, des paroles et de la

philosophie originelle de Jésus.

Contrairement à la simplification excessive véhiculée par

l’histoire dominante, les débuts du christianisme étaient donc très loin

d’être univoques. De nombreux courants et groupes ont été écartés :

Marcion, fils légitime d’un évêque, qui vécu vers l’an 90 jusque vers

160, apporte à Rome un texte qui deviendra plus tard l’Evangile de Luc,

coupable cependant d’être un gnostique christique, acceptant

notamment les « païens » et les femmes. Le montanisme vers l’an 170,

mouvement charismatique créé par Montanus qui se présentait comme

un prophète, véhicule du Paraclet (le futur Saint-Esprit). Valentin, un

autre gnostique de la même époque, auteur de l’Evangile de Vérité

(dont un exemplaire fut retrouvé à Nag Hammadi), croit à l’âme et à la

transmigration des âmes mais pas à l’existence de Satan. Donatus,

évêque d’un diocèse romain d’Afrique du Nord recouvrant une partie de

la Tunisie, de l’Algérie et du Maroc au début du 4ème siècle, intervient

dans un contexte de grave conflit avec Rome, et prend des décisions

politiques et cultuelles à l’origine d’un schisme. Un autre schisme eut

lieu à la même époque en Egypte à l’initiative de Mélitios d’Assiout qui

avait voulu prendre son autonomie par rapport à l’Eglise d’Alexandrie.

L’arianisme, qui aide à formuler le dogme de la Trinité, car pour Arius

(256-336) seul le Père est éternel, le Fils et le Saint Esprit ayant été

créés a posteriori. Les discussions théologiques prendront une telle

ampleur qu’elles perdureront plusieurs siècles et feront l’objet de

plusieurs conciles, car ses opposants y voient une forme de

polythéisme (l’arianisme a principalement été écarté par le concile de

Nicée). Un peu plus tardivement, Nestorius (381-451) soutenait qu’en

Jésus co-existaient deux natures, une divine et une autre humaine.

L’Eglise Nestorienne existe encore dans certaines régions de l’Inde et

du Moyen-Orient.

A partir du moment où l’Eglise chrétienne a été reconnue par le

pouvoir politique romain, l’excommunication et la qualification

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d’hérétique sont devenues systématiques contre tous ceux qui, aux

yeux des ecclésiastiques, étaient coupables de la moindre dérive

dogmatique ou comportementale; quatre Evangiles ont été choisis et

parfois remaniés pour former le Nouveau Testament (d’autres

Evangiles ont été écartés, et sont maintenant dénommés apocryphes).

Le Grand Schisme, entre l’Eglise d’Orient et l’Eglise d’Occident, a suivi

quelques siècles plus tard, de même que la Croisade contre les

Cathares, les Croisades contre les Musulmans, l’Inquisition, le génocide

des Incas et de bien d’autres peuples d’Amérique du Sud (la

justification religieuse du massacre rencontrant fort à propos la soif d’or

et de pouvoir d’aventuriers sans scrupules), la Réforme (le

protestantisme) et la nuit de la Saint Barthélémy, les ravages culturels

accomplis par nombre de « missionnaires ».

La guerre, la torture, le bûcher et la damnation éternelle utilisés

comme instruments d’exercice du pouvoir spirituel. L’histoire de

l’évolution mondaine du christianisme, dont les occidentaux sont les

héritiers, est loin du message d’amour et de paix originel transmis par

Jésus.

On ne manquera pas d’objecter que tous ces évènements sont

anciens, reniant au passage l’effectivité du comportement passé de nos

ancêtres sur le présent (tout en adoptant sélectivement les parties

moins dérangeantes de ce même passé, puisque nous ne sommes pas

à une contradiction près). C’est oublier un peu vite que l’Eglise

catholique est devenue une gigantesque machine, dont le pouvoir

décisionnel de type pyramidal est devenu lent et laborieux en raison de

sa propre taille, mais d’où émergent toujours des directives

comportementales inadaptées aux évolutions sociales contemporaines.

Par exemple, cette tradition religieuse donne des instructions morales

précises sur la sexualité et le fonctionnement du couple : elle préconise

que les relations sexuelles ne peuvent avoir lieu qu’au sein du mariage,

toute forme de contraception artificielle est rejetée ; le divorce (à

l’inverse des Orthodoxes et des Protestants) et l’homosexualité sont

exclus. Les relations sexuelles conjugales ont pour but essentiel la

procréation : il s’agit de multiplier encore et encore le nombre

d’humains, déjà pléthoriques, sur Terre. L’avortement est

particulièrement combattu, et pas uniquement par des fanatiques

religieux, jusqu’à conduire à des aberrations qui défrayent

régulièrement les chroniques médiatiques (assassinats de médecins

pratiquant l’avortement, interdiction morale d’avorter pour les victimes

de viols, interdiction de la contraception dans des régions de monde

particulièrement éprouvées par l’AIDS).

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Enfin, nous avons aussi soigneusement et méthodiquement

oublié que les lieux de culte actuels (chapelles, églises, cathédrales)

ont été implantés sur d’anciens lieux sacrés appartenant à des religions

antérieures. Les raisons en sont multiples : les anciens lieux sacrés

correspondent de manière très précise à des points énergétiques

terrestres particuliers, des hauts lieux vibratoires en résonance avec les

énergies cosmiques et telluriques, qui étaient notamment utilisés par

les druides. (*Note : voir les livres de Stéphane Cardinaux, Géométries

sacrées, tome 1 et tome 2). Et lorsqu’une religion devient l’expression

d’un pouvoir temporel, il lui est alors nécessaire d’éradiquer toute trace

des anciennes religions : quoi de plus simple de profiter des structures

déjà existantes pour les adapter à la nouvelle religion, en détruisant les

anciens temples pour en construire de nouveaux tout en supprimant les

anciennes références. La mythologie (le diable est représenté à l’image

d’anciens dieux comme Cernunnos, Pan, Pazuzu, Baal), le symbolisme

(*Note : voir le remarquable livre de Michel Pastoureau, Une histoire

symbolique du Moyen-âge occidental), l’architecture sont ainsi

transformés et mis au service de la religion dominante.

L’islam : Les préceptes religieux prônés par l’Islam non

seulement permettent mais également encouragent le prosélytisme et

l’expansionnisme. Les non croyants ne sont pas appelés païens mais

mécréants. Ces derniers sont eux aussi voués à la vindicte de la

communauté des croyants d’une manière tellement explicite que le

texte lui-même du Coran autorise les pires exactions pour ceux qui

entendent appliquer la charia au sens strict : « Ceux qui ne croient pas

et meurent mécréants, recevront la malédiction d'Allah, des Anges et de

tous les hommes. » (Sourate 2 verset 161). « Et combattez-les jusqu'à

ce qu'il n'y ait plus d'association et que la religion soit entièrement à

Allah seul. » (Sourate 2 verset 193). « Des vêtements de feu seront

taillés pour les incrédules, on versera sur leur tête de l’eau bouillante

qui brûlera leurs entrailles et leur peau. Des fouets de fer sont préparés

à leur intention. » (Sourate 22 v.19, 20 et 21).

Ces quelques exemples, qui sont véritablement terrifiants

puisqu’il s’agit de la seconde religion en nombre de fidèles dans notre

monde contemporain, ne sont pas isolés, les versets imprécateurs et

violents à l’égard des seuls incroyants représentant environ 10% du

contenu de ce texte sacré.

Les musulmans doivent respecter un certain nombre de

comportements sociaux et obéir à la loi islamique (charia). Cette

religion se mêle :

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- des habitudes alimentaires : le porc est considéré comme un animal

impur, croyance partagée avec les juifs ; les animaux dont on peut se

nourrir doivent être égorgés avant leur mort (ce qui a pour

conséquence une grande pénurie d’organisations musulmanes de

protection des animaux); la consommation d’alcool est interdite.

S’agissant du porc, beaucoup de juifs et de musulmans sont dans

l’ignorance totale de l’origine de cet interdit, qui va bien au-delà de la

gloutonnerie, de la saleté et des maladies associées à l’animal. Le Dieu

égyptien Seth prend l’apparence d’un porc noir pour combattre Horus et

lui dévorer un œil. En outre Seth est souvent représenté par un porc

noir dévorant la lune, où s’était réfugiée l’âme de son frère Osiris. Seth

(Dieu des anciens égyptiens, maîtres et voisins des juifs et des tribus

bédouines), est considéré comme un dieu particulièrement malfaisant,

symbole du mal et des forces démoniaques et destructrices. Quittes à

être intolérants sur certains sujets, autant savoir pourquoi…

- vestimentaires : les hommes ne peuvent porter ni soie ni objets en or,

les femmes doivent se couvrir de voiles (sourate 33 v 59).

- du droit pénal : la loi du Talion (Œil pour œil, dent pour dent) est

applicable en tant que précepte religieux, ce qui non seulement

autorise la peine de mort mais aussi d’autres sanctions variant selon la

gravité des intérêts à préserver : la crucifixion, la lapidation,

l’amputation d’un membre, le paiement du prix du sang, la flagellation,

la privation du droit de témoigner, la punition et la relégation de la

femme, le bannissement, le confinement dans la maison jusqu’à la mort

sont expressément prévus par le Coran. Le droit musulman punit de

mort celui qui abandonne l’Islam ou celui qui détourne un musulman de

sa foi, et en fait une peine imprescriptible.

- et, last but not least, des relations hommes-femmes : « Les hommes

ont autorité sur les femmes, en raison des faveurs qu'Allah accorde à

ceux-là sur celles-ci, et aussi à cause des dépenses qu'ils font de leurs

biens. Les femmes vertueuses sont obéissantes (à leurs maris), et

protègent ce qui doit être protégé, pendant l'absence de leurs époux,

avec la protection d'Allah. Et quant à celles dont vous craignez la

désobéissance, exhortez-les, éloignez-vous d'elles dans leurs lits et

frappez-les. Si elles arrivent à vous obéir, alors ne cherchez plus de

voie contre elles, car Allah est certes, Haut et Grand ! » (Sourate 4

verset 34). La polygamie est permise, sauf si elle pose des problèmes

trop importants : « Il est permis d'épouser deux, trois ou quatre, parmi

les femmes qui vous plaisent, mais, si vous craignez de n'être pas

justes avec celles-ci, alors une seule, ou des esclaves que vous

possédez » (Sourate 4 verset 3).

Une société islamique, si on entend l’appliquer stricto sensu, est

donc polygame, autorise l’esclavage y compris sexuel, permet les

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violences conjugales, et de manière générale proclame la prééminence

des hommes sur les femmes.

Pour ceux et celles qui n’entendent pas appliquer ces

prescriptions religieuses de manière aussi radicale, il subsiste

cependant une difficulté de taille : une femme musulmane doit

apprendre à vivre avec la perpétuelle menace d’être battue si son mari

(ou son père, ou son frère) décide un jour d’appliquer strictement la loi

islamique. D’après un sondage effectué par le National Family Safety

Program en Arabie Saoudite, rapporté par le site internet d’Arab News,

« 70% des Saoudiens considèrent qu’il y a des violences domestiques

en Arabie Saoudite ». Une telle épée de Damoclès permet-elle à

l’ensemble des femmes musulmanes de s’épanouir librement et de se

développer harmonieusement dans la joie de vivre ?

Signalons qu’avant de devenir un texte codifié et écrit sous forme

de sourates, le Coran, cette tradition religieuse a été transmise

oralement durant une vingtaine d’années. Elle a également connu de

violentes disputes doctrinales et successorales après la mort (570-632)

du Prophète Mahomet (Muhammad en langue arabe) dont la plus

connue a séparé la religion musulmane en deux courants majoritaires :

les sunnites, qui suivent les commandements, pratiques et législations

de Muhammad, des premiers califes (successeurs) et compagnons du

prophète ; et les chiites pour lesquels Muhammad aurait désigné

explicitement Ali ibn Abi Talib (à la fois son cousin, son gendre et l’un

de ses tout premiers disciples) comme son successeur. Les khâridjites

représentent une troisième branche de l’Islam, qui s’est insurgée contre

les bains de sang et les guerres, refusant de choisir entre Ali ibn Abi

Talib et Mu’âwîya (fondateur du califat ommeyyade dont la capitale fut

Damas en 661).

Muhammad ne fut pas uniquement un prophète, c’est-à-dire un

homme qui reçu durant plus de vingt ans des révélations spirituelles

d’un être qu’il appelait l’Archange Gabriel. Il fut aussi, dès son plus

jeune âge, un guerrier qui participa à plusieurs guerres tribales suivies

plus tard de violents conflits armés tout d’abord pour se défendre puis

pour propager sa religion. Il fut enfin un homme politique qui s’efforça

d’organiser son peuple et de légiférer.

Dès son origine, l’Islam n’est donc pas seulement une religion,

mais aussi un ensemble de lois et de comportements sociaux

contraignants, assorties d’une coloration guerrière et expansionniste

très marquée. De même que pour la religion catholique durant plusieurs

centaines d’années, la violence est justifiée par des considérations

spirituelles.

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Le Christianisme et l’Islam sont les deux principales religions de

la planète, représentant environ 4 milliards d’humains sur un total actuel

d’environ 7 milliards. Ajoutons à cela environ 1 milliard d’hindous, 1

milliard de non croyants et 300 millions de bouddhistes.

Le carcan idéologique qui fige la pensée des individus dans

des croyances rigides, la première d’entre elles étant de croire que seul

son Dieu est le Vrai Dieu, tous les autres étant dans l’erreur, constitue

un appauvrissement extraordinaire de la pensée humaine. Mais les

choses ne se limitent pas à la simple pensée, les religions devenant

dominantes à force de prosélytisme et de destructions, ont bouleversé

jusqu’à ce jour les vies de centaines de millions d’hommes et de

femmes durant des centaines d’années.

Quelques trop rares individus ont néanmoins réussi à entrer en

résonance intime avec l’essence de leur spiritualité, et ont affirmé la

possibilité d’un développement spirituel affranchi de toute considération

doctrinale. Leur démarche étant intrinsèquement antinomique d’un

quelconque prosélytisme, l’humilité n’ayant pas à s’opposer à l’orgueil

et à la volonté de pouvoir, ces hommes et femmes sont relativement

anonymes. Ceux d’entre eux qui se sont fait connaître sont appelés

saints ou mystiques, qu’ils soient chrétiens (François d’Assise, Thérèse

d’Avila, Padre Pio, Procope d’Oustiog, etc.) musulmans (Rumi, Al-

Jounayd, grand mystique soufi, Rûzbehân, Al-Ghazâlî, etc ), hindous

(Sri Aurobindo, Râmakrishna Paramahamsa, Ramprasad, etc),

bouddhistes (Padmasambhava, Shâriputtra, Bodhidharma, Milarepa,

etc.) ou juifs (Rabbi Abulafia, Isaac Luria, etc). Nombre d’entre eux

appartiennent également aux cultures des peuples premiers, et se

caractérisent par l’ouverture et la simplicité de leur rapport à la

spiritualité et aux autres.

De nos jours l’émergence d’une religion nouvelle semble difficile

à imaginer. Jésus pourrait-il résister aux centaines de journalistes se

bousculant sur les bords du lac de Tibériade, avec véhicules satellites,

caméras et forêt de micros, interviewant voisins, proches et

psychologues, s’il osait encore marcher sur l’eau ou multiplier les

pains ?

Chapitre trois : l’exploitation de l’homme par l’homme

L’esclavage est une autre invention de l’humanité. Il découle très

logiquement, et a ainsi pu être justifié durant plusieurs centaines

d’années, de choix politiques et sociaux-économiques.

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Les premières traces écrites historiquement prouvées de

l’esclavage datent d’il y a environ 5.000 ans. Elles ont été trouvées

dans les ruines de plusieurs cités-états sumériennes, sur nombre de

tablettes en écriture cunéiforme. La région du monde où se sont

implantées ces premières cités-états, tout d’abord indépendantes, puis

unifiées pour la première fois par Sargon (vers 2.340 av JC), n’est en

rien due au hasard. Entre les fleuves Tigre et Euphrate (une partie de

l’actuel Irak) s’étendent de vastes plaines fertiles, abondamment

pourvues en eau, et des céréales, comme l’épeautre, que les hommes

apprennent à stocker puis à cultiver. Les débuts de l’agriculture

permettent une concentration humaine plus importante, puisque l’on

peut désormais compter sur des récoltes régulières. Ces récoltes, il est

nécessaire de les stocker, de les compter, de les distribuer et par

conséquent de construire des bâtiments permanents (naissance de

l’architecture) et de réguler de manière durable les relations sociales

entre ces nombreux hommes et femmes sédentarisés. L’écriture

pouvant se conserver sur des tablettes d’argile est ainsi employée,

rapidement suivie par l’établissement de codes régissant les relations

collectives et commerciales. Une autre conséquence de la naissance

de l’agriculture est la spécialisation des taches et l’émergence d’une

hiérarchie militaro-religieuse et de la monnaie : transporteurs, artisans

(charpentiers, tailleurs de pierre, tisserands, forgerons, médecins, etc),

scribes, propriétaires de terres et cultivateurs.

Le premier code mentionnant une société divisée en hommes

libres et en esclaves est le code d’Ur Nammu (code sumérien, vers

2.100 av JC). Les codes babyloniens un peu plus tardifs, code de Lipit-

Ishtar (vers 1.930 av JC) et d’Hammurabi (vers 1.750 av JC) (*Note : Le

code d’Hammurabi est une stèle que l’on peut voir au Musée du Louvre

à Paris) sont beaucoup plus explicites sur la condition d’esclave, et les

lois les régissant sont suffisamment complexes et élaborées pour

démontrer que l’esclavage est pratiqué depuis déjà plusieurs siècles.

Il est d’ailleurs possible de postuler que l’esclavage existait

antérieurement à l’écriture : des prisonniers de conflits tribaux du

néolithique obligés de rester dans la tribu du vainqueur pour effectuer

certaines tâches ; des femmes enlevées de force. Mais ces esclaves ne

pouvaient être nombreux dans une société de chasseurs-cueilleurs

nomades, et l’esclavage ne pouvait faire l’objet d’une systématisation

matérialisée par un statut d’ordre légal.

On sait que les esclaves sumériens étaient soit des prisonniers

de guerre entre cités-états, soit des hommes libres ayant commis

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certains forfaits et condamnés à devenir esclaves, soit des débiteurs

abandonnant un membre de sa famille, ou l’un de ses enfants, à un

créancier durant une période déterminée afin de rembourser sa dette.

Un esclave sumérien est la propriété de l’homme libre qui l’a acheté, et

peut être librement vendu ou échangé contre des marchandises ou une

somme payée en monnaie. Un esclave doit exécuter les ordres de son

« maître », porte un signe désignant son état d’homme non libre. Il doit

mettre sa force de travail à disposition, et peut être puni, plus ou moins

sévèrement, en cas de désobéissance ou de fuite. Il dispose cependant

de certains droits, comme faire du commerce, emprunter, et se racheter

pour s’affranchir de son statut. Instituer une telle porte de sortie de

l’esclavage suscite un peu d’espoir chez les hommes et femmes

asservis et leur donne envie de satisfaire leur « maître » plutôt que de

se révolter.

L’essor des premières civilisations coïncide avec l’essor de

l’esclavage, et là non plus, il ne s’agit pas d’un hasard. Plus une

civilisation prenait de l’ampleur, plus il lui fallait de main d’œuvre pour

devenir encore plus puissante, et réaliser des projets qui démontraient

son pouvoir et sa supériorité aux yeux de ses voisins (irrigation, grands

travaux architecturaux).

Posséder des esclaves devenait un signe de puissance et de

prospérité pour une cité, puisque c’est sa puissance militaire qui lui

procurait l’essentiel des captifs. Avant d’attaquer les cités voisines, on

ratissait, razziait les tribus nomades moins développées avoisinantes.

Combien de sociétés néolithiques culturellement très riches ont ainsi

disparu au profit de la concentration des pouvoirs dans des cités

condamnées à s’agrandir sans cesse ? Ne pourrait-on pas établir

certains parallèles avec des aspects historiques plus récents, comme

par exemple la colonisation de l’Australie par des européens qui ont

traité les aborigènes comme des esclaves (ou ont été purement et

simplement éradiqués, par des massacres et des maladies, le dernier

aborigène de Tasmanie étant mort en 1876) ?

Toutes les premières civilisations urbaines, quelles soient

mésopotamiennes, hébraïques, iraniennes, indiennes (avec notamment

Mohenjo Daro), chinoises (dynastie Shang) ont connu et pratiqué

l’esclavage, mais sans dépendre totalement de l’esclavage pour autant.

Par contre durant l’antiquité, des civilisations comme l’Egypte, la

Grèce et Rome sont devenues esclavagistes car les esclaves étaient

devenus indispensables au fonctionnement même de leurs sociétés. Et

pour mieux se justifier, ces civilisations ont commencé à théoriser sur

les esclaves, à établir des distinctions entre les hommes, à légitimer le

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fait qu’un homme pouvait être une marchandise au même titre qu’un

animal.

Aristote : Les principaux auteurs de la Grèce antique

considéraient qu’il y avait des esclaves par nature. Contrairement à

Platon qui accepte l’esclavage de manière pragmatique. Il fut lui-même

un esclave pendant quelques années, et – pourrait-on y voir

malicieusement une conséquence de cette brève période de sa vie ?-

théorisa qu’un Grec ne devait pas être réduit en servitude à l’inverse

des autres peuples, dits barbares. Aristote développe qu’à l’origine la

nature crée d’une part des êtres que leur intelligence destine à

commander, d’autre part des êtres que leur seule force corporelle voue

à l’obéissance. Les esclaves ne sont pour Aristote que des objets

animés, des instruments destinés à l’action qui commandent aux autres

instruments et l’esclavage est donc naturel, juste, bénéfique et

incontestable. En outre, les esclaves en tant qu’hommes « inférieurs »

dont le corps commande l’âme, et qui donc ressemblent à des animaux,

transmettent leurs caractéristiques « inférieures » à leur descendance.

L’esclavage devient héréditaire.

Les conséquences de l’adoption de la pensée aristotélicienne

par la civilisation occidentale et par l’Eglise catholique sont diverses et

n’ont pas fini de produire des dégâts qui n’ont rien de philosophiques :

la possibilité théorique d’une classification des êtres humains en deux

catégories « naturelles » (ceux qui commandent, ceux qui obéissent)

ouvre la porte à des développements idéologiques futurs, certains

particulièrement nauséabonds comme le nazisme, d’autres plus subtils

mais également destructeurs comme certaines relations sociales,

professionnelles, économiques, politiques, basées sur une arrogance

hiérarchique de forme pyramidale.

On sait que Rome était également une civilisation esclavagiste,

son expansionnisme militaire alimentant durablement la société

romaine en une multitude d’esclaves issus des peuples vaincus. C’est

un philosophe romain stoïcien, Sénèque (4 av. JC – 65 ap. JC), qui le

premier soutien qu’aucun homme n’est esclave « par nature » (*Note

bibliographique : Des bienfaits, Lettres à Lucilius : Traiter ses esclaves

avec bonté, chap V, 47). Et contrairement à une idée largement

admise, ce n’est pas l’essor du christianisme, puis l’adoption de la

religion catholique en tant que religion officielle de l’empire romain qui

sonnent le glas de l’esclavage. Les épitres de Pierre et de Paul

affirment l’égalité des hommes devant Dieu, mais aussi que les

esclaves doivent obéir à leurs maîtres. Les conciles suivants continuent

de se prononcer en ce sens : respect de l’esclave envers le maître,

soumission, et condamnation de tout désir de révolte.

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L’esclavage romain ne cessera jamais complètement, même si

plusieurs facteurs expliquent son déclin, comme le souligne l’ouvrage

de Christian Delacampagne, Une histoire de l’esclavage : la diffusion

des idées stoïciennes dans les classes dominantes, les procédures

simplifiées d’affranchissement depuis l’empereur Constantin, la fin de

l’expansionnisme militaire.

Plus tardivement, seuls certains courants intellectuels

déconnectés de la réalité peuvent soutenir que le servage du Moyen-

âge ne constituait pas une forme indirecte d’esclavage. Et même

parfois très directe, lorsque l’on se souvient du droit de cuissage, un

droit sexuel accordé au seigneur sur ses serfs féminins le jour même du

mariage de celles-ci. Certes, un serf ne pouvait être vendu et n’était pas

considéré comme un animal, mais sa condition d’être humain était

particulièrement misérable, davantage même que certains esclaves

romains. Il s’agissait simplement d’une autre forme d’exploitation

d’hommes et de femmes par une minorité d’autres êtres humains,

procédé qui a évolué depuis lors mais dont on ne peut affirmer qu’il soit

actuellement révolu.

La redécouverte du continent américain : Au XVème siècle, la

redécouverte du continent américain par les conquistadors espagnols

et portugais va avoir pour conséquence de relancer l’esclavage sur une

vaste échelle, dont les prolongements sont actuellement encore loin

d’être terminés.

En guise de parenthèse, soutenir que le continent américain a

été découvert par Christophe Colomb est une énorme supercherie

historique et une façon supplémentaire de proclamer la prééminence de

l’Occident sur le reste du monde. En réalité, il y avait déjà des humains

sur le continent américain depuis 25.000 à 30.000 ans. Des hommes

qui peuplaient auparavant l’actuelle Russie et la Chine, ont traversé à

pied le détroit de Behring, pour s’installer sur l’ensemble du continent

américain. Durant plus de 20.000 ans ils ont bâti des civilisations

variées, constitué des nations (les nations indiennes par exemple),

construit des villes, voire des empires (mayas, aztèques et incas pour

les plus connus).

En outre, il est maintenant historiquement validé qu’un nombre

significatif de scandinaves s’étaient installé sur l’île de Terre Neuve,

vers l’an 1000 ap JC, et certainement bien plus au sud, même s’il

s’agissait davantage d’expéditions que de colonisation durable, selon

les connaissances archéologiques actuelles, toujours susceptibles

d’évoluer. Des colons et missionnaires vikings christianisés s’établirent

sur des territoires américains qu’ils appelèrent Vinland (Terre des

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vignes, qui n’est autre que Long Island, une partie de New York),

Marklandia (Terre des forêts) et Helulandia (Terre de roches) ; ils

ramenèrent des peaux de bêtes et autres produits naturels inconnus en

Europe, acheminés par l’archevêque de Gander (au Labrador) vers la

Norvège, le montant de leur vente et les informations sur ces voyages

étant envoyés à Rome (* Source : Compte rendu du Troisième Congrès

Scientifique International des Catholiques, l894, Bruxelles 1895, pages

391-395). Il n’est pas impossible non plus que des navigateurs chinois

ou japonais aient connu le continent américain, antérieurement aux

européens.

Signalons par ailleurs que l’année 1492, date du premier voyage

de Christophe Colomb, coïncide assez étrangement et très exactement

avec la fin d’une période qui aura duré plus de 700 ans, la

« reconquista », c’est-à-dire la reconquête chrétienne de la péninsule

ibérique après son invasion par les musulmans en 711. Forgés tant

idéologiquement que militairement par cette longue lutte contre les

musulmans, les conquistadors seront essentiellement de petits nobles

n’ayant pas réussi à obtenir des territoires en Espagne, leur frustration

se transformant en un expansionnisme basé sur la cruauté, l’arrogance

et l’avidité.

Toujours est-il que l’existence de peuples, de nations, de

royaumes et d’empires posera pour ces braves conquistadors un

problème de légitimation de ce que l’on appelle conquête, mais que l’on

devrait plutôt considérer comme plusieurs génocides commis tant en

Amérique du Sud qu’en Amérique du Nord (par un autre genre de

« conquistadors »). Une fois de plus, l’histoire telle qu’elle est

majoritairement diffusée et enseignée « oublie » de préciser que

Christophe Colomb fut loin d’être un explorateur humaniste : dès 1493 il

renvoya des « sauvages » en Espagne. En 1495, plus de 800 hommes

et femmes de 12 à 35 ans, membres de plusieurs tribus indigènes, ont

été vendus comme esclaves en Espagne (source : Las Casas).

Les premières impressions particulièrement positives de

Christophe Colomb (« Ce sont des gens très aimables et sans

convoitises. Je certifie à Vos Altesses qu'il n'y a pas au monde de

meilleurs gens. Ils aiment leur prochain comme eux-mêmes et ont de

très bonnes mœurs » Christophe Colomb, Los Cuatro Viajes del

almirante y su testamento) furent bien vite remplacées par la mise en

place d’une domination totale sur ces peuples, dictée par l’avidité et la

volonté de pouvoir (« Gens féroces, mais gaillards et bien faits et de

très bon entendement, ils feront, une fois arrachés à leur inhumanité,

les meilleurs esclaves qui soient »).

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Hommes ou animaux ? Mais les Amérindiens intriguent l’Eglise

catholique, qui ne sait s’il faut les traiter comme des animaux, des

sauvages ou bien des êtres humains. Le pape Paul III (Alessandro

Farnèse) affirme assez rapidement que les Indiens ont une âme, qu’ils

ont des droits (liberté, propriété) et condamne la pratique de l’esclavage

(Lettre Veritas Ipsa, puis bulle Sublimis Deus). Etant humains, ils

peuvent (et doivent) donc être évangélisés. Ce pape n’agissait pas lui

non plus par humanisme puisqu’il permit à Charles Quint de mettre en

place des certificats de propreté du sang démontrant que la personne

est bien de sang chrétien de longue date (ce qui ne manque pas de

rappeler certaines pratiques du national-socialisme au XXème siècle).

Paul III sera aussi à l’initiative de la Suprême et Universelle Inquisition,

le Saint Office, une version un peu moins sanglante que l’Inquisition du

Moyen-Age, mais qui se chargera tout de même du procès de Galilée

et luttera contre la Réforme protestante (concile de Trente).

Un profond désaccord partageait les ecclésiastiques sur la

manière de traiter les Amérindiens, certains d’entre eux (principalement

les Dominicains) étaient horrifiés par les massacres et allèrent jusqu’à

mettre en cause le droit même des Espagnols de coloniser, de gré ou

de force. Les Franciscains, quant à eux, défendent la nécessité

institutionnelle de la conquête, les Amérindiens étant à leurs yeux

dépourvus de sens moral devaient donc être dominés (et exploités).

Charles Quint convoqua une assemblée d’éminents théologiens,

juristes et nobles connue sous le nom de Controverse de Valladolid, en

1550 et 1551, afin de déterminer la manière dont devait se faire la

conquête, et avec pour arrière-plan politique la crainte de déclarations

d’indépendance de l’un ou l’autre de ces conquistadors.

Les Dominicains étaient représentés par Fray Don Bartolomé de

Las Casas (*Note : auteur notamment d’un des premiers textes

anticolonialistes : Très brève relation de la destruction des Indes en

1548), reconnu comme « protecteur des indiens » qui défendit l’égalité

des êtres humains, l’évangélisation ne devant être ni une obligation ni

une contrainte. Il était opposé à Juan Ginès de Sepulveda, un

théologien qui reprit la philosophie développée par Aristote (voir ci-

dessus), pour l’appliquer aux Amérindiens : les peuples civilisés (c’est-

à-dire, pour eux, les pays du l’ouest de l’Europe) ont un droit naturel de

soumettre les peuples indigènes inférieurs afin de les élever au même

niveau, ces derniers ayant des pratiques contre nature (le cannibalisme

par exemple). Aucune conclusion définitive ne résulta de cette

confrontation, et chacun se considéra comme vainqueur.

La guerre juste : De sorte que Juan de Sepulveda continua à

prôner sa théorie de « guerre juste » qui fut interprétée de la manière

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suivante par les conquistadors : une troupe fortement armée

d’Espagnols se présentait dans un village indigène (les soldats étant

équipés de cuirasses, fusils, pistolets, arbalètes, voire de canons et de

chevaux pour les grandes agglomérations ; les indigènes étant quant à

eux quasi nus, et non armés). Un « Avoué de Sa Majesté » prononçait

un discours politico-religieux, le Requirimiento, enjoignant les indigènes

à se soumettre. Ces derniers ne comprenant pas un mot d’espagnol ne

répondaient bien évidemment rien, ce que l’Avoué prenait alors pour un

acte de rébellion en dressant un constat. Les soldats entraient alors en

action en capturant les indigènes pour les marquer au fer rouge et les

utiliser ensuite comme main d’œuvre (repartimiento). Ceux qui se

révoltaient ou fuyaient constituaient alors la preuve qu’il s’agissait bien

de dangereux rebelles, qui devaient subir les rigueurs de la justice

(tués, mutilés, crucifiés, sans compter les viols). Les terres du village

devenaient alors la propriété de la Couronne espagnole, que le

Gouverneur pouvait ensuite annexer ou redistribuer à son gré. On a vu

resurgir très récemment le concept de « guerre juste » : le Président de

la première puissance militaire mondiale (les Etats-Unis), fortement

imprégné d’une religiosité exacerbée, envahit un pays indépendant

étranger (l’Irak) sous prétexte qu’il est dirigé par un dictateur (ce qui est

vrai, même s’il n’est pas unique en son genre) et surtout parce que ce

dictateur détiendrait des armes de destruction massive (ce qui s’avère

être non seulement faux mais aussi fabriqué de toutes pièces par des

services secrets afin de manipuler l’opinion publique mondiale). Le but

réel étant la mainmise sur les énormes richesses de ce pays, le pétrole,

et les contrats de remise en état d’un pays détruit destinés aux

entreprises américaines. George Bush connaissait-il l’approche de Juan

de Sepulveda et des conquistadors pour l’appliquer d’une manière

aussi proche ?

Le débat de la controverse de Valladolid intervenait aussi un peu

tard : la conquête des terres Aztèques par Hernan Cortès, puis celles

des Incas par Francisco Pizarro pour ne citer que les conquistadors les

plus connus étaient achevées depuis plus de vingt ans. Durant cette

période les maladies contre lesquelles les amérindiens ne disposaient

d’aucune défense immunitaire (à l’inverse des espagnols, qui avaient

survécu à des périodes de peste, de typhus, de lèpre, de grippe, de

rougeole, de variole et autres maladies infectieuses) ainsi que la

conduite impitoyable des espagnols qui obligeaient les autochtones au

versement d’énormes impôts en or et au travail forcé dans les mines et

sur les terres agricoles spoliées ont décimé la population, bien plus que

les confrontations militaires (« Les chiens vivaient mieux que les

Indiens parce qu’aux chiens on donnait à manger mais pas à eux »

Fray Pedro de Gante) . William Denevan estime dans la seconde

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édition de son livre The Native populations of the Americas in 1492

(Univ of Wisconsin press, 1992) que sur les 54 millions d’individus

environ qui peuplaient l’ensemble du continent américain à cette

époque (dont environ 4 millions en Amérique du Nord et 14 millions

pour le Mexique), il en restait moins de 6 millions en 1650. Seules les

conquêtes mongoles et la seconde guerre mondiale ont fait,

directement ou indirectement, davantage de victimes que la découverte

puis la conquête des Amériques par les Européens. N’oublions pas que

l’énorme mortalité due aux maladies permettant aux Européens de

s’affranchir un peu trop vite de toute responsabilité (même si ce sont

eux qui ont importé les maladies en question) n’est pas seule en

cause : ces peuples ont subi l’invasion, la spoliation de leurs terres et

de leurs richesses, le viol, la torture, les privations, l’esclavage, la

destruction systématique de leurs temples, l’interdiction de parler leurs

langues et de pratiquer leurs religions, des actes de sadisme indignes

d’êtres qui se proclament civilisés et religieux. ( *Note : "Ils arrachaient

les bébés qui tétaient leurs mères, les prenaient par les pieds et leur

cognaient la tête contre les rochers. D’autres les lançaient par-dessus

l’épaule dans les fleuves en riant et en plaisantant et quand les enfants

tombaient dans l’eau ils disaient : ’Tu frétilles, espèce de drôle !" ; ils

embrochaient sur une épée des enfants avec leurs mères et tous ceux

qui se trouvaient devant eux" (Las Casas). "Un certain Espagnol qui

allait à la chasse au cerf ou au lapin avec ses chiens ne trouva un jour

rien à chasser, et il lui sembla que les chiens avaient faim : il enlève un

tout petit garçon à sa mère, et avec un poignard il lui coupe les bras et

les jambes et donne à chaque chien sa part, quand les chiens ont

mangé les morceaux, il jette le petit corps par terre à toute la bande"

(Las Casas).

Toujours est-il que du fait de son taux de mortalité

incroyablement élevé, la main-d’œuvre indigène ne convenait pas aux

espagnols. Et l’absence de résultat définitif de la controverse de

Valladolid laissait à Fray Don Bartolomé de Las Casas la possibilité de

continuer à défendre les seuls Amérindiens. Même Las Casas sera

favorable à l’esclavage des Africains dans le but de protéger les

peuples Amérindiens ; il ne se rendra compte de son erreur que très

tardivement.

La conjugaison de ces deux faits laisse la porte grande ouverte à

ce que l’on appelle le commerce triangulaire de la traite des noirs.

L’esclavage des africains : Le commerce des esclaves

africains n’est pas une nouveauté au XVIème siècle. Depuis plusieurs

siècles, l’expansionnisme guerrier des musulmans favorisé par sa

cavalerie génère de nombreux prisonniers africains, dont beaucoup

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sont rapidement réduits à l’esclavage. Plusieurs ethnies africaines

pratiquent elles aussi l’esclavage, mais de manière différente et sur une

échelle tribale, au gré des conflits guerriers et du remboursement de

dettes. Une partie d’entre eux est vendue à des marchands européens

(portugais, espagnols, génois et vénitiens) qui se sont spécialisés dans

ce type de « commerce » pour alimenter en main d’œuvre les

plantations sucrières des Açores, des Canaries et de Madère, mais

aussi les propriétés du sud de l’Europe en esclaves domestiques.

L’autre partie est conservée par l’empire musulman (divisé en califats,

dynasties) qui emploie lui aussi de nombreux esclaves.

La canne a sucre a été ramenée d’Inde par les musulmans et

acclimatée aux pays méditerranéens (et notamment au sud de la

péninsule ibérique, occupée par les musulmans), vendue comme une

denrée rare et précieuse, et comme épice et médicament. Les

musulmans développent l’irrigation et perfectionnent les techniques

d’extraction et de transformation, tout en inventant les premiers sirops

et pâtisseries sucrées. Ils laisseront ces plantations aux espagnols et

aux portugais lors de la reconquista. Les Croisés rapportent également

la canne à sucre et contribuent à la diffuser en Europe, et à faire

exploser la demande en sucre.

Les conditions climatiques de l’Amérique du Sud et de

l’Amérique centrale conviennent particulièrement bien à la culture de la

canne à sucre, et les circonstances expliquées précédemment ne

laissent aux puissances colonialistes européennes qu’un seul choix

possible pour retirer un maximum de bénéfices : systématiser

l’esclavage des africains.

Encore une fois, l’avidité des civilisations dominantes va

s’exprimer, cette logique redondante dans l’histoire de l’humanité qui

consiste à dominer et à montrer aux autres que l’on domine.

Cette fois, concernant le commerce des esclaves africains, il

s’agit des prémisses d’une organisation purement économique, au

service du pouvoir politique (les polarités de subordination se sont

ensuite inversées au XXème et au XXIème siècle comme nous le

verrons plus loin).

Pour répondre à une demande exponentielle de certains produits

(sucre, coton, tabac, café, or, argent, pierres précieuses) les réseaux

du commerce des esclaves sont fortement renforcés. Les armateurs et

autres commanditaires européens investissent en navires chargés de

tissus, armes, alcool et bimbeloterie destinés à acheter des hommes,

des femmes et des enfants aux musulmans et aux rois et chefs de

tribus africains. Cette demande en êtres humains devenant de plus en

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plus importante stimule et multiplie les razzias, les guerres et les

kidnappings en Afrique à une échelle inconnue jusqu’alors. Les navires

acheminent les prisonniers africains dans les conditions inhumaines

que l’on sait vers les colonies du Nouveau Monde, puis repartent vers

les ports européens chargés de sucre, café, tabac, coton, or et argent.

C’est ce que l’on appelle le commerce triangulaire auquel prirent part

entre 1494 et 1866 le Portugal, la France, l’Angleterre, la Hollande et

dans une moindre mesure l’Espagne qui, selon les termes du traité de

Tordesillas (7 juin 1494) partageant le Nouveau Monde entre l’Espagne

et le Portugal, ne pouvait acheter d’esclaves directement en Afrique.

L’Espagne ne se privait cependant pas d’en acheter aux Portugais qui

disposaient durant leur période de suprématie militaire navale -avec

l’Espagne- d’un quasi monopole sur le commerce des esclaves.

La France et l’Angleterre participèrent un peu plus tardivement à

l’esclavage des africains, lorsque leurs flottes de guerre furent

suffisamment puissantes pour pouvoir rivaliser avec les flottes

espagnoles et portugaises. Et bien sur, c’est l’avidité visant à posséder

des terres sur le Nouveau Monde qui stimula la construction de flottes

navales dans ces pays et fit la fortune d’un nombre restreint de familles

et de ports. Liverpool fut le port européen d’où partirent davantage

d’expéditions triangulaires que l’ensemble des ports français ; il fut suivi

en ordre d’importance par Bristol, Londres, Nantes, La Rochelle, Le

Havre, Bordeaux, Saint Malo et Amsterdam. Chacune de ces villes

profita de ce « commerce » en réinvestissant dans l’immobilier, la

construction, la banque, les propriétés viticoles et différents autres

commerces. Une logique de « blanchiment » d’argent que l’on connait

actuellement avec le trafic de cocaïne, substance (de couleur blanche)

originaire…d’Amérique du Sud et d’Amérique Centrale !

Certains auteurs avancent que la traite des noirs n’était pas

nécessairement d’une grande rentabilité financière compte tenu des

risques encourus, notamment la perte de navires (tempêtes, accidents,

révoltes), la mortalité des équipages, le taux de détérioration des objets

troqués contre des esclaves, le prix de plus en plus élevé des esclaves.

Mais cette vision des choses est, volontairement ou non, bien trop

restrictive : les objets troqués contre des esclaves faisaient fonctionner

de nombreux ateliers de tissus, de céramique, de verrerie, métallurgie,

armureries, fabrication d’alcool. Alors que les objets rapportés du

continent américain (sucre, café, cacao, tabac, or, argent, pierres

précieuses) étaient raffinés, améliorés, transformés pour intégrer le

circuit du commerce national et international. L’argument économique

fut d’ailleurs longtemps soutenu par les partisans de l’esclavagisme

contre les abolitionnistes : l’esclavage procurait des emplois. Encore un

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argument que nous entendons régulièrement de nos jours pour

défendre des mesures parfois fort discutables. Pour autant les nazis

n’ont pas osé pousser le cynisme jusqu’à justifier les camps de

concentration en arguant que le gardiennage sauvait les emplois des

allemands…

Approximativement 11 millions d’africains furent déportés sur

l’ensemble du continent américain, auxquels s’ajoutent de 11 à 15 % de

morts durant les traversées, et de 30 à 50% de morts supplémentaires

pour la période de captivité se situant entre la capture et

l’embarquement. Encore une fois derrière ces chiffres se cache une

multitude de souffrances individuelles, des actes de révolte et de

résistance. Quelques films et livres de fiction ont réussi à nous montrer

les monstruosités faites par des humains à d’autres humains : les

chasses à l’homme en Afrique, les exactions commises sur les

prisonniers en Afrique en attendant les navires européens, les

abominables conditions de transport sur les navires où régnaient

promiscuité et manque d’hygiène, la vente d’être humains traités

comme des animaux et la séparation des familles, la rudesse des

travaux forcés et l’emprise totale des « maîtres » sur les esclaves.

L’abolitionnisme : Quelques voix se firent entendre à partir du

XVIIIème siècle pour dénoncer la traite des noirs, c’est-à-dire qu’il fallut

attendre plus de 250 ans pour que l’esclavage et la déportation des

africains devienne une question sur laquelle les philosophes et

penseurs européens commencent à s’interroger. En Angleterre, pays

pionnier de l’abolitionnisme, Francis Hutcheson (un philosophe

écossais), Richard Baxter (un pasteur qui chercha à unifier les

protestants) s’élevèrent vigoureusement et sans ambiguïté contre les

négriers, ainsi que les quakers (la Société des Amis, un mouvement

dissident de l’église anglicane) et les méthodistes (représentés par leur

fondateur, John Wesley). En France, l’histoire telle qu’elle nous est

majoritairement contée, présente de nombreuses lacunes, voire de

simples mensonges. Montaigne par exemple ne se prononce pas

contre l’esclavage, il ne fait que comparer « le bon sauvage » pour

critiquer la société française (et donc le Roi). De même on présente

Voltaire comme anti esclavagiste (*Note : Lorsque Candide et Cacambo

rencontrent un « nègre » du Surinam au bord du chemin, Voltaire ne

proteste pas contre l’institution de l’esclavage, mais contre les mauvais

traitements qu’on leur fait subir et ironise sur l’attitude de l’Eglise.

Candide ou l’optimisme, 1759), alors qu’il s’est associé avec des

armateurs nantais pour investir sur au moins un navire négrier (" Nous

n'achetons des esclaves domestiques que chez les Nègres ; on nous

reproche ce commerce. Un peuple qui trafique ses enfants est encore

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plus condamnable que l'acheteur. Ce négoce démontre notre

supériorité ; celui qui se donne un maître était né pour en avoir." Essai

sur les Mœurs et l’esprit des Nations, tome 8 ou encore « L'homme est

un animal noir qui a de la laine sur la tête, marchant sur deux pattes,

presque aussi adroit qu'un singe, moins fort que les autres animaux de

sa taille, ayant un peu plus d'idées qu'eux, et plus de facilité pour les

exprimer; sujet d'ailleurs à toutes les mêmes nécessités; naissant,

vivant, et mourant tout comme eux ». Traité de métaphysique, 1734).

Helvétius dans son ouvrage De l’esprit préconise de renoncer à la

consommation de sucre après son constat indigné : « On conviendra

qu’il n’arrive point de barrique de sucre en Europe qui ne soit teinte de

sang humain ». Diderot, dans la dernière édition de son ouvrage,

l’Histoire des deux Indes (1780) dénonce fortement les arguments des

esclavagistes et souhaite l’émergence d’un « Spartacus noir » qui

mènera la révolte des esclaves contre leurs oppresseurs. Rousseau et

le Chevalier de Jaucourt, faisant également partie des Encyclopédistes

du siècle des lumières, dénoncèrent l’esclavage de manière

particulièrement explicite. De même, Montesquieu utilisa l’ironie pour

vilipender les esclavagistes dans De l’esprit des lois (Livre XV, 1748).

Condorcet, Bernardin de Saint Pierre, l’abbé Grégoire, Adam Smith

(qui prouve que du point de vue économique, l’esclavage n’a qu’un

faible rendement, Recherches sur la nature et les causes de la richesse

des nations, 1776) et bien d’autres auteurs de la fin de XVIIIème siècle

qui s’insurgent contre l’esclavage démontrent que la société

européenne est désormais prête à admettre l’abolitionnisme. La

Révolution française fut rapidement suivie par une autre révolution, le

soulèvement massif d’esclaves à Saint Domingue (1791), bientôt mené

par le célèbre François Dominique Toussaint (Toussaint-Louverture).

L’interdiction de la traite fut décrétée par Napoléon le 29 mars 1815

(non sans arrières pensées, durant les Cent Jours), suivie par le

Congrès international de Vienne du 9 juin 1815, qui partagea l’Europe à

l’initiative des anglais après la chute de Napoléon et qui assimila la

traite des noirs à de la piraterie. La puissante flotte anglaise fut chargée

de mettre fin au trafic, en arraisonnant plus de 1.200 navires, et malgré

l’interdiction et les risques, plus de 300 navires négriers partirent encore

de Nantes après 1815 (les navires négriers portant pavillon des Etats-

Unis ne pouvaient cependant pas être inquiétés). L’émancipation des

esclaves ne sera décrétée qu’en 1833 par l’Angleterre, en 1848 par la

France grâce à Victor Schoelcher, en 1886 par l’Espagne, en 1888 au

Brésil (et en 1761 au Portugal métropolitain).

Sans vouloir rien retirer aux véritables combats pour

l’abolitionnisme menés par de courageux hommes de conviction, force

est de constater une autre coïncidence historique : les arguments

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économiques relatifs au faible rendement de l’esclavage à la fin du

XVIIIème siècle du fait de la diminution des prix des matières premières

et de l’augmentation du prix des esclaves (à l’inverse du XVIème siècle

où les ressources américaines telles que le sucre, le café, le tabac

étaient onéreuses et destinées aux classes sociales supérieures en

Europe) devinrent particulièrement importants. Et surtout l’on assiste en

parallèle aux débuts de la Révolution industrielle.

C’est ce qui fera dire à Karl Marx qu’il y a un lien direct entre

esclavage, capitalisme et révolution industrielle : «Sans esclavage,

vous n’avez pas de coton ; sans coton vous n’avez pas d’industrie

moderne. C’est l’esclavage qui a donné de la valeur aux colonies, ce

sont les colonies qui ont créé le commerce du monde, c’est le

commerce du monde qui est la condition nécessaire de la grande

industrie » et aussi « La découverte des contrées aurifères et

argentifères de l'Amérique, la réduction des indigènes en esclavage,

leur enfouissement dans les mines ou leur extermination, les

commencements de conquête et de pillage aux Indes orientales, la

transformation de l'Afrique en une sorte de garenne commerciale pour

la chasse aux peaux noires, voilà les procédés idylliques

d'accumulation primitive qui signalent l'ère capitaliste à son aurore » (Le

capital, livre premier, chapitre XXXI).

Même si la relation directe de cause à effet entre esclavage,

accumulation de capital et révolution industrielle s’avère inexacte,

comme l’ont démontré plusieurs économistes, on ne peut pas soutenir

non plus a contrario que plus de 300 années d’esclavagisme occidental

n’ont eu aucune conséquence sur le développement planétaire de

l’humanité.

Les blessures : Citons d’abord l’Afrique. La peur généralisée

des raids et des enlèvements a provoqué l’éclatement en de multiples

sous-groupes ethniques (de petits villages bien cachés étant

nécessairement moins accessibles que de grandes agglomérations), le

troc des esclaves contre des armes à feu et de l’alcool a provoqué une

insécurité chronique et des conflits inter-tribaux sans fin. L’esclavage a

considérablement freiné le développement économique, social et

politique ainsi que l’ont prouvé de manière précise les travaux de

l’économiste canadien Nathan Nunn : les pays africains actuellement

les plus pauvres sont ceux qui ont fourni le plus d’esclaves. Selon ses

calculs, 30% du différentiel de revenu avec le reste du monde

s’explique par l’esclavage (*Note : “The Long-Term Effects of Africa’s

Slave Trades,” Quarterly Journal of Economics, Vol. 123, No. 1,

February 2008). L’abolition de l’esclavage a été immédiatement suivie

par le colonialisme, c’est-à-dire par l’invasion et l’annexion d’une

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grande partie de l’Afrique par les pays européens. Il s’agissait là une

fois de plus d’une solution adaptative imaginée pour exploiter les

nouvelles ressources dont avait besoin le continent européen afin

d’alimenter la mise en place des rouages de la Révolution industrielle.

Au XXIème siècle, l’Afrique n’en a d’ailleurs pas terminé avec ce type

de pillage, procédé qui semble bien ancré dans les esprits du reste du

monde, y compris de la part de pays n’ayant pas pris part auparavant à

cette ruée post-coloniale. Ce nouveau désastre concerne l’achat et

l’affermage de grandes surfaces de terres africaines par des pays ou

des multinationales étrangères. Nous en reparlerons dans le chapitre

consacré à l’agriculture et l’alimentation.

En Amérique du Sud une part non négligeable de la hiérarchie

sociale s’apprécie selon la couleur plus ou moins claire de la peau :

avoir la peau très noire ou être considéré comme typé amérindien est

considéré par l’ensemble de la société comme dévalorisant. Au Brésil

s’est développée la thèse du branqueamento (le blanchissement)

consistant à favoriser le métissage en vue de « blanchir » la population,

l’élément blanc considéré comme supérieur devant l’emporter sur les

caractères non blancs.

En Amérique du Nord, la question de l’abolition de l’esclavage a

fortement contribué à provoquer une guerre civile, la guerre de

Sécession de 1861 à 1865, immédiatement suivie par l’adoption de lois

de ségrégation raciale dans les états du Sud des Etats-Unis (les lois

Jim Crow prises à partir de 1876) qui imposent la séparation entre

Blancs et Noirs. Une ségrégation qui exista aussi de nombreuses

années en Afrique du Sud, connue sous le nom d’apartheid, les Blancs

disposant de toutes les prérogatives avantageuses tant judiciaires que

sociales, éducatives et économiques. Les plus extrémistes des Blancs

américains fondèrent une organisation raciste s’exprimant par la

violence, la terreur et le meurtre, le Ku Klux Klan. Cette politique

imposant la supériorité raciale des Blancs sur les Noirs dura presque

une centaine d’année, jusqu’à ce que Rosa Parks, refuse de céder sa

place à un Blanc dans un bus le 1er septembre 1955. Ce fut le début

officiel du mouvement des droits civiques, mené par le Pasteur Martin

Luther King qui utilisa des méthodes non violentes de désobéissance

civile pour mettre fin à ces lois ségrégationnistes.

Comme nous pouvons le constater, les théories sur l’inégalité

des races n’ont pas fini d’influencer, que ce soit directement ou

indirectement, les vies de centaines de millions de personnes sur

quatre continents.

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Chapitre quatre : les nouvelles formes d’esclavage

Les sociétés humaines se sont profondément transformées lors

du XXème siècle et en ce début du XXIème, et les pratiques liées à

l’esclavage se sont elles aussi modifiées et adaptées au changement.

Nous aurions tort de croire que l’esclavage a disparu, il s’est

simplement modernisé. Ainsi nos sociétés utilisent toujours l’esclavage

au sens strict, représenté par l’esclavage domestique (des familles

riches, diplomates ou expatriés, exploitent le travail de jeunes filles

pauvres en les maltraitant et en les sous-payant), l’exploitation du

travail des enfants dans certains secteurs d’activité économique et dans

certains pays pauvres (la mondialisation permettant la délocalisation de

la fabrication de certains produits manufacturés par de grands groupes

industriels et commerciaux occidentaux effectuée par une main

d’œuvre quasiment asservie), le tourisme sexuel (les victimes des

comportements sexuels déviants de certains occidentaux étant

asservies par des organisations mafieuses spécialisées dans la

prostitution), les enfants-soldats engagés et brutalisés dans des

guerres dont les chefs particulièrement violents sont des exemples

d’avidité exacerbée en quête de soutiens internationaux pour que leurs

crimes soient couverts par la reconnaissance de faux impératifs

économiques validés par des sociétés multinationales ou des états (le

libérien Charles Taylor par exemple, condamné pour crimes contre

l’humanité).

Mais il existe aussi un esclavage au sens large où l’homme

assujetti n’est plus considéré comme un animal mais comme un

numéro déshumanisé et chosifié ; un consommateur se croyant libre de

ses choix, mais qui est en réalité télé-guidé et asservi par des modes

d’organisation dont l’arrogance et l’avidité sont les signes de

reconnaissance de leur sentiment de supériorité.

Rappelons par exemple que de nombreux humains sont devenus

esclaves et ont été obligés de consacrer leur force de travail à d’autres

pour rembourser une dette. Lorsqu’un Etat permet aux banques de

prolonger considérablement la durée de leurs créances hypothécaires,

les prêts immobiliers accordés aux particuliers s’allongent d’autant.

Accepter un prêt pour une durée de 50 ans lorsqu’on a moins de 25

ans, ou de 40 ans lorsqu’on a moins de 35 ans mène le souscripteur au

remboursement complet à l’âge de 75 ans ! Ces prêts sont bien

souvent à taux fixe lors des 5 premières années, puis à taux variable

au-delà. Ce qui signifie que lorsque l’on adopte ce type de crédit à un

moment où le taux d’intérêt est faible, on fait le pari insensé que le taux

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d’intérêt n’augmentera pas ou peu pendant les 50 prochaines années.

Ce type de prêt implique aussi que son souscripteur est plus une chose

qu’un être humain : pas de divorce, de séparation, de perte d’emploi

(l’assurance perte d’emploi durant 50 ans risque d’être himalayenne),

de mutation professionnelle, de besoin d’agrandissement du logement

pour cause de naissance(s), de changement de banque. Le

souscripteur verra son salaire (et sa retraite puisque la fin de

remboursement du crédit interviendra postérieurement à la fin de son

activité professionnelle) amputé par la voie du prélèvement

automatique durant 40 ou 50 années, ce qui signifie un

assujettissement de très longue durée à une banque. Et ce type de prêt

a été « pensé » pour les ménages les plus modestes, la propagande

bancaire leur faisant miroiter de faibles remboursements mensuels. Il

est bien sûr toujours possible de revendre le bien immobilier, encore

faut-il que le marché immobilier n’ait pas diminué (comme en Espagne),

et il faudra bien évidemment se contenter de ce qui restera une fois la

banque remboursée (en capital, frais et pénalités de remboursement

par anticipation). Les prêts de 30 ans existent aux Etats-Unis, au

Portugal, en Allemagne. Les prêts de 40 ans et plus existent en

Espagne, en France, au Japon (où l’on peut emprunter sur une durée

de 100 ans !). Par ailleurs certaines officines, notamment en Grande-

Bretagne, proposent des prêts à la consommation dont le taux

d’intérêts est de 50% en cas de remboursement du prêt en 1 mois, et

atteignent des sommets allant jusqu’à plus de 5.000% sur 1 année.

L’idéologie libérale du XXIème siècle nous fait accepter l’existence de

telles pratiques ignobles, ce que certains nomment « une économie

décomplexée ». Nous considérons que les individus qui doivent

rembourser 50.000 euros après en avoir emprunté 1.000 sont

simplement stupides. Nous négligeons de penser aux dégâts

psychologiques infligés aux employés de ces sociétés lorsqu’ils doivent

sciemment escroquer des personnes déjà pauvres pour respecter les

quotas de résultat qui leur sont imposés. Mais nous ne remettons pas

en cause une société dite « moderne et progressiste » qui autorise une

déclinaison nouvelle de l’esclavage pour dettes. Interrogeons-nous

davantage sur l’éthique que sur le seul aspect économique, et

réfléchissons aux conditions de l’esclavage pour dette des Sumériens

vivant il y a 4.000 ans, en les comparant à ces prêts bancaires

pratiqués au XXIème siècle.

Une autre des transformations récentes de l’esclavage réside

dans la dépendance ou l’addiction d’un grand nombre de personnes au

profit d’une minorité qui s’enrichit en capturant chimiquement ses

victimes. Certes, on pourrait penser à première vue que comparer

l’addiction à de l’esclavage est une incohérence voire une divagation.

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Stricto sensu, il ne s’agit bien évidemment pas d’esclavage, mais on

peut néanmoins observer des similitudes dans les mécanismes qui sont

en œuvre. Nos sociétés étant devenues modernes, nous aurions tort de

croire que les formes empruntées par l’esclavage n’ont pas, elles aussi,

évolué en utilisant les progrès techniques, et notamment la chimie, la

génétique ou l’informatique. Citons par exemple la consommation de

tabac, une partie de l’industrie pharmaceutique, et une partie de

l’industrie alimentaire (nous verrons plus en détails les politiques

actuellement mises en place par les semenciers et les producteurs

d’OGM dans le chapitre consacré à l’agriculture et à l’alimentation).

Fumer c’est devenir un esclave

Le tabac est une des plantes découverte en Amérique et

ramenée par les explorateurs européens (Hernandez en Espagne en

1520, Thévet en France en 1556). Les feuilles de cette plante étaient

roulées et fumées par les Mayas lors de cérémonies rituelles et

religieuses. Le tabac fut ensuite diffusé par la dispersion des Mayas,

tant au Nord qu’au Sud de l’Amérique de sorte que les conquistadors

en trouvèrent un peu partout, qu’il soit fumé sous forme de cigare

grossier ou à l’aide d’une pipe, mâché avec d’autres plantes ou en

cataplasmes. Les Amérindiens reconnaissent dans le tabac une plante

sacrée et l’utilisent lors de leurs rituels du fait de ses propriétés

favorisant les visions des chamans, le dialogue avec les esprits. C’est

aussi une plante de purification et de guérison, dont la symbolique

permet à l’homme de se relier à la Terre et au Ciel. Le tabac connu un

énorme succès en Europe, grâce notamment aux multiples vertus

curatives dont il était auréolé, grâce à son exotisme aussi, de sorte qu’il

n’était tout d’abord vendu que chez les apothicaires. Débarrassé de tout

contenu sacré par le matérialisme occidental, mais conservant ses

qualités d’échange social, le tabac était surtout mâché (la chique), prisé

ou fumé à la pipe ; les premières cigarettes n’apparurent qu’au milieu

du XIXème siècle.

Chimiquement parlant, le tabac contient plusieurs alcaloïdes,

c’est-à-dire des substances naturelles qui ont une action biologique, le

plus souvent sur le système nerveux (*Note : par exemple la morphine,

la caféine, le curare, l’atropine, la cocaïne, la mescaline sont des

alcaloïdes). Le principal d’entre eux est la nicotine, qui interfère avec

les neurotransmetteurs dans le système nerveux central, et à faible

dose accélère la fréquence cardiaque et la pression artérielle, diminue

l’appétit et la température corporelle, entraîne une légère euphorie et a

des effets anti-dépresseurs. Elle est mortelle à forte dose. Sous l’action

de la combustion, une feuille naturelle de tabac dégage également de

nombreux autres composants.

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Mais le tabac tel qu’il a été importé au XVIème siècle n’a plus

rien à voir avec nos actuelles cigarettes. Les cigarettes industrielles

sont un assemblage de plusieurs variétés de tabac (il en existe 4),

ayant eu des conditions de culture et de séchage spécifiques. Ces

variétés sont soigneusement sélectionnées en fonction des qualités

chimiques de la feuille, puisque celles-ci déterminent les qualités

organoleptiques du produit fini (organoleptique signifie : qui affecte ou

excite un récepteur sensoriel). Et pour maximiser un certain nombre

d’effets de la plante, et surtout l’accoutumance et la dépendance du

fumeur, les cigarettiers utilisent d’une part le génie génétique (contrôle

génétique des caractères chromosomiques des variétés utilisées,

séquençage des gènes) et d’autre part l’ajout de substances chimiques

souvent dangereuses. La seule toxicité du tabac ne suffit donc pas, il

faut aussi que les industriels du secteur entassent une folle multitude

de molécules chimiques dans une tige de 10 centimètres. Par exemple

l’ajout d’ammoniaque et de différents adjuvants permet une libération

plus rapide de la nicotine dans le sang. Un fumeur et ses proches (les

« fumeurs passifs ») inhalent une quantité astronomique de produits

chimiques dont beaucoup sont extrêmement toxiques : 8.400

composants chimiques ont été identifiés dans le tabac industriel, dans

les filtres et dans la fumée issue de la combustion d’une seule cigarette

(The chemical components of tobacco and tobacco smoke. De Alan

Rodgman et Thomas A. Perfetti). Outre l’ammoniaque, les cigarettes

contiennent ou dégagent en phase de combustion du polonium

(substance radioactive), de l’acétone, de l’arsenic, des insecticides, du

chlorure de vinyle, du butane, des phénols, du toluène, du méthanol, du

pyrène, du monoxyde de carbone, du naphtalène, du cadmium, de

l’uréthane, de l’acide cyanhydrique (le Zyklon B utilisé dans les

chambres à gaz nazies était principalement constitué d’acide

cyanhydrique), etc. (*Note : Certains retours en boucle de l’histoire

peuvent être considérés avec une certaine espièglerie : un fumeur néo-

nazi inhale ainsi quotidiennement sa dose de Zyklon B, pour ainsi dire).

Il n’est donc pas étonnant que le tabac tue entre 5 et 8 millions

de personnes par an dans le monde sur environ un milliard de fumeurs

réguliers (5 à 8% de morts en moyenne), et est responsable d’un tiers

des cancers (ce qui implique un coût médical énorme pour la

communauté, chiffré à 3% du PIB). Le tabac a tué 100 millions de

personnes durant le XXème siècle.

Ce qui intéresse surtout notre propos, au-delà de la liberté de

chacun d’inhaler quotidiennement un cocktail mortifère, c’est qu’en

réalité il ne s’agit pas du tout de liberté mais bien d’une forme

d’esclavage chimiquement et volontairement induite par un nombre très

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restreint de multinationales. En effet, outre l’effet addictif de la nicotine,

les industriels fondent leur activité, de manière non seulement

consciente mais aussi volontariste, sur l’intensification de la

dépendance au long terme et sur la difficulté sciemment provoquée de

pouvoir s’arrêter de fumer (prise de poids, migraines, diverses

maladies). Les personnes malades de cancers et les décès ne sont

pour eux que des victimes collatérales, l’essentiel étant de continuer à

générer des profits financiers en ciblant les jeunes générations, un

vivier infini de nouveaux esclaves.

Seulement cinq multinationales représentent plus de 80% du

marché occidental (Philip Morris, British American Tobacco, RJ

Reynolds, Japan Tobacco, Imperial Tobacco – en effet vous avez bien

lu le mot « Imperial »…), auquel s’ajoutent le monopole chinois (China

National Tobacco corporation) et quelques groupes indiens (surtout

l’ITC). Les dirigeants des multinationales occidentales se sont

coordonnés depuis de nombreuses années dans un but visant à les

satisfaire pleinement, eux et leurs actionnaires : multiplier le nombre

d’esclaves au tabac.

Avec le Plan Marshall, l’aide alimentaire vers l’Europe et la

reconstruction du continent après la Seconde Guerre Mondiale

comprenaient la distribution de cigarettes : « Au total, pour deux dollars

de nourriture, un dollar de tabac a été acheminé en Europe. » (Robert

Proctor). Les chimistes rendent la fumée plus douce, plus pénétrante.

La complaisance de nombreux scientifiques est achetée, leurs

laboratoires financés, les institutions infiltrées afin d’entraver toute

forme de contrôle de cette industrie. D’énormes sommes sont

consacrées aux techniques de vente, à la publicité (ou plutôt à la

propagande) visant à manipuler le public (les esclaves et les futurs

esclaves) en présentant le tabac comme un plaisir et un indicateur de

liberté sociale, en valorisant le libéralisme, l’individualisme et

l’égocentrisme.

La firme Philip Morris a par exemple créé le Project Cosmic (en

soi, le nom laisse rêveur…) en 1987 destiné à superviser un réseau de

scientifiques et d’historiens « dont les travaux ou les idées pourraient

contribuer à forger une narration favorable aux industriels » (Robert

Proctor). Par contre, de même que le font de nombreux producteurs

d’alimentation industrielle (par exemple de nombreux producteurs de

volaille se gardent bien de consommer leur production), Monsieur Louis

Camilleri, Président Directeur Général de Philip Morris, a pu

avouer : »…que je continue à dire à mes propres enfants : ne

commencez pas » (Le Point du 5 mai 2009, Philip Morris, un modèle

d’efficacité…pas de moralité, par Nanette Byrnes et Frederik Balf).

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Aux termes d’une étude très fouillée et documentée intitulée :

« Golden Holocaust : origins of the cigarette catastrophe and the case

for abolition » (University of California Press, 2012), Robert Proctor

conclut : « La cigarette est l’invention la plus meurtrière de l’histoire de

l’humanité ».

(Note bibliographique : Les conspirateurs du tabac, par Stéphane

Foucart, Le Monde du 25 février 2012).

L’impitoyable mécanique mise en place par l’industrie

pharmaceutique, ou comment imposer la consommation

quotidienne de médicaments

L’industrie du tabac n’est pas la seule à tout faire pour se

procurer des esclaves. Au moins une autre industrie met en œuvre des

moyens considérables dans le but de créer un marché captif sur un

certain nombre de ses produits : l’industrie pharmaceutique. Deux

grandes catégories de médicaments sont concernées pour capturer et

assujettir durablement et activement un nombre croissant d’êtres

humains : les cocktails antidépresseurs - stimulants, et les

médicaments prescrits à vie. Cela est d’autant plus grave que ce type

de nouveau commerce triangulaire, puisqu’il fait intervenir trois acteurs

(le malade, le médecin et l’industrie pharmaceutique), joue sur le

désarroi et la faiblesse du malade pour mieux lui vendre une solution

chimique qui le rend soumis et dépendant.

Une parenthèse terminologique s’impose : nous avons

maintenant l’habitude d’utiliser davantage le terme de « patient » plutôt

que de « malade ». Or accepter d’être un patient est loin d’être neutre.

L’étymologie latine du mot patiens, signifie à la fois endurant, dur à la

souffrance, qui supporte, qui à l’habitude de supporter ou encore qui

subit. L’origine de ce mot contient donc déjà une notion de

subordination, la soumission de celui qui souffre et abdique sa liberté

en toute confiance au profit de ceux qui ont la connaissance et le

pouvoir de soigner. Le type et l’intensité de la relation de domination qui

va ensuite s’instaurer dépendra de l’approche personnelle de chaque

médecin ou de chaque infirmière (l’éventail est vaste qui va de

l’humanisme et de la compassion jusqu’à la brutalité –verbale, morale-

et à la maltraitance). L’évolution des pratiques médicales a également

transformé la signification du mot : il faut en effet parfois être d’une

incroyable patience lorsqu’on arrive aux urgences d’un hôpital,

lorsqu’on végète pendant des heures dans un couloir glauque et

malodorant encombré par un train de lits pour passer un examen

médical, lorsqu’on veut obtenir un rendez-vous avec un spécialiste

(sauf à pouvoir avancer dans la file d’attente en versant des

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dépassements d’honoraires, ce que l’on qualifie de corruption dans

d’autres domaines), lorsqu’un simple médecin généraliste utilise

systématiquement (consciemment ou non) son pouvoir de dominant en

disposant de votre temps de « patient » dans sa « salle d’attente »

nonobstant un horaire précis de rendez-vous.

Concernant les médicaments prescrits à vie, mon propos est

volontairement polémique mais ne consiste évidemment pas à s’élever

contre des thérapeutiques qui sont des questions de vie ou de mort. On

sait pertinemment que les personnes ayant subi (ou bénéficié) des

greffes d’organes, les séropositifs, certains diabétiques et bien d’autres

ont un besoin vital de médicaments prescrits à vie. Mais considérons

aussi le point de vue de l’industrie pharmaceutique : chaque nouvelle

prescription à vie lui permet d’engranger un revenu garanti. Un véritable

pactole !

De manière générale les industriels ont une vocation

prioritairement commerciale, les profits et bénéfices issus de la vente

de leur production étant essentiels à leur survie et à leur

développement. L’altruisme est parfaitement étranger à leur

fonctionnement, qui nécessite au contraire des stratégies commerciales

et économiques complexes destinées à élargir leur clientèle.

Au sein du commerce tripolaire médical, l’industriel de la

pharmacie doit d’une part trouver de nouvelles molécules, puis breveter

les formules, obtenir le sésame de l’autorisation administrative de mise

sur le marché et enfin vendre sa production. Chacune de ces étapes

est marquée de pratiques éthiquement problématiques affectant la

majorité des laboratoires.

Ainsi que je l’ai déjà mentionné dans le chapitre deux, les

laboratoires délèguent des chercheurs, parfois des aventuriers sans

scrupules (parfois un savant mélange des deux, guidés par la

perspective d’éventuelles retombées financières individuelles), pour

dénicher de nouvelles molécules, ce qu’on appelle bioprospection (ou

encore le pipeline). Ils analysent tous les échantillons animaux et

végétaux qu’ils peuvent se procurer, de préférence en approchant les

guérisseurs et chamans des peuples premiers. Puisque ces derniers

avaient déjà identifié depuis des centaines d’années l’action d’une

plante particulière sur une maladie ou un organe spécifique, le

laboratoire fait de substantielles économies en dirigeant ses recherches

de manière ciblée. Par ailleurs, il est bien évident que de nouvelles

molécules a vocation médicale peuvent être trouvées dans des plantes

ou animaux sur le territoire d’un groupe autochtone qui en ignorait

totalement l’usage.

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La ou les substances active(s) sont ensuite isolées puis

synthétisées en laboratoire. Le coût de ces recherches est élevé et bien

peu de ces molécules trouvent finalement une application médicale.

La Convention sur la Diversité Biologique (traité international

adopté lors de la Conférence de Rio en 1992, que les USA n’ont pas

ratifié) prévoit un mécanisme contractuel pour la collecte (autorisation

du ministère du pays concerné, consentement préalable du propriétaire

du terrain, répartition des éventuels bénéfices), mais il est soit ignoré

par les industries pharmaceutiques, soit détourné (aucun suivi entre la

collecte et la commercialisation d’un nouveau médicament n’est par

exemple prévu, ce qui implique pour un laboratoire une entière liberté

de rétrocession d’une partie des bénéfices).

Les adeptes de la prééminence du progrès reprochent aux

écologistes et aux groupements associatifs indigènes de politiser les

problèmes liés à la bioprospection en profitant de tribunes médiatiques

mondiales. Mais c’est oublier qu’il s’agit pour eux de la seule manière

de se faire entendre : du fait de la configuration des pouvoirs et du

système organisationnel de la société mondialement dominante ils sont

obligés d’opérer dans le cadre du modèle unique qui leur est imposé.

Sortir de ce modèle en soutenant qu’une plante a une conscience ou

une âme devant les responsables de l’US Patent and Trademark (par

exemple) est d’avance non seulement voué à l’échec mais confortera le

sentiment de supériorité raciale ou de suprématie d’un certain nombre

d’occidentaux à l’égard des peuples indigènes. Cette même dialectique

qui avait été utilisée par les conquistadors avec le Requirimiento (voir

plus haut) est renouvelée pour la ruée vers l’eldorado vert.

Certains s’interrogent cependant sur la plus grande efficacité

d’autres modèles en comparant des remèdes traditionnels avec les

principes actifs synthétisés en laboratoires. La synergie entre plusieurs

substances actives et la communication du guérisseur avec une ou

plusieurs plantes et avec le malade permet de soigner ce qu’une

molécule issue de ces mêmes plantes mais artificiellement fabriquée ne

peut résoudre. La ritualisation accompagnant la guérison et respectant

le cadre culturel du malade permet aussi de faciliter, d’accélérer voire

d’initier le processus de guérison.

A l’inverse de ce modèle, l’extraction de principes actifs à partir

d’un substrat naturel (plante, animal) ayant ses limites, la recherche se

dirige vers la création de nouvelles constructions moléculaires à l’aide

de la biologie moléculaire ou vers la transgenèse par la culture de

micro-organismes génétiquement modifiés. Tout risque de

dissémination dans l’environnement de ces futures chimères

génétiques est écarté par les responsables des laboratoires de type L4

où les mesures de sécurité et de confinement sont considérées comme

maximales. L’avenir nous dira si tel est bien le cas, ou si des accidents

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se produiront en diffusant des molécules « exotiques » dans

l’environnement, suivant ainsi l’ »exemple » de l’industrie nucléaire.

(Note bibliographique : Bioprospection et savoirs indigènes au

Mexique : la dynamique d’un conflit politico-technologique, de David

Dumoulin et Jean Foyer, revue Problèmes d’Amérique latine, 2004 ; Le

divin profané par Da Vine ? La contestation du brevet sur l’ayahuasca

et les débats autour de la biopiraterie, de Maude Gex, Université de

Lausanne, Travaux de science politique, 2010)

Le dépôt d’un brevet est ensuite fondamental pour une société

pharmaceutique, car il confère un monopole d’exploitation durant 20

ans, et l’interdiction d’utilisation de l’invention par un tiers. Comme il

peut s’écouler jusqu’à 10 ans entre le dépôt du brevet du principe actif

et l’autorisation de mise sur le marché, l’Union Européenne accorde un

Certificat complémentaire de protection d’une durée de 5 ans aux

firmes pharmaceutiques qui en font la demande.

Sans entrer en détails dans la complexe législation sur les

brevets, une loi adoptée par le Congrès des Etats-Unis en 1930, le

Plant Patent Act, permet de breveter des variétés de plantes distinctes

et nouvelles qui ont été découvertes ou inventées et reproduites de

manière asexuée (plantes non alimentaires). Nous verrons dans un

chapitre ultérieur, que le Plant Variety Protection Act et les brevets

d’utilité s’appliquent à l’agriculture et aux OGM.

Nonobstant le débat éthique que pose la brevetabilité du vivant,

les industries pharmaceutiques utilisent divers moyens pour disposer

de ce monopole au maximum de leurs possibilités.

Tout d’abord en spoliant purement et simplement les personnes

ou groupes ethniques sur le territoire desquelles se rencontrent une

plante ou un animal. Un exemple parmi des dizaines d’autres : en 1986,

un aventurier qui se qualifie de scientifique du nom de Loren Miller a

prélevé un spécimen d’une certaine variété de liane Banisteriopsis

caapi (utilisée notamment par les Indiens en Equateur pour entrer dans

la composition d’une boisson sacrée, l’ayahuasca) a soutenu aux

Etats-Unis qu’il s’agissait d’une variété non répertoriée et l’a brevetée

comme nouvelle et inventée par lui (sous le nom de Da Vine) et obtint

les droits exclusifs de production et de vente de la plante. Une

coordination de groupes indigènes (COICA) eu connaissance de ce

brevet en 1994 et intenta une procédure en annulation. Elle eu gain de

cause et le brevet fut annulé en 1999, mais l’US Patent and Trademark

Office revint sur sa décision en 2001. Le brevet expira cependant en

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2003 (la législation sur les brevets déposés avant 1995 imposait une

durée maximum de 17 ans) et ne peut pas être renouvelé.

Ensuite, et de manière généralisée, un médicament prometteur

n’est pas protégé par un seul brevet, mais l’industriel dépose des

centaines de brevets pour empêcher ainsi toute forme de concurrence

(ce qui, en toute logique, lui permet de fixer librement son prix de

vente). De plus lorsqu’un médicament est près de tomber dans le

domaine public (*Note : pour en revenir à un aspect terminologique, le

fait de « tomber » dans le domaine public n’est pas neutre non plus. Le

domaine privé, c’est-à-dire en l’espèce une société commerciale se

positionne comme intrinsèquement supérieure au domaine public), il

suffit de modifier le nom, les concentrations ou les adjuvants tout en

conservant les mêmes molécules pour créer un médicament de

« seconde génération ».

Signalons également que, quelque soit leur génération, tous ces

médicaments ont des effets secondaires indésirables. Et il est de

l’intérêt des firmes pharmaceutiques que les médicaments aient

toujours des effets secondaires. En effet, il faudra bien consommer

d’autres médicaments pour soulager les effets secondaires des

premiers !

Enfin, une fois dans le domaine public, il devient possible de

fabriquer des médicaments moins chers (par suite de la perte du

monopole lié au brevet), qui sont appelés médicaments génériques.

Les industries pharmaceutiques dans ce cas systématisent d’une part

les recours juridiques contre les fabricants de génériques afin de les

intimider. Elles financent d’autre part des campagnes calomnieuses

relayées par un certain nombre de médecins, mettant en doute

l’efficacité, la qualité et la sécurité des génériques. Ainsi, lorsque le

médicament était protégé par un brevet il était médicalement efficace ;

le jour où le même médicament arrive dans le domaine public, il devient

médicalement inopérant, plus faible, avec davantage d’effets

secondaires.

Pour qu’un médicament puisse être vendu en pharmacie, il doit

obtenir une autorisation administrative de mise sur le marché (AMM).

Lors de cette phase, les manipulations éthiquement douteuses de

nombreux laboratoires sont tout aussi efficaces et nombreuses. Les

études cliniques dépassent rarement une année, et durent plutôt

environ 12 semaines. Elles sont menées en 4 phases, dont la dernière

alors que le médicament est déjà commercialisé – le malade servant

alors de cobaye a posteriori comme on a pu le constater dans de

célèbres affaires médiatisées souvent après de nombreuses victimes

humaines. Ce que l’on sait moins c’est que ces multinationales

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délocalisent des essais cliniques dans des pays non occidentaux, sans

le consentement des patients-cobayes. Voir à ce sujet les expériences

menées par des laboratoires occidentaux en Allemagne de l’Est.

(Source : un documentaire diffusé sur Arte en octobre 2012, Pharma-

tests à l’Est – Cobayes en pays communistes). Apprécier la toxicité

éventuelle et les effets secondaires sur une durée aussi courte relève

donc bien plus d’une préoccupation commerciale que d’une approche

scientifique véritable. Qui plus est, les études cliniques d’un nouveau

médicament sont par définition commandées par l’industriel de la

pharmacie lui-même. Les résultats des études menées par les

médecins de son choix sont ensuite examinés par l’industriel, et font

l’objet d’un rapport. Seul le grand public, c’est-à-dire les futurs

acheteurs du médicament en question, ignore que ce rapport de tests

cliniques ne contient que ce que l’industriel souhaite y voir figurer,

écartant ainsi les résultats ne lui convenant pas.

Quand à la Commission qui se prononce sur l’Autorisation de

mise sur le Marché (AMM) d’un nouveau médicament, elle est en

partie financée par les taxes versées par les laboratoires eux-mêmes.

Les évaluations du médicament sont majoritairement menées par des

experts non indépendants puisque essentiellement rémunérés pour

d’autres travaux par les firmes pharmaceutiques. En France en 2012,

67% des experts consultés par l’AMM sont rémunérés par des

industriels de la pharmacie, et 100% des membres de l’AMM ont eu ou

ont encore des relations contractuelles avec cette industrie. Parmi les

1.200 experts, une cinquantaine sont les plus souvent consultés et ont,

chacun, entre 10 et 60 contrats avec les plus grands laboratoires. La

conséquence de cette prévarication en vase clos ? 95% des

médicaments présentés à l’AMM sont autorisés. Un esprit naïf pourrait

penser que ce chiffre est justifié parce qu’on ne présente à l’AMM que

des médicaments dont les tests ont prouvé leur efficacité. Il n’en est

rien puisque seuls 5% des nouveaux médicaments présentent une

Amélioration du Service Médical Rendu (ASMR) significative d’après la

Commission de Transparence de la Haute Autorité de Santé (en

France). Source : Les Médicamenteurs, un film documentaire écrit par

Brigitte Rossigneux et Stéphane Horel.

(*Note bibliographique : Qu’est ce qu’un médicament ? de

Philippe Pignarre, Editions La Découverte, 1997)

o Enfin, n’oublions pas que le but fondamental d’un industriel de la

pharmacie consiste avant tout à dégager un bénéfice commercial. Le

fait que sa production soit destinée à soigner ou améliorer la santé des

individus est secondaire, bien que tributaire du résultat financier annuel

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(commercialiser un blockbuster est une manne visée par tout

laboratoire). Comme nous l’avons vu plus haut, un médicament doit

recevoir une Autorisation de Mise sur le Marché pour être

commercialisé : ainsi que sa dénomination l’indique, on ne parle que de

marché et non pas d’amélioration de la santé. Il suffit d’effectuer une

comparaison entre les budgets consacrés à la recherche et au

marketing : le marketing représente plus du double de la recherche.

L’argumentaire développé par les laboratoires, à grand renfort de

déclarations médiatiques et politiques, établissant une corrélation

directe entre le coût du médicament et le coût de la recherche devient

alors caduc. Des campagnes de publicité sont menées pour un

médicament au même titre que pour de la lessive, du yoghourt ou des

automobiles. Le consommateur va donc se fournir dans sa pharmacie

préférée, le système de distribution étant bâti sur le modèle des super

et hypermarchés.

Pfizer, premier laboratoire pharmaceutique du monde (USA), a

eu un chiffre d’affaires de 68 milliards de dollars en 2011, ce qui

représente le PIB de Cuba ou de l’Azerbaïdjan. Plus modestement, la

société française Sanofi-Aventis a eu un chiffre d’affaires de 41

milliards de dollars en 2011, soit le PIB du Liban ou du Costa Rica. Le

secteur pharmaceutique mondial représente le PIB annuel de Taïwan

ou de la Belgique (respectivement 24ème et 23ème au classement du PIB

par pays).

Les intérêts économiques (et politiques) de cette industrie sont

donc gigantesques et reposent sur la maximisation de l’ingestion de

comprimés, gélules et autres inhalations de sprays et applications de

pommades.

C’est ainsi que le malade est devenu un consommateur d’autant

plus captif qu’il délègue bien souvent sa capacité de jugement et de

réflexion à un spécialiste de la santé qui lui impose ses propres choix.

Un défilé paramétré de prêt à prescrire :

Le second acteur faisant fonctionner l’industrie médicale

contemporaine est donc le médecin prescripteur. Encore une fois, il me

semble indispensable de préciser qu’il ne s’agit aucunement de

remettre en cause un métier des plus honorables, puisqu’il consiste à

soigner ou à soulager les souffrances physiques de chacun, de sauver

des vies. Un métier qui nécessite beaucoup d’abnégation, de courage

et une profonde humanité, ces qualités étant encore partagées par la

grande majorité des praticiens.

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Un métier malheureusement fortement malmené par l’application

de logiques qui s’éloignent dangereusement de l’objectif primordial

assigné à la profession médicale : guérir un malade.

Le médecin incarne une autorité, celle de la connaissance

durement acquise après de nombreuses années d’études supérieures.

On lui apprend à décrypter les symptômes de nombreuses maladies, et

à prendre les mesures qui s’imposent pour y faire face (même si la

pharmacologie n’est enseignée qu’à partir de la troisième année, et

reste une matière peu prisée). Mais la réalité n’est pas aussi simpliste.

Tout d’abord, comme je l’ai déjà développé plus haut, l’autorité

de celui qui sait face à celui qui soufre peut subir des dérives vers

l’autoritarisme, favorisé par un rythme de plus en plus soutenu des

consultations (surtout en milieu rural dépeuplé en médecins libéraux et

en infirmières, avec un rythme d’abattage de 40 ou même 50

consultations par jour) ou des actes médicaux (notamment en milieu

hospitalier victime des compressions en personnel médical).

Ensuite un médecin libéral doit supporter des frais financiers de

plus en plus importants : location ou achat de son cabinet,

investissement en appareils médicaux performants donc onéreux, coût

prohibitif des assurances professionnelles, nombreuses contraintes

administratives imposées par la Sécurité Sociale, etc. Il est donc incité

à se comporter comme un chef d’entreprise, et doit raisonner en termes

de productivité.

Enfin le médecin dispose d’un monopole : celui de prescrire des

médicaments. Un monopole minutieusement et agressivement préservé

par un organisme corporatiste notamment créé à cet effet, le Conseil de

l’Ordre des Médecins. En brandissant l’arme fatale de l’exercice illégal

de la médecine, cette corporation écarte toute forme de soins qui ne

correspond pas à ses critères limitativement énumérés. Les débats

portant sur l’homéopathie, l’acupuncture, l’ostéopathie, la radiation du

Docteur Tomatis et de tant d’autres médecins pionniers ont été, et

restent, particulièrement sensibles. Au sein d’une organisation

professionnelle parfaitement équanime, il faudrait logiquement

appliquer la théorie de la complexité (au sens d’Edgar Morin) pour

établir la distinction entre charlatans et novateurs. Que l’industrie

pharmaceutique se rassure, le caractère particulièrement conservateur

et inquisitorial de l’Ordre des Médecins fait fi de toute complexité en

condamnant d’avance et indistinctement toute forme de médecine

douce ou alternative. (*Note : le phénomène est bien évidemment

mondial : la multinationale Lilly finança la campagne électorale du très

conservateur George W. Bush pour sa première élection. L’un des

directeurs de Lilly France, Monsieur Viossat, devint directeur de cabinet

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du ministre de la santé en 2002, puis directeur de l’Agence centrale des

organismes de Sécurité Sociale en 2004).

Par contre, le corps médical, avec la complicité active ou passive

des pouvoirs publics, est incité par le lobby pharmaceutique à inventer

de nouvelles maladies, pour écouler de plus en plus de médicaments.

Comme je l’ai déjà précisé, l’idéal d’un industriel de la pharmacie est

d’imposer la consommation à vie d’un médicament. Pour atteindre cet

objectif paradisiaque, il suffit d’inventer des maladies : en imposant la

baisse des normes de cholestérol et de tension artérielle, en

brandissant la peur de l’ostéoporose chez la femme ménopausée, en

incitant les hommes à prendre des traitements préventifs contre

l’impuissance, en ciblant la surmédicalisation de nos enfants (un

traitement à vie que l’on impose à un enfant atteint de « troubles du

comportement » qui a une espérance de vie de plus de 80 ans

représente une espèce d’apothéose pour tout maître de l’industrie

pharma-chimique), en inventant de toutes pièces le trouble bipolaire ou

la dysfonction sexuelle féminine, en multipliant la consommation de

psychotropes et d’anti-dépresseurs, etc. Cette tendance se nomme

disease mongering ou fear mongering (le façonnage de la peur) et

augmente de plus en plus pour générer davantage de profits

planifiables. C’est le développement durable idéal des multinationales

pharmaceutiques.

(Références bibliographiques : Les inventeurs de maladies.

Manoeuvres et manipulations de l’industrie pharmaceutique, de Jörg

Blech, paru en 2005 chez Actes Sud et réédité en 2008 chez Babel.

Selling Sickness. An Ill for every Pill. Livre et documentaire de Ray

Moynihan et Alan Cassels, et conférence internationale à Newcastle

(Australie) en 2006.)

Un autre aspect de la consommation au long cours de certains médicaments est qu’ils sont susceptibles d’entraîner des maladies chroniques, qui elles-mêmes nécessitent l’ingestion d’autres médicaments ! Il s’agit certainement d’un processus que les industriels de la pharmacie appellent un « cercle vertueux ». Le professeur Bernard Bégaud, pharmacologue à Bordeaux, a prouvé en 2011 que la consommation régulière de certains anxiolytiques et somnifères augmente le risque d’entrée dans la maladie d’Alzheimer. « Chaque année, en France, 16.000 à 31.000 cas d'Alzheimer seraient ainsi attribuables à ces traitements par benzodiazépines » (sur un total annuel de 220.000 cas). Ainsi que l’exprime le professeur Bégaud : « D’un côté, notre pays fait une consommation délirante de benzodiazépines, de l’autre, nous savons que prendre ces traitements favorise l’entrée dans l’une des pires maladies qui soit. Cette affaire est

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une vraie bombe, mais les décideurs n’ont pas l’air de le réaliser. » (Le Nouvel Observateur, 28 septembre 2011).

Le monopole de la prescription de médicaments permet à

l’industrie pharmaceutique de cibler son principal client : le médecin.

Toutes les techniques de marketing vont alors être déployées par les

dealers employés par les laboratoires pour créer un réflexe ordonnance

= médicament. Ils vont donc envoyer des visiteurs médicaux de

manière habituelle et répétitive, le plus souvent des femmes (puisque la

majorité des médecins sont des hommes), pour présenter leurs

dernières « nouveautés » et distribuer gracieusement des échantillons.

Les arguments commerciaux sont invariablement les mêmes (la

nouvelle version est toujours plus efficace ou plus puissante, avec

moins d’effets secondaires), parfois assortis de fausses références

scientifiques. Les visiteurs médicaux vont ajuster leur discours en

fonction de la personnalité de leurs interlocuteurs, la manipulation

commerciale devant obligatoirement aboutir à davantage de

prescriptions-ventes. Ils vont organiser des séminaires de « formation »

(ou de désinformation ?), tous frais payés, dans le but de vanter la

supériorité de leurs produits, écrire des articles dans des revues

médicales majoritairement sous contrôle. Ils vont recruter des

spécialistes de renom, dont les propos vont « inspirer » les

prescriptions des généralistes. Ils vont se procurer par tous les moyens

les bases de données sur les prescriptions, examiner leurs statistiques

de prescriptions-ventes par médecin, pour augmenter la pression chez

ceux dont la performance de prescription mensuelle de leur produit est

en diminution. Ils vont organiser des soirées festives d’étudiants en

médecine, des dîners dans des restaurants gastronomiques, s’insinuer

dans les amicales de médecins, finir de petites réunions locales par des

buffets avec petits-fours et champagne. En France, l’industrie consacre

20.000 euros par médecin et par an à la promotion de ses

médicaments ; un médecin reçoit environ 300 visites de commerciaux

par an (une par jour, sauf le dimanche !). 8 consultations sur 10 se

terminent par une ordonnance (Rosman, 2009) comptant en moyenne

2,9 médicaments. (Source : Les surprescriptions de médicaments en

France : le vrai méchant loup de l’industrie pharmaceutique, de Anne

Vega, Formindep, 2011)

Les pratiques commerciales prenant la santé pour prétexte,

systématisées par un nombre croissant parmi les deux premiers

acteurs a de graves conséquences sur le troisième acteur : le malade

(ou celui que l’industrie veut faire passer pour un malade qui s’ignore).

Pour David Healy (nomen is omen !), la normalisation méthodique de la

médicalisation par l’industrie des médicaments risque d’entraîner une

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véritable mutation anthropologique en transformant profondément la

perception de ce qu’est un être humain. La notion d’individu disparaît

pour faire place à un consommateur permutable, interchangeable,

identifié à son rôle de « patient », confiant de bonne foi son libre arbitre

et sa vie à l’autorité connaissante (les professionnels se considèrent

souvent comme des scientifiques supérieurs aux profanes incultes, à

rapprocher de l’occidental civilisé qui se sent supérieur au sauvage

païen). Un parent déjà habitué à ingérer des somnifères, des

antidépresseurs, des anxiolytiques (ensemble ou séparément) va

facilement accepter le diagnostic d’hyperactivité de ses enfants, et les

formater à la prise quotidienne de dérivés d’amphétamines. Plutôt que

de se poser des questions sur soi-même et sur ce que son enfant

essaye intuitivement de transmettre sans posséder le langage ni les

connaissances culturelles ou techniques que bien des adultes ignorent

eux aussi (ou veulent ignorer parce que c’est bien plus facile), on

verrouille par la camisole chimique et on créé machinalement et pour

longtemps de nouveaux consommateurs.

Le consommateur médicalisé devient aussi un participant actif de

son propre assujettissement en suggérant à son médecin ce qu’il pense

être une automédication d’autant plus judicieuse qu’elle figurait dans

des revues scientifiques (en France, une seule revue médicale est

indépendante de l’industrie), préconisée par des recommandations

officielles (les vaccinations de masse sans intérêt véritable comme pour

H1N1 ou les papillomavirus sont des exemples particulièrement

édifiants) ou faisant l’objet de campagnes de publicité télévisuelle (les

sodas ne sont pas les seuls produits à vouloir disposer du « temps de

cerveau disponible »).

.

Un prophète visionnaire de l’industrie pharmaceutique avait

prononcé l’idéal ultime de sa profession dès 1976 au magazine

Fortune. Monsieur Henry Gadsden, Président exécutif de Merck,

déplorait que le marché du médicament soit limité aux seuls malades et

souhaitait que tout un chacun consomme des médicaments, autant que

du chewing-gum.

Le volontarisme de la mise en place de mécanismes

soigneusement élaborés par un nombre restreint de firmes

pharmaceutiques multinationales visant à imposer au plus grand

nombre possible d’êtres humains une dépendance chimique fait donc

immanquablement penser à une nouvelle forme d’esclavage. On

capture chimiquement des individus pour les transformer en

consommateurs dépendants, d’autant plus enchaînés qu’ils sont

persuadés agir pour leur santé.

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En guise de conclusion : « Il y aura dès la prochaine génération

une méthode pharmaceutique pour faire aimer aux gens leur propre

servitude, et créer une dictature sans larmes, pour ainsi dire. En

réalisant des camps de concentration sans douleur pour des sociétés

entières, de sorte que les gens se verront privés de leurs libertés, mais

en ressentiront plutôt du plaisir, parce qu’ils seront distraits de tout désir

de rébellion par la propagande, par le lavage de cerveau, ou par le

lavage de cerveau amélioré par les méthodes pharmaceutiques. Et ceci

semble être la révolution finale » (Aldous Huxley).

(*Note : la citation que l’on trouve sur wikipédia est incomplète,

l’intégralité de sa phrase a été raccourcie : » Il y aura dès la prochaine

génération une méthode pharmaceutique pour faire aimer aux gens leur

propre servitude, et créer une dictature sans larmes, pour ainsi dire, en

réalisant des camps de concentration sans douleur pour des sociétés

entières, de sorte que les gens se verront privés de leurs libertés, mais

en ressentiront plutôt du plaisir » alors que les mots prononcés par

Aldous Huxley étaient les suivants : « There will be in the next

generation or so a pharmacological method of making people love their

servitude and producing dictatorship without tears so to speak.

Producing a kind of painless concentration camp for entire societies so

that people will in fact have their liberties taking away from them, but

will rather enjoy it, because they will be distracted from any desire to

rebel by propaganda, or brainwashing, or brainwashing enhanced by

pharmacological methods. And this seems to be the final revolution.”)

Seconde partie : Démographie, agriculture et alimentation :

le mythe du « toujours plus »

« Ici, voyez-vous, il faut courir le plus vite possible pour rester sur place » Lewis Carroll

C’est tout naturellement que je vais aborder ce sujet qui s’inscrit

dans la continuité de la consommation de médicaments, puisque dans

les années 1970 l’industrie alimentaire nous avait présenté l’évolution

future de notre nourriture sous forme de quelques pilules parsemant

nos assiettes.

Il y a de quoi s’interroger lorsque le paradis du pharmacien

rencontre l’idéal de l’épicier sur le territoire de l’ensemble de la planète.

Et ce sont ces similitudes de mécanismes et de méthodes qui

permettent de faire émerger au regard de tous des tendances

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convergentes qui ont transformé et bouleversent encore l’humanité

depuis moins de cent années.

Ces bouleversements sont directement liés à l’explosion

démographique de l’humanité. L’homo erectus a réussi à survivre

durant 1,6 millions d’années grâce à l’une de ses principales qualités :

une adaptabilité consciente. Le nombre des premiers humains a pu être

évalué à 10.000 individus (* Note bibliographique : L’évolution du

nombre des hommes, par Jean-Noël Biraben, Population et société,

Institut National d’Etudes Démographiques, n° 394, 2003). Il y a

300.000 ans, les humains, y compris les néandertaliens, pouvaient

totaliser 1 million d’individus. La population mondiale atteignait peut-

être 1,5 millions d’humains vers – 40.000 ans, 250 millions à l’époque

de Jésus-Christ, 257 millions en l’an mille, 968 millions en 1800, 1

milliard 613 millions en 1900 et plus de 7 milliards actuellement. Les

experts mandatés par l’ONU ont soutenu pendant plusieurs années et

ont largement diffusé des prévisions de stabilisation de l’explosion

démographique planétaire à 9 milliards d’individus en 2050, un chiffre

conséquent mais relativement rassurant. Une étude récente, menée par

des démographes de l’ONU, infirme ce credo et réévalue l’estimation

de la population mondiale entre 9,6 et 12,3 milliards d’individus en 2100

(soit une moyenne de 11 milliards), sans pouvoir affirmer de

stabilisation (*source : World population stabilization unlikely this

century, de Patrick Gerland and all., in Science, 18 september 2014,

DOI 1126/ science 1257469). Les nombreux problèmes évoqués tout

au long de cet essai connaîtront par conséquent une amplification

considérable jusqu’à, peut-être, devenir insoutenables.

L’énorme multiplication récente de la population humaine qui n’a

pendant très longtemps été perçue non comme une difficulté mais

comme une chance et un facteur de progrès (et que certains auteurs,

les populationnistes, continuent à considérer comme tel) a créé des

problèmes tout aussi énormes de logement et de nourriture. Pour

l’instant, les facultés d’adaptation consciente propres à notre espèce

ont permis de faire face à la problématique de la nourriture pour la

majeure partie des hommes, tout au moins lorsque nous osons nous

pencher sur la question du haut de notre piédestal de nantis. Il en va

bien sûr autrement pour un habitant du Bangla Desh ou de Somalie

confronté à la quotidienneté de sa survie et de celle de sa famille. Mais

cela va-t-il ou même peut-il durer, et quel est le prix (pas uniquement

d’ordre économique) que l’espèce humaine est en train de payer ?

Thomas Robert Malthus publie en 1798 la première édition de

son livre intitulé « Essai sur le principe de population ». Pour lui, le

monde aboutit inévitablement à une catastrophe démographique,

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puisque la population augmente de manière géométrique alors que les

ressources alimentaires croissent de manière arithmétique. Sa théorie,

appelée malthusianisme, s’est avérée correcte à l’époque de la parution

de son livre, mais fausse plus tard. En effet la progression de la

population ne suit plus une courbe exponentielle, puisque l’on observe

que la natalité diminue lorsqu’un pays s’enrichit. En outre, l’utilisation

massive des énergies fossiles ainsi que le développement

technologique ont permis d’augmenter considérablement la

productivité, notamment agricole.

Un modèle de proportionnalité aussi simple ne peut en tout état de cause être applicable à la complexité de la situation démographique et à la multitude de facteurs dont elle dépend. Les néo-malthusiens adaptèrent cette théorie et aboutirent à la conviction que la croissance de la population tend à ralentir le développement, la solution consistant à mener des politiques de ralentissement de la croissance démographique. D’autres théoriciens, les révisionnistes, voulurent mener des analyses tenant compte d’une méthodologie différente, aucun résultat reposant sur une corrélation directe entre démographie et ressources n’étant attendu a priori. Les résultats du rapport commandé par la National Academy of Science en 1986, puis bien d’autres analyses économiques postérieures, confirment la méthode révisionniste : «Au bilan, nous parvenons à la conclusion qualitative qu’une croissance démographique plus lente serait bénéfique pour le développement économique de la plupart des pays en développement » (*Source : Les conséquences économiques de la croissance démographique : 35 ans de débat entre orthodoxie et relativisme, par Eric Rougier, Université de Bordeaux).

Ainsi, de nombreux économistes ont pu conclure que la

croissance démographique entraîne des rétroactions positives de développement sur le long terme, même si les effets sont négatifs sur le court terme. Aux conclusions des révisionnistes s’ajoutent celles de néo-populationnistes comme Robert Solow, prix Nobel d’économie en 1987, avec sa théorie économique de la croissance, pour qui la démographie active est un gage de croissance. Pour Robert Solow, la croissance économique s’explique donc par trois facteurs : le progrès technique, la quantité de main d’œuvre (et donc l’augmentation démographique), et l’investissement financier.

Encore un débat uniquement réservé aux intellectuels, mais qui

ne change rien à la vie quotidienne de la grande majorité ? Penser cela serait une énorme erreur et une naïveté certaine. Les plus grands économistes sont abondamment consultés par les chefs d’état d’un grand nombre de pays, ils sont représentés au sein des sociétés multinationales, et sont très présents dans les plus grandes instances et réunions internationales (G7, G8, G20, rencontres de Davos, etc).

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Et nous pouvons constater que les conclusions des principaux courants parmi les économistes rejoignent les prescriptions des principales religions monothéistes : la croissance démographique doit continuer. A cela s’ajoute une source de pression supplémentaire visant à favoriser l’augmentation de la population : les dirigeants de nombreux pays (Allemagne, Italie, Russie, Japon, Corée du Sud et d’autres) s’inquiètent d’un futur « hiver démographique » où le taux de natalité ne permet plus le renouvellement de la population, le phénomène étant masqué par l’augmentation de l’espérance de vie. Le vieillissement précédant la diminution nette des populations de ces pays entrainera alors de sérieux problèmes de financement des retraites, d’augmentation des dépenses médicales, de diminution de la consommation.

Dans cette optique, nous risquons fort de connaître dans les 50

ans à venir des politiques d’incitation nataliste.

Les économistes qui font autre chose que d’élaborer des modèles de prospectives dans la continuité des facteurs existants antérieurement, prenant en compte la possibilité de discontinuités dans l’évolution mais aussi se basant sur l’évidente réalité que la planète Terre n’est pas infinie, sont pour l’instant écartés et leurs idées ne sont médiatiquement relayées que lorsqu’il y a une urgence absolue.

Il existe donc une autre manière d’analyser la situation. Pour

cela, il faut partir des fondamentaux : chaque être vivant doit se nourrir. Actuellement, il est impossible d’envisager une économie alimentaire basée sur la chasse et la cueillette pour satisfaire la vie ou la survie de 7 milliards d’individus, alors ont parfaitement fonctionné pendant des centaines de milliers d’années lorsque la population globale était peu nombreuse. Les humains étant des omnivores adaptables et opportunistes se situent au sommet de la chaîne alimentaire. En tant que tels ils ont développé l’agriculture, la pêche, l’élevage et l’industrie alimentaire qui transforme les produits de base en élaborant une multitude de produits dérivés. Améliorer la productivité devient une nécessité impérieuse pour pouvoir nourrir un nombre d’humains en perpétuelle augmentation, surtout si les économistes influents auprès des gouvernants continuent à prôner une perpétuelle (et criminelle) croissance démographique.

A partir de ces conditions fondamentales, des choix quantitatifs

ont été effectués, la production de masse et la mondialisation des échanges étant devenues la norme, favorisant la concentration des moyens dans des structures en perpétuel agrandissement, ayant en réalité pour moteur l’avidité et la volonté de pouvoir d’une minorité aux détriments de la majorité, plutôt que la satisfaction des besoins élémentaires (et alimentaires) de chaque individu. Ces conglomérats d’intérêts méprisent toute forme de production qualitative, en soutenant que la qualité est antinomique de la quantité. Ce postulat est en grande partie faux ou tout au moins incomplet. Car le système productif actuel

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oublie d’inclure un facteur dans cette équation, celui du profit. Actuellement on considère que nous sommes dans l’obligation de produire de grandes quantités et de faire les plus gros profits possibles, la qualité étant une considération secondaire. D’autres méthodes de production, comme par exemple l’agro-écologie, ont une approche toute différente et qui fonctionne depuis longtemps avec succès : on peut parfaitement produire des quantités suffisantes de biens ayant une qualité irréprochable à la condition d’accepter un profit minimal, tout au moins lorsque le système de distribution adopte lui aussi le même profil.

Chapitre cinq : L’agriculture industrielle : « Lorsque nous allons manger, il ne faudrait plus dire « bon appétit » mais « bon courage » (Pierre Rabhi)

Il n’existe pas une seule agriculture mais des multitudes qui

coexistent et dont les formes diffèrent selon les pays, les modes alimentaires, les approches culturelles et religieuses, le degré de développement technologique, les idéologies politiques, etc. En réalité, comme dans bien d’autres domaines, tous les stades d’évolution coexistent à des degrés divers. Il existe en effet encore des chasseurs-cueilleurs, de nombreuses communautés agricoles non mécanisées, de grandes propriétés où l’élevage est extensif, des formes d’agriculture respectueuses des rythmes saisonniers et des plantes, des associations d’individus ayant une activité culturale au sein des plus grandes métropoles, etc. Il faudrait donc consacrer plusieurs volumes pour expliquer précisément les mécanismes qui gouvernent la production alimentaire contemporaine, mais nous allons plus spécifiquement étudier les rouages, les interrogations et les dérives qui résultent de la production de masse dont le modèle prédomine actuellement sur la planète, et examiner quels sont les coûts à supporter par l’ensemble de l’humanité des conséquences de l’ultra-libéralisme agricole triomphant.

Dans tous les cas, il n’y a pas de production agricole sans terre,

ou plutôt sans territoire, sans rendement et sans végétaux

Le territoire.

Une partie de l’évolution humaine récente formule des choix de déconnection, ainsi que nous l’avons brièvement évoqué au chapitre premier avec l’exemple d’Eichmann, mais aussi dans les chapitres concernant l’esclavage. La déconnection, ou la dé-relation, qui s’opère actuellement en agriculture prend plusieurs aspects. Par exemple, une certaine agriculture se sépare de la terre. On cultive donc des plantes sur un substrat, c’est-à-dire une substance chimiquement inerte qui remplace la terre, en y ajoutant les quantités adéquates de liquide nutritif (ce n’est plus de l’eau car on y ajoute différents sels minéraux fabriqués…industriellement), de lumière (naturelle ou artificielle) (* Note : la lumière artificielle permet de maximiser la pousse des plantes

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ou la ponte des poules, de forcer mécaniquement les processus naturels pour produire toujours davantage) et bien évidemment des cocktails particulièrement élaborés d’insecticides, fongicides, herbicides, parasiticides.

La culture hydroponique permet une complète automatisation du

processus, le calibrage des légumes, des économies en eau et surtout une production ininterrompue ne dépendant pas du sol et de la terre. Par contre, il s’agit d’une culture extrêmement gourmande en énergie : on recouvre le sol de plastique (qu’il faut produire et remplacer régulièrement), le bâchage des serres par d’autres plastiques, le chauffage des serres pour les productions des fruits et légumes hors-saison. N’est-on pas quelque peu perplexe en voyant les terres agricoles recouvertes de kilomètres de plastique pour produire des ressources…agricoles ? Ce type de culture actuellement en pleine expansion entraîne également la baisse des nappes phréatiques et l’érosion des sols du fait que l’eau de pluie ne puisse plus atteindre un sol plastifié, génère à terme une pollution durable des sols par la diffusion de PCB et de nombreuses autres molécules chimiques issues de ces plastiques, et créé la problématique de la récupération, de la gestion, du recyclage de très nombreux déchets plastiques.

Si l’on s’éloigne un tout petit peu de la logique productiviste en

se plaçant sur un niveau plus symbolique, l’hydroponie, l’aéroponie, l’aquiculture et autres techniques agricoles en cours de développement démontrent le choix de certains hommes vers une rupture de plus en plus marquée avec la nature, avec la terre, avec la Terre, sous prétexte du devoir de nourrir de plus en plus d’humains, dont la multiplication sans fin est préconisée par de nombreux économistes, scientifiques et religieux. Si l’on s’arrête ne serait-ce que quelques minutes pour réfléchir à ce sujet, en ne se raidissant sur aucune opinion pré-établie, quelle qu’elle soit, n’éprouve-t-on pas une sorte de tourbillon vertigineux généré par cette volonté de divorcer violemment avec la planète qui nous porte ? De nombreux hommes veulent se séparer de la Terre, en un inconscient acharnement. C’est pourquoi ils modèlent notre habitat (les mégalopoles) et notre nourriture (hydroponie, transformation des produits de base) pour s’en détacher. Comment cela finira-t-il ?

Revenons à l’agriculture, à celle qui se pratique encore sur de la

véritable terre. De manière générale, l’exploitation intensive des terres épuise le sol parfois pour très longtemps. J’évoquais les premières civilisations citadines mésopotamiennes dans le chapitre 3. Ces civilisations ont été particulièrement riches et se sont développées rapidement, car les terres environnantes constituées de plaines alluviales étaient très fertiles et idéalement desservies par des fleuves, ayant permis le développement de l’irrigation. Un archéologue, James Breasted, appela ce vaste territoire le Croissant Fertile. Le climat n’ayant pas changé dans cette région depuis plusieurs millénaires, ce sont la surexploitation des sols et leur salinisation par suite d’une irrigation mal maîtrisée qui aboutissent à une agriculture très peu

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productive. Actuellement en Irak, sur 8 millions d’hectares de terres cultivables, seuls 3 à 5 millions d’hectares sont cultivés du fait de la salinisation, conséquence des pratiques agricoles antiques. (*Source : Fabiens Dupuis, L’eau, élément indispensable à la reconstruction de l’Irak, dans affaires-stratégiques.info, 2009).

Allons-nous faire mieux, ou pire ?

L’extension des terres consacrées à l’agriculture est l’une des

solutions préconisées pour augmenter la production de ressources alimentaires. Ces terres il faut bien les trouver quelque part. Résultat : une déforestation massive, qui sera plus longuement évoquée dans le chapitre Environnement et Ecologie. Surtout qu’à l’inverse, de nombreuses terres agricoles de qualité disparaissent chaque année au profit de l’extension des villes (mégalopoles aussi bien que lotissements), des voies de communication (aéroports, mais surtout routes et autoroutes, dont nombre d’entre elles n’ont d’autre justificatif que de faire fonctionner le secteur économique du bâtiment et des travaux publics), des zones commerciales et industrielles accompagnées de leurs pléthoriques parkings et terrains vagues, etc. D’après un rapport de la FAO, « la croissance démographique mondiale entre 1995 et 2030 mobilisera 100 millions d'ha supplémentaires de terres à des fins non agricoles. Comme la plupart des centres urbains sont implantés sur des terres agricoles fertiles de plaines côtières ou de vallées fluviales, lorsque ceux-ci se développent, ils occupent davantage de ces terres de qualité. Rien qu'en Chine, plus de 2 millions d'ha ont été retirés de l'agriculture entre 1985 et 1995. » (Agriculture mondiale : horizon 2015-2030, FAO, département économique et social)

Autre résultat : l’accaparement des terres. Les gouvernements de certains pays riches (Chine, Japon, Corée du Sud, Libye, Egypte, Arabie Saoudite, Qatar, Koweit, Emirats Arabes Unis, et d’autres encore) achètent ou louent à bas prix des terres dans des pays pauvres ou possédant encore des forêts à défricher (Ouganda, Brésil, Cambodge, Soudan, Pakistan, Madagascar, République Démocratique du Congo, Zambie, Ethiopie, Ghana, Kazakhstan, Philippines, Birmanie, Ukraine, etc) pour y produire leur propre alimentation. En outre, des multinationales de l’agro-alimentaire et des sociétés financières d’investissement (fonds de retraite, fonds de capital investissement, fonds spéculatifs dont notamment Goldman Sachs, BlackRock Inc., Morgan Stanley) se précipitent également sur les terres avec la cupidité inhérente à leur mode de fonctionnement en vue de les rentabiliser rapidement tout en jouant par ailleurs sur les cours boursiers mondiaux des produits agricoles. (*Note : Le land grabbing, ou accaparement des terres, concerne au minimum 80 millions d’hectares ce qui représente plus de 4 fois la surface des terres arables de France. Source : viacampesina.org, Surfaces des terres agricoles vendues ou louées dans quelques pays, 2011).

Les pays vendeurs sont incités à céder leurs terres pour disposer d’argent « frais », et sont activement conseillés par la Banque Mondiale

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et par la BERD afin de « libéraliser » leurs politiques et lois foncières. Cerise sur le gâteau : les multinationales en profitent pour imposer leurs OGM et leurs pesticides, aux détriments des cultures vivrières adaptées au milieu naturel. Les conditions des cessions restent le plus souvent occultes, voire secrètes, ainsi que les rétributions et commissions des différents intermédiaires. Ne doutons pas que tous ces braves gens agissent ainsi pour le bien public et la sécurité alimentaire des générations futures…

(*Référence bibliographique : Main basse sur les terres agricoles en pleine crise alimentaire et financière, octobre 2008, GRAIN, www.grain.org)

Pour ce qui concerne les terres agricoles situées dans nos pays occidentaux, les discours officiels et médiatiques sont parfaitement rassurants, et il n’y a qu’une seule chose à faire : célébrer les performances des grands pays agricoles comme les Etats-Unis, la France, la Russie dont les énormes rendements fournissent de la nourriture au monde entier. Ce satisfecit doit être fortement nuancé. Un couple de microbiologistes des sols, Claude et Lydia Bourguignon (docteurs es-sciences, ingénieurs agronomes), lance depuis de nombreuses années un véritable cri d’alarme après avoir scientifiquement constaté une terrible dégradation des sols utilisés pour l’agriculture intensive. D’après eux, les résultats de leurs recherches sont même redoutables : en France, 10% des sols sont pollués par des métaux lourds, 60% sont frappés d’érosion, et 90% ont une activité biologique trop faible. La monoculture intensive ne pratique plus la fertilisation des sols autrement que par des engrais chimiques et les relevés de Claude Bourguignon indiquent une très nette diminution de l’activité biologique dans les sols, dont la surexploitation risque d’entraîner la mort biologique de ces terres agricoles. Pour compenser l’appauvrissement des sols, et maintenir leur rendement, on ajoute de plus en plus d’engrais chimiques ou organiques : de 20 à 30 kilos d’azote à l’hectare entre les deux guerres mondiales, on arrive à répandre 248 kg d’azote par hectare pour le blé. (Source : Claude Bourguignon, Le sol, la terre et les champs ; 2002, éditions Sang de la terre)

La Fao estime que quelque 1,5 milliards d’hectares de terre sont utilisées pour les cultures arables et permanentes. Ce même rapport indique un peu plus loin que « 910 millions étaient au moins modérément touchés (avec une productivité considérablement réduite) et 305 millions l'étaient fortement ou gravement (devenus inaptes à l'agriculture) ».

Par ailleurs, il n’est d’ailleurs peut-être pas purement fortuit d’assister au développement de l’agriculture hydroponique, que j’évoquais auparavant. Dans cette logique de fuite en avant, si le sol est biologiquement mourant, pourquoi ne pas le plastifier et continuer à produire hors sol, plutôt que de le laisser se reposer et reconstituer sa fertilité ?

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Le rendement agricole

D’après le rapport de la FAO déjà cité, entre le début des années 1960 et la fin des années 1990, « la croissance de la productivité a réduit d'environ 56 pour cent la superficie de terre nécessaire pour produire une quantité donnée de vivres. Cette réduction, rendue possible par l'augmentation des rendements et de l'intensité culturale a plus que compensé la diminution de la superficie par personne, ce qui a permis une croissance de la production alimentaire. »

Outre l’expansion des terres cultivées, l’augmentation de la production agricole résulte de l’accroissement de la fréquence des récoltes (cet accroissement n’est évidemment pas infini, et trouve des limites biologiques) et l’amélioration des rendements grâce à la sélection de plantes particulièrement productives, à la mécanisation (qui est extrêmement gourmande en eau et en pétrole) et à l’emploi d’engrais et de pesticides.

Les engrais NPK (Azote, phosphore, potassium) présentés

comme les seuls éléments nutritifs nécessaires ne représentent en réalité que 3 éléments sur les 28 environ qu’une plante prélève naturellement dans le sol (Source : Claude Bourguignon). Ce déséquilibre des nutriments a un résultat simple pour un végétal : son affaiblissement. Ce qui nécessite par conséquent davantage de pesticides pour le protéger contre les atteintes de ses ravageurs. Ces derniers possédant eux aussi de formidables facultés d’adaptation, deviennent résistants. Il faut donc continuellement inventer de nouveaux pesticides, ou augmenter les doses.

Les industries chimiques trouvent et rémunèrent des « scientifiques » pour proclamer l’innocuité totale des pesticides. Les abeilles et les bourdons en savent quelque chose, eux qui ne disposent pas de lobbies ni de responsables de la communication. Il a fallu une mortalité absolument gigantesque des abeilles et des bourdons, pour que les « responsables » se rappellent que ces insectes assurent un rôle de pollinisateur (30 à 80 % des abeilles sont mortes en 15 ans sur l’ensemble de la planète selon les conclusions du Congrès Apimondia de septembre 2011). Les industriels et les politiques ont très tardivement pris conscience que la disparition des abeilles coûterait beaucoup plus cher que la pollinisation artificielle, et c’est seulement alors que des études incriminant le pesticide Gaucho ont pu être menées à bien. Le Gaucho de la firme Bayer n’est pas le seul en cause : tous les pesticides contenant des néonicotinoïdes, une classe d’insecticides neurotoxiques (eh oui on répand des neurotoxiques dans les champs, pas seulement sur les champs de bataille !), désorientent et affaiblissent les abeilles (Régent, Cruiser, Antarc, Chinook, Elado, Faibel, Poncho, Mesurol liquide). (*Source : Le mystère de la disparition des abeilles, documentaire de Mark Daniels, 2010, diffusé sur Arte le 28 août 2012).

De plus la synergie entre deux pesticides multiplie leur toxicité sur des abeilles génétiquement incapables de se défendre, ce qui favorise également l’action de divers agents pathogènes (virus,

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champignons, parasites). Les néonicotinoïdes sont des molécules créées dans les laboratoires de Shell et de Bayer, et comme leur nom l’indique agissent de la même manière que la nicotine (voir chapitre 4) sur certains récepteurs du système nerveux, en les stimulant à faible dose et en provoquant la paralysie et la mort à fortes doses (sur les humains).

Comme la fabrication de ces pesticides assure des emplois et intervient dans la balance commerciale, en France, le Comité d’Homologation des Produits Phytosanitaires non indépendant des lobbies, a conclu dans l’habituel langage administratif déshumanisé en 2002 que : « compte tenu du fait que le risque se limite à des situations particulières, que le produit présente un intérêt agronomique fort, et que les substitutions sont potentiellement moins acceptables ou en voie de disparition, sa recommandation sera le maintien de l'AMM Gaucho sur maïs ». L’usage du Gaucho sur les semences de maïs a finalement été interdit en 2004 en France ; à l’inverse, la Commission Européenne a autorisé l’imidaclopride en 2008 (l’imidaclopride est la principale substance active du Gaucho, un des néonicotinoïdes). Les apiculteurs ne manqueront pas de remercier les distingués membres de ce Comité et de la Commission Européenne pour leur immense sagesse.

Que les citoyens se rassurent : toujours à l’affût pour faire

progresser le bien-être de l’humanité vers le meilleur des mondes, Monsanto se passionne pour les abeilles. Cette firme a tout d’abord acheté la société Beeologics, spécialiste de la recherche biologique sur l’influence des pesticides sur les abeilles, afin de verrouiller toute révélation inopportune et de fabriquer des abeilles génétiquement modifiées. Elle a aussi organisé un « sommet sur la santé des abeilles » en 2013, réunissant chercheurs, apiculteurs et industriels. Monsanto s’intéresse également aux recherches effectuées par l’Université d’Harvard destinées à créer de très petits robots remplissant les fonctions des abeilles. (* sources : www.beeologics.com/2011/09/monsanto-acquires-targeted-pest-control-technology-start-up; Monsanto buys leading bee research firm after being implicated in bee colony collapse, de Jonathan Benson, in Natural News, 26 avril 2012 ; Monsanto veut contrôler le business des abeilles, de Marie Astier, Reporterre, 4 avril 2014 ; These little robot bees could pollinate the fields of the future, de Colin Schutz, Smithsonian.com, 12 mars 2013) Nos descendants vivront peut-être dans un monde sans abeilles, mais avec des champs d’OGM couverts de butineuses électroniques (s’il est encore possible de vivre dans un tel monde).

Plusieurs études scientifiques ont été effectuées et ont démontré l’existence d’une corrélation entre l’exposition aux pesticides, dont plusieurs classes contiennent, rappelons-le, de fortes proportions de neurotoxiques, et des maladies « émergentes » comme la maladie d’Alzheimer ou de Parkinson. Les neurotoxiques affectent également les capacités intellectuelles des jeunes enfants, et le développement de leur cerveau. Ainsi, chez des agriculteurs hommes utilisant des

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pesticides, le risque de développer la maladie de Parkinson est multiplié par 5.6 par rapport à un groupe non exposé ; la proportion pour la maladie d’Alzheimer est de 2.4. (* Sources : “Neuropsychologic effects of long term exposure to pesticides : results from the french Phytoner study.” de I. Baldi, 2003 ; Occupational exposure to pesticides increases the risk of incident AD : The Cache County study de K.M. Hayden, PhD, M.C. Norton, PhD, D. Darcey, MD, T. Østbye, MD, PhD, P.P. Zandi, PhD,J.C.S. Breitner, MD, MPH, K.A. Welsh-Bohmer, Neurology, 2010).

En France, un décret du 7 mai 2012 reconnait explicitement le lien de causalité entre la maladie de Parkinson et l’usage des pesticides. La maladie de Parkinson devient ainsi une maladie professionnelle pour les agriculteurs. En France, le 13 février 2012, Monsieur Paul François a gagné un procès en première instance contre Monsanto, jugé responsable de l’intoxication de cet agriculteur au désherbant Lasso en 2004. La multinationale a fait appel de cette décision. Ce pesticide a été retiré du marché de l’Union Européenne en 2007, alors qu’il était interdit au Canada depuis 1985, et au Royaume-Uni en 1992. Mais il continue de sévir ailleurs. (*Source : Le Monde 13 février 2012, Monsanto jugé responsable de l’intoxication d’un agriculteur français ; et Le Monde du 9 mai 2012 : Le lien entre la maladie de Parkinson et les pesticides officiellement reconnu).

Et si les agriculteurs sont davantage exposés aux pesticides que les consommateurs, il n’en demeure pas moins qu’il reste des résidus de ces pesticides sur les fruits et légumes que nous achetons. Une étude de l’Environmental Working Group a établi en 2009 qu’une personne qui consomme les 12 fruits et légumes les plus contaminés ingurgiterait 10 pesticides par jour (la proportion passe à 2 insecticides pour les 15 fruits et légumes les moins contaminés). Par conséquent, manger 5 fruits ou légumes par jour (non produits par la filière bio) comme la télévision et autres médias nous le répètent à l’envi, revient à consommer en prime un cocktail de résidus de pesticides. Il n’est alors plus très étonnant de constater l’énorme augmentation des cas de maladie de Parkinson et d’Alzheimer, même si d’autres facteurs déclencheurs coexistent (voir chapitre 4).

Soyons également certains que les industriels dont les pesticides seront interdits dans certains pays, utiliserons leurs stocks et continueront de fournir les pays où ces produits restent autorisés. Le DDT par exemple peut être considéré comme un précurseur de la stratégie industrielle de poursuivre la fabrication et l’épandage de ce pesticide dans les pays du Sud, sous prétexte de lutter contre le paludisme. La mortalité des oiseaux, des poissons, les atteintes sur la stérilité humaine restent des conséquences collatérales considérées comme négligeables. (*Note bibliographique : Printemps silencieux de Rachel Carson, Livre de Poche, 1968) Et il n’est pas interdit de penser que l’action de certains pesticides sur la stérilité humaine n’est peut-être pas considérée comme négative par certains…

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Les végétaux : OGM, monoculture et semenciers

Les prospectives de la FAO indiquent que des progrès peuvent

encore être réalisés pour accroitre le rendement, y compris dans les principaux pays producteurs. Cette augmentation de productivité repose sur une utilisation accrue des engrais, et surtout, sur la culture de plantes OGM.

Malgré les mensonges proférés et les années (et donc les

bénéfices financiers) gagnées par les multinationales de produits phytosanitaires (qui n’ont rien de sanitaires), la dangerosité des pesticides pour la santé humaine est de plus en plus mise en évidence. Il leur fallait donc innover et trouver des produits de substitution. Les progrès de la génétique allaient leur fournir des solutions financièrement et stratégiquement très profitables, les Organismes Génétiquement Modifiés.

L’invention des OGM résulte certes des progrès scientifiques en

matière de « génie » génétique. Mais elle est aussi l’expression contemporaine des choix de dissociation avec la Nature, avec la Terre. Une expression profondément névrotique (cf chapitres 1 et 2), qui essaye de se convaincre que l’Homme est devenu Dieu. Après le nucléaire, le docteur Folamour s’est reconverti dans la génétique.

Trois méthodes sont utilisées pour fabriquer une plante OGM. La

première est appelée électroporation : les cellules végétales sont plongées dans un bain enzymatique pour obtenir des protoplastes. Ceux-ci se retrouvent dans un second bain avec l’ADN étranger que l’on cherche à transférer dans la plante. On provoque ensuite des chocs électriques pour que les pores membranaires des protoplastes laissent entrer l’ADN étranger dans le noyau, qui y reste piégé. Il reste ensuite à régénérer une paroi cellulaire autour du protoplaste qui redevient une cellule végétale contenant de l’ADN étranger. La phase protoplasmique est délicate à maîtriser pour certaines espèces de plantes. La seconde est appelée biolistique, ou balistique biologique, et consiste à bombarder à grande vitesse une cellule de plante de multiples microbilles de métal (tungstène, or) enrobées d’ADN étranger à l’aide de canons à gènes. En moyenne une cellule sur mille intègre le transgène, survit et peut générer une plante transgénique (Source : Du poisson dans les fraises de Arnaud Apotheker, éditions La Découverte, 1999). La troisième méthode est appelée transfection. On introduit l’ADN étranger dans un plasmide à l’aide d’enzymes (un plasmide est une molécule d’ADN de forme circulaire, présente de façon surnuméraire dans les bactéries, et indépendante de l’ADN de la bactérie). On y ajoute également un autre gène, qui lui, est résistant à un antibiotique donné. On obtient donc un plasmide génétiquement modifié qui contient l’ADN à transférer dans la plante et un gène résistant à un antibiotique. Ce plasmide est intégré dans une bactérie de l’espèce E.Coli qui baigne dans un milieu bourré de l’antibiotique

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sélectionné. Seules survivent les bactéries ayant accepté le plasmide contenant les 2 ADN. On transpose alors le plasmide dont on est certain qu’il contient bien l’ADN étranger (et le gène résistant à l’antibiotique) dans une autre bactérie par conjugaison ou par choc thermique. Cette bactérie (A.Tumefaciens) possède la faculté particulière de pouvoir introduire des fragments précis de son ADN dans le génome des plantes. On mélange cette bactérie avec des cellules de plantes pour effectuer le transfert de gènes, puis il ne reste plus qu’à régénérer les plantes à partir des cellules ainsi transfectées.

Pourquoi ai-je pris la peine d’expliquer (schématiquement) de

complexes processus de biologie moléculaire ? Il s’agit de montrer que ces méthodes sont tellement aléatoires que les scientifiques ne savent pas précisément ce qu’ils font, ignorance que certains d’entre eux compensent par l’arrogance et le mépris dont ils inondent les citoyens souhaitant s’informer. Pour l’électroporation, on épluche les cellules, on envoie des chocs électriques, et on ne sait pas exactement quel endroit de l’ADN de la plante va être parasité par l’ADN étranger. On ne sait pas non plus si la recombinaison et l’interaction de plusieurs gènes ne va pas générer d’autres processus mutagènes. Même chose concernant la biolistique : on bombarde une cellule avec des boulets de canon en espérant que l’ADN étranger va s’installer dans les trous. Là aussi, on ignore à quel endroit et si des mutations indésirables auront lieu. Mais ça marche dans un cas sur mille, ce qui est une meilleure probabilité statistique que de gagner à la loterie nationale. Enfin, la transfection (pour transfert de l’infection ?) utilise des milliards de bactéries dont personne ne peut certifier l’absence de mutation, et répand sur des millions d’hectares des gènes de résistance à des antibiotiques…

La biolistique est la méthode la plus couramment et

majoritairement utilisée. L’électroporation a été utilisée pour le riz, le maïs ou l’orge. La transfection n’est actuellement et techniquement utilisable que pour certains types de plantes : tabac (tiens donc !), colza, tomate, pomme de terre, melon, tournesol.

Ce que j’ai appelé ci-dessus ADN étranger prend en réalité des

formes multiples, ayant des fonctionnalités diverses. Ainsi, on incorpore dans une plante un gène de résistance à un herbicide particulier produit par la même firme que celle qui produit les semences OGM. Ce qui permet ensuite d’épandre le pesticide en question sans que la plante ne meure, de choisir des plantes à haut rendement, et de les semer plus tôt. On a beaucoup parlé du glyphosate, principe actif de l’herbicide Roundup produit par Monsanto, qui produit également des semences de maïs, colza, soja, coton résistants à cet herbicide. (*Note : ne pas manquer l’excellent ouvrage de Marie-Monique Robin, Le Monde selon Monsanto, éditions La Découverte, 2008). On rend aussi des plantes résistantes à certains parasites car l’ADN étranger produit des protéines insecticides. Ce sont des plantes OGM appelées Bt (pour Bacillus thuringiensis), comme par exemple le maïs Bt qui intègre un

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gène insecticide contre la pyrale. Des recherches ont également lieu sur des plantes OGM pour résister à des maladies virales, des champignons, des plantes adaptées à des conditions difficiles (sécheresse, froid), et pour modifier la valeur nutritive de certaines plantes (ajout de vitamines, de fer ou autres oligo-éléments, modification de la composition en acides gras, des sucres sans calories, etc.). Et pourquoi pas des plantes OGM qui fabriquent des anxiolytiques ou des antidépresseurs (les alicaments OGM, ou …alicalmants ?), des bananes dont les OGM vaccinent sans piqures (ce n’est malheureusement pas une plaisanterie, ces recherches sont actuellement en cours) ?

La dernière nouveauté en matière de recherche génétique

destinée à modifier les plantes nécessaires à notre alimentation se nomme la technologie de l’interférence ARN (RNAi). Sans entrer dans des explications de technique génétique très complexes, il faut savoir que cette découverte datant de 1990 permet d’inhiber l’expression de certains gènes pour bloquer la production de certaines protéines que les connaissances actuelles jugent responsables de certaines maladies. Sur cette base ainsi définie, les applications médicales sont évidentes et en cours de développement. Monsento et Syngenta se lancent également avec beaucoup d’enthousiasme dans des achats d’entreprises et des alliances industrielles (un contrat d’exclusivité avec la société Alnylam pour Monsanto) pour développer de nouveaux OGM à l’aide de cette technologie. L’une des applications envisagées est une plante OGM dont la consommation inhiberait la protéine responsable de l’allergie au gluten, ou encore la création de plantes hypoallergéniques. On peut aussi créer de nouveaux insecticides. (*Source : Gordon, K.H.J & Waterhouse, P.M. 2007. RNAi for insect-proof plants. Nature Biotechnology News and Views 25: 1231-123.). Cette technique est non seulement récente et reste quasiment expérimentale, mais elle aussi particulièrement complexe : par exemple les scientifiques n’excluent pas la possibilité qu’un gène inhibant une protéine particulière ne puisse également inhiber, modifier voire créer une ou plusieurs autres protéines, ou interagir avec d’autres gènes d’une manière imprévisible. Toutes ces recherches restent bien à l’abri des laboratoires me direz-vous. Eh bien non. Le CSIRO, une agence gouvernementale australienne de recherche, a planté deux variétés de blé issues de cette technique. Résultat : des modifications imprévues des qualités nutritionnelles de ces variétés ont été observées (sucres, proportions de protéines), ce qui indique l’existence d’effets collatéraux indésirables à court terme. Par ailleurs des chercheurs ont eu la surprise de trouver que des miRNA issu de plantes GM (en l’occurrence du riz) non seulement résistent à la digestion des animaux (leur flore intestinale n’est pas adaptée) mais aussi se retrouvent dans la circulation sanguine humaine. (*Source : Zhang et al. 2012. Exogenous plant MIR168a specifically targets mammalian LDLRAP1: evidence of cross-kingdom regulation by microRNA. Cell Research 22:107-126 and corrigendum 22:273-274.). On peut raisonnablement craindre des atteintes irréversibles et imprévisibles au génome humain et animal si

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des plantes issues de cette technique sont trop rapidement commercialisées.

Vus sous cet angle, les OGM représentent un progrès pour

l’humanité (…), ce que ne manquent pas de mettre en avant les scientifiques associés aux multinationales du secteur, accompagnés de l’habituel concert de politiques qui, au mieux ne comprennent rien, et au pire sont d’activistes complices. Le problème est qu’il s’agit d’une vision de monomaniaque qui refuse d’envisager que l’invention de ces chimères (au sens scientifique du terme) est aussi une chimère (au sens général du terme).

En réalité, les plantes OGM « traditionnelles » (excluons le RNAi)

présentent des risques à la fois pour l’environnement, pour la santé, et des risques économiques pour l’agriculteur.

Les risques pour l’environnement : le péril des mutations

génétiques est loin d’être négligeable. On ne fait que présumer l’innocuité de l’interaction de gènes entre espèces et même règnes différents, sans aucune certitude absolue. On sait par contre que l’interaction de plusieurs médicaments, ou de plusieurs substances chimiques peut entraîner une multiplication d’effets collatéraux indésirables. Les scientifiques ont-ils oublié que la Vie elle-même est mutation, et qu’à une agression correspond une réaction adaptative ? D’ores et déjà en réaction à certaines plantes Bt (Hawaï, Japon, Malaisie), certains insectes ravageurs ont développé des mutations leur permettant de résister. Les plantes GM Bt n’affectent pas uniquement les insectes ravageurs, mais aussi des insectes utiles comme les abeilles (qui subissent déjà les pesticides neurotoxiques, comme nous l’avons vu), les coccinelles, des papillons (monarque) ou même les oiseaux insectivores. Il a été prouvé sur le colza et le maïs notamment, que les plantes transgéniques contaminent de leurs ADN modifiés les variétés sauvages ou cultivées de manière classique. Les autorités agricoles et les industriels préconisent des zones tampon pour limiter ce risque, mais ils n’ont pas encore trouvé comment éliminer ces éléments indisciplinés que sont le vent, l’eau et les oiseaux (pour les abeilles, comme on l’a vu, cet aspect du problème est presque réglé). Et ces fameuses zones tampon, d’une distance d’isolation minimum de 50 mètres situées sur le terrain de l’agriculteur, doivent être plantées de végétaux non génétiquement modifiés. Tout le monde sait que ces derniers seront nécessairement contaminés ce qui démontre l’hypocrisie de la réglementation bien plus que la limitation objective du risque. D’autant plus que ces zones tampons, si elles sont respectées, diminuent d’autant l’accroissement attendu de rentabilité. De plus la contamination transgénique est irréversible car il est évidemment impossible de ne plus cultiver certaines plantes, qu’elles soient OGM ou non, durant au moins 10 ans sur de vastes surfaces (Source : Marie-Monique Robin). Cerise sur le gâteau : les producteurs en agriculture biologique perdent leur certification bio lorsque leur production est contaminée par des OGM. Un excellent moyen d’éliminer la filière bio

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ou d’empêcher son développement. Tout cela signifie que les dirigeants de ces quelques multinationales savent très bien qu’à terme de quelques dizaines d’années, absolument toutes les plantes GM auront contaminé et modifié génétiquement pratiquement toutes les plantes sauvages ou cultivées de la même espèce. L’agriculture des grands pays producteurs se résumera, comme c’est déjà le cas dans un certain nombre de pays qui n’auront pas attendu les plantes GM, à l’emploi de quelques rares espèces et variétés soigneusement sélectionnées pour leur rendement. C’est ce que l’on appelle la monoculture. Bien évidemment la monoculture fait disparaître de nombreuses autres variétés plus anciennes et moins rentables, ce qui appauvrit la diversité biologique. « Environ 75% de la diversité phytogénétique ont disparu depuis le début de ce siècle à mesure que, dans le monde entier, les agriculteurs ont abandonné leurs multiples variétés locales et cultivars traditionnels pour passer à des variétés à haut rendement, génétiquement uniformes » (*Source : Interactions du genre, de la biodiversité agricole et des savoirs locaux au service de la sécurité alimentaire. FAO, 2005). L’appauvrissement de la biodiversité fragilise la monoculture de millions d’hectares de plantes GM, déjà destabilisées puisque issues de cellules bombardées ou électrocutées (biolistique, électroporation), et cultivées sur des sols dégradés. Imaginons l’émergence d’une maladie (par exemple issue d’une mutation génétique) ou de ravageurs rendus résistants par ces mêmes plantes GM sur des monocultures fragiles : notre approvisionnement en nourriture pourrait être gravement compromis (comme le mildiou de la pomme de terre à l’origine d’une grande famine en Irlande au 19ème siècle).

La résistance ou la tolérance à l’insecticide produit par la plante génétiquement modifiée fait proliférer des insectes immunisés qui nécessitent soit la diffusion de toujours plus d’insecticides, soit la création de nouvelles semences génétiquement « améliorées ». De plus, sachant que les plantes résistent à un herbicide, on a tendance à en vaporiser davantage qu’il ne faut puisque cela ne représente aucun danger pour la plante cultivée. Les plantes OGM aboutissent donc à l’inverse du résultat proclamé par les multinationales et l’ensemble de leurs complices : après quelques années de diminution du tonnage d’herbicides répandus sur les cultures, il est nécessaire d’augmenter chaque année ultérieure la quantité d’épandage de ces herbicides. Les actionnaires de ces firmes fabriquant à la fois les plantes OGM et les herbicides et insecticides associés ne s’en plaindront assurément pas. Au passage, un herbicide « total » comme par exemple le Roundup de Monsanto éradique, comme l’indique son nom typologique, tout autre végétal. Ce qui aboutit à l’énorme perte de biodiversité végétale et animale que nous avons déjà évoqué, et par conséquent à l’uniformisation monopolistique de quelques rares variétés hybrides sélectionnées pour des raisons uniquement économiquement profitables comme nous le verrons lorsqu’il sera question de la mainmise des semenciers sur le vivant. Il en va de même pour les insecticides totaux qui éliminent la biomasse et désertifient la terre. Ces kilomètres de champs uniformément peuplés d’une foule de plantes

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fragiles et standardisées clamant la suprématie de la Firme déifiée me font penser aux immenses défilés organisés par les dictateurs, qu’ils soient nazis, soviétiques, chinois ou coréens (du Nord).

Les risques pour la santé : comme les plantes GM intègrent

aussi des gènes de résistance à des antibiotiques, leur énorme diffusion va nécessairement créer des micro-organismes résistants contre lesquels les traitements antibiotiques seront inefficaces. Les molécules insecticides fabriquées par les plantes restent toxiques pour le foie, les reins, le cerveau puisque nous ne devrions pas oublier que les insecticides sont aussi dangereux pour l’homme. En outre, le corps humain ne dispose pas nécessairement des enzymes à même de séquencer (de digérer) les substances étrangères génétiquement modifiées et présentes dans les aliments créés à partir de plantes GM. Conséquence : la multiplication de problèmes d’allergies (par exemple le StarLink d’Aventis, mais il en existe d’autres, qui, eux, n’ont pas été retirés du marché) et de maladies auto-immunes. Et en effet, on observe que le nombre de personnes allergiques a très fortement augmenté ces dernières années ainsi que les maladies auto-immunes. D’après Jean-Michel Wal (chercheur à l’INRA) « les urgences allergiques ont été multipliées par cinq en quinze ans ». Les allergies liées aux plantes GM peuvent être soit respiratoires, en provenance des pollens des plantes génétiquement modifiées, soit alimentaires. Comme il est scientifiquement impossible de prédire le caractère allergène d’une nouvelle protéine (*source : Marion Nestle, « Allergies to transgenic foods », New England Journal of Medicine, n°334, p. 726-728,1996.), que l’on ne connait pas avec précision la position du gène étranger dans le génome de la plante et que les procédures d’autorisation de plantes GM n’imposent pas de tests toxicologiques chroniques, on ne peut scientifiquement écarter un lien direct et général entre plantes OGM et allergies. Des affaires plus spécifiques prouvent l’existence d’une relation de cause à effet, comme le Starlink ou l’introduction d’un gène de la noix du Brésil dans un soja par Pioneer Hi-Breed (l’effet allergène pour l’homme de ce soja GM ayant été prouvé, cette variété d’OGM a été abandonnée). La production et la consommation de plantes génétiquement modifiées introduit donc une source allergène supplémentaire, dont le prix reste socialement supportable tant qu’il n’y a pas de risque allergène majeur. Evidemment le coût supplémentaire des soins médicaux reste pris en charge par les systèmes de santé des pays concernés.

Jusqu’à récemment, les études de toxicité ont uniquement été effectuées soit par les firmes productrices de plantes OGM soit par des laboratoires faisant la promotion des OGM, sous prétexte que les semences sont brevetées et protégées par des secrets de fabrication industrielle. La création d’un encadrement légal spécifiquement protecteur des procédés de fabrication des OGM empêchait donc toute étude indépendante. L’intégralité de ces études était donc au minimum partiale, et les résultats de certaines d’entre elles ont même été délibérément faussés (voir Marie-Monique Robin, Le Monde selon Monsanto, chapitre 9). Lorsqu’un biochimiste obtient des résultats qui

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contredisent les études menées par les multinationales, celui-ci est déconsidéré voire banni de la communauté scientifique après avoir subi des pressions et des campagnes de dénigrement, comme par exemple le docteur Arpad Pusztai, ou le professeur Gilles-Eric Séralini. Il est particulièrement intéressant de noter l’extraordinaire mauvaise foi des virulentes critiques de certaines institutions scientifiques, qui mettent en doute l’étude indépendante publiée en septembre 2012 par le professeur Séralini (en soulevant des insuffisances de méthodologie et d’interprétation) mais qui acceptent les yeux fermés et bénissent urbi et orbi les études provenant de Monsanto ou d’autres multinationales. Deux poids, deux mesures. Il y a donc au XXIème siècle des institutions scientifiques qui pratiquent la chasse aux sorcières (la peine de mort a été abolie en France, Dieu merci !), avant même d’avoir pris la peine d’examiner scientifiquement, et non idéologiquement, les résultats d’études qui ne correspondent pas à leur vision du monde (Ceci renvoie au chapitre 1, lorsque j’évoque la question des trois réactions humaines de base). Il pourrait donc y avoir une part d’obscurantisme voire du négationnisme, même chez un certain nombre de scientifiques ?

Les critiques les plus virulentes contre cette étude proviennent principalement d’une organisation appelée Science Media Centre (SMC) basée à Londres, financée à 70% par les entreprises de biotechnologie. Sa présidente, Fiona Fox fait partie d’un réseau de militants pro-OGM très agressif (LM Network) qui compare les écologistes à des nazis. L’un des signataires de la contre-offensive médiatique est le professeur Maurice Moloney, qui a travaillé pour Monsanto sur le canola GM (une variété de colza) et sa société commerciale est en partie financée par Dow Agro Science ; pour la petite histoire, sa voiture de sport est immatriculée avec les lettres GMO (OGM en anglais…) ; le second « expert » est Madame Wendy Harwood dont les recherches sur les OGM au Centre John Innes, sont massivement financées par Syngenta ; de même tous les autres « experts » mobilisés par le SMC (et surtout par Monsento) sont liés d’une manière ou d’une autre à l’industrie agro-alimentaire (*Source : Les Amis de la Terre, Contre-offensive de Monsento : comment piéger les journalistes crédules ?). Pour être aussi paranoïaques et violentes, ces multinationales et leurs hommes-liges savent que leur combat est voué à l’échec et fait déjà partie du passé. Dans leur processus de deuil, ces firmes restées figées au stade du déni. Elles veulent livrer un dernier combat en espérant que l’Histoire oubliera leurs travers pour ne conserver que leurs attributs de pionniers. Mais, de même que l’URSS, ces sociétés multinationales sont tout sauf héroïques, et bien des dégâts et des souffrances peuvent encore survenir avant que leurs structures manipulatrices ne soient démontées.

Quels sont donc les péchés mortels commis par les professeurs Pusztai et Séralini ? Tout simplement prouver scientifiquement que les OGM présentent un risque toxicologique pour la santé humaine. Toutes les études effectuées par Monsanto et autres durent 3 mois. L’étude de Gilles-Eric Séralini a duré deux ans, les premiers symptômes toxicologiques intervenant à partir de quatre mois. Ce seul fait suffit à

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remettre en cause l’intégralité des résultats des études d’Autorisation de Mise sur le Marché en application du principe de précaution. Car ceci démontre à l’évidence « une insuffisance de méthodologie » et des « lacunes » qui « ne permettent aucune conclusion fiable » (cf communiqués de l’INRA et de différentes académies françaises qui cherchent à justifier leur condamnation des travaux du Pr Seralini ) et qui durent depuis plus de vingt ans. Si le même attachement pointilleux à la méthodologie scientifique avait prévalu pour Monsanto et les autres, j’affirme qu’il n’y aurait aucun OGM cultivé dans le monde.

L’étude du professeur Séralini a surtout le mérite de montrer les insuffisances des études sur les OGM. On ne peut dénoncer d’éventuelles imperfections méthodologiques aussi rapidement sans les connaître et les pratiquer depuis de nombreuses années. Cela démontre que les scientifiques qui critiquent ce protocole particulier savent parfaitement bien manipuler à leur guise les protocoles dont ils se servent pour faire accepter les OGM dans les instances internationales. En outre l’étonnante vitesse (voire même la précipitation de certains organismes officiels, dont on a plutôt l’habitude d’attendre leur avis pendant plusieurs années, cf le plomb, l’amiante, le sang contaminé, etc.) et la violence de la réplique démontrent que le professeur Séralini a touché un point particulièrement sensible, comme s’il appuyait sur une plaie déjà béante. Enfin, il va de soi que des études scientifiques complémentaires doivent être menées sur la toxicité des OGM. Ces études vont prendre du temps (certainement plusieurs années), pendant lequel le statu quo ante va perdurer de la part des instances gouvernementales et internationales et permettre aux multinationales du secteur de continuer à enregistrer leurs somptueux bénéfices.

C’est donc au consommateur qu’il appartient d’appliquer le principe de précaution, pour sa propre santé, en ne consommant aucun produit contenant des OGM.

Certains illustres consommateurs l’ont compris depuis déjà fort longtemps : les cantines de Monsanto ne servent que de la nourriture biologique depuis 1999, et ils ont banni les OGM de leurs menus. (Source : BBC news, 22 décembre 1999 et http://www.mindfully.org/GE/Monsanto-Canteen-Bans-GMOs.htm ) Les Présidents américains Bill Clinton, George W. Bush, Barack Obama et l’ex candidat Mitt Romney mangent essentiellement des produits bio (source : http://articles.mercola.com/sites/articles/archive/2012/10/09/ge-food-supporters-insist-organic-foods.aspx ). On ne peut guère soupçonner ces hommes d’être devenus de dangereux activistes écologistes voulant ramener l’humanité à l’âge de la bougie…

Les risques pour les agriculteurs : Les fabricants de plantes OGM utilisent des technologies et

déploient des moyens juridiques qui empêchent légalement les agriculteurs de réutiliser les semences, ce qui constitue une étape supplémentaire dans le processus programmé de subordination des

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agriculteurs (on ne peut pas encore parler d’esclavage à ce stade) aux intérêts financiers de quelques grands groupes agro-industriels.

L’une de ces techniques, née en 1998, manipule les plantes afin qu’elles produisent une molécule toxique qui stérilise ses propres graines. Elle a fait l’objet d’un brevet industriel racheté par Monsanto avec la société qui a trouvé ce procédé. Cette technique de stérilisation appelée Terminator a été abandonnée par Monsanto après une vague de protestations ne provenant pour une fois pas uniquement des défenseurs de la nature, mais aussi de la part d’habituels soutiens plus traditionnels de Monsanto comme la Fondation Rockefeller ou différentes institutions internationales. Et cela même si les motivations ne furent pas uniques : les premiers se sont insurgés contre la programmation de la stérilité des plantes GM et le risque de diffusion sur les plantes non GM et les seconds se sont élevés contre une erreur de stratégie industrielle manifestement trop grossière. Car les monstres ont la vie dure : on commence par changer leur nom, les GURT (Genetic Use Restriction Technology – technologie de restriction génétique) et autres « plantes bioréactives ». Ensuite on oriente les recherches frankensteiniennes un peu plus subtilement en les faisant porter sur la manipulation génétique de plantes pour que l’application d’un agent chimique extérieur déclenche une nouvelle caractéristique préalablement implantée. Mais le Terminator n’est qu’une conséquence somme toute logique de l’emploi plus ancien de semences de plantes hybrides, comme nous le verrons un peu plus loin.

Les semences GM ayant fait l’objet d’un brevet sont légalement protégées par des droits de propriété intellectuelle. Monsanto fait signer des contrats aux agriculteurs qui leur interdisent la réutilisation des semences non utilisées pour l’année suivante, ainsi que l’achat de toute semence GM générique, sous peine d’une lourde amende. Monsanto se réserve le droit de vérifier les factures de l’agriculteur et d’inspecter et de tester leurs champs. En outre Monsanto a mis en place un numéro de téléphone (un numéro vert…) pour stimuler les dénonciations, et emploie aux USA la célèbre agence de détective Pinkerton (connue en d’autres temps pour ses méthodes particulièrement musclées). La majeure partie des poursuites se termine par une indemnisation amiable de la part de l’agriculteur, dont le montant reste secret puisque garanti par une clause de confidentialité. L’agriculteur qui ne peut ou ne veut pas payer, soit fait faillite, soit fait l’objet d’un procès. Le tribunal compétent est obligatoirement celui du siège social de Monsanto. D’après Joseph Mendelson, directeur juridique du Center for Food Safety : »certains agriculteurs ont été condamnés après que leur champ a été contaminé par du pollen ou des semences issus du champ transgénique du voisin » (* Source : Le Monde selon Monsanto, Marie-Monique Robin, chapitre 10). Ces agriculteurs doivent se reconvertir en juristes pour faire face aux redoutables staffs d’avocats royalement appointés par la multinationale. En Inde, de nombreux agriculteurs ont eu moins de « chance » : poussés à bout certains se suicident dans d’atroces souffrances en buvant des bidons de pesticides. (*Note : une rumeur malveillante déclarant que les suicides d’agriculteurs indiens sont faux

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est contredite par un rapport du Centre des Droits de l’Homme de l’Université de Droit de New York du 11 mai 2011, écrit par Smita Narula et Veerle Opgenhaffen. Depuis 1995 plus de 250.000 agriculteurs indiens se sont suicidés, et une partie significative d’entre eux à cause de l’endettement résultant notamment de l’obligation d’acheter du coton Bt et des pesticides. Voir également l’enquête menée par Marie-Monique Robin dans des villages indiens. J’invite ceux qui colportent ces mensonges depuis leur canapé à prendre un billet d’avion pour l’Inde afin de se confronter un peu à la réalité).

Actuellement, l’Afrique est directement visée par la Fondation Bill et Melinda Gates cherchant à imposer la culture de plantes hybrides et de plantes GM, et à faire modifier les quelques lois nationales protégeant les agriculteurs (notamment, mais pas uniquement, au Kenya, au Mali). La Fondation Gates a acheté des actions de Monsanto pour au moins 23 millions de dollars, a engagé Rob Horsch un ancien vice-président de Monsanto pour diriger son secteur du développement agricole, s’est associée avec la Fondation Rockefeller pour créer un lobby influent appelé AGRA (Alliance for a green revolution in Africa). Les plantes hybrides et OGM, le Roundup sont-ils adaptés au climat, aux plantations et aux besoins des agriculteurs dans les régions sub-sahéliennes ? J’en doute fort ; mais si la résistance échoue aujourd’hui, on en reparlera dans une dizaine d’années comme d’une malheureuse erreur ayant causé des milliers de morts et un nouvel exode rural massif. La fondation Bill et Melinda Gates ne dépendant que de fonds privés (cette fondation utilise pour son fonctionnement uniquement les intérêts d’un capital investi sur les marchés financiers, dans une démarche de rentabilité boursière bien plus que de choix éthiques), elle n’est soumise à aucune autre obligation que les orientations de ses dirigeants. Une partie de ces orientations est claire : un développement accéléré des cultures OGM dans le monde, et la multiplication de l’installation de réacteurs nucléaires. J’évoquerai plus loin l’engagement de la Fondation Gates pour la promotion et la diffusion de réacteurs nucléaires (partenariat avec la Chine).

Encore une fois, les enseignements des époques nazie et

soviétique ayant été parfaitement intégrés pour se couper de toute forme de responsabilité, on imagine sans peine les arguments qui seront développés en cas d’éventuel procès contre les implacables fournisseurs d’apocalypse génétiquement modifiée. Les successeurs d’Eichmann ou de Béria, leur idéologie étant cette fois celle du profit, se présenteront devant leurs juges impeccablement sanglés dans leurs costumes sur mesure alternativement comme des vierges effarouchées, comme des fonctionnaires subalternes aux ordres, comme de cyniques et orgueilleux « bienfaiteurs » de l’humanité figés dans leurs certitudes.

Quand donc quelqu’un osera enfin dire que travailler pour l’une

de ces sociétés multinationales, quelle que soit sa fonction dans ce type de firme, c’est se rendre complice de leurs manipulations et de leurs mensonges; c’est aussi participer à faire de leurs dirigeants et

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actionnaires des hommes dont l’ostentatoire richesse repose sur les souffrances de nombreux hommes et femmes, sur le meurtre de la biodiversité et peut-être bientôt sur un génocide d’espèces animales et végétales. Le remerciement pour ces bons et loyaux sévices ? Des plans de restructuration, des licenciements et le chômage dès que leurs revenus diminueront de quelques pour cents. Il n’y a aucune solution ? Si : avoir le courage de démissionner et de réapprendre qu’il existe des moyens plus éthiques de gagner sa vie.

On m’objectera qu’il vaut mieux travailler pour une multinationale qui sera hypothétiquement responsable de la destruction de l’humanité dans plusieurs dizaines d’années, qu’être un chômeur en fin de droits ayant des difficultés à nourrir ses enfants à la fin de chaque mois. C’est en effet une question de choix. Lors de la seconde guerre mondiale, certains Allemands ont fait le choix de devenir gardiens dans des camps de concentration et ont préféré assassiner des hommes et des femmes plutôt que de rester au chômage. Des Français ont collaboré avec le régime nazi et ont activement participé à la « solution finale », d’autres se sont enrichis grâce au marché noir, la plupart a plié l’échine en attendant des temps meilleurs, et d’autres enfin, peu nombreux au début, ont vaillamment choisi de résister contre la monstruosité et l’abomination.

Les semences végétales ou l’extinction des variétés alimentaires :

Le principe général guidant la politique industrielle et financière

des principaux fabricants de semences est très simple : les agriculteurs ne doivent plus pouvoir semer les graines récoltées. Ce qui aboutit à une conséquence encore plus dramatique : la sélection d’une petite quantité de variétés (OGM ou non) reposant exclusivement entre les mains d’un très petit nombre de géants de l’agro-alimentaire risque de créer un quasi monopole mondial sur la nourriture des hommes. Henry Kissinger en avait tiré les conséquences depuis déjà plus de trente ans : « Si vous contrôlez le pétrole, vous contrôlez le pays. Mais si vous contrôlez les semences, vous contrôlez l’alimentation. Et celui qui contrôle l’alimentation tient la population en son pouvoir. »

Rendre un agriculteur totalement dépendant de semences qu’il doit racheter chaque année est un objectif industriel et surtout financier qui a été en grande partie réalisé dans un nombre grandissant de pays. Par exemple, un quintal de semences de variété hybride de maïs coûte plus de 1.000 euros alors que le quintal de maïs grain vaut environ 9 euros (*source : Monsieur Jean-Pierre Berlan, ex directeur de recherche à l’INRA, dans Lettre ouverte aux agriculteurs progressistes qui s’apprêtent à semer du maïs transgénique, in www.kokopelli-semences.fr). Ces prix, pratiqués en France par Monsanto, DuPont, Syngenta, Bayer et quelques « coopératives », sont trois fois moins chers aux Etats-Unis, alors que les mêmes variétés hybrides sont vendues par les mêmes sociétés.

Les plantes hybrides connaissent un grand succès chez les agriculteurs en raison d’un rendement accru dû à un phénomène scientifiquement appelé hétérosis ou vigueur hybride. Pour obtenir une

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variété hybride de plantes (ou d’animaux), il faut croiser deux lignées « pures », ces dernières ayant elles-mêmes été créées en reproduisant une variété restreinte sur elle-même pendant plusieurs générations. Adolf Hitler a-t-il voulu expérimenter sur les humains ce que l’on commençait à faire sur les plantes et les animaux, pour fabriquer ses aryens grâce à la vigueur hybride ? (je rappelle également que Lyssenko et sa théorie de la transmission des caractères acquis était un contemporain d’Hitler).

L’inconvénient des semences hybrides est de ne pas pouvoir les semer l’année suivante, car les lignées pures sont consanguines, et par conséquent homologues mais aussi fragiles (effets génétiques néfastes de la dépression de consanguinité ou de la dépression hybride). De ce fait seules les semences hybrides F1 sont commercialisées, puisque la seconde génération est quasiment condamnée à l’autofécondation.

Détenir une part significative du marché des semences est donc

devenu un objectif stratégique de développement industriel et financier. La FAO elle-même (dans son rapport précité) en souligne pudiquement les inconvénients : « La concentration du marché et le pouvoir monopolistique dans le secteur des semences limitent le choix et la possibilité de contrôle par les agriculteurs, qui paieront des prix toujours plus élevés pour les semences. Une seule société contrôle plus de 80 pour cent du marché de coton génétiquement modifié et 33 pour cent de celui du soja génétiquement modifié. » et encore : « Des technologies qui empêchent les agriculteurs de réutiliser les semences. Elles obligent les agriculteurs à acheter de nouvelles semences à chaque saison et pourraient entraver leur adoption par les agriculteurs pauvres. Dans le pire des cas, ignorer cette caractéristique pourrait conduire à un échec total de la récolte ». De 1996 à 1998, Monsanto a dépensé plus de 8 milliards de dollars pour racheter les principaux semenciers jusqu’à devenir la première firme semencière du monde en 2005. La seconde est une filiale de DuPont de Nemours (Pioneer Hi-Breed), la troisième est Syngenta et la quatrième est Limagrain (notamment avec sa filiale Vilmorin). Ces quatre sociétés contrôlent à elles seules 30% de l’ensemble des semences de la planète (Monsanto seul contrôle 20% des semences mondiales).

On estime que plus de la moitié des variétés alimentaires

mondiales a été perdue durant le XXème siècle (certaines études évoquent 75%). Une étude menée aux Etats-Unis en 1983 par la Rural Advancement Foundation International a comparé les listes vendues par les semenciers en 1903 et en 1983 : 93% des variétés de 66 espèces de plantes étudiées étaient éteintes (*Source : National Geographic, Le Frigo du monde, juillet 2011). En France, 80% du blé cultivé provient de quatre variétés, 80% des légumes cultivés il y a cinquante ans ont disparu, les « nouvelles » variétés inscrites au catalogue ne sont en réalité que des clones. Un agriculteur français n’a pas le droit de diffuser ou d’échanger de semences qui ne soient inscrites sur le catalogue officiel des espèces et variétés végétales sous peine d’amendes. Or l’inscription à ce catalogue coûte cher (plus de

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6.000 euros) et doit remplir des conditions précises qui ne sont pas adaptées à la diversité des terroirs (conditions de stabilité et de standardisation). Un registre annexe de « variétés anciennes pour jardinier amateur » a cependant été créé, mais les conditions d’inscription sont elles aussi très limitatives. Tout échange de semences non inscrites sur ces registres est déclaré illégal et susceptibles d’amendes, comme l’association Kokopelli (qui distribue des semences issues de l’agriculture biologique et biodynamique) a pu le constater à ses dépens. L’Etat français défavorise de ce fait la biodiversité, déjà très largement réduite, des plantes agricoles. Par contre de nombreux grands chefs étoilés proposent à leur carte des légumes et plantes illégaux, appréciés par des élus qui fréquentent régulièrement leurs établissements.

Pour les industriels, la relation entre semences, technologie

OGM, chimie des pesticides et brevetabilité du vivant est une absolue évidence. Par exemple Bayer se lance dans le secteur des semences, Limagrain développe ses recherches sur les OGM, DuPont de Nemours vend des insecticides, herbicides, fongicides ; Syngenta (groupe issu notamment de la division agrochimique de Novartis, grand groupe pharmaceutique que j’ai déjà cité) a les mêmes pôles d’intérêt que Monsanto (semences, OGM, pesticides). Syngenta a récemment acheté la société belge Devgen spécialisée dans le riz génétiquement modifié destiné à l’Inde et au Sud-Est asiatique, et surtout disposant de la technologie d’interférence ARN, dont j’ai parlé ci-dessus, une technologie « révolutionnaire » que Monsanto possède lui aussi grâce à son alliance avec la société Alnylam, et qui nous réserve pour l’avenir quelques « belles » chimères génétiques.

C’est donc sans surprise que Monsanto, Syngenta, Pioneer Hi-

Breed, la Fondation Bill Gates, la Fondation Rockefeller et le gouvernement norvégien ont financé et construit un bunker sous une montagne de l’île du Spitzberg appelé par les fondateurs « le coffre-fort de l’apocalypse » (doomsday vault). Son nom officiel est plus neutre : Svalbard Global Seed Vault. Une grotte artificielle au sein d’une montagne, protégée par des portes anti-explosions, des sas anticontamination, des parois de béton d’un mètre d’épaisseur destinée à recevoir une banque de semences, pouvant en contenir plus de trois millions. Les promoteurs du projet indiquent qu’il s’agit d’une banque de semences en cas d’apocalypse, créée afin de garantir la préservation de la diversité des produits agricoles pour le futur. La bonne nouvelle est que cette banque de semences est présidée par un défenseur de la biodiversité agricole, Cary Fowler. La mauvaise nouvelle est que Cary Fowler ne mentionne pas les autres co-fondateurs et sponsors lors de ses interventions publiques (voir par exemple http://www.ted.com/talks/lang/fr/cary_fowler_one_seed_at_a_time_protecting_the_future_of_food.html). L’avenir nous dira si nous aurons un jour besoin des semences entreposées dans ce bunker, et si les multinationales précitées agiront pour sauver l’humanité de la

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famine de manière totalement désintéressée et sans aucune contrepartie.

(*Note bibliographique : Famine au Sud, malbouffe au Nord, de Marc Dufumier, Editions Nil, 2012 ; 50 idées reçues sur l’agriculture et l’alimentation, de Marc Dufumier, Allary éditions, 2014 ; Les moissons du futur : comment l’agroécologie peut nourrir le monde, Editions la découverte, 2012).

Chapitre six :

L’élevage intensif : des camps de concentration pour rassasier les hommes

Bien que ce titre puisse être choquant, j’espère néanmoins que

quelques éleveurs auront le courage et l’ouverture d’esprit de lire ces lignes. Je ne veux pas accuser l’ensemble de cette profession de pratiques dégradantes pour les animaux et dangereuses pour la survie de l’homme. Je ne suis pas non plus végétarien. Par contre j’invite les éleveurs et les consommateurs de viande, d’œufs, de produits laitiers à prendre un peu de distance, à élargir leur champ de vision et à réfléchir aux rouages destructeurs dont ils acceptent de faire partie en cautionnant un mode de production quantitatif par leurs achats ou par leur mode d’élevage.

Je vais plus particulièrement développer ce qu’est devenu

aujourd’hui l’élevage intensif des animaux que nous consommons en oubliant trop souvent qu’il s’agissait d’êtres vivants qui devraient avoir droit, au même titre que les humains, à de la nourriture correcte, à un espace de vie suffisant et hygiénique, à des soins adaptés et à un minimum de dignité.

Malheureusement, de même que pour de nombreux autres sujets, c’est le seul profit qui est la base fondamentale de l’élevage intensif. Quel que soit l’animal considéré, la logique industrielle consiste à le faire grandir le plus rapidement possible, à maximiser la quantité de produit animal attendu (viande, lait, œufs, cuir), dans un espace restreint, pour un minimum de dépenses (nourriture, soins).

L’élevage intensif est donc synonyme de productivité, et de nombreux pays se consacrent avec enthousiasme à encourager l’expansion universelle de ce type de méthode, qui est considérée par certains comme étant l’unique possibilité d’approvisionner l’humanité en « produits » animaux. De 45 millions de tonnes de production mondiale de viande en 1950, nous sommes passés à 295 millions de tonnes en 2010 (chiffres FAO). Le nombre annuel d’animaux abattus dans le monde pour la consommation alimentaire est estimé à 60 milliards en 2008, dont 1,1 milliard pour la France. Si l’on ajoute les volailles à ce chiffre, on obtient une estimation de 140 milliards (140.000.000.000 d’êtres vivant destinés à la boucherie abattus par an). Plus de 80% des poulets (de chair et poules pondeuses), 95% des lapins, 90% des porcs français sont élevés hors sol. L’élevage hors sol est une catégorie d’élevage intensif associé à l’industrie agro-alimentaire, les animaux

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étant entassés dans des bâtiments dont ils ne sortiront que pour l’abattage, et nourris par des aliments eux-mêmes issus de l’industrie agro-alimentaire mondialisée, composés pour l’essentiel de tourteaux et granules à base d’OGM.

Nous allons détailler les principaux dommages causés par l’élevage intensif, auxquels beaucoup d’entre nous participent en achetant une simple barquette de viande dans un quelconque supermarché : déforestation, désertification, extinction de la diversité génétique (nous avons vu que cette extinction se produit également pour les plantes cultivées), invasion biologique, concurrence avec la faune sauvage, pollution atmosphérique (méthane) et aquatique (déchets et résidus), problèmes de santé publique, dépendance économique des éleveurs, généralisation de la souffrance animale.

Toutes ces considérations deviendront cependant peut-être

obsolètes dans quelques dizaines d’années. Ce que nous considérions comme de la science-fiction est désormais techniquement à notre portée, et notre nourriture sera possiblement faite de protéines issues de cellules souches modelées en steaks ou en n’importe quelle autre forme par des imprimantes 3D.

o Déforestation et désertification : l’agriculture volontaire (il y a

10.500 ans) et l’élevage (il y a 8.500 ans) datent du néolithique (rappelons que l’esclavage date d’au moins 5.000 ans). Ces activités stabilisent le processus de sédentarisation en diminuant les risques et les aléas de la chasse et de la cueillette. L’augmentation de la population qui en résulte permet d’étendre les surfaces agricoles et les pâturages, au détriment des forêts défrichées dont le bois est consacré au chauffage et à la construction. Sur une durée de plusieurs siècles de nombreux paysages sont ainsi remodelés par l’homme, marqués par une déforestation généralisée. La Grèce était couverte de forêts (note bibliographique : Les représentations de la forêt en Grèce antique, usages et imaginaires de l’espace bois dans la littérature épique, Université du Québec à Montréal, Nicolas Noëll, 2006), Rome a été construite au milieu des forêts (Note : Virgile, Énéide, VIII, 315-323 : « Ces bois avaient jadis pour habitants ceux qui en étaient issus, faunes, nymphes et une race d'hommes sortie du tronc des chênes durs, ils n'avaient ni traditions ni usages, ils ne savaient ni atteler les taureaux, ni amasser des provisions, ni ménager les biens acquis; les branches, une chasse sauvage fournissaient à leur nourriture. Le premier qui vint fut Saturne, descendu de l'Olympe éthéré, fuyant les armes de Jupiter, exilé, déchu de sa royauté. Il réunit ces hommes indociles et dispersés sur les hautes montagnes, il leur donna des lois et choisit pour le pays le nom de Latium parce qu'il avait sur ces bords trouvé une retraite sûre»), les éléphants d’Hannibal provenaient des forêts de l’Atlas et du Lac Tchad, la mythique forêt Hercynienne recouvrait la Germanie et constituait l’habitat des peuples « barbares » (étymologiquement : les

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étrangers) par opposition aux citoyens romains civilisés. Du point de vue de la symbolique occidentale, la forêt primaire est mystérieuse, dangereuse, sauvage : défricher, vaincre, soumettre la forêt est devenu un acte de civilisation. Le défrichage constitue d’autant plus un progrès lorsque la forêt dite « primitive » (toujours l’importance de la terminologie qui imprime un sens) est remplacée par des ressources alimentaires, des villes ou des voies de communication asphaltées. La déforestation n’est donc qu’un exemple supplémentaire de la domination et de la guerre de conquête que l’homme mène contre sa propre planète. Il y a déjà longtemps que la forêt n’est plus vierge.

Les dernières grandes forêts primaires sont en train de disparaître sous nos yeux de téléspectateurs zappeurs tranquillement assis sur notre canapé en cuir de zébu brésilien posé sur un parquet de wengué, ipé, kempa, jatoba, amarante ou teck. La forêt primaire n’étant plus qu’un lointain souvenir en occident, à l’exception de quelques rares vestiges destinés aux études des futurs archéologues de la biodiversité disparue, il faut se transporter en Amérique du Sud ou en Afrique pour constater in vivo les conséquences de l’actuelle progression de l’élevage. Un lien direct entre élevage, déforestation et désertification a été établi par la FAO, avec un accent plus particulier sur la déforestation de l’Amérique du Sud (Source : http://www.fao.org/agriculture/lead/themes0/deforestation/en). La FAO déplore la conversion généralisée des forêts en pâturage, avec une diminution de 40% de la superficie forestière durant les 40 dernières années au bénéfice de l’élevage extensif et de la culture de soja (destinée essentiellement à l’alimentation animale) et 70% des forêts amazoniennes ont été converties en pâturages (*Source : FAO, Livestock’s long shadow : Environmental issues and options, 2006). La forêt amazonienne est en train de disparaître pour laisser la place aux troupeaux de zébus et vaches d’origine indienne, ainsi qu’aux élevages de volailles. Depuis 2008, le Brésil réalise environ 25% des échanges mondiaux en viande bovine et en volailles dont une bonne partie par les multinationales brésiliennes JBS et Marfrig qui alimentent en viande les principales chaînes de distribution de fast foods un peu partout dans le monde. Ils fournissent également les industriels de l’agro-alimentaire pour la restauration commerciale et collective (écoles, universités, hôpitaux, maisons de retraite, restaurants d’entreprises, etc.) et en « produits » intermédiaires destinés à l’assemblage (produits cuisinés). Une politique industrielle et financière caractérisée par la concentration (une fois de plus) des filières en vue de permettre une production de masse standardisée et mondialisée (Source : Firmes multinationales de la viande : le Brésil monte en puissance, Cécile Fèvre et Thierry Pouch, Revue des Chambres d’agriculture numéro 1004, juin-juillet 2011).

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Pour paraphraser la FAO, il existe un lien direct entre la disparition de la forêt amazonienne et la consommation de steaks hachés ou de nuggets de poulet (dont je reparlerai dans la section consacrée aux problèmes de santé publique).

Les causes de la désertification sont multiples, complexes, et sujettes à de nombreuses controverses. Il n’en demeure pas moins que le surpâturage (le bétail consomme davantage de végétaux qu’une superficie déterminée de terre n’en produit) est systématiquement évoqué comme l’un des facteurs contribuant à la désertification de certains territoires (Sahel, Chine, Australie, USA). Le surpâturage et ses corollaires, piétinement des sols et érosion, intervient pour une part significative dans le processus de désertification de terres arides ou semi-arides, dont l’équilibre est fragile et soumis aux aléas climatiques.

Invasion biologique et appauvrissement génétique :

L’homme transporte des animaux et des plantes sur de longues distances, que ce soit intentionnellement (animaux d’élevage ou de compagnie, plantes cultivées comme la tomate, les pommes de terre, le maïs, etc) ou involontairement (rats, chiens, lapins, fourmis de feu, ambroisie, berce géante, jussie, kudzu, lentilles d’eau, etc.). Certaines espèces introduites sont devenues envahissantes du fait d’une propagation démesurée qui menace la biodiversité d’un territoire. L’Invasive Species Specialist Group de l’UICN (Union Internationale pour la Conservation de la Nature) classe les animaux d’élevage comme des espèces exotiques envahissantes lorsqu’ils concurrencent la faune sauvage pour l’accès à la nourriture ou à l’eau, lorsqu’ils détruisent leur habitat ou lorsqu’ils introduisent des maladies ou des parasites. L’une des pires catastrophes connue par l’Australie est l’invasion de son territoire par les lapins : à partir de 12 couples importés en 1859 par un britannique, on estima 50 ans plus tard que plus d’un milliard de lapins avaient colonisé l’Australie. Comme 10 lapins mangent autant qu’un mouton, ils ont causé une grave crise écologique et agricole en dévorant récoltes et végétation, en affamant les espèces indigènes (les marsupiaux tels que wallabies et kangourous). On introduisit alors le renard, qui ne se contenta pas des seuls lapins mais s’attaqua aussi aux marsupiaux déjà fragilisés par la faim. On continua cette lutte jusqu’à nos jours, en livrant une véritable guerre bactériologique contre les lapins (la célèbre myxomatose) dont le dernier épisode date de 1995 avec l’introduction « accidentelle » en Australie du virus de la fièvre hémorragique.

L’élevage a également des incidences indirectes comme la fragilisation des habitats qui favorise l’installation d’espèces envahissantes, l’implantation d’espèces de plantes exotiques pour améliorer les pâturages, la propagation d’espèces fixées sur (œufs, graines, etc) ou dans (parasites, virus et autres organismes pathogènes) les animaux d’élevage. Citons la peste bovine introduite d’Inde en Afrique à la fin du 19ème siècle qui décima de très nombreux animaux sauvages ; et aussi la récente grippe aviaire qui fut déclarée comme une pandémie suite à d’habiles manipulations validées par la

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directrice de l’OMS et fit le bonheur de certaines entreprises pharmaceutiques (*Note : voir à ce sujet le rapport de la Commission des questions sociales, de la santé et de la famille du Conseil de l’Europe intitulé : « La gestion de la pandémie H1N1 : nécessité de plus de transparence », dont voici un extrait : « L’Assemblée fait état d’un grave manque de transparence dans les prises de décisions liées à la pandémie, qui soulève des préoccupations concernant l’influence que l’industrie pharmaceutique a pu exercer sur certaines décisions parmi les plus importantes ».)

De même que pour les plantes, des races d’animaux d’élevage sont soigneusement sélectionnées depuis des millénaires pour améliorer les quantités de viande, œufs, lait produites par chaque animal et pour accélérer la croissance et la prise de poids. La sélection de races de plus en plus rentables s’est fortement accélérée depuis quelques dizaines d’années, jusqu’à produire des « monstres » que nous retrouvons dans les assiettes de consommateurs privilégiant le prix plutôt que la qualité de ce qu’ils mangent. De très nombreux animaux se retrouvant dans les circuits de distribution occidentaux sont tout simplement obèses. Même si les causes de l’explosion de l’obésité humaine ne sont pas uniquement et directement liées à la consommation d’animaux eux-mêmes obèses (*Note en bas de page : il faudrait pour cela initier des études scientifiques sur le sujet, mais elles ne sont évidemment pas souhaitables par les industriels de l’agro-alimentaire), le rapprochement de ces deux phénomènes est loin d’être neutre au niveau symbolique.

Les poulets de chair grossissent si rapidement que leur squelette et leur cœur sont incapables de s’adapter à leur propre poids. Les poulets atteignent le poids d’abattage en 40 à 42 jours, soit deux fois moins qu’il y a 30 ans. 5% d’entre eux meurent avant cela de crises cardiaques. Beaucoup souffrent de déformations des pattes, ou ne peuvent simplement pas marcher, du fait de leur prise de poids trop rapide. Un généticien israélien a produit par croisement en 2007 un poulet sans plumes. Résistant à la chaleur, consommant peu d’eau, pauvre en lipides et dispensée de déplumage, cette nouvelle et économique génération de poulet se retrouvera peut-être un jour dans les barquettes de supermarché. Des races de vaches laitières ont été sélectionnées pour produire de telles quantités de lait qu’elles sont dans un état constant de sous-alimentation métabolique. Monsento (encore et toujours…) a développé en 1985 une hormone de croissance bovine, la somatotropine, fabriquée par manipulation génétique et sensée augmenter la production de lait de plus de 15%. Le scandale de santé publique qui en a résulté plusieurs années plus tard (maladies affectant l’homme comme le gigantisme et plusieurs types de cancers) a quelque peu éclipsé les maladies des vaches elles-mêmes (mammites, problèmes de reproduction, nombreuses atteintes de plusieurs organes internes, etc.). (*Source : Le Monde selon Monsento de Marie-Monique Robin, précité). Des généticiens trafiquent l’ADN pour « fabriquer » des porcs à peau de vache, des moutons sans laine (car dans certains types de production la tonte coûte plus cher qu’elle ne rapporte), à supprimer l’instinct de la ponte chez la poule, des porcs

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GM avec de l’hormone de croissance humaine. Et j’ai toute confiance dans l’imbécilité criminelle de certains pour qu’ils imaginent des constructions génétiques encore bien plus monstrueuses sous le faux prétexte de nourrir l’humanité et la véritable ambition de gagner notoriété, argent et pouvoir.

On assiste à l’uniformisation des races animales en sélectionnant celles qui sont les plus productives, avec l’aide de l’ingénierie génétique, pour accroître les gains financiers à court terme. L’homogénéisation des races animales destinées à la consommation humaine provoque l’appauvrissement génétique de la biodiversité. Sur environ 6.300 races d’animaux d’élevage identifiées, plus de 1.300 sont éteintes ou en grave danger d’extinction. Cette standardisation des patrimoines génétiques fait aussi craindre une pandémie qui serait d’autant plus redoutable que les races plus robustes auront disparu. A moins que la Fondation Bill et Melinda Gates ne finance un autre bunker destiné à recevoir les ADN des animaux menacés dans une banque qui pourrait être nommée…l’Arche de(s) Bill ? ou encore, en adoptant une approche lacanienne, The Bill’s Gate ?

L’élevage intensif entraîne des répercussions directes

mais aussi indirectes sur l’environnement : Pollution de l’air lorsque plus de 130 types de gaz répertoriés

d’effluents d’élevage se retrouvent dans l’air et, notamment, se combinent avec la vapeur d’eau pour former des micro-particules d’acide sulfurique et d’acide nitrique en aérosols qui se redéposent sur terre sous forme de pluies acides. Les pluies acides se déposent pour 30% dans un rayon de 1km de la source (les bâtiments où l’on concentre les animaux), pour 40% à plus de 100 km et pour 10% à plus de 1.000 km. L’élevage intensif est la source de plusieurs familles de composés gazeux, regroupant des dizaines de gaz : les composés soufrés (comme le très toxique sulfure d’hydrogène), les composés azotés (ammoniac, amines, scatols…), les composés carbonés (acides gras, aldéhydes, cétones…), les composés aromatiques (phénols, crésol). Sur les 6,4 millions de tonnes d’ammoniac émises annuellement en Europe, 70 à 80 % proviennent de l’élevage. Aux Pays-Bas, l’élevage est considéré comme responsable de 94% des émissions d’ammoniac Les concentrations d’animaux génèrent aussi de grandes quantités de poussières dont une partie est rejetée à l’extérieur des bâtiments par une ventilation peu ou pas filtrée. Ces poussières peuvent provoquer des problèmes respiratoires, des allergies, surtout lorsqu’elles se combinent avec des acides gras volatils (mauvaises odeurs) ou des champignons, des moisissures et autres agents pathogènes. Et bien entendu l’élevage contribue fortement au réchauffement climatique en dégageant de grandes quantités de méthane et de gaz carbonique. Le méthane est un puissant gaz à effet de serre, bien plus dangereux que le gaz carbonique car il absorbe 72 fois mieux que le CO2 le rayonnement infrarouge émis par la Terre. D’après l’INRA (*Source : Evaluation quantitative des émissions de méthane entérique par les animaux d’élevage en 2007 en France, INRA Prod.Anim, 2008, 21(5), Vermorel, et al.) « les rejets de méthane

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provenant de l’agriculture représentent environ 73% des émissions totales hors puits. La quasi-totalité (97%) est issue de l’élevage (…) » dont 45% de méthane entérique et 52% de méthane émis à partir des déjections animales. Ce qui représente 135 millions de tonnes de méthane au niveau mondial. Une partie de ce méthane pourrait être récupérée et valorisée par les éleveurs sous forme de biogaz et le fumier composté pourrait servir d’engrais organique, ce qui soulagerait les dépenses des agriculteurs en engrais chimiques et en fourniture d’énergie. Mais cette approche est encore minoritaire.

Pollution de l’eau. Les déjections provenant de l’élevage animal en France totalisent 275 millions de tonnes en 2002, comprenant du fumier et des lisiers. Une partie des lisiers (mélange de déjections animales et d’eau) fait l’objet d’un épandage sur les champs, l’azote, le phosphore et les autres éléments qu’ils contiennent participant à la croissance des plantes (à l’exception des résidus de médicaments). Encore faudrait-il que ces lisiers soient d’une part chimiquement équilibrés, et que d’autre part l’épandage ne soit pas excessif ou effectué juste avant des pluies. La sanction d’une mauvaise utilisation des lisiers est un lessivage des nitrates vers les cours d’eau et les nappes phréatiques provoquant l’eutrophisation du milieu aquatique. L’eau étant saturée d’éléments nutritifs permet la prolifération anarchique d’algues (les fameuses algues bleues qui envahissent certaines parties du littoral breton) ou de cyanobactéries (qui empoisonnent régulièrement les fruits de mer que nous consommons), lesquelles vont étouffer les zones infestées en diminuant l’oxygénation de l’eau (ce qui tue ou affaiblit les poissons) et diminue le passage de la lumière du soleil nécessaire aux algues immergées (turbidité). Selon le CNRS, la présence de nitrates dans l’eau continentale provient à 66% de l’agriculture, suite à l’épandage massif d’engrais azoté. Un rapport ministériel paru en 2005 précise que : « 46 % des points surveillés en rivière relèvent des classes moyennes à mauvaises, dépassant ainsi le seuil officiel de potabilité ; ce taux est de 25 % pour les eaux souterraines ». (*Bibliographie : Pesticides, agriculture et environnement. Décembre 2005, expertise collective réalise par l’INRA et le Cemagref). Aux Etats-Unis, en 2007, 90% des rivières dépassaient les seuils autorisés d’azote et de phosphore. Depuis 2006, on a découvert une zone morte d’une superficie de plus de 20.000 km2 dans le Golfe du Mexique au large de la Louisiane, dont la cause directe est la présence de trop de nitrates dans l’eau. Et n’oublions pas que l’élevage est également un grand consommateur d’eau : directement pour abreuver les animaux et indirectement pour produire le maïs et le soja leur servant de nourriture. Il a été calculé qu’il fallait entre 15.500 et 25.000 litres d’eau pour produire 1kg de bœuf. A titre de comparaison, un ménage occidental moyen utilise quotidiennement de 2 à 5 litres d’eau pour sa boisson, 100 à 500 litres à d’autres fins (douches, lessives, etc.). (*Source : Stockholm International Water Institute, Water- more nutrition per drop, 2005). Prendre une douche de 7 minutes chaque jour pendant une année utilise la même quantité d’eau que pour produire 1kg de bœuf en Californie. (*John Robbins,

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The Food Revolution : How your diet can help to save your life and the world).

L’élevage intensif et les problèmes de santé publique

: une bombe à retardement. Nous avons déjà évoqué l’influence des poussières issues des

bâtiments où sont concentrés des milliers d’animaux, qui, combinées à des bactéries, des moisissures ou certaines substances chimiques, peuvent provoquer des problèmes respiratoires et des allergies. Des animaux d’élevage sont à l’origine d’allergies professionnelles parmi des vétérinaires ou des éleveurs. Nous avons également parlé de la somatotropine, dont l’usage sur les bovins a entrainé des maladies sur l’homme, telles le gigantisme ou des cas de cancers. La maladie de Creutzfeld-Jacob, dite maladie de la vache folle, est un parfait exemple des risques infectieux liés à certaines pratiques industrielles. Cette maladie, qui consiste en une dégénérescence du système nerveux central est mortelle et sans traitement connu. L’accumulation d’une forme anormale de protéine, le prion, franchit la « barrière des espèces » pour s’attaquer à l’homme. Elle a causé la mort de plus de 200 personnes tant en France qu’en Grande Bretagne (et quelques cas récents aux Etats-Unis) et risque encore de provoquer d’autres victimes dans le futur puisque sa durée d’incubation peut être très longue. C’est l’utilisation d’abats bovins dans la fabrication de farines animales destinées à nourrir d’autres bovins qui infecte ces animaux, puis les hommes qui s’en nourrissent. Saluons au passage la décision de l’Union Européenne, courant février 2013, d’autoriser le nourrissage des poissons d’élevage avec des farines de porc et de volailles : les technocrates européens ne voient aucun inconvénient à l’éclosion de nouvelles maladies issues de ces cocktails microbiens provenant des abats, carcasses, plumes, os, etc. Ils ont oublié la grippe aviaire, ils ignorent que les bactéries et les virus peuvent s’adapter et muter, ils donnent tous pouvoirs à des industriels peu scrupuleux de rajouter d’autres types de farines animales (bovine ou chevaline) encore moins chères puisque les contrôles sont peu nombreux et inefficaces. Ils sont par contre satisfaits des résultats économiques de leur décision, de concert avec les lobbies industriels de l’abattage qui peuvent désormais à nouveau écouler leurs « déchets ». Dans ces conditions (et sachant que le porc est médicalement proche de l’homme) une prochaine pandémie est inévitable, laquelle sera prise en charge par d’autres technocrates qui préconiseront la diffusion massive de médicaments ou de vaccinations, pour les plus grands bénéfices de l’industrie pharmaceutique. Bien entendu, il va de soi qu’aucun de ces fonctionnaires ne sera jamais jugé ni même inquiété, et ils sont formés (et formatés) pour s’auto-persuader qu’ils auront agi pour le bien général tout en déclinant toute forme de responsabilité.

Des formes de grippe aviaire ont récemment causé la mort de plusieurs centaines de personnes : la grippe H5N1 (2004 à 2008) et la grippe A/H1N1 (2009-2010) dont l’une des composantes est aviaire, la seconde est porcine et la troisième est humaine. La mondialisation des échanges ne se limite pas au commerce, elle commence à s’étendre au

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domaine des bactéries, virus et autres pathogènes. Jusqu’à une date très récente, la transmissibilité des virus pathogènes animaux à l’homme est rare du fait de la spécialisation des agents infectieux qui ne s’attaquent ainsi qu’à une ou plusieurs espèces génétiquement proches. C’est ce que l’on appelle « la barrière des espèces ». Sur une période d’un siècle, il y a cependant eu quelques rares et remarquées exceptions soit de transmission directe à l’homme, soit de transmission indirecte suite à l’adaptation d’un virus dans une espèce intermédiaire (par exemple le porc). Ces exceptions sont de plus en plus nombreuses et le concept médical de « barrière des espèces » risque de devenir une notion scientifiquement périmée du fait de la circulation mondiale des animaux et des conditions de transformation des « produits » animaux. Les agents pathogènes sont eux aussi des êtres vivants, et en tant que tels sont capables d’adaptation et d’évolution, ainsi que de mutations. On assiste par conséquent à des combinaisons mutantes de virus qui intègrent les composantes de plusieurs espèces, par exemple avec A/H1N1. Lorsque les élevages intensifs utilisent d’énormes quantités d’antibiotiques, lorsque l’industrie agro-alimentaire mélange des centaines ou des milliers d’animaux pour produire quotidiennement des dizaines de tonnes de steaks hachés par exemple, alors le développement d’agents pathogènes mutants et résistants est inévitablement stimulé. A la fin du XIXème siècle, Rudolph Virchow et William Osler avaient compris que santé humaine et santé animale étaient liées et ne doutaient pas de l’émergence de nouvelles maladies tout en sachant qu’il n’était pas possible de prédire leur lieu d’émergence, leur gravité, ni leurs caractéristiques de transmission. Mais ils ignoraient que l’évolution des modes d’élevage allait concentrer d’énormes quantités d’animaux bourrés d’antibiotiques et d’hormones de croissance dans des lieux confinés, multipliant ainsi dangereusement les facultés mutagènes des virus et bactéries dans l’unique but de dégager un maximum de profits financiers.

Les industriels de l’agro-alimentaire sont cependant conscients que la vente de bouillons de culture pathogènes diminuerait gravement les profits de leurs actionnaires. Et les pouvoirs publics ont institué des normes sanitaires soucieuses de protéger les consommateurs contre les dérives trop flagrantes, tout en s’inscrivant dans la logique du libéralisme économique, au nom du très dogmatique libre-échange devenu la pierre angulaire de l’Union Européenne à l’aide d’instruments bureaucratiques comme le Codex Alimentarius, dont je reparlerai plus loin.

Mais revenons à un angle de vue un peu plus vaste, car en

réalité la problématique de la consommation exagérée de viande n’est jamais véritablement posée et encore moins médiatisée. Nous assistons uniquement à des interrogations épisodiques basées sur des réactions relatives à certains évènements et scandales sanitaires, sans qu’aucune véritable réflexion ne soit initiée sur le fond. D’un point de vue biologique, l’être humain n’est pas un carnivore. Il est omnivore, au même titre que les grands singes par exemple. Schématiquement, le fait d’être omnivore présente un grand avantage adaptatif car nous

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bénéficions ainsi de l’apport en glucides des végétaux et de l’apport de protéines et de lipides de la viande. Cependant d’un point physiologique, les hommes sont majoritairement végétariens (dents plates adaptées au broyage, composition de la salive et des acides digestifs, longueur de nos intestins), et la viande ne constitue qu’un apport nutritionnel complémentaire. Ce n’est que très récemment, avec l’apparition et la multiplication des élevages industriels, que l’offre de viande est devenue très abondante dans les pays les plus développés. Et ce n’est qu’une évolution sociale et culturelle toute aussi récente qui fait l’amalgame entre développement d’un pays et consommation de viande. Les professionnels de l’industrie agro-alimentaire ne sont bien évidemment pas les derniers à entretenir cette confusion, jusqu’à induire que la consommation quotidienne de viande et de produits lactés est devenue le gage d’un pays moderne et civilisé. Or lorsque la consommation de viande ne constitue plus le complément d’un régime majoritairement végétarien, toutes les études scientifiques et médicales ont établi que de nombreuses maladies sont la conséquence de ce type particulier de régime alimentaire, aggravé par la sédentarité (*Note : voir à ce sujet un rapport de l’OMS : Régime alimentaire, nutrition et prévention des maladies chroniques, 2003). Notre système physiologique n’est pas à même d’assimiler l’ingestion de grandes quantités de viande et de produits laitiers (même de bonne qualité), et par conséquent ce type de régime essentiellement carnivore multiplie fortement les risques d’aboutir à des maladies cardiovasculaires (maladies coronariennes, infarctus, accidents vasculaires), divers types de cancers (cancer du côlon, de l’intestin, de la prostate, des ovaires, du pancréas, du foie, du poumon, des seins), à de l’hypertension, du diabète de type 2, de l’ostéoporose, de l’hypercholestérolémie et de l’obésité. D’après l’OMS, « globalement, 2,7 millions de décès par an peuvent être attribués à une consommation insuffisante de fruits et légumes ».

La dépendance économique des éleveurs : en attendant les animaux GM.

Ainsi que nous l’avons déjà souligné, l’élevage industriel constitue l’un des principaux débouchés commerciaux de la culture de plantes GM. Et nous avons également vu quelques unes des méthodes employées par les industries agro-alimentaires dans le chapitre consacré à l’agriculture pour obliger les agriculteurs à acheter ce type de semences et les engrais chimiques associés. Mais ce n’est pas tout. Pour ce qui concerne l’élevage des poules, certaines multinationales comme par exemple le Groupe français Doux, ont inventé des contrats dont les modalités sont les suivantes : l’industriel fournit les poussins que l’éleveur est chargé d’engraisser suivant un plan d’élevage. L’industriel fournit également la nourriture, fabriquée dans ses usines, ramasse les poulets calibrés pour les abattre et les transformer dans ses abattoirs et usines. L’éleveur n’est pas propriétaire des poulets, mais il est payé quelques centimes par kilo de poulet (entre 7 et 15 centimes d’euro en France), les poulets morts, le chauffage, les

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médicaments, et le coût de régulières modifications du cahier des charges des installations étant à sa charge. Il doit également respecter des clauses de confidentialité sous peine de poursuites judiciaires et/ou de cessation des fournitures de poussins. Inutile de préciser que ces éleveurs sont totalement subordonnés à ces multinationales, et ont un statut qui est pire que celui de salarié. Ce type de procédé n’est qu’un prélude à ce qui risque de se passer lorsque des animaux génétiquement modifiés seront disponibles et lorsque l’habituel concert de médias et d’hommes politiques soumis à certains lobbies proclamera triomphalement que ces animaux constituent l’ultime solution à la faim dans le monde.

Enfin, la production de viande fait d’importants dégâts chez les

éleveurs des pays pauvres. Car les habitants des pays occidentaux privilégient la consommation des parties les plus riches des volailles, par exemples les blancs de poulet. Pour retirer un revenu financier de la totalité d’un poulet, une partie de la production est donc transformée (plats cuisinés, nuggets, etc.), et une autre partie est envoyée au Ghana, au Bénin, et dans d’autres pays africains (* Source : L’adieu au steak, un reportage télévisé de Jutta Prinzler diffusé sur Arte). L’afflux massif d’une telle nourriture à bas prix inonde le marché local, ce qui entraîne l’effondrement du prix de la viande de poulet et ruine par conséquent les éleveurs locaux qui ne sont pas en mesure de s’aligner sur les prix de la nourriture subventionnée ainsi importée. Et par souci de vendre cette viande sous son plus bel aspect, les intermédiaires la plongent dans des solutions de formol. Or le formol est un produit dont l’ingestion est très toxique (problèmes de reproduction, modification de l’ADN, cancérogène, irritant) : les africains ont une nouvelle fois droit aux traitements les plus dégradants. Un bel exemple de ce que l’on appelle l’économie de marché globale.

La souffrance animale : « Ne faites pas aux autres ce que

vous ne voudriez pas qu’on vous fasse » (Evangile selon Matthieu, chapitre 7).

Nous faisons collectivement preuve de légèreté et d’aveuglement en négligeant les souffrances que notre système de production intensif fait subir aux animaux d’élevage. Le philosophe René Descartes assimilait les animaux à des automates insensibles, et l’actuel système productiviste les considère comme des objets dont les différents morceaux sont destinés à être exhibés pour illustrer la vitrine de l’abondance. Rappelons une évidence d’une grande simplicité : les animaux sont des êtres vivants et sensibles. Ils ne sont ni des choses ni des objets contrairement à ce qui fut admis en France sur le plan juridique jusqu’au 15 avril 2014. Le Code Civil français considérait jusque là que les animaux étaient des biens meubles. Le droit français s’harmonise désormais, dix ans plus tard, avec la Constitution Européenne adoptée à Rome en 2004 dont l’article III-121 oblige les Etats membres de prendre « pleinement en compte les exigences du bien-être des animaux en tant qu’êtres sensibles (…).

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Plus prosaïquement, l’économie de (super)marché tend volontairement à faire disparaître auprès du consommateur toute forme de prise de conscience qu’il a fallu tuer un être vivant pour garnir son assiette. On assiste encore à une certaine forme de ritualisation présidant à l’abattage des animaux : l’abattage d’un cochon est encore source de réjouissances et d’entraide dans certaines régions de France, tout paysan pratiquant un élevage qualitatif connait ses bêtes par leur nom et ne voit partir ses animaux à l’abattoir sans un pincement au cœur. Mais à l’inverse et de manière de plus en plus systématique, le conditionnement de produits animaux destructurés et assemblés, comme les steaks hachés ou autres produits cuisinés, dans un emballage soigneusement étudié pour être agréable à l’oeil a tendance à détacher le consommateur de toute responsabilité dans son choix.

L’envers de l’emballage joliment coloré que les publicités alimentaires veulent idéaliser est bien plus sombre. Les caisses à veaux sont tellement étroites que les animaux ne peuvent plus se retourner dès l’âge de deux semaines ; les poules sont entassées à 15 par cage, avec une densité de 23 poules au mètre carré et ne voient jamais la lumière naturelle ; les veaux en batterie sont nourris d’aliments liquides délibérément carencés en fer pour que leur chair reste blanche et ne rosisse pas, ce qui contrarie leur besoin de ruminer ; on arrache ou épointe les dents des porcins, on leur coupe la queue, sans anesthésie, pour éviter qu’ils ne se mordent ; les poussins mâles issus de la souche pondeuse sont éliminés par broyage ou gazage très peu de temps après l’éclosion ; l’épointage du bec des volailles pour éviter le risque de picage et de cannibalisme, est un procédé qui consiste à couper une partie du bec en posant le bec du poussin sur une lame chauffée à haute température ; la castration à vif des porcs mâles est systématiquement pratiquée en France (mais pas dans d’autres pays) pour éviter que 3% des verrats ne développent une odeur jugée moins agréable par le consommateur ; de nombreuses truies passent leur vie dans des stalles où elles peuvent uniquement se lever ou s’allonger, elles mettent bas dans des cages sans pouvoir bouger, sont abattues au bout de 3 ans et 5 portées, présentent des prolapsus importants (une partie de leurs organes sortent par l’orifice anal) ou ne peuvent plus bouger seules ; les poules pondeuses sont entassées par dizaines de milliers par bâtiment, les cages étant accumulées sur plusieurs dizaines de mètres de long et sur plusieurs niveaux superposés de cages jusqu’à une dizaine de mètres de haut. Elles sont tuées après 1 an de ponte et la production intensive de 300 oeufs par poule environ. Les lapines sont inséminées 10 jours après chaque mise bas, soit une soixantaine de petits par an, 1/3 des mères meurent chaque année et 25% des lapins meurent avant d’avoir atteint l’âge d’abattage. Les animaux sont souvent atteints de pathologies graves, comme des ulcères, déformations fonctionnelles, pathologies osseuses, affections respiratoires et oculaires, brulures dues au lisier, crises cardiaques, blessures diverses notamment par automutilations, soignées par des quantités massives d’antibiotiques et d’anxiolytiques (*source : www.l214.com éthique et animaux).

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Ces descriptions sont loin d’être des exemples partiels sortis de leur contexte, elles présentent au contraire un tableau non exhaustif de pratiques méthodiquement organisées inhérentes à l’élevage intensif. Beaucoup des animaux se trouvant dans des élevages intensifs subissent de telles maltraitances systématiques depuis leur naissance, que leur durée de vie est en réalité programmée pour avoir le moins de mortalité possible jusqu’à leur abattage. Si on les laissait vivre au-delà de cette période, très peu arriveraient à survivre quelques mois supplémentaires.

Dans la logique de l’élevage industriel, un animal n’est plus

considéré comme un être vivant disposant d’une part d’individualité,

mais comme un outil de production entrant dans un circuit économique.

C’est le choix qui a été effectué et accepté par la majorité des

consommateurs des pays occidentaux, et justifié par de souriants

fonctionnaires de l’Union Européenne ou de la FDA (Food and drug

administration, Etats-Unis) dont l’expression est tellement calibrée

qu’on pourrait les croire eux-mêmes issus d’un élevage en batterie.

Se nourrir ainsi, c’est se nourrir de souffrance ou, ainsi que le dit Zénon, dans l’œuvre au Noir de Marguerite Yourcenar : « Je répugne à digérer des agonies… ».

Inefficacité économique de la production de viande : quelques chiffres.

Même pour ceux qui ne savent plus raisonner qu’en termes de productivité et de rendement, la viande de boeuf n’est pas économiquement viable : un végétarien consomme environ 180 kg de grains par an, alors qu’il en faut plus de 930 kg pour un consommateur de viande.

Pour obtenir 1 calorie de poulet, de porc, ou d’œuf, il faut 4 calories de nourriture végétale. Il en faut 17 pour le bœuf. Et comme je l’ai déjà précisé ci-dessus, la production d’1 kg de bœuf requiert entre 15.500 et 25.000 litres d’eau alors que seuls 900 litres d’eau sont nécessaires pour produire 1 kg de pommes de terres ou 1.000 à 1.300 litres d’eau pour produire 1kg de céréales. Il faut donc entre 7 et 16 kg de céréales ou de produits végétaux pour produire 1kg de viande de bœuf. Ou encore, un bœuf fournit environ 200 kg de viande ce qui représente 1.500 repas. Les céréales qu’il a mangées représentent quand à elles, environ 18.000 repas.

En guise de conclusion sur ce chapitre consacré à l’élevage, je voudrais citer deux auteurs. Le premier est Max Horkheimer, philosophe et sociologue allemand, l’un des fondateurs de l’Ecole de Francfort et de la théorie critique, qui établi un parallèle entre les pratiques du nazisme et l’exploitation industrielle des animaux. « Il y a un lien entre l'attitude inconsciente à l'égard des actions honteuses dans les Etats totalitaires et l'indifférence envers les cruautés

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perpétrées sur les animaux, présente même dans les Etats libres. Les deux phénomènes s'alimentent de l'adhésion tacite des masses à tout ce qui se passe normalement. » (Max Horkheimer, in Alberto Bondolfi (éd.), L'homme et l'animal: dimensions éthiques de leur relation,Fribourg, Editions universitaires, 1995). Le second est René Dumont, célèbre agronome et écologiste français : « L’occidental, avec sa surconsommation de viande et son manque de générosité envers les populations les plus pauvres, se comporte véritablement comme un cannibale, un cannibale indirect ; En consommant de la viande, ce qui gaspille les céréales qui auraient pu les sauver, nous avons mangé l’année dernière les enfants du Sahel, d’Ethiopie et du Bangladesh. Et cette année-ci, nous continuerons à les manger avec le même appétit !… ».

Chapitre sept : Les produits transformés rapportent (des) gros ou les dérapages de l’industrie alimentaire

« Nul n’est plus désespérément esclave que ceux faussement convaincus d’être libres « (Johann Wolfgang von Goethe)

Depuis les années 1960 une part croissante de notre

alimentation provient de la transformation industrielle des matières premières agricoles. L’amélioration des techniques de conservation et de cuisson, telles que la généralisation des réfrigérateurs et des congélateurs ou encore l’invention du four à micro-ondes, l’adaptation des moyens de transport à l’expédition de denrées périssables sur de longues distances, ont favorisé les secteurs industriels de fabrication de ces appareils et véhicules (camions frigorifiques, cargos, avions-cargos, etc.), mais aussi la concentration du système de distribution des aliments. Ces évolutions techniques ont influencé notre mode de consommation alimentaire ainsi que certains de nos comportements sociaux et économiques. La durée de préparation des repas a libéré du temps, qui a permis à de nombreuses femmes de pouvoir suivre des études supérieures, de s’intégrer dans le monde du travail, même si parfois ce progrès consiste à travailler en usine à la chaîne, et/ou de recevoir un salaire moyen inférieur de plus de 20% à celui des hommes. Un ensemble complexe de règles économiques a été élaboré afin d’améliorer l’efficacité de la circulation des biens et marchandises, ce qui favorise notamment l’accès à de nombreuses spécialités alimentaires diverses, nouvelles ou exotiques. On peut ainsi consommer de la choucroute à Rio de Janeiro, des nems à Prétoria, des sushis à Paris, du couscous à Vladivostok. Les prix de nombreux produits alimentaires ont fortement diminué grâce à l’optimisation des négociations effectuées par les centrales d’achat de la grande distribution. Grâce à l’étranglement financier des petits producteurs, dont beaucoup font faillite ou même se suicident, les consommateurs que nous sommes peuvent alors déambuler pendant des heures le long de kilomètres de rayonnages remplis d’une profusion de nourriture

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soigneusement « packagée » et mise en valeur par un « marketing » racoleur.

C’est ainsi que tout va bien dans le meilleur des mondes de

notre quotidien alimentaire.

Mais ce qui nous intéresse est l’envers du décor, la description d’une partie de ce que certains industriels de l’agro-alimentaire nous fait avaler pour leur permettre de faire tourner leur « boîte » et dégager un maximum de profits parfois au détriment de notre santé. Le discours officiel des industries agro-alimentaire est progressiste, faisant croire qu’elles œuvrent dans le but de nourrir l’humanité. Ce souci, parfaitement légitime à nos yeux, n’est cependant bien souvent que de la propagande. Les multinationales de l’agro-alimentaire sont avant toute chose des sociétés commerciales. Elles doivent absolument dégager des profits, un maximum de profits, pour satisfaire leurs actionnaires et participer aux flux financiers et boursiers. Sous peine de perdre des parts de marché ou de disparaître. Telle est la loi du système concurrentiel mondial écrite par une idéologie libérale triomphante, en position monopolistique. Et pour satisfaire à ces impératifs économiques, le souci de la qualité des produits devient trop souvent secondaire.

Un conspirationiste pourrait facilement imaginer une collusion

organisée entre les industries de transformation alimentaire, les industries pharmaceutiques et le corps médical. Car les quantités de sucre, de sel, de graisses, d’additifs chimiques et autres conservateurs qui parsèment une pizza surgelée ou n’importe quel plat cuisiné industriel alimentent directement les cabinets médicaux, les hôpitaux et la consommation de médicaments dans des centres de distribution où seuls manquent encore les caddies. La réalité est bien évidemment plus complexe, car il n’y a ni intentionalité ni complicité systématique dans ce type de processus productiviste mû par le profit, mais plutôt des convergences d’intérêts communs ou également de véritables conflits concurrentiels entre géants capitalistes, pour lesquels leur survie compte davantage que celle de leurs clients.

Il existe plusieurs manières de diminuer les coûts de production

d’un produit alimentaire transformé. L’une d’entre elles consiste à « jouer » sur sa composition, en faisant en sorte que les matières premières et aditifs divers soient les moins chers possibles. Cette méthode est d’autant plus facile à employer lorsque le produit fini provient d’un assemblage d’un nombre relativement élevé de composants variés. L’intervention de nombreux intermédiaires, chacun spécialisés dans des denrées distinctes provenant de différents pays, renforce encore l’opacité du système de collecte des matières premières. Ces intermédiaires agissent comme de véritables traders, c’est-à-dire qu’ils s’approvisionnent en achetant les matières premières le moins cher possible, avant d’appliquer leur marge. Ce qui n’augure rien de bon pour la qualité de ce que l’on retrouve dans nos assiettes.

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D’autant plus que la moindre transformation d’un produit permet de s’exonérer de l’obligation de donner des informations sur leur origine. Encore une fois, le système d’approvisionnement de ce type de nourriture répond avant tout à une logique monétaire, à une surenchère dans la course à la compétitivité. C’est pourquoi il n’est guère étonnant que l’on puisse retrouver de la viande de cheval dans des plats cuisinés ou dans des conserves qui ne sont pas sensés en contenir. Dans ce dernier cas, ce qui a surtout scandalisé le public a été la présence d’une catégorie de viande qui n’aurait pas dû être introduite dans des produits transformés dont l’étiquetage n’en faisait pas état. Et cette viande de cheval était en fait l’une des composantes de ce qui fut pudiquement appelé « des poudres hyper-protéinées ajoutées à la viande ». Par contre, la vigilance du consommateur se relâche lorsque le contenu d’un produit correspond bien à l’information qui en est fournie.

Et pourtant…

Aux Etats-Unis, pour fabriquer leurs steaks hachés, les

industriels mélangent avec de la viande de bœuf un amalgame de découpe de viande et de tissus (auparavant destiné à fabriquer de la viande pour chiens et de l’huile) dénommé « pink slime ». Le rajout de cette glu de viande est parfaitement légal grâce à son traitement antibactérien à l’ammoniaque, et servi dans de nombreuses cantines scolaires. Selon la chaîne ABC, cette glu est présente dans plus de 70% de la viande hachée vendue en grandes surfaces aux Etats-Unis, sans aucune obligation d’étiquetage. (* source : un reportage de Jim Avila sur ABC le 7 mars 2012 : http://abcnews.go.com/blogs/headlines/2012/03/70-percent-of-ground-beef-at-supermarkets-contains-pink-slime/). Trois grandes firmes ont renoncé à rajouter cette mixture, après une grande campagne de protestation menée en 2011 et 2012 par l’animateur d’émissions culinaires Jamie Olivier.

En France, pas de « pink slime » mais de la VSM, conformément à nos vieilles habitudes d’utiliser des abréviations apparemment anodines pour rendre ces pratiques normales et normalisées. La Viande Séparée Mécaniquement est produite en forçant les os à travers un tamis sous haute pression qui fabrique une pâte rose gluante que l’on retrouve essentiellement dans les saucisses, saucisses cocktails, tranches de dinde amalgamées, nuggets de volailles lesquels sont servis dans de nombreux fast-food, cantines (scolaires, universitaires, professionnelles) et maisons de retraite. Un étiquetage de la présence de cette substance dans les aliments a été rendu obligatoire par la Commission Européenne, qui a même règlementé la taille des morceaux d’os contenus dans la VSM. Cet étiquetage ne figure bien évidemment pas sur les menus proposés dans les cantines, et qui plus est, n’est pas toujours respecté par les industriels (le Groupe Doux, avec sa marque Père Dodu a été condamné en avril 2012 par le Tribunal de Quimper pour tromperie sur l’étiquetage). La VSM n’est pas de la viande selon la définition adoptée par la Commission Européenne

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elle-même, mais le V reste bien l’abréviation du mot Viande : comment un industriel ne pourrait-il pas être tenté de jouer sur les mots (et appeler cette tromperie du marketing) pour vendre son pink slime initialement destiné aux chiens dans les cantines et les maisons de retraite ? Après tout ce ne sont que des protéines, n’est-ce pas ? Mais ce n’est pas tout : ce qui permet de rendre cette pâte gluante rose vendable et consommable par l’homme résulte d’un traitement antibactérien à l’ammoniaque, à l’hydroxyde d’ammonium (une forme d’ammoniaque) ou à l’acide citrique. Les doses d’ammoniaque que nous ingérons lorsque nous mangeons ce type d’aliment sont trop faibles pour être toxiques pour l’homme mais doivent être suffisamment fortes pour tuer les bactéries. La majorité des steaks hachés que nous trouvons dans la grande distribution est donc ainsi constituée : on tue les vieilles vaches usées par la production de lait (appelées aussi « tréteaux ») bourrées d’antibiotiques et d’hormones de croissance; on mélange et on mixe les morceaux non présentables en boucherie comme le gras, le maigre et le collagène pour en faire des blocs appelés le « minerai » (* Note : Selon Monsieur Constantin Sollogoub, ancien vétérinaire et inspecteur des abattoirs : « Ce sont des bouts de machin, de gras notamment. En fait, c’est catégoriquement de la merde. Il y a quarante ans, cette matière allait à l’équarrissage pour être brûlée. Les industriels n’osaient même pas en faire de la bouffe pour chat. » in Rue89, 18 février 2013). Dans certains cas on y rajoute de la VSM traitée à l’ammoniaque. Et on trouve le tout conditionné et empaqueté dans un supermarché avec des couleurs attirantes et alléchantes, ou bien au menu de votre fast-food. Il est vrai qu’il est bien plus agréable d’acheter un paquet sur lequel figure une vache souriante dans une campagne verte et fleurie, plutôt qu’une photo de la boue rose qui entre dans la composition de nombreux steaks, nuggets et saucisses. (*Note bibliographique : Fabrice Nicolino, Bidoche : l’industrie de la viande menace le monde, Ed Les liens qui libèrent, 2009).

Les graisses : Les steaks hachés ne sont qu’un des exemples, que l’on pourrait

aisément multiplier, sur les acides gras trans ou les graisses saturées artificiellement qui constituent systématiquement l’un des composants des produits « cuisinés » par l’industrie agro-alimentaire. Les acides gras insaturés trans ont une origine soit naturelle (produits laitiers, graisses animales), soit artificielle. Par ailleurs on applique un procédé industriel pour que les acides gras polyinsaturés, contenus dans les huiles végétales, deviennent des graisses saturées artificiellement, appelé hydrogénation catalytique partielle. Cette méthode permet d’améliorer la conservation et la consistance de matières grasses poly-insaturées qui sont sensibles à l’oxydation, à la chaleur, à la lumière et restent liquides à température ambiante. Mais pour vraiment comprendre ce que nous achetons et ce que nous mangeons tous les jours, il faut malheureusement nous pencher quelque peu sur les aspects techniques de fabrication des graisses hydrogénées. Tout d’abord, on utilise deux principes pour extraire l’huile des matières

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premières végétales que sont les fruits ou les graines, comme le colza, le tournesol, le soja, le coprah, etc. La première est un procédé mécanique, appelé trituration, qui consiste à chauffer les graines puis à les comprimer. La seconde méthode, de loin la plus employée, est physico-chimique : l’huile est extraite par un solvant. Le solvant le plus utilisé est l’hexane que l’on fait couler sur le produit à extraire. Or l’hexane est un hydrocarbure saturé (famille des alcanes) très toxique pour l’homme, qui s’accumule dans le système nerveux central et pose, entre autres, des problèmes de troubles neuro-comportementaux, des polynévrites, une diminution de la fertilité chez le rat, etc. (*source : Fiche toxicologique FT 113 publiée par l’INRS – Institut National de recherche et de Sécurité). Les industriels utilisent environ 1,5 litre d’hexane pour extraire 1 kg d’huile. Puis l’on sépare le solvant et l’huile par une distillation qui évapore l’hexane. Puis, le raffinage consiste à éliminer les impuretés (traces d’hexane, pesticides, cires, savons, phospholipides, métaux lourds, colorants, aldéhydes) pour obtenir une huile dite raffinée, exempte d’odeur, de goût et de couleur. Ce raffinage nécessite une douzaine de nouvelles opérations qui utilisent de l’acide phosphorique, de la soude caustique, de l’acide citrique, de grandes quantités d’eau, des antioxydants, différents sels. L’huile ainsi obtenue aura perdu tous ses nutriments (vitamines, protéines, minéraux, oligo-éléments, acides gras insaturés, fibres), et aura subi une transformation de sa structure moléculaire : les acides gras insaturés deviennent saturés ce qui les rend inactifs sur le plan biologique, et les acides gras insaturés de configurations « cis » pivotent en position « trans ». Enfin, on rajoute des vitamines artificielles pour recolorer légèrement l’huile. On a ainsi obtenu des graisses saturées artificiellement. Ce qui change tout au niveau de notre santé.

D’autre part, pour rendre ces huiles solides à température ambiante, les industriels utilisent la méthode de l’hydrogénation partielle, qui consiste à rajouter de l’hydrogène, à l’aide d’un catalyseur appelé nickel de Raney, lui-même composé d’une poudre comprenant un mélange de nickel et d’aluminium, avec parfois du zinc ou du zirconium (nous reviendrons dans le chapitre suivant sur les incidences du nickel et de l’aluminium dans notre organisme). En interrompant le processus afin que cette huile transformée ne devienne pas trop dure ni friable, l’huile devient plus saturée et donc facilement manipulable, avec également une modification de sa structure moléculaire en acides gras « trans ».

Chaque étape de fabrication de ces acides gras doit respecter des conditions rigoureuses de températures, pressions, durée de traitement, etc pour obtenir un produit correspondant à des spécifications parfaites. Mais nous ne vivons pas dans un monde idéal et les contrôles effectués sur les produits ainsi obtenus ne sont pas toujours systématiques ni infaillibles. De plus la libre circulation mondiale des marchandises ainsi que la multiplication des intermédiaires ne facilite pas les vérifications. C’est ainsi que le public a eu connaissance d’un incident survenu en 2008. Le groupe français Saipol, mais aussi des industriels d’Italie, d’Espagne, des Pays-Bas avaient acheté 40.000 tonnes d’huile brute en Ukraine. Cette

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importation avait été autorisée, et plusieurs centaines de produits transformés différents avaient été fabriqués et commercialisés. Mais cette huile contenait également entre 5 et 10 % d’huile minérale (autrement dit, pour simplifier, de l’huile de moteur). Un client industriel de Saipol constate le problème et alerte le groupe. Ce dernier en informe la DGCCRF environ un mois plus tard, qui elle-même alerte la Commission Européenne. Le nombre de produits contaminés restera inconnu, car la Commission Européenne, interrogée par le Canard Enchaîné répondra que « l’information n’est pas publique » (*Source : Le Canard Enchaîné, 14 mai 2008, 21 mai 2008, 28 mai 2008), et la plupart des produits concernés ne sera pas retiré des rayons des grands distributeurs. La question est donc sensible, et nous pouvons constater que l’on préfère traiter ce genre d’incidents au sein d’instances opaques, en évitant sciemment de diffuser des informations à un public pourtant directement concerné. Combien d’autres « incidents » semblables ont-ils été soigneusement cachés ?

Pourtant ces substances sont très mauvaises pour la santé. Les

acides gras saturés et surtout les acides gras trans augmentent les risques cardio-vasculaires, même à faible dose. Car nos cellules ne sont pas adaptées à ces nouveaux acides gras, qui se déposent et aboutissent à l’obstruction des vaisseaux sanguins. Ils font augmenter les taux sanguins de LDL (mauvais cholestérol), et diminuent les taux de HDL (bon cholestérol). Ils participent au développement du diabète chez les personnes à risque, favorisent les cancers du sein, du côlon et de la prostate, augmentent considérablement le risque de dépression nerveuse, diminuent le développement du fœtus et du bébé (poids réduit, circonférence de la tête plus petite), aggravent le risque d’apparition de l’autisme, renforcent le taux de triglycérides. Une étude publiée aux Etats-Unis conclu que la suppression des acides gras trans dans ce pays (qui en consomme cependant bien davantage qu’en France) ferait baisser la mortalité cardio-vasculaire de 10 à 20% chaque année, soit 12.000 à 25.000 morts de moins par an. (* Note : 5 % d'acides gras saturés supplémentaires sur l'apport énergétique total augmentent de 17% les risques cardiovasculaires : Frank B. Hu, M.D., et Al., Dietary Fat Intake and the Risk of Coronary Heart Disease in Women. N Engl J Med 1997; 337:1491-1499November 20, 1997).

Conscients que les acides gras trans risquaient d’être

prochainement réglementés, les industriels ont porté leur attention depuis une vingtaine d’années sur l’huile de palme. L’huile de palme représente actuellement 25% des huiles consommées dans le monde, dont les principaux pays producteurs sont l’Indonésie (Kalimantan, Sumatra) et la Malaisie, à hauteur de 80 à 85 % de la production mondiale. Les principaux consommateurs sont l’Inde, l’Union Européenne et la Chine. A lui seul, la totalité de son cycle de production illustre et démontre les ravages générés par les pratiques actuelles d’une grande partie de l’industrie agro-alimentaire intensive. Son principal intérêt est que cette huile est peu coûteuse. Pour cette seule et unique raison, elle est la responsable de la déforestation massive, de

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la destruction des milieux naturels dans ces pays. En 2010, la seule Indonésie avait planté 7,8 millions d’hectares de palmiers, et autant de forêts primaires parties en fumée. Des fumées visibles depuis l’espace, qui parcourent des milliers de kilomètres pour contribuer au nuage de smog qui recouvre une partie de l’Asie durant la moitié de chaque année depuis 1999. Un nuage de pollution dont la surface est équivalente à celle des Etats-Unis, sur une épaisseur de 2 à 3 kilomètres. L’huile de palme contribue également au changement climatique, représentant entre 18 et 22% des émissions de gaz carbonique de l’Indonésie en 2020, ce qui placerait ce pays au 3ème rang des pays émetteurs de CO2 dans le monde, une position âprement disputée (*Sources : Kimberly M. Carlson, Lisa M. Curran, Gregory P. Asner, Alice McDonald Pittman, Simon N. Trigg & J. Marion Adeney. Carbon emissions from forest conversion by Kalimantan oil palm plantations. Nature Climate Change, octobre 2012 ; http://siteresources.worldbank.org/INTINDONESIA/Resources/Environ

ment/ClimateChange_Full_EN.pdf ). Ce merveilleux animal qu’est l’orang outan, est menacé de disparition à court terme à cause de l’huile de palme mais aussi par la chasse, la capture et les gigantesques feux de forêt allumés par l’homme. (www.orangutan.org). Les plantations de palmiers nécessitent l’utilisation d’importantes quantités de pesticides, dont le Paraquat, commercialisé par Syngenta, un herbicide très toxique pour l’homme et interdit dans la plupart des pays occidentaux. Le Paraquat, et les 25 autres types de pesticides utilisés se retrouvent dans les eaux fluviales, emportés par le ruissellement, de même que l’humus fertile et les sédiments. L’eau de certaines nappes phréatiques est devenue impropre à la consommation. Les Etats indonésiens et malaisiens avancent un argument en faveur de l’huile de palme, que l’on entend bien souvent à l’envie également dans les pays occidentaux : celui de l’emploi et de l’élévation du niveau de vie. Les ouvriers malaisiens qui travaillent dans les grandes plantations perçoivent un salaire moyen situé en-dessous du seuil de pauvreté, ce qui explique que la Malaisie fait venir beaucoup de travailleurs étrangers, notamment des indonésiens. En 2008, la Commission nationale pour la protection des enfants de Malaisie dénonce les pratiques esclavagistes touchant des milliers de travailleurs migrants indonésiens et leurs enfants (*Source : RI workers, children 'enslaved' in Malaysia, commission says. Erwida Maulia, The Jakarta Post, Jakarta, 09/17/2008). Le fait que 50% des travailleurs dans les plantations sont des clandestins ou des immigrés indonésiens facilite leur exploitation et les très bas salaires. En 2007, en Indonésie, 41% de la surface des terres destinées à cette culture étaient contrôlée par de petits exploitants, disposant de moins de 5 hectares. Le gouvernement concède aux populations locales entre 2 hectares et 2,5 hectares, contre la cession de leurs droits coutumiers sur la forêt et leurs terres ancestrales. Ces ethnies sont « fortement encouragées » à se convertir à l’Islam, à renier leurs langues et coutumes séculaires. C’est aussi dans le cadre de cette politique d’assimilation que l’Etat indonésien réorganise les populations en désengorgeant les zones très peuplées pour coloniser les terres déboisées. Avec un seuil de survie

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estimé à 1,8 hectare de plantation de palmiers, l’essentiel des concessions permet aux petits exploitants de subvenir aux besoins de leur famille, de scolariser leurs enfants, et de se constituer une petite épargne. (*source : Eric le Bihan, L’impact des plantations de palmiers à huile sur les populations locales dans la province de Kalimantan Ouest, Université de Provence Aix Marseille I, 2008) La plus grande partie des profits tirés de l’exploitation de l’huile de palme revient donc aux grandes compagnies privées et aux Etats.

En ce qui concerne les questions de santé, l’huile de palme comprend environ 50% d’acides gras saturés, dont une forte proportion d’acide palmitique et 50% d’acides gras insaturés. Les acides gras insaturés sont très souvent partiellement hydrogénés, et comme nous l’avons vu, transformés en acides gras trans avec son cortège de conséquences négatives sur la santé humaine. L’acide palmitique peut développer une résistance à l’insuline, et donc avoir un effet favorisant le diabète de type 2 sur les personnes à risque, accentue les processus inflammatoires, contribue aux maladies cardio-vasculaires. Quand à l’éventuelle incidence des acides gras saturés sur le cholestérol, la question reste controversée par suite de plusieurs études scientifiques contradictoires du fait des conditions dans lesquelles elles ont été effectuées et des différents paramètres pris en considération (*source : Stéphane Walrand, François Fisch, Jean-Marie Bourg, Tous les acides gras saturés ont-ils le même effet métabolique ? Nutrition clinique et métabolisme, Elsevier Masson, avril 2010). On peut aussi parfois lire que l’huile de palme est bonne pour la santé. Il ne s’agit cependant que de l’huile de palme vierge, qui en effet contient de fortes proportions de carotène et de vitamine E (couple tocophérols/tocotrienols). Mais une fois raffinée industriellement, l’huile de palme aura été débarrassée de la quasi-totalité de son carotène et de ses vitamines. (*Note : sur l’ensemble des questions relatives à l’huile de palme, ce blog à la fois sérieux tout en faisant preuve d’humour est une référence : http://vivresanshuiledepalme.blogspot.fr ).

Jusqu’à devenir une caricature, Monsieur Jean-René Buisson, président de l’ANIA (Association Nationale des Industries Alimentaires) se moque complètement des orangs outans et de la forêt. Entre autres mensonges, il fait mine d’ignorer qu’il y a près de 100% d’acides gras dans l’huile de palme, et non pas 50%...Ce genre d’assertion est la preuve soit d’une totale incompétence, soit d’une manipulation du public. Ce personnage, comme bien d’autres qui sont régulièrement invités dans les médias, se présentent avec morgue comme détenant l’unique vérité, alors qu’ils ne font qu’exprimer leur vision personnelle qui se confond avec des intérêts corporatistes. (http://www.europe1.fr/MediaCenter/Emissions/Europe-1-matin-Bruce-Toussaint/Videos/L-huile-de-palme-pas-nocive-sur-la-sante-1303745 ).

Pour ces (ir)responsables l’essentiel est de vendre, croyant idéologiquement œuvrer pour ce qu’ils pensent être le progrès alors que lui et ses semblables apportent leur contribution de bureaucrates méticuleux et cyniques pour violer et tuer la planète.

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Etrangement, et malgré les indéniables effets néfastes pour la santé de ces graisses, dans notre société contemporaine où l’on nous habitue à supporter toujours davantage de normes et de restrictions, il n’existe aucune réglementation limitant l’usage de ces types d’acides gras (à l’exception du Danemark qui limite les acides gras trans à 2% de la matière grasse totale), mais de simples recommandations que les industriels sont libres de respecter, ou pas. Les obligations liées à l’étiquetage de la composition des produits transformés sont aussi particulièrement libérales : l’huile de palme est souvent désignée comme de l’huile végétale, les proportions des acides gras trans ou saturés artificiellement ne sont pas indiquées. Le consommateur ignore souvent ce qui se cache sous l’indication « huile hydrogénée ». En France, différents laboratoires ont trouvé des acides gras trans représentant une proportion importante de la matière grasse totale : jusqu’à 52,1% dans les céréales pour petit-déjeuner, 34,8% dans les viennoiseries, 61% dans les pâtes à pizza, 35,9% dans des gâteaux industriels, etc. On retrouve ces acides gras dans des margarines, les viennoiseries, les gâteaux, les plats cuisinés, les pâtes à tarte et à pizza, le pain industriel, les biscuits, les barres chocolatées, les pâtes à tartiner, les confiseries, la mayonnaise industrielle, etc. dans des proportions parfois largement supérieures aux 2% des apports énergétiques journaliers préconisés par l’Anses.

Les sucres ou les plaisirs du suicide : Comme nous l’avons vu précédemment, l’histoire du sucre est

inextricablement liée à l’histoire de l’esclavage en étant l’un des piliers du commerce triangulaire entre les XVIIème et XIXème siècles. Depuis l’abolition de l’esclavage, le sucre n’a cependant cessé d’exercer de nombreux méfaits, cette fois sur le destinataire final de ce produit, le consommateur.

Quelques considérations de base :

Le sucre désigne traditionnellement tous les glucides ayant un pouvoir sucrant et constitue l’une des cinq saveurs principales (sucré, salé, amer, acide, umami). Les différents glucides sucrés sont essentiellement le saccharose, le fructose, le glucose, le maltose et le lactose. Il existe de nombreuses confusions entre ces différents sucres, soigneusement entretenues pour permettre à l’industrie sucrière d’écouler toujours davantage de poudre blanche.

Le glucose est un sucre produit par les plantes grâce à la photosynthèse, par les animaux et les champignons grâce à la dépolymérisation du glycogène, et fabriqué industriellement par hydrolyse enzymatique de l’amidon. Il ne faut d’ailleurs pas confondre le sirop de glucose et le sirop de glucose-fructose (HFCS), ce dernier étant un sirop de maïs auquel on a rajouté un sirop à forte teneur de fructose. Il est très utilisé aux Etats-Unis, énorme producteur de maïs, car il est moins cher que le saccharose. Il entre notamment dans la composition des boissons des premiers producteurs mondiaux de sodas, et présente d’indiscutables problèmes de santé publique comme

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nous le verrons plus loin. Le glucose, contrairement au saccharose, est un sucre directement assimilable par les cellules et il constitue un véritable carburant, une source d’énergie pour la plupart des organismes vivants. Son pouvoir sucrant est inférieur de 25% à 30% à celui du saccharose. Les lobbies sucriers entretiennent là aussi volontairement la confusion entre le carburant énergétique utile à notre organisme représenté par le glucose, et le sucre blanc (saccharose) employé sous le terme générique de « sucre ».

Le maltose est un sucre composé de la liaison de deux molécules de glucose, qui se créé dans les grains d’orge en germination. On l’appelle aussi sucre de malt, et il a un pouvoir sucrant inférieur de 66% par rapport au saccharose.

Le lactose est un glucide composé d’une molécule de galactose et d’une molécule de glucose. Il est naturellement présent dans le lait des mammifères et constitue un élément important de la nourriture des jeunes. Une majorité d’adultes perd la capacité de séparer les deux molécules, ce qui a pour conséquence des ballonnements, des diarrhées et des crampes d’estomac. C’est ce qu’on appelle l’intolérance au lactose. Le petit lait (lactosérum) en contient une grande concentration. Son pouvoir sucrant est très faible.

Enfin le fructose est une forme particulière de sucre simple que l’on trouve surtout dans le miel (à proportion de 40% environ) et les fruits (à proportion de 2 à 11%). Lorsqu’une molécule de fructose est liée à une molécule de glucose, le résultat forme le saccharose. Son pouvoir sucrant est supérieur de plus de 20% à celui du saccharose. Le sirop de maïs (qui est un glucose) est soumis industriellement à un processus enzymatique pour l’enrichir fortement en fructose. Le produit ainsi obtenu est mélangé à du sirop de glucose pour former le sirop de glucose-fructose (HFCS ou isoglucose), déjà mentionné. Le fructose naturel dispose de plusieurs avantages car il provoque moins de phénomènes de dépendance, il se comporte comme un sucre lent car il ne va pas augmenter brusquement le taux de sucre dans le sang ni solliciter l’insuline pour pourvoir être assimilé. Et comme sa décomposition est lente, certaines bactéries buccales mettent plus de temps à créer les acides qui s’attaquent aux dents. Mais une consommation importante de fructose, surtout lorsque ce sucre n’est pas naturellement présent dans les aliments, possède tout de même des inconvénients significatifs.

Le sucre blanc contient 99,7% de saccharose cristallisé obtenu à partir de la canne à sucre, des betteraves, ou des palmiers à sucre. La méthode habituelle de fabrication industrielle de sucre blanc consiste tout d’abord à découper et à presser la matière première après lavage. Puis le liquide ainsi obtenu est chauffé dans du lait de chaux, c’est-à-dire de la chaux vive diluée dans de l’eau, ce qui précipite les impuretés qui forment alors des composés organiques de calcium insoluble, augmente le pH, mais aussi élimine les protéines et les vitamines. L’excès de chaux disparait en grande partie soit par carbonatation, un mélange de chaux, de gaz carbonique, de dioxyde de soufre, d’hydroxide de strontium et de bicarbonate de sodium, soit par l’ajout d’acide phosphorique. Les précipités (impuretés) sont séparés par

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décantation et filtration. Le sucre est ensuite traité avec de l’acide sulfurique et du noir animal (charbon d’os) ou du charbon actif pour le blanchir. Le jus est bouilli pour évaporer une partie de l’eau, et envoyé dans des cristalliseurs. Puis les cristaux de sucre sont séparés de la solution aqueuse dans des centrifugeuses et séchés à l’air chaud, tamisés et stockés en silos. La cassonade et autres sucres roux sont essentiellement du sucre blanc industriel recoloré avec de la mélasse ou des colorants. La solution aqueuse séparée des cristaux constitue la mélasse, utilisée pour l’alimentation animale ou la distillerie. Le sucre raffiné ne présente plus aucun intérêt nutritionnel, ayant été débarrassé de toutes ses vitamines, enzymes et minéraux par le processus industriel.

En France, la consommation annuelle moyenne de sucre était de 5 kg par personne en 1850, et elle s’est stabilisée depuis les années 1990 à 35 kg. Le sucre de bouche en représente 15%, 26% pour l’alcool et l’éthanol, 53% pour les industries alimentaires et 6% pour les industries chimiques et pharmaceutiques. Le record mondial appartient aux habitants de Singapour qui consomment en moyenne 84,7 kg de sucre. La France est un important producteur de sucre, surtout à partir de la betterave, avec 5 millions de tonnes produites en 2011 sur un total de 166 millions de tonnes, mais elle est loin du Brésil, premier producteur mondial avec 40 millions de tonnes. Ces chiffres attestent que l’industrie alimentaire utilise massivement le sucre dans une gamme très étendue de produits, dépassant largement le cadre déjà préoccupant des boissons sucrées, produits laitiers, gâteaux et viennoiseries, chocolats industriels et céréales pour petit-déjeuner. On trouve ainsi très fréquemment du sucre dans une majorité de préparations transformées salées ou en charcuterie.

Les inconvénients du sucre :

Certaines critiques concernant la consommation de sucre font, elles aussi, différents amalgames au sujet de ses méfaits sur la santé. En fait, l’origine de toutes ces incohérences, comme je l’ai déjà précisé, provient de l’utilisation volontairement confusante d’une terminologie unique pour désigner plusieurs substances distinctes. En réalité, chaque sorte de sucre utilisé par l’industrie alimentaire a des inconvénients qui lui sont propres.

Le saccharose est une substance qui présente trois

particularités principales néfastes pour la santé lorsqu’il est assidûment consommé, selon le principe que c’est la dose qui fait le poison.

Sucre et diabète : La consommation de saccharose provoque une montée brutale du taux de glucose dans le sang, c’est-à-dire une hyperglycémie. Le pancréas réagit à cette surcharge de glucose en fabriquant de l’insuline, laquelle facilite le passage et le stockage du sucre dans les cellules. La diminution du taux de glucose créée un manque, voire une hypoglycémie réactionnelle, qui incite à recommencer à ingérer du sucre. Lorsqu’un individu se soumet à ce cycle et l’entretient, il entre alors dans une spirale infernale qui peut le mener avec le temps au diabète. Et ceci d’autant plus que la gestion

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raisonnée des quantités de sucre que chacun choisit d’ingérer au quotidien est rendue impossible en raison des importantes doses de saccharose se retrouvant de manière volontairement dissimulée dans les plats transformés par l’industrie alimentaire. Lorsque l’on rajoute à cela une importante consommation d’aliments riches en graisse, l’insuline inhibe certains neurones responsables de la sensation de satiété. Il en résulte une augmentation de l’appétit, une réduction des dépenses en calories et le corps fixe alors des réserves de graisse dans l’abdomen dont la surcharge mène à l’obésité. (*sources : Pourquoi l’insuline fait grossir, Science et Avenir, 7 juin 2011 ; High fat feeding promotes obesity via insulin receptor P13K-dependent inhibition of SF-1 VMH neurons, de Tim Klöckener et autres, in Nature Neuroscience, 5 juin 2011). Sur le long terme les cellules peuvent moins bien réagir à l’insuline en diminuant ses capacités de faire entrer le glucose dans les tissus, en développant ainsi une résistance à l’insuline. Ce qui amène le pancréas à secréter toujours davantage d’insuline jusqu’à finir par être épuisé et ne plus être capable de fabriquer suffisamment d’insuline pour assurer l’équilibre glycémique. C’est ainsi que se forme le diabète de type II, affectant principalement les personnes en surpoids, auquel est associé un sérieux risque cardiovasculaire. Les hyperglycémies successives et prolongées finissent par dégrader l’ensemble du système nerveux (nerfs) et des vaisseaux sanguins pour aboutir au pire à la cécité, aux accidents vasculaires cérébraux, à l’amputation des membres inférieurs, aux infarctus et aux insuffisances rénales.

Sucre et cancer : Plus de 150 publications scientifiques établissent avec certitude la responsabilité directe de la consommation de sucre comme l’une des causes de plusieurs types de cancers. Par exemple, selon une étude portant sur environ 145.000 adultes autrichiens pendant 10 ans, le glucose sanguin est associé à des cancers tels que le cancer du sein, du foie, de la vessie, de la vésicule biliaire, de la thyroïde, du lymphôme autre que celui d’Hodgkin. Le risque de cancer augmente encore davantage pour les personnes en surpoids (*sources : Obesity and incidence of cancer : a large cohort study of over 145.000 adults in Austria, Rapp and others, British Journal of cancer, 31 octobre 2005; Dietary sugar intake in the aetiology of biliary tract cancer, Merman, Bueno de Mesquita, Runia, in International Journal of Epidemiology, 22 avril 1993 ; Sucrose as a risk factor for for cancer of the colon and rectum, de Stefani, Mendilaharsu, Deneo-Pellegrini, International Journal of Cancer, 5 janvier 1998). De même, une étude menée par l’Institut suédois Karolinska pendant 17 ans sur 61.000 femmes établit que le risque de développer un cancer du sein augmente de manière linéaire avec la charge glycémique. (*source : Glycemic load, glycemic index and breast cancer risk in a prospective cohort of Swedish women, Larsson, S.C. and al.,. Int J Cancer, 2009). Les mécanismes biologiques expliquant précisément le rôle des sucres dans la formation et la croissance des cancers sont évidemment fort complexes. A titre schématique on peut décrire ce processus de la manière suivante : les sucres favorisent les aigreurs d’estomac et les

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fermentations intestinales, ils modifient la flore intestinale en stimulant certaines bactéries dont la prolifération irrite les parois du colon, ils multiplient la reproduction de certaines levures comme le Candida Albicans. Le sucre contribue également (avec l’alcool et la vitamine C) au déficit en cuivre qui est observé auprès de 45% de la population française. Or le cuivre est un oligo-élément qui soutient les défenses du système immunitaire et la formation des globules rouges, en association avec le fer. Par ailleurs il a été établi que plus on absorbe de sucre moins les globules blancs remplissent leur rôle de défense immunitaire. (*source : Role of sugars in human neutrophilic phagocytosis, de Albert Sanchez et autres, The American Journal of Clinical nutrition, novembre 1973). (*Note : une des conclusions de cette étude précise : « Ces données suggèrent que c’est la fonction et non le nombre de globules blancs qui est altérée par l’ingestion de sucres ». Ce qui expliquerait également que certains enfants ont des affections ORL à répétition.). Une consommation régulière de quantités significatives de sucre finit donc par fragiliser les défenses immunitaires tout en multipliant des populations de bactéries et levures qui irritent et déséquilibrent le fonctionnement de certains de nos organes, jusqu’à produire le développement anarchique de certaines cellules.

Non seulement le saccharose constitue une des nombreuses causes du certains cancers mais il nourrit les cellules cancéreuses de manière privilégiée par rapport aux cellules normales. En effet, une cellule cancéreuse doit consommer dix-huit fois plus de sucre qu’une cellule normale pour obtenir la même quantité d’énergie. Cette particularité a conduit des chercheurs du University College London à développer une méthode de détection du cancer, appelée glucoCEST (pour glucose chemical exchange saturation transfer) comme alternative à l’injection de produits radioactifs. Elle consiste à injecter du sucre dans le patient, ce sucre va se fixer en priorité sur les éventuelles cellules cancéreuses, et un IRM détecte les concentrations excessives de sucre sur les cellules (*source : Sugar makes cancer light-up in MRI scanners, Simon Walker-Samuel, Science Daily, 7 juillet 2013).

Sucre et troubles du comportement : Enfin, le saccharose influence directement notre cerveau et donc notre comportement. Une étude a démontré que « les sucres affectent les échanges neurochimiques dans le cerveau ». Elle a constaté d’importantes modifications de l’activité neuronale dans le système limbique, qui intervient dans la sensation de ressentir du plaisir ou d’autres émotions (*source : Sugars : hedonic aspects, neuroregulation, and energy balance, de Levine, Kotz et Gosnell, in National Center of Biotechnology Information, octobre 2003). L’observation de scanners du cerveau a montré que le saccharose et la cocaïne activent la même zone de récompense, qui relâche de la dopamine, ce qui génère une sensation agréable et même euphorique. Or lorsqu’une consommation quotidienne de ces substances sollicite le cerveau, la production d’endorphines naturelles diminue et il faut augmenter les apports de la

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substance extérieure pour obtenir le même niveau de plaisir. Le renouvellement de l’expérience agréable devient un besoin, et entraîne la dépendance. Il faut en consommer toujours davantage, du fait d’un phénomène d’insensibilisation progressive, et si la dose est insuffisante il se constitue un sentiment d’insatisfaction et même de manque. Deux séries d’expériences sur des rats ont été effectuées en leur donnant le choix entre une boisson sucrée et de la cocaïne. Presque tous les rats (90%) ont préféré la solution sucrée plutôt que la cocaïne, même lorsque l’on augmentait la dose de cocaïne disponible (*sources : Intense sweetness surpasses cocaine rewards, de Lenoir, Serre, Cantin, Ahmed, in PloS One, août 2007 ; Evidenc for suger addiction : behavioral and neurochemical effects of intermittent, excessive sugar intake, de Avena, Rada, Hoebel, in Neuroscience Biobehay. Review, 18 mai 2007). Comme l’a souligné le neurobiologiste Jean-Pol Tassin il ne faut cependant pas se précipiter trop vite sur la conclusion que le sucre est une drogue plus puissante que la cocaïne, car d’autres neurotransmetteurs pourraient intervenir dans le système de régulation menant à l’addiction en découplant le désir et le contrôle. Ce qui n’exclue en rien que ce découplage neurobiologique ne puisse pas avoir lieu dans certaines conditions chez des consommateurs de sucres, en particulier pour ceux qui sont atteints de la « rage de sucre ». Par ailleurs les recherches de Jean-Pol Tassin ont prouvé que la combustion des sucres présents dans les cigarettes donne naissance à des aldéhydes, des substances qui multiplient l’effet addictif de la nicotine (*source : Seule la nicotine ne rend pas accro : il lui faut du sucre, de Louise Pothier, in Rue89, 22 septembre 2010). Ce qui démontre encore une fois que la recherche scientifique commence seulement à s’intéresser et à démontrer les effets dangereux ou toxiques de la synergie de deux ou plusieurs substances.

Nous avons également vu de quelle manière la simple consommation de saccharose déclenche une hyperglycémie puis une hypoglycémie réactionnelle. Lorsque des quantités trop importantes d’insuline sont produites, le taux de glucose dans le sang diminuera aussi brutalement. Ce phénomène de yoyo sucrier se multiplie lorsque l’on consomme trop de saccharose (et notamment trop de boissons sucrées et de bonbons), et la succession d’hypoglycémies finit par influencer nos neurones. L’état d’hypoglycémie peut se manifester par une rage de sucre, par un état dépressif passager ou chronique, des troubles de la mémoire et des problèmes de concentration, l’anxiété, l’irritabilité ou des colères soudaines, la confusion mentale, des maux de tête, des crampes, des envies de suicide. Le psychiatre R.L. Meirs a remarqué que « l’hypoglycémie d’une forme ou d’une autre, se retrouve chez 70% des patients souffrant de schizophrénie et presque 100% de ces patients ont un régime alimentaire déséquilibré.» (*source : Orthomolecular Psychiatry, de David Hawkins, Linus Pauling, Freeman, 1973, p. 461). D’autres chercheurs ont avancé que l’hypoglycémie était la cause de maladies mentales, telles que certaines formes de schizophrénie (*source : Relative hypoglycemia as a cause of neuropsychiatric illness, de Harry Salzer, Journal of the national

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medical association, janvier 1966). Le simple fait de cesser l’absorption de saccharose permet à de nombreux patients de retrouver une vie normale (voir les travaux du docteur John Tintera dans les années 1940, et plus récemment ceux du docteur Malcolm Peet). (*source : Sugar and mental illness : a surprising link, Malcolm Peet ,in Psychology today, 23 juillet 2009).

Le fructose Le fructose est absorbé plus lentement que le saccharose. Il

n’entraîne pas la formation brutale de grandes quantités d’insuline, et donc ne provoque ni hyperglycémie ni hypoglycémie, notamment parce que sa métabolisation est essentiellement hépatique. Du fait de la réduction des niveaux d’insuline par rapport au glucose, le fructose diminue la sensation de satiété. Par contre, dans le cas d’une consommation excessive et répétitive de fructose, le foie ne parvient plus à le traiter entièrement et s’épuise, et le fructose sera alors transformé en graisse (*source : Dietary fructose induces endotoxemia and hepatic injury in calorically controlled primates, de Kavanagh, Wylie, Tucker, Hamp, Gharaibeh, Fodor, Cullen.. American Journal of clinical nutrition, 19 juin 2013 ; Metabolic effects of fructose and the worldwide increase in obesity, de Tappy, Ka, in Physiological reviews, janvier 2010). De plus, le taux de triglycérides dans le sang augmente, de même que la production d’acide urique susceptible d’être responsable de la goutte, de l’hypertension et d’insuffisance rénale. Ce type de problème intervient dans le cas d’une consommation exagérée de fruits, mais surtout lorsqu’on remplace le saccharose par le fructose cristallisé ou par le sirop de glucose-fructose.

Le sirop de glucose-fructose La consommation de fruits, c’est-à-dire d’une composition

complexe de fructose naturel associé à des fibres, des anti-oxydants et des vitamines n’a pas les mêmes effets nuisibles que le sirop industriel de glucose-fructose, un produit raffiné, concentré, débarrassé de toutes les « impuretés » qui modèrent les effets négatifs du fructose. Avec le sirop de glucose-fructose les industriels utilisent l’association du glucose, qui stimule le ressenti de plaisir, avec l’une des caractéristiques du fructose, qui consiste à ne pas être limité par la sensation de satiété, pour nous faire consommer davantage. Cet effet est encore renforcé par le sel, également présent en grandes quantités dans de nombreux aliments transformés. Le phénomène généralisé de l’explosion de l’obésité, de surcharge pondérale et de toutes les maladies qui en résultent ne devraient en rien nous surprendre. Il n’est que la conséquence de l’ajout systématique dans les aliments préparés industriellement de substances destinées à faire de nous des troupeaux de dévoreurs faisant fonctionner la mécanique productiviste.

Et ceci d’autant plus que les industriels trompent sciemment et massivement les consommateurs. Pour ne citer qu’un seul exemple, lorsque les publicités vantent les jus de fruits « sans sucre ajouté », les fabricants ne rajoutent pas de saccharose, qu’ils appellent sucre, mais

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du sirop de glucose fructose que l’on voit souvent apparaître en minuscules caractères comme des « hydrates de carbone dont sucres »…

Que ce soit pour le sucre, mais aussi pour d’autres substances,

l’industrie alimentaire ne nous permet pas de faire de véritables choix malgré les dizaines de vraies ou de fausses marques qui encombrent les rayonnages de la grande distribution. Nous croyons à tort que l’abondance se mesure au nombre de marques proposées, alors qu’en réalité nos options sont extrêmement réduites. L’industrie nous impose des produits alimentaires surchargés d’excédents de sucres, de sel, de nombreuses substances chimiques, dont la consommation cumulative va accélérer ou même susciter des fragilités et des maladies graves. Si nous voulons manger des produits sains, il ne nous reste qu’une seule option, radicale et généralement perçue comme quasi révolutionnaire : nous retirer du circuit de consommation de masse pour privilégier l’achat auprès de petits producteurs et de coopératives qui présentent des labels de qualité et de traçabilité irréprochables. Or, les industriels ont parfaitement conscience qu’une population majoritairement urbaine dispose d’un temps réduit pour chercher et préparer sa nourriture. Nous privilégions donc collectivement la solution de rapidité, de facilité et de moindre coût économique. De plus, une relation simple de cause à effet entre le mode d’alimentation et diverses maladies est d’autant plus difficile à établir que les lobbies du secteur utilisent leur poids économique et politique pour contester activement et systématiquement tout résultat scientifique ne correspondant pas à leurs intérêts. Et comme les problèmes de santé n’interviennent qu’après plusieurs années d’ingestion répétitive de ces divers produits, le sens de responsabilité des industriels et des consommateurs s’en retrouve dilué d’autant. Ces lobbies méritent bien leur nom de trafiquants d’influence…

Enfin, les entrepreneurs eux-mêmes sont enfermés dans un système concurrentiel acharné. Même si certains souhaitent fabriquer des produits de qualité, ceux-ci seraient alors plus chers que ceux de leurs concurrents. Le prix étant bien souvent un facteur déterminant de l’acte d’achat, ces fabricants vertueux ne pourraient pas soutenir très longtemps la comparaison à moins de mettre en place une stratégie commerciale complexe et coûteuse qui leur permettrait de se démarquer plutôt que de disparaître, ou de s’aligner sur une qualité médiocre avec des artifices chimiques.

Comme pour bien d’autres sujets, le pouvoir du consommateur est immense : la prise de conscience que le saccharose est une drogue légale susceptible de favoriser cancers, obésité, troubles du comportement et diabète pourrait orienter certaines habitudes de consommation vers davantage de modération.

Toutes proportions gardées et en utilisant une approche

systémique proche de celle d’Ilya Prigogine, il n’est pas inintéressant de comparer la genèse de déséquilibres à partir de deux systèmes pourtant très différents. Celui du cycle se caractérisant par un apport

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énergétique pléthorique de graisse et de sucre débouchant sur des problèmes de santé menaçant l’existence même d’un individu. Et celui du cycle de notre civilisation actuelle, où le modèle de maximisation du rendement et de l’abondance énergétique prôné par la société occidentale débouche sur la mise en péril de l’ensemble du système.

Le sel : Le sel est utilisé par les hommes depuis le Néolithique ancien.

Un site d’exploitation de sel a été découvert en 2005 en Roumanie, à Poiana Slatinei, daté de 6.000 à 5.500 ans avant Jésus-Christ. Les archéologues ont aussi trouvé une mine de sel exploitée il y a 5.500 ans à Duzdagi, dans la vallée de l’Araxe en Azerbaïdjan. Et bien plus tard l’Evangile selon Saint Mathieu (chapitre 5) rapporte l’importance du sel dans une parabole : « Vous êtes le sel de la terre. Mais si le sel perd sa saveur, avec quoi la lui rendra-t-on? Il ne sert plus qu'à être jeté dehors, et foulé aux pieds par les hommes. » Symboliquement, le sel protège, purifie, exorcise, se partage car il est indispensable à la vie. Utilisé comme moyen de conservation de la viande, du poisson, des légumes, grâce au procédé de la salaison, il servait également de moyen d’échange et même de monnaie. Mais si une pincée de sel rend les aliments savoureux et profitables, un excès de sel les rend immangeables ou devient préjudiciable à la santé sur le long terme (*note bibliographique : Histoire naturelle et morale de la nourriture, Maguelonne Toussaint-Samat, édition Bordas, ou édition Le Pérégrinateur).

Car le sel est abondamment employé par l’actuelle industrie agro-alimentaire pour d’autres raisons et surtout avec une intentionalité visant à satisfaire ses propres intérêts et à négliger ceux des consommateurs. On l’emploie comme exhausteur de goût pour améliorer la sapidité des plats transformés. Il augmente artificiellement le poids des aliments en retenant davantage d’eau. Et l’eau est bien moins chère que d’autres matières premières, comme la viande par exemple. Le sel produit également un effet d’accoutumance en modifiant la perception gustative (* source : Increasing dietary salt alters salt taste preference, de Bertino, Beauchamp, Engelman, in Physiol.Behav., 1986) ce qui a pour effet d’entraîner une augmentation de sa consommation. Une étude a montré qu’une catégorie de neurotransmetteurs, les enképhalines, pourraient réagir de manière similaire au sel et à la morphine, et par conséquent provoquer une forme d’addiction (*source : salt appetite in sodium-depleted or sodium replete conditions : possible role of opioid receptors, de Lucas, Grillo, McEwen, in Neuroendocrinology, 2007). Enfin, le sel entraîne le besoin de boire davantage. Selon le chercheur à l’INSERM Pierre Méneton, « si l’on diminue l’apport quotidien en chlorure de sodium de 8 à 5 grammes, il y aurait une réduction de la prise de boisson de 330 litres par an. Le calcul a été fait : une réduction de 30% des apports en sel entraînerait un manque à gagner d’au moins 6 milliards d’euros par an pour l’agro-alimentaire, rien qu’en France… ». Une étude anglaise (et elle n’est pas unique en ce sens) a démontré chez les enfants une corrélation entre la consommation de sel et la quantité de boissons,

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notamment sucrées : si l’on augmente sa consommation de sel d’1 gramme, on ingère 100 ml de boissons supplémentaires, comprenant 27 ml de boissons sucrées (*source : salt intake, hypertension, and obesity in children. A link to obesity ? de He, Marrero, MacGregor, in hypertension, 2008).

L’abus de sel expose au surpoids et à l’obésité, ainsi qu’au diabète de type 2. (*source : The public health and economic benefits of taxing sugar-sweeetened beverages, de Brownell, Farley et autres, in The new England Journal of Medicine, octobre 2009). Il augmente la pression artérielle et devient l’un des éléments déclencheurs de l’hypertension. L’élévation de la pression artérielle est directement responsable de 2/3 des accidents vasculaires cérébraux (AVC) et de la moitié des maladies cardiaques dans les pays développés. Une étude a calculé qu’une diminution quotidienne de la consommation de 5 grammes de sel éviterait un AVC sur 4 (ce qui représente 1,2 millions de morts en moins dans le monde chaque année) et un accident cardiovasculaire sur 6 (soit 3 millions de morts en moins). (*source: Salt intake, stroke, and cardiovascular disease : meta-analysis of prospective studies, de Strazzulo, d’Elia, Kandala, Cappuccio in British Medical Journal, novembre 2009). Un excès de consommation de sel agit aussi sur la fonction rénale, induit des problèmes urinaires et accélère la décalcification osseuse (ostéoporose, fractures de la hanche). Enfin, comme un excès de sel est irritant pour l’estomac, des recherches ont démontré une augmentation significative des cancers de l’estomac qui lui sont directement liés (*source : salt, salted food intake, and risk of gastric cancer : epidemiologic evidence, de Tsugane, in cancer science, volume 96, 2005). Au début des années 1990, le gouvernement finlandais a obligé les industriels à utiliser un sel de substitution ramenant la consommation quotidienne de sel de 12 grammes à 6 grammes. La mortalité pour causes cardio-vasculaires a depuis diminué de moitié dans ce pays.

L’OMS a recommandé de limiter les apports de sel à 5 grammes par jour. En France chaque individu utilise en moyenne environ 18 grammes de sel par jour. Il y a en moyenne 5 grammes de sel dans une baguette de pain. Environ 80% du sel consommé provient d’aliments transformés par l’industrie agro-alimentaire : conserves, charcuterie, mais aussi sodas, chocolat, plats cuisinés, viennoiseries, sauces et vinaigrettes, soupes, pizzas, etc.

Le fait d’avoir volontairement multiplié le report à de nombreuses sources médicales, anglaises et américaines, est dû au fait que le lobby du sel tente depuis quelques années de susciter une polémique en cherchant à minimiser la nocivité d’une consommation excessive de sel en France. Des tentatives visant à « édulcorer » l’influence néfaste pour la santé des quantités actuellement présentes dans les aliments transformés et à essayer de décrédibiliser les rares chercheurs indépendants français. Monsieur Pierre Méneton a subi une véritable campagne de harcèlement lorsqu’il a publié son livre, Le Sel, un tueur caché. (*note bibliographique : Le sel, un tueur caché, de Pierre Méneton, éditions Favre Sa, 2009). Intimidations, mise sur écoute, procédure judiciaire, mise sous surveillance « pour atteinte à la sûreté

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de l’Etat ». Certains groupes de pression ont utilisé des méthodes dignes de l’ex Union Soviétique pour essayer de l’empêcher de dévoiler cette réalité.

Comme on le sait, il n’y a pas de petits profits : le groupe Solvay, déjà cité par ailleurs, deuxième producteur européen de sel, détient également un groupe pharmaceutique qui commercialise 5 médicaments anti-hypertension. Le cynisme industriel ne s’embarrasse pas de limites.

L’aspartame et le glutamate : ces deux additifs font l’objet

d’une section distincte car ils sont tous deux considérés comme des excitotoxines, c’est-à-dire des substances qui ont des effets neurotoxiques. Il s’agit de neurotransmetteurs (comme l’acide glutamique et l’acide aspartique) qui activent des récepteurs neuronaux. Ces derniers activent à leur tour des enzymes qui dégradent les cellules et en particulier les neurones (*note de bas de page : voir notamment les travaux de John Olney).

L’aspartame est un édulcorant artificiel découvert accidentellement par un chimiste travaillant pour le laboratoire Searle en 1965. Son important pouvoir sucrant, environ 200 fois plus que le sucre naturel (saccharose) à masse égale, ainsi qu’un coût de production très faible lui ont rapidement assuré un grand succès auprès des industries agro-alimentaires. Le codex alimentarius considère ce produit comme un édulcorant (substance conférant un goût sucré, destinée à améliorer la saveur d’un aliment) et un exhausteur de goût. Plus de 100 pays ont autorisé l’utilisation de l’aspartame, qui se retrouve dans plus de 6.000 produits. Plus de 250 millions de personnes consomment quotidiennement de l’aspartame, ce qui rapporterait au moins 1 milliard de dollars par an aux industriels fabriquant ce produit. On trouve de l’aspartame dans la quasi-totalité des produits allégés, dits « light » : dans les boissons (sodas, jus de fruit, limonades, eaux aromatisées, etc.), les confiseries (chewing-gums, bonbons, sucettes), les produits laitiers, les produits cuisinés de « régime », les thés en sachets, le chocolat, les chips, les céréales pour petits-déjeuners, les confitures, les crèmes glacées sans sucre, les médicaments, les produits cosmétiques. On trouve également de l’aspartame dans certains produits non étiquetés « light », mais sur la composition desquels apparait le code E951, ou la mention « contient de la phénylalanine ».

Depuis sa demande de mise sur le marché américain en 1974, cette substance chimique fait l’objet d’une vigoureuse controverse scientifique sur son éventuelle toxicité. Le sujet est particulièrement sensible et relève parfois de l’affrontement idéologique au risque de transformer certaines réalités factuelles. Par exemple, tant les partisans que les détracteurs de l’aspartame se placent sur le terrain de la méthodologie des expériences scientifiques. Comme chaque équipe de recherche utilise des paramètres spécifiques, certaines d’entre elles peuvent avoir la tentation d’orienter à l’avance leurs résultats. Cela est d’autant plus facile pour les laboratoires et les chercheurs inféodés à des sociétés multinationales, qu’ils refusent la reproductibilité des

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expériences par des chercheurs indépendants en se retranchant derrière le secret industriel ou la protection des brevets (comme nous l’avons déjà constaté au sujet des plantes GM). En 1996, le professeur Ralph G. Walton décida de recenser les études scientifiques sur l’aspartame. Sur les 166 études analysées, la totalité des 74 études financées par cette industrie concluait à l’absence de tout problème de santé lié à l’aspartame. Alors que sur 92 études indépendantes, 86 d’entre elles ont relevé un ou plusieurs problèmes liés à son usage (*source : Survey os aspartame studies : correlation of outcome and funding ressources, Ralph G. Walton, 1996).

Les circonstances de l’autorisation de mise sur le marché de l’aspartame aux Etats-Unis sont également particulièrement troublantes. Il faut tout d’abord savoir que ces autorisations sont données par une administration américaine, la Food and Drug Administration (FDA), qui se prononce sur les données fournies par les industriels sans réaliser elle-même les études toxicologiques. La FDA approuva l’aspartame pour un usage limité en 1974, puis retira son accord en 1975 sur le fondement de deux études scientifiques. L’une menée par le Professeur John Olney, chercheur en neurologie, qui établi que l’acide aspartique créé des dommages dans le cerveau de souris. John Olney découvrit que certaines substances déclenchent un phénomène de destruction des neurones, qu’il appela excitotoxicité, dont les conséquences neurologiques peuvent être particulièrement graves. Ses recherches établissent que l’acide aspartique et le glutamate appartiennent à la même famille des excitotoxiques. (*Note bibliographique : Increasing brain tumor rates: is there a link to aspartame? , de Olney, Farber, Spitznagel, Robins, Journal of Neuropathology and Experimental Neurology, vol. 55, 1996). L’autre

recherche a été menée en 1969 par le Docteur Harry Waisman à la demande de Searle sur 7 jeunes singes en leur donnant de l’aspartame mélangé à du lait. Au bout de 300 jours, 5 des singes eurent des crises d’épilepsie et 1 autre mourut. Ces découvertes ne furent pas jointes par Searle dans son dossier de demande d’autorisation à la FDA. En 1980, la FDA mit en place une commission publique d’étude composée de 3 scientifiques qui se prononcèrent à l’unanimité contre l’aspartame. Le commissaire de la FDA, Arthur Hull Hayes Jr, nomma alors une commission de 5 scientifiques, à laquelle il ajouta une 6ème personne favorable à l’aspartame lorsqu’il apprit que 3 de ces scientifiques allaient voter contre cette substance. L’égalité des voix au sein de ce comité permit en fin de compte d’autoriser l’aspartame dans les aliments secs en 1981, au moment où Donald Rumsfeld était le président de Searle. (*Note : l’une des conclusions de cette commission fut : “We have uncovered serious deficiencies in Searle's integrity in conducting high quality animal research to accurately determine or characterize the toxic potential of its products. . . . The cumulative findings of problems within and across the studies we investigated reveal a pattern of conduct which compromises the scientific integrity of the studies”). Cette autorisation fut étendue aux aliments liquides en 1983. Grâce au phénomène des « portes tournantes », d’importants responsables de la FDA acceptèrent des postes de dirigeant auprès

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des industriels sur les produits desquels ils avaient rendu des décisions. Ce fut le cas d’Arthur Hull Hayes Jr lorsqu’il quitta la FDA environ un mois après l’autorisation de l’aspartame dans les aliments liquides, et rejoignit 3 mois plus tard une société en relation avec le laboratoire Searle et avec Monsanto (la société Burson-Marsteller) pour un salaire particulièrement confortable. Mais ce fut aussi le cas du Directeur adjoint du bureau of Foods and Toxicology, du procureur nommé dans la commission d’étude publique, et de plusieurs autres responsables de la FDA… En 1985, le laboratoire Searle fut acheté par Monsanto pour 2,7 milliards de dollars, en particulier grâce à l’intervention de Donald Rumsfeld, ancien PDG de Searle et alors membre de son conseil d’administration et actionnaire. Parallèlement, notons également que la FDA a formellement interdit l’importation de la Stevia, un autre édulcorant, qui, lui, est naturel de 1991 à fin 1998 jusqu’à ce qu’une firme de cola intègre la stevia dans l’une de ses formules.

La France a autorisé l’aspartame en 1988, et la Communauté Européenne en 1994, sur la base des mêmes études américaines dont nous venons de mentionner quelques aspects édifiants.

L’EFSA (European Food Safety Authority) a refait une estimation des risques éventuels de l’aspartame et a publié le 10 décembre 2013 un avis scientifique, fondé sur l’étude d’un certain nombre de recherches antérieures. Cette commission a conclu que la DJA actuelle est suffisamment protectrice, mais pas que l’aspartame est sans danger comme certains médias l’ont annoncé. Cette dose journalière acceptable (la DJA, dont le calcul est lui-même contestable) est de 40mg par kilo de poids corporel et par jour. Le professeur Erik Millstone, précité, a publié le 16 décembre 2013, une analyse des recherches sélectionnées par l’EFSA et constate que leurs critères de choix favorisent les études faites par les industriels et défavorisent celles qui sont indépendantes en arguant de faiblesses méthodologiques. Mais cet argument s’apprécie parfois de manière fort inégale. Par exemple, l’une des études retenue par l’EFSA et conduite par l’industrie retient que « l’animal A23M était vivant à la semaine 88, mort entre les semaines 92 et 104, vivant la semaine 108, et mort la semaine 112 ». (*source : EFSA on aspartame, decembre 2013 par Erik Millstone, 16 décembre 2013, University of Sussex). Le sérieux des critères méthodologiques adoptés par les scientifiques de cette commission est redoutable…

Par contre les études indépendantes européennes menées par l’Institut Ramazzini ont été écartées par l’EFSA en se prévalant de prétextes que l’on peut considérer au mieux comme fallacieux. (*Note bibliographique : Notre poison quotidien, de Marie-Monique Robin, éditions La Découverte, 2011).

L’aspartame est enfin une substance relativement instable chimiquement, puisqu’il se décompose en acide aspartique (40%), en phénylalanine (50%) et en méthanol (10%) après ingestion ou si son stockage excède quelques semaines. Puis le méthanol se divise en acide formique (toxique) et en formaldéhyde (une neurotoxine) dans le corps. La dégradation de l’aspartame est également fortement

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accélérée lorsqu’il est chauffé à des températures variant entre 30°C et 80°C pour former des molécules d’éthanol libre. Il est donc indispensable d’éviter de consommer de l’aspartame dans les plats chauffés et dans toute boisson chaude (café, thé, etc.).

Notons également que Monsanto a reçu l’autorisation de commercialiser un nouvel édulcorant artificiel directement dérivé de l’aspartame, le néotame. Il est 7.000 à 13.000 fois plus sucré que le saccharose. Découvert par Monsanto en 1991, soit un an avant que le brevet de l’aspartame « tombe » dans le domaine public, son utilisation a été approuvée en 2001 en Australie, en 2002 aux Etats-Unis et en 2009 dans la Communauté Européenne. Le néotame (E961) se trouve dans différents plats transformés, mais sans aucune obligation d’étiquetage ou d’information du public. Ce qui est particulièrement étrange est l’absence de publication de la moindre étude scientifique sur l’éventuelle toxicité de ce produit. Les différentes autorités étatiques qui ont autorisé cette substance se sont encore une fois contentées des seuls résultats communiqués par Monsanto…

S’il devait s’avérer que l’aspartame est réellement une substance toxique très dangereuse pour la santé, l’ampleur mondiale des agissements trompeurs, des mensonges et des manipulations devrait alors faire l’objet d’une enquête internationale confiée au Tribunal Pénal International sur le fondement de crime contre l’humanité. Et les responsables et leurs collaborateurs, qu’ils soient des sociétés multinationales, des scientifiques ou des technocrates devraient être jugés à ce titre. En attendant une certitude scientifique définitive sur cette substance, et à l’inverse de l’EFSA, le simple bon sens voudrait que l’on évite cet édulcorant chimique.

Le glutamate

Le glutamate de sodium, encore appelé glutamate monosodique ou GMS (MSG en anglais), est un additif alimentaire utilisé comme exhausteur de goût (E621). Il est utilisé depuis une centaine d’années, après son isolation à partir d’une algue par un chimiste, le Pr Kikunae Ikeda, en 1908. Sa production annuelle est d’environ 2 millions de tonnes, dont 80% sont consommés dans les pays asiatiques. Mais il est également largement utilisé partout dans le monde dans les produits transformés, car le glutamate agit également comme exhausteur d’appétit lors des repas. Il donne envie de manger davantage et créé un effet de dépendance, ce qui n’a pas échappé aux industriels de l’agro-alimentaire qui l’emploient dans de nombreux produits transformés afin que nous consommions toujours plus. Il est parfois utilisé avec du guanylate (E627) pour amplifier le goût, en raison de l’effet de synergie observé dans l’association glutamate/guanylate. On trouve du glutamate dans les soupes, dans de nombreuses conserves, dans beaucoup de desserts et bonbons, sauces, bouillons en cubes, chips, certaines charcuteries et certains condiments, gâteaux apéritifs, dans la restauration rapide, et même dans certains légumes surgelés, des vaccins, des médicaments. Cette liste est loin d’’être exhaustive, d’autant plus que les industriels donnent à cette substance de multiples dénominations (à dessein ?) outre celle de glutamate ou acide

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glutamique, telles que protéines végétales hydrolysées ou texturées, protéines de blé, extraits de levures, arôme naturel, arôme fumé ou caramel, caséinates, etc.

D’après la FDA et la Communauté Européenne, le glutamate ne représente pas le moindre danger pour la santé. Aux Etats-Unis il est même considéré comme GRAS (Generally Recognized As Safe)… Dans cette logique, les deux institutions n’ont édicté aucune dose limite (DJA), la quantité de glutamate que l’on peut ajouter dans les aliments étant totalement libre. Mais cette thèse officielle, corroborée par diverses recherches, est contestée depuis déjà plusieurs dizaines d’années par de nombreux autres chercheurs.

Lorsque la concentration de glutamate augmente, la multiplication de certains enzymes provoquée par l’excitation de récepteurs spécifiques peut entraîner la destruction des neurones. Une fois ces neurones morts, ils relâchent massivement le glutamate qu’ils contiennent dans le milieu extra-cellulaire du cerveau, qui va exciter d’autres neurones en cascade. Ces effets ont été observés dès 1957, une étude ayant constaté des lésions de neurones dans la couche interne de la rétine (* source : The Toxic Effect of Sodium L-Glutamate on the Inner Layers of the Retina, D. R. Lucas, J. P. Newhouse, Américan Medical Association, Arch Ophthalmology 1957). En 1969, le professeur John W. Olney (déjà cité) découvre que ce phénomène concerne l’ensemble des neurones et dépose en vain une demande d’interdiction du glutamate, en particulier dans la nourriture pour petits enfants (pots pour bébés notamment) auprès de la FDA (*source : Brain lesions, obesity, and other disturbances in mice treated with monosodium glutamate, de John Olney, in Science, may 1969). De plus le glutamate passe la barrière placentaire des femmes enceintes et va interagir avec le cerveau et avec le foie du fœtus (*source : Glutamine and glutamate exchange between the fetal liver and the placenta, de F.Battaglia, in The journal of nutrition, 2000). D’autres études ont montré des lésions neuronales mais aussi le développement de l’obésité (*source : Hypothalamic lesion induced by injection of monosodium glutamate in suckling period and subsequent development of obesity, de Tanaka, Shimada, Nakao, Kusunoki, in Experimental neurology, october 1978). Il a également été établi par le professeur Joël Bockaert que le glutamate a une action sur les récepteurs du pancréas stimulant l’insuline, et devient ainsi susceptible de provoquer le diabète (*Source : Effect of oral monosodium-glutamate on insulin secretion and glucose tolerance in healthy volunteers, de Chevassus, Renard, Bringer, in British Journal of Clinical Pharmacology, 2002).

Il est tout aussi intéressant de savoir que plusieurs centaines

d’expériences scientifiques ont été menées en utilisant des rats et souris de laboratoires ayant des caractéristiques bien particulières. Désignés sous l’appellation « rats traités au glutamate » ceux-ci sont catégorisés ainsi pour devenir ensuite les sujets de diverses expériences. Ces animaux reçoivent des injections de quantité déterminée de glutamate dans le seul but de les rendre obèses, selon un protocole précis. Il s’agit d’une quantité certes significative de

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glutamate, mais l’on sait bien que les rats et souris sont utilisés dans quasiment toutes les expérimentations scientifiques du fait de leurs réactions proches de celles des humains. (*source : Experimental model to induce obesity in rats, de Von Diemen, Trindade, in acta cirurgica brasileira, november 2006). Et nous avons également vu ci-dessus qu’il n’existe aucune législation limitant les quantités de glutamate que l’on peut trouver dans les aliments que nous achetons. Des études sur des rats, mais aussi sur des poulets, ont établi une corrélation entre le glutamate et l’obésité chez ces animaux (* Voir par exemple : Juvenile-onset obesity and deficit in caloric regulation in MSG-treated rats, de Robin Kanarec, Meyers, Meade, Mayer, in sciencedirect.com, Pharmacology, Biochemistry and Behavior, may 1979).

En résumé, une importante concentration de glutamate déclenche un phénomène de dégénérescence des neurones (l’excitotoxicité), alors qu’il existe des doutes sur les effets à long terme de l’accumulation de doses plus faibles de glutamate. De même les fœtus et les jeunes enfants sont vulnérables du fait du développement de leurs cellules, en particulier de leurs neurones, surtout lorsque leur alimentation est riche en produits contenant du glutamate (bonbons, restauration rapide, soupes, chips, etc.). On soupçonne cette substance de jouer un rôle dans plusieurs maladies neurodégénératives actuellement en plein essor (Alzheimer, Parkinson, sclérose en plaques). Une étude établi notamment un effet de synergie entre le glutamate et un composé du mercure au sujet de la maladie d’Alzheimer (*source : Methylmercury alters glutamate transport in astrocytes, Aschner et al., in Neurochemistri international, v37, p. 199-206, 2000). (*Note bibliographique : Le mensonge alimentaire : comment l’industrie alimentaire conditionne notre intelligence et notre comportement, du Dr Hans-Ulrich Grimm, ed. Guy Trédaniel, 2006 ; Toxic : obésité, malbouffe, maladies…Enquête sur les vrais coupables, de William Reymond, ed. J’ai lu, 2007 ; Santé, mensonges et propagande : arrêtons d’avaler n’importe quoi, de Thierry Souccar et Isabelle Robard, Seuil, 2004 ).

Enfin, il est important de se rappeler que les recherches et

études scientifiques sont très compartimentées et ne portent donc essentiellement que sur une seule substance. Comme par définition les plats transformés que nous achetons au quotidien contiennent un nombre assez important de ces ingrédients, nous nous auto-administrons en toute innocence une belle variété de cocktails de produits chimiques dont personne ne connaît les effets de synergie, ni ne s’y intéresse véritablement. Car les industriels de l’agro-alimentaire sont parfaitement conscients que le développement d’études associant plusieurs substances chimiques employées couramment est susceptible de constituer une véritable bombe à retardement sur leurs profits.

Par exemple, une des rares études menées sur l’influence conjointe de deux additifs alimentaires, démontre que l’association du glutamate et du bleu brillant FCF (colorant E133) multiplie par 4 les

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effets inhibiteurs de croissance neuronale sur des neuroblastes de souris par rapport à leur toxicité individuelle. Alors que l’association aspartame et jaune de quinoléine (colorant E104, interdit aux Etats-Unis, Norvège, Australie, Japon mais autorisé en France si l’étiquetage comporte la mention « peut avoir des effets indésirables sur l’activité et l’attention chez les enfants ») multiplie ces effets neurotoxiques par 7. Les chercheurs concluent : « Ces résultats indiquent que ces deux combinaisons sont potentiellement plus toxiques que ce qu'on pourrait envisager en prenant la somme de leurs composés individuels". (*Source : "Synergetic interactions between commonly used food additives in a developmental neurotoxicity test", Karen Lau, W. Graham McLean, Dominic P. Williams, and C. Vyvyan Howard, Toxicological Sciences, 13 décembre 2005).

Additifs, auxiliaires technologiques et arômes

Les autres additifs :

Pour l’Union Européenne « on entend par additif alimentaire toute substance habituellement non consommée comme aliment en soi et habituellement non utilisée comme ingrédient caractéristique dans l'alimentation, possédant ou non une valeur nutritive, et dont l'adjonction intentionnelle aux denrées alimentaires, dans un but technologique au stade de leur fabrication, transformation, préparation, traitement, conditionnement, transport ou entreposage, a pour effet, ou peut raisonnablement être estimée avoir pour effet, qu'elle devient elle-même ou que ses dérivés deviennent, directement ou indirectement, un composant des denrées alimentaires »

Ces substances sont pour certaines naturelles, mais majoritairement constituées par des produits chimiques de synthèse fabriqués par des usines chimiques situées essentiellement en Inde et en Chine. Il en existe plusieurs catégories, classées par rapport à leurs fonctionnalités. La plupart des additifs autorisés en Europe ont un code : la lettre E suivie de 3 chiffres dont le premier détermine la catégorie de l’additif (par exemple E200 et suivants pour les agents conservateurs, E300 et suivants pour les anti-oxydants, etc.).C’est ainsi que l’on ajoute dans les produits transformés par l’industrie agro-alimentaire : des acidifiants, des affermissants, des agents d’enrobage, des agents de lest, des agents de traitement de la farine, des amidons modifiés, des agents moussants, des anti-agglomérants, des antimoussants, des antioxygène, des colorants, des conservateurs, des correcteurs d’acidité, des édulcorants, des émulsifiants, des enzymes, des épaississants, des exhausteurs de goût, des gaz d’emballage, des gaz propulseurs, des gélifiants, des humectants, des agents de levuration, des sels de fonte, des séquestrants, des stabilisants et des supports. Bon appétit….

Certaines de ces substances peuvent être autorisées dans certains pays alors que les mêmes sont interdites dans d’autres Etats en raison de leur toxicité. D’autres sont autorisées mais assorties d’une DJA (dose journalières autorisée), d’autres enfin sont autorisées mais

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des mentions particulières doivent figurer sur leur étiquetage. Comme par exemple : « peut avoir des effets indésirables sur l’activité et l’attention chez les enfants » ce qui signifie qu’il s’agit d’une matière dont les études scientifiques ont prouvé qu’elle agissait sur le cerveau et notamment en favorisant ou en déclenchant l’hyperactivité des enfants. On utilise aussi de l’alumine que l’on fait réagir avec des colorants pour produire des laques aluminiques, dont les quantités autorisées ont récemment été réduites par l’Union Européenne mais se retrouvent toujours dans nos assiettes (nous verrons dans le chapitre suivant les incidences de doses même très faibles d’aluminium sur la santé). On ajoute des vitamines de synthèse dans des produits dont les vitamines naturelles ont été supprimées après chauffage de l’aliment frais. On « supplémente » des aliments en leur rajoutant des acides aminés de synthèse, des enzymes, et bientôt des protéines de synthèse.

Car toutes ces substances, quelles soient inoffensives ou dangereuses, sont extrêmement importantes pour l’industrie alimentaire. Elles servent artificiellement à améliorer le goût ou la couleur d’un produit, à modifier leur aspect, à les conserver plus longtemps, à diminuer la quantité de matière première utilisée, à stimuler l’appétit, etc. Au regard des gigantesques profits financiers qu’ils contribuent à générer, les additifs alimentaires sont fondamentaux. Il est donc particulièrement intéressant de constater que les Etats continuent à autoriser des substances dont on sait sans le moindre doute qu’elles sont toxiques. Alors bien sûr, tout est question de dose, selon le principe « c’est la dose qui fait le poison ». Cela est vrai mais permet également de faire hypocritement l’impasse sur d’autres facteurs de risque, qui sont loin d’être négligeables. Tout d’abord les dosages des additifs ne sont tout simplement que rarement indiqués, il est donc impossible de connaître exactement la quantité des divers produits présente dans chacun des plats transformés que nous achetons régulièrement. C’est donc au consommateur de se débrouiller pour vérifier les étiquettes, savoir quels sont les additifs toxiques, additionner les doses des additifs présents dans les divers produits alimentaires consommés au quotidien (lorsqu’ils sont indiqués), et ceci chaque jour de la semaine…On comprend alors aisément que face à la somme de travail d’information et de temps qu’il faut consacrer au décryptage de sigles obscurs associés à des matières synthétiques au nom imprononçable si l’on n’est pas chimiste, le consommateur ne peut avoir que 3 attitudes possibles. Devenir un maniaque de la lecture des étiquettes durant des années, abandonner l’affaire en capitulant devant une décourageante complexité, ou manger des produits frais. Compte tenu de nos multiples impératifs quotidiens, la capitulation est le moyen le plus facile et donc le plus largement employé, en adoptant la méthode Coué pour se dédouaner et tenter de se justifier, c’est-à-dire en émettant le souhait que toutes ces substances chimiques ne soient pas excessivement toxiques. Ce qui arrange bien le système mis en place par l’industrie agro-alimentaire. Il faut bien mourir un jour, n’est-ce-pas ? Alors pourquoi pas se gaver de bouffe de fast-food et engraisser les profits d’individus-actionnaires, qui,

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eux, se nourrissent des mets les plus délicats dans des restaurants étoilés ?

La liste exhaustive des additifs toxiques est bien trop longue pour être détaillée ici, et il existe des ouvrages de référence bien documentés sur chacun de ces additifs, qu’ils soient ou non dangereux pour la santé.

Je ne prendrai donc brièvement que deux exemples d’additifs pour illustrer ce que nous pouvons trouver dans des produits aussi symboliques que le pain et le vin. Le premier exemple est la L-cystéine, un additif (E920) considéré comme un agent de traitement de la farine, puisqu’il permet aux pâtes industrielles (pâtes à pain, pâtes à pizza, pains de mie, biscottes, etc) de mieux retenir les gaz et donc de conserver un volume important. Cet additif n’est pas toxique. Par contre son mode de fabrication ne manque pas d’un certain intérêt : il est soit produit à l’échelle industrielle à partir d’OGM, et en particulier les fameuses Eschericcia Coli génétiquement modifiées, soit à partir de plumes dissoutes dans de l’acide chlorhydrique, soit à partir de cheveux humains …Le production de cystéine avec des cheveux humains est interdite en France depuis 1999, mais pas son importation depuis la Chine ou l’Inde, ce qui rend toute forme de traçabilité particulièrement difficile à établir. Le second exemple est l’acide sorbique, fabriqué industriellement à partir d’un gaz toxique, le cétène. L’acide sorbique (E200) et ses variantes (E201, E202, E203) forment la famille des sorbates, que l’on utilise très largement dans les fruits secs et le vin en tant que conservateurs. Or, son association avec les sulfites et les nitrites, rendrait cette substance mutagène de l’ADN humain. Il faut également rappeler que la législation n’impose pas l’indication des additifs que l’on peut trouver dans le vin et les alcools, à l’exception des sulfites lorsqu’ils dépassent le dosage de 10mg/litre. Les sulfites sont des conservateurs (antioxydants et antiseptiques) codifiés de E220 à E228, que l’on trouve dans le vin, la bière, le cidre, la charcuterie, les vinaigrettes, le ketchup, les cornichons en bocaux, la moutarde, la confiture, etc. Les sulfites peuvent déclencher des réactions allergiques, des réactions d’intolérance même à faible dose et plus particulièrement dans certains vins blancs qui provoquent de désagréables maux de tête, des éternuements, des démangeaisons, de l’urticaire, des hémorroïdes. Certains producteurs de vins profitent largement de cette faille législative pour utiliser un nombre significatifs d’additifs chimiques et d’arômes artificiels dans leur vin.

Les auxiliaires technologiques

Il s’agit de substances employées dans un but uniquement technologique, pour les besoins de certains procédés de fabrication. Ils sont censés être non permanents, dont il ne reste que des traces dans le produit final vendu sur les étalages. Par exemple le chrome sert de catalyseur dans le processus d’hydrogénation des huiles alimentaires, et il peut en subsister des traces dans l’huile ainsi obtenue (la dose maximale autorisée est de 0,05mg/kg). Ces auxiliaires ont été classés en 20 catégories : correcteurs d’acidité, antiagglomérants, antimoussants, agents d’enrobage et de glisse, humectants et

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mouillants, enzymes, gaz propulseurs et de garde, catalyseurs, clarifiants, stabilisateurs de couleur, immobilisateurs d’enzymes, solvants d’extraction, modificateurs de cristallisation, floculants, résines échangeuses d’ions, agents de contrôle des microorganismes, agents de lavage et de pelage, agents nutritifs de levures, autres.

Il n’y a pas d’harmonisation des auxiliaires technologiques au sein de l’Union Européenne, chaque pays ayant sa propre législation. Seuls les produits susceptibles de présenter des risques allergènes ont l’obligation de figurer sur l’étiquetage. Par exemple sous cette forme : « peut contenir des traces d’arachide », etc.

Un arrêté du 19 octobre 2006 relatif à l’emploi d’auxiliaires technologiques dans la fabrication de certaines denrées alimentaires, modifié pour la dernière fois le 12 septembre 2013, autorise environ 400 de ces substances en France. Cet arrêté donne leur liste nominative, leur catégorie de classement, les denrées alimentaires concernées, leurs conditions d’emploi ainsi que la dose résiduelle maximale (*source : www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=LEGITEXT000020667468)

Re bon appétit…

Les arômes

Les arômes ne sont pas légalement considérés comme des additifs. Ils sont utilisés dans le but de séduire le consommateur en améliorant le goût, l’odeur ou l’aspect des aliments alors que les additifs et les auxiliaires ont un but technologique. C’est ainsi que certaines substances peuvent être à la fois des additifs et des arômes dont la catégorisation peut changer en fonction de l’objectif poursuivi.

L’odeur d’un aliment constitue l’un des premiers facteurs de choix du consommateur. C’est pourquoi l’industrie de l’agro-alimentaire consacre l’une de ces branches de recherche à obtenir des formulations dignes des plus grands parfumeurs de luxe. Ces mélanges aromatiques sont considérés comme de véritables compositions, soigneusement élaborés dans des laboratoires en de subtiles combinaisons de plusieurs substances aboutissant à une formule qui sera ensuite utilisée in fine sur un aliment.

La vue est également l’un des sens que l’industrie agro-alimentaire souhaite stimuler et contenter. C’est pourquoi elle inclut dans les aliments de nombreux colorants n’ayant d’autre légitimité que de déclencher l’acte d’achat. Il existe une certaine forme de conditionnement du consommateur qui associe une couleur à un aliment, ou à la perception de la qualité de cet aliment. Cette tendance naturelle est renforcée artificiellement grâce à l’ajout de colorants et magnifiée tout aussi artificiellement par la dénomination universellement acceptée de « publicité ». En réalité ce qui est rendu public par l’annonceur est plus son besoin de vendre, d’induire l’acte d’achat en stimulant visuellement le consommateur. Le contenu objectif du produit alimentaire industriel valorisé par la publicité est, quand à lui,

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constitué par l’assemblage et la manipulation de multiples substances dont la « publicité » se doit d’être soigneusement évitée.

Les matières premières aromatiques sont constituées soit d’extraits naturels de végétaux, dont notamment des huiles essentielles ou encore des oléorésines (qui résultent d’une distillation du mélange d’une plante ou d’un animal avec un solvant), des concentrés de fruits, des distillats, etc. Elles peuvent également être constituées de produits de réactions de type biologique (fermentations,..), thermique (réaction de Maillard,…), enzymatique (hydrolyse,…). Enfin, les arômes peuvent provenir de produits de synthèse issus de l’industrie chimique et pétrolière (hydrocarbures aromatiques,...) dont il existe environ 10.000 substances différentes. (*Source : Université de technologie de Compiègne, UV de toxicologie alimentaire, JP Bonhoure, 2012).

Enfin, n’oublions pas que les arômes, les additifs, les traces

d’auxiliaires technologiques peuvent être à l’origine de deux autres phénomènes susceptibles de poser des problèmes de santé.

Nous avons déjà évoqué le premier d’entre eux, à savoir que les associations de nombreux produits chimiques présents dans la composition d’un aliment transformé peuvent créer un effet de synergie. Cette question est presque totalement négligée, et, il faut bien le souligner, très difficile à mettre en application. Car il existe plusieurs centaines d’additifs et d’arômes chimiques, ce qui obligerait d’effectuer des dizaines de milliers d’expérimentations scientifiques afin de vérifier l’innocuité de telle ou telle combinaison. De même, il faudrait que les pouvoirs publics obligent les industriels de l’agro-alimentaire à faire ces coûteuses recherches, alors que ces derniers n’ont pas le moindre souhait ni intérêt à les faire. De plus, il faudrait que ces études soient reprises, ou au moins vérifiées par des experts indépendants. Or nous avons vu que ces derniers sont rares et leurs recherches systématiquement contestées dès lors qu’elles mettent en évidence la dangerosité d’un produit. Pourtant, ce type de recherche est loin d’être inutile pour la santé publique puisque nous avons vu que l’une des rares études portant sur la combinaison de deux produits (aspartame/jaune de quinoléine et glutamate/bleu brillant CFC) ont démontré l’effet multiplicateur des effets toxiques de telles associations.

Le second phénomène réside dans l’accumulation dans les cellules de notre corps, durant des dizaines d’années, de ces multitudes de produits chimiques contenant notamment des métaux lourds. Certaines substances sont rapidement et totalement éliminées par le corps. D’autres se décomposent en constituants moléculaires ou atomiques plus petits dont certains vont être intégrés par notre corps et s’accumuler avec le temps dans différents organes jusqu’à y engendrer des effets destructeurs. L’alimentation industrielle nous prodigue généreusement une partie des métaux lourds et autres substances toxiques qui menacent, à terme, la pérennité de notre espèce. Et contrairement aux déclarations rassurantes de nombreux intervenants et collaborateurs-auxiliaires de l’industrie agro-alimentaire, la proportion de ces toxiques est loin d’être négligeable. Chacun pourra expérimenter ce qu’apportera à sa santé et à son bien-être le simple fait de revenir à

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une alimentation composée de produits frais non pollués. Il ne s’agira aucunement d’un retour en arrière obscurantiste orchestré par une idéologie post-soixantehuitarde. Il s’agit, simplement, de la santé de chacun.

S’il ne veut pas être continuellement berné, il appartient au

consommateur d’acquérir un peu plus de connaissances pour disposer de la possibilité de choisir sa nourriture en conscience. Sans nul besoin de concertation ou de boycott organisé, lorsque des millions d’individus décident de leur propre initiative de ne plus acheter un produit dont ils découvrent la composition douteuse ou malsaine, la multitude de leurs actions personnelles est à même de faire vaciller des firmes multinationales ou des grands distributeurs. Le retour à de simples règles de bon sens pourrait déjà modifier des mécanismes nationaux et internationaux dont l’unique moteur réside dans les profits financiers, ce qui permettrait aussi très directement d’améliorer la santé de très nombreuses personnes. Donner la priorité aux produits frais, acheter à des petits producteurs et à des commerçants qui préfèrent la qualité à la quantité, favoriser les achats de proximité et les fruits et légumes de saison, éviter les produits bourrés de pesticides et autres additifs chimiques, inaugurer au moins une ou deux journées sans viande et sans poisson dans la semaine, prohiber les boissons gazeuses sucrées durant les repas (et si possible s’en dispenser totalement), etc sont autant de pistes qui demandent peu d’efforts mais dont les effets cumulés parviendront à améliorer la santé individuelle et à contenir les agissements trompeurs de nombreux industriels de l’agro-alimentaire. La solution de facilité qui consiste à acheter une barquette que l’on dépose dans son four à micro-ondes ou un kebab bien gras au fast-food le plus proche est déjà un geste de collaboration avec l’ensemble de la mécanique industrielle de l’agro-alimentaire. Un message adressé aux Conseils d’administration et aux actionnaires dont le seul objectif est d’accroître toujours davantage leur richesse financière, individuelle et familiale : « Vous avez raison de continuer à me faire avaler de la graisse, du sucre, du sel, des produits chimiques cancérigènes. Vous avez raison de rendre mes enfants obèses et diabétiques. Continuez comme cela ». Pendant ce temps, de nombreux agriculteurs –ceux qui cultivent les végétaux, ceux qui élèvent les animaux, ceux qui sont à la source de notre nourriture- que l’on a enfermés dans l’aberrant système de la PAC (politique agricole commune) et dans l’infernale spirale du productivisme, se suicident.

Chapitre huit : Le gaspillage est le prix de l’abondance :

« Le temps du monde fini commence » (Paul Valéry)

Notre civilisation industrielle s’est construite à partir d’une idée fondamentale qu’elle a reprise dans la continuité de la civilisation agricole qui lui était immédiatement antérieure. Les ressources de la Terre sont à ce point immenses qu’elles semblent infinies. Ce postulat est bien évidemment totalement faux, mais la prise de conscience de

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cette réalité est récente chez beaucoup, et même encore absente auprès d’un nombre finalement très important d’individus. De plus, il se produit bien souvent une confusion entre les ressources renouvelables et celles qui ne le sont pas. Une civilisation agricole avec un nombre relativement faible d’individus (environ 1 milliard en 1800) et ses connaissances partielles de son environnement pouvait aisément considérer qu’elle disposait de ressources illimitées. Une civilisation industrielle et urbaine de 7 milliards d’individus se basant sur l’exploitation de ressources non renouvelables ne peut pas reposer sur le même type d’hypothèse. Elle n’en a pas le droit ni les moyens, tout au moins si elle souhaite durer.

Les ressources animales et végétales, qui sont par définition renouvelables, ne le sont cependant pas indéfiniment et une partie de notre technologie essaie par différents moyens d’améliorer leur « rentabilité » et de pallier à leur surexploitation. La mécanisation provenant de l’industrie s’applique dorénavant au domaine alimentaire, et plus largement au domaine du vivant. La construction de gigantesques infrastructures est indispensable pour assurer la récolte, le fonctionnement, le stockage, la circulation, la transformation et la distribution de ces ressources. C’est ainsi qu’une barquette de jambon en promotion dans votre supermarché peut avoir pour origine un porc né en Belgique, engraissé en Allemagne, tué dans un abattoir de Roumanie, transformé en jambon dans une usine de Pologne après avoir été négocié par un trader néerlandais, découpé et empaqueté en France par un fournisseur qui a été obligé de négocier âprement sa marge avec la centrale d’achat du distributeur.

Cette immobilisation de matières premières minérales (bâtiments, voies et moyens de transports, etc.) et leur transformation en énergie (carburant, électricité) mobilise des ressources non renouvelables en quantités sans cesse croissantes. Un système économique a été mis en place, qui privilégie certaines options idéologiques : l’optimisation du profit et de la productivité grâce au libre échange et à la mondialisation. On pourrait alors croire que cette approche devrait permettre d’utiliser les matières premières, renouvelables ou non, en évitant leur gaspillage. Mais ce n’est pas le cas. Pour que ce système fonctionne, il est absolument indispensable d’augmenter sans cesse la production, soit en volume, soit en diversifiant l’offre, tout en stimulant la demande en induisant des besoins plus ou moins réels auprès du consommateur final. Il est donc nécessaire d’avoir des rayonnages toujours pleins, d’exposer une extraordinaire profusion et une diversité de produits sur des kilomètres d’étalages. La stimulation de l’acte d’achat nécessite une obligation d’abondance. Le consommateur est peu à peu conditionné afin qu’il considère que cette opulence est non seulement normale, mais constitue un droit acquis. Or le facteur de la durabilité ou de la pérennité des ressources n’est pas pris en considération en tant que priorité dans ce cycle productiviste, tout au moins tant qu’il n’interfère pas significativement avec le coût final du produit. Et lorsqu’une réalité telle que la raréfaction d’une ressource doit un jour être prise en compte, celle-ci va heurter les droits considérés comme acquis par le

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consommateur (et par le producteur) et entraîner, chez nombre d’entre eux, un déni. Une société aussi développée que la nôtre ne peut pas, ne doit pas, s’empêcher de consommer ce qu’elle veut, au moment où elle le veut, sous peine d’un retour en arrière, vers une économie de survie. Le spectre de la décroissance ne doit pas être envisageable, ce serait le signe de l’échec de notre civilisation. Tant que les rayonnages, les restaurants, les ventres seront pleins, il n’y aura aucune raison de s’inquiéter ni même de s’interroger sur les mécanismes de fonctionnement de notre société d’abondance. Lorsqu’ils seront vides, il sera trop tard.

Les matières premières minérales ne sont pas renouvelables

Il est parfois étonnant de constater combien il est difficile pour

certains « responsables » d’admettre une évidence aussi simple : nous vivons sur une planète à l’étendue et aux ressources limitées. C’est ainsi, parmi de nombreux autres, que Monsieur Rex Tillerson, pdg de la multinationale pétrolière Exxon réfute l’existence d’un pic pétrolier (*source : interview sur CNBC le 7 avril 2007). Or le pic de production d’une ressource est une réalité mathématique et non pas un parti pris idéologique : les réserves d’une ressource non renouvelable sont limitées et leur exploitation atteint un point maximum avant de commencer à décroître selon des courbes qui dépendent notamment de la consommation de cette ressource. Même si occasionnellement leur discours semble accepter cette réalité, ils ne l’ont pas intégrée en profondeur car leurs actes s’inscrivent dans une logique d’infinie prospérité. Souvent avec l’espoir que de nouvelles découvertes technologiques permettront de trouver ou d’exploiter des gisements jusqu’alors inaccessibles. Mais ces découvertes, si elles ont lieu, ne font que reculer les échéances, car elles aussi trouveront un jour des limites.

La seule possibilité de s’exonérer de l’exploitation des ressources dans le cadre purement terrestre serait de s’orienter vers l’espace. Mais ceci n’est encore que de la science-fiction. Et de nombreuses matières premières non renouvelables risquent fort d’être épuisées bien avant qu’une exploitation spatiale d’astéroïdes, de satellites ou d’autres planètes puissent devenir rentables économiquement dans le cadre de la doctrine libérale prédominante.

Personne ou presque, à l’exception d’ONG de protection de l’environnement qui sont alors considérées comme des perturbateurs de l’économie et de l’emploi, ne s’intéresse aux destructions environnementales causées par l’extraction de ces ressources, à leur coût énergétique, aux nombreuses substances toxiques issues des procédés de fabrication, aux énormes quantités de déchets à l’état gazeux, liquide et solides qui se déposent sur l’ensemble du globe terrestre. (*Note bibliographique : Environmental Risks and Challenges of Anthropogenic Metals Flows and Cycles, A Report of the Working Group on the Global Metal Flows to the International Resource Panel. van der Voet, E. ; Salminen, R. ;Eckelman,M. ;Mudd, G. ; Norgate, T. ;

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Hischier, R., UNEP, 2013). Seules quelques catastrophes sanitaires et de spectaculaires pollutions, tout au moins celles dont on ne peut plus occulter l’importance, viennent périodiquement troubler le tranquille ronronnement de la mécanique industrielle couronnée par quelques marionnettistes de la finance.

Les énergies fossiles

L’essor de notre civilisation industrielle et technologie provient pour une bonne part de l’utilisation du pétrole, du charbon et du gaz en tant que sources d’énergie primaire. En 2012, le pétrole représente 32,5% de la production mondiale d’énergie primaire, le charbon en représente 28,1% et le gaz naturel 20,5%. Soit un total de 81,1 %. En moyenne la consommation annuelle de pétrole par habitant est la suivante : 145 litres pour un indien, 1.645 litres pour un allemand et 3.977 litres pour un américain. Notre civilisation, son développement ou même seulement son maintien à son niveau actuel, dépend donc très largement de l’exploitation de ces ressources fossiles non renouvelables. Signalons au passage que l’origine même de la formation du pétrole reste incertaine. Nous pensons généralement que le pétrole s’est formé à partir de l’enfouissement progressif de roches sédimentaires contenant de grandes quantités de matière organique qui se sont transformées en pétrole, gaz et charbon en fonction de conditions de pression et de température déterminées. C’est cette théorie organique de la formation du pétrole qui est très majoritairement admise actuellement. Mais il existe également d’autres théories, dites abiotiques, qui postulent que les hydrocarbures présentes lors de la formation de la planète se seraient transformés en gaz et en pétrole en remontant depuis le manteau vers la croûte terrestre.

Quoi qu’il en soit, le rapport de l’Agence Internationale de l’Energie (AIE) intitulé World Energy Outlook 2012 confirme son constat de 2010 selon lequel le pic mondial de production de pétrole conventionnel a été franchi. Le rythme de déclin de la production reste cependant incertain et dépend de nombreuses variables, dont certaines sont extrêmement difficiles à cerner. Mais cette polémique d’experts et de chiffres ne doit pas cacher une réalité fondamentale.

L’espèce humaine utilise massivement le pétrole depuis les années 1930 en tant que source d’énergie permettant le développement de la civilisation d’abondance qu’une partie des habitants de la planète connaît actuellement. La population mondiale des années 1930 s’élevait alors à environ 2 milliards d’individus. En 2010, c’est-à-dire 80 ans plus tard, nous avons atteint le pic maximal de production de pétrole pour une population de 7 milliards d’individus, dont une partie toujours plus importante souhaite atteindre les standards occidentaux de consommation de biens et de services, encouragée en cela par les mêmes occidentaux qui exhibent agressivement la supériorité de leur modèle.

Que les perspectives d’une production de pétrole qui diminue très légèrement durant les 30 à 50 prochaines années s’avèrent en fin

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de compte exactes ou fausses importent peu. Notre espèce a besoin de beaucoup d’énergie si elle souhaite ne serait-ce que maintenir son train de vie actuel. Constater que l’humanité a épuisé en moins de 200 ans la plus grande partie de sources d’énergie aussi fondamentales que le pétrole, le gaz ou le charbon, qui elles, se sont formées durant plusieurs dizaines de millions d’années, est une autre réalité objective. A partir de ces quelques faits, on peut supposer que les hommes sont en train de dilapider à une vitesse extraordinairement rapide une énergie dont ne disposeront plus les générations futures. Le développement de notre conscience privilégie ainsi le court terme et l’égoïsme individualiste, et par conséquent ne tient aucun compte de sa pérennité à moyen et à long terme. La possibilité qu’il puisse encore y avoir des êtres humains dans 1.000 ou 2.000 ans nous indiffère totalement. Cette considération est bien trop lointaine alors que nous avons des soucis bien plus immédiats et concrets. Or ces soucis individuels proviennent en fin de compte du type de civilisation dont nous acceptons une grande partie des paramètres de fonctionnement.

La crise énergétique qui se profile d’ici très peu d’années nous mettra dans l’obligation de révéler si notre espèce est capable de franchir avec succès la phase chaotique de déséquilibre de notre système, prévue par Ilya Prigogine. En fait, nous serons directement responsables de l’intensité plus ou moins brutale qui risque de bouleverser radicalement notre mode de vie du fait du manque d’anticipation dont nous faisons actuellement preuve. Un défaut trop conséquent d’énergie peut faire voler en éclats la structure et même la faire disparaître totalement si elle s’avère incapable de s’adapter aux changements de conditions. A l’inverse, la structure pourrait trouver un nouvel équilibre en se recomposant sur des bases différentes, plus vastes et plus densément buissonnantes, une nouvelle distribution de la circulation énergétique individuelle et collective de l’ensemble du système.

En attendant cette inéluctable épreuve quels sont les choix énergétiques que nous allons faire ?

Utiliser les ressources énergétiques de manière plus parcimonieuse constitue l’un de ces moyens. Car moins on utilise aujourd’hui d’énergies fossiles non renouvelables, plus il en restera dans le futur. De très nombreuses solutions existent déjà, mais sont insuffisamment développées à défaut d’une volonté politique ferme, constante et incitative. L’Allemagne a par exemple commencé à instituer une nouvelle stratégie énergétique tenant compte du réchauffement climatique mondial, en prenant des mesures pour faciliter les travaux d’isolation thermique et stimuler des solutions énergétiques. La stratégie énergétique allemande permet de développer une branche nouvelle faisant indissociablement intervenir plusieurs secteurs économiques et générant ainsi de nombreux emplois. L’innovation technique est encouragée, une industrie restant localisée dans le pays fabrique de nouveaux matériaux (isolants, pompes à chaleur performantes, utilisation de la géothermie, etc), et le secteur tertiaire fait preuve d’inventivité et même d’audace (immeubles chauffés grâce à des algues). Le résultat final bénéficie en outre à tout

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un chacun puisque son logement ou son entreprise ainsi construite ou équipée sera énergétiquement bien moins dispendieuse. La réponse de la France à l’annonce de l’abandon de l’énergie nucléaire par l’Allemagne a été de diffuser massivement aux médias la fausse « information » que ce pays devait importer de l’électricité provenant des centrales nucléaires françaises. Il est vrai cependant qu’un accident nucléaire majeur en France, risque, lui aussi, de stimuler l’emploi en utilisant des chômeurs- liquidateurs et aussi l’inventivité des ingénieurs formatés par nos grandes écoles élitistes, qui lutterons avec le bon sentiment exacerbé de sauver des vies, lorsqu’ils devront peut-être (après les Etats-Unis, l’Ukraine et le Japon) faire face à ce type d’ « incident ».

Lorsque l’on observe l’ensemble de photographies de notre planète prise par le satellite américain Suomo NPP durant la nuit, l’entrelacs de lumières intenses illuminant certains continents démontre visuellement l’effroyable gaspillage d’énergie auquel nous nous livrons. De même les relevés infrarouges qui sont effectués dans certains quartiers et villes, montrent que nos habitations laissent échapper dans l’atmosphère d’énormes quantités d’énergie calorique à défaut d’une isolation thermique suffisante. On peut aussi voir les immenses flammes dégagées pendant des années par le gaz naturel brûlé dans les torchères situées au-dessus des puits de pétrole en l’absence de planification préalable et de rentabilité suffisante de son exploitation.

Ces quelques exemples très simples ne sont pas de jolies et spectaculaires photographies, mais autant de ressources non renouvelables que nous transformons en lumière (en grande partie) pour rien.

Enfin, ce ne sont pas les sources non conventionnelles de

pétrole qui règleront cette problématique. Il règne une certaine confusion, là aussi parfois entretenue volontairement, au sujet de la nature et de l’exploitation des sources non conventionnelles d’énergies fossiles, l’exploitation des gaz de schiste faisant actuellement l’objet de vifs débats.

Les sables bitumineux :

Par souci de simplification, on range les sables asphaltiques de l’Alberta au Canada, qui contiennent un bitume pâteux ou solide, avec les pétroles bruts extra lourds, très visqueux et liquides, de la ceinture de l’Orénoque au Venezuela dans la même catégorie. Il existerait également des gisements plus petits de tels sables dans la région du fleuve Oleniok, au nord-est de la Sibérie, au Tatarstan (proche de la ville de Kazan) et dans une cinquantaine de pays. A Madagascar, la multinationale pétrolière Total a effectué 130 forages à Bemolanga, dans la région de Mekaly et à Tsimiroro en signant un contrat d’exploitation lui réservant 99% des revenus de l’éventuelle extraction des bitumes, et octroyant généreusement 1% au gouvernement malgache.

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Au Canada, les gisements contiennent environ 10 à 12% de bitume dont la récupération nécessite une séparation avec les 80 à 85% de sable, dans de gigantesques centrifugeuses alimentées en eau chaude et en vapeur. Le bitume ainsi récupéré n’est pas véritablement du pétrole, et il est donc soit mélangé avec du pétrole léger provenant d’autres sites, soit transformé chimiquement en 3 étapes : le chauffage avec des solvants (cokéfaction), l’ajout d’hydrogène provenant lui-même de gaz naturel (hydrocraquage), puis l’extraction du soufre, de l’azote et de l’oxygène (hydrotraitement). Ces procédés ont un prix de revient particulièrement onéreux et nécessitent une infrastructure industrielle tellement lourde que seule une envolée du prix du pétrole classique permet un tant soit peu de rentabiliser. La production d’un baril d’équivalent pétrole revient à 36 dollars, et à 4 dollars pour du pétrole classique extrait en Arabie Saoudite. Le coût énergétique est tout aussi conséquent : 23% de l’énergie contenue dans un baril de pétrole est nécessaire pour produire un baril issu des sables bitumineux (contre 6% pour le pétrole classique).

Un autre moyen technique est également utilisé pour extraire le bitume dans des gisements enfouis plus profondément, l’extraction in situ. Il consiste à creuser un ou plusieurs puits, à y injecter de la vapeur sous pression qui liquéfie le bitume, puis à pomper le tout. Le taux de récupération du bitume varie de 20 à 40% selon les techniques (CSS ou SAGD). Les forêts ne sont plus totalement rasées, mais le bilan énergétique et environnemental reste encore très couteux.

Bien évidemment ce coût de revient calculé par l’industrie pétrolière ne tient aucun compte du coût environnemental. Avant même l’extraction de ces sables à partir de la surface, le procédé de l’extraction minière nécessite de raser des milliers de kilomètres carrés de forêt boréale (3.000 km2 à ce jour, et possiblement 149.000km2 soit la superficie du Bangladesh). Les zones humides et les tourbières sont éliminées. On prélève d’énormes quantités d’eau dans les cours d’eau et nappes phréatiques (environ 350 millions de m3 d’eau/an), qui sont ensuite rejetées dans de gigantesques bassins de rétention d’une surface de 170 km2 en 2010. Ces bassins sont tellement saturés de produits toxiques, hydrocarbures et métaux lourds qu’un simple contact suffit à tuer un oiseau. De plus les fuites de ces bassins distribuent l’eau contaminée dans l’ensemble du bassin hydrographique de la région jusqu’à la mer. Les rejets atmosphériques de dioxyde de soufre et d’oxyde d’azote accroissent les pluies acides et l’acidification des lacs. Le processus d’extraction génère également de gigantesques quantités de gaz à effet de serre (190kg pour un baril). Un institut canadien, l’Institut Pembina a calculé que l’exploitation des sables bitumineux augmente de 28% les émissions de gaz à effet de serre du secteur pétrolier entre 2005 et 2020 (*source : Sarah Dobson, Nathan Lemphers, Stenven Guilbeaud. Risques bitumineux : les conséquences économiques de l’exploitation des sables bitumineux au Canada, Institut Pembina et Equiterre, novembre 2013). Le fait que le gouvernement canadien se soit retiré du protocole de Kyoto le 12 décembre 2011 manifeste la volonté politique actuelle de ce pays. Celle de contribuer activement à l’augmentation de l’effet de serre planétaire

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et à la montée des eaux en favorisant la fonte des glaces polaires. Sait-on jamais : l’extrême nord du Canada, une fois débarrassé de ses glaces, pourrait révéler de nouveaux champs pétrolifères et des ressources minières…

Et puisqu’il faut une titanesque dépense énergétique pour obtenir du pétrole, Madame Denise Carpenter, présidente de l’Association Nucléaire Canadienne a présenté avec beaucoup d’enthousiasme sa solution au gouvernement (*source : Les petits réacteurs nucléaires et la mise en valeur des sables bitumineux de l’Alberta, une allocution présentée lors du Sommet sur l’infrastructure d’exploitation des sables bitumineux, Calgary, 31 août 2011). La construction de plusieurs réacteurs nucléaires modulaires de 300 à 700MW permettrait de fournir l’énergie nécessaire tout en diminuant les gaz à effet de serre…

Cet idéal de centrales nucléaires parsemant la planète, que j’évoquerai plus amplement dans le chapitre consacré au nucléaire civil n’est pas nouveau. En 1989 déjà, l’IAEA (International Atomic Energy Agency) prévoyait : « certaines des centrales nucléaires de la prochaine génération sont déjà pratiquement au point et capables de produire de la vapeur industrielle aux températures et aux pressions nécessaires à l’extraction des pétroles lourds et à leur traitement (nda : au Canada et au Venezuela), ouvrant ainsi la voie à des applications toutes nouvelles de l’énergie nucléaire dans l’industrie pétrolière » (*source : L’énergie nucléaire et la récupération des pétroles lourds, de Hernan Carvajal-Osorio, magasine de l’IAEA, bulletin 313).

Je laisse à chacun le soin d’apprécier : certains se féliciteront de cet exercice de pragmatisme technocratique. D’autres voudront peut-être vomir.

Les schistes bitumineux et gazeux :

Ce type de ressource non renouvelable est d’emblée un méli-mélo de confusions en tous genres. Tout d’abord il ne s’agit ni de schistes ni de bitume. Le schiste est défini par la géologie comme une roche métamorphique, c’est-à-dire une roche qui a subi une transformation minéralogique et structurale par suite de l’élévation de pression et de température. Alors que les schistes bitumineux n’ont pas de définition géologique propre, car il en existe différentes variétés. Ils ne sont pas non plus bitumineux puisque le bitume provient de la dégradation du pétrole, alors que les schistes bitumineux contiennent du kérogène qui est une substance intermédiaire entre la matière organique et le charbon, le pétrole et le gaz. Les conditions de temps, de pression et de température n’ont pas permis de transformer cette substance en combustible fossile. Le kérogène qui a été récupéré doit être chauffé pour permettre sa distillation en gaz et en huile de schiste, cette dernière étant un pétrole non conventionnel. Il faut ensuite raffiner cette huile pour en extraire le soufre et autres impuretés. Le bilan énergétique de l’exploitation minière des schistes bitumineux est particulièrement médiocre, du fait de l’énergie nécessaire au chauffage du kérogène et à la transformation de l’huile. De plus, ce procédé est polluant, en dégageant notamment des composés soufrés dans l’atmosphère (pluies acides) et des gaz à effet de serre. Il faut

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également gérer de grandes quantités de déchets toxiques qualifiés de cendre.

Quand au gaz, un amalgame entre plusieurs catégories pourtant

bien distinctes se produit parfois, même si la technique d’extraction est très souvent la même :

Le tight gas a migré hors de la roche mère vers une roche ayant une très faible perméabilité. On l’exploite en augmentant artificiellement la perméabilité du réservoir au voisinage du puits pour faciliter la récupération du gaz, en utilisant la fracturation hydraulique. Ce type de gaz est parfois appelé gaz de réservoir compact.

Le coal bed methane ou aussi coal seam gas est essentiellement du méthane dans des veines de charbon qui constitue la roche mère, formé par la décomposition de la matière organique. Le gaz est fixé chimiquement sur les molécules de matière organique, et parfois aussi dans de petites poches au sein de la veine de charbon. On l’appelle aussi gaz de houille ou gaz de couche, et les poches de gaz libre furent la terreur des mineurs de charbon à cause des « coups de grisou ». L’exploitation commence par le « dewatering » car il faut retirer d’importantes quantités d’eau pendant 2 à 4 ans. Ce qui fait baisser la pression dans le filon de charbon et permet au gaz d’être récupéré dans le puits. Depuis quelques années, on creuse également des forages horizontaux qui suivent la veine de charbon à partir du puits vertical, en injectant des fluides sous pression grâce à des techniques de fracturation semblables à celles de l’extraction du gaz de schiste.

Le gaz « de schiste » (shale gas) proprement dit est constitué de petites particules de gaz naturel piégées dans les porosités de la roche mère, essentiellement des roches argileuses ou marneuses qui donnent l’apparence du schiste. On peut également trouver des particules de pétrole dans la roche mère imperméable, ou encore des mélanges de proportions variables de pétrole et de gaz.

Une même terminologie est utilisée en France pour définir plusieurs types très différents de ressources et de modalités d’exploitation. On peut incriminer un problème de traduction de termes utilisés aux Etats-Unis, mais la confusion terminologique est aussi parfois bien utile à certains hommes politiques, surtout lorsqu’ils se font les porte-paroles de lobbys industriels.

Une seule technique est actuellement utilisée pour extraire le gaz de schiste et le gaz de réservoir compact, la fracturation hydraulique, qui se généralise également de plus en plus pour le gaz de houille. Son principe consiste à construire un ou plusieurs puits verticaux jusqu’à la roche mère et ensuite un réseau de galeries horizontales. La technique des puits multiples se généralise avec des séquences de 6 à 16 puits rangés en parallèle, espacés de 5 à 8 mètres au centre d’un réseau de forages horizontaux, chacun d’une longueur de 1 à 2 km. Il faut en moyenne 3,5 ensembles de puits par kilomètres carré.

La roche qui contient le gaz naturel étant soit imperméable (tight gas), soit poreuse (houille, schiste), il faut la briser en y injectant un fluide sous haute pression essentiellement composé d’eau à laquelle on mélange des grains de sable ou des microbilles de céramique et des

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dizaines de produits chimiques, choisis parmi au minimum 800 références. Plus on injecte ce fluide, plus les fissures de la roche s’élargissent et se répandent. Les microbilles empêchent les fractures produites par la pression du fluide de se refermer, en créant des réseaux poreux qui sont autant de chemins permettant au gaz d’être théoriquement récupéré. Les très nombreux produits chimiques sont des biocides, des lubrifiants, des détergents, destinés à augmenter la quantité de gaz récupérable. La pression du puits est ensuite abaissée de sorte que le différentiel de pression entraîne l’écoulement et la récupération des fluides et du gaz vers le puits. A la surface un séparateur eau-gaz permet la récupération d’une part du gaz, selon un taux de 20 à 40% de l’ensemble de la ressource souterraine, et d’autre part entre 15% et 70% des fluides initialement injectés. L’opération peut se répéter plusieurs fois, et les re-fracturation durer 5 ans, avec une rentabilité fortement décroissante.

Les producteurs et les utilisateurs des produits chimiques

mélangés à l’eau ont longtemps refusé de donner la moindre information sur la composition et le teneur de leurs mélanges, en invoquant le secret industriel. La loi sur la politique énergétique, conçue par Dick Cheney, ancien pdg d’Halliburton, fut votée aux USA en 2005 et exemptait explicitement la fracturation hydraulique de toutes les législations protégeant l’environnement et notamment celles relatives à la qualité de l’eau et de l’air (Safe drinking water act, clean air act et clean water act). Ce n’est que le 16 avril 2011 que la Chambre des Représentants a publié un rapport inventoriant les 2.500 produits chimiques utilisés par ce procédé, comprenant plusieurs dizaines de substances dangereuses et/ou cancérigènes et mutagènes comme par exemple le benzène, le formaldéhyde, le xylène, l’éthyl-benzène, le trichlorure d’aluminium, le nitrite de sodium, l’hexane, l’acide sulfurique, le toluène, des borates, le phénanthrène, etc. De plus la zone souterraine de fracturation se comporte comme un réacteur chimique (pression et températures élevées) dans lesquels un certain nombre de ces substances chimiques interagissent pour former de nouveaux composés, dont notamment du 4-NQO que les chercheurs utilisent en laboratoires pour déclencher chez les rongeurs des cancers de la cavité buccale et de la langue. (*source : L’exploration et l’exploitation des huiles et gaz de schiste ou hydrocarbures de roche-mère par fracturation hydraulique, de André Picot, décembre 2012, Association toxicologie-chimie).

La fracturation hydraulique utilise de 12 à 20 millions de litres d’eau par puits (* source : Institut National de Santé Publique du Québec, novembre 2010). La majeure partie de l’eau récupérée n’est pas réutilisable, et cette soupe toxique doit être entreposée dans des lagunes en vue de son évaporation, relâchant au passage notamment du benzène, très volatil. Puis l’eau polluée est acheminée par des norias de camions soit dans un centre de retraitement soit elle est réinjectée dans des couches géologiques profondes dont rien ne garantit qu’elle ne remontera pas un jour ou l’autre pour se mélanger avec les nappes phréatiques. Le retraitement de ces eaux s’avère

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extraordinairement difficile, compte tenu des centaines de substances chimiques qu’elles contiennent. C’est ainsi que Roy Hiden, un dirigeant d’Halliburton a déclaré dans le journal Houston Chronicle du 11 décembre 2009 : « Nous sommes encore au tout début des recherches pour trouver une façon de recycler ces eaux polluées ». D’après certaines sources non officielles, seuls 5% de l’eau polluée est recyclée.

Le creusement d’un seul ensemble de 6 puits génère 830 m3 de remblais. Chacun de ces ensembles occupe une surface de 1,5 ha à 2 hectares de terre. Il faut également construire un réseau supplémentaire très dense de routes desservant les ensembles de puits, les puits d’évacuation d’eau polluée, les usines de traitement du gaz. Un incessant ballet de centaines de camions-citernes encombre les routes, traverse des villes et villages ; d’inévitables accidents déversent des centaines de mètres cubes d’eau polluée sur les bas-côtés des routes. Une étude commandée par l’Etat de New York en 2009, estime qu’il faut entre 4.300 et 6.600 rotations de camions par série de 6 puits, pour une seule campagne de fracturation.

Pour obtenir un bilan des gaz à effet de serre liés au gaz de schiste, il est nécessaire de prendre en considération les rejets de CO2 lors de la combustion du gaz, les rejets et fuites de méthane lors de l’exploitation des puits, mais aussi les dépenses énergétiques liées au processus d’exploitation. L’opération d’injection sous pression nécessite 110.000 litres de gasoil pour une série de 8 puits. L’excédent de gaz sera brûlé, jour et nuit, par des torchères, stérilisant 1 hectare de terre par torchère, et dégageant des gaz à effet de serre. Une opération complète de fracturation dégage de 348m3 à 438 m3 de gaz à effet de serre (méthane) par puits. (*source : De la fracturation hydraulique, collectif, 16 juin 2011, www.stopaugazdeschiste07.org/IMG/pdf/De_la_fracturation_hydraulique.pdf). Pour des experts de la National Oceanic and Atmospheric Administration (NOAA) le taux de fuite atteint jusqu’à 9 % du gaz récupéré, mais la majeure partie des experts s’accordent sur une moyenne de 4%. Ce qui est supérieur au bilan carbone de l’exploitation du charbon (3,2%). Et le gaz rejeté est essentiellement du méthane, dont l’effet sur le changement climatique est 25 fois plus puissant que le CO2.

L’eau polluée et le gaz récupéré drainent aussi des radioéléments tels que le radon, le radium et le thorium dans des proportions qui dépassent parfois 200 fois le seuil normal (*source : Impacts of shale gas wastewater disposal on water quality in western Pennsylvania, de Nathaniel Warner et autres, in American Chemical Society, Environmental science and technology, 2 octobre 2013). Cette forte radioactivité se retrouve dans les réseaux de distribution d’eau, et des prélèvements ont trouvés une radioactivité excédant d’un facteur 1.000 les normes admises pour l’eau potable.

Enfin, Monsieur Anthony Ingraffea, un ingénieur et professeur

en génie civil, qui a aussi travaillé pour la multinationale Schlumberger, a consacré de nombreuses années à modéliser par ordinateur le

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comportement des roches lors de la fracturation hydraulique. Il a découvert que le « schiste » était déjà fortement fracturé naturellement et que les fissures ouvertes ou élargies par la pression rejoignent un complexe système de cassures naturelles (diaclases). Nombre de ces failles sont verticales et une partie du méthane libéré dans la zone de fracturation est ainsi libéré vers le haut, c’est-à-dire vers l’eau des nappes phréatiques supérieures (système chaotique non linéaire). C’est ainsi qu’en approchant un simple briquet d’une eau pompée dans certaines nappes phréatiques américaines, l’on a provoqué de petites explosions de gaz : du feu naissait à partir l’eau ! (*note bibliographique : Gasland, un film documentaire de Josh Fox, 2011). Plus grave encore : la fragilisation du sous-sol causée par la fracturation hydraulique produit des tremblements de terre. C’est ainsi qu’un séisme de magnitude 5,7 frappa la ville de Prague (Oklahoma, USA) le 6 novembre 2011. Ce tremblement de terre fut ressenti dans 17 états américains, détruisit plusieurs habitations, fit deux blessés et fut suivi de nombreuses répliques (*source : Le Monde du 29 mars 2013, Quand le gaz de schiste fait trembler la terre, de Stéphane Foucart). Les forages ont été suspendus en juin 2011 en Angleterre, près de la ville de Blackpool, après une série de plusieurs petits tremblements de terre lors d’une opération de fracturation hydraulique. Deux articles scientifiques, notamment d’un géologue américain dépendant de l’United States Geological Survey, mettent directement en évidence la responsabilité de la fracturation hydraulique dans le déclenchement de nombreux tremblements de terre aux USA (*sources : Injection-induced earthquakes, de William L. Ellsworth, in Science, 12 juillet 2013 ; Enhanced remote earthquakes triggering at fluid-injection sites in the Midwestern United States, de van der Elst, Savage, Keranen, Abers, in Science, 12 juillet 2013). En France, des tremblements de terre directement liés à l’exploitation de gaz de schistes à proximité de centrales nucléaires vieillissantes pourrait constituer un scénario idéal de film catastrophe…

Le coût total de réalisation d’un puits horizontal de gaz de schiste

s’élève entre 4 et 4,5 millions de dollars aux Etats-Unis, et jusqu’à 10 millions pour les forages les plus profonds et délicats. Au Canada, qui doit importer du matériel et du personnel spécialisé, un puits coûte entre 7 et 8 millions de dollars. Un puits de gaz de schiste s’épuise de 63% à 85 % durant la première année d’exploitation, car les industriels poussent la productivité pour éviter que les fuites dans les diaclases deviennent trop importantes. Afin de maintenir le niveau de production, il est donc nécessaire pour l’exploitant de creuser d’autres puits, dans une spirale d’escalade équivalente à l’escroquerie de Bernard Madoff, le système de la chaîne de Ponzi. Or la production globale va stagner vers 2020-2023 avant de commencer à décliner, malgré le forage de 43.000 nouveaux puits. En outre, selon un schéma économique classique, l’abondance de l’offre de gaz a pour effet de diminuer son prix. C’est ainsi que le prix du million de BTU (British Thermal Unit – une unité d’énergie équivalente à 0,293 WH) est passé de 8 dollars à 3,2 dollars actuellement, pour un seuil de rentabilité variant entre 4,5 et

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6 dollars, selon les puits. Ajoutons à cela le coût de l’eau (3 barils d’eau pour 1 baril de gaz), ainsi que le coût environnemental qui n’est bien évidemment jamais pris en considération par les industriels puisqu’il est en grande partie pris en charge par différents organismes publics, ces derniers étant traditionnellement accusés d’entraver le fonctionnement des entreprises. Concernant l’emploi, chaque puits crée 3,7 emplois directs, essentiellement non qualifiés, alors que l’on en avait annoncé dix fois plus. (*source : Exaggerating the employments impacts of shale drilling : how and why, de Franck Mauro, Wood, Mattigly, Price, Herzenberg, Ward, in Multi-state shale research collaborative, Pennsylvania budget and policy center, november 2013). Il faut donc 2.700 puits pour créer 10.000 emplois.

Même les industriels des hydrocarbures commencent à avouer publiquement que le gaz de schiste n’est pas rentable économiquement. Monsieur Rex Tillerson, ancien pdg d’Exxon Mobil, déjà cité, a ainsi déclaré sur les gaz de schiste : « Nous sommes tous en train de perdre nos chemises aujourd’hui. Nous ne faisons pas d’argent. Tous les signaux sont au rouge ». (* source : intervention au Council of foreign relations du 27 juin 2012, in The Wall Street Journal). Christophe de Margerie, pdg de la multinationale Total, a récemment décidé de limiter ses investissements sur le gaz de schiste du Texas, en raison de ses pertes financières. Les fabuleux gaz de schiste de Pologne, qui avait annoncé des réserves de 5 trillions de mètres cubes réévaluées à 800 milliards de m3, ont été abandonnés par Exxon, Talisman, Marathon Oil , ENI et Total, le projet n’étant pas économiquement viable pour ces industriels. L’organisme de contrôle du Dow Jones a publié une mise en garde sur une possible bulle financière due à l’exploitation du gaz de schiste, et à l’endettement des exploitants.

Comme une vieille rengaine, lorsque l’on démontre les dangers d’une technique d’exploitation, certains industriels (et leurs hommes politiques affiliés) brandissent alors une nouvelle technique révolutionnaire, évidemment exempte de tout danger. L’exploitation du gaz de schiste n’en fait pas l’économie puisque l’on évoque des techniques de fracturation au propane, ou à l’heptafluoropropane (non inflammable), ou le fracking sans eau (à l’hélium sous pression). Toutes ces techniques sont encore au stade de la réflexion et non de la réalisation. Remarquons que la fracturation à l’heptafluoropropane est développée par l’entreprise EcorpStim, dont le directeur général est Monsieur John Trash ; la fracturation à l’hélium, elle, est développée par l’entreprise chinoise nommée Chimera Energy Corp. Le proverbe latin « Nomen is omen » (le nom est présage) reste toujours aussi pertinent…

Quand à la dégradation, voire la désertification des paysages par

assèchement des nappes phréatiques et à l’aspect symbolique du procédé, cela n’intéresse pas grand monde lorsqu’on a le regard écarquillé devant les hypnotiques et nébuleuses perspectives de profit, d’emploi, de reprise économique. Monsieur Arnaud Montebourg, fervent partisan du gaz de schiste et de l’énergie nucléaire, n’a que faire de

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forêts et de champs dévastés, même si ce sont ces mêmes paysages qui attirent tant de touristes dans notre pays. Stimuler l’emploi revient surtout à former quelques milliers de chauffeurs routiers et de foreurs de puits, qui devront se reconvertir et déménager 15 ans plus tard, alors que l’on diminuera en parallèle les investissements sur les énergies renouvelables.

La terre, elle, sera brisée, cassée, déchirée, disloquée, en surface et en profondeur. L’eau sera souillée, contaminée, empoisonnée, corrompue jusqu’à en faire jaillir du feu. L’atmosphère sera chaude, très chaude. Ce n’est pas cela qui caractérise la paix avec la planète qui nous abrite et nous alimente.

Les métaux et autres matières minérales On sait qu’il existe théoriquement des réserves importantes de

métaux rares et de terres rares dans la croûte terrestre. Mais leur répartition et leur très faible concentration ne permet pas techniquement, énergétiquement et économiquement de les extraire. Seuls les métaux concentrés par minéralisation géochimique peuvent être exploités du fait même de leur concentration. Parmi ces minéraux exploitables on prend habituellement en considération 3 niveaux de ressources, selon la règle dite des « 3P » : les réserves prouvées sont celles qui sont avérées et dont on connait le tonnage, les réserves probables sont des ressources dont on a prouvé l’existence mais dont l’étendue est incertaine, et enfin les réserves possibles sont hypothétiques et leur existence même demeure incertaine, notamment compte tenu de contraintes technologiques.

Des études très récentes ont montré que l’humanité avait extrait les 2/3 de la totalité des concentrations exploitables de métaux, en se focalisant essentiellement sur les gisements les plus faciles d’accès. Ce qui signifie que la concentration moyenne des minerais diminue, et qu’il faut commencer à exploiter les gisements plus pauvres. Il faut également savoir qu’environ 10% de l’énergie primaire mondiale (soit 8 % du pétrole, du charbon et du gaz) est employée pour extraire et raffiner les métaux. Et l’exploitation de gisements dont la concentration est faible utilise une quantité d’énergie inversement proportionnelle aux métaux extraits. De plus les ¾ des minéraux extraits chaque année bénéficient à environ 20% de la population mondiale, sachant que les Etats-Unis, et l’émergence de pays comme l’Inde, la Chine, le Brésil ont doublé la production mondiale de métaux durant les 20 dernières années. (*note bibliographique : Quel futur pour les métaux ? de Philippe Bihouix et Benoît de Guillebon, EDP Sciences, 2010). Beaucoup de matériaux sont rares et des géologues ont effectué des projections des réserves connues disponibles de métaux à partir du niveau actuel de consommation. Ces chiffres sont bien entendu purement indicatifs et dépendent de nombreux facteurs susceptibles de variations : nouvelles découvertes, estimations erronées des gisements, variation de l’activité économique, évolution de la consommation, secrets stratégiques, émergence de nouvelles technologies d’extraction, apparition de nouveaux besoins, spéculation

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boursière sur les matières premières, guerres locales, etc. Or il est particulièrement inquiétant de constater que, en ce domaine également, l’horizon de la disparition de certains gisements ne se chiffre pas en milliers d’années, mais pour certains d’entre eux en quelques dizaines d’années seulement.

Un rapport a été établi en 2010 pour la Commission Européenne par un groupe de recherche associant des bureaucrates, politiques, industriels et universitaires (*Note bibliographique : Critical raw materials for the EU, Report of the ad-hoc working group defining critical raw materials, 30 july 2010). Ce rapport identifie 41 matières minérales qui présentent un danger critique d’approvisionnement pour l’Union Européenne d’ici quelques années, dont une vingtaine risquent de poser d’importants problèmes à l’industrie dans un futur proche : antimoine, béryllium, cobalt, spath fluor, gallium, germanium, graphite, indium, magnésium, niobium, platine, palladium, iridium, rhodium, ruthenium, osmium, les terres rares, tantale, tungstène. (*source : http://ec.europa.eu/enterprise/policies/raw-materials/files/docs/report-b_en.pdf).

Evoquons quelques exemples de minéraux dont l’extraction à grande échelle sera terminée dans un futur très proche :

Pour l’un d’entre eux l’exploitation a déjà cessé : la cryolithe. La cryolithe est un fluorure double d’aluminium et de sodium qui sert dans le cycle de la production de l’aluminium, dans les industries du verre et de la céramique. Sa dernière mine, située au Groenland, a été fermée dans les années 80. Les industriels sont obligés de produire artificiellement de la cryolithe à partir de tétrachlorure de silicium.

Le terbium est un élément chimique (symbole Tb, numéro atomique 65) qui est utilisé dans les lampes à basse consommation, les tubes cathodiques, les lampes fluorescentes, les aimants permanents, dans les secteurs de pointe utilisant des technologies de haute fréquence et des micro-ondes. Sa disparition avait été initialement prévue en 2012, puis repoussée en 2016.

L’indium, un autre élément chimique (symbole In, numéro atomique 49) est massivement utilisé pour les écrans LCD, les écrans tactiles d’ordinateurs portables, les téléphones portables, les fibres optiques, etc. Sa disparition est prévue pour 2025.

Le gallium (symbole Ga, numéro atomique 31) est utilisé dans les télécommandes infrarouges, les leds, les lecteurs/graveurs de CD, DVD, blue ray, disques durs, et en général dans l’industrie des semi-conducteurs. Sa disparition est prévue pour 2020.

Voici quelques autres dates de fin d’exploitation des réserves de différents métaux et minéraux : 2018 pour le hafnium, 2021 pour l’argent métal, 2022 pour l’antimoine, 2023 pour le palladium, 2024 pour le chrome, 2025 pour le zinc, 2025 pour le strontium, 2026 pour l’or, 2028 pour l’étain, 2033 pour l’arsenic, 2038 pour le tantale, 2039 pour le cuivre, 2040 pour le cadmium, 2045 pour le germanium, 2047 pour le bore, etc. (*source : U.S. Geological survey, National mineral information center, www.minerals.usgs.gov/minerals/pubs/commodity) .

Bien entendu la fin de l’extraction de ces minéraux à partir de gisements ne signifie aucunement leur disparition totale. Tout d’abord, il

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faut rappeler que certains gisements très prometteurs, comme les nodules polymétalliques que l’on peut trouver au fond de certaines zones océaniques ne sont pas exploités. Mais leur valorisation pose encore bien des problèmes d’ordre technique, environnemental et de dépense énergétique. Par ailleurs, les ressources minérales sont utilisées pour construire une multitude d’objets grands et petits, dont certains sont immobilisés durant de longues périodes (poutrelles d’acier des bâtiments, rails de chemins de fer par exemple), alors que d’autres ont un cycle de vie beaucoup plus court (objets de consommation courante comme les téléphones portables, ordinateurs, boîtes de conserves, etc.). Certains de ces objets sont recyclés et l’on récupère une partie plus ou moins importante de leurs constituants de base. Mais, encore une fois et jusqu’à très récemment, le recyclage ne constituait qu’une préoccupation très secondaire dans le système de production. C’est pourquoi il est encore très imparfait : le taux de récupération reste encore particulièrement faible, et une importante partie de ces matières est tout simplement brûlée pour générer de l’énergie électrique. Si les différents matériaux sont insuffisamment classés, leur combustion est un moyen de recyclage qui relève davantage du gaspillage que de la récupération. De plus il pose une autre difficulté, à savoir le sort des résidus toxiques de la combustion, tant solides que gazeux. Ce n’est que très récemment qu’un nombre croissant de constructeurs de nouveaux produits commencent à intégrer le concept de recyclage en amont, lors de l’élaboration de l’objet en question. Il reste cependant à faire quelques efforts : un rapport du PNUE (Programme des Nations-Unies pour l’Environnement) indique que 33 métaux sur un total de 60 étudiés ont un taux de recyclage inférieur à … 1%. (*Source : Recycling rates of metals. A status report, du Prof. Thomas E. Graedel, UNEP 2011). Et cela dure depuis 200 ans…

On peut dès lors constater qu’il n’est plus possible d’utiliser les ressources non renouvelables au même rythme de l’incroyable dilapidation qui en est faite actuellement, sous peine d’un sevrage brutal et drastique. Il est important et urgent de repenser totalement le cycle de production en y intégrant le recyclage en tant que principe primordial du processus industriel, même si le recyclage n’est qu’une solution transitoire qui ne fait que permettre de reculer la pénurie. Mais un nombre important de fabricants fait exactement l’inverse en privilégiant la consommation à tout prix, en favorisant le gaspillage par l’intermédiaire du procédé de la mort programmée des objets (*note bas de page : L’obsolescence programmée est un ensemble de procédés et de techniques industriels, de choix de matériaux, qui ont pour objectif de raccourcir la probabilité de la durée de vie d’un appareil, et de faire en sorte que le coût de réparation soit légèrement inférieur au coût de remplacement par un appareil neuf, rendu encore plus attractif par un marketing jouant sur l’effet de nouveauté. Le consommateur est ainsi fortement incité à jeter un appareil plutôt que de le réparer).

Les matières plastiques :

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Une part significative du pétrole sert à fabriquer différentes sortes de plastique, bien que cette activité ne représente qu’une des branches de l’industrie pétrochimique : environ 8% du pétrole extrait annuellement sert à produire 288 millions de tonnes de plastique (chiffres pour 2012 de la fédération de producteurs de plastique, PlasticsEurope). Les 2/3 de cette production servent pour les emballages, soit en extrapolant à l’ensemble de la planète, 170 millions de tonnes/an de plastiques d’emballages destinés à être jetés après l’unique ouverture d’un colis. Pour ceux qui ont besoin d’images spectaculaires, les déchets plastiques représentent chaque année l’équivalent en poids d’un alignement de 28.000 Tour Eiffel sur une longueur de 3500 kilomètres. Au-delà des chiffres, ceux qui voyagent en Asie, en Afrique, en Amérique du Sud en-dehors des circuits soigneusement encadrés ne peuvent que contempler les bas côtés de routes, les arbres, les rivières, les paysages jonchés de millions de sacs colorés en plastique ; ils ont aussi respiré les fumées toxiques du plastique brûlé à l’air libre.

Car les matières plastiques sont d’emblématiques et encombrants symboles de notre société industrielle et consumériste. Souvent colorés, ils ont un impact visuel immédiat qui nous rappelle immédiatement quelques unes des conséquences indésirables du progrès, un témoignage que nous voudrions dissimuler : la pollution et les déchets. Les plastiques sont très peu dégradables, persistants durant des dizaines et même plusieurs centaines d’années. Et lorsqu’ils finissent par se désagréger, certains de leurs résidus sont des perturbateurs endocriniens, des métaux lourds, des colorants toxiques. Il importe donc de faire disparaître aussi complètement que possible cet encombrant partenaire accompagnant notre civilisation. La collecte et le recyclage de ces énormes quantités de plastique sont très inégaux selon les pays : 25% au Royaume-Uni, 20% en France, 5% aux Etats-Unis (qui produit 50 millions de tonnes/an), proche de 0% en Inde et en Chine (qui produisent à eux deux également 50 millions de tonnes/an). Partant de zéro, l’Inde et la Chine ne peuvent que progresser prochainement dans la récupération des déchets plastiques. A l’échelle européenne, 25,1% de ces déchets a été recyclé, 34,1% a été incinéré pour en récupérer de l’électricité (ce qu’on appelle la « valorisation » énergétique), et le reste soit 40,8% a été mis en décharge. Les déchets européens proviennent de 40% de plastiques d’emballage, et de 60% de plastiques à longue durée. Le record européen du recyclage plastique appartient à la Norvège avec 36,9%.

Les choses commencent à changer car les industriels de la chimie se regroupent avec des professionnels du recyclage afin de créer des filières de transformation des déchets en matières premières. C’est notamment le cas en France, avec la création fin 2011 de la 2ACR, l’Association Alliance Chimie Recyclage. Un article d’Olivier James, publié dans l’Usine Nouvelle du 15 juin 2012, explique l’intérêt de l’industrie chimique pour la valorisation de ces déchets : « Loin des considérations environnementales, si l’industrie chimique s’intéresse au recyclage, c’est avant tout pour des raisons économiques. Et si l’empreinte carbone peut diminuer au passage, tant mieux, mais là n’est

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pas le plus important. Un faisceau de facteurs poussent en effet ces industriels à trouver de nouveaux gisements de matières : raréfaction des matières fossiles, volatilité des cours des matières premières, diminution des capacités de production de la pétrochimie européenne, captation de certains déchets par des pays asiatiques… ». Même si l’intention première de ces industries est de continuer à produire, à défendre leurs profits, et non à préserver l’environnement, elles prévoient assez rapidement une situation de pénurie et cherchent à s’en prémunir en commençant à s’intéresser au recyclage. Les fabricants d’emballages plastiques européens réfléchissent également à la prévention, en s’attachant à réduire à la source la quantité de matière première dès la conception de leurs produits. De plus les industriels du secteur militent auprès de la Communauté Européenne pour l’interdiction totale du dépôt de plastique en décharge d’ici 2020 en Europe. Cette interdiction existe déjà en Allemagne, mais PlasticsEurope estime la réalisation effective de ce projet pour 2037. Mais les choses ne sont pas si simples.

Tout d’abord il existe de nombreux types différents de matières plastiques, classés en 6 catégories, dont certains peuvent être réutilisés, et d’autres non du fait de leur toxicité. Un système de marquage de chaque objet plastifié a été conçu en 1988 comprenant un code d’identification de chacune de ces 6 + 1 catégories. (*Note de bas de page : 1 = PET, dangereux pour l’usage alimentaire ; 2 = PEHD, sans danger pour l’usage alimentaire, 3 = PVC, dangereux ; 4 = PELD, sans danger pour l’usage alimentaire ; 5 = PP, sans danger pour l’usage alimentaire; 6 = PS, dangereux ; 7 = O (pour Others), certains sont dangereux et d’autres, comme les bioplastiques, ne le sont pas). Les bouteilles en plastique, les sachets de cuisson sont fabriqués en PET (polytéréphtalate d’éthylène) et légalement considérés comme sans danger pour un usage alimentaire. La fabrication du PET utilise cependant un catalyseur, le trioxyde d’antimoine, dont des chimistes allemands ont établi que cette substance migrait dans les aliments (eau, jus de fruits, riz, etc.). (*Source : Contamination of canadian and european bottled watrs with antimony from PET containers, de Shotyk, Krachler, Chen, Journal of Environment Monioring, 8 février 2006). L’antimoine est un élément proche de l’arsenic, il est un puissant irritant gastro-intestinal considéré comme possiblement cancérigène par l’OMS (groupe 2B). Sa toxicité à long terme produit une irritation des voies respiratoires supérieures, des atteintes cardio-vasculaires, et dans certains cas des troubles digestifs et nerveux (* Source : Association toxicologie-chimie, http://atctoxicologie.free.fr/archi/bibli/antimoine.pdf).

Ensuite l’un des procédés utilisé massivement en tant que recyclage des plastiques est leur incinération (mélangés avec d’autres déchets industriels et ménagers), appelé « valorisation énergétique » puisqu’elle fournit de l’énergie thermique et de l’énergie électrique. Une directive de l’Union Européenne du 19 novembre 2008 fixe une hiérarchie entre les modes de traitement des déchets : tout d’abord la prévention au niveau de la production, puis le réemploi, le recyclage, la valorisation et enfin l’élimination. Jusqu’alors l’incinération était considérée comme un procédé d’élimination des déchets, mais elle

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peut atteindre le statut de valorisation lorsque les usines d’incinération dépassent certains seuils d’efficacité énergétiques (60 à 65%). C’est ainsi que l’incinération peut changer de catégorie et être considérée comme une ressource renouvelable. En effet, ce procédé permet la production d’énergie et la diminution du volume des déchets, et notamment des décharges. Ce faisant on néglige le fait que les matières plastiques sont des ressources fossiles non renouvelables, que l’incinération produit entre 0,3 et 2 tonnes de CO2 par tonne de déchet, ce qui représente plusieurs millions de tonnes de CO2 rejetés dans l’atmosphère. On ne prend pas en compte le coût énergétique de la collecte et du transport de ces déchets. On omet que les fumées contiennent encore, malgré les filtres, des oxydes d’azote, notamment responsables des pluies acides, des gaz acides (SO2 par exemple), des dioxines, des furanes, des nanoparticules (dont les études relatives à leur impact n’en sont encore qu’à leur balbutiement) qui finissent en partie dans notre organisme comme nous le verrons au chapitre suivant. On sous-estime la toxicité et le confinement des déchets ultimes.

A l’inverse, le plastique présente des avantages non

négligeables. A la fois très léger et résistant, il permet également de protéger la nourriture et d’allonger la durée de vie aliments frais, en association avec différentes sortes de gaz. Les emballages sous atmosphère modifiée (MAP) ralentissent l’oxydation des viandes et poissons, diminuent le développement des bactéries et moisissures dans les fruits et légumes. Son faible poids économise d’importantes quantités de carburant, puisque l’essentiel du transport de marchandises s’effectue encore par la route. A la fois souple et solide, il équipe les automobiles, avions, trains et bateaux en remplaçant certains métaux, et le gain de poids ainsi réalisé permet là encore d’économiser du carburant. Certains plastiques ont des propriétés isolantes particulièrement utiles dans l’industrie du bâtiment pour les châssis de fenêtres, l’isolation thermique, l’alimentation électrique, la tuyauterie. Une étude a comparé le coût écologique des sacs en papier et des sacs en plastique (*source : «L’impact du cycle de vie des emballages plastiques sur la consommation d’énergie et les émissions de GES en Europe», cabinet Denkstatt, 2010). Comme il l’a déjà été souligné le plastique utilise des ressources non renouvelables, alors que le papier, issu du bois dont on coupe déjà de grandes quantités, est une ressource essentiellement renouvelable malgré l’utilisation de colles. Il faut 220 litres d’eau pour fabriquer 1.000 sacs en plastique, et 3.800 litres d’eau pour 1.000 sacs en papier. Le cycle du sac en papier génère 1,6 fois plus de gaz à effet de serre que le plastique, et 2,7 fois plus d’énergie. En Europe, 70% du papier et du carton est recyclé, mais ce processus utilise de nombreux produits chimiques pour désencrer et défibrer. Nous avons vu que les sacs en plastique ne servent bien souvent qu’une seule fois, que leur recyclage est encore très partiel et leur incinération peu souhaitable. D’autres solutions techniques existent d’ores et déjà, comme les bioplastiques issus de ressources renouvelables et biodégradables. Ils sont considérés comme faisant

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partie du groupe des « autres plastiques » (code d’identification 7). La fabrication du PLA (acide polylactique) ou de l’acétone de cellulose est cependant plus chère, ce qui rend leur utilisation marginale puisque la rentabilité financière reste encore et toujours l’alpha et l’oméga de notre système de production. La part mondiale de l’ensemble des bioplastiques représente 0,1 % de l’ensemble du plastique produit chaque année.

Un amendement de loi a été déposé par la Ministre française de l’Ecologie visant à interdire la distribution de sacs en plastique non renouvelables dans les commerces à partir de 2016. Un lobby, la Fédération des entreprises du commerce et de la distribution (FCD et UNFD) a immédiatement réagi en précisant que cette mesure allait augmenter les prix des produits alimentaires et couter 300 millions d’euros aux commerçants, sans que ce chiffre ne soit justifié. D’après ce syndicat d’entreprises, « Entamer encore le pouvoir d’achat des Français, dans le contexte économique actuel, est irresponsable » (Le Figaro du 26 juin 2014). Par contre, continuer à envahir la planète avec des milliards de sacs en plastique est-il responsable ? On attend toujours la position de la FCD sur ce sujet…

La récente découverte d’un champignon en Equateur, dans ce

qui reste de la jungle amazonienne, va peut-être modifier les enjeux pour une catégorie de plastique, selon la manière dont il va être employé (*source : biodegradation of polyester polyuréthane by endophitic fungi, de Russel, Huang, Anand, American society of microbiology, 15 jullet 2011). Le Pestalotiopsis Microspora est capable de décomposer et de digérer les chaînes de polyuréthane dans un milieu anaérobie (c’est-à-dire un environnement dépourvu d’oxygène, comme par exemple les décharges d’enfouissement de déchets). Le polyuréthane (ou PUR) est un des nombreux plastiques inclus dans le code d’identification 7 (others), utilisé sous forme de mousses flexibles ou rigides, destinées à l’isolation des bâtiments, dans l’électroménager, l’automobile, l’ameublement et la literie, et sous forme de colles et de laques, des mousses d’emballage, etc. Il faut cependant tempérer tout triomphalisme Les recherches scientifiques destinées à faire de ce champignon un produit utilisable à grande échelle sur ce type de plastique devraient encore durer une vingtaine d’années. De plus il ne s’agit pas d’une solution universelle destinée à éradiquer l’ensemble du plastique usagé de la planète, comme certains titres de quelques médias l’ont trop rapidement proclamé. Car la production annuelle mondiale de polyuréthane représente uniquement entre 15 et 20 millions de tonnes.

En attendant que le coût de fabrication du plastique traditionnel augmente pour atteindre celui des bioplastiques biodégradables, plus de 100 millions de tonnes de plastique à très longue durée de vie terminent chaque année leur course dans les océans et contribuent à la formation du 7ème continent.

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Troisième partie : La tentation de l’extinction

« La Terre n’est pas en train de mourir, elle est en train d’être assassinée. Et ceux qui la tuent ont des noms et des adresses. » Utah Phillips

L’anthropocène et l’apparition du septième continent

Comme l’imagination de la civilisation dominante contemporaine n’a aucune limite, surtout lorsqu’elle se doit de célébrer son auto-glorification pathologiquement narcissique, nous avons aussi la possibilité de plier à notre convenance les ères géologiques. Le pléistocène a commencé il y a environ 2,6 millions d’années pour finir il y a 12.000 ans. Puis débute l’holocène, défini comme une ère géologique interglaciaire durant 10.000 ans. Bien que n’étant pas officiellement reconnue, nous sommes entrés dans une nouvelle ère géologique dénommée anthropocène depuis la fin du 18ème siècle. Cette ère est caractérisée par le fait que l’action humaine, depuis la révolution industrielle, est d’une telle puissance quelle prévaut dorénavant sur toutes les autres forces géologiques et naturelles s’exerçant sur l’ensemble de la planète. Cette ère géologique risque d’être la plus courte que la Terre aura connue. Des xéno-géologues et xéno-archéologues arrivant sur notre planète dans quelques dizaines de milliers d’années pourraient complètement manquer l’existence de l’homme, et ignorer notre précieuse arrogance de nantis qui nous parait à ce point fondamentale actuellement qu’on lui consacre une ère. Ils pourraient peut-être relever quelques une de nos traces grâce à l’augmentation générale de la radioactivité, à une période brutale de réchauffement climatique, et à une micro strate géologique contenant une grande concentration et diversité de molécules toxiques.

Pour marquer notre entrée dans l’anthropocène nous pourrions

la symboliser par une œuvre monumentale honorant le génie de l’Homme technologique. Ce chef d’œuvre devrait s’épanouir sur l’ensemble de la planète et célébrer le génie et les réalisations pratiques de notre évolution industrielle. De nature composite, il devra être présent sur la terre, la mer, l’atmosphère et l’espace afin d’en démontrer les multiples facettes.

En réalité, ce titanesque édifice existe déjà et une foule d’entre

nous continue à le bâtir jour après jour avec un enthousiasme assidu. Il s’agit du septième continent, un écrin de pollutions dans lequel nous enchâssons un joyau planétaire dont nous nous enorgueillissons d’être les maîtres.

Réchauffement climatique, pluies acides, trou dans la couche

d’ozone, grand nuage brun d’Asie, grande plaque de déchets du Pacifique et son alter ego de l’Atlantique, sous-produits de la fission nucléaire, désertification, génocide de la biodiversité animale et végétale, halo de débris de la « conquête » spatiale parsemant notre

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jardin planétaire sont autant de strophes de l’hymne au septième continent composé en hommage à l’Anthropocène.

Avec un peu de créativité et un soupçon d’ironie, des

paléontologues pourraient également actualiser le nom correspondant au genre humain actuel. Plutôt que de nous appeler des hommes doublement sages, à savoir Homo Sapiens Sapiens, nous pourrions proclamer que le monde est à notre image grâce à l’activité de notre cerveau, en devenant des Homo Cerebrosus.

(*Note : l’adjectif latin cerebrosus signifie : fortement affecté par la passion, puissante activité du cerveau qui s’échauffe aisément jusqu’à en devenir fou, enragé, insensé, fou, qui agit avec une force non maîtrisée).

Chapitre neuf : Quand l’Homme devient le destinataire final de ses propres déchets

« Primum non nocere » (« D’abord, ne pas nuire », Hippocrate)

De même que le tigre ou le requin, entre autres animaux carnivores, l’Homme est ce que l’on appelle un super prédateur. Cela signifie qu’il s’agit d’une espèce vivante se trouvant au sommet de la chaîne alimentaire. C’est ainsi que chaque être humain, du fait de sa consommation de nourriture et de liquides, concentre dans son corps toutes les substances et les métaux non éliminés par les espèces qu’il mange ou directement introduits par les produits fabriqués par l’industrie. Nous sommes, à des degrés divers, exposés à de nombreux polluants chimiques diffusés dans l’atmosphère et dans l’eau, dont nous ne prenons bien souvent conscience qu’à partir du moment où nous-mêmes ou nos proches sommes victimes de maladies graves. Car l’accumulation de tous ces déchets, que nous créons et que nous concentrons dans notre corps, n’est pas sans effets sur notre santé individuelle, ni sur notre avenir en tant qu’espèce.

o La pollution chimique s’est installée dans nos cellules

Revenons aux fondamentaux. La définition de la pollution que l’on trouve dans le dictionnaire Larousse précise qu’il s’agit d’une : « Dégradation de l'environnement par des substances (naturelles, chimiques ou radioactives), des déchets (ménagers ou industriels) ou des nuisances diverses (sonores, lumineuses, thermiques, biologiques, etc.). [Bien qu'elle puisse avoir une origine entièrement naturelle (éruption volcanique, par exemple), elle est principalement liée aux activités humaines] ». Le mot est absent au 18ème siècle et jusqu’à la seconde moitié du 19ème siècle, bien que la Révolution industrielle provoquait déjà de multiples nuisances, celles-ci n’étaient dénoncées que lorsqu’elles affectaient l’activité, l’emploi et la santé des hommes. L’environnement était négligé au bénéfice d’une conception exclusivement anthropocentriste et sociale. Le décret de 1810 institué

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par Napoléon sur la classification des établissements insalubres soumis à une autorisation administrative préalable n’a pas pour but de limiter le pouvoir des industriels, mais bien au contraire à les protéger contre les plaintes des ouvriers et des riverains dans un contexte visant à accélérer la modernisation et la puissance du pays (*source : L’élaboration de la nomenclature des établissements classés au XIXème siècle, ou la pollution définie par l’Etat, par Geneviève Massard-Guilbaud, Annales des Mines, Responsabilité et Environnement, 2011/2 numéro 62). A son origine, ce que l’on appelle actuellement la défense de l’environnement en France s’est donc en réalité construite dans le but de procurer aux industriels la licence administrative de rejeter librement des effluents toxiques et d’exploiter leur main d’œuvre en toute impunité. Ce n’est que vers les années 1870 que le mot « pollution » commence à être utilisé par les scientifiques, essentiellement pour désigner la détérioration de la qualité de l’eau. L’expression se diffuse peu à peu, mais c’est surtout dans les années 1960, grâce à Rachel Carson (précitée), que le terme de pollution devient très largement admis et prend son envergure en tant que combat politique. Par conséquent, si l’on prend un minimum de distance et si l’on considère que les symboles sont agissants, il n’est pas neutre de constater d’une part que les fondements historiques de la limitation de la pollution reposent d’abord sur la protection des intérêts des pollueurs. D’autre part la pollution, et par extension l’environnement, n’existent que comme corollaire à l’existence fondamentalement prioritaire de l’homme et de ses besoins. Il a fallu attendre les années 1970, avec James Lovelock et son Hypothèse Gaïa, pour considérer l’Homme, non plus comme le centre de l’univers, mais comme l’un des éléments faisant partie d’un système planétaire plus vaste. Ces considérations sont par ailleurs limitées à l’évolution de la pensée occidentale sur la question. Les peuples premiers n’ont que faire de telles théorisations : certains d’entre eux agissent de manière pratique et directe, depuis des millénaires, en utilisant avec parcimonie, intelligence et respect les ressources qu’ils considèrent comme étant mises à leur disposition dans le cadre d’une interaction, d’un échange, et non dans un rapport de domination.

Encore une fois, le propos de cet essai n’est pas de dresser une

liste exhaustive mais plutôt de choisir quelques exemples détaillés et caractéristiques des substances fabriquées par l’Homme depuis quelques dizaines d’années à peine. Des produits qui ont permis l’essor du confortable train de vie de notre société contemporaine, dont l’utilisation a donné naissance à des standards que nous considérons comme un dû et que beaucoup de peuples moins favorisés envisagent comme un but à atteindre. Par contre, nous en sommes encore aux balbutiements d’une prise de conscience embarrassante en découvrant qu’un certain nombre de produits largement utilisés pour satisfaire des besoins culturellement et économiquement considérés comme essentiels sont tellement toxiques qu’ils menacent l’existence de l’humanité et par conséquent remettent en cause notre « modèle » de développement.

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A l’inverse, si l’on voulait faire preuve de cynisme désespéré, on

pourrait considérer que ces substances chimiques se comportent comme des mécanismes auto-régulateurs. L’explosion des problèmes d’infertilité dans le monde, la chute de la concentration en spermatozoïdes (moins 37% en dix ans dans l’état d’Israël, moins 50% en moyenne dans le monde depuis 50 ans) auxquels s’ajoutent les effets tératogènes des perturbateurs endocriniens risquent à terme d’affecter significativement la démographie humaine mondiale. Au lieu de s’opposer à des multinationales comme Monsanto, il faudrait plutôt les remercier pour leurs formidables capacités de commercialiser des produits toxiques qui non seulement font fonctionner les secteurs médicaux et pharmaceutiques, mais aussi diminuent la pression démographique. Les prédateurs financiers se substituent ainsi aux animaux carnassiers du paléolithique, que nous avons dorénavant exterminés ou enfermés dans des réserves.

Lorsque l’on en revient à des considérations anthropocentristes

majoritairement partagées au sein de l’actuelle civilisation consumériste occidentale, force est de constater que chaque individu est en train de devenir le réceptacle final de dizaines de produits fabriqués, absorbés volontairement ou non. Je ne considère ici que les seules substances chimiques que notre corps est incapable d’évacuer (ou qui y restent longtemps), celles qui se tapissent au cœur de nos organes et de nos cellules, dans nos neurones, celles qui affectent nos systèmes immunitaires et reproducteurs.

Les POP (polluants organiques persistants) Comme on a pris l’habitude de tout standardiser, de tout ranger

dans des boîtes aux frontières délimitées et rassurantes, on a aussi créé une nouvelle catégorie de polluants appelée POP. Le surgissement de ce concept (pour ainsi dire un « pop up »…) considère qu’il s’agit de substances ou de familles de substances qui doivent réunir 4 propriétés : elles doivent être toxiques, persistantes, bioaccumulables, et mobiles sur de grandes distances. Ce sont des produits issus de l’industrie de la chimie organique, dont la structure moléculaire est basée sur le carbone et l’hydrogène, et qui intègrent aussi fréquemment du chlore. Ils ont été officialisés par la convention de Stockholm adoptée le 22 mai 2001, entrée en vigueur le 17 mai 2004, sur une initiative du PNUE (Programme des Nations-Unies pour l’Environnement) et signée par 152 pays. La France et l’Union Européenne ont ratifié ce texte en 2004, mais pas l’Italie ni les Etats-Unis. Une première liste de 12 substances (ou de familles chimiques) a été répertoriée dans cette convention, appartenant à 3 catégories : les pesticides, les produits chimiques industriels et les sous-produits non intentionnels. Neuf produits chimiques supplémentaires ont été ajoutés en 2009 et l’ajout de 5 autres est en cours d’examen (* note

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bilbiographique : voir le site officiel de la Convention de Stockholm, http://chm.pops.int/Home/tabid/2121/Default.aspx ).

La production de POP que les pays signataires de la convention s’engagent à éliminer sont les suivantes pour ce qui concerne les pesticides : l’aldrine, le chlordane, le chlordécone, la dieldrine, l’endrine, l’heptachlore, l’hexachlorobenzène et le pentachlorobenzène, l’alpha hexachlorocynclohexane, le beta hexachlorocynclohexane, le lindane, le toxaphène, des endosulfanes. Les produits chimiques dont la production devrait cesser sont : l’hexabromobiphényl, les esters d’hexabromodiphényl et d’heptabromodiphényl, les esters de tétrabromodiphényl et de pentabromodiphényl, les polychlorobiphényls (PCB). Des mesures de restriction sont applicables pour la production de DDT (le très célèbre pesticide) et d’acide perfluorooctanesulfonique. Les sous-produits non intentionnels dont il faut rechercher la réduction au cours du processus industriel de formation de composés chimiques ou de combustion sont : l’hexachlorobenzène (,les polychlorobiphényls (PCB), le pentachlorobenzène, les dioxines (PCDD) et les furanes (PCDF).

Les POP sont en général très peu solubles dans l’eau et s’accumulent dans les tissus graisseux des hommes et des animaux. Comme ces composés sont partiellement volatils, ils s’évaporent et circulent dans l’atmosphère au gré du vent pour se condenser et retomber sur la terre, souvent à de grandes distances de leur point d’origine, lorsque la température diminue ou avec la pluie. Leur concentration augmente chez l’homme qui se trouve au bout de la chaîne alimentaire et leur caractère persistant ne permet pas une élimination rapide. La dégradation de ces substances est complexe et variable. Elle peut prendre de plusieurs semaines à plusieurs dizaines d’années selon les conditions et les milieux rencontrés (eau douce, océan, type de terre –argileuse, sablonneuse, limoneuse-, type d’animal, etc).

Les effets de ces substances sur l’homme sont multiples et correspondent à un ensemble de maux qui se sont fortement développés parallèlement à la généralisation de l’usage de plus de 100.000 produits chimiques créés depuis seulement quelques dizaines d’années. La liste de leurs nuisances est édifiante : perturbation endocrinienne (voir ci-dessous), cancers, tumeurs, hypertension, diabète, troubles du comportement, athérosclérose, et diminution de la fertilité. Mais comme nous l’avons déjà constaté, les POP sont loin d’être les seules substances dangereuses rejetées dans l’environnement. Il est donc fort probable qu’elles entrent en interaction avec d’autres produits pour multiplier leurs effets nuisibles au cœur de nos cellules. Enfin n’oublions pas qu’au-delà de ces noms imprononçables et de cette liste de maladies, se produisent des millions de drames individuels et beaucoup de souffrances dont les chiffres sont bien incapables de saisir l’ampleur.

Dioxines et pyralène

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La famille des dioxines comprend deux sous-familles aux caractéristiques moléculaires et chimiques approchantes, les 75 sortes de dioxines proprement dites (PCDD) et les 135 sortes de furanes (PCDF). Parmi les dioxines, la plus connue est aussi la plus toxique, la T4CDD également nommée dioxine de Seveso. Une autre famille chimique proche appelée polychlorobiphényle (PCB) comprend 209 composés différents. Le PCB le plus connu est le pyralène, dont le nom ne correspond pas à un composé chimique répertorié, mais se trouve être le nom commercial d’un PCB déposé en France par Monsanto. Cette même substance est dénommée Askarel, Abuntol, Therminol, Aroclor en Grande Bretagne, Clophen en Allemagne, Kanechlor au Japon, etc. Monsanto (encore…) est l’un des leaders mondiaux de production de PCB, après avoir commencé sa production en 1935.

La dioxine : De même que les autres POP, la

dioxine T4CDD est désormais omniprésente sur l’ensemble de la planète et tous les hommes y sont exposés, bien que les doses reçues (en moyenne) par chacun soient inférieures aux seuils de toxicité fixés par l’OMS. Ces dioxines se forment le plus souvent lors des combustions. Elles sont produites naturellement par les éruptions volcaniques et les feux de forêts (même si, comme nous l’avons vu, l’homme est responsable d’une part significative de ces feux). Elles proviennent aussi des fumées de cigarettes, des gaz d’échappement des véhicules, de la combustion du bois utilisé pour la cuisine, et lorsque l’huile ou le beurre destinés aux préparations culinaires sont trop fortement chauffés. Enfin, les dioxines ont aussi une origine industrielle : incinération de déchets ménagers ou industriels, métallurgie, industrie de la pâte à papier.

Elles s’accumulent dans les graisses, et 90% de l’exposition humaine passe par l’alimentation et plus particulièrement par la consommation de viande, produits laitiers, poisson, fruits de mer.

Une toxicité précise de la dioxine sur l’homme est difficile à établir, même si les effets à long terme de cette substance continuent à être étudiés sur la population de Seveso. Pour les chercheurs américains, la dioxine est cancérigène sans effet de seuil. Il suffit d’y être exposé pour risquer un cancer du foie, du poumon, certaines leucémies, tumeurs de tissus mous (sarcomes) certains lymphomes. La mortalité humaine due aux cancers induits par la dioxine aux Etats-Unis a été estimée par l’EPA à 1% de la totalité des morts par cancer, tous cancers confondus. D’autres effets sur la santé ont été mis en évidence : chloracné (éruptions cutanées sévères), fatigue, dépression, troubles du comportement, affections

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du système nerveux périphérique (neuropathies), hypertrophie du foie, hépatite, perturbation du système immunitaire. Mais la dioxine agit surtout en modifiant les messages envoyés par les hormones. C’est ainsi que les femmes présentes à Seveso en 1976 ont mis au monde deux fois plus de filles que de garçons. Elle diminue la fertilité, modifie les cycles hormonaux, et passe la barrière placentaire pour se fixer de manière privilégiée dans le fœtus. Sa demi-vie dans l’organisme varie de 7 à 11 ans, et il faut environ 30 ans pour s’en débarrasser totalement ce qui n’est jamais le cas puisque l’exposition est permanente.

La dioxine s’est fait connaître par le grand public à partir de l’accident industriel survenu à Seveso (en Lombardie, Italie), le 10 juillet 1976. La surchauffe d’une conduite de vapeur provoqua la rupture d’une valve de sécurité puis l’explosion d’une cuve d’un réacteur produisant du trichlorophénol. Le nuage toxique ainsi libéré contamina 1.800 hectares de terres et les communes de Meda et surtout de Seveso. Il fallu hospitaliser 193 habitants, plusieurs milliers de personnes furent atteintes de maux divers, 77.000 animaux (bovins, ovins) furent abattus et la décontamination des terres dura plusieurs années. Un film sous forme d’enquête documentaire (*note bibliographique : Gambit, de Sabine Gisiger ; Incident à Seveso de Jörg Sambeth, éditions Eloïse d’Ormesson, 2006) montre que le directeur technique de l’usine, Jörg Sambeth, avait alerté à plusieurs reprises la direction du groupe Hoffmann-Laroche sur la vétusté et les dangers de l’installation, en vain. Cet accident fut suivi d’une directive européenne du 1er juin 1982, modifiée en 1996 et 2003 pour que les pays membres identifient et prennent des mesures pour sécuriser les sites présentant des risques industriels majeurs. La directive dite Seveso 3 (2012/18/UE du 4 juillet 2012) entrera en vigueur le 1er juin 2015 pour s’harmoniser avec d’autres directives existantes et pour prévoir une meilleure information du public, notamment par la création d’un site internet dédié qui détaillera chaque site Seveso. En France, il y a 606 sites de type Seveso seuil haut et 527 sites Seveso seuil bas, les risques étant classés par ordre décroissant de leur potentiel de nuisance.

La dioxine T4CDD était connue antérieurement à l’accident de Seveso, et pas en tant que résidu accidentel non souhaité. Elle était activement utilisée comme défoliant par l’armée américaine au Vietnam, en privant environ 20.000 villages de leurs récoltes et en détruisant la couverture forestière. Plus de 83 millions de litre d’agent orange contenant de la dioxine ont ainsi été répandus par

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l’aviation américaine sur environ 25% de la surface du Vietnam du Sud, affectant entre 2 et 4,8 millions de personnes, entre 1962 et 1971. Cinquante ans plus tard certaines zones sont encore fortement contaminées et aucune exploitation agricole n’y est possible. Environ 500.000 enfants (selon les chiffres du gouvernement vietnamien) soufrent de malformations congénitales gravissimes telles que par exemple la spina bifida, de troubles mentaux, sans parler des nombreuses fausses couches et des 400.000 personnes ayant succombé à des maladies provoquées par l’exposition à l’agent orange. Ce que l’on sait moins, c’est que l’armée américaine avait entrepris une opération de guerre chimique appelée Opération Ranch Hand en utilisant toute une gamme de produits chimiques appelés « les pesticides arc-en-ciel » et comprenant l’agent rose, l’agent bleu, l’agent blanc, l’agent orange, l’agent violet, l’agent vert. L’agent orange a été la substance la plus utilisée, les autres ayant été assez rapidement abandonnées bien qu’elles contenaient davantage de dioxine. Les principaux fournisseurs de ces produits furent Dow Chemicals et Monsanto.

L’ouvrage précité de Marie-Monique Robin (Le monde selon Monsanto) détaille très précisément les manipulations, les mensonges, la corruption, la falsification d’études scientifiques destinées à minimiser et même à essayer de réfuter les dangers de la dioxine et du PCB. Marie-Monique Robin cite la déclaration de Monsieur Jill Montgomery, porte parole de Monsanto en 2004 : « Toutes les preuves scientifiques dignes de foi montrent que l’agent orange ne provoque pas d’effets sanitaires à long terme ». Nul doute que les nombreux enfants vietnamiens gravement handicapés par d’incroyables déformations congénitales ne sont pas « dignes de foi ».

Les PCB ou BPC (biphényles polychlorés) : Les polychlorobiphényles ont été massivement

fabriqués depuis les années 1930 pour servir d’isolants dans les transformateurs électriques, comme liquides échangeurs de chaleur, comme additifs dans des peintures et des adhésifs, dans certains plastiques et dans les papiers autocopiants, dans des fours à micro-ondes, les linoléums, les caoutchoucs, des carburants, les huiles de lubrification, les ballasts de lampes à fluorescence et de néons. Ils se rencontrent sous forme de liquides plus ou moins visqueux, aromatiques, insolubles dans l’eau et sont particulièrement stables et persistants. Leur demi-vie varie selon les molécules de 96 jours à 2.700 ans.

Etant une famille de molécules proches des dioxines, les PCB s’accumulent également dans les

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graisses par l’intermédiaire de l’alimentation. Les poissons gras et les produits laitiers ou encore l’huile de riz peuvent contenir des concentrations élevées de PCB.

La toxicité des PCB est variable selon les molécules mais, de manière générale est assez faible. Cependant leur diffusion dans l’environnement est générale et leur durée de vie particulièrement longue favorise une concentration préoccupante de PCB chez certains groupes d’individus, ou dans certaines zones géographiques. Les PCB provoquent des troubles cutanés, tels que la chloracné, des irritations oculaires, un noircissement de la peau, des éruptions d’eczéma. Ils entraînent des troubles neurologiques tels que fatigue, vertiges, somnolence, des troubles du comportement, des problèmes de mémorisation à court terme surtout chez les jeunes enfants dont leur mère avait été contaminée lorsqu’elles étaient enceintes, et sont donc considérés comme des perturbateurs endocriniens. Comme les PCB s’accumulent également dans le foie, ils génèrent aussi divers troubles hépatiques. Ils diminuent les défenses immunitaires et agissent sur les hormones et la fertilité (*note bibliographique : fiche toxicologique de l’INRS, www.inrs.fr/.../inrs/FicheToxicologique/TI-FT-194/ft194.pdf ).

En 1979 une fuite de PCB dans une usine de production d’huile de riz de Yu-Cheng (Taiwan) a exposé 2.000 personnes à des aliments contaminés. On y a constaté à long terme une augmentation des cancers et de la mortalité infantile, des modifications hormonales, des anomalies de développement chez les enfants, une diminution de la fertilité.

La France est l’un des pays où la concentration en PCB est la plus importante. Un décret du 2 février 1987 interdit de vendre ou de mettre sur le marché des appareils contenant du PCB. En 2003 un plan national de décontamination et d’élimination des appareils contenant du PCB a été mis en place et un Plan national d’actions sur les polychlorobiphényles a été lancé le 6 février 2008 (suivi par une circulaire du 7 juillet 2011). Mais ces textes réglementaires ne traduisent en rien la réalité du problème de la diffusion du PCB sur le territoire, et le gouvernement français est loin d’avoir pris la pleine mesure des menaces sanitaires dues aux PCB. L’association Robin des Bois dresse une carte nationale de cette pollution. Leurs Atlas des sites contaminés aux PCB montrent qu’il existe au moins 550 sites terrestres et plusieurs dizaines de cours d’eau et fleuves pollués sur des centaines de kilomètres par cette substance en avril 2013. Au lieu de s’attaquer au problème lui-même, l’administration française se distingue une fois de plus pour en minimiser l’importance.

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L’inventivité de certains fonctionnaires est à ce point stimulée qu’elle s’apparente à une forme de poésie surréaliste : la Préfecture de la Côte d’Or précise que les truites relâchées par les fédérations de pêche n’auront pas le temps d’être contaminées car soit elles sont pêchées très rapidement soit elles ne résisteront pas longtemps dans le milieu naturel. Dans la rivière Ariège et son canal latéral on ne peut pas pêcher d’anguilles de plus de 60 centimètres, mais dans une rivière proche, elles ne doivent pas dépasser 50 centimètres. L’année suivante, en 2012, on pouvait pêcher des anguilles jusqu’à 83 centimètres dans l’Ariège, et seulement jusqu’à 56 centimètres dans son canal latéral…

(*note bibliographique : Robin des Bois, http://www.robindesbois.org/PCB/PCB_peche/avril-2013/restrictions_peche_avril_2013.html ).

A une toute autre échelle, mais où le même type de cause produit le même ensemble d’effets, il convient de rappeler que le quasi monopole de fabrication du PCB appartient à Monsanto de 1935 à 1989. L’interdiction de produire des PCB aux Etats-Unis date de 1977, mais la fabrication a continué dans d’autres pays, dont la France jusqu’en 1987. Au total il a été produit 1,5 millions de tonnes de PCB, dont une partie impossible à évaluer continue aujourd’hui encore à empoisonner notre corps et notre environnement. On découvre de temps à autre des « lots » alimentaires contaminés aux PCB, comme par exemple du lait en Allemagne en 1998, des milliers de volailles et d’œufs en Belgique en 1999, encore du lait aux Pays-Bas en 2004, du porc d’Irlande en 2008, du saumon de la Baltique exporté illégalement par la Suède en France en 2011 et 2012. Pour ces quelques affaires qui ont été révélées en Europe, combien d’autres n’ont jamais été découvertes dans le monde ?

Ces anecdotes sont très loin d’être des exemples

uniques ou détournés de leur contexte. Elles sont au contraire révélatrices et représentatives d’un malentendu fondamental basé sur les fondements historiques de la lutte contre les pollutions. De manière générale, les pouvoirs publics ont tendance à éviter d’indisposer les entreprises créatrices d’emplois, de développement et de richesse. Une pression trop importante pousse les entrepreneurs à délocaliser leurs usines dans des pays où non seulement leur marge bénéficiaire sera plus élevée, mais où ils pourront polluer sans aucune entrave. La vie et le bien-être humain sont considérés comme des aspects secondaires et négligeables de la mécanique économique, et même parfois comme des obstacles qu’il

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est nécessaire de contrôler, de restreindre, mais aussi de pousser à consommer pour écouler la production.

Les pesticides La première étude d’imprégnation de la population française aux

pesticides a été rendue publique par l’Institut de Veille Sanitaire en…2013, soit 85 ans après le début de l’utilisation de ces substances (*source bibliographique : Exposition de la population française aux substances chimiques de l’environnement, INVS, tome 1 : Présentation générale, Métaux et métalloïdes – 2011 et tome 2 : Polychlorobiphényles (PCB-NDL), pesticides – 2013). Ces recherches ont porté sur un échantillon de 400 ( !) personnes âgées de 18 à 74 ans, et ces quelques mesures ont été estimées comme statistiquement suffisamment représentatives pour être appliquées à l’ensemble de la population française… En outre le DDT ayant été interdit en France en 1971, avec sa demi-vie de 15 ans environ, il n’est pas vraiment extraordinaire d’apprendre que la concentration de DDT restant concentrée dans le corps est « relativement faible ». Elle reste cependant supérieure à celle des américains. Le taux de certains pesticides trouvés chez ces 400 français est souvent supérieur à celui d’autres populations : 3 fois plus de pyréthrinoïdes et 4 fois plus de PCB que les américains. Cette première étude démontre indiscutablement que chaque individu concentre diverses substances toxiques persistantes dans son corps, que ce soit des POP ou des métaux lourds. Si l’on devait cependant se comporter comme le font certains industriels ou certaines institutions (comme par exemple l’académie des sciences dans le cas des recherches du Pr Séralini) qui contestent systématiquement les études dont les résultats leur déplaisent, on pourrait s’interroger sur la pertinence méthodologique de cette investigation. Le nombre extrêmement faible de personnes étudiées (3.115 adultes et 1.675 enfants pour le volet alimentaire, 1.991 adultes pour les métaux urinaires, 400 pour les pesticides), l’absence de suivi sur plusieurs années, la durée s’écoulant entre l’étude elle-même (2006-2007) et la publication des rapports (2011 et 2013), le titre de l’étude qui suggère que l’ensemble des substances chimiques a été examiné pourraient se heurter à un certain scepticisme quant à la généralisation de ces résultats à l’ensemble du pays.

Toujours en France, le Grenelle de l’environnement avait repris

en 2008 un plan appelé Ecophyto 2018, qui visait à réduire de 50% l’usage général des pesticides en 10 ans et de supprimer les 53 molécules les plus toxiques. Ces objectifs sont très loin d’être respectés. Entre 2010 et 2011, le recours aux fongicides a diminué de 5%, l’utilisation d’insecticides a augmenté de 18%, et de 11% pour les herbicides. Le recours au glyphosate, commercialisé par Monsanto, a augmenté de 14,9%. En moyenne depuis 2008, la tendance de l’emploi de pesticides est en légère hausse (*source : Ecophyto 2018, tendances de 2008 à 2011 du recours aux produits phytopharmaceutiques,http://agriculture.gouv.fr/IMG/pdf/121009_Note_de_suivi_2012_cle0a995a.pdf ). Les habitudes de fonctionnement en la

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matière sont donc particulièrement bien ancrées depuis les années 1950, l’épandage massif de pesticides restant de mise. Lorsque les conditions météorologiques sont défavorables et que les alertes à la pollution atmosphérique se multiplient, plus de 40% des micro-particules dangereuses que nous respirons, y compris dans les zones urbaines, proviennent des pesticides, leur présence dans l’air étant due à l’érosion éolienne des sols traités.

Les méthodes intensives traditionnelles doivent être revues afin

de laisser une place aux innovations provenant d’une compréhension à la fois plus fine et plus globale des cycles et des interactions entre agriculteurs, plantes et animaux. Un début de réflexion et certaines réalisations concrètes commencent à s’intéresser au biocontrôle, qui utilise un ensemble de techniques et de mécanismes naturels complémentaires pour se substituer aux pesticides. On peut poser des pièges attractifs, avec des appâts alimentaires, des molécules odorantes ou des phéromones pour attirer puis piéger certains insectes, on peut relâcher les prédateurs de ravageurs, on peut employer des répulsifs qui tiennent les nuisibles à distance des plantations, comme par exemple le purin d’ortie. A ce sujet, une loi du 5 janvier 2006 avait interdit de diffuser des recettes de purin d’ortie ou d’en vendre puisqu’il s’agit d’un produit économique et naturel accusé de faire concurrence aux engrais et aux pesticides industriels, très officiellement soupçonné d’être potentiellement dangereux et faisant l’objet d’un acharnement vengeur par certains lobbys industriels. Le purin d’ortie a été réhabilité par le gouvernement français le 18 avril 2011 en tant que « préparation naturelle peu préoccupante à usage phytopharmaceutique », les jardiniers ayant refusé d’être considérés comme des délinquants. Dans la même logique, l’épandage aérien de pesticides avait été interdit par un règlement européen en 2009, mais la France avait adopté des règles dérogatoires. Un arrêté du 23 décembre 2013 devait limiter le système d’autorisation de ces épandages, tout en restant très permissif. Cet arrêté a été annulé par une décision du Conseil d’Etat du 6 mai 2014, le règlement européen devant rester la règle. Une loi du 23 janvier 2014 interdit les produits phytosanitaires dans les espaces verts publics à partir de 2020 et dans les jardins privés à partir de 2022, à l’exception d’une urgence sanitaire.

Les consommateurs et les distributeurs doivent également comprendre que le calibrage et la vente de fruits et légumes ne présentant aucune imperfection sont à l’origine d’un énorme gaspillage de nourriture. Car tous les fruits et légumes ayant quelques défauts ne peuvent être intégrés dans le circuit des aliments industriellement transformés (yoghourts, jus de fruit, plats cuisinés, confiture, etc). Entre 20% et 35% de ces aliments pourtant comestibles sont tout simplement jetés, alors qu’il a fallu utiliser des ressources en eau, engrais, pesticides pour les produire. Un distributeur a récemment présenté à la vente des fruits et légumes imparfaits ou non calibrés, assortis d’une diminution de prix de 10% à 30% avec succès. Le consommateur a pu acheter ses aliments frais moins chers. Le producteur n’a pas eu à jeter une partie de sa production et en a même perçus des revenus, et il

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pourra utiliser moins de pesticides en n’étant plus obsédé par l’obtention de fruits parfaitement calibrés.

Par ailleurs, cela fait déjà de nombreuses années que l’agroécologie développée par Pierre Rabhi a fait la preuve de son efficacité en favorisant la coopération et l’intégration plutôt que la soumission à la dictature du secteur industriel de la chimie et des engrais. Une autre vision du monde est possible, où la poésie et le bonheur de vivre se complètent avec une agriculture intégrée au sein d’un milieu naturel respecté. Les quantités produites de cette manière, sont, quant à elles au moins équivalentes à de nombreuses exploitations intensives. Ce ne sont pas les agriculteurs pratiquant l’agroécologie qui se suicident, criblés de dettes.

Pour en revenir aux POP, certains pesticides dont on connait la

toxicité, comme par exemple le DDT sont toujours autorisés dans le cadre délimité de la lutte contre le paludisme, bien que l’OMS souhaite que l’utilisation de cet insecticide cesse à terme. Il est toujours utilisé dans des pays comme le Bangla Desh, malgré son interdiction en 1993, où les quelques rares personnes étudiées présentent une concentration gigantesque de DDT dans le corps (380ng/g lipide). De manière générale, les proportions de DDT présentes dans le corps sont très élevées parmi les populations d’Amérique du Sud, d’Afrique et d’Asie (surtout en Inde, en Chine, au Bangla Desh). Le gouvernement américain sous l’égide de George W. Bush avait pris l’initiative d’un programme d’éradication du paludisme de plus d’un milliard de dollars dans 14 pays d’Afrique subsaharienne, en encourageant la pulvérisation de DDT à l’intérieur des habitations… En 1991, le gouvernement du Vietnam a engagé son propre programme de lutte contre le paludisme sans utiliser de DDT. Grâce à différentes mesures, les cas de paludisme ont diminué de 59% et les décès ont été réduits de 97% dans ce pays. A l’inverse, l’Afrique du Sud a remplacé le DDT par un autre insecticide en 1996. Quatre ans plus tard, le moustique vecteur de la transmission du paludisme était devenu résistant au nouveau produit et le nombre de morts multiplié par huit. Depuis la réintroduction du DDT dans ce pays, l’Afrique du Sud prévoit une quasi élimination de la maladie en 2018. On voit dans ce dernier cas que l’usage des pesticides chimiques peut être utile dans certaines situations particulières, avec des protocoles soigneusement étudiés. Mais la complexité d’une situation doit aussi prendre en considération les questions d’échelle. Une situation ponctuelle ne doit en rien valider a posteriori les centaines de milliers de tonnes de POP disséminées dans tous les pays du monde depuis 80 ans, polluant l’organisme de tous les êtres humains.

La Convention de Stockholm a mis en place des mesures en vue de supprimer la fabrication et l’utilisation des plus dangereuses de ces substances. Elles ont cependant été massivement employées, parfois durant des dizaines d’années et dans de nombreux pays. Il faudra donc plusieurs autres dizaines d’années tout d’abord pour stopper définitivement et universellement leur emploi. Il faudra davantage de temps encore pour éliminer la présence de ces substances chimiques

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dans l’environnement. Par conséquent la conjonction de la persistance de ces produits et de leur bioaccumulation affectera encore l’humanité durant plusieurs générations.

Bien trop souvent, il faut plusieurs années pour obtenir l’interdiction de la fabrication et de l’utilisation d’un produit chimique dont la toxicité a été scientifiquement prouvée. Les fabricants disposent de stocks qu’ils s’empressent d’écouler dans les pays n’ayant pas encore adopté de législation restrictive. Certains d’entre eux fabriquent même des surplus destinés à l’exportation pour compenser les pertes financières résultant de l’interdiction dans leur pays. Des industriels continuent à produire ces substances dangereuses en délocalisant certaines de leurs usines. Certaines sociétés modifient la formulation de leurs produits, déposent une nouvelle marque dans un pays, puis fournissent la substance active et toxique nécessaire tout en prétendant que le pesticide est fabriqué sur place. C’est ainsi que des pesticides et autres POP très toxiques interdits dans les pays occidentaux sont exportés vers les pays en voie de développement. Il n’existe pas d’incrimination pénale contre les dirigeants d’entreprises qui continuent de vendre sciemment des produits dont il est prouvé scientifiquement qu’ils entraînent de graves conséquences sur la santé. D’après la FAO (Organisation des Nations-Unies pour l’alimentation et l’agriculture) plus de 20% des stocks de pesticides périmés sont des POP. Certains stocks ont presque 30 ans. Les fûts sont souvent entreposés dans des conditions déplorables qui multiplient les fuites, les vols, la revente illégale. Il existe une multitude d’intervenants, des gouvernements qui délèguent la gestion de stocks à des autorités locales dont certaines sont corrompues, d’autres qui sous-traitent la distribution des pesticides à des entreprises privées, dont certaines disparaissent rapidement. Des stocks sont abandonnés par suite de faillites ou de changements de responsables administratifs, comme par exemple à Arjo, un village de l’Ouest de l’Ethiopie où 5,5 tonnes de DDT, de malathion et de fenitrothion ont été oubliés sur le sol, dans une cabane en bois. On peut multiplier ce genre d’exemples des centaines de fois, sur tous les continents.

(*source bibliographique : http://www.fao.org/agriculture/crops/obsolete-pesticides/why-

problem/pesticide-bans/fr/). Les métaux : Un certain nombre de métaux correspondent à la définition des 4

propriétés des POP, mais n’en sont pas car ils n’appartiennent pas à la catégorie des substances chimiques basées sur le carbone. Certains métaux s’installent durablement dans notre corps et les modifications qu’ils y entraînent, soit directement soit en s’associant avec d’autres substances par « effet cocktail » n’ont rien de positif.

Le plomb :

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En France, personne ou presque ne connait Monsieur Clair Patterson. Rien ne prédisposait ce géochimiste américain à devenir l’un des précurseurs des « lanceurs d’alerte », dont l’action opiniâtre a permis de sauver des dizaines de milliers de vies humaines, ou si l’on préfère, à empêcher d’autres centaines de milliers de personnes d’être tuées par le lobby des entreprises utilisant du plomb dans l’essence. Ce géochimiste américain a consacré une partie de son travail à découvrir, de manière très précise, l’âge de la Terre en mesurant les teneurs en isotope de plomb contenues dans une météorite. Spécialiste des mesures de concentration en plomb, il fit des recherches dont les résultats lui permirent de découvrir que la teneur en plomb avait considérablement augmenté avec le développement de l’industrie, aussi bien dans l’environnement que dans notre corps (en analysant des cheveux). Il détermina que la responsabilité en incombait principalement aux additifs à base de plomb ajoutés dans l’essence, et aux boîtes de conserve dont les soudures étaient faites à l’aide de plomb. Or on savait déjà depuis longtemps que le plomb avait des conséquences directes sur la santé: retard mental chez l’enfant, atteinte du système nerveux, hypertension, diminution de la fertilité chez l’homme, stérilité, cancer, paralysie conduisant à la mort. Un psychologue et pédiatre, le docteur Herbert Needleman, a découvert dès les années 1960 que le plomb affecte le cerveau. Il publia en 1979 une étude démontrant qu’une faible exposition au plomb interagit avec les mécanismes neuronaux des enfants jusqu’à provoquer des comportements violents et même psychotiques. Il fut dès lors, comme Patterson, la cible de brutales attaques qui durèrent 25 ans mettant en cause son intégrité dans le but de ruiner sa réputation de scientifique. (*sources : Deficits in psychologic and classroom performance of children with elevate dentine lead levels, Needleman, New English Journal of Medicine, 1979; The difficult quest of Herbert Needleman, de Thomas Lewis, National Wildlife, avril 1995). L’économiste Rick Nevin est allé encore plus loin en établissant des corrélations statistiques troublantes entre la diminution de la concentration de plomb dans le sang et la réduction de la criminalité et des comportements violents chez les jeunes.

Certains auteurs ont avancé que la civilisation romaine s’est effondrée à cause du saturnisme. Même si cette théorie a été très largement réfutée, il n’en demeura pas moins que les canalisations d’eau à Rome, les fistules, étaient constituées en plomb. Une étude archéologique et scientifique a démontré que le Tibre était fortement contaminé par du plomb, « même si ces niveaux ne sont pas susceptibles d’avoir représenté un danger majeur pour la santé de la population de Rome » (*source : Lead in ancient Rome’s city water, de Delile, Blichert-Toft, Goirand, Keay, Albarède, PNAS, 19 mars 2014). En outre, dans l’ancienne Rome, le vin était porté à ébullition dans des récipients de plomb jusqu’à ce qu’il réduise d’un tiers. Le sirop

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ainsi obtenu contenait une énorme concentration de plomb. Il était généreusement consommé par les aristocrates romains, fréquemment sujets à des intoxications au plomb (*source : Lead and lead poisoning in Antiquity, Jerome Nriagu, ed Wiley, 1983).

Clair Patterson réussit à publier ses recherches en 1965

dans un journal scientifique dont le directeur fut congédié à

cause de cela. Ses travaux furent contestés, ses compétences

personnelles mises en cause, des pressions furent exercées

pour le renvoyer de son poste universitaire. Des scientifiques

furent payés pendant de nombreuses années, notamment

Robert Kehoe, pour « prouver » l’innocuité du plomb dans

l’essence. (*Note de bas de page : voici un extrait de la lettre de

Kehoe, cet « éminent » scientifique vendu aux industriels du

secteur, adressée aux Archives of Environmental Health qui avait

publié Patterson : « I should let the man, with his obvious faults,

speak in such a way as to display these faults. The inferences as

to the natural human body burden of lead, are I think, remarkably

naïve. It is an example of how wrong one can be in his biological

postulates and conclusions, when he steps into this field, of

which he is so woefully ignorant and so lacking in any concept of

the depth of his ignorance, that he is not even cautious in

drawing sweeping conclusions “). Le lobby des industries des

additifs au plomb déploya son pouvoir financier, politique,

publicitaire pour essayer de le briser selon des méthodes

relativement nouvelles pour l’époque, mais qui ont été

modernisées, amplifiées, systématisées de nos jours.

Une réduction graduée des additifs au plomb fut décidée aux Etats-Unis en 1973. De 1926 à 1986, date de l’interdiction définitive de ces additifs dans les produits industriels et de consommation aux Etats-Unis, plus de 7 millions de tonnes de plomb ont été brûlées et répandues dans l’atmosphère de ce seul pays. Les citoyens français ont été exposés encore 13 années supplémentaires, jusqu’à l’interdiction de cet additif en 1999. De manière étonnante, cette transition française s’est faite en douceur et en longueur. Ni l’opinion publique soigneusement maintenue dans l’ignorance par les médias, ni aucun parti politique n’ayant le moindre intérêt à reconnaître que son inaction continuait à nous empoisonner, n’étaient déterminés à modifier trop vite ce léthargique statu quo. Ce même constat peut s’appliquer à l’Union Européenne qui n’a interdit l’essence au plomb qu’en 2.000…Bien d’autres pays, en Afrique, en Asie, en Amérique latine n’ont pas encore abandonné l’essence plombée à ce jour.

Bien que tardivement, nous voilà pleinement rassurés et débarrassés pour toujours des intoxications au plomb, grâce à

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quelques lointains individus ayant courageusement lutté contre d’anonymes industriels qui n’ont jamais été inquiétés par la justice, parce que ces derniers pouvaient clamer leur ignorante bonne foi, parce qu’ils « ne savaient pas » ?

Trêve de naïvetés. Les Etats-Unis n’en ont pas fini avec le plomb : ce métal

est toujours autorisé dans le carburant des avions de ligne et des avions militaires, qui contient environ 48 ppm (partie par million) de plomb. Compte tenu de la consommation annuelle de carburant dans ce pays, il y a par conséquent 571 tonnes de plomb qui sont dispersées chaque année dans l’atmosphère au-dessus du territoire américain.

Le recyclage des millions de batteries au plomb jetées chaque année en France est imparfait : entre 5% et 15% se retrouve dans la nature, soit un minimum de 7.000 tonnes de plomb. En Chine, le taux de récupération et de retraitement des batteries est inférieur à 30%. Les munitions des fusils de chasse sont encore faites en plomb. Certaines poudres de khôl comprennent du plomb et de l’antimoine qui pénètre dans le visage. Le verre contient de l’oxyde plomb (10%), le cristallin en comprend 10% à 24%, le cristal entre 24% et 30%, et le cristal supérieur contient plus de 30% d’oxyde de plomb. Les boissons alcoolisées, le vin, les jus de fruit, du fait de leur acidité, vont s’imprégner de plomb et il est recommandé de ne pas boire ces boissons si elles ont demeuré trop longtemps dans du cristal. Par ailleurs, il est fortement déconseillé de cuisiner avec des ustensiles en étain.

La pose de canalisations en plomb était généralisée dans les réseaux intérieurs des habitations jusque dans les années 1950, ce qui concerne actuellement 7,5 millions de logements en France (* source : rapport 2013 du Conseil Général de l’environnement et du développement durable), auxquels s’ajoutent les soudures sur les réseaux en cuivre (ces soudures peuvent contenir jusqu’à 60% de plomb) et certains PVC stabilisés avec des sels de plomb et de cadmium. Ces sels étaient largement utilisés jusqu’à la fin des années 1990 dans le processus de fabrication des tubes en PVC. Ils s’intègrent en se fixant dans le produit afin de diminuer considérablement sa décomposition thermique à partir de 70°C (par autocatalyse). Par conséquent, on pensait jusqu’à récemment que le PVC était une matière stable sur le long terme, et qu’il ne se produisait aucune migration de ses constituants dans l’eau. Mais comme cela arrive parfois, la réalité du quotidien rattrape le cadre protégé des laboratoires : lorsque le temps est associé avec la multiplication de différentes conditions d’utilisation et d’exposition (chaleur, gel, déversement de produits ménagers ou nettoyants acides, évacuation des eaux usées, installation et matériaux non adaptés, etc), certains PVC de qualité (et de prix) inférieurs finissent par se dégrader, à devenir cassants, et à libérer une partie des plastifiants et des stabilisants dont ils sont constitués.

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Les principaux industriels fabriquant du PVC en Europe se sont engagés auprès de l’Union Européenne à remplacer ces sels de plomb par d’autres stabilisants pour 2015 et à améliorer la collecte et le recyclage des PVC anciens, dans le cadre d’un programme décennal appelé VinylPlus. Mais biens d’autres pays producteurs ne se sont pas soumis à cet objectif, notamment la Chine, premier producteur mondial avec 13 millions de tonnes fabriquées en 2012, ni les Etats-Unis avec 7 millions de tonnes (la France en fabrique 861.000 tonnes). En 2012, le recyclage de PVC a porté sur 362.000 tonnes sur l’ensemble de l’Union Européenne, dont 26.000 tonnes pour la France.

Les canalisations en plomb ont été habituellement utilisées pour les branchements publics français jusque dans les années 1960, puis plus rarement jusqu’en 1995. La pose de toute canalisation en plomb, que ce soit pour les réseaux publics ou intérieurs, est interdite depuis un décret du 5 avril 1995. La proportion des réseaux publics en plomb qui subsistait encore sur l’ensemble du territoire français était estimée à 37% en 2004 et a été ramenée à 5 % en 2013. Des campagnes de mesure ont mis en évidence que la teneur en plomb qui excède les seuils légaux de concentration de plomb dans l’eau (abaissés à partir du 25 décembre 2013 par une directive du 20 décembre 2001) touche 75% des logements desservis par les réseaux non conformes.

Les 130 usines d’incinération d’ordures ménagères françaises rejettent, parmi d’autres substances toxiques, des particules fines de plomb dans leurs effluents gazeux malgré des filtres de plus en plus performants. Les résidus solides récupérés après l’incinération, appelés mâchefer, représentent 1/3 du tonnage des déchets brûlés et concentrent dioxines et autres métaux lourds. Une réglementation (récente – arrêté du 18 novembre 2011, remplaçant une circulaire du 9 mai 1994) sur les teneurs des mâchefers en métaux lourds et en dioxine a l’avantage d’exister. Mais à quelle fréquence sont effectuées les différentes et coûteuses analyses de chacune de ces 22 substances ? L’arrêté les fixe à 1 mois ou à 3 mois selon le tonnage de déchets incinérés. Les analyses sont faites à la demande de l’exploitant « par un organisme tiers compétent ». Les seuils sont fréquemment dépassés : 75% des sites pour le plomb, 29% pour l’antimoine. Puis les 3 millions de tonnes de mâchefers produits chaque année en France sont enfouis en décharges (ce qui coûte cher) ou disséminés un peu partout comme sous-couche routière, comme remblais de friches industrielles, leur usage dans le bâtiment et les travaux publics étant généralisé. Le potentiel polluant est presque totalement négligé, le lessivage par les pluies et la lente diffusion de ces substances dans les nappes phréatiques n’étant pas pris en considération. Les très rares études sur les concentrations de

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métaux lourds et de dioxine à l’abord immédiat des routes et autoroutes, et dans leur sous-sol, ne sont pas rendues publiques.

Les usines d’incinération qui emploient des procédés humides ou semi-humides de lavage des fumées génèrent aussi des rejets liquides concentrant les polluants qui ont été extraits des fumées. Ces rejets sont donc particulièrement toxiques et doivent faire l’objet d’un traitement. Les exploitants sont cependant extrêmement discrets sur les conditions et les résultats du retraitement de ces eaux très chargées en polluants, dont une partie importante va finalement rejoindre le circuit classique des eaux usées.

Le mercure : il existe plusieurs formes de mercure, classés en deux catégories. Les composés inorganiques du mercure ou sels de mercure sont formés lorsque l’élément mercure se combine avec des éléments autres que le carbone, comme le chlore, le soufre ou l’oxygène. L’élément mercure (Hg), est une forme inorganique. Les composés organiques du mercure sont formés de liaisons moléculaires covalentes avec le carbone, tels que le méthylmercure et le diméthylmercure.

Le mercure est un métal particulièrement toxique que l’on trouve sur l’ensemble de la planète, que ce soit dans l’eau, dans l’atmosphère ou dans le sol. Une importante partie du mercure a une source naturelle (environ 2.100 tonnes par an provenant d’éruptions volcaniques et de l’érosion du sol), mais les activités industrielles humaines ont désormais devancé son origine naturelle avec une production située entre 3.000 et 5.000 tonnes par an. Les émissions d’origine humaine ont augmenté les dépôts à l’échelle planétaire de 50% à 300%, et ont été multipliées d’un facteur 2 à 10 dans les zones industrialisées.

Le mercure peut s’évaporer facilement et se retrouver dans l’atmosphère, avant de se redéposer très loin du lieu d’émission. Une fois déposé, le mercure métallique peut se transformer en méthylmercure dont les effets nocifs sont encore plus toxiques que le mercure lui-même. Certains animaux et végétaux concentrent plus particulièrement ce métal, comme pratiquement l’ensemble des animaux aquatiques et un grand nombre de champignons, les abats de volaille et de porc, sous forme de méthylmercure. Il s’accumule tout au long de la chaîne alimentaire pour se retrouver, au final, dans l’organisme humain. Certains poissons et crustacés (surtout thon, raie, espadon, bar, requin, marlin, mérou, homard) peuvent concentrer de grandes quantités de méthylmercure sans en être incommodés. Par contre lorsqu’il s’accumule dans les membranes cellulaires et la myéline au niveau des reins et du système nerveux humain, il peut provoquer de graves intoxications, de sorte qu’il est recommandé de ne consommer certains poissons qu’une fois par semaine. Il en va de même pour les champignons dont certains sont reconnus pour concentrer la radioactivité et les

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métaux lourds tels que le plomb, le mercure, le chrome et le cadmium. (*note de bas de page : L’intoxication au cadmium provoque un ramollissement des os et une insuffisance rénale, appelée maladie Itai Itai). Différentes études et analyses ont établi qu’environ la moitié des champignons sauvages dépassent les normes maximales de concentration en métaux lourds, sans pour autant constituer un danger pour la santé. Le genre Agaricus semble avoir une affinité spécifique pour le mercure.

La toxicité du mercure pour l’homme est connue depuis l’Antiquité, par suite de l’exploitation de mines de cinabre. Mais c’est à partir des années 1950 que des années de fuites de composés mercuriels dans la baie de Minamata au Japon à partir d’une usine pétrochimique que le monde a repris conscience des terribles conséquences de l’intoxication au mercure. Environ 400 tonnes de mercure furent jetés dans cette baie entre 1932 et 1966, tuant au minimum 2.000 personnes, surtout des pêcheurs consommant beaucoup de poisson. Environ 2 millions de personnes ont été touchées par cet empoisonnement, dont 40.000 dans la seule baie de Minamata. Des centaines de personnes ont vécu une interminable agonie durant des années de souffrances indicibles. L’alerte avait été donnée par des chats, grands consommateurs de poisson, qui devenaient fous de douleur, dont certains préféraient se suicider par noyade. Certaines victimes ne seront indemnisées qu’en 1996, d’énormes opérations de dragage ont retiré et retraité 1,5 millions de m3 de sédiments, la pêche fut interdite pendant 40 ans. L’usine ne stoppa ses rejets de mercure qu’en 1966, alors que ses responsables savaient depuis plus de 10 ans qu’ils empoisonnaient la population. Au contraire, la direction de l’usine paya des chercheurs et des médecins pour essayer de se dédouaner. Les pêcheurs excédés pour ces mensonges permanents investirent l’usine, mais le directeur fit intervenir la police tout en dénonçant la violence exercée par les familles des victimes de la pollution. Aucun de ces dirigeants ne fit l’objet de poursuites pénales, seules des indemnisations judiciaires et des arrangements financiers à l’amiable furent conclus (*source : La maladie de Minamata et le conflit pour la reconnaissance, de Paul Jobin, Université de Bordeaux 3, Ebisu, 2003, volume 31).

Le mercure et ses composés sont des neurotoxiques, entraînant retards de développement chez l’enfant, troubles de la mémoire, maux de tête, vertiges, dépression, fatigue, troubles du sommeil, engourdissement, tremblements et convulsions, troubles de la vision et de l’audition, gonflement des extrémités. Mais aussi des malformations congénitales, des problèmes cutanés, digestifs, rénaux, cardiovasculaires, respiratoires, et des troubles hormonaux pouvant conduire à l’infertilité, des modifications chromosomiques.

Le mercure et ses composés ont de multiples usages :

commutateurs électriques et électroniques, thermomètres,

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amalgames dentaires, piles, lampes fluorescentes, antiseptiques dans les produits pharmaceutiques, dans certains cosmétiques, comme agents conservateurs dans les vaccins, comme biocides sur les semences végétales, dans le processus de production de chlore, pour certaines extractions minières telles que l’or, etc.

Le thiomersal est un agent conservateur composé à 49% de mercure et employé dans de nombreux vaccins depuis les années 1930. Il se dégrade dans le corps en éthylmercure qui migre vers les reins et le système nerveux central et sa demi-vie serait en moyenne de 3,7 jours après l’injection. Plusieurs études épidémiologiques montrent une corrélation entre différents troubles neurologiques, dont l’autisme mais aussi la maladie d’Alzheimer, avec cet agent conservateur (*source : Thimerosal in childhood vaccines, neurodevelopment disorders and heart disease in the United Sates, de Mark R. Geier, David A. Geier, in Journal of american physicians and surgeons, volume 8, spring 2003 ; The relationship of the toxic effects of mercury to exacerebation of the medical condition classified as Alzheimer’s disease, by Boyd E. Haley; Mercury and autism : accelerating evidence ? de J.Mutter et al., Neuro endocrino. letter, octobre 2005). Cette substance est également un allergène reconnu pour 10% à 12% de la population. Les autorités sanitaires américaines et européennes décidèrent au début des années 2000 qu’il était préférable d’éviter le thiomersal dans les vaccins, en concluant cependant que le bénéfice de ces vaccins était supérieur aux risques qu’ils pouvaient représenter. En France, l’Afssaps se fonde sur une étude qui ne trouve pas de corrélation entre thiomersal et affections neuropsychologiques, « notamment l’autisme » (*source : fiche sur le thiomersal de l’Afssaps, octobre 2009). Or l’étude en question (*source : Early thimerosal exposure and neuropsychological outcomes at 7 to 10 years, William W. Thompson, all, in New England Journal of medicine, 27 septembre 2007) a expressément exclu l’autisme de son champs d’étude…Peut-être s’agit-il d’une simple erreur factuelle de traduction, n’est-ce pas ? La même Afssaps affirme dans un autre document que « des études montrent en revanche que l’exposition alimentaire, notamment via le poisson, au méthylmercure, moins rapidement éliminable dans l’organisme que l’éthylmercure produit par la métabolisation du thiomersal, ne présente pas de risque de toxicité pour la femme enceinte ». Pourtant une étude menée depuis une dizaine d’années sur plusieurs centaines d’enfants des Iles Féroé par Philippe Grandjean a détecté des conséquences neurologiques sur les enfants dont les mères présentaient des concentrations significatives de mercure, et

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notamment des retards dans le domaine du langage, de l’attention, de la mémoire, et même de la motricité dans certains cas (*source : Prenatal methylmercury exposure and genetic predisposition to cognitive deficit at age 8 years, de P.Grandjean, Julvez, Davey-Smith et al., in Epidemiology 2013). En 2009, le vaccin multi doses contre la grippe A(H1N1) comprenait du thiomersal, ainsi que certains autres vaccins anti-grippe saisonnière.

Une réunion du Comité consultatif mondial de la sécurité vaccinale (GACVS) qui dépend de l’OMS a eu lieu en juin 2012. Elle a conclu « qu’un lien entre le thiomersal présent dans les vaccins et sa toxicité neurologique » était « peu plausible ». Le « peu plausible » se transforme plus loin en : « Sur la base des données actuelles, le GACVS considère qu’il n’est pas nécessaire d’effectuer des études supplémentaires sur l’innocuité du thiomersal dans les vaccins et que les données disponibles montrent de manière convaincante que son utilisation comme conservateur dans les vaccins inactivés est sans danger. » (*source : Relevé épidémiologique hebdomadaire, OMS, 27 juillet 2012, http://www.who.int/wer/2012/wer8730.pdf ). L’injection de mercure pourra encore sévir en toute tranquillité pendant de nombreuses années.

Les amalgames dentaires : ils sont appelés plombages en langage courant bien qu’ils ne contiennent pas de plomb, mais 50% de mercure liquide et plusieurs autres métaux tels que l’argent, le cuivre, le zinc, l’étain (qui, lui, contient du plomb). En France, les amalgames ne sont pas soumis à une Autorisation de Mise sur le Marché (AMM) car ils sont considérés comme des dispositifs médicaux. Des dizaines de millions de français en portent, les dentistes utilisant annuellement environ 17 tonnes de mercure, ce qui représente environ 1/3 du mercure dentaire utilisé en Europe. Les déchets d’amalgame représentent 50 tonnes par an en Europe, dont une partie n’est pas jetée dans les récupérateurs d’amalgame pourtant obligatoires depuis 2001. L’expert chargé du dossier auprès de l’Afssaps est un odontologiste rémunéré par un fabricant de matériaux dentaires et par la Fédération Dentaire Internationale (FDI), une association qui a également créé le « Dental Amalgam Task Team » visant à intervenir sur les négociations internationales afin que le mercure continue à être utilisé. En mars 1997, la FDI a par exemple organisé une conférence réunissant 11 dentistes dans les locaux de l’OMS à Genève. Le texte final de ces serviteurs de la cause du mercure concluait à l’absence de toxicité de ce métal dans les amalgames. Il a été présenté à la presse comme « le rapport de l’OMS », alors que l’OMS n’a jamais validé ni participé à cette

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manipulation (*source : Menace sur nos neurones, Alzheimer, Parkinson…et ceux qui en profitent, de Marie Grosman, Roger Lenglet, éditions Actes Sud, 2011). Cet odontologue, Monsieur Michel Goldberg, a des prises de position fort ressemblantes au sujet des plombages avec celles qui furent émises en son temps par Robert Kehoe sur le …plomb. Il émet aussi des jugements scientifiques et moralisateurs dont la pertinence est édifiante : « ceux qui ont 6 amalgames, ce sont de gros dégueulasses qui ne se lavent jamais les dents… » (* source : Réseau Environnement et Santé, communiqué de presse du mars 2014, Mercure dentaire : la nouvelle stratégie du doute). Pour cet éminent expert, le mercure des amalgames est bien moins dangereux que le bisphénol A des résines : une version moderne de la peste préférable au choléra.

Or un amalgame émet des vapeurs de mercure dont une partie est absorbée par les poumons. Le mercure passe ensuite dans le sang et s’accumule dans le cerveau. La salive a une action corrosive sur l’amalgame qui dégage aussi des ions mercuriques et une autre partie se transforme en méthylmercure. Tous ces composés de mercure s’accumulent principalement dans le cerveau et les reins, mais aussi dans d’autres organes. Ils traversent le placenta pour s’installer dans les organes de l’embryon. De nombreuses recherches ont établi qu’un seul amalgame libère 10 à 20 microgramme de mercure par jour, et que la présence d’or multiplie cette exsudation par 10 (*source : Le mercure des amalgames dentaires : quels risques pour la santé et l’environnement ?, de Marie Grosman, Faculté de médecine de Montpellier, octobre 2000). Les porteurs de plusieurs amalgames ont en moyenne 10 fois plus de mercure que ceux qui en portent peu (*source : Dental amalgam and mercury levels in autopsy tissues : food for thought, de Guzzi al., in The american journal of forensic medicine and pathology, mars 2006). Mieux encore : deux patients soufrant de scléroses en plaques et d’atteintes neurologiques ont été guéris de ces graves maladies après que leurs amalgames au mercure furent retirés (*source : Recovery from amyotrophic lateral sclerosis and fom allergy after removal of dental amalgam fillings, de Olle Redhe et Jaro Pleva, in International Journal of risk and safety in medecine, 1994, 229-236). La Norvège, la Suède, le Danemark ont interdit le mercure dans les amalgames. L’Allemagne les limite très fortement. En France, le docteur Jean-Jacques Melet, un lanceur d’alerte qui a consacré des années à faire reconnaître officiellement le danger des amalgames au mercure a fait l’objet d’un dénigrement systématique, de manœuvres d’intimidation et d’humiliations qui ont eu raison de lui. Un juge a été dessaisi de son dossier fin

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2010 alors qu’elle instruisait un procès pénal concernant les amalgames.

Le 19 janvier 2013 fut adoptée la Convention internationale de Minamata, un traité conclu par 140 pays ayant pour objectif de réduire et de contrôler les produits et industries qui émettent, rejettent ou utilisent du mercure. Les agents de conservation dans les vaccins et les amalgames au mercure font partie des exceptions au traité.

Pendant ce temps, l’empoisonnement au mercure des porteurs d’amalgame continue jour après jour…

Les ampoules basse consommation :

l’interdiction et le remplacement des lampes à fluorescence par des ampoules dites à basse consommation, qui regroupent les halogènes, les LED et les fluo compactes a été présentée au grand public européen et américain comme une innovation majeure qui permet de faire d’énormes économies d’énergie. Les lampes halogènes disparaîtront le 1er septembre 2016 en application d’une législation européenne du 8 décembre 2008. Il restera donc sur le marché européen les LED et les ampoules fluo compactes. Or les lampes à fluorescence, bien qu’effectivement très gourmandes en énergie n’étaient pas toxiques, alors que les lampes fluo compactes contiennent du mercure, produisent des rayons ultra-violets et des champs électromagnétiques, et leur fabrication augmente la production de gaz à effet de serre. Et les LED contiennent de l’arsenic, du plomb du nickel et une douzaine d’autres substances différentes selon les fabricants. Voici donc des produits présentés comme écologiques qui s’avèrent être à l’origine d’une électro-pollution et sont une source supplémentaire de circulation des métaux lourds. Le CRIIREM (Centre de recherche et d’informations indépendantes sur les rayonnements électromagnétiques) a mesuré des radiofréquences harmoniques jusqu’à 200V par mètre à proximité immédiate de ces ampoules, alors que la valeur limite en vigueur est de 27V par mètre. Ces ondes diminuent la mélatonine ce qui entraîne troubles du sommeil, irritabilité, excitabilité, hyperactivité. Les porteurs de pacemakers peuvent subir des interférences électromagnétiques. Des recherches sont également en cours sur d’éventuelles relations entre certaines de ces ondes et différents cancers.

Toujours est-il que les technocrates européens ont imposé l’introduction d’ampoules contenant des substances toxiques dans nos foyers. Dans un monde bureaucratique parfait, les ampoules ne se cassent jamais, ne sont pas jetées à la poubelle, sont recyclées à

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100% et fabriquées de manière irréprochable. Dans la vraie vie, la quasi-totalité des ampoules fluo compactes est produite en Chine. Les 3 à 5 mg de mercure contenus dans chaque ampoule fluo compacte représentent une teneur faible mais non négligeable de ce métal fortement toxique. Selon le WWF, environ 270 millions d’ampoules fluocompactes sont vendues en Europe chaque année. Classées comme « déchets dangereux » par la législation, il est conseillé d’utiliser des gants et de ventiler les locaux pour éviter d’être trop affectés par les vapeurs de mercure qui se dispersent dans la pièce lorsque de telles ampoules se brisent. Selon Recylum (filière française pour le recyclage des lampes et équipements électriques), « sur un gisement estimé de 12.000 tonnes, 4.000 tonnes d’ampoules ont été collectées » en France entre 2006 et 2011. En 2012, 39,5 millions d’ampoules ont été collectées et recyclées, soit un taux de collecte de 42%.

Nous avons vu que le mercure s’accumule dans certains organes du corps, et en particulier dans le cerveau avec toutes les conséquences neurotoxiques qui en résultent. Ces ampoules constituent une source nouvelle et supplémentaire, même si elle est relativement faible, d’accumulation de mercure dans notre environnement immédiat qui n’en manquait déjà pas auparavant.

L’aluminium :

L’aluminium est un élément chimique (Al, numéro atomique 13) très abondant sur la planète. Ce métal à la fois mou, résistant et léger peut être aisément façonné par l’industrie pour fabriquer une multitude d’objets. L’industrie du transport l’utilise dans les véhicules automobiles, les véhicules ferroviaires, les avions et les bateaux, les lanceurs et vaisseaux spatiaux. Il sert massivement comme emballage pour la protection, le stockage des aliments, des boissons, des produits pharmaceutiques. Très malléable, ce métal entre dans la composition de très nombreux objets domestiques, allant de l’ustensile de cuisine au mobilier urbain, en passant par l’électroménager ou différents articles sportifs. Comme l’aluminium est conductible, il a presque totalement remplacé le cuivre dans les réseaux de transport d’électricité en Amérique du Nord. Les architectes utilisent aussi l’aluminium pour la construction d’immeubles, d’entrepôts ou de stades, les structures en verre, acier et aluminium étant désormais devenues communes dans les mégapoles. La fabrication de feuilles et de lingots d’aluminium à partir du minerai nécessite des procédés industriels particulièrement lourds et polluants (CO2, dioxyde de soufre, fluorure d’hydrogène, etc.), très gourmands en énergie. Le gouvernement de l’un des derniers pays européens ayant préservé jusqu’alors une nature sauvage

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et d’une beauté spectaculaire, l’Islande, a accordé depuis quelques années un permis de polluer ses paysages aux géants internationaux de l’aluminium comme Rio Tinto Alcan et Alcoa. De nouvelles fonderies, des barrages (sur un territoire particulièrement volcanique) et des usines hydroélectriques occuperont 3% du territoire islandais et permettront de produire 1,6 millions de tonnes d’aluminium par an, en utilisant ainsi annuellement huit fois plus d’énergie électrique que pour l’ensemble de la population islandaise.

Les canettes alimentaires sont elles aussi constituées d’aluminium et massivement employées dans le monde entier. Des canettes dont l’intérieur est également revêtu d’un film contenant du Bisphénol A afin d’éviter l’oxydation de l’aluminium… Rien qu’en France, environ 4,31 milliards de ces canettes sont utilisées annuellement, et si on les mettait bout à bout elles représenteraient la distance qui sépare la Terre de la Lune. Ce chiffre annuel passe à 61 milliards de canettes pour l’ensemble de l’Europe. Recyclable à 100%, seules 57% d’entre elles sont effectivement recyclées ce qui en laisse chaque année 1,85 milliards disséminées un peu partout pour une durée de décomposition estimée entre 100 ans et 500 ans. Une canette recyclée permet de réaliser des économies en matières premières, en énergie, en eau, en rejet de CO2 et rapporte davantage qu’elle ne coûte.

Ce métal trouve également des usages plus discrets mais non moins généralisés, et qui nous concernent très directement puisqu’on le rencontre fréquemment dans les cosmétiques, qu’il s’agisse de produits de soin, de démaquillant, de rouge à lèvre, de dentifrice, de crème solaire ou de déodorants. Il y a également de l’aluminium dans certains réseaux de distribution d’eau potable, dans de nombreux vaccins, dans les cigarettes, dans beaucoup de préparations alimentaires industrielles, dans le pain et les biscuits et généralement les produits contenant des farines, certains légumes, le thé, le cacao et certaines épices, des additifs et colorants alimentaires, sans que cette liste soit exhaustive. Dans le domaine des produits alimentaires non transformés, il ne faut cependant pas arriver à des conclusions trop hâtives. Par exemple, les feuilles à maturité de thé noir sont riches en aluminium, mais elles ont aussi des propriétés anti-oxydantes qui sont utiles dans la prévention contre les effets d’une surcharge en métaux lourds, dont l’aluminium.

L’aluminium est-il toxique ? La question s’est posée au début des années 1980 et n’a

pas cessé depuis lors d’alimenter un débat toujours actuel et passionné. La polémique autour de l’aluminium permet d’observer un ensemble de comportements tellement caractéristiques qu’ils en deviennent des stéréotypes. On y rencontre des études scientifiques menées en laboratoires, mais aussi des études épidémiologiques, contradictoires. Deux camps

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se sont formés, chacun essayant de démontrer, certains avec honnêteté, d’autres avec une exagération conférant parfois au sectarisme, qu’ils ont raison. Des journalistes, des médecins et des hommes politiques manipulent l’opinion publique en privilégiant l’effet de peur, tandis que d’autres profitent de leur notoriété pour proclamer l’innocuité totale de ce métal tout en étant payés par les industries pharmaceutiques et cosmétiques. Des industries qui ont rassemblé leurs pouvoirs afin de constituer des lobbies empêchant toute forme de remise en question des produits qu’ils veulent continuer à vendre librement. Comme le sujet est scientifiquement complexe tout en étant économiquement important, certains intérêts financiers souhaitent gagner du temps en semant la confusion, alors que d’autres exigent l’interdiction de l’aluminium dans certains produits de consommation courante au nom du principe de précaution.

Aluminium et troubles neurologiques : Il faut tout

d’abord savoir que l’on peut absorber l’aluminium soit par ingestion, par contact avec la peau, par inhalation de poussières ou par injection directe dans le corps. L’aluminium ingéré est éliminé dans des proportions qui s’échelonnent, selon les paramètres, de 74% à 90% par le transit intestinal. Lorsque les reins fonctionnent normalement, entre 80% et 90% de l’aluminium présent dans le sang, soit après passage de la barrière intestinale, soit par les autres moyens de pénétration dans le corps, est à son tour éliminé par les urines. Par contre, lorsque les fonctions rénales sont déficientes, l’aluminium reste dans le sang, puis s’accumule dans les os, les muscles, et dans plusieurs organes dont en particulier le cerveau. Ce dernier est normalement protégé par un réseau de plusieurs types de cellules qui empêchent les substances nocives d’y entrer tout en permettant l’accès à celles qui lui sont favorables. Il s’agit de la barrière hémato-encéphalique, également appelée barrière sang-cerveau. Or l’aluminium, lorsqu’il s’associe avec une protéine notamment, la transferrine, peut non seulement traverser la barrière sang-cerveau, mais aussi la détériorer. L’aluminium s’accumule alors dans le cerveau, entraînant des troubles neurologiques graves qui s’apparentent à la maladie d’Alzheimer et à la sclérose en plaques (*sources : Metabolism and toxicity of luminium in renal failure, de Alfrey, Hegg et Craswell, in The American Journal of Clinic Nutrition, 1980 ; ou encore Aluminium Toxicity in Renal Failure, de Charles Tomson et Michael Ward, in Replacement of Renal Function by Dialysis,1989). Des malades sous dialyse ont en effet été atteints de décalcification osseuse mais aussi de troubles psychiatriques spécifiques, appelés « démence des

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dialysés » ou « encéphalopathie des dialysés », car le processus d’une dialyse nécessite l’adjonction d’aluminium dans le plasma et les eaux de dialyse. Même l’industrie de l’aluminium a été obligée de reconnaître que l’aluminium était neurotoxique, mais uniquement dans le cas des personnes dont les reins n’assuraient plus leur fonction.

Cette reconnaissance très limitative a permis d’évacuer le problème en assurant a contrario que, lorsque les reins fonctionnent bien, l’aluminium ne présente pas le moindre danger. Or on oublie un peu vite que les organes des nourrissons sont encore en cours de développement, leur fonction urinaire étant encore faible, de même que leur barrière sang-cerveau. Ce qui risque d’être une source d’inquiétude, surtout lorsque nous examinerons plus loin la composition de certains vaccins. De même il a été prouvé que l’aluminium peut traverser le placenta et atteindre le fœtus chez les femmes enceintes. En outre, certains scientifiques se sont posé la question de savoir s’il pouvait exister un éventuel effet d’accumulation de l’aluminium dans le cerveau sur le long terme. Des expériences menées sur les rats laissent supposer que le vieillissement du cerveau s’accentuerait avec l’accumulation d’aluminium et que leurs neurones subissent une détérioration à partir d’une certaine concentration de ce métal. Mais le rat n’est pas l’homme. Des biopsies pratiquées après le décès de personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer ont montré des concentrations élevées d’aluminium, de fer, de silicium, de zinc et de cuivre plus particulièrement dans le noyau de neurones atteint de dégénérescence. Plusieurs études ont montré que « la quantité moyenne d’aluminium retrouvée dans le cerveau de patients Alzheimer est nettement plus importante que celle trouvée dans le cerveau de personnes saines de même tranche d’âge » (*sources : Aluminium, neurofibrillary degeneration and Alzheimer’s disease, de DR Crapper, SS Krishnan, S. Quittkat, in Brain : a journal of neurology, mars 1976 ; Alzheimer’s disease : X-ray spectrometic evidence of aluminium accumulation in neurofibrillary tangle-bearings neurons, de D.Perl, A.Brody, in Science, 1980 ; Aluminium et vaccins, de Jean Pilette, 17 septembre 2008). Une étude comparative portant sur l’alimentation des prématurés à conclu que les perfusions utilisant des solutions contenant de l’aluminium avaient une relation directe avec des altérations de leur développement neurologique (*source : Aluminium neurotoxicity in preterm infants receiving intraveinous-feeding solutions, de Nicholas Bishop, Moorley, Chrirr and all., in New England Journal of Medicine, 29 mai 1997).

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Le grand nombre d’études scientifiques établissant une corrélation entre l’accumulation d’aluminium dans le corps et des maladies neurologiques telles que la maladie d’Alzheimer n’est cependant pas jugé comme suffisamment significatif par un certain nombre d’agences gouvernementales, françaises ou étrangères. Il revient donc, comme bien souvent, à chaque individu de s’informer et de choisir s’il va intervenir ou baisser les bras devant trop de complexité et parce qu’il a d’autres préoccupations, tout en pariant qu’il ne sera pas concerné par ce type de maladie.

Aluminium et produits cosmétiques : Le contact avec la peau semble également présenter un facteur de risque de migration de l’aluminium vers le cerveau, et par conséquent une éventuelle augmentation des cas d’Alzheimer. Ainsi, l’application de chlorure d’aluminium sur le dos rasé de souris augmente de façon importante la quantité d’aluminium dans le cerveau (*source : Bioaccumulation of water soluble aluminium chloride in the hippocampus after transdermal uptake in mice, de Edmond Creppy, Grafeille, Bonini, Anane, in Archives of Toxicology, 1995). L’enjeu de ces recherches est particulièrement important lorsque l’on sait qu’un nombre très conséquent de cosmétiques contient de l’aluminium. Mais, dans ce cas particulier, il est tout aussi important de faire la part des choses et d’accepter certaines nuances de complexité plutôt que de se ruer sur des conclusions péremptoires et générales. Tout d’abord ces recherches n’ont pas été étendues au passage transcutané humain par le Professeur Creppy, Directeur du Département de Toxicologie de l’Université de Bordeaux, faute d’argent…A l’inverse certains ont condamné l’usage de la totalité des déodorants, alors que seuls sont concernés ce que l’on appelle les « anti-perspirants », c’est-à-dire les produits anti-transpirants dans lesquels les sels d’aluminium sont utilisés pour resserrer les pores de la peau. Ce type de produit bloque le processus de transpiration ce qui empêche aussi cette partie du corps de se débarrasser de ses toxines. Il contient jusqu’à 20% de sels d’aluminium, mais aussi du zirconium, un métal qui, combiné à l’aluminium, est susceptible de provoquer des réactions allergiques et des inflammations. Or un rapport d’expertise de l’AFSSAPS conclue d’une part qu’il « ne faut pas utiliser les produits cosmétiques contenant de l’aluminium sur peau lésée » (*Note : il faut également entendre par là qu’il ne faut utiliser aucun de ces produits, y compris les fonds de teint, crèmes solaires, etc. après un rasage) et que « l’exposition à des produits antitranspirants avec des concentrations de 20 % de chlorohydrate d’aluminium ne

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permet pas d’assurer la sécurité sanitaire des consommateurs dans les conditions normales d’utilisation » (*Source : Evaluation du risque lié à l’utilisation de l’aluminium dans les produits cosmétiques, rapport d’expertise de l’AFSSAPS, octobre 2011). Ce rapport constitue un revirement total de l’AFSSAPS qui a considéré pendant de nombreuses années « qu’il n’y avait pas d’éléments suffisants pour restreindre l’usage de l’aluminium pour les produits cosmétiques ». Cette Agence continue cependant à manipuler le langage d’une façon bien particulière : le titre du rapport laisse supposer qu’il concerne l’ensemble des cosmétiques, ses conclusions se limitent aux seuls anti-transpirants et déodorants, et une phrase contenue dans le rapport admet que l’Agence n’a pas évalué les autres produits cosmétiques…Le lobby de l’aluminium essaye de minimiser l’impact de ce revirement en concentrant son discours de propagande sur un autre sujet, à savoir que « au vu des données scientifiques actuelles, l’exposition à l’aluminium par voie cutanée ne peut pas être considérée comme présentant un risque cancérogène ». Car les anti-perspirants sont également soupçonnés par certaines recherches scientifiques de favoriser le cancer du sein, mais d’autres équipes de chercheurs ont trouvé des résultats contradictoires.

(*source : http://www.aluminium.fr/developpement-durable/aluminium-sante , un site constituant par ailleurs un remarquable exemple des pratiques de désinformation déployées de manière habituelle par les lobbies industriels). Des techniques bien rôdées utilisant des figures rhétoriques confusantes sont présentées comme des arguments solides. Par exemple, sur la relation entre l’aluminium et Alzheimer : « ll faut être raisonnablement prudent (...) Quelque 98% des personnes qui décèdent d'un cancer ont mâché un fameux chewing gum rose quand ils étaient jeunes, il n'y a pas pour autant de lien de causalité !.. » a ainsi déclaré Monsieur Philippe Leclainche, délégué général de l’Association Française de l’Aluminium (*source : interview sur RFI du 10/10/2013). Ne voyons là, bien entendu, aucun mépris ni aucune condescendance à l’égard de ses auditeurs qui peuvent « raisonnablement » continuer à acheter des produits contenant de l’aluminium.

Enfin, on voit un certain nombre de produits cosmétiques qui comprennent de la pierre d’alun, et en font même un argument publicitaire. La pierre d’alun traditionnelle est un cristal de roche naturel extrait des mines d’alunite contenant des sels d’aluminium chimiquement inertes (sulfate d’aluminium et de

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potassium), qui ne peuvent donc pas libérer l’aluminium, ne présentent aucune toxicité, et sont employés dans les (vrais) cosmétiques bio. Il ne faut pas la confondre avec la pierre d’alun industrielle, abusivement appelée pierre d’alun, fabriquée à partir de sels d’ammonium (sulfates d’ammonium) qui, eux, sont chimiquement instables et libèrent de l’aluminium. Contrairement à l’alun potassium, l’aluminium contenu dans la pierre d’alun ammonium est susceptible de traverser la barrière cutanée. Ce dernier exemple montre, une fois encore, la complexité des mécanismes d’imitation, de confusion et de parasitisme destinés à leurrer les consommateurs. Aluminium et vaccination « Attaquer notre vaccin, c’est attaquer la France » Jean-

Yves Garnier, président de Pasteur Vaccins, au sujet du vaccin sur l’hépatite B, 1983.

Oser critiquer certaines pratiques liées à la vaccination

revient à s’attaquer à un dogme absolutiste, à un sectarisme fanatique, au dernier tabou universel existant encore, avec l’inceste et l’anthropophagie. Le Code Pénal français prévoit une sanction délictuelle contre les parents qui refusent ou entravent l’exécution de la vaccination obligatoire de leur enfant (diphtérie, tétanos, poliomyélite, fièvre jaune en Guyane ; une dizaine d’autres vaccins est recommandée) qui s’élève à 3.750 euros d’amende et à 6 mois de prison. Le Conseil National de l’Ordre des Médecins considère que le défaut de vaccination est assimilable à « une maltraitance pour défaut de soins » (*source : bulletin de l’Ordre des Médecins, 20 décembre 2003). Les médecins peuvent faire un signalement direct à l’autorité judiciaire ou prévenir la DDASS pour mettre éventuellement en place une mesure d’assistance éducative pouvant aller jusqu’au placement en famille d’accueil. La Miviludes, une mission interministérielle instituée pour lutter contre les sectes, considère que l’attitude des parents qui refusent les vaccinations de leurs enfants « peut constituer un indice de dérive sectaire ».

Les mécanismes idéologiques et commerciaux qui ont ainsi été mis en place se heurtent cependant à une réalité scientifique et médicale qui commence, avec prudence, à émerger. Après avoir refusé toute forme de dangerosité de l’aluminium pendant des dizaines d’années, l’Académie de Médecine française a enfin admis en 2012 le risque que représentait l’oxyhydroxyde d’aluminium présent dans de nombreux adjuvants vaccinaux et son rôle dans le MFM (Myofasciite à Macrophages). « Dans un contexte mondial d’accroissement progressif de la couverture vaccinale, le directeur de recherche de l’unité Inserm U955 et médecin au Centre de référence neuromusculaire Garches Necker Mondor

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Hendaye (GNMH) craint que la population soit exposée à des quantités croissantes d’aluminium aux propriétés neurotoxiques connues, bien que les doses impliquées dans les vaccins soient inférieures à celles ingérées quotidiennement dans notre alimentation ». Mais le tabou universel doit tenir bon : « Le Dr Roger Nordmann a ainsi rappelé qu’il ne fallait « surtout pas que le risque lié aux adjuvants fasse oublier le risque lié à une absence de vaccination ». Jean-Louis Montastruc, s’est pour sa part interrogé : « voici une présentation qui fait réfléchir à la façon dont l’Académie peut communiquer sur ce sujet sensible. « (*source : le Quotidien du Médecin, 9 janvier 2014) L’aluminium est en effet utilisé comme adjuvant dans un grand nombre de vaccins. Un adjuvant est une substance qui a pour but de renforcer la stimulation du système immunitaire, car l’efficacité d’un vaccin est mesurée par sa capacité à faire produire par l’organisme un taux élevé d’anticorps. Nous avons vu auparavant que les vaccins renferment également d’autres constituants, comme les conservateurs dont certains contiennent du mercure (notamment le thiomersal), du formaldéhyde ou du formol. En 1998, une nouvelle maladie a été identifiée par des chercheurs français, la Myofasciite à macrophages (MFM), qui se caractérise par des douleurs articulaires et neuro-musculaires, une fatigue chronique, de la fièvre, des maux de tête. Puis la responsabilité de cette maladie a été reliée directement à l’aluminium présent dans les adjuvants vaccinaux par ces mêmes scientifiques (*sources : Macrophagic myofasciitis : an emerging entity, Ghérardi et all., The Lancet, 1998 ; Macrophagic myofasciitis : a reaction to intramuscular injections of aluminium-containing vaccines, Ghérardi et all., in Journal of Neurology, 1999, n°246). On remarquera que l’adoption des injections des vaccins par voie intramusculaire dans les années 1990, de préférence à la voie sous-cutanée, coïncide avec l’apparition de la MFM. Par ailleurs, on retrouve ces mêmes symptômes chez les personnes souffrant du syndrome de fatigue chronique et chez les anciens soldats américains atteints du syndrome de la Guerre du Golfe. De fortes présomptions laissent à penser que cette dernière maladie est également une conséquence des vaccinations.

Créé en 1999 par l’OMS, le Comité consultatif mondial de

la sécurité vaccinale (GACVS) doit « répondre rapidement,

efficacement et avec la rigueur scientifique voulue aux

problèmes d’innocuité posés par les vaccins pouvant avoir une

importance mondiale ». Réuni en juin 2004, le GACVS a

rapporté que « l’innocuité des adjuvants des vaccins est un

domaine important et négligé » et « qu’il n’existe pas de modèle

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animal validé pour tester la sécurité des adjuvants ». En

septembre 2004, une autre étude scientifique montre que le

vaccin contre l’hépatite B, qui contient comme adjuvant de

l’aluminium et aussi comme conservateur du mercure,

multiplierait le risque de sclérose en plaques (*source :

Recombinant hepatitis B vaccine and the risk of multiple

sclerosis : a prospective study, de M.A.Hernan, et all, in

Neurology, 14 septembre 2004). Les arguments de cette étude

ont été écartés par le GACVS qui les a jugés insuffisants. Lors

de sa 65ème Assemblée Mondiale de la Santé, tenue en mai

2012, l’OMS a lancé son Plan d’action mondial pour les vaccins

et la Décennie de la vaccination (2011-2020). Fin 2010, le

Professeur Pierre Bégué, membre de l’Académie de Médecine

précise que l’aluminium est considéré comme le « plus fidèle des

adjuvants, bien toléré et qui donne les meilleures réponses avec

les plus faibles quantités ». Ah ! l’intéressante notion de

« fidélité » des adjuvants….Quand aux personnes atteintes de

MFM, elles devront encore faire preuve de « tolérance » devant

tant de déni de leurs souffrances. En juin 2012, le GACVS se

prononce sur l’aluminium vaccinal en se fondant sur 2 études

consacrées à l’autisme tout en ignorant la MFM (à ce niveau de

déni, pourquoi ne pas choisir des études sur les cors aux

pieds ?). La GACVS juge que ces deux études sur l’autisme

comportent de graves failles méthodologiques (alors pourquoi

justement choisir celles là ?), pour conclure sur la totale innocuité

de l’aluminium dans la totalité des vaccins et que d’autres

travaux « sont en cours et ils doivent être encouragés car ils

constituent un moyen de valider et d’améliorer encore ce

modèle » (*source : Relevé épidémiologique hebdomadaire,

OMS, 27 juillet 2012, http://www.who.int/wer/2012/wer8730.pdf ).

La même réunion du GACVS a proclamé l’innocuité de la totalité

des vaccinations pendant la grossesse et l’allaitement, quelque

soit l’adjuvant, après avoir uniquement pris pour base les

« vaccins à valence rubéole administrés aux femmes enceintes

par inadvertance » et une étude épidémiologique sur la

vaccination A(H1N1) aux USA…Dans le domaine vaccinal, on

peut donc clairement constater que l’approche méthodologique

de l’OMS consiste à commencer par l’énoncé d’un résultat fixé a

priori, c’est-à-dire l’innocuité des vaccins érigée en tant que

dogme, puis à choisir des études qui comportent des failles pour,

non seulement dénoncer ces dernières mais aussi sous-

entendre que les contestations ne sont généralement pas

sérieuses, et enfin conclure en rendant le dogme encore plus

indiscutable. En Novembre 2012, les spécialistes mondiaux de la

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MFM ont été obligés de s’adresser publiquement à la Ministre

française de la Santé pour protester contre l’absence de

financement de leurs recherches.

En France, 47% des vaccins contiennent actuellement de

l’aluminium. Il n’en a pas toujours été ainsi. En 1972, l’Institut

Pasteur généralisa dans ses vaccins l’usage d’un autre adjuvant

ne contenant pas d’aluminium, le phosphate de calcium, après

qu’un chercheur eut établi que l’aluminium augmentait le taux

d’anticorps qui étaient le support de réactions allergiques

(*Source : Aluminium phosphate but not calcium phosphate

stimulate the specific IgE response in Guinea pigs to tetanus

toxoid, de T.L. Vassiliev, in Allergy, 1978). Or en 1985 le

laboratoire Mérieux a racheté la branche vaccins de l’Institut

Pasteur. Très vite, les perspectives de meilleure rentabilité

commerciale et de rationalisation qui président les fusions

d’entreprises ont amené le nouveau groupe à retirer les

adjuvants au phosphate de calcium, dont il avait été établi qu’ils

ne présentaient aucun caractère dangereux, pour leur substituer

des adjuvants à l’aluminium jugés plus efficaces. Certains

dirigeants du secteur pharmaceutique exprimèrent très

clairement leurs priorités : « Chaque seconde, trois personnes

dans le monde reçoivent un de nos vaccins. Résultat : deux

milliards de francs de chiffre d'affaires ». (A. Mérieux, dans le

magazine Geo, janvier 1985). Au cours des années ultérieures

suivirent plusieurs fusions-acquisitions de sociétés, incluant la

branche vaccins de l’Institut Pasteur et portant chacune sur

plusieurs milliards d’euros, afin de créer un effet de seuil

économique jusqu’à ce que la branche vaccinale du groupe

Sanofi, Sanofi Pasteur, affiche un chiffre d’affaires de 3,7

milliards d’euros en 2013, en produisant 1 milliards de doses de

vaccins par an et en vaccinant plus de 500 millions de personnes

par an dans le monde. Quelques dizaines de milliers d’individus

atteints de maladies dues à la vaccination –encore faut-il prouver

le lien de causalité, tout en mettant en œuvre des stratégies pour

contester ces preuves – représentent par conséquent bien peu

de choses et ne doivent en aucun cas parvenir à gripper une

mécanique dont les rouages sont parfaitement huilés grâce aux

énormes profits commerciaux qui en sont issus.

En agissant ainsi, le domaine des vaccins devient avant toute autre chose un secteur économique, alors que le destinataire final du produit a d’autant moins d’importance qu’on lui impose son achat. Les dysfonctionnements (autrement dit les individus qui en tombent malades) sont jugés comme

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secondaires tant qu’ils demeurent dans des proportions relativement réduites et qu’il est possible d’intervenir pour les minorer davantage. Mais cela revient aussi à oublier qu’il y a des victimes, qu’il y a des êtres vivants qui soufrent au quotidien, et cela dès l’enfance. Car les enfants sont tout particulièrement concernés par la neurotoxicité de l’aluminium puisqu’ils y sont exposés très tôt et de multiples manières. Les industriels ajoutent des anti-coagulants contenant de l’aluminium (E554, E555, E556, E559) que l’on retrouve dans la moitié des laits en poudre destinés au nourrisson. Un bébé consommant 4 biberons par jour ingère donc jusqu’à 897 microgrammes d’aluminium par semaine, ce qui est cependant inférieur à la norme fixée par l’EFSA de 1mg par kilo de poids corporel. (*source : 60 millions de consommateurs, 20 février 2014). Une norme qui a été fixée pour les adultes. Ajoutons un peu d’eau du robinet au lait en poudre. Une grande partie des stations d’assainissement qui rendent l’eau potable utilise des sels d’aluminium (à l’exception notable de la Ville de Paris) pour la désinfection. Une simple recommandation européenne conseille de limiter la teneur en aluminium de l’eau potable à 200 microgrammes par litre, mais ces valeurs sont parfois dépassées. Un jeune enfant français peut donc ingérer 1400 microgrammes d’aluminium supplémentaire par semaine. Nous avons vu qu’une grande partie de cet aluminium est naturellement éliminée. Ce ne sera pas le cas des vaccins de base d’un jeune enfant, puisque leur injection par voie intramusculaire fera migrer une partie de l’aluminium contenu dans le vaccin (300 microgrammes d’aluminium pour la première partie du seul vaccin obligatoire) dans leur cerveau. Par simple souci de réciprocité avec les méthodes de certaines instances qui manipulent l’opinion publique par la peur pour imposer leurs vaccins, rapportons ici une étude qui avait consisté à injecter 300 microgrammes d’aluminium (dose identique à celle du vaccin obligatoire) directement dans les ventricules cérébraux de rats et qui a provoqué une grave dégénérescence des neurones (*source : Motor neuron degeneration due to aluminium deposition in the spinal cord : a light microscopical study, de T. Tanridag et al., in Acta Histochem, 1999). Un enfant français ayant son carnet vaccinal complètement à jour aura reçu des injections totalisant 2.350 microgrammes d’aluminium métal (pour un garçon. Ce sera davantage pour une fille qui accepte de se faire vacciner contre les papillomavirus). Pour une fois le sort des animaux est privilégié par rapport à celui de nos enfants puisque la société Mérial, filiale de Sanofi pour les produits vaccinaux vétérinaires, a décidé de retirer en 2012 l’aluminium de ses vaccins après avoir établi qu’il était directement responsable d’un cancer du chat (sarcome sous-cutané du chat).

On sait que le cerveau des êtres humains connait une

grande phase de développement durant l’enfance. Et on sait que

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l’aluminium est un neurotoxique. Par contre on ne sait absolument pas qu’elles incidences peuvent avoir à long terme les doses élevées d’aluminium auxquelles plus particulièrement les jeunes enfants, mais aussi les adultes, sont obligatoirement et continuellement soumis depuis quelques dizaines d’années à peine. On ne sait pas non plus combien, parmi les 26 millions de personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer (100 millions de malades prévus en 2.050) ont une suraccumulation d’aluminium dans le cerveau.

Les perturbateurs endocriniens : on découvre depuis

quelques années à peine que de nombreuses substances chimiques ainsi que certains métaux lourds interfèrent avec le système hormonal animal et humain, ce qui a des incidences sur la reproduction, le système immunitaire, la croissance, le sommeil, le comportement et la santé. Ce terme est utilisé pour la première fois en 1991 lors d’une conférence scientifique soulignant l’action de produits chimiques sur le fonctionnement des différentes glandes endocrines constituant le système endocrinien. Ces glandes sont l’épiphyse, l’hypophyse, l’hypothalamus, la thyroïde, le thymus, les surrénales, le pancréas, les ovaires et les testicules.

Divers genres de produits chimiques bouleversent les actions d’une ou de plusieurs hormones jusqu’à aboutir à des altérations plus ou moins importantes du fonctionnement tout entier d’un organisme ou d’un système. Ces produits sont présents dans tous les domaines de l’activité humaine moderne tels que les produits et emballages alimentaires, les vêtements, les matières plastiques, l’ameublement, les revêtements de sol, les cosmétiques, les pesticides, les composants électroniques, le papier. Leur toxicité ne dépend pas de la dose ingérée (le principe selon lequel c’est la dose qui fait le poison n’est plus applicable), mais des époques de développement des individus qui impliquent une forte activité hormonale et plus particulièrement la vie prénatale (et donc les femmes enceintes), l’enfance, l’adolescence, la ménopause. Et non seulement les effets des perturbateurs endocriniens peuvent se manifester plusieurs dizaines d’années après leur exposition, mais ils ont également un effet transgénérationnel en altérant par exemple la fertilité des descendants.

Le PNUE (programme des Nations-Unies pour l’Environnement) constate que les perturbateurs endocriniens menacent gravement la reproduction de l’espèce humaine : dans de nombreux pays plus de 40% des hommes jeunes ont une semence de mauvaise qualité qui réduit leurs possibilités reproductrices, différentes anomalies génitales affectent tant les hommes que les femmes, des enfants de plus en plus nombreux naissent avant terme ou avec un faible poids, les seins de nombreuses jeunes filles se développent prématurément ce qui multiplie les risques de cancers du sein, les cancers liés aux glandes endocrines se multiplient (cancers du sein, des ovaires, des testicules, de la prostate, de la thyroïde), de même que le diabète de type II. L’OMS estime qu’un milliard 500 millions de personnes sont atteintes d’obésité et de surpoids dans le monde ; les personnes atteintes de

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diabète de type II sont passées de 153 millions à plus de 347 millions entre 1980 et 2008. Des études scientifiques et épidémiologiques ont constaté de fortes corrélations entre ces diverses affections et les substances qui interfèrent sur le bon fonctionnement des hormones.

D’après l’OMS, plus de 800 substances chimiques sont connues ou suspectées d’être des perturbateurs endocriniens tout en précisant que beaucoup d’entre elles n’ont pas encore fait l’objet d’études détaillées et que de très nombreuses autres substances chimiques présentes dans le commerce n’ont pas encore été testées à ce titre. L’OMS qualifie ce phénomène « d’épidémie mondiale » puisque c’est l’ensemble de l’humanité qui est touchée, et que les risques pour la santé sont encore « significativement sous-estimés » (*source : State of the science of endocrine disrupting chemicals -2012, de Ake Bergman et autres, United Nations Environment Program and the World Health Organization, 2013).

Un rapport de l’Assemblée Nationale déclare que « le consommateur ingère quotidiennement ce que l’on peut qualifier de « véritable soupe de produits chimiques » » (*source : Rapport d’information sur la stratégie européenne en matière de perturbateurs endocriniens, présenté par Monsieur Jean-Louis Roumegas, Assemblée Nationale n°1828, 25 février 2014, http://www.assemblee-nationale.fr/14/pdf/europe/rap-info/i1828.pdf).

Une enquête dénommée EXPPERT menée par l’ONG Générations futures en 2013 a mis en évidence que 75% de produits contenant des céréales et vendus en supermarché comprenaient des résidus de pesticides contenant un ou plusieurs perturbateurs endocriniens. (*source : Quelles expositions aux insecticides perturbateurs endocriniens au quotidien, exppert 1, Générations Futures, 19 mars 2013). Sur 49 échantillons de fraises vendues en France, 91,83% de ces fruits comptaient 225 résidus de pesticides, et 71,42% comprenaient des pesticides perturbateurs endocriniens (*source : Des pesticides interdits et des perturbateurs endocriniens dans des fraises, exppert 2, Générations Futures, 9 juillet 2013). Une autre étude française démontre que 40% des produits d’hygiène et de beauté contiennent des perturbateurs endocriniens : 74% des vernis à ongles, 71% des fonds de teint, 51% des maquillages pour les yeux, 43% des démaquillants, 40% des rouges à lèvres, 38% des crèmes pour le visage, 36% des déodorants, 30% des dentifrices, 24% des shampoings. Ils contiennent des substances aussi dangereuses que le triclosan, des phtalates, du cyclopentasiloxane, du benzophénone, des parabènes, etc.

Le parabène est l’une de ces substances. Il existe en réalité différents parabènes dont les chaînes moléculaires se distinguent par leur groupe alkyle-R, et sont plus ou moins longues. Ce sont les molécules les plus longues qui semblent, en l’état actuel des connaissances scientifiques, les plus inquiétantes pour l’homme. Les parabènes les plus fréquents sont le méthylparabène (E218), l’éthylparabène (E214), le propylparabène (E216), le butylparabène qui sont pour la plupart des additifs alimentaires, et plus particulièrement

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des agents conservateurs. On les trouve également dans des produits alimentaires et pharmaceutiques. Ils agissent dans le corps comme des hormones de synthèse qui modifient le fonctionnement et la réponse hormonale du corps humain, en provoquant une diminution de la fertilité masculine et un accroissement des risques de cancer du sein. Le parabène s’accumule dans les tissus cancéreux sans que l’on sache encore s’il existe une relation de causalité directe entre cette agglomération et le développement du cancer lui-même. Des études effectuées en laboratoire ont montré que le méthylparabène présent dans les produits cosmétiques accélère le vieillissement de la peau et entraîne des modifications de l’ADN lorsque la peau est exposée au soleil.

Le bisphénol A est l’un des plus connus parmi les perturbateurs endocriniens. Des doses très faibles de cette substance agissent sur les hormones humaines et le fonctionnement de plus de 200 gènes pour causer des malformations génitales chez les garçons nouveau-nés, une diminution de la qualité et de la quantité de sperme, une puberté précoce chez les jeunes filles, la survenue de kystes ovariens, des troubles du système hépatique, l’obésité, le diabète de type II, une augmentation des cancers du sein et de la prostate, des atteintes neurologiques, des troubles du comportement tels que l’hyperactivité, la dépression, des problèmes d’attention. Des chercheurs de l’INSERM ont prouvé que « de faibles concentrations de bisphénol A sont suffisantes pour agir négativement sur le testicule dans l’espèce humaine » tout en précisant que « le bisphénol A agit par un mécanisme non classique et encore inconnu qu’il serait important d’identifier pour mieux comprendre l’action des perturbateurs endocriniens ». Une autre de leurs conclusions remarque « que l’espèce humaine est beaucoup plus sensible au bisphénol A que le rat ou la souris ». (*source : Differential effects of Bisphenol A and Diethylstilbestrol on human, rat and mouse fetal leydig cell function, de René Habert, Virginie Rouiller-Fabre, et autres, in Plos one, 17 décembre 2012).

Le bisphénol A tapisse l’intérieur de nombreuses boîtes de conserves et de canettes en aluminium. On le trouve également sur les tickets de caisse, les reçus de cartes bancaires, les billets de banque. Il préserve la souplesse du PVC et il est employé dans pratiquement tous les plastiques comme antioxydant et comme base de fabrication pour de nombreux plastiques alimentaires tels que les bouteilles d’eau, de jus de fruits, de sodas, dans les biberons, les tétines, les plats et ustensiles, etc. mais aussi dans les jouets en plastique, les instruments médicaux, les résines dentaires, les lentilles ophtalmiques, de nombreux produits électroniques, les vitrages, etc.

Le bisphénol A est rapidement éliminé par voie urinaire en 4 à 5 heures, et il ne s’accumule pas dans les tissus graisseux. Mais il est presque toujours présent dans le corps du fait d’une exposition quasi continuelle. Par contre le mécanisme d’élimination n’est pas ou peu développé chez les nourrissons et les fœtus, et l’on constate une accumulation de cette substance dans leur corps et dans le liquide amniotique.

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La France (avec le Danemark et la Belgique) lutte activement

pour interdire le bisphénol A. Une loi du 30 juin 2010 tend à suspendre la commercialisation de biberons à base de bisphénol A. Elle est suivie par une loi du 24 décembre 2012 « visant à la suspension de la fabrication, de l’importation, de l’exportation et de la mise sur le marché de tout conditionnement alimentaire contenant du bisphénol A » en fixant cette échéance au 1er janvier 2015. Cette loi prévoit aussi l’interdiction d’un phtalate (le DEHP) dans les dispositifs médicaux. Par contre les autorités européennes (EFSA) se basent uniquement sur 2 études effectuées par un même laboratoire dépendant des industries chimiques pour nier le caractère de perturbateur endocrinien du bisphénol A, malgré les contestations de nombreux scientifiques qui s’insurgent que « de telles études violent les principes de base de conception des études ». Sur ce sujet, on attend toujours une réaction de l’Académie des sciences ou de l’Académie de médecine qui ont par ailleurs condamné les recherches du Professeur Séralini avec une ardente vélocité…

Les perturbateurs endocriniens sont une découverte récente,

même si leurs dégâts se manifestent chez l’homme et les animaux depuis déjà plusieurs dizaines d’années. La compréhension des mécanismes scientifiques en est encore à ses balbutiements, d’autant plus qu’ils sont complexes. Il faudra donc un nombre indéterminé d’années pour incriminer indiscutablement des quantités encore inconnues de substances chimiques. Des industriels vont payer des cohortes de « scientifiques » et convaincre des hommes politiques et des institutions dans le seul but de contester des recherches dont les résultats risquent d’interrompre l’écoulement de leurs produits sur les marchés commerciaux mondialisés organisés d’après le système du libre-échange. Cet exercice leur permettra de gagner encore plusieurs années de bénéfices financiers. Lorsqu’enfin interviendront des mesures internationales d’interdiction ou de limitation, celles-ci seront assorties d’exceptions âprement négociées avec de puissants lobbies multinationaux. Et ces mesures prendront encore un nombre indéterminé d’années avant leur application sérieuse et effective, nonobstant les trafics illégaux ou les exportations dans les pays peu développés. Nous en avons déjà vu quelques illustrations concernant le plomb, le mercure, le PCB, le DDT. Nous le verrons probablement avec l’aluminium et le parabène. Ce qui signifie que les conséquences toxiques des perturbateurs endocriniens, et plus particulièrement sur la fertilité humaine, risque de perdurer encore de nombreuses années. En France, les pouvoirs publics ont récemment soumis au Conseil National de la Transition Ecologique le 29 avril 2014 un texte bloqué depuis un an intitulé la Stratégie Nationale des Perturbateurs Endocriniens qui ambitionne de réduire l’exposition des personnes et de l’environnement à ces produits. Au niveau européen par contre, le dossier reste enlisé grâce à l’action des lobbies industriels pour lesquels cette substance leur procure d’importants profits. La production mondiale annuelle de bisphénol A est de 3 millions de tonnes.

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Lorsque l’on invite notre réflexion à changer d’échelle, cela fait

penser à la fois à certaines conclusions d’Ilya Prigogine et à celles de Stanislav Grof, déjà cités. Un apport énergétique nouveau constitué de substances chimiques que l’on estime nécessaire de développer afin de déployer un mode d’existence qualifié d’universel déséquilibre un système en s’attaquant de manière privilégiée à ses capacités reproductrices et réflexives. Les vecteurs de ces apports entretiennent et amplifient l’instabilité en peaufinant des méthodes redondantes mais efficaces pour gagner du temps. Les altérations subies ne peuvent plus être régulées et l’état de déséquilibre devient la règle jusqu’à la disparition ou la réorganisation totale du système. Peut-être s’agit-il aussi d’un moyen comme un autre d’auto-régulation d’un autre facteur de déséquilibre de ce même système, à savoir une population trop nombreuse par rapport aux ressources non renouvelables disponibles…

D’autres métaux et substances chimiques que nous croisons

dans notre vie quotidienne ont des conséquences connues sur notre santé, comme l’amiante, l’arsenic, le cadmium, le téflon, les phtalates, les ignifuges bromés, le résorcinol, le triclosan, etc. On risque de découvrir dans le futur des effets de synergie encore inconnus actuellement, de nouveaux procédés technologiques aux effets éventuellement délétères comme certains débuts de recherches consacrés aux nanoparticules peuvent le suggérer. On retrouvera les mécanismes de déni de la réalité empruntant des schémas maintenant bien connus mêlant intérêt financier, mensonges, manipulations, intimidations, matraquage médiatique et corruption. On aura toujours des individus présentés comme des experts voire des scientifiques qui régurgiteront avec arrogance et un mépris total des victimes les messages de leurs maîtres déshumanisés. Comment les individus atteints d’un cancer du poumon et de la plèvre, ou leur famille, ont-elles apprécié les interventions de Monsieur Claude Allègre sur le désamiantage des bâtiments de Jussieu qu’il qualifie entre autre de « phénomène de psychose collective » ?

Les sangsues prolifèrent dans la fange : laissons les milieux putrides à ceux qui ont choisi de prospérer dans ce type d’écosystème.

On nous fait croire que les POP, les pesticides, les métaux

lourds, les perturbateurs endocriniens, et de manière générale l’ensemble des produits chimiques qui forment maintenant notre quotidien représentent la contrepartie inéluctable des progrès accomplis par notre société humaine actuelle. Nous acceptons ce discours avec fatalisme et un grand sentiment d’impuissance, et on nous a appris à penser qu’il n’y avait aucune autre alternative sous peine de régresser vers une ère de barbarie et d’indigence.

En 1989 le Parlement de l’Etat du Massachussetts (Etats-Unis) a voté une loi intitulée TURA (Toxics Use Reduction Act). Les différentes mesures votées par cette loi ont permis une réduction de 40% de l’utilisation et de la production de produits toxiques en 10 ans. Les

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rejets dans l’eau, l’air, sur la terre ont été réduits de 90%. De 2000 à 2011, l’utilisation des produits toxiques a encore diminué de 20% et les émissions de 70%. En 2013, le Massachussetts est le 7ème Etat américain en termes de PIB.

(*source : www.turi.org/Our_Work/Toxic_Chemicals/Chemicals_Used_in_Massachusetts/Latest_Data_Release).

o Peut-on encore boire de l’eau sans crainte ?

« Nous respirons tous un seul air, nous buvons tous une seule eau, nous vivons tous sur une seule Terre. Nous devons tous la protéger. » Chef Raoni Metuktire

Quoi de plus simple et de plus répandu que l’eau. Une molécule très

simple qui rassemble 2 atomes d’hydrogène et un atome d’oxygène en l’absence de laquelle aucune vie n’aurait pu apparaître sur notre planète. Au niveau individuel, nous sommes constitués à 65% d’eau, et devons régulièrement en boire pour hydrater notre organisme. A défaut nous mourons en quelques jours. Au niveau collectif, nos besoins en eau sont tout aussi fondamentaux que ce soit pour l’agriculture, l’industrie, la construction, l’alimentation, l’énergie. Environ 72% de la surface de la Terre est recouverte d’eau, dont 96,50 % est constituée d’eau salée et 3,5% d’eau douce, et c’est pourquoi les astronautes ont donné le surnom de « Planète bleue » à la Terre. C’est grâce à une distance idéale de la Terre par rapport au soleil que nous avons l’incroyable chance d’avoir des quantités si importantes d’eau sous forme liquide. Une distance de quelques petits pour cent de plus ou de moins et toute l’eau de la planète se retrouverait alors soit sous forme solide, soit sous forme gazeuse. La répartition des ressources en eau est cependant inégale dans l’espace et dans le temps. Or l’anthropocène se caractérise aussi par une forte amplification des déséquilibres climatiques naturels et par une accélération tellement sévère de son utilisation pour toutes sortes d’activités que le cycle naturel de l’eau subit des perturbations qui commencent à dépasser ses capacités de régénération.

Il y a quelques dizaines d’années à peine, nous vivions encore dans un Jardin d’Eden aquatique, sans le savoir ni le reconnaître. On pouvait librement se promener un peu partout et boire de l’eau dans les rivières et ruisseaux que l’on rencontrait, on pouvait creuser des puits dans les nappes phréatiques sans se soucier de pollution. Actuellement, avant de boire le moindre verre d’eau, il devient presque nécessaire de se déplacer avec son propre laboratoire d’analyse muni de la très longue liste des DJA (doses journalières admissibles) de centaines de produits chimiques et de métaux lourds susceptibles d’y être dilués. Mais l’eau n’est pas uniquement un milieu qui recueille de multiples produits polluants. Elle est aussi abondamment employée pour accompagner les progrès de la civilisation industrielle, et à ce titre elle doit être domestiquée et contrainte pour servir nos intérêts. Enfin, lorsque l’on prend conscience que cet élément est fondamental pour assurer la vie, certains refusent de penser à l’eau comme d’un bien commun et envisagent de se l’approprier pour leur(s) bénéfice(s) en la transformant en instrument de contrôle.

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Les pollutions de l’eau

Nous avons déjà amplement évoqué la pollution chimique qui trouve dans l’eau un milieu où elle peut se répandre et se diluer. Mais l’eau est un élément vivant, et les multiples interventions humaines sur ce milieu peuvent littéralement tuer l’eau à cause de l’eutrophisation. Par ailleurs, la pollution thermique de l’eau est bien souvent totalement négligée, mais elle intervient cependant dans la formation de certains déséquilibres environnementaux. Enfin, les résidus de médicaments que l’on trouve maintenant très fréquemment dans l’eau représentent une problématique encore relativement peu explorée alors qu’elle affecte la qualité de l’eau et peux même avoir des conséquences délétères sur les êtres vivants.

La pollution chimique

L’eau est un milieu qui permet une vaste et rapide propagation de polluants du fait de sa fluidité qui favorise la mobilité de très nombreuses substances. Ces dernières se diluent dans l’eau et l’on a longtemps cru que cette dispersion avait un effet quasi magique qui équivalait à la disparition complète de tout produit polluant. Nous avons aussi considéré que les océans étaient tellement immenses et profonds qu’ils allaient facilement absorber les quelques produits polluants que l’homme y jetait. Dans le but de faire profiter des standards de confort fournis par la révolution industrielle une population humaine toujours plus pléthorique, on répand dans l’eau un flux régulier de substances chimiques de plus en plus important en nombre et en quantité. A un point tel que l’effet magique qui consiste à croire que ce que l’on ne voit pas n’existe pas n’est maintenant plus envisageable.

Sur l’ensemble de l’eau présente sur la planète, environ 0,3% d’eau douce est facilement accessible et utilisable par l’homme. Le reste de l’eau douce se trouve sous forme de glace (1,74%), de nappes phréatiques et d’aquifères (1,69%). La glace, lorsqu’elle fond sous l’effet du réchauffement climatique, se mélange aux eaux salées océaniques et va bouleverser la circulation des schémas hydrologiques que nous connaissions jusqu’alors. Les nappes phréatiques sont des zones souterraines où se trouve de l’eau douce à faible profondeur que l’on peut utiliser aisément au moyen de puits. Elles sont déjà intensivement utilisées par l’homme. Leur durée de régénération dépend du rapport existant entre les prélèvements pour les activités humaines et leur réalimentation grâce aux précipitations après une période plus ou moins longue de filtration par le sol. Les aquifères sont de gigantesques réserves d’eau situées en profondeur dans le sous-sol. Ce sont des eaux fossiles constituées il y a des milliers, voire des millions d’années, qui sont parfois l’héritage d’un climat disparu comme les Systèmes Aquifères du Nubien (NSAS) qui recouvrent la Lybie, le Tchad, le

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Soudan et l’Egypte. Bien qu’abondantes certaines de ces réserves sont peu ou pas renouvelables, alors que d’autres se rechargent plus facilement. L’UNESCO a lancé en 1999 un programme de cartographie et d’évaluations hydrogéologiques mondial (WHYMAP).

L’ONU estime que les deux tiers de l’humanité seront en situation de stress hydrique en 2025, ce qui signifie que la demande en eau dépassera les ressources disponibles pour 6 milliards d’hommes. De nombreux gouvernements et instances internationales, mais aussi certaines multinationales ont pris conscience que l’eau va devenir un enjeu majeur dans un futur proche. Le projet Aqueduct regroupe des firmes telles que Goldman Sachs, General Electrics, Dupont, Dow Chemicals, Shell, Veolia, Bloomberg. Il a été créé pour « aider les compagnies et les investisseurs à comprendre les indicateurs sur les risques relatifs à l’eau pour leurs affaires…mais aussi pour tous les utilisateurs (…) ». Cette association de multinationales œuvre au sein du World Ressource Institute (WRI) et a dressé une carte géographique indiquant les situations de stress hydrique au niveau mondial.

(http://www.wri.org/applications/maps/agriculturemap/#x=0.00&y=-0.00&l=2&v=home&d=cropland). Nul besoin d’y ajouter une quelconque interrogation de type conspirationniste sur les raisons qui ont déterminé ces entreprises à financer ce projet et sur les actions qu’elles vont entreprendre pour exploiter commercialement ses conclusions. Les résultats de cette carte sont d’ores et déjà tout simplement effrayants.

Seuls 55% de l’eau douce prélevée est effectivement

consommée, les 45% restants sont perdus par les fuites dans les réseaux de distribution d’eau, par l’évaporation lors de l’irrigation, ou restitués après usage comme pour le refroidissement des centrales électriques. A elle seule, l’irrigation absorbe plus de 70% des prélèvements mondiaux, et elle devrait encore augmenter de 15% dans les 20 prochaines années, pour essayer d’alimenter 9 milliards d’être humains.

L’UNESCO estime que l’homme rejette 500 millions de

tonnes de déchets toxiques dans les océans chaque année ; 730 millions de m3 d’eaux usées sont rejetées annuellement dans la nature ; plus de 80% des égouts des pays en voie de développement se déversent sans aucun traitement dans les lacs, les fleuves, les zones côtières ; 3,4 millions de personnes décèdent chaque année de la pollution aquatique selon l’OMS. Il y aurait environ 12.000 km3 d’eau polluée dans le monde, ce qui représente environ la moitié de l’eau douce facilement accessible pour l’homme, ou encore, pour donner un autre ordre d’idée, ce volume d’eau polluée est supérieur à l’ensemble de l’eau charriée par les dix plus grands bassins fluviaux du monde. En Europe, la totalité des fleuves est polluée, dont 25% à un niveau

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extrême selon le WWF. En France, on a relevé la présence de 377 pesticides dans 90% des cours d’eau, les concentrations les plus importantes étant observées dans les régions où l’agriculture intensive est la plus développée. La situation est tout aussi préoccupante pour les eaux souterraines puisqu’on y a trouvé des quantités significatives de 174 substances chimiques sur les 400 recherchées lors d’une campagne nationale de prélèvements (soit 42%). (*Source : Campagne exceptionnelle d’analyse des substances présentes dans les eaux souterraines de la métropole, rapport final, Office national de l’eau et des milieux aquatiques et BRGM, juin 2013).

Les océans sont eux aussi gravement touchés. Tout

d’abord parce qu’une grande partie des systèmes hydrologiques contenant de l’eau douce se déverse dans les océans. La circulation naturelle de l’eau douce que l’on pouvait concevoir comme un ensemble de veines et d’artères parcourant le corps planétaire a été transformé par l’homme en un moyen d’acheminer ses déchets et ses polluants loin de leur source pour un coût économique minimum. Les fleuves sont alors transformés en égouts par simple opportunisme. D’après le WWF, environ 80% de la pollution des mers provient des activités humaines terrestres. Ensuite le milieu océanique est lui-même directement pollué par de multiples sources, comme les marées noires et autres dégazages pétroliers, les installations pétrolières off-shore, l’aquaculture intensive, les immersions volontaires ou non de déchets industriels dangereux, l’exploitation minière des fonds marins, le rejet de boues de dragages, la chalutage qui remet en suspension des sédiments dont certains sont pollués, etc.

Le capitaine Charles Moore découvrit en 1997 dans l’Océan Pacifique deux vastes zones surchargées de déchets, principalement en matière plastique dont la surface totale dépasse la superficie de l’Inde avec ses 3,5 millions de km2 (*Note : Charles Moore fonda une association dans le but d’informer, de faire de la recherche, de trouver des solutions pour lutter contre sur cette pollution : Algalita Marine Research Institute, www.algalita.org ). Une autre plaque de déchets a été découverte en 2010 à environ 1.000 km des côtes des Etats-Unis, dans l’Océan Atlantique. Sa surface est équivalente à celle de la France, de la Belgique et de la Grèce. Mais d’après l’océanographe Nicolaï Maximenko, il existerait 5 de ces zones de concentration de déchets dans les océans. Comme la plupart des plastiques se décomposent très lentement (500 à 1.000 ans), ce phénomène ne risque pas d’être un simple épisode négligeable. Il se trouve que cette concentration de déchets se produit sous l’effet de conditions particulières liées à la circulation des courants océaniques. Mais il n’est malheureusement que la partie apparente d’un monumental

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iceberg. Sous l’action des éléments, la majeure partie des déchets est concassée et réduite en fragments à peine visibles. Il y a donc également des quantités de microplastiques sur les plages fréquentées par les vacanciers, dans les lacs, dans les poissons qui les confondent avec du plancton. De plus gros morceaux et se retrouvent fréquemment dans l’estomac des animaux marins, que ce soient des poissons, des mammifères, des tortues ou des oiseaux, et y restent jusqu’à la mort de l’animal. Les polluants chimiques se fixent sur ces grains de plastique par un phénomène d’agrégation, puis se diffusent dans les organismes qui les ingèrent. Ouvrir l’estomac d’un oiseau pour y découvrir une improbable composition artistique contemporaine à la manière de Arman, n’est donc qu’un aspect de cette pollution : l’ensemble de l’organisme de l’animal est aussi devenu une mini usine chimique. Si aucune action n’est entreprise, à l’instar d’initiatives privées encore au stade expérimental telle que celle de Boyan Slat (www.theoceancleanup.com), ces immenses décharges océaniques s’agrandiront sans cesse jusqu’à devenir un aspect normal de notre paysage planétaire. L’eutrophisation

Il s’agit d’une forme de pollution de l’eau qui intervient lorsqu’un excès de nutriments provenant essentiellement de l’activité humaine, et plus particulièrement de l’agriculture intensive, génère la prolifération de phytoplancton et de végétaux aquatiques. La décomposition de cet excès de végétaux multiplie la croissance de bactéries avides d’oxygène. La consommation de l’oxygène dissout dans l’eau, les tapis d’algues qui empêchent le passage de la lumière du soleil, favorisent la fermentation par des bactéries anaérobies et par conséquent permettent l’émission de gaz comme par exemple de l’hydrogène sulfuré, du méthane, du CO2, des thiols, de l’ammoniac. La phase ultime de l’eutrophisation créé des zones mortes, puisque dépourvues d’oxygène, où aucun organisme vivant ne peut plus subsister à l’exception de bactéries fabriquant ces gaz délétères.

Les nutriments étant à l’origine de ce phénomène sont les nitrates contenus dans les engrais azotés, et les phosphates, qui rejoignent le milieu aqueux par ruissellement. Les phosphates sont contenus dans les détergents, les rejets organiques humains et animaux, les engrais, et certains rejets industriels. L’eutrophisation est d’autant plus marquée et persistante que la température de l’eau augmente (déboisement des berges et réchauffement climatique), que la durée d’éclairement par le soleil est longue (photosynthèse), et que les courants sont rares (lacs) ou ralentis.

Le processus d’eutrophisation est visible par l’intermédiaire de ce que l’on appelle les fleurs d’eau, c’est-à-dire une pullulation d’algues ou de cyanobactéries en nappes de couleur rouge (les marées rouges) ou de couleur bleu-vert, jaune

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ou brune qui peuvent former des écumes sur la surface. Durant la journée ces nappes absorbent de la lumière et de la chaleur, ce qui modifie la stratification thermique de l’eau située en-dessous et par conséquent affecte la vie marine si le phénomène se prolonge. Pendant la nuit le phytoplancton consomme de grandes quantités d’oxygène dissous dans l’eau. Si la quantité de nutriments devient insuffisante pour nourrir toutes ces algues, celles-ci meurent, modifient la turbidité de l’eau en se déposant au fond, et se décomposent sous l’action de bactéries qui se développent dans un milieu sans oxygène.

Selon l’Agence Européenne pour l’Environnement, 73%

des cours d’eau européens connaissent une eutrophisation considérée de significative à massive. Une étude réalisée par Robert Diaz et Rutger Rosenberg montre que la surface des zones mortes océaniques double chaque décennie depuis les années 1960. Il y a actuellement 405 zones mortes importantes totalisant 205.000 km2, ce qui équivaut à la superficie de la Nouvelle Zélande, dont certaines sont devenues quasi permanentes comme par exemple dans la mer Baltique, l’estuaire du Saint-Laurent (Canada), la mer Caspienne, les fjords scandinaves, le golfe du Mexique, la mer de Chine orientale, la mer Noire, le Nord de la mer Adriatique. La raréfaction généralisée de l’oxygène risque d’avoir un impact majeur sur les océans, d’autant plus que l’activité humaine qui se caractérise par une augmentation de l’utilisation d’engrais ainsi que des rejets des eaux usées ne peut qu’amplifier ce phénomène (*sources : A global perspective on the effects of eutrophication and hypoxia on aquatic biota, de Robert Diaz et all., in U.S. Environmental Protection Agency, http://water.montana.edu/symposium/proceedings/default.htm ; Eutrophication and hypoxia on costal areas : A global assesment of the state of the knowledge, Robert Diaz, Mindy Selman et all., in World Resources Institute Policy Note, mars 2008 ; Zones mortes : Comment les engrais agricoles tuent nos rivières, lacs et océans, de Reyes Tirado, Greenpeace, http://www.greenpeace.to/publications/zones-mortes.pdf ).

Les milieux les plus touchés par l’eutrophisation, tels que les lacs, les mers peu profondes avec peu de courants sous-marins, les littoraux côtiers sont aussi bien souvent des zones de reproduction de poissons ou de nourrissage de juvéniles. L’impact de l’eutrophisation se rajoute donc à d’autres facteurs plus connus et amplifie la raréfaction de nombreuses espèces de poissons. La lutte contre l’eutrophisation nécessite l’arrêt des rejets de nutriments dans l’eau, et donc la réduction des phosphates et des nitrates dans les engrais et les produits ménagers (notamment les lessives et produits lave-vaisselle), l’enlèvement des algues et plantes invasives qui asphyxient littéralement de nombreux cours d’eau. Il existe en outre différents procédés d’aération de cours d’eau, à l’aide de

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diffuseurs d’air à membranes et de compresseurs d’air ou d’ouvrages hydrauliques spécifiques permettant de ré-oxygéner les cours d’eau (*source : Ré-oxygénation des eaux stagnantes des rivières et cours d’eau par ouvrages hydrauliques spécifiques, de Pierre Penin, INSA Strasbourg et Université de Liège, juin 2010). Certains lacs touchés par l’eutrophisation peuvent être vidangés puis assainis et remis en eau, comme le fut le Lac d’Annecy en 2002 en une version moderne du nettoyage des Ecuries d’Augias.

La pollution thermique

Il s’agit d’une pollution pratiquement ignorée compte tenu du fait qu’il existe des problèmes environnementaux considérés comme bien plus graves et plus urgents. C’est une forme de pollution qui augmente ou diminue la température normale de l’eau, de manière progressive ou brutale. L’eau est massivement utilisée comme liquide de refroidissement pour un certain nombre d’activités industrielles et plus particulièrement pour les centrales thermiques et nucléaires, mais aussi les aciéries et autres usines fabricant divers métaux, les industries de pâtes à papier, les industries chimiques et pétrolières, l’industrie de tannage du cuir.

Une grande quantité d’eau est pompée puis rejetée plus loin avec entre 2 et 15° Celsius supplémentaires, et un panel de polluants additionnels qui dépend du type d’industrie. Par exemple le refroidissement des centrales nucléaires peut être assuré soit par un circuit ouvert soit par un circuit fermé. Un circuit ouvert nécessite un prélèvement de 40 à 50m3 d’eau par seconde, ce qui représente 1.000 millions de m3 par an et par centrale. Un circuit fermé ne nécessite que 2m3 d’eau par seconde, soit environ 50 millions de m3 par an. Puisque la mer ou le fleuve qui fournissent cette eau sont des milieux vivants contenant algues, plantes, crustacés et organismes de toutes tailles, de grandes quantités de produits chimiques, et notamment plusieurs tonnes de chlore par jour, pour éviter que ces organismes vivants ne s’installent sur les pales et les tuyauteries. On utilise aussi d’autres produits chimiques acides pour éviter l’accumulation de calcaire. Tous ces produits sont évacués plus loin avec une eau réchauffée de. De plus environ 100.000m3 d’eau est déminéralisée chaque année pour effectuer d’éventuels appoints d’eau dans les circuits primaires et secondaires de chaque réacteur. En cas de canicule, les réacteurs en circuit ouvert peuvent être fermés si le débit du cours d’eau est trop faible. Pour la centrale du Bugey, la limite réglementaire d’échauffement est fixée à 7,5°C ramenée à 5,5°C pendant l’été. La température maximale au rejet est de 30°C, portée à 34°C en été. Quels sont les poissons d’eau douce qui peuvent survivre à des eaux à 34°C ?

La pollution thermique modifie les écosystèmes marins et fluviaux, en affectant la faune et la flore. Les métabolismes des

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organismes vivants sont généralement accélérés lorsque la température de l’eau augmente jusqu’à leurs seuils de tolérance, ce qui entraîne une hausse de la consommation d’oxygène et une demande alimentaire plus forte. A partir du moment où ces seuils sont dépassés, les réactions métaboliques diminuent, alors que la sensibilité aux substances chimiques augmente, jusqu’à produire des effets létaux ou sub-létaux qui modifient les processus physiologiques et biochimiques tels que la reproduction, la croissance, l’alimentation de ces divers organismes. Par exemple, dans un milieu plus chaud, on constate une prolifération de certaines algues et bactéries qui participent au phénomène de l’eutrophisation. Beaucoup d’espèces migrent ou meurent et sont remplacées par d’autres populations de milieux chauds, dont certaines sont invasives et modifient la qualité sanitaire de l’eau. Pour de nombreux poissons, des eaux plus chaudes riches en chlore peuvent constituer un mur infranchissable d’une épaisseur de plusieurs milliers de mètres. Les cycles migratoires de nombreuses espèces de poissons vers leurs lieux de ponte sont fortement affectés, ce qui participe à leur raréfaction.

Une étude effectuée sur les effets des rejets des eaux de refroidissement de la centrale nucléaire de Muehleberg en Suisse sur les écosystèmes aquatiques du Rhin et de l’Aare jusqu’à l’estuaire en Mer du Nord montre que ces émissions interviennent pour 3% à 90% de la dégradation des écosystèmes en fonction d’une multiplicité de facteurs complexes. Par exemple durant le mois de juillet, cette étude montre une mortalité de 4,2% des espèces pour chaque élévation de température de 1°C. (*source : Characterization factors for thermal pollution in freshwater aquatic environments, de Francesca Verones et al., in Environmental science and technology, 11 novembre 2011).

A l’échelle mondiale le réchauffement climatique est

responsable du phénomène de blanchiment des coraux du fait de l’élévation de la température générale des océans et de l’acidification des eaux qui en résulte. Lorsque les coraux perdent les algues symbiotiques pigmentées qui vivent dans les tissus des polypes coralliens (des zooxanthelles) car elles ne peuvent supporter des élévations de température de plusieurs degrés, les coraux deviennent blancs en révélant leur squelette calcaire et meurent généralement quelques semaines plus tard. Certains coraux peuvent s’adapter aux changements de température lorsque ce processus s’étend sur plusieurs centaines ou des milliers d’années. Ils ne peuvent malheureusement pas s’acclimater à des modifications brutales portant sur quelques années seulement. C’est en 1998 qu’un blanchiment des coraux à l’échelle mondiale a été constaté pour la première fois. Le PNUE (Programme des Nations-Unies pour l’Environnement) chiffre la perte des coraux à 34 millions

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d’hectares en moins de 20 ans. Les récifs des Caraïbes seront en danger de disparition à concurrence de 90% en 2030, et à 100% en 2050. Les conséquences d’une extinction générale des coraux sont immenses, y compris pour des dizaines de millions d’hommes qui perdront à la fois leurs emplois (pêche, tourisme, etc) et leur alimentation.

Enfin, il existe un autre problème qui est encore très peu évoqué, même dans les milieux scientifiques, mais dont l’ampleur grandissante est préoccupante. Le réchauffement climatique est en partie une conséquence de l’afflux massif de CO2 dû à la combustion des énergies fossiles, dans l’atmosphère, mais aussi dans les océans. L’augmentation du taux de CO2 dans les océans entraîne une plus grande acidification de l’eau en formant de l’acide carbonique, qui, à son tour diminue le taux de carbonate de calcium. Or le carbonate de calcium (autrement dit le calcaire) est utilisé par les coraux, les crustacés, les mollusques, et de nombreuses espèces de plancton pour former leurs coquilles. Quelques études scientifiques ont déjà constaté que les coquilles de ces espèces étaient devenues plus fines et donc moins résistantes. Il a été observé que l’acidification de certaines zones océaniques associée avec des mouvements saisonniers affectant la colonne d’eau au large de la Californie entraîne également une corrosion directe et une dissolution d’une partie des coquilles de certaines espèces de crustacés. Pour l’instant ils (essentiellement des papillons de mer) n’en meurent pas, mais ils sont fragilisés ce qui peut favoriser des maladies et amplifier d’autres facteurs de stress. Or ces animaux sont des éléments essentiels de la chaîne alimentaire aquatique puisqu’ils forment une source de base de nourriture pour de nombreuses espèces de poissons (*source : Limacina helicina shell dissolution as an indicator of declining habitat suitability owing the ocean acidification in the California Current Ecosystem, de N. Bednarsek and al., in Proceedings of the Royal Society, Biological sciences, 22 juin 2014).

La pollution par les produits pharmaceutiques

C’est dans les années 1990 que l’on a découvert des résidus de médicament contre le cholestérol dans l’eau potable de Berlin, mais aussi des perturbateurs endocriniens dans les rivières et les effluents des stations d’épuration, en l’occurrence des composants de pilules contraceptives. La divulgation de cette réalité scientifique a été reprise politiquement par le Vatican pour justifier son refus d’employer toute forme de mesure contraceptive, et en particulier la pilule.

Mais au-delà de l’anecdote qui démontre une fois de plus de quelle manière on manipule les esprits crédules en entretenant la confusion par le mélange de niveaux hétérogènes, des résidus de très nombreux médicaments se retrouvent dispersés dans l’environnement et plus particulièrement dans

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l’eau. Cette pollution est constituée par des rejets ponctuels effectués par l’industrie pharmaceutique. Mais elle est surtout issue des élevages intensifs d’animaux terrestres et de la pisciculture qui emploient d’énormes quantités de médicaments, principalement des antibiotiques, des antiparasitaires, des hormones, des stimulants de croissance, des anti-inflammatoires. Les hôpitaux et autres établissements de soins (maisons de retraite médicalisées par exemple) rejettent également une grande diversité et une grande quantité de médicaments qui rejoignent les eaux usées dont certains sont agressifs comme les anticancéreux, les produits de contraste iodés, les anti-infectieux, les antibiotiques. Mais ceux-ci semblent représenter moins de 10% (en quantité) des effluents de médicaments rejetés dans une agglomération. Enfin, l’énorme consommation à domicile de médicaments par l’ensemble de la population semble être la principale source de ce type de pollution après leur rejet dans le réseau des eaux usées via les urines et les selles ou en jetant les médicaments périmés ou superflus dans l’évier ou à la poubelle. Ce sont surtout des anxiolytiques, antidépresseurs, antibiotiques, des beta-bloquants, plusieurs classes de médicaments qui diminuent l’hypertension artérielle, des somnifères, etc. (*source : Impact environnemental des médicaments à usage humain sur le milieu récepteur : évaluation de l’exposition et des effets biologiques pour les écosystèmes d’eau douce, thèse de doctorat de Jean-Philippe Besse, Université de Metz, 2 mars 2010).

Un certain nombre de ces molécules médicamenteuses

ne se décomposent pas et restent actives, puis se retrouvent dans les stations d’épuration urbaines. Or la plupart des stations d’épuration ne sont pas équipées ne serait-ce que pour identifier le passage de ces résidus médicamenteux et encore moins pour les traiter. De ce fait ces molécules se retrouvent ensuite dans les cours d’eau mais aussi dans les boues d’épandage qui sont disséminées dans les champs ou dans les lisiers qui sont eux aussi en partie répandus dans les champs. L’eau ainsi polluée est également utilisée pour l’irrigation des champs, des fruits, des légumes. Actuellement, personne ne sait si l’on trouve de tels résidus dans l’alimentation issue de ces cultures.

Se poser la question de la pollution de l’eau par les

médicaments est loin d’être inutile. Certaines conséquences directes de ce type de pollution ont déjà été prouvées. On a déjà observé à plusieurs reprises sur les poissons que des hormones présentes dans l’eau aboutissent à une féminisation des organes génitaux mâles (présence d’ovaires immatures dans les testicules, changement de sexe, etc.). Les résidus de médicaments n’en sont pas nécessairement les principaux responsables, mais ils peuvent se conjuguer entre eux ou avec des perturbateurs endocriniens pour en amplifier les effets.

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Cependant une équipe de chercheurs suédois a dilué un antidépresseur dans un bassin contenant des perches, à un taux souvent rencontré dans les rivières suédoises. Un groupe témoin de perches se trouvait dans un autre bassin, alimenté en eau non polluée. Les perches soumises au médicament se sont avérées beaucoup plus actives, négligent leurs comportements sociaux habituels, et se nourrissent plus rapidement que celles du groupe témoin. La comparaison de ces poissons avec d’autres pêchés dans la nature montre que les teneurs en médicament sont les mêmes dans les deux groupes, ce qui laisse suggérer une altération du comportement de l’ensemble des perches de Suède, ce qui risque d’entraîner une augmentation de la prolifération des algues (*source : Dilute concentrations of a psychiatric drug alter behavior of fish from natural populations, de Thomas Brodin et all, in science magazine, 15 février 2013). Une autre étude, américaine, montre que des résidus de certains antidépresseurs très courants que l’on trouve souvent dans l’eau potable à de faibles dilutions pourraient expliquer l’énorme augmentation des cas d’autisme et de la maladie de Parkinson (*source : Fish show autism-like gene expression in water with psychoactive pharmaceuticals, de Michael Thomas, in Plos one, 6 juin 2012). Les rejets d’importantes quantités d’antibiotiques dans les eaux superficielles permettent aux bactéries de développer des résistances qui se diffusent ensuite par l’intermédiaire d’échanges de gènes entre différentes espèces. En France la consommation totale d’antibiotiques s’élève à 2.000 tonnes par an dont seuls 20 à 80% sont métabolisés, le reste étant rejeté. Or d’après un rapport parlementaire de 2006 : « C’est un des sujets les plus préoccupants en médecine actuellement puisque la résistance des bactéries aux antibiotiques s’est développée très rapidement (ces dernières décennies) de par le monde et qu’aucune classe nouvelle d’antibiotique n’est attendue dans les prochaines années ». Une des principales conséquences de cette résistance réside dans l’explosion du nombre de maladies nosocomiales.

Ces substances médicamenteuses se trouvent à de très

faibles concentrations dans l’eau. Pourtant on les rencontre partout, y compris dans l’eau potable, et en grand nombre (plusieurs dizaines). Mais les chercheurs en biologie savent que ces médicaments ont nécessairement des conséquences sur notre santé et sur notre comportement du fait de leur simple présence dans l’eau. Ils ne peuvent actuellement pas déterminer le type de répercussions ni leur importance car on en ignore actuellement le nombre, la dangerosité, la persistance. Les cocktails de résidus de médicaments avec d’autres genres de produits polluants dans l’eau sont aussi une certitude et l’on sait qu’ils sont plus dangereux que la somme de leurs parties.

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Chacun de nous doit savoir que dorénavant nous ne buvons plus vraiment de l’eau, mais de la soupe. Un potage qui contient, entre autres composants, des mini-doses quotidiennes d’une multitude de médicaments qui ne nous ont jamais été prescrits.

Mais la transformation de zones maritimes, fluviales et

lacustres de plus en plus vastes dont seule l’activité humaine est la cause ne s’arrête pas là. Notre civilisation est à l’origine du prélude à la transformation en profondeur des écosystèmes aquatiques. L’incroyable explosion de cette forme de vie extrêmement ancienne que sont les méduses en constitue l’un des exemples, puisque ce phénomène est la conséquence de plusieurs facteurs convergents. Il s’agit de véritables invasions biologiques qui occupent parfois des dizaines de kilomètres carrés, dont certaines causes ont été identifiées. Le réchauffement général des eaux océaniques multiplie le développement des larves de méduses. A une échelle plus locale, le réchauffement des eaux dû aux rejets des centrales nucléaires a le même effet, ce qui a déjà entraîné la fermeture de plusieurs d’entre elles après la saturation de leurs filtres. Comme poissons et méduses se nourrissent de plancton, la surpêche laisse le champ libre à la pullulation des méduses. De plus certains de ces poissons étant également des prédateurs de méduses, de leurs œufs ou de leurs larves, la pêche trop intensive ne permet plus à ces poissons et tortues de réguler le développement des méduses. La pollution par des produits pharmaceutiques comme certaines hormones modifie les populations de poissons en diminuant le nombre de mâles, et par conséquent perturbe leur cycle de reproduction : la réduction du nombre de poissons bénéficie ainsi au développement des méduses. Une étude récente a établi la relation directe entre l’abondance de petits poissons pélagiques et la diminution du nombre de méduses (*source : Jellyfication of marine ecosystems as a likely consequence of overfishing pelagic fishes : lessons from the Benguela, de Roux, van der Lingen et all., in Bulletin of marine science, janvier 2013). Au contraire, lorsque les méduses deviennent trop nombreuses, se sont elles qui dévorent les poissons à l’état larvaire ce qui inverse le fonctionnement normal de l’écosystème maritime. L’excès de nutriments déversés dans l’océan, également responsable de l’eutrophisation, est aussi désigné comme l’un des facteurs favorisant ces pullulations de méduses. Ce phénomène est à ce point préoccupant que certains scientifiques redoutent que le règne des méduses se substitue à celui des poissons, et la FAO s’inquiète « d’un cercle vicieux (…) qui pourrait être la goutte d’eau qui fait déborder le vase » dans un rapport récent (*source : Review of jellyfish blooms in the Mediterranean and Black Sea, de Ferdinando Boero pour la FAO et la General Fisheries Commission for the Mediterranean, in Studies and

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Reviews n°93, 2013). Le réchauffement climatique associé à la surpêche risque donc de multiplier encore bien davantage le nombre de méduses dans les années à venir

La domestication de l’eau Construire un grand barrage ou des fleuves artificiels bénéficie à

un grand nombre de personnes en termes économiques, énergétiques et d’emplois. Ce sont aussi de véritables défis technologiques qui stimulent l’intelligence et le savoir-faire des ingénieurs et constituent une démonstration de l’inventivité des hommes. Mais ces grands ouvrages sont aussi l’expression d’une autre dimension que l’on néglige généralement ou que l’on veut ignorer. La civilisation occidentale a choisi de se construire et d’utiliser sa technologie pour combattre la nature et les divers éléments qui la composent. Il s’agit de domestiquer les cycles naturels, de les assujettir à nos capacités intellectuelles qui sont elles-mêmes soumises à notre volonté de domination. La Nature, et par conséquent l’eau qui constitue l’élément primordial de la Vie, est un adversaire que l’on doit contrôler, asservir pour étancher notre besoin de supériorité qui n’est en réalité que l’expression d’une vieille blessure qui s’est transformée en véritable névrose à l’échelle d’une civilisation. Encore une fois, les peuples mais aussi les individus qui ont déclaré une paix respectueuse et harmonieuse avec leur environnement n’ont plus aucun besoin de ravager notre habitat planétaire. Ils n’ont pas non plus besoin d’utiliser une débauche de ressources énergétiques pour vivre confortablement, mais avec sobriété.

A un autre niveau, la fluidité du cycle naturel de l’eau est une expression symbolique de liberté. Au contraire, la multiplication de grands barrages est représentative de notre faux sentiment de puissance et d’une tendance à vouloir limiter, fragmenter et enfermer dans un ensemble de contraintes. Quand au détournement des fleuves et à l’assèchement de mers intérieures et de grands lacs, au pillage inconsidéré de multi-millénaires réserves d’eau douce souterraine, ils devraient nous faire prendre conscience que notre civilisation que nous considérons comme un sommet de l’évolution n’a pas dépassé le stade de l’infantilisme d’un apprenti sorcier opportuniste.

Les très grands barrages

Créée en 1997 par la Banque Mondiale et l’IUCN (International Union for Conservation of Nature), la Commission Mondiale des Barrages (World Commission on Dams – WCD) est une organisation non gouvernementale ayant pour objet « d’examiner l’impact des grands barrages en matière de développement » et « de mettre au point des lignes directrices et des normes acceptables à l’échelle internationale(…) ». (*Note : il ne faut pas la confondre avec une autre ONG, à vocation professionnelle, la Commission Internationale des Grands

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Barrages – CIGB – fondée en 1928). Cette commission a dénombré plus de 45.000 barrages de plus de 15 mètres de hauteur avec un réservoir de plus de 3 millions de m3 sur l’ensemble de la planète, dont la moitié se trouve en Chine. Dans la plupart des régions du globe le motif principal de la construction de barrages est la seule irrigation (pour 2/3 des barrages construits en Asie par exemple), la production d’électricité (ou des barrages mixtes conjuguant irrigation et production d’électricité) n’intervenant qu’en seconde position.

L’hydroélectricité est une source d’énergie renouvelable et présente d’indéniables avantages. Le coût de revient de l’électricité ainsi produite est relativement faible, les techniques de construction sont maîtrisées et ne produisent, a priori, pas de déchets. La production d’électricité est souple puisqu’il est possible de la réguler en fonction de la demande et des pics de consommation. C’est pourquoi l’hydroélectricité représentait 16,1% de la consommation électrique mondiale fin 2010, et augmentera dans les années à venir du fait de nombreux chantiers de construction de barrages. Environ 50% de la puissance installée dans le monde sont concentrés sur 5 pays : la Chine, le Brésil, les Etats-Unis, le Canada et la Russie. L’Asie représente 32% de la production mondiale alors que l’Afrique n’en totalise que 3%. Que ce soit en Afrique ou ailleurs dans le monde, de nombreux pays disposent encore d’un potentiel conséquent de construction de barrages, ce que les ingénieurs désignent par « potentiel techniquement installable ». L’Europe a d’ores et déjà maximisé ce potentiel et sa production d’électricité hydroélectrique ne peut quasiment plus augmenter. La proportion d’énergie hydraulique dans des pays européens tels que la Norvège (avec 94,9%), la Suisse, l’Autriche, l’Islande, l’Albanie, dépasse 50% de leur électricité totale produite. Environ 15% de l’ensemble de la puissance électrique installée en Europe est d’origine hydroélectrique.

Mais les grands barrages n’ont pas que des avantages. Ils perturbent l’écoulement fluvial naturel et par conséquent modifient les écosystèmes qui en dépendent. Ils créent de gigantesques lacs naturels dont certains ont une surface qui dépasse 5.000 km2 (l’équivalent de certains départements français). Beaucoup de ces lacs artificiels favorisent l’eutrophisation, et donc l’appauvrissement des eaux tant en oxygène qu’en diversité biologique, mais aussi la libération de grandes quantités de méthane. Les zones englouties, qui contiennent des forêts primaires, des zones agricoles fertiles et parfois des vestiges archéologiques, se décomposent peu à peu pour former des sédiments qui se déposent en couches de plus en plus épaisses avec les alluvions transportés jusque là par les fleuves. Des alluvions précieux pour les agriculteurs, qui enrichissaient auparavant les berges des fleuves et les terres inondées. Ces barrages nécessitent aussi d’importants et autoritaires déplacements de population (1,4 million de

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personnes pour le Barrage des Trois Gorges en Chine, entre 40 et 80 millions de personnes durant le XXème siècle selon le rapport de la WCD) et font disparaître les habitats de nombreuses espèces végétales et animales déjà en voie de d’extinction pour d’autres raisons. Leur construction nécessite de gigantesques quantités de ciment, de matériaux métalliques, la création d’infrastructures routières. Autant d’éléments qui favorisent l’emploi et l’économie, mais dont le bilan carbone est désastreux.

Il existe actuellement deux grandes tendances qui

gouvernent la construction de nouveaux barrages : le gigantisme et le systématisme. L’emploi du superlatif s’applique aux dernières réalisations de grands ouvrages tels ceux des Trois Gorges en Chine, d’Itaipu au Brésil, de Guri au Venezuela, de Tucurui au Brésil. D’autres projets tout aussi colossaux sont en cours de préparation ou de construction : le Grand Inga au Congo, le barrage de Belo Monte sur le Rio Xingu au Brésil malgré l’opposition de plusieurs populations indigènes d’Amazonie directement menacées, le barrage de Bunji au Pakistan qui sera construit en partenariat avec la Chine. Il en sera de même avec le barrage de TaSang en Birmanie dont l’électricité sera destinée à la Thaïlande car la population thaïlandaise s’oppose majoritairement à la construction d’un tel barrage sur leur territoire. Le Grand Barrage de la Renaissance construit par l’Ethiopie sur le Nil Bleu sera le plus gros d’Afrique malgré les menaces de destruction de cet ouvrage par l’armée égyptienne proférées en son temps par le gouvernement islamiste de Monsieur Morsi.

Pour ce qui concerne l’aspect systématique, les gouvernements de divers pays prévoient une succession de plusieurs barrages sur un même fleuve afin de produire un maximum d’énergie hydroélectrique. C’est notamment le cas en Chine sur le fleuve Jinsha, avec la construction de 4 énormes barrages appelés Xiluodu, Xiangjiaba, Wudongde et Baihatan dont la production combinée sera deux fois supérieure au barrage des Trois Gorges (190 TWh par an, alors que la production française annuelle et totale d’électricité est de 548 TWh). Le projet Jinping sur la rivière Yalong a été conçu comme un dispositif coordonné de 21 barrages successifs pour produire 150TWh d’électricité. La Chine construit également un ensemble de 8 barrages sur le Mekong, ce qui ne va pas sans créer des difficultés diplomatiques avec la Thailande, le Laos, le Cambodge et le Vietnam : le remplissage du réservoir de Xiaowan va prendre de 5 à 10 ans alors que 6 millions de personnes souffrent du manque d’eau en aval. Un autre ensemble de barrages est planifié dans le bassin du fleuve Madeira en Amazonie, impliquant la Bolivie, le Pérou et le Brésil dans le but de produire de l’électricité mais aussi de créer une voie navigable entre la Bolivie et l’Atlantique.

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Ces réalisations pharaoniques sont l’expression d’une

certaine logique qui privilégie le domaine économique en fournissant de multiples avantages. En croyant asservir par la force la Nature et les divers éléments qui la composent, y compris ceux des hommes qui vivent harmonieusement avec ses cycles, cette logique impose sa domination, et par conséquent empêche toute autre possibilité de développement plus mesuré mais aussi plus global. La domestication des fleuves transforme complètement la circulation du cours d’eau lui-même mais aussi celui de ses affluents, jusquà modifier des bassins versants tout entiers. Les écosystèmes sont fragmentés, morcelés et certains d’entre eux disparaissent. La superficie des zones inondées par les très grands barrages est tellement énorme qu’elle modifie le climat local. C’est notamment le cas en Russie, où le barrage de Krasnoïarsk (Divnogorsk) sur l’Ienisseï a modifié la température de l’eau qui ne gèle plus en hiver sur plus de 300 kilomètres et a humidifié le climat en dégageant fréquemment un épais brouillard sur des centaines de kilomètres alentour. Le réservoir du Barrage des Trois Gorges s’étend sur 660 kilomètres de longueur.

Le barrage de Belo Monte : Le réservoir du futur barrage de Belo Monte au Brésil

atteindra une surface de 500 kilomètres carrés, soit la superficie du Lac de Constance ou 5 fois la superficie de Paris. La construction de ce dernier barrage est devenue mondialement célèbre du fait des actions conjuguées de plusieurs ONG et de chefs indiens d’Amazonie aussi déterminés et charismatiques que le cacique Kayapo Raoni Metuktire. Ce que le grand public sait moins c’est que pour alimenter ce réservoir, environ 80% des fleuves et cours d’eau de la région devront être détournés. Comme le Rio Xingu réduit son débit de manière spectaculaire lors de chaque saison sèche (d’une proportion de 1 à 10), le barrage ne sera plus en mesure de fournir de l’électricité durant cette période de 3 à 4 mois. Pour « aider » à ce que la centrale électrique de Belo Monte augmente son potentiel de production, il faudra « normaliser » le débit du fleuve et de ses affluents en construisant des barrages en amont ce qui inondera d’autres vastes zones de forêts primaires. Une partie de l’eau du fleuve sera déviée par un canal qui constituera une immense tranchée dans la forêt amazonienne, nécessitant un volume de déblaiement de terre et de roches supérieur à ce qu’il fallut pour creuser le Canal de Panama.

Du fait de ces fluctuations et de nombreuses inconnues techniques, le gouvernement brésilien est incapable de valider les chiffres de la production électrique du barrage. Ce même gouvernement est tout aussi vague sur le coût du barrage qui oscille entre 8 et 16 milliards de dollars. Ce budget risque d’être bien plus important encore si l’on compte les barrages

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supplémentaires encore à bâtir, la construction des réseaux d’acheminement de l’électricité produite au cœur de l’Amazonie vers les grandes villes brésiliennes avec son cortège de lignes à hautes tensions, de générateurs, de stations intermédiaires, etc. Autant de routes et de voies d’accès à ce qui reste de la forêt amazonienne pour les compagnies d’exploitation du bois et aussi pour les populations pauvres qui s’installent le long de ces routes et défrichent allègrement pour assurer leur subsistance. Après quelques années de ce régime, ces populations sans titre légal d’occupation seront alors expulsées et les terres désormais sans arbres redistribuées à de grands propriétaires terriens pour les « valoriser » avec du soja GM arrosé de pesticides, du bétail producteur de gaz à effet de serre dont la viande est destinée aux multinationales de la restauration rapide, des mines et leur cortège de pollutions chimiques.

D’ores et déjà les vautours (pardon…les investisseurs…) avides de bénéfices prometteurs se rassemblent en troupeaux : une entreprise canadienne, Belo Sun Mining Corporation dont les dirigeants sont en partie issus de la banque d’investissement canadienne CIBC, va ouvrir et exploiter sur une surface de 130.00 hectares une mine d’or trouvée à 15 km du barrage et approvisionnée en électricité par ledit barrage. Cette compagnie a aussi entamé dans la région une « campagne d’exploration » afin de trouver des diamants. Le sous-titre de leur site internet clame triomphalement « Belo Sun Mining, The LARGEST developing GOLD PROJECT in BRAZIL ». Les lettres majuscules qu’ils emploient n’ont évidemment rien d’innocent et montrent sans aucun complexe leurs motivations et leurs intérêts principaux. La ruée vers l’or fait encore briller les yeux et saliver les cols blancs en quête d’une aventure juteuse qu’ils vivront du haut de leur building. Cette entreprise est suivie par d’autres qu’il serait trop long de détailler davantage mais dont les mécanismes de fonctionnement sont équivalents.

Les arbres engloutis dans le réservoir du barrage vont se décomposer pendant plusieurs années grâce à l’action de bactéries anaérobies qui vont se multiplier en dégageant du méthane, un gaz dont l’effet sur le réchauffement climatique est 25 fois supérieur au dioxyde de carbone. Les calculs effectués par les autorités sur le dégagement de méthane prennent pour base le gaz émanant de la surface du réservoir. Mais le méthane s’accumule aussi dans les alluvions sédimentaires qui peu à peu s’amoncellent au fond du réservoir : la pression relâchée par les turbines ou les déversoirs libère aussi dans l’atmosphère de grandes quantités de ce gaz non prises en compte (*source : Methane and carbon dioxyde emissions from tropical reservoirs : significance of downstreams rivers, de Frédéric Guérin, Gwenaël Abril et al., in Geophysical research letters, vol. 33, 2006). Par ailleurs il est souvent proclamé que les barrages dégagent beaucoup moins de gaz à effet de serre qu’une production équivalente au moyen de centrales électriques au charbon, et à

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ce titre l’électricité produite par les barrages est qualifiée « d’énergie propre ». Ceci est faux. Une étude menée sur le barrage de Belo Monte montre que ce barrage aurait un impact positif sur les gaz à effet de serre après au minimum 41 ans d’exploitation sur le seul fondement du dégagement de méthane. De plus, les GES (gaz à effet de serre) issus de la production de millions de tonnes de béton n’ont pas été pris en considération par cette étude.

Outre l’inévitable eutrophisation d’une partie du réservoir, ces eaux stagnantes représenteront également un terrain de choix pour la multiplication de parasites tels que les amibes ou les vers qui sont autant de transmetteurs de maladies comme par exemple la bilharziose.

Le Rio Xingu, surnommé « le fleuve aux claires eaux », compte 174 espèces de poissons, dont nombre d’entre elles sont endémiques, 387 espèces de reptiles et batraciens, 440 espèces d’oiseaux et 259 espèces de mammifères. Le remplissage du réservoir ainsi que la migration de nouvelles populations colonisatrices d’agriculteurs et de chercheurs d’or vont complètement bouleverser un écosystème magnifique. Les animaux qui le pourront vont fuir, les autres vont mourir, des espèces endémiques vont définitivement disparaître. Au nom du progrès, faisons nos adieux au Teleocichla centisquama, à l’Ossubtus xinguense, à l’Hypencistrus zebra, au Potamotrygon leopoldi et à plusieurs autres dizaines d’espèces qui ne sont, après tout, que quelques vulgaires et presque anonymes poissons sans aucune importance.

Pas davantage que les poissons ou les grenouilles (adieu petit Allobates crombiei…), les hommes ne sont ménagés. Entre 16.000 et 24.000 personnes soit 3% des amérindiens survivant au Brésil, appartenant surtout à la tribu des Kayapos mais aussi des Arawete, des Kararao, des Apyterawa, des Juruna, des Xipaya, des Kamayuras seront expulsés de leur terres ancestrales et de leurs lieux sacrés. Le mépris de ces populations par l’actuel gouvernement brésilien est clairement affiché : le projet du barrage de Belo Monte a été rejeté par l’Institut Brésilien de l’Environnement (IBAMA) qui a dû céder après la « démission » de plusieurs de ses responsables. Le projet a été condamné par la Cour Suprême du Brésil qui a prononcé son anti constitutionalité. La présidente du Brésil a suspendu les relations de son pays avec la Commission interaméricaine des droits de l’Homme qui avait osé critiquer les aspects humains et sociaux du projet. Cette même présidente s’acharne à modifier le Code Minier du Brésil afin que des entreprises puissent prospecter librement sur les terres et réserves attribuées aux peuples indigènes. D’autres lois brésiliennes sont ouvertement bafouées, telles celles qui reconnaissent aux indigènes le droit d’être informés des conséquences du projet sur leur territoire. Par exemple, un document de 20.000 pages a été transmis à certains chefs de

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tribu…trois jours avant le début d’une consultation publique. Certains villages indiens ont reçu beaucoup d’argent par le biais d’un « programme de compensation sociale », qui est en réalité un moyen de semer la zizanie au sein des communautés, pour créer envie, jalousie et ressentiment afin de mieux briser les oppositions. Les études d’impact sur l’environnement, pourtant prévues par la législation brésilienne, ont été bâclées. Depuis lors, les études d’impact pour les barrages suivants qui seront construits sur le Rio Tapajos ont été confiées à un groupement d’entreprises, dont les sociétés françaises EDF et GDF Suez, qui, comme chacun sait sont des spécialistes de la flore et de la faune brésilienne…Ces entreprises interviennent en réalité car elles ont l’ambition de participer à la construction et à la gestion de ces futurs barrages. Les indiens opposés à ces études d’impact ayant brièvement retenu trois scientifiques de ce groupement, le gouvernement brésilien a émis un décret qui interdit aux populations locales de manifester, et a décidé que les études d’impact seront effectuées avec le soutien de l’armée nationale.

Le plus grand barrage du monde, le Barrage des Trois

Gorges, en Chine, n’échappe pas aux préoccupations déjà longuement évoquées au sujet du barrage de Belo Monte. On pourrait ajouter à cela quelques craintes liées directement à l’ouvrage chinois. Avant même la fin de sa construction, une responsable chinoise, Madame Qian Zhenying, déclarait que le travail du coulage de béton n’avait pas été de bonne qualité, provoquant des défauts et des fissures notamment dues aux variations de température. Elle a en outre dénoncé que le respect des délais de construction entrainait des problèmes de qualité d’exécution. Par ailleurs le poids de l’eau et des sédiments retenus dans le réservoir risque d’avoir des conséquences géologiques non prévues à l’origine, comme des glissements de terrain et l’accroissement de l’activité sismique régionale. En aval, la modification du régime des crues et du débit des eaux provoque l’assèchement de lacs et la diminution des nappes phréatiques. Cinq énormes écluses devaient permettre la circulation de bateaux de fret entre la mégapole de Chongqing et l’océan, mais il s’avère que leur passage dure parfois une semaine, et les transporteurs de marchandises se sont reportés sur la route.

Le réservoir a été construit sur un sol déjà pollué par 178 décharges d’ordures, 300.000 mètres carrés de toilettes publiques faute d’aménagement pour les eaux usées, 1.500 abattoirs et d’innombrables usines. Les villes et usines situées en amont continuent de déverser leurs eaux polluées et leurs déchets dans le fleuve pour finir dans les eaux stagnantes du réservoir de ce barrage. Une grande quantité d’engrais et de pesticides est utilisée dans la région pour satisfaire aux besoins de l’agriculture, et ces produits font l’objet d’un lessivage

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jusqu’au fleuve pour finir eux aussi au fond du lac de retenue. Cet ouvrage étant encore très récent, les inévitables et gigantesques problèmes de pollution de l’eau à la mesure de la taille du barrage ne se posent pas encore. Mais ils se produiront fatalement et le lac risque de devenir une poubelle pathogène à l’échelle pharaonique.

En Europe et en Amérique du Nord les meilleurs sites ont

déjà été aménagés et l’activité de ces pays est dorénavant plutôt tournée vers la gestion des barrages existants, l’optimisation de leur exploitation, l’entretien, la rénovation. L’expérience a aussi montré que les inconvénients de certains ouvrages étaient plus dommageables que leurs avantages, ce qui a créé une dynamique pour la réhabilitation de plusieurs cours d’eau. Ces décisions n’ont certainement pas été prises pour autant par des adeptes de la décroissance. D’après le rapport de la Commission Mondiale des Barrages, la mise hors service de grands barrages a dépassé le rythme de construction aux Etats-Unis, depuis 1998. Mais on a aussi constaté que plus les barrages sont grands, plus les problèmes de leur mise hors service sont coûteux et techniquement difficiles. Qu’en sera-t-il des gigantesques barrages construits actuellement ? Il faudra tout d’abord les entretenir continuellement, mais après 40 ou 50 ans d’exploitation, les contraintes physiques, l’accentuation des imperfections, le vieillissement des matériaux risquent de poser de très sérieux problèmes. A-t-on seulement pensé que ces barrages ne sont pas éternels, et qu’ils doivent pouvoir subir des aléas tels que la succession d’importantes variations de température, des glissements de terrains, des tremblements de terre, des attentats ou des guerres, durant des dizaines d’années ? La notion de norme antisismique n’a elle-même que quelques dizaines d’années d’existence, et nous ne disposons donc pas d’un recul suffisant pour savoir si les simulations en laboratoires recouvrent parfaitement les conditions réelles. Pour l’instant, les plus grands barrages sont encore neufs. Plus ils vieilliront et plus les probabilités d’accidents augmenteront. En août 2009, un accident dans la centrale hydroélectrique de Sanaïo Chouchenskaïa (Sibérie) sur le fleuve Ienisseï a tué 76 personnes employées dans la centrale, détruit 2 turbines sur 10, causé une fuite d’hydrocarbure qui a créé une nappe de pétrole sur le fleuve, et a ébranlé pendant plusieurs mois l’approvisionnement en électricité de la région. Le journal chinois Nanfang Zhoumo révèle en 2011 les résultats d’un rapport gouvernemental selon lequel plusieurs milliers de barrages ont atteint leur limite d’âge et sont devenus dangereux pour 179 villes chinoises. En 1975, suite au passage du typhon Nina, 62 barrages sur la rivière Ru près de la ville de Zhumadian (Chine) se sont effondrés, tuant 26.000 personnes directement et 145.000 autres après la famine et les épidémies qui suivirent, et 11 millions d’habitants furent touchés.

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On a vu que la construction d’un seul de ces titans affecte l’environnement sur des centaines de kilomètres carrés. Qu’en sera-t-il lors de la rupture de l’un d’entre eux ?

(*Note : En utilisant un néologisme, on pourrait ainsi passer du titanesque au titanisque en référence au naufrage du Titanic, l’orgueil du développement technologique du début du XXème siècle victime d’un choc avec le principe de réalité représenté par la Nature. A ce sujet, l’intensité globale de cet accident dans la mémoire récente de la civilisation occidentale serait comme une piqure de rappel évoquant la dangerosité de l’environnement, justifiant ainsi notre approche de confrontation et de combat).

Des fleuves artificiels pour assurer l’irrigation intensive

L’irrigation peut être considérée comme un ensemble de techniques qui corrigent la répartition de l’eau dans l’espace, par transfert de cet élément depuis les montagnes vers des plaines plus sèches, ou/et dans le temps grâce à la régulation des apports en eau notamment lors des périodes chaudes de l’été qui sont aussi celles de la croissance des végétaux. L’irrigation est donc directement liée à la production agricole et c’est pourquoi l’agriculture irriguée représente environ 40% de la production agricole mondiale, mais aussi 70% de la totalité des prélèvements en eau douce. L’humidification artificielle du sol permet ainsi d’augmenter la superficie des surfaces cultivées, autorise l’agriculture dans les zones arides où l’apport des précipitations est insuffisant, assure deux ou trois récoltes dans l’année au lieu d’une seule et donc améliore les rendements. Pour ces différentes raisons, le détournement de l’eau et sa domestication sont loin d’être un phénomène récent. La construction de réseaux de canaux, de digues et de petits barrages est attestée en Mésopotamie dès la civilisation d’Uruk au IVème millénaire avant Jésus-Christ. Des archéologues allemands ont découvert en 2003 un système élaboré d’irrigation qui détournait de l’eau de l’Euphrate pour alimenter des champs et des palmeraies situées à l’intérieur des murs de la cité d’Uruk, la ville du roi Gilgamesh. Des textes datés du IIIème millénaire font référence à des canaux d’irrigation, toujours avec de l’eau provenant de l’Euphrate, dans les cités de Mari et de Terqa. De nombreux archéologues attribuent l’essor de la civilisation mésopotamienne à l’aménagement et à la maîtrise de systèmes hydrauliques complexes. Plus récemment, entre le IXème et le XIVème siècle, le site d’Angkor Vat, au Cambodge est devenu une puissance régionale regroupant entre 500.000 et un million d’habitants, soit l’une des plus grandes cités précédant la révolution industrielle, grâce à des techniques hydrauliques d’une grande complexité. Mais, aussi ingénieuse qu’elle fut, leur technique de l’irrigation devenait de plus en plus difficile à manier et n’a pu être stabilisée durablement. La circulation d’énormes

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volumes d’eau limoneuse finit par engorger les canaux et combler les réservoirs, ce qui nécessitait de perpétuels travaux de curage et la création de nouveaux canaux, monopolisant de très nombreuses personnes. Les pentes et différences de niveaux devenaient très difficiles à gérer, l’entretien devint de plus en plus coûteux, la culture intensive entrainait la déforestation, le lessivage et l’appauvrissement des sols, et l’ensemble du système hydraulique se fragilisa car il ne pouvait plus faire face à des aléas climatiques alternant sécheresses et pluies torrentielles. Les leçons de l’Histoire peuvent ainsi nous enseigner que, aussi bien en Mésopotamie qu’en Asie du Sud-Est, de grandes civilisations naquirent et prospérèrent grâce à l’essor de l’irrigation. Mais une partie significative de la disparition de ces civilisations repose également sur leur incapacité à gérer ces mêmes ressources en eau sur le long terme.

Beaucoup plus récemment, les moyens technologiques

qui ont été développés depuis la Révolution industrielle permettent de changer d’échelle en matière d’irrigation. Dans certaines régions du monde, les moyens traditionnels sont amplifiés, démultipliés selon la logique du « toujours plus » en négligeant de penser que le changement d’échelle pouvait créer de nouveaux types de difficultés qui ne se posaient pas auparavant. C’est ainsi que les canaux creusés à la main ont fait place au détournement de l’eau des fleuves sur des centaines et même des milliers de kilomètres, que les retenues d’eau collinaires sont remplacés par des barrages gouvernés par les superlatifs, que les puits sont dorénavant si profonds qu’ils permettent l’exploitation de grands aquifères souterrains situés entre 500 mètres et 2 kilomètres de profondeur.

La FAO (Food and Agriculture Organization) prévoit qu’en

2050 il faudra augmenter la production globale de nourriture de 70%, dont plus de 100% dans les pays en développement. Or l’agriculture utilise déjà 70% de l’ensemble des prélèvements annuels d’eau douce, et 40% de la production agricole globale provient des zones irriguées (*Source : The state of the world’s land and water resources for food and agriculture, Managing systems at risk, rapport de la FAO et Earthscan, 2011). Une grande partie des barrages étant construite uniquement pour l’irrigation, on estime que 30 à 40% des terres irriguées dépendent des barrages et que ces derniers contribuent de 12% à 16% à la production alimentaire mondiale (*source : Rapport Barrage et Développement de la Commission Mondiale des Barrages, 2000). Le reste est pour partie assuré par des canaux d’irrigation, dont certains servent aussi de voies navigables et desservent également les grandes villes afin d’alimenter leurs réseaux de distribution d’eau potable, et pour partie provient de prélèvements effectués dans les nappes phréatiques et autres

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aquifères. L’irrigation à partir des eaux de surface représente 62% du total, et 38% pour l’exploitation des eaux souterraines.

Ceci dit, plusieurs études ont montré que le rendement

réel de l’ensemble des systèmes d’irrigation est très faible, puisque plus de 50% de l’eau est tout simplement gaspillée.

Ces incroyables quantités d’eau douce sont perdues pour

plusieurs raisons. Les millions de kilomètres de canaux et les réservoirs entraînent une importante évaporation, de nombreuses fuites et des infiltrations. Et au lieu d’améliorer le rendement des systèmes hydrauliques existants, on utilise dans de nombreux pays la solution de facilité consistant à multiplier la quantité de canaux selon le principe déjà évoqué du « toujours plus ». Dans beaucoup de régions arides ou semi-arides on utilise les eaux usées pour l’irrigation, ce qui pose des problèmes liés à la diffusion de divers polluants, d’organismes pathogènes et surtout de plusieurs types de sels en l’absence de traitement de ces eaux. L’eau douce contient des sels dissous (surtout des ions sodium Na+) qui se déposent année après année sur le sol en augmentant peu à peu sa salinité. C’est dans les zones arides et semi-arides que ce phénomène est le plus significatif puisque l’évaporation y est plus importante et rapide. L’accumulation de sel dégrade la qualité des sols, diminue le rendement des plantes qui sont fragilisées par la nocivité de ces sels, freinant ainsi leur plein développement. Le rapport précité de la FAO indique que 25% des terres arides et semi-arides sont touchées par la salinisation, et la surface des terres irriguées se réduit de 1% à 2% par an en raison de ce phénomène. En outre, si les techniques d’irrigation sont insuffisamment maîtrisées, dans le cas d’un apport excessif d’eau par rapport à l’évaporation et si l’excès d’eau ne s’évacue pas suffisamment, les nappes phréatiques se rapprochent alors de la surface du sol par capillarité. Puis l’eau s’évapore en laissant le sel autour des racines, ce qui empêche ensuite les plantes d’absorber l’eau.

Jusqu’à récemment, on se contentait de penser que

l’irrigation consistait uniquement à déplacer de l’eau d’un point A, où elle était abondante, vers un point B qui représentait une zone que l’on voulait cultiver. Et l’arrosage des parcelles de culture se faisait simplement par ruissellement de l’eau sur le sol, par submersion ou par infiltration dans le sous-sol. L’eau était considérée comme une ressource quasi illimitée que l’on pouvait allègrement dilapider. On pouvait cultiver n’importe quel type de plante, même très gourmande en eau comme le coton, la canne à sucre, le maïs, dans des régions arides voire désertiques. Cette absence de réflexion explique que de gigantesques travaux d’irrigation finissent par déboucher sur de véritables catastrophes écologiques.

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Par exemple, les aquifères que nous avons déjà évoqués ci-dessus sont de plus en plus exploités et sans aucune réflexion de gestion durable. C’est ainsi qu’en Libye le colonel Kadhafi a construit ce qu’il appelait la Grande Rivière Artificielle. Plus de 500 puits profonds amenaient d’énormes quantités d’eau prélevée dans les Systèmes Aquifères du Nubien vers les villes côtières de Libye à l’aide de deux gigantesques réseaux de conduites d’eau parcourant le désert sur plus de 3.000 kilomètres. Les deux grands réservoirs formant le NSAS (Nubian Sandstone Aquifer System) est une des plus grandes réserves d’eau douce souterraine du monde d’une superficie équivalente à celle de l’Allemagne et d’une profondeur de plusieurs centaines de mètres. Cette eau était destinée à verdir le désert, en créant des oasis artificielles, en édifiant d’immenses périmètres de cultures ainsi que des exploitations agricoles plantées sur le sable, dans le but d’assurer l’autosuffisance alimentaire de sa population et l’approvisionnement des villes côtières. On peut considérer que l’exploit technique consistant à faire pousser des centaines de hectares de blé, de fruits et de légumes en plein désert, sur du sable, est une prouesse remarquable. Mais ces réservoirs souterrains se sont formés lorsque le désert du Sahara était une savane verdoyante avec des pluies abondantes qui remplissait alors des fleuves et des lacs qui se sont asséchés depuis déjà plusieurs milliers d’années. Ces nappes sont donc l’héritage d’un climat disparu et ne disposent pas de zones de recharge, c’est-à-dire de zones où l’eau de surface provenant des précipitations ou encore les infiltrations des cours d’eau et des lacs pénètrent les couches plus profondes pour (ré)alimenter les aquifères en eau. Ces aquifères nubiens ne sont donc pas une ressource renouvelable.

Il n’est pas contestable que l’alimentation en eau des villes et l’amélioration de la production agricole sont des priorités indispensables. Ce qui est plus discutable est la méthode employée qui privilégie le prestige politique et technologique en négligeant une gestion durable de cette ressource particulièrement précieuse. Un gaspillage aussi démesuré que l’ampleur des travaux, qui entraîne une déperdition de 60% de l’eau par évaporation, qui ne tient évidemment aucun compte de l’abaissement du niveau de l’aquifère, de son caractère non renouvelable, de phénomènes de salinisation qui obligeront de traiter l’eau avant de pouvoir éventuellement l’utiliser, ni du partage des ressources en eau avec les pays voisins. Par ailleurs, différentes études montrent que l’intensification des prélèvements entraine des interconnections entre différents niveaux d’aquifères dont certains sont composés d’eau fortement salée, ce qui accentue encore davantage le phénomène de salinisation (*source : Ressources en eau et gestion des aquifères transfrontaliers de l’Afrique du Nord et du Sahel, UNESCO, 2006). Le chantier aura coûté environ 30 milliards de dollars, financé par la vente d’une autre ressource non

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renouvelable, le pétrole. Le coût de revient d’un kilogramme de blé ainsi produit s’établit entre 7 et 20 fois le prix du marché mondial, selon les critères pris en compte.

Depuis quelques années, la construction d’une rivière artificielle est à l’ordre du jour au Maroc bien qu’elle reste encore au stade du projet. Dans le cadre du « schéma national de transfert des eaux des bassins excédentaires vers les bassins déficitaires » il consisterait en la construction d’un réseau de canaux artificiels sur une distance de plus de 500 kilomètres, dont certaines parties seront à l’air libre et d’autres enterrées. A partir des montagnes du Nord du pays, l’eau serait acheminée vers les zones plus arides de l’Oum Er Rbia, de Tensift et du Bouregreg, reliant également les villes de Marrakech et de Casablanca dont l’approvisionnement est actuellement insuffisant. Chiffré à 3,6 milliards de dollars, cet ensemble d’ouvrages hydrauliques détournerait entre 750 et 850 millions de mètres cubes d’eau par an.

Mais c’est encore une fois la Chine qui remporte la course

à la démesure. La ville de Pékin est la mégapole qui manque le plus d’eau dans le monde avec un déficit annuel situé entre 170 à 330 millions de m3 pour une population de 17 millions d’habitants, que les projections officielles chiffrent à 34 millions d’habitants pour 2050. De manière générale, le Nord du pays est en situation de stress hydrique, accentué par une pollution dantesque souvent évoquée mais jamais véritablement chiffrée. Le Nord de la Chine possède moins de 15% des ressources en eau, alors qu’il concentre 45% de la population du pays. Le gouvernement chinois a choisi d’agrandir encore la ville de Pékin alors que le désert avance jusqu’à ses portes. Malgré une politique de reboisement massif, des dunes de sables atteignant jusqu’à 50 mètres de hauteur se trouvent désormais à 80 km de la capitale et avancent chaque année. Les vents déposent des milliers de tonnes de sable sur les champs, les routes, les villes et villages, en ramenant au sol un cocktail géant qui mélange des centaines de polluants chimiques. Cependant le Sud du pays dispose d’une pluviométrie bien plus abondante et de plusieurs fleuves au débit impressionnant. L’idée des dirigeants chinois, dont la majorité a une formation d’ingénieurs et qui ont souhaité reprendre un projet déjà évoqué dans les années 1950 par le Président Mao Zedong, consiste à transférer l’eau du Sud vers le Nord en creusant trois séries de canaux.

La route de l’Est utilise pour partie un ancien canal artificiel dont la construction a débuté au VIIIème siècle avant Jésus-Christ pour s’achever au XIIIème siècle. Le Grand Canal d’une longueur de 1.794 kilomètres, situé entre Hangzou et Pékin, fut pratiquement abandonné au cours du XIXème siècle subissant envasement et fuites, pour être réhabilité après la prise de pouvoir de Mao. Le nouveau canal relie le delta du fleuve Yangzi (*Note : ce fleuve, le plus long d’Asie, est également

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connu sous les noms de Yangzi Jiang, Yang Tsé Kyang, Yangtsé ou Fleuve Bleu), à partir de Jiangdu, à la ville de Pékin en inversant la circulation normale de l’eau puisque le dénivelé est tel que l’eau devrait normalement couler de Pékin vers Jiangdu. Pour que l’eau remonte vers le Nord, il a été prévu que chacune des treize stations de pompage électriques installées tout au long du tracé devait faire monter l’eau 7,80 mètres plus haut en inversant ainsi artificiellement le dénivelé. La pollution des eaux du delta du Yangzi est telle qu’il a fallu construire pour plus de 2 milliards d’euros de stations d’épuration afin que l’eau du canal puisse atteindre après purification une qualité à peine potable selon les normes établies par le gouvernement chinois (des normes qui sont fort éloignées des contraintes européennes).

La construction du canal central a débuté en 2004 à partir du réservoir du barrage de Danjiangkou pour arriver après 1.277 kilomètres aux deux principaux réservoirs de Pékin. Les travaux ont été prolongés de 4 ans car le dénivelé du canal était insuffisant et il a fallu rehausser la hauteur du barrage de 15 mètres. Le supplément de hauteur du réservoir ponctionne tellement l’eau du fleuve Han, un affluent du Yangzi, qu’il a été nécessaire de construire un autre canal pour apporter de l’eau du Yangzi au Han afin d’éviter qu’il ne se tarisse…Cependant le volume du fleuve Han sera tout de même réduit de 21% à 36% selon les saisons, ce qui aura un certain nombre d’effets négatifs sur l’ensemble de la région notamment sur l’irrigation et par conséquent la production agricole, l’élevage piscicole, la concentration déjà particulièrement importante en polluants, et un assèchement général qui pourrait affecter le climat régional. (*source : Quand la Chine inverse le cours de ses fleuves, un article de Harold Thibault, Le Monde, 22 juillet 2013). Le canal traverse le Fleuve Jaune en passant par un tunnel de 4 kilomètres de longueur construit 30 mètres sous le fleuve. Cette partie du projet aura coûté 33 milliards de dollars et expulsé 330.000 personnes.

La route de l’Ouest commence sur le plateau du Tibet par le détournement d’une partie des eaux du Yangzi prises à sa source pour les transférer non loin de la source du Fleuve Jaune à l’aide d’une série d’aqueducs traversant les montagnes et de multiples barrages à 4.000 mètres d’altitude. Comme ce projet risque d’affecter fortement l’ensemble du Yangzi, il pourrait être réalimenté par un transfert d’eau provenant d’un autre fleuve prenant également sa source sur le plateau tibétain, le Yarlung Zangbo. Plus connu sous le nom de Brahmapoutre, ce fleuve est essentiel pour l’Inde, pour son eau mais aussi pour d’importantes raisons économiques et religieuses. Les aspects géopolitiques de ce projet, et notamment les risque de guerre avec l’Inde ont, pour l’instant, fait renoncer les autorités chinoises à son application. Par ailleurs les autorités chinoises prévoient de développer massivement des techniques de dessalement de

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l’eau de mer en multipliant la construction de nombreuses stations de dessalement, dont les énormes quantités d’énergie nécessaires seront fournies par…des centrales nucléaires… !!!

Mais quand la folie prend le dessus sur le bon sens,

pourquoi alors ne pas concrétiser sur le monde extérieur l’expression de la démence ? Un autre projet chinois prévoit un pipeline reliant un bras de la Mer Jaune, le golfe de Bohai, à la Mongolie Intérieure pour y acheminer d’énormes quantités d’eau salée. Un réseau de pompes géantes élèverait des millions de mètres cubes d’eau de mer jusqu’à 1.200 mètres d’altitude avant de dévaler jusqu’en Mongolie Intérieure pour remplir à nouveau les 1.500 lacs asséchés de cette région. Une seconde tranche de travaux prévoit de prolonger cette canalisation de 3.000 kilomètres vers le Xinjiang pour se déverser et combler la cuvette asséchée du lac Lob Nor, qui fut jusqu’en 1996 l’un des sites des essais nucléaires chinois. La première phase de ce projet est estimée à 14 milliards d’euros et sera rentabilisée en vendant une partie de l’eau qui aura été dessalée par des usines implantées tout au long de la canalisation. Car les nombreuses industries installées dans la steppe ont vidé les lacs mais aussi les nappes phréatiques, et ont désespérément besoin d’eau pour continuer à fonctionner. Pour ce qui concerne la seconde phase, les ingénieurs imaginent que le déversement de ces énormes quantités d’eau de mer dans le désert va provoquer un changement climatique régional, l’importante évaporation de la cuvette du Lob Nor allant provoquer un accroissement des précipitations et la création de rivières et de lacs d’eau douce. Prévus pour durer une quarantaine d’années, ces travaux permettront, d’après les promoteurs du projet, de transformer complètement l’écologie du pays. Ils n’ont cependant rien précisé sur la gestion de la pollution radioactive résultant des anciens essais nucléaires. Ce programme n’a pas été inventé par un mauvais auteur de science fiction sous l’emprise d’une drogue quelconque, mais par des scientifiques chinois très sérieux qui ont présenté ce projet lors d’un colloque à Urumqi en novembre 2010.

Au Turkménistan, un pays devenu indépendant après le

démantèlement de l’URSS, le canal du Karakoum prélève l’eau du fleuve Amou-Daria depuis les montagnes proches de l’Afghanistan pour l’acheminer 1.375 kilomètres plus loin jusqu’à la mer Caspienne. Ce canal a été planifié et construit par l’URSS dans le but de cultiver les plaines particulièrement arides situées entre le Turkménistan, l’Ouzbékistan, le Tadjikistan et le Kirghizistan. Les eaux des fleuves Amou Daria et Syr Daria furent également mises à contribution pour développer la monoculture du coton sur plus de 5 millions d’hectares, alors que le projet initial envisageait l’irrigation de 50 millions d’hectares. L’agriculture traditionnelle basée sur la rotation des cultures et la

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connaissance de la valeur de l’eau dans une région aride ont été abandonnées au profit du coton, dont on sait qu’il s’agit d’une culture qui nécessite beaucoup d’eau. Les techniques d’irrigation se sont avérées désastreuses. Basées sur la submersion mais sans drainage ou avec un drainage déficient, elles ont gravement dégradé les sols. C’est ainsi que la salinisation des sols atteint 23% des terres irriguées du Kirghizistan, 20% de celles du Tadjikistan, 50% de celles de l’Ouzbékistan et 84% de celles du Turkménistan. Pour ce dernier pays, la salinisation entraine des pertes de récoltes de l’ordre de 40%. Les terres étant pauvres, il est nécessaire d’employer massivement des engrais et des pesticides qui se répandent puis se déposent sur l’ensemble des sols irrigués par submersion. Les concentrations en pesticides, mais aussi d’autres polluants provenant de l’eau du canal et des fleuves Amou Daria et Syr Daria dépassent fréquemment les seuils légalement fixés. Le canal prélève environ 20% de l’eau du fleuve Amou Daria, qui lui-même sert aussi a l’irrigation des champs de coton. Les prélèvements d’eau destinés à l’irrigation sont tellement importants que les deux fleuves, qui se déversent au final dans la mer d’Aral, ne sont plus en mesure de permettre l’existence de cette dernière. En moins de 30 ans, la mer d’Aral a perdu plus de 50% de sa surface et 70% de son volume d’eau. Elle s’est en grande partie asséchée et il n’en subsiste plus que deux fragments dont la concentration saline a fait disparaitre toute vie, alors qu’auparavant les deltas des deux fleuves entretenaient une biodiversité riche en faune et en flore. Seule la Petite mer d’Aral septentrionale a fait l’objet d’aménagements permettant au Syr Daria d’en remonter quelque peu le niveau. On y a aussi introduit une (seule) espèce de poisson résistante à l’eau fortement salée. La partie Sud de la mer d’Aral continue de s’assécher, d’autant plus que ce qui reste de l’Amou Daria a été détourné pour recréer un lac destiné à l’irrigation, le Sary Kamish, lui aussi fortement pollué. La quasi disparition de la mer d’Aral a modifié le climat régional et notamment son régime de précipitations. Le vent emporte et dépose le sel et les polluants sur des centaines de kilomètres ce qui affecte encore davantage la production agricole mais aussi la santé des habitants qui n’ont pas encore fuit la région.

Il existe différentes solutions au gaspillage de l’eau et à la

salinisation des sols, mais leur mise en œuvre représente une certaine complexité car elles doivent être adaptées à de nombreuses variables pour être véritablement efficaces. L’humanité peut-elle se permettre de gaspiller 50% de l’eau destinée à l’irrigation et d’abandonner des terres fertiles devenues salées alors que des campagnes télévisuelles nous enjoignent de fermer le robinet lorsque nous nous brossons les dents ? L’un n’exclue pas l’autre, mais il ne faut pas non plus nous leurrer sur les proportions. Actuellement, l’aspersion est considérée comme économe en eau. Il s’agit d’une technique

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d’irrigation très utilisée dans les pays occidentaux, où l’eau circule sous pression dans des canalisations qui distribuent l’eau à des tuyaux mobiles reliés à différents systèmes d’aspersion. L’eau sous pression est projetée sur les parcelles de culture et retombent sous forme de pluie sur les plantes. Les pertes d’eau liées à cette forme d’irrigation sont encore de 25% à 35%.

Dans les années 1960, un ingénieur israélien spécialisé en hydraulique, Monsieur Simha Blass, invente l’irrigation au goutte à goutte. Le principe technique est simple : une conduite principale sous faible pression alimente un réseau de plusieurs tuyaux secondaires pour distribuer l’eau au compte-goutte jusqu’aux racines des plantes. Ces tuyaux sont posés sur le sol ou enterrés et la consommation d’eau est particulièrement efficace. Les pertes par évaporation, ruissellement ou infiltration sont limitées à 5%, seul le sol situé à proximité immédiate des racines est humidifié, les quantités d’eau varient selon les saisons et mêmes les heures en fonction des besoins grâce à une gestion affinée par ordinateur, l’irrigation est homogène même sur des pentes prononcées ou des distances importantes, selon les techniques des engrais peuvent aussi être ajoutés à la plante en même temps que l’eau ce qui diminue aussi fortement les quantités d’intrants, le rendement est lui aussi augmenté. Il existe plusieurs procédés d’irrigation au compte-goutte, dont on peut citer celui des goutteurs, de la micro-aspersion et des canalisations poreuses, mais l’irrigation goutte-à-goutte enterré remporte les suffrages de la majorité des agriculteurs Bien que l’investissement soit relativement onéreux et nécessite une indispensable formation, le coût de l’installation diminuera si davantage d’agriculteurs choisissent ce mode d’irrigation en faisant également des économies d’échelle (*note : Manuel des techniques d’irrigation sous pression, FAO, 2008, http://www.fao.org/docrep/010/a1336f/a1336f00.HTM). Les différents procédés d’irrigation au goutte-à-goutte représentent actuellement 2% du total mondial des techniques d’irrigation.

Lorsque l’eau devient un instrument de contrôle Dès lors qu’une ressource devient rare ou lorsque l’on annonce

qu’une ressource va venir à manquer dans un futur proche, on peut observer différents types de comportements. Le premier d’entre eux consiste à évaluer la quantité de cette ressource restant disponible, sa répartition géographique, et l’identification des besoins. Des cartes et des rapports sont alors élaborés pendant plusieurs années, par des organisations internationales, par des états, par des sociétés commerciales pour le développement desquels cette ressource est indispensable. Dans un second temps sont mises en place des stratégies destinées à garantir un accès et un approvisionnement durables à la ressource en question. L’une d’entre elles consiste à économiser ou à recycler la ressource. Une autre vise à augmenter son volume disponible. Parfois, et souvent pour de multiples raisons,

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certaines de ces stratégies sont agressives et donnent alors lieu à des conflits, qu’ils soient directs ou indirects. C’est ainsi qu’en 1990, l’Irak envahit militairement le Koweit, essentiellement pour annexer ses champs de pétrole et ses terminaux pétroliers maritimes.

Or « en 2030, il y aura un écart de 40% entre la demande et l’offre mondiale d’eau douce si les méthodes de gestion de l’eau n’évolue pas vers une grande efficacité de production et de distribution » précise un texte de mars 2014 provenant des chefs de projet du plan Qualité de l’eau et gestion de la rareté associant des industriels du secteur et le gouvernement français. L’eau devient donc un enjeu primordial, et chacune des instances concernées, qu’elles soient publiques ou privées, doit se positionner au mieux de ses intérêts particuliers afin de pouvoir exercer son contrôle sur une ressource devenue précieuse.

La géopolitique de l’eau Une fois que l’eau a été désignée comme une ressource

stratégique, des études très sérieuses circulent au sein des institutions internationales et s’efforcent de chiffrer un seuil de gravité de la rareté de l’eau, ce que l’on appelle le stress hydrique. C’est ainsi que le seuil d’alerte a été fixé à 1700 m3 d’eau par habitant et par an, ce qui concerne 40% de la population mondiale et 80 pays. Le seuil de pénurie relative est fixé à 1000 m3 d’eau par habitant et par an, soit environ 335 millions de personnes et 28 pays. On prévoit que 2 milliards de personnes seront concernées par la pénurie relative en 2025. Enfin, le seuil de pénurie critique est fixé à moins de 500 m3 d’eau par habitant et par an et concerne une dizaine de pays. D’après d’autres chercheurs ces chiffres sont largement exagérés, et le seuil d’alerte ne concernerait que 3,7% de la population mondiale (environ 250 millions de personnes) et non pas 40%. Cependant toutes ces études négligent différents paramètres. Par exemple, certains pays comprennent des zones désertiques mais sont aussi traversés par des fleuves. Etablir une moyenne statistique par pays efface donc des populations entières qui souffrent pourtant d’un stress hydrique bien réel. En outre, la pénurie en eau ne s’apprécie pas uniquement en fonction de la quantité d’eau disponible. Certains pays peuvent compenser la rareté grâce à des moyens techniques et financiers tels que l’irrigation au goutte-à-goutte en Israel, ou les usines de dessalement d’eau de mer du Koweit. Mais au-delà des batailles de chiffres rendues stériles parce que les instruments d’appréciation d’un problème sont inadéquats, la raréfaction de la disponibilité de certaines régions en eau est certaine. Les problèmes de partage qui en découlent sont par conséquent des facteurs de tensions régionales.

Nous avons déjà examiné les dommages environnementaux et économiques causés par des conceptions erronées et non maîtrisées de l’irrigation en Asie Centrale, ayant notamment fait quasiment disparaître la mer d’Aral. Mais d’autres problèmes directement liés à l’eau ont vu le jour dans cette région du monde. Sous le régime soviétique, la gestion et la distribution de l’eau étaient centralisées par le pléthorique appareil bureaucratique de Moscou. L’éclatement de

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l’URSS a obligé les républiques indépendantes d’Asie Centrale de résoudre par eux-mêmes les conflits résultant du partage de l’eau. Ces pays ont signé un accord à ce sujet en 1992, décidant de conserver l’ancien système de quotas. Mais les fortes personnalités de certains dirigeants de ces pays, que certains ont qualifiés de dictateurs, une administration d’apparatchiks et des économies à reconstruire ont exacerbé les appétits. C’est ainsi que le Tadjikistan juge que l’eau de l’Amou Daria lui appartient, puisqu’il y prend naissance, et considère qu’il peut demander des compensations, notamment à l’Ouzbékistan avec lequel il a également d’autres sujets de désaccord. En effet l’Ouzbékistan non seulement facture son gaz au prix fort au Tadjikistan, mais menace de suspendre toute livraison de gaz en cas de non paiement aux échéances. A l’inverse, le Tadjikistan est accusé de rejeter des déchets toxiques, des engrais, des pesticides dans l’eau de l’Amou Daria qui arrive déjà fortement polluée en Ouzbékistan. Le Kazakhstan reproche à l’Ouzbékistan de détourner d’importantes quantités d’eau du Syr Daria et de ne pas respecter les quotas. Le Kirghizistan a suspendu en 1999 le cours de plusieurs affluents du Syr Daria vers le Kazakhstan qui était accusé de retarder ses livraisons de charbon. Le Turkménistan et l’Ouzbékistan se reprochent mutuellement de polluer l’eau, de la détourner, de construire de nouvelles canalisations. Ces quelques exemples de querelles pourraient sembler aussi futiles qu’infantiles, mais elles prennent tout de suite une autre dimension lorsqu’il s’agit de pays disposant de forces armées. On sait que l’armée ouzbèke a dressé des plans d’invasion du nord du Turkménistan en cas de conflit sur l’eau. (*source : Géopolitique de l’eau en Chine, de Franck Galland, 22 avril 2009, in La Revue Géopolitique).

Le projet de construction de l’une des trois séries de canaux d’irrigation que la Chine souhaitait édifier afin de desservir en eau la ville de Pékin et sa région n’a jamais été mis en œuvre pour des raisons politiques. Le détournement d’une partie de l’eau du fleuve Brahmapoutre, qui prend naissance au Tibet, un pays qui a été victime d’une invasion militaire par les troupes chinoises en 1959, risquerait de déclencher une guerre avec l’Inde. Les relations entre les deux géants du continent asiatique que sont l’Inde et la Chine sont déjà tendues depuis plusieurs décennies pour différentes raisons, notamment territoriales. Or, si l’on voit difficilement une guerre déclenchée uniquement à cause de l’eau tout simplement parce que n’importe quel pays hésiterait fortement à payer un tel prix pour de l’eau (sauf en cas d’absolue nécessité), cette ressource pourrait constituer un facteur supplémentaire de tension.

Le Qinghai est une province du Centre Ouest de la Chine issue d’un découpage administratif imposant l’annexion de la province tibétaine de l’Amdo. Le Mékong, quatrième plus grand fleuve d’Asie, prend sa source dans la province du Qinghai, traverse la Chine sur la moitié de sa longueur pour ensuite parcourir la Birmanie, le Laos, la Thailande, le Cambodge et le Vietnam. Or la construction par la Chine d’une série de plusieurs grands barrages sur le cours du Haut Mékong, inquiète les autres pays riverains qui connaissent leur plus grande

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sécheresse depuis des dizaines d’années. Bien que cette sécheresse ne soit pas imputable à la construction de ces barrages, les pays en aval accusent ces ouvrages d’aggraver la situation et reprochent à la Chine d’ériger ces édifices « sans consultation, sans justification, sans publication de données, sans compensations, ni dédommagements » (Mekong River Commission for Sustainable Development, dont la Chine refuse de faire partie, http://www.mrcmekong.org ). Dans la province du Xinjiang, à la frontière avec le Kazakhstan, la Chine ponctionne de grandes quantités d’eau sur la rivière Irtych, un affluent de l’Ob, pour assurer le développement de ses champs de coton, de ses ressources en gaz et en pétrole, et de ses villes qui ont connu un afflux de plus de 150 millions de personnes. L’Irtych est très important pour le Kazakhstan car il alimente en eau sa plus grande ville, Almaty (qui est aussi son ancienne capitale, plus connue sous le nom de Alma Ata), mais aussi la ville d’Astana, sa capitale actuelle, et de nombreux champs de coton par l’intermédiaire du canal d’irrigation Irtych-Karaganda. Le débit de la rivière Ili, qui commence son parcours en Chine, a également fortement diminué après l’aménagement de son cours par des barrages et des canaux d’irrigation. Toujours au Kazakhstan, la rivière Ili alimente pour 80% le second lac d’Asie, le lac Balkhach, dont les 600 km de long se sont déjà rétrécis de 5.000 km2 et qui en train de subir le même sort que la mer d’Aral. Pour ce milieu naturel semi-désertique, la diminution du niveau de l’eau, la concentration de la pollution, la salinisation menacent la survie même du lac, son vaste écosystème riche en flore et en faune et son économie traditionnelle basée sur la pêche et une agriculture de subsistance. Le même type de difficulté existe également sur la frontière séparant la Chine et la Russie, avec les fleuves Oussouri, Songhua (ou Soungari) et Amour.

Déclenchée en juin 1967, la guerre des six jours est considérée par certains spécialistes comme la première guerre pour l’eau. Comme pour bien d’autres sujets évoqués tout au long de cet essai, limiter une problématique à un seul paramètre est nécessairement trop réducteur, voire simpliste. Surtout lorsqu’il s’agit d’une zone géographique comme le Moyen Orient où la complexité des situations présente un caractère à ce point inextricable. Il n’en demeure pas moins que les projets de détournement du fleuve Jourdain par la Jordanie et la Syrie, faisant suite à la décision d’Israël d’achever l’Aqueduc National visant à transporter l’eau du Jourdain vers les terres agricoles du sud, ont exacerbé des tensions déjà fortes. La victoire militaire israélienne permit à ce pays la prise du plateau du Golan sur lequel se trouve l’une des sources du fleuve Jourdain, la rivière Baniyas. L’annexion de la Cisjordanie donne à l’Etat d’Israël un accès à l’ensemble des nappes aquifères de la zone. Depuis lors, un dialogue sur le partage des ressources en eau a été institué avec la Jordanie. La problématique de l’eau risque cependant de se poser à nouveau très prochainement, et de manière particulièrement aigue. L’eau de la Bande de Gaza, peuplée par 1,6 millions d’habitants (et 2 millions en 2020) dépend presque entièrement d’un aquifère proche du littoral. Cette nappe phréatique se recharge très peu, et 90% de son eau n’est potable

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qu’après son traitement. L’ONU estime que cet aquifère est d’ores et déjà gravement menacé, du fait des quantités prélevées mais aussi à cause de la détérioration de la qualité de l’eau qui est de plus en plus salée et polluée. Des solutions sont proposées : l’installation d’usines de dessalement d’eau de mer, la rénovation et la construction de stations d’épuration, l’aménagement et la réhabilitation de réseaux de distribution et d’assainissement. (*source : Gaza in 2020 – A liveable place ? A report by the United Nations Country Team in the occupied Palestinian territory, august 2012). Les tensions entre palestiniens et israéliens étant déjà actuellement particulièrement violentes, on n’ose penser aux extrémités auxquelles le manque d’eau pourrait pousser les habitants de la Bande de Gaza, ni aux conséquences géopolitiques qui pourraient en résulter.

Pour l’Egypte, l’eau est également un sujet particulièrement important. Le barrage d’Assouan a permis d’étendre les terres agricoles, mais il reste largement insuffisant pour satisfaire les besoins d’une population jeune et en forte croissance. L’évaporation du lac de retenue, le lac Nasser, est particulièrement importante, de même que l’eutrophisation de son eau, l’accumulation de sédiments au fond du lac est gigantesque, l’eau stagnante multiplie les parasites et les maladies, une période de plusieurs années de sécheresse diminue l’apport en eau, la salinité augmente et l’extension urbaine anarchique détruit des terres cultivables. Par ailleurs, une commission régionale a été créée dans les années 1990 entre l’Egypte, la Lybie, le Tchad et le Soudan pour gérer une distribution équitable des eaux fossiles du Système Aquifère du Nubien, bien que la configuration du terrain ne permette à l’Egypte de disposer que d’un nombre très réduit d’accès à cet aquifère. Déjà en 1979, le Président Anouar El Sadate avertissait que « le seul facteur qui pourrait déclencher l’entrée en guerre de l’Egypte est l’eau ». Cette préoccupation a été partagée par les divers gouvernements successifs de ce pays. Elle ne visait cependant pas Israël, mais l’Ethiopie. Car l’Egypte considère avoir des droits historiques sur le Nil, et le projet du barrage géant appelé Renaissance que l’Ethiopie a finalement commencé à construire en 2013, après de nombreuses années d’hésitation, est une question particulièrement sensible. Le barrage éthiopien, établit sur le Nil Bleu, risque de diminuer la production hydroélectrique du Barrage d’Assouan de 10% et surtout d’affecter gravement une surface agricole déjà très restreinte alors que la population égyptienne connait une véritable explosion démographique. La fragilisation politique de l’Egypte, l’envoi d’experts hydrauliques israéliens en Ethiopie, une intense campagne diplomatique éthiopienne assortie d’accords énergétiques notamment avec le Soudan ne font rien pour diminuer l’irritation de l’Egypte.

Jusqu’à ce jour aucun pays n’a déclenché de guerre dans le but

d’annexer les ressources en eau de son voisin. Il n’empêche que la question du partage de l’eau participe à exacerber les tensions préexistantes entre différents pays, et pourrait éventuellement déboucher sur des conflits armés si l’accès à l’eau potable devenait un enjeu vital, au sens premier du terme, pour certaines populations.

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Actuellement la raréfaction de cette ressource se manifeste surtout en accélérant les flux migratoires des agriculteurs vers les villes. Or de nombreux pays n’ont pas les capacités financières ou techniques de planifier ni d’assurer la construction d’infrastructures de base aussi fondamentales que les réseaux d’adduction d’eau. Après les émeutes de la faim qui se sont produites récemment dans plusieurs mégapoles et dans plusieurs pays, peut-être vivrons-nous aussi des émeutes de l’eau. Le cycle infernal de la pauvreté, du déracinement, de l’entassement dans des conditions d’hygiène déplorables, du mécontentement, du désespoir peut déclencher des évènements particulièrement violents si la nourriture ou l’eau venaient à manquer.

L’eau potable va-t-elle être captée par les multinationales ?

Le droit à l’eau potable : Depuis les années 1990, on assiste à

la mise en place de manœuvres mondiales autour de l’eau à une échelle d’autant plus inimaginable que le silence des grands médias français à ce sujet est accablant, à de très rares exceptions près. Le Conseil Mondial de l’Eau a été fondé en 1996 et compte parmi ses 350 membres, des gouvernements, des ONG, des sociétés commerciales multinationales (Veolia, le groupe Suez, le groupe Bouygues, SAUR, EDF, Rio Tinto, etc.) et aussi des organisations de protection de l’environnement (WWF, Green Cross International, Action contre le Faim, etc.). Ayant son siège à Marseille, elle organise tous les trois ans un Forum Mondial de l’Eau, dont le prochain aura lieu en Corée du Sud, à Daegu-Gyeongbuk en avril 2015. La déclaration ministérielle finale du Forum Mondial de l’Eau ayant eu lieu à La Haye en 2000 avait conclu que l’eau était un besoin vital (et non un droit) et qu’elle devait être considérée comme un bien économique dont le prix pouvait être fixé et varier selon les règles du marché mondial. L’eau était donc considérée comme une marchandise négociable, privatisable, une valeur intégrée dans le fonctionnement financier des échanges commerciaux internationaux et des marchés boursiers. Dans le contexte d’une économie libérale, la gestion publique de l’eau est présumée comme inadéquate et insuffisamment performante. L’état de délabrement des canalisations de certaines villes, de perpétuelles et importantes fuites, des méthodes de gestion dépassées, une technologie périmée, un retraitement quasi-inexistant représentent effectivement d’énormes difficultés dans de nombreux pays. De même, il est certain que les investissements pour construire et entretenir des réseaux d’adduction d’eau potable dans des cités en perpétuelle croissance (rappelons qu’en 2050, 70% de la population mondiale vivra dans des villes) sont énormes, et certaines villes ne sont financièrement pas capables de les assumer, d’autant plus qu’elles ont bien d’autres problèmes tout aussi urgents à financer et à essayer de régler. Dans bien des cas, des entreprises privées sont alors chargées de la construction des réseaux, de la distribution de l’eau potable, du recyclage dans des stations de retraitement, grâce à un transfert de prise en charge sur parfois plusieurs décennies selon diverses modalités contractuelles qui adoptent assez fréquemment le modèle

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français de la gestion déléguée. (*source : La gestion déléguée de l’eau, de Marcel Boyer, Michel Patry et Pierre Tremblay, Centre interuniversitaire de recherche en analyse des organisations –CIRANO, Montréal, 2001). Schématiquement, la gestion déléguée permet à la municipalité de rester propriétaire des infrastructures, tout en attribuant à des sociétés privées le fonctionnement de la totalité ou d’une partie des prestations de distribution et de recyclage de l’eau potable. Les services fournis par ces sociétés ont bien évidemment un coût, qui comprend également leur rémunération, puisqu’il s’agit de sociétés commerciales qui ont l’obligation de présenter des résultats bénéficiaires aux actionnaires et aux marchés financiers. Ce coût est pris en charge par l’utilisateur final en fonction du volume d’eau qu’il consomme, et, comme cela n’est pas possible dans tous les cas, notamment dans les pays en voie de développement, l’eau potable est alors subventionnée par l’administration de la ville et/ ou par l’Etat, c’est-à-dire par l’impôt ou par d’autres revenus publics.

L’ensemble de ces modalités n’est pas nécessairement

critiquable lorsqu’elles sont basées sur un véritable partenariat qui permet aux populations d’être alimentées en eau potable, aux municipalités de se concentrer sur d’autres sujets tout en exerçant un droit de contrôle, aux sociétés privées de se spécialiser dans des procédés et des technologies complexes tout en disposant d’une marge bénéficiaire. Mais, comme nous pouvons le constater chaque jour, et à propos de multiples sujets, nous ne vivons pas dans un monde idéal.

En France, c’est une loi de 1790 qui a confié la responsabilité de

la fourniture de l’eau potable aux communes. Elles ont choisi la régie directe ou assistée pour 22% d’entre elles, et la délégation vers le secteur privé à concurrence de 76%. Une loi du 2 février 1995 (loi Barnier) favorise l’information des consommateurs en obligeant les communes à dresser un rapport annuel sur le prix et la qualité des services publics de l’eau potable (*Note : voir par exemple le rapport 2012 de la Communauté d’Agglomération du Pays Ajaccien, http://www.ca-ajaccien.fr/wp-content/uploads/2013/07/RPQS-eau-potable-2012-vl.pdf). Cette disposition de la loi Barnier répond à des critiques très sévères formulées en 1997 par la Cour des Comptes à l’égard des contrats de délégation : manque de clarté des contrats, défaut d’information de la collectivité locale et des usagers, insuffisance des contrôles, absence de concurrence. En janvier 2012, la Commission Européenne a ouvert une enquête sur les entreprises Veolia, Suez Environnement et Saur (une filiale de Bouygues) qui détiennent 75% du marché privé de la gestion de l’eau en France et qui sont soupçonnés d’avoir « coordonné leur comportement sur les marchés des services de l'eau et des eaux usées en France, en particulier en ce qui concerne des éléments du prix facturé au consommateur final ».

Lorsque des groupes de pression privés essayent d’influencer

les instances internationales pour qu’elles ne considèrent pas l’eau

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comme un droit, cela permet par conséquent de s’affranchir de tout devoir, de toute obligation et de toute forme de responsabilité. Si l’eau potable est uniquement considérée comme une marchandise librement négociable, les mécanismes de fonctionnement des marchés internationaux du commerce et de la finance ne s’intéressent aucunement au droit de tous à la vie. C’est pourquoi l’Assemblée Générale des Nations-Unies a adopté le 28 juillet 2010 (AG10967, A/RES/64/292) un projet de résolution déposé par la Bolivie qui déclare que « le droit à une eau potable salubre et propre est un droit fondamental, essentiel au plein exercice du droit à la vie et de tous les droits de l’homme ». Il convient de noter que ce n’est pas un pays occidental qui a déposé cette résolution sur une question aussi fondamentale, mais la Bolivie. En outre plusieurs pays se sont abstenus de voter, comme par exemple les Etats-Unis, le Japon, la Grande-Bretagne, le Canada, en déplorant le manque de transparence des négociations et des difficultés de procédure (les problèmes de méthodologie sont tout aussi importants dans les instances internationales qu’au niveau des recherches scientifiques). Enfin, soulignons la date : le droit à l’eau potable est reconnu 41 ans après les premiers pas de l’homme sur la Lune…

Cette déclaration de principe ayant au moins l’avantage d’exister, la réalisation concrète de ce droit à l’eau prendra peut-être 40 années supplémentaires ce qui laissera le temps aux différentes délégations nationales de se mettre d’accord sur une meilleure méthodologie, et à l’homme de faire ses premiers pas sur Mars. Tout au moins si nous disposons encore de suffisamment de temps.

Le droit à « une eau potable salubre et propre » va devoir

inventer des mécanismes de solidarité au sein de chaque pays pour garantir l’accès à l’eau potable des populations économiquement défavorisées. Au niveau international, une coopération devra se mettre en place pour que chaque pays puisse se doter des infrastructures nécessaires et au développement des compétences indispensables à leur entretien sur le long terme. Il faudra aussi pouvoir répondre à d’éventuelles situations d’urgence. En Afrique du Sud, l’eau est un droit constitutionnel et chaque usager bénéficie chaque jour de 25 litres d’eau gratuite. En Uruguay, c’est une campagne citoyenne qui a permis d’inscrire le droit à l’eau dans la constitution de ce pays en 2004. Ces dispositions limitent quelque peu les ambitions financières de certaines entreprises privées habituées à se ménager une position dominante dans des pays parfois façonnés par la corruption, et à pratiquer de manière généralisée le manque de transparence sur les prestations et sur les tarifs. Mais le modèle économique libéral cherche, malgré un certain nombre de revers, à s’étendre par l’intermédiaire de l’action de multinationales toujours avides de nouveaux marchés tout en s’affublant d’un discours pseudo écologique et de lutte contre la pauvreté totalement ou partiellement mensonger.

En mars 2012, Veolia (associé à une compagnie indienne) a

signé un contrat avec la ville de Nagpur (2,7 millions d’habitants) en

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Inde. D’une durée de 25 ans, ce contrat a l’ambition d’alimenter en permanence les habitants en eau potable, y compris dans les bidonvilles, alors que la distribution actuelle ne dure que quelques heures par jour, pour une eau devenue non potable puisque contaminée par des polluants chimiques et organiques avant son arrivée chez l’utilisateur, et dont 70% de l’eau qui sort des usines de traitement est perdue en raison des fuites et des vols. Pour un investissement de 18 millions d’euros (et de 42 millions d’euros à la charge de la municipalité), Veolia compte engranger un chiffre d’affaires de 387 millions d’euros sur 25 ans, ce qui fait titrer triomphalement par le journal Les Echos : « L’Inde, futur eldorado pour les géants français de l’eau » (*source : Les Echos du 1er octobre 2012). Le journal s’enthousiasme pour « des perspectives quasi illimitées », d’autant plus que les autorités locales de l’Etat du Karnataka envisageaient des privatisations plus générales par la suite. En juin 2013, le bilan est tout autre. Seuls 27 kilomètres de canalisations avaient été remplacées sur un total prévu de 2.100 kilomètres, 876 nouveaux foyers (en tout et pour tout) ont été connectés au lieu de 6.000 prévus par mois, le prix de l’eau a été augmenté de 3 à 8 roupies par KL (kilolitre) dans une zone pilote, les sous-traitants étaient tellement sous-payés que les plombiers de la ville ont fait une grève de la faim, les matériaux utilisés étaient de qualité inférieure (avec les conséquences que cela implique sur leur durée de vie), un nouveau réservoir a été mis en place sans avoir été dépollué et la contamination du réseau a interrompu le service pendant 15 jours, la municipalité a été obligée de relever le budget de l’opération de 42 millions d’euros à 67 millions d’euros, les trafics de détournement d’eau à des fins privées à l’aide de camions-citernes par des cadres ou de simples chauffeurs n’avaient pas cessé ce qui a donné lieu à plusieurs reprises à des émeutes, l’unanimité des partis politiques (ce qui est plutôt rare) formant le Conseil Municipal a non seulement demandé au maire l’annulation du contrat mais aussi d’entamer une procédure judiciaire contre l’opérateur privé pour le non respect de certaines clauses contractuelles, etc. (*source : http://multinationales.org/Veolia-en-Inde-version-longue). Au centre de tous ces « désordres », Veolia déclarait qu’elle n’était pas « pour l’instant » dans une logique de rentabilité économique, ce qui relève presque du sketch comique pour une entreprise cotée en Bourse en pleine période d’investissement…

Un autre bilan a été établi par un magazine indien qui s’est penché sur la progression de 30 projets de contrats de privatisation de l’eau (*source : Outlook, 24 juin 2013, http://www.outlookindia.com/article/Not-Worth-The-Parchment/286120). Les conclusions sont particulièrement sévères : aucun des projets n’avait respecté ses promesses. La viabilité de 4 de ces 30 projets est entièrement remise en question, accusations de corruption, tractations politiques et financières, manifestations de populations mécontentes, augmentation des tarifs de 100% en moyenne, opacité et lourdeur administrative, conflits d’intérêts, non respect des délais et des prestations, matériaux défectueux ou de mauvaise qualité, sont autant d’obstacles rencontrés en pratique. En décembre 2013, le parti anti-

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corruption Aam Aadmi (« l’homme ordinaire ») a remporté les élections municipales de New Delhi. Le nouveau maire a décidé début 2014 d’instituer un quota d’eau gratuite pour tous les habitants, affirmant ainsi que l’eau est un droit pour tous. Mais tous ne l’entendent pas ainsi : certains fonctionnaires de l’autorité de l’eau (Delhi Jal Water Board) sont accusés de corruption et de complicité avec une véritable mafia de vente d’eau par camions-citernes. Les quatre projets-pilote de partenariat public-privé mis en place entre l’ancienne municipalité de Delhi et Veolia, Suez Environnement et Jerusalem Water vont être vérifiés par une commission d’enquête, et, éventuellement rediscutés. Les oppositions restent donc particulièrement vives entre les partisans de la privatisation et la gestion publique de l’eau potable.

L’exemple de l’Inde a été volontairement très détaillé pour

démontrer trois choses. La première témoigne de la grande différence qui peut exister entre des effets d’annonce volontiers repris par différents médias et une réalité objective beaucoup plus complexe et difficile, voire contradictoire, que les mêmes médias se gardent bien de reporter par la suite. La seconde prouve que le discours des partisans du libéralisme se répandant en véritables meutes pour asséner que seule la privatisation du secteur de l’eau permettra de sauver les populations pauvres est un mensonge. La troisième enfin confirme que tant que les multinationales envisagent un nouveau contrat comme une conquête militaire destinée à piller les ressources voisines pour nourrir leur structure interne sans avoir aucune considération vraie pour le bien commun, et tant que les pouvoirs publics entretiennent le clientélisme grâce à la distribution de sous-privilèges pour assurer la pérennité élective de dirigeants politiques s’accrochant à leurs pouvoirs et à leurs prérogatives, l’accès des indiens et plus généralement de centaines de millions de personnes à « une eau potable salubre et propre » prendra de très nombreuses années.

Le «greenwashing » (*note : le greenwashing est un procédé de

relation publique et/ou de publicité (on peut aussi appeler cela de la propagande) pratiqué par des entreprises dont le comportement environnemental et/ou social est préjudiciable et qui tentent de renouveler leur image en donnant artificiellement à l’extérieur une perception écologique respectueuse et responsable) est de plus en plus pratiqué par des banques, des industries, des multinationales, mais il est particulièrement massif dans le domaine de l’eau potable en général, y compris en ce qui concerne le commerce de l’eau en bouteilles.

L’eau potable en bouteilles : Le marché mondial de l’eau en bouteilles est essentiellement

partagé entre les quatre grandes multinationales que sont Nestlé par l’intermédiaire de Nestlé Waters, Danone, Coca Cola et Pepsi. Nestlé Waters est la première entreprise de ce secteur, présente dans 130 pays pour un chiffre d’affaires de 8,2 milliards d’euros en 2012 avec environ 17% du marché. La seconde entreprise du secteur est Danone

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avec un chiffre d’affaires de 3,9 milliards d’euros en 2012 et une croissance de 20% entre 2012 et 2013. Ce secteur industriel est en pleine croissance depuis plusieurs années, car la consommation d’eau en bouteille augmente chaque année en moyenne de 12%. L’explosion de la consommation de l’eau en bouteilles a été fortement soutenue par une habile stratégie commerciale relayée par les médias. Les différentes révélations relatives à un certains nombre de problèmes bien réels de qualité de l’eau du robinet sont intégrées dans le marketing de ces sociétés pour décrédibiliser les services publics de distribution de l’eau. L’eau en bouteilles est ensuite présentée comme la solution rassurante, puisqu’elle est censée être pure, de bonne qualité, entourée de contrôles efficaces et réguliers. L’eau en bouteille représente aussi une alternative de santé publique par rapport aux ravages des boissons sucrées, dont les mêmes multinationales possèdent pourtant et distribuent en parallèle plusieurs marques de sodas sans que cela ne leur pose le moindre questionnement éthique. Selon une conception commerciale classique, on valorise un produit d’appel en défaveur d’un autre dont on détient également une part significative de marché, ce qui a également l’avantage de prémunir contre une inversion de tendance. C’est ainsi que Coca Cola a pu présenter dans certains pays (en Afrique sub-sahélienne) son principal soda comme moins cher que l’eau en bouteille, dont elle commercialise aussi plusieurs marques. Au Pakistan, Nestlé a organisé des séminaires et des campagnes de publicité portant sur l’importance de l’hygiène et d’une eau saine, tout en dénonçant l’état déplorable des services publics de l’eau. La firme a lancé très peu de temps plus tard sa marque Pure Life dans ce même pays.

Toujours dans le cadre d’une stratégie commerciale soigneusement élaborée, ces firmes multiplient le nombre de marques soit ex nihilo soit par des rachats de sources, soignent la forme ou la couleur de leurs emballages, organisent des évènements pour célébrer telle ou telle marque, développent des eaux de terroir à vocation régionale, s’adressent à des populations particulières avec de l’eau spécifique pour les animaux domestiques (Pure Pet Water) ou de l’eau aphrodisiaque (la Love Water qui contient un peu de lithium). Certaines firmes disposent de filiales qui livrent l’eau à domicile ou dans les entreprises, et Nestlé avait étudié la possibilité de construire des magasins (les « water stations ») pour permettre à ses clients de venir avec leurs bouteilles ou leurs bonbonnes pour les remplir directement à une pompe.

La publicité permet aussi de conférer à certaines marques des valeurs « morales » de distinction sociale, de dynamisme sportif, de raffinement, de vie saine, etc. Il convient de féliciter l’ingéniosité du publicitaire qui réussit à faire déguster une eau italienne à l’intelligentsia de San Francisco (les bouteilles en plastique y seront interdites à partir de fin 2014). Sa participation au réchauffement climatique en faisant circuler de l’eau en bouteille dans des centaines de containers sur des milliers de kilomètres est certainement moins prestigieuse mais tout aussi réelle.

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En France, l’eau en bouteille coûte en moyenne entre 200 et 300 fois plus cher que l’eau du robinet. En Chine, à Hong Kong, le prix de l’eau en bouteille est plus de 1.000 fois plus cher que l’eau du robinet.

L’eau en bouteille est une dénomination générique qui regroupe

plusieurs catégories d’eau, qu’il ne faut pas confondre. C’est ainsi que l’on rencontre de l’eau minérale naturelle, de l’eau de source (ou « spring water »), et de l’eau purifiée. L’eau minérale naturelle doit avoir une origine souterraine, elle contient des minéraux variés ayant des caractéristiques constantes, elle peut avoir des effets bénéfiques sur la santé (en France, elle doit avoir des qualités thérapeutiques reconnues par l’Académie de médecine), elle ne doit subir aucun traitement. S’agissant d’une eau thérapeutique, elle peut contenir des minéraux en excès par rapport aux critères de potabilité. Enfin elle doit être reconnue comme telle par l’Etat, et, en Europe, une liste nominative des sources est publiée par la Commission Européenne. Aux Etats-Unis la définition de ce type d’eau est moins restrictive, et en Inde on peut voir de l’eau minérale naturelle qui est en réalité de l’eau purifiée. L’eau de source est une eau souterraine protégée contre la pollution, sans traitements chimiques ni rajouts, sa composition en minéraux peut ne pas être constante, elle correspond aux critères de potabilité. Aux Etats-Unis, l’eau de source doit jaillir naturellement à la surface du sol, puis elle peut être captée. Dans d’autres pays, l’eau de source peut être captée par des forages. L’eau purifiée, ou eau de table, est une eau prélevée dans les fleuves, rivières, lacs, aquifères ou même dans les réseaux publics, qui a subi un traitement afin qu’elle corresponde aux normes de potabilité. Les critères de potabilité de l’eau varient selon les pays. Elle peut être distillée, dé-ionisée, subir différents traitements chimiques, et on peut l’ »enrichir » en y ajoutant différentes substances ou minéraux. L’eau purifiée est une eau manufacturée, comme par exemple Pure Life commercialisée par Nestlé ou BonAqua et Dasani vendues par Coca Cola, Aquafina de Pepsi. Ce type d’eau permet de créer des « marques mondiales à production multi-sites », c’est-à-dire à utiliser des eaux de différentes provenances pour les commercialiser sous une marque unique diffusée partout dans le monde.(*source : Bottled Water : Understanding a social phenomenon, de Catherine Ferrier, rapport commandé par le WWF, avril 2001, http://pdf.brand2.net/download/627 ).

La plus grande partie du chiffre d’affaire des multinationales de

l’eau en bouteille provient des marchés européens et américains. En Europe de l’Ouest la consommation annuelle est en moyenne de 115 litres, et de 111 litres pour les Etats-Unis. Ce dernier pays est le plus gros consommateur en volume global, avec environ 1/3 de la production mondiale d’eau en bouteille soit 34 milliards de litres consommés pour une production mondiale de plus de 100 milliards de litres. Ce sont cependant les italiens qui sont les premiers consommateurs d’eau en bouteille lorsque l’on exprime les chiffres par habitant, par an, et par litre (environ 200 litres/hab/an et 85 litres/hab/an pour les USA). Le considérable succès commercial remporté sur ces

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deux continents incite les géants du secteur à renforcer leurs bénéfices sur de nouveaux marchés situés en Afrique, au Moyen-Orient, au Japon, en Chine, en Inde, dans les îles du Pacifique. Car, comme nous l’avons vu, un certain nombre de ces pays sont actuellement au centre d’une titanesque bataille pour l’alimentation en eau potable de leurs populations urbaines. Les énormes lacunes de certains services publics s’opposent à la rapacité bénéficiaire d’entreprises privées (Veolia, etc.) alors que de nombreuses tentatives de coopération entre les deux systèmes ont abouti à de retentissants échecs. Or ces déconfitures aggravent encore davantage des conditions déjà catastrophiques. Ce genre de situation profite par conséquent au secteur de l’eau en bouteille, pour lequel il est facile de clamer l’inefficacité des services publics tout en vendant toujours plus de bouteilles d’eau ou de sodas.

Prenez et buvez : Cette eau, il faut la trouver. Par exemple,

Nestlé s’est associé en 2002 avec les responsables de la réserve indienne des Morongos, près de Palm Springs (Californie), pour exploiter durant 25 ans une source qui se trouve dans un canyon dépendant de leur territoire, qu’elle commercialise sous la marque Arrowhead. Les Morongos étant une nation indienne souveraine, ils n’ont pas de comptes à rendre aux agences fédérales de l’eau. Nestlé peut donc librement pomper une quantité inconnue d’eau au sujet de laquelle la firme ne doit fournir aucune information ni aucune justification. Les Morongos ont depuis lors créé 260 emplois pour l’exploitation de la source, construit un casino, ainsi qu’un golf dans cette zone très désertique. (*source : Little oversight as Nestle taps Morongo reservation water, un article de Ian James in The Desert Sun, 14 juillet 2014). Au Canada, les lois de la province de Colombie Britannique ne nécessitent aucun permis pour forer un puits et capter des quantités illimitées d’eau de la nappe phréatique sans payer aucune redevance. Installée près de Vancouver, dans le canton de Hope, Nestlé met 265 millions de litres de cette eau gratuite en bouteilles pour sa marque Pure Life. Dans la petite ville de Hope, les magasins d’alimentation vendent chaque bouteille de Pure Life à 1,19 dollars (*source : Nestle bottles millions of litres of Canadian water and pays nothing, in canada.com, Dan Fumano, 14 août 2013). A Hillsburgh (Ontario, Canada), Nestlé a obtenu en 2000 un permis de prélèvement d’eau de 1,1 million de litres par jour moyennant le prix 3,71 dollars par million de litres. Une fois mise en bouteille la revente d’un million de litres d’eau rapporte 2 millions de dollars canadiens à la firme. A l’issue d’une âpre procédure administrative, la firme a été obligée en 2013 de limiter ses prélèvements d’eau en période de sécheresse (*source : http://canadians.org/media/nestl%C3%A9-bows-pressure-community-groups-bottled-water-fight). Les législations de nombreux pays, dont notamment le Pakistan, le Nigeria, l’Inde, le Brésil (par exemple à Sao Lourenço) permet aux propriétaires fonciers de pomper gratuitement autant d’eau souterraine qu’ils le souhaitent à partir de leur terrain. Le niveau général de nappes phréatiques déraisonnablement exploitées par plusieurs de ces multinationales a dangereusement baissé dans certaines zones au grand dam de leurs habitants.

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(*source : Coca Cola plant must stop draining water, de Paul Brown, The Guardian, 19 décembre 2013, http://www.theguardian.com/world/2003/dec/19/india.sciencenews). Ces exemples peuvent être multipliés dans l’ensemble des pays où ces multinationales se sont implantées. Tout cela est parfaitement normal et légitime pour Monsieur Peter Brabeck-Letmathe, Président du Conseil d’Administration de Nestlé, qui peut affirmer dans son blog : “In our view, bottling this water is very efficient and also democratic to help give access to spa water for those who may not wish or be able to travel to the source. In other words, consumers are not mainly paying us for the water in the bottles but for the service to make it available whenever, wherever or however they wish.” (http://www.water-challenge.com/post/2012/09/24/About-bottled-water.aspx). Pour lui, l’eau en bouteille représente un moyen démocratique d’accès à l’eau pour ceux qui ne veulent pas ou ne peuvent pas voyager vers la source. Autrement dit, c’est pour nous éviter un long voyage vers une source d’eau potable que Nestlé se met au service de l’humanité assoiffée. Il considère que son entreprise n’est qu’un simple transporteur puisque le coût principal réside dans la mise à disposition de l’eau davantage que le prix de l’eau lui-même. En outre, bien qu’il consente que l’eau puisse être un droit, Monsieur Brabeck-Letmathe proclame que celui-ci doit être limité en utilisant de vieilles techniques de manipulation rhétorique. Non seulement les problèmes viennent du libre accès à l’eau pour tous, mais les subventions des municipalités pour que les familles pauvres puissent recevoir de l’eau sont « contreproductives ». La vision démocratique du partage des eaux selon ce dirigeant dont le salaire annuel est supérieur à 14 millions de francs suisses est que chaque individu puisse recevoir gratuitement 25 litres par jour pour satisfaire ses besoins de base. L’excédent d’eau disponible (98,5% d’après ses calculs) doit être administré de préférence par le secteur privé qui dispose des instruments pour en assurer la gestion la plus efficace, ce qui signifie que 98,5% de l’eau douce est une marchandise qui dépend des lois capitalistes du marché et qu’elle peut faire l’objet de spéculations financières. Et comme le groupe Nestlé appartient pour 70% à des fonds de pensions, il estime que ses bénéfices participent au bien commun en permettant de payer les retraites de nombreuses personnes. Il est aussi un ardent défenseur des plantes GM que l’on retrouve dans un certain nombre de ses produits, et s’oppose à l’agriculture bio. Ce dirigeant est convaincu de la justesse de sa perception du monde et il multiplie ses interventions dans les instances internationales et dans les forums économiques afin de prêcher la bonne parole à des pairs eux aussi pétris de leurs certitudes olympiennes d’appartenance à une caste supérieure. Ceux qui osent avancer des arguments contradictoires ne sont pas dignes d’intérêt et très vite qualifiés de dangereux « activistes » qui véhiculent des idées « extrémistes ». C’est d’ailleurs la principale raison pour laquelle Nestlé a mis en place une cellule de spécialistes d’internet et des réseaux sociaux, la Digital Acceleration Team (DAT) destinée à surveiller l’ensemble de ces médias pour réagir très rapidement aux commentaires négatifs avant qu’ils ne prennent de l’ampleur et pour

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toujours se positionner massivement dans les premières pages des portails de recherche (*source : Insight – At Nestle interacting with the online ennemy, de Emma Thomasson, Reuters, 26 octobre 2012).

Poser une question aussi simple que celle-ci : « Quelle eau puis-

je boire tous les jours en toute sécurité ? » entraîne des réponses tellement complexes que l’on y consacre des livres et des centaines d’articles et de commentaires. Ce sont les « progrès » accomplis par notre civilisation technologique et l’adoption d’un système économique où tout peut s’acheter et se vendre librement qui modèlent la complexité de la réponse, et surtout le fait qu’aucune réponse n’est véritablement satisfaisante. Nous n’avons plus, à un niveau collectif, accès à de l’eau mais plutôt à différentes sortes de soupes que l’on appelle encore « eau ». Et il ne nous reste plus que la possibilité de choisir entre l’une ou l’autre de ces « soupes ». L’eau du robinet contient des résidus chimiques dont notamment des médicaments, des pesticides, des nitrates, parfois de l’aluminium, etc. L’eau en bouteilles de plastique contient des perturbateurs endocriniens et d’autres résidus, utilise beaucoup de pétrole participant ainsi au réchauffement climatique et un recyclage incomplet des bouteilles distribue généreusement et universellement le plastique dans le monde. L’eau de montagne en bouteilles de verre a l’avantage d’être pure, mais l’énergie et le pétrole nécessaires à leur transport et à leur recyclage sont plus importants du fait du poids des bouteilles. Les procédés utilisant des filtres sont assez souvent inefficaces contre certaines substances (médicaments, nitrates), ajoutent leurs propres microparticules telles que le bore, l’aluminium ou des sels d’argent et surtout nécessitent le changement régulier des filtres sous peine de boire une eau saturée en polluants. Très rares sont les personnes qui captent actuellement sur leur propriété une source montagneuse d’eau souterraine, qui reste le seul véritable moyen de boire de l’eau pure. Elles ont bien de la chance ! Chapitre dix: Quelques conséquences de l’exploitation de l’énergie nucléaire

Nucléaire et militaires :

La radioactivité est une découverte récente effectuée presque

par hasard par Henri Becquerel en 1896. La nature de ce phénomène

est expliquée par Ernest Rutherford en 1903 (il découvrit aussi le noyau

atomique en 1911). Et en 1934, Irène et Frédéric Joliot-Curie arrivent à

créer de nouveaux noyaux radioactifs à partir d’éléments stables et

découvrent ainsi la radioactivité artificielle. En 1938, trois chimistes

allemands, Strassmann et Hahn (mais aussi Lise Meitner, dont les

remarquables travaux sont souvent ignorés du grand public,

contrairement à ses deux collègues masculins qui reçurent, eux, le Prix

Nobel) (* Note bas de page : A titre de reconnaissance posthume et

tardive, l’élément 108 du tableau de Mendeleiev porte désormais son

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nom, le meitnérium) réalisent des expériences de fission nucléaire, en

montrant qu’un neutron peut casser un noyau d’uranium et dégager un

important excédent d’énergie. En 1941, l’association de scientifiques et

de politiques américains permet de démarrer le célèbre Projet

Manhattan, qui aboutira après maintes péripéties à l’explosion de deux

bombes atomiques sur les villes japonaises d’Hiroshima et de Nagasaki

les 6 et 9 août 1945. Les essais atmosphériques ont été interdits en

1964, et un Traité mondial d’interdiction complète des essais nucléaires

(TICEN, en anglais CTBT) a été ouvert à la signature en 1996, mais

n’est toujours pas entré en vigueur à ce jour.

D’un point de vue historique, il est évident de constater que

l’essor des réacteurs nucléaires a un objectif fondamentalement militaire : la bombe atomique est une invention très directement reliée à la Seconde Guerre Mondiale. Et ce moyen de destruction totale a constitué la base des relations diplomatiques d’après-guerre, en divisant la planète en deux blocs politiques antagonistes durant plus de 40 ans, ce que l’on a appelé la « guerre froide ». La guerre froide est dorénavant terminée, mais les stocks d’armes nucléaires actuels permettent encore, malgré les accords de limitation, d’annihiler (plusieurs fois, mais une seule suffira) toute forme de vie sur notre planète. Avec les applications militaires de l’énergie nucléaire, la volonté de puissance peut trouver le maximum de son efficacité et certains pays font de gigantesques efforts pour fabriquer une bombe nucléaire, dans l’espoir de devenir une « grande puissance », et de pouvoir menacer du cauchemar nucléaire ceux qui ne leur plaisent pas.

Il est impossible de savoir combien de vies humaines ont déjà

été sacrifiées pour satisfaire à l’avidité de posséder ce pouvoir de destruction. Combien de soldats français sans protection lors des essais effectués en Algérie, près de Reggane ont- ils développé un cancer lié aux radiations (à partir de 1960) ? Combien de polynésiens touchés par les retombées radioactives des essais sur les îles de Moruroa et Fangataufa (à partir de 1966) ? (*Note bibliographique : Les cobayes de l’apocalypse nucléaire de Jean-Philippe Desbordes, édition L’Express, 2011). Malgré les contestations de l’Académie de médecine (et en particulier de 3 académiciens qui clament l’innocuité des faibles doses de radiation), un rapport de Monsieur Florent de Vathaire (épidémiologiste à l’INSERM), rendu en 2006, établit un lien entre les essais nucléaires et une dizaine de cancers de la thyroïde. (source : www.moruroa.org ). Quelles répercussions futures des rejets avérés de gaz radioactifs par le Centre de Stockage de l’Aube (CSA) de Soulaines (qui a pris le relais en janvier 1992 du centre de La Hague, pour le stockage des déchets radioactifs de faible et moyenne activité) ? Cependant ce n’est que l’arbre qui cache la forêt, en France mais aussi en URSS et aux USA.

Le 14 septembre 1954 fut larguée près de la ville de Totskoye

(Oural), une bombe atomique de 20 kilotonnes au-dessus de 45.000

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soldats sous les ordres du maréchal Joukov, héros de l’Union Soviétique. Les soldats durent ensuite effectuer des exercices militaires sur les terrains brûlant de radioactivité, sans aucune protection. De plus l’URSS utilisa une partie du territoire de l’actuel Kazakhstan (représentant la surface de la Belgique) pour faire exploser plus de 456 bombes atomiques, dans ce qu’on appela « le polygone » (fermé en 1991). Bien entendu les populations locales de plus de 800 villes et villages aux alentours n’avaient pas été informées et payent aujourd’hui le prix de la folie de leurs anciens dirigeants : au moins 400.000 sont concernées par des taux très élevés de cancers, différents problèmes de santé et par les nombreuses malformations de leurs enfants. Ce pays détient le record de contamination nucléaire et les Etats-Unis ont secrètement financé la sécurisation du « polygone » pour empêcher le vol du plutonium et autres matières fissiles délaissés par les russes. (Source : The Plutonium Report, par Eben Harrell et David H. Hoffman, publié par le Centre de recherche de Belfer de Harvard, 15 août 2013). L’URSS fit également exploser plusieurs bombes atomiques souterraines (37 au minimum), 17 près de la Mer Caspienne, dont une partie des cratères furent utilisés pour y jeter…des déchets chimiques et nucléaires ! La fertile vallée de Ferghana, partagée par le Tadjikistan, l’Ouzbékistan et le Kirghizistan, laisse ses 50 sites abandonnés d’extraction et de transformation d’uranium diffuser jour après jour, année après année, ses poussières et ses matériaux radioactifs parmi ses dix millions d’habitants. La péninsule de Kola (proche de la Finlande) centralise le retraitement de déchets nucléaires dans plus de 50 usines et chantiers navals occupés à démanteler de nombreux sous-marins nucléaires obsolètes en train de rouiller à quai. Ces programmes de retraitement des déchets nucléaires sont financés par plusieurs états européens (France, Italie, Allemagne, Norvège, Royaume-Uni, Suède) sur de nombreux sites (Andreyev Guba, base de navale de Gremikha à Ostrovnoï, baie d’Andreïeva, Nerpa, Zvezdochka, baie de Saïda, etc). (*Source : Rapport d’avancement 2010 sur le partenariat mondial du G8, in www.voltairenet.org). Un peu plus au nord encore, l’archipel de la Nouvelle Zemble rassemble aussi un impressionnant florilège de l’exploitation militaire de l’énergie nucléaire : 138 essais nucléaires entre 1955 et 1990, 11.000 conteneurs de déchets nucléaires immergés à proximité, des navires, des réacteurs atomiques de sous-marins et des sous-marins nucléaires sabordés dans les eaux de ces îles, et plusieurs zones de « stockage » de déchets radioactifs. Certaines sources soviétiques évoquaient le dépôt et l’immersion annuelle de 500.000 m3 de déchets radioactifs, auxquels on rajoutait des conteneurs de déchets chimiques, au début des années 90.

Les Etats-Unis firent eux aussi des expériences sur des cobayes

humains, mais sur une échelle moindre. Les autorités américaines ont avoué avoir mené des expériences sur plus de 9.000 personnes (femmes enceintes à l’université Vanderbilt au Tennessee dans les années 40, détenus de prisons d’Etat en Oregon et Etat de Washington en 1963, entre autres) et ont exposé intentionnellement des milliers de

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personnes aux retombées radioactives lors d’essais qui ont délibérément provoqué une contamination radioactive de l’atmosphère au Nevada, au Nouveau Mexique, dans l’Utah et au Tennessee entre 1948 et 1952. (*Source : Rapport du Département de l’énergie, DOE, publié le 10 février 1995).

L’éminent professeur Joseph G. Hamilton pratiqua à partir de 1942, avec d’autres collègues, diverses séries d’expériences, et notamment des injections de plutonium à l’insu des individus-cobayes soigneusement sélectionnés à l’hôpital de l’université de Californie. Lui-même écrivit le 28 novembre 1950 : « Il faut reconnaître que tout ceci est un peu dans le style de Buchenwald » (sic).

Le 13 janvier 1956, le professeur Merril Eisenbud déclara dans une réunion de la Commission de l’Energie Atomique (USA) : « …à présent on peut à nouveau vivre en sécurité sur cette île (Bikini), mais c’est de loin le lieu le plus contaminé au monde, et il sera très intéressant d’y retourner (…) pour obtenir une mesure de l’accumulation chez l’homme lorsque des gens vivent dans un environnement contaminé. S’il est vrai que ces gens ne vivent pas, disons, comme nous les occidentaux, les gens civilisés, il n’en reste pas moins qu’ils sont plus proches de nous que ne le sont les souris ». (Source : Les cobayes humains du plutonium, par Robert Bell, dans La Recherche numéro 275, avril 1995). Y aurait-il donc aussi des Ubermensch (voir chapitres précédents) aux Etats-Unis ? Mais bien évidemment ces paroles ont été « extraites de leur contexte » et ne reflètent en rien ni la « philosophie » ni le système de pensée sous-jacent qui animent un certain nombre de « scientifiques », d’hommes politiques, de journalistes… Un gouvernement et des hommes qui disposent d’une immunité légale absolue en vertu du Federal Tort Claims Act qui « exclut la responsabilité du gouvernement s’agissant des décisions motivées par des choix politiques, économiques ou sociaux… ». Ne doutons pas non plus que les questions relatives au nucléaire et à la défense étant couvertes par le sceau du secret, de nombreux rapports relatifs à d’autres expériences de contamination radioactive sur des êtres humains ont très probablement été détruits, perdus, mal rangés dans le dédale des archives fédérales américaines, de même que les contrats avec les sous-traitants de sous-traitants de très nombreuses sociétés privées ayant disparu, ayant changé de dénomination ou ayant été rachetées.

La population de l’atoll de Bikini (167 habitants) a été évacuée

avant les 23 essais nucléaires qui y ont eu lieu entre 1946 et 1958 (dont l’opération Crossroads en 1946). L’AEIA continue à déconseiller le repeuplement de l’atoll en raison de son fort taux de radioactivité, et en 2010 ce qui reste de l’atoll a été inscrit par l’UNESCO sur la liste du patrimoine mondial en tant que « symbole de l’entrée du monde dans l’âge nucléaire». On peut s’interroger sur le sens de cette décision : a-t-elle été prise dans son sens littéral ? ou bien avec une pointe d’ironie ? ou « pour développer le programme d’interprétation des vestiges nucléaires pour le tourisme » (cf le dossier de candidature auprès de l’UNESCO) ? … Un tourisme autorisé à Tchernobyl pendant quelques

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mois en 2011 pour canaliser les nombreux touristes illégaux, avant d’être interdit par le tribunal administratif du district de Kiev.

On voit bien que l’existence in se d’un arsenal de bombes

nucléaires capables d’éradiquer toute vie sur terre, et la création subséquente de millions de tonnes de déchets radioactifs depuis les années 40, représente, en quelque sorte, une première approche de la mondialisation telle que nous la connaissons actuellement. Une complexe toile d’araignée d’intérêts divers mais concordants s’est mise en place à l’échelle planétaire depuis 70 ans afin de nous faire accepter cette apocalyptique épée de Damoclès, grâce à la désinformation, à la propagande, et à la force de l’habitude de penser que « nous n’y pouvons rien ».

Le secteur civil de l’exploitation de l’énergie nucléaire : C’est en 1942 que fut construit le premier réacteur nucléaire par

Enrico Fermi et Leo Szilard. Il fut suivi par de nombreux autres durant les années 50, construits aux Etats-Unis, en URSS, en France (1956). En 2012, on dénombre 436 réacteurs nucléaires civils opérationnels et 61 en construction, dont 104 aux USA, 58 en France, 50 au Japon, 33 en Russie, 23 en Corée du Sud et 20 en Inde. En 2010 la production d’électricité d’origine nucléaire représentait 74,1% de la production totale d’électricité en France.

La production d’électricité à partir de l’important dégagement d’énergie du phénomène de fission, ne fut tout d’abord qu’une conséquence relativement mineure au regard du pouvoir de posséder l’arme de destruction ultime. Mais certains pays considérèrent que cette énergie pouvait se substituer efficacement aux énergies fossiles (charbon, pétrole, gaz), et prirent la décision politique de favoriser cette filière industrielle.

Depuis quelques décennies, on n’arrête pas d’asséner au peuple « d’en bas » que l’énergie nucléaire n’est pas chère, qu’elle assure notre indépendance énergétique, qu’elle démontre l’excellence du savoir-faire industriel national. En France, ces mensonges transcendent les appartenances politiques. A droite, Monsieur Eric Besson, alors ministre, pense « que le secteur du nucléaire civil est une chance pour notre pays » (Le Point, 15 novembre 2010). Fait unique dans sa carrière gouvernementale, il quittera précipitamment le plateau d’une émission télévisée parce que les légitimes questions du présentateur sur le sujet de la sécurité nucléaire lui déplurent (M6, Capital, 17 juin 2011). A gauche, Monsieur Claude Allègre, qui fut lui aussi ministre, est un fervent zélateur de l’énergie nucléaire civile. Il reçu à ce titre le prix 2011 « Atoms for peace » pour son rôle « dans la préservation et le développement de la filière nucléaire française » décerné par des organisations faisant directement partie du lobby de l’industrie nucléaire. Egalement fortement engagé pour réfuter toute influence humaine sur le réchauffement climatique, ardent promoteur des OGM (* Note bibliographique : L’imposture climatique : ou la fausse écologie, Claude Allègre, 2010, éditions Plon), ce personnage est également bien

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connu dans les médias pour exploser en violents et arrogants anathèmes ou même en insultes lorsque ses interlocuteurs avancent des contre-arguments étayés et précis. On retrouve parmi les soutiens financiers de la fondation dont il est l’un des principaux responsables (hébergée par l’Institut de France) des entreprises telles qu’EDF (et son PDG, Monsieur Henri Proglio), Alstom, Limagrain, Schlumberger, Valeo et Cristal Union.

En France, chaque fois que le sujet du nucléaire est évoqué, l’intervenant est immédiatement et péremptoirement rangé dans l’une des deux catégories limitativement et artificiellement délimitées. Ainsi, il devient très facile pour un pro-nucléaire de ne jamais écouter les arguments d’un anti-nucléaire, et inversement, du fait même de leur appartenance à des chapelles différentes et antagonistes. Certaines réalités sont ainsi soigneusement et habilement écartées, même si l’actualité rappelle parfois que le sentiment de toute puissance de l’homme est pris en défaut. Et lorsque ce principe de réalité s’applique au nucléaire, les conséquences prennent immédiatement des proportions dramatiques et/ou très coûteuses, bouleversant des millions de vies. (Note en bas de page : La France est loin d’avoir le monopole des hommes influents qui oeuvrent activement pour le meilleur des mondes. Par exemple, un ingénieur d’Afrique du Sud, Monsieur Kelvin Kemm, pdg de Nuclear Africa, membre du Comittee for Constructive Tomorrow, déclare que : » l’incident de Fukushima est, de fait, une illustration magnifique de la sûreté de l’énergie nucléaire ». Et non, vous ne rêvez pas, il ne s’agit aucunement d’ironie, cet individu est bien trop sérieux pour cela. Citons également une autre de ses interventions, un article du 11 octobre 2013 intitulé « Climate change is not a fact of life »).

Les accidents nucléaires :

« Lorsque vos ennemis ont raison ou sont trop forts, ne les

affrontez pas. Utilisez encore et encore la calomnie ». Adolf Hitler.

Contrairement à certaines affirmations triomphalistes, le risque

zéro n’existe pas dans l’industrie nucléaire civile. Il peut se produire

des accidents, heureusement peu nombreux, dont les plus importants

ont eu des conséquences à l’échelle mondiale, tandis que beaucoup

d’autres ont été dissimulés ou minimisés. Les trois principaux accidents

à ce jour ont été ceux de Three Mile Island aux USA le 28 mars 1979,

Tchernobyl en Ukraine le 26 avril 1986, et Fukushima au Japon le 11

mars 2011. La France et la Corée du Sud sont pour l’instant les seuls

des pays les plus nucléarisés du monde à ne pas avoir connu

d’accident majeur ou d’ »incident ».

Officiellement, l’accident de Tchernobyl a fait 47 morts et 15 décès dus à un cancer de la thyroïde. Tous les autres chiffres, y compris le rapport du Bureau de la coordination des affaires humanitaires de l’Onu, présenté en 2000 par Monsieur Kofi Annan

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(*Source : Chernobyl. A Continuing Catastrophe, United Nations Office for the Coordination of Humanitarian Affairs, United Nations, New York and Geneva, 2000), qui évoque plus de 7 millions de personnes affectées, dont 3 millions d’enfants qui ont besoin d’être soignés, ne seraient que le résultat d’une vaste campagne de désinformation orchestrée pour discréditer le développement de l’énergie atomique (thèse soutenue, parmi d’autres « mandarins », par le Professeur Maurice Tubiana, ancien président du Conseil scientifique d’EDF et ancien président de l’Académie de médecine, dans son livre « N’oublions pas demain », 2007, éditions Bernard de Fallois ). Les personnalités qui défendent becs et ongles le bilan officiel des victimes dans leurs livres ou sur des plateaux de télévision ont-elles fait l’effort de se déplacer dans les hôpitaux et orphelinats ukrainiens pour constater les embryons à deux têtes et autres malformations monstrueuses, ou pour adopter des siamois, des enfants nés sans jambes et/ou sans bras ?

Selon une organisation d’anciens liquidateurs, Union Tchernobyl, 60.000 liquidateurs sur un total d’environ 600.000 sont morts avant 2006, et 165.000 sont handicapés. Il n’a jamais été établi de décompte chiffré du surplus de fausses couches et de malformations congénitales, viables ou non. Depuis 1986, une zone d’exclusion d’un rayon de 30 kilomètres a été dressée autour de la centrale, environ 4.000 km2 de terres auparavant fertiles dont le coût économique n’est jamais pris en considération dans les chiffres officiels. Une partie des déchets radioactifs issus de la catastrophe, plus d’un million de mètres cubes, repose dans plusieurs centaines de dépôts ou tranchées qui avaient été aménagés dans l’urgence à proximité du site. En 1986, les liquidateurs ont réussi à construire en 7 mois dans des conditions de travail dantesques un premier sarcophage destiné à confiner ce qui restait de la centrale pour empêcher la diffusion des éléments radioactifs provenant du corium. Ce cercueil nucléaire n’étant plus étanche depuis déjà plusieurs années, un projet de second sarcophage est actuellement à l’étude, financé pour moitié par les citoyens des pays du G8 et par ceux de l’Union Européenne. Un consortium conduit par les entreprises Vinci et Bouygues remporta l’appel d’offres en 2007. Le budget total prévu pour cet ouvrage s’élève à 1 milliard 540 millions d’euros pour une protection provisoire prévue pour durer une centaine d’année. Les restes de la centrale de Tchernobyl, ainsi qu’une partie des déchets dispersés à proximité du site resteront fortement radioactifs durant plusieurs dizaines de milliers d’années. Si ce nouveau mausolée est prévu pour durer 100 ans ou même 200, il faudra en construire encore plusieurs dizaines pour éviter une circulation d’éléments radioactifs dans l’atmosphère de l’Europe et de la Russie. Le secteur industriel de la réparation des accidents nucléaires a un intéressant potentiel de perspectives économiques devant lui.

Le 11mars 2011 un tsunami consécutif à un tremblement de terre

dévaste les côtes de l’île de Honshu au Japon, causant la mort ou la disparition de plus de 20.000 personnes, et l’évacuation de plus de 550.000 personnes. La centrale nucléaire de Fukushima-Daichi,

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fortement touchée par le séisme puis par le tsunami, devint incapable de produire et de recevoir l’électricité indispensable destinée aux pompes qui doivent obligatoirement refroidir le cœur de ses réacteurs ainsi que les piscines contenant du combustible nucléaire. Les générateurs d’urgence fonctionnant au diesel firent défaut, ayant été détruits par le tsunami. Le dégagement de chaleur provenant des matières nucléaires ne pouvant plus être stoppé, les 3 réacteurs en cours de fonctionnement (sur 6 au total sur le site) ont subi un phénomène de fusion de leurs cœurs. Le cœur plus ou moins fondu de ces réacteurs (le corium) est ensuite tombé sur le sol de l’enceinte de confinement, dans lequel se sont produites des brèches. En outre, l’énorme quantité d’hydrogène qui a été créée lors de la fonte des réacteurs a fini par provoquer une forte explosion qui a quasiment détruit le bâtiment numéro 3. C’est ainsi qu’une énorme quantité de radioactivité a été libérée dans l’atmosphère : par exemple, 168 fois la quantité de Césium 137 diffusée par la bombe d’Hiroshima, selon le rapport officiel que le gouvernement japonais a adressé à l’AEIA. Or nous savons d’expérience que ce genre de rapport officiel n’exagère jamais la gravité d’une catastrophe nucléaire, et l’on s’aperçoit au contraire bien des années plus tard que les chiffres avaient été sciemment et considérablement minimisés. Il se produisit au total 7 explosions qui ravagèrent les bâtiments de 4 des 6 réacteurs. Le réacteur numéro 4, bien que n’étant pas en activité au moment du séisme, avait son combustible entreposé dans une piscine dont le refroidissement n’était plus assuré. Les piscines sont situées entre 20 et 30 mètres en hauteur dans les bâtiments endommagés et contiennent plus de 500 tonnes de combustible, uranium et plutonium. Pendant quelques semaines le gouvernement japonais a été pris de panique lorsque le refroidissement de la piscine du réacteur 4 fut hors de tout contrôle, envisageant une zone d’exclusion de 80 kilomètres et l’évacuation de Tokyo, utilisant des hélicoptères larguant de l’eau. Cette catastrophe a été déclarée comme un accident de classe 7 (le maximum possible), n’en déplaise à Monsieur Besson pour qui il ne s’agit que d’un « incident » (les incidents sont au maximum de classe 3).

Au jour d’aujourd’hui, les piscines ont été stabilisées, mais le combustible nucléaire s’y trouve toujours, dans des bâtiments en ruine, à la merci d’un autre séisme ou d’un typhon. Les corium sont arrosés à raison de 400 m3 d’eau par jour pour essayer de diminuer leur chaleur résiduelle, de l’eau qui rejoint la nappe phréatique. Cette chaleur résiduelle ne peut être stoppée mais seulement refroidie, et elle décroit progressivement avec le temps, devenant moins intense (et non pas inexistante) après…une dizaine d’années. De plus, il faut en permanence pomper l’eau de la nappe phréatique pour éviter que le site ne devienne un marécage radioactif. Plus de 300.000 m3 d’eau contaminée est stockée dans des réservoirs (certains d’entre eux fuient déjà), dont il faut sans cesse augmenter le nombre. Malgré ces mesures, plus de 300 m3 d’eau chargée de divers nucléotides est quotidiennement déversée dans l’océan depuis plus de deux ans. Un océan pollué par de multiples substances radioactives sur des

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centaines de kilomètres, au gré des courants marins. Le tonneau des Danaïdes a trouvé là sa version contemporaine, parsemé d’isotopes radioactifs.

La société Tepco, exploitant cette centrale nucléaire, a communiqué quelques chiffres (dont l’énormité dépasse l’entendement) sur le dégagement dans l’atmosphère de Césium (3x10puissance16 Bq) et d’Iode 131 (2x10 puissance17 Bq). Tepco se montre beaucoup plus discrète concernant les rejets de plutonium, strontium, neptunium, et de dizaines d’autres éléments radioactifs. Rien non plus, ou si peu, sur la contamination des terres. Les ouvriers ne peuvent pas s’approcher de plusieurs secteurs de la centrale, ne serait-ce que pour en inspecter les dégâts, en raison de taux trop élevés de radioactivité, et doivent donc se contenter d’utiliser des robots dont l’emploi est limité. Une zone d’exclusion de 1.000 km2 a été établie, mais l’on sait que des zones plus lointaines ont été contaminées au-delà des limites légalement admises, situées dans les préfectures de Gunma, Tochigi, Ibaraki et Chiba. Soit 20.000 km2 supplémentaires sur lesquels vivent 10 millions de personnes exposées continuellement à des doses variables de radioactivité (8% du territoire japonais est concerné). On a reconstruit des bâtiments pour des réfugiés du tsunami, avec du sable radioactif. La production d’environ 4.500 exploitations de riz a été déclarée impropre à la consommation en 2012. La flore et la faune, les poissons, sont diversement contaminés et entrent progressivement dans la chaîne alimentaire humaine. Le 24 novembre 2011 un responsable de Tepco déclara : « Les substances radioactives appartiennent aux propriétaires des terrains, et non plus à Tepco » (*source : The Asahi Chimbun, dans un article de Tomohiro Iwata).

Le Japon était le 3ème producteur d’électricité nucléaire dans le monde, représentant 29% de la production d’électricité du pays. Après la catastrophe de Fukushima, le gouvernement japonais a décidé de fermer provisoirement la totalité de ses 54 réacteurs nucléaires, et nombre d’entre eux ne seront jamais en mesure de redevenir opérationnels. La disparition de la part du nucléaire dans l’économie japonaise ne l’a pas fait sombrer pour autant à l’ère de la bougie, puisqu’elle reste la troisième économie mondiale. L’augmentation des importations d’hydrocarbures est loin d’être l’unique cause de cette stabilité économique. Nécessité faisant loi, le petit miracle qui permet à ce pays de s’exonérer en quelques mois de la production électrique de l’ensemble des réacteurs nucléaires sans revenir à la préhistoire a un nom : les économies d’énergie.

Même si les médias ne l’évoquent plus que très peu, la catastrophe de Fukushima est loin d’être terminée. Elle pourrait même connaître des rebondissements tragiques en cas d’erreur humaine, de faute de gestion ou de nouveau séisme. En outre la préfecture de Fukushima devient aussi un gigantesque laboratoire où vivent et meurent des centaines de milliers de personnes/cobayes dans leur environnement radioactif sous l’œil scrutateur des représentants de l’industrie nucléaire mondiale qui se pressent pour engranger un savoir-faire in vivo. Les travaux sont prévus pour durer plus de 40 ans, alors même que les connaissances scientifiques et techniques actuelles sont

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incapables de décontaminer un cœur de réacteur fondu. Un budget provisoire de plus de 60 milliards de dollars (sur un budget prévisionnel total de 130 milliards de dollars) destiné au financement de ces travaux a été débloqué par le gouvernement japonais (et donc par les contribuables japonais) pour soutenir la société privée Tepco. La doctrine économique ultra, néo et libérale atteint dans ce cas certaines de ses limites : l’entreprise privée peut librement s’enrichir par tous les moyens, puisqu’en cas de problème ce sont les institutions publiques qui finissent par payer l’addition (la crise financière des subprimes en est une autre éclatante illustration). Le cynisme n’étant pas l’apanage des seuls zélateurs de l’industrie nucléaire, on peut alors constater que si l’on devait tenir compte des frais de construction, de fonctionnement, d’entretien, et maintenant de décontamination et de démantèlement, le kilowattheure d’électricité produite par la centrale nucléaire de Fukushima est devenu de très loin le plus cher du monde.

(Note bibliographique : Fukushima, récit d’un désastre, par

Michael Ferrier, 2012, Gallimard ; Fukushima, la fatalité nucléaire de François Leclerc, 2012, éditions Osez la République sociale ; et surtout fukushima.over–blog.fr ).

Comme bien souvent, les intenses batailles de chiffres relatives

au coût réel de l’énergie fournie par le nucléaire, au nombre de victimes, au nombre de mètres cubes d’eau radioactive déversés dans l’océan, à l’intensité de la radioactivité mesurée en becquerels, en sieverts, en curie, en gray ou en rads (on voit bien par là que la multiplicité des systèmes de mesures est affaire de spécialistes, que l’ignorance du peuple d’ »en-bas » n’a aucunement la possibilité d’appréhender) sont non seulement vaines, mais permettent surtout de déplacer le problème principal en mettant l’accent sur des préoccupations périphériques. On nous fait ainsi oublier que la question primordiale est de réaliser pleinement qu’il se produit des accidents graves dans le secteur nucléaire civil, de prendre conscience que la vie de millions d’individus a basculé, que de très nombreux hommes, femmes, et enfants ont souffert ou souffrent encore de l’exploitation du nucléaire civil dans l’indifférence quasi générale voire le simple déni de la réalité.

Les déchets nucléaires : une histoire sans fin

Les déchets nucléaires sont classés selon deux critères : leur

durée de vie et l’intensité de leur radioactivité. Chaque isotope devient moins radioactif avec le temps du fait de

la désintégration de ses atomes. On parle de période radioactive (ou encore de demi-vie) pour désigner le temps que met la moitié des atomes d’un isotope pour se désintégrer (50%). Après la seconde période de désintégration, il reste donc encore une activité radioactive de 25 %, et de 12,5% après la troisième période. Certains isotopes ont des périodes courtes, comme l’iode 131dont la demi-vie est de 8,02 jours. Le Césium 137, dont des quantités considérables ont été rejetées

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dans l’atmosphère suite à l’accident de Fukushima, a une période de 30,15 ans. Le plutonium 238 a une période de 86,41 ans, le plutonium 239 de 24.400 ans et le plutonium 241 de 13,2 ans (dont environ 5% par an se transforme en americium 241, un puissant émetteur de rayons alpha et gamma, qui lui-même se désintègre en neptunium 237). Ces isotopes de plutonium, ainsi que divers autres actinides (une classe d’éléments du tableau périodique de Mendeleiev dont les noyaux sont plus lourds que l’uranium), sont produits dans le cœur des centrales nucléaires, par suite du bombardement des barres de combustible formées principalement d’uranium 235, sous forme d’assemblage de multiples pastilles de dioxyde d’uranium. L’uranium 235 est le seul isotope d’uranium qui est fissile, il a une demi-vie d’environ 700 millions d’années. Le minerai d’uranium doit subir un complexe processus chimique pour augmenter la proportion d’uranium 235, appelé « enrichissement ». L’uranium faiblement enrichi (3 à 5 %) est destiné aux centrales nucléaires industrielles, alors que l’uranium hautement enrichi (90 %) a un emploi militaire

Mais les choses ne sauraient être si simples : le combustible et les déchets nucléaires sont composés d’un grand nombre d’isotopes radioactifs ayant des périodes différentes, entre lesquels se produisent de complexes interactions.

L’ensemble de ces éléments a donc une radioactivité plus longue et plus intense que chaque isotope pris séparément. Pour essayer de résoudre ce problème, l’industrie nucléaire réutilise une partie du combustible brûlé une première fois, en recyclant notamment le plutonium et l’uranium, par exemple dans le MOX (un mélange de dioxyde d’uranium et de dioxyde de plutonium dont la combustion créé davantage de plutonium qu’elle n’en consomme). Mais cela ne fait que repousser la difficulté pendant quelques années supplémentaires, sans la résoudre. (* Note bibliographique : Une nouvelle stratégie pour le plutonium, Jean-Paul Schapira, dans La Recherche n°226, novembre 1990).

Les partisans de cette énergie soutiennent avec une ferveur quasi mystique et un optimisme sentencieux que les futurs progrès de la science permettront de réutiliser éternellement l’intégralité du combustible nucléaire (réacteurs dits de IVème génération, transmutation des déchets). Ce genre d’acte de foi se caractérise par un pari sur un avenir idéalisé par d’hypothétiques découvertes scientifiques, par une nouvelle fuite en avant comme l’histoire humaine en a déjà beaucoup connu (comme nous l’avons vu dans les chapitres précédents), ce qui évoque aussi un aveu d’impuissance par rapport à la situation présente.

La dangerosité des combustibles et déchets nucléaires dépend

du type de leur rayonnement, de la nature de leur interaction avec le corps et de leur intensité. Le rayonnement de type alpha est lourd, très dangereux en cas d’incorporation ou d’irradiation directe, mais peut être arrêté par une feuille de papier. Le rayonnement de type beta est plus léger, plus pénétrant, dangereux lui aussi, et nécessite une protection importante. Le rayonnement de type gamma, sans masse et sans

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charge, interagit peu avec la matière mais est extrêmement pénétrant et nécessite des protections très lourdes (plusieurs centimètres de plomb). En général une matière à longue durée de vie émet peu de rayonnements, alors qu’un élément à durée de vie courte irradie fortement. Ainsi l’iode 131, ayant 8 jours de demi-vie, émet d’intenses rayonnements beta et gamma. Il se fixe de manière privilégiée dans la glande thyroïde, où il provoque des mutations génétiques dont certaines évoluent en désordres thyroïdiens ou en cancer de la thyroïde. La nocivité d’un nucléotide dépend aussi de son mode d’interaction avec le corps, ingestion, inhalation ou contact avec la peau. Ainsi le plutonium 239 (demi-vie 24.400 ans) a une forte activité de type alpha ce qui entraine d’importants dégâts biologiques sur le foie ou les régions osseuses. Cependant, lorsqu’il est ingéré (dispersé sur des terres agricoles après une explosion nucléaire militaire ou accidentelle, il pénètre dans la chaîne alimentaire par l’intermédiaire des plantes consommées par les hommes ou par les animaux, ou par l’ingestion d’eau), la majeure partie du plutonium est évacuée (mais pas la totalité) car il n’est pas facilement absorbé par la paroi intestinale. Le plutonium est plus particulièrement dangereux lorsqu’il est inhalé (par exemple par suite de feux de forêts ou de broussailles) : il suffit alors de 30 microgrammes (0,00003 gramme) de plutonium pour occasionner un cancer du poumon. Nous avons vu que le plutonium 241 (demi-vie de 13,2 ans) se transforme en américium 241 (demi-vie 432,7 ans), qui a un rayonnement alpha très élevé associé à une forte activité gamma. La dose maximale de tolérance pour l’homme est de 0,015 microgramme. L’americium 241 se désintègre lui-même en neptunium 237 (demi-vie 2,14 millions d’années) dont la forte activité alpha provoque des ostéosarcomes (cancers des os), et des cancers du foie et des reins selon les mêmes modalités que le plutonium. Comme il faut 4 cycles de demi-vie pour qu’un nucléotide perde l’essentiel de sa radioactivité (il n’en restera alors plus que 6.25%), le césium 137 se désintégrera en grande partie en 120 ans, l’americium 241 en 1.728 ans et le plutonium 239 en 195.200 ans. Lorsque l’on se réfère à rebours à l’histoire de l’humanité, 4 demi-vies de plutonium 239 nous ramènent aux tout débuts de l’apparition de l’Homo sapiens.

En outre, les études scientifiques sur la radioactivité étant particulièrement spécialisées et donc compartimentées, aucune recherche n’a été faite sur les interactions qui peuvent se produire, dans la vraie vie, entre l’action mutagène des nucléotides et les autres substances auxquelles nous sommes quotidiennement exposés (fumées de cigarettes, gaz d’échappement, métaux lourds, pesticides et de très nombreuses autres matières chimiques).

L’industrie nucléaire, qu’elle soit civile ou militaire, crée des

déchets radioactifs à tous les stades de son exploitation. La majeure partie de l’extraction du minerai d’uranium a lieu dans

les mines du Kazakhstan, d’Australie, de Russie, du Canada, de Chine, du Niger, et de Namibie. Elle produit des rejets atmosphériques (le radon, cancérigène reconnu par l’OMS à partir de 100 becquerels par mètre cube, et les poussières radioactives, qui se propagent dans

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l’environnement par le vent à partir des collines de déblais), des rejets liquides (par ruissellement, boues), ainsi que des millions de tonnes de roches stériles susceptibles de rejeter du radon si elles ne sont pas correctement recouvertes. Ne négligeons pas la pollution chimique résultant de l’utilisation de métaux lourds et de grandes quantités d’acide sulfurique pour effectuer un premier traitement du minerai (transformation en « yellow cake »). N’oublions pas qu’il existe des milliers de mines d’uranium désaffectées dans le monde, et parmi elles 186 sites en France, dont la majeure partie des déchets et stériles ont été abandonnés en plein air, ou utilisés comme remblais de route, de digues, de rails ou de parkings. Ne détournons pas non plus notre regard des dizaines de milliers d’hectares occupés par les excavations, les bassins de décantation et de rétention, les dépôts de boues toxiques et les collines de stériles défigurant l’environnement pendant des dizaines d’années, au minimum.

L’uranium sous forme de « yellow cake » subi ensuite différentes transformations dans plusieurs usines de traitement pour finir sous forme de pastilles d’uranium enrichi (dont l’accumulation en crayons puis en barres constitue le combustible des centrales) ou de mélange d’uranium et de plutonium (pour le MOX). En France ces usines sont situées en divers endroits, ce qui entraîne une multiplication des transports, par voie routière ou par chemin de fer, et par conséquent une augmentation des risques d’accidents malgré le secret des itinéraires et le déploiement d’importants moyens policiers.

Enfin, le principe même de l’exploitation de la fission nucléaire créé au quotidien des déchets radioactifs, non seulement en raison du combustible mais aussi à cause de l’entretien et du remplacement régulier de divers matériels (gaines, etc.). Et ce n’est que fort récemment que les industriels ont enfin commencé à prendre en considération le fait qu’une centrale nucléaire a une durée de vie limitée, et qu’elle doit finir par être démantelée et non pas laissée telle quelle dans le paysage.

Si l’on accepte de se référer aux chiffres provenant des industriels eux-mêmes, les déchets nucléaires produits en France ne représentent qu’un kilogramme par an et par français, toutes catégories de déchets radioactifs confondues (il en existe 5). Les déchets à vie longue (catégories 3 et 4) représentent 100 grammes, et les déchets de haute activité (catégorie 5) représentent 10 grammes par habitant et par an. Oublions donc les déchets résultant de l’extraction minière qui ne seront pas comptabilisés puisque celle-ci a lieu hors de France. Oublions également que l’uranium 235 est en grande partie réutilisé comme combustible (après ré-enrichissement), de même que le plutonium, dans le MOX (environ 80% est réutilisé). Il faudra bien cependant un jour démanteler les centrales du fait de leur vieillissement ou de leur obsolescence : la quantité de déchets augmentera alors spectaculairement, puisque ceux-ci devront être pris en considération à la fin de la période de production, de même que le combustible devenu inutilisable. La présentation rassurante de la production d’une quantité apparemment ridiculement faible et négligeable de ces déchets est donc une nouvelle forme de manipulation du public. Il faut également

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considérer que ces déchets à très longue durée de vie s’accumulent avec le temps : 35 ans d’exploitation nucléaire représentent donc 35 kilos de déchets radioactifs par personne. Nous avons aussi vu qu’il suffit d’inhaler 30 microgrammes de plutonium 239 pour engendrer un cancer du poumon. Manipulons alors nous aussi les chiffres jusqu’au bout : l’industrie nucléaire hexagonale permet à chaque français de produire annuellement 33.333 cancers du poumon. Et il suffirait de répartir 50 kilogrammes de plutonium uniformément dans l’atmosphère de toute la planète pour faire disparaître l’humanité.

Un rapport de l’Andra (Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs) publié le 11 juillet 2012 a inventorié 1,3 millions de mètres cubes de déchets nucléaires de tous types stockés en France. 63% de ce volume (830.000 mètres cubes) représentent 0,02% de la radioactivité, alors que 0,2% des déchets (2.700 mètres cubes) contiennent 96 % de la radioactivité totale. Ce rapport prévoit que le volume total de ces déchets devrait doubler d’ici 2030.

Diverses solutions de stockage ont été envisagées ou sont en

cours de développement. Certains pays ont décidé que l’océan pouvait constituer un réceptacle de déchets nucléaires. Nous l’avons déjà vu pour la Russie. L’immersion de plus de 100.000 tonnes de déchets radioactifs dans des conteneurs en métal et en béton a été pratiquée depuis les années 50 par plusieurs autres pays jusqu’à un moratoire décidé en 1982, suivi par une interdiction du déversement en mer à partir de navires (Convention de Londres du 12 mai 1993). Des pratiques illégales subsistent cependant, exécutées par des organisations mafieuses, notamment en Italie. L’immersion avait été adoptée principalement par la Grande Bretagne, mais aussi par la Suisse, les Etats-Unis, la Belgique, la France. Le discours des autorités de l’époque garantissait une étanchéité de ces conteneurs pour une durée de 500 ans (ce qui dénotait déjà une considération particulièrement minimaliste de la durée de vie de ces déchets), mais il a été constaté visuellement que nombre d’entre eux sont ouverts ou fissurés à peine 30 ans après leur immersion. La justification de ce procédé résidait dans le fait que l’océan était vaste, et que les fuites de matières radioactives seraient négligeables par suite de leur dilution.

Actuellement, la plupart des pays disposant d’une industrie nucléaire cherchent encore une solution pour résoudre le problème des déchets ultimes. En France, les déchets issus de ce type d’industrie sont classés en 5 catégories : les déchets de très faible activité (TFA), les déchets de faible et moyenne activité à vie courte (FMA-VC), les déchets de faible activité à vie longue (FA-VL), les déchets de moyenne activité à vie longue (MA-VL), et les déchets de haute activité (HA). Ces derniers, après un refroidissement de plusieurs années en piscine, font ensuite l’objet d’une vitrification. C’est-à-dire que 15% de ces déchets hautement radioactifs (HA) sont dispersés de manière homogène dans 85% d’un verre ayant une composition et des propriétés spécifiques, le verre R7T7. Ce processus de vitrification a été mis au point au début des années 1980, et ce type de verre est théoriquement appelé à durer au moins 10.000 ans avant de libérer de la radioactivité (comme

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toujours les études de laboratoire sont basées sur l’effet d’un seul actinide, ce qui exclu toute forme d’interaction ou de synergie). Il reste à souhaiter (ou parier ou prier) que la réalité rejoigne la théorie, contrairement aux prévisions théoriques d’étanchéité des conteneurs immergés dans l’océan, que nous avons précédemment évoqué. Et dans le cas où ces prospectives s’avèrent exactes, il restera encore 185.200 ans au plutonium 239 pour qu’il se désintègre (dans sa plus grande partie).

Les déchets MA-VL sont inclus dans du bitume ou du ciment. Ces différents mélanges sont ensuite coulés dans des conteneurs en acier ou en béton. En France, environ 70.000 fûts de 220 litres de bitume et 30.000 colis cimentés sont ainsi entreposés à La Hague et à Marcoule, représentant environ 40% des déchets de Moyenne Activité, le reste devant encore être traité. En attendant de trouver une solution, ces déchets sont entreposés soit sur des sites limitativement sélectionnés (à La Hague en France, à Rokkasho-Mura au Japon) soit sur les sites des centrales sur lesquels les déchets ont été générés (Grande-Bretagne, USA, Allemagne, Russie). Le site français de Soulaines-Dhuys (Champagne-Ardennes) ouvert en janvier 1992, recueille 250.000 m3 de déchets FMA-VC pour une contenance maximale prévue de 1 million de m3. Les « colis », des fûts métalliques ou des caissons en béton sont empilés dans des ouvrages nommés alvéoles, eux-mêmes recouverts de béton une fois remplis. D’après l’Andra les déchets stockés dans ce site auront perdu toute leur radioactivité au bout de 300 ans (ce que l’on appelle une Vie Courte pour ce type de déchets). Cette durée pourrait cependant être beaucoup plus longue car la désintégration de certains nucléotides créé d’autres éléments émetteurs de rayonnement alpha. Depuis 2012, la commune de Soulaines est également pressentie pour l’éventuelle construction d’un troisième site de stockage de déchets radioactifs de type TFA et FA-VL sur son territoire.

Le stockage en grande profondeur dans les couches géologiques des déchets de haute activité et des MA-VL est actuellement à l’étude dans plusieurs pays. Les Etats-Unis ont récemment abandonné leur projet d’enfouissement à Yucca Mountain, situé dans le Nevada sur le territoire de la Nation Shoshones. En Finlande, le site souterrain d’Onkalo, sur la presqu’île d’Olikiluoto, est en cours de construction et devrait commencer à recevoir ses premiers déchets nucléaires en 2020. En France, le site de stockage en couche géologique profonde doit être choisi en 2015 (mais la décision a en réalité déjà été prise en-dehors de toute concertation et nous savons qu’il s’agit du site de Bure dans la Meuse), le stockage lui-même devant commencer en 2025. Il est parfois appelé CIGEO pour Centre Industriel de stockage Géologique. Le coût du stockage sur 100 ans a été estimé à 15 milliards d’euros en 2005, mais un rapport de la Cour des Comptes publié en 2012 évoque une réévaluation pouvant aller jusqu’à 35 milliards d’euros (toujours sur une base temporelle de 100 ans).

Il faut tout d’abord rappeler une évidence sur ce type de stockage : n’ayant encore jamais été mis en œuvre sur le long terme, il s’agit d’une solution totalement expérimentale, les ingénieurs et

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physiciens ne disposant que d’un recul de quelques années. Le laboratoire d’études déjà installé dans les couloirs en béton renforcé dont 1,5 kilomètres ont été creusés et aménagés, doit faire face à des problématiques techniques particulièrement délicates. Par exemple, les colis contenant les déchets MA-VL sont conçus pour laisser échapper l’hydrogène créé par radiolyse. Pour éviter l’explosion catastrophique de cet hydrogène et les incendies qui suivraient, il est prévu un système de ventilation des alvéoles où se trouveront ces déchets, ainsi que des puits d’évacuation d’air qui devraient eux-mêmes disposer de filtres suffisamment importants et efficaces pour diminuer l’évacuation des nucléotides (et non pas l’empêcher totalement, car notre technologie actuelle ne le permet pas). Sachant que l’inhalation de matière radioactive est plus particulièrement dangereuse pour la santé humaine, le système de ventilation, les filtres et les puits devraient logiquement rester opérationnels pendant plusieurs centaines d’années. En cas de panne ou d’arrêt de la ventilation, l’hydrogène dégagé dans une alvéole à déchets MA-VL atteindra son seuil explosif en 6 à 10 jours (voir les travaux de Monsieur Bertrand Thuillier). On sait que les incendies en milieu souterrain se propagent très vite et atteignent des températures extrêmement élevées du fait du confinement de l’espace (entre 800° et 1.200° estimés dans l’incendie du Tunnel du Mont Blanc en 1999 qui dura 53 heures).Les superstructures en béton des tunnels d’accès sont conçues pour rester stables au feu pendant deux ( !) heures. Un éventuel incendie ne pourra pas être maîtrisé à l’aide d’eau, car celle-ci détériore fortement la vitrification des déchets HA. Les mousses et autres poudres utilisées pour l’extinction des incendies ne devront donc pas être corrosives pour les colis de déchets. De plus, même durant un incendie, il faudra que la ventilation continue à fonctionner sous peine d’une nouvelle accumulation d’hydrogène. La ventilation devra donc être parfaitement maîtrisée pour ne pas avoir un effet inverse à celui qui est escompté, à savoir le risque d’attiser l’incendie. Il ne sera pas facile d’être pompier à Bure durant les 100 prochaines années…

Les installations du site devront aussi se prémunir contre tout risque d’accident de criticité durant le remplissage du site. En effet, lorsque des nucléotides atteignent une masse critique (4 à 8 kilogrammes pour le plutonium), il se produira une réaction nucléaire en chaîne incontrôlée libérant des rayonnements et des produits de fission (accidents de Tchernobyl et de Fukushima). Ce type d’accident n’est pas explosif par lui-même, mais peut le devenir lorsqu’il se produit concomitamment un dégagement suffisant d’hydrogène.

Enfin, avec le temps (l’indétermination de cette durée est de plusieurs milliers d’années, de même que le discours sur la disparition complète de toute radioactivité qui est lui aussi à temporalité variable selon les interlocuteurs : l’Andra évoque 100.000 ans dans ses communications publiques, et 1 million d’années dans les réunions professionnelles), l’eau et l’oxygène vont inévitablement corroder l’acier, le béton et le verre R7T7 libérant ainsi les particules radioactives dans les sous-sols du site. Ces particules resteront théoriquement piégées dans l’argile imperméable spécifiquement choisi. Mais il ne

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s’agit que de prospectives inspirées par la découverte en 1972 d’un réacteur nucléaire naturel à Oklo (au Gabon), dont la configuration est très différente.

Après environ 100 ans de remplissage des alvéoles par ces déchets, le site sera alors scellé et les installations de surface démantelées. La manière dont auront lieu les opérations de scellement n’ont pas été décidées et présentent elles aussi quelques difficultés techniques. Car si le système de ventilation est lui aussi stoppé, et les puits d’aération comblés, l’accumulation d’hydrogène produira très rapidement des explosions. Celles-ci entraîneront peut-être des ruptures dans les couches géologiques et donc de l’imperméabilité supposée de la couche d’argile. L’eau dégradera alors bien plus rapidement que prévu les alvéoles et leur contenu, et par conséquent la libération des radionucléides, les réactions en chaîne et de nouvelles explosions d’hydrogène. Une perte de confinement par voie souterraine diffuserait alors les déchets et produits de fission sur l’ensemble du bassin hydrogéologique et hydrographique, ce qui représenterait une pollution radioactive sur des centaines de kilomètres. Une perte de confinement par voie aérienne entraînerait d’importants rejets de radioactivité dans l’atmosphère, sachant en outre qu’il y aura inévitablement des rejets radioactifs gazeux dans l’atmosphère du fait de la ventilation (dont nous avons parlé ci-dessus). Quand aux séismes, tant naturels que ceux qui pourraient être la conséquence d’une éventuelle et future exploitation des gaz de schiste, les promoteurs de ce projet d’enfouissement et leurs thuriféraires souhaitent les exclure de leurs prévisions pendant 1 million d’années.

Pour illustrer ce risque, un incident que les médias français se sont totalement gardés de révéler dans le cadre de leur politique de désinformation du public sur les véritables risques du nucléaire, s’est produit le 5 février 2014 dans le WIPP (Waste Isolation Pilot Plan), un centre de stockage profond de déchets radioactifs au Nouveau Mexique (Etats-Unis). Un ou plusieurs conteneurs se sont ouverts suite à une explosion ayant eu lieu à une profondeur de 655 mètres dans une des galeries de ce centre destiné à recueillir des déchets d’uranium, de plutonium et de divers transuraniens du Los Alamos National Laboratory (qui met au point des bombes nucléaires). Suite au déclenchement d’un incendie sur un camion, la ventilation des installations souterraines a été arrêtée, le personnel comptant 650 personnes a été évacué, dont 6 personnes ont été hospitalisées. Le 14 février 2014 un nuage radioactif a été relâché à l’extérieur de cette installation, sur une zone de 800 mètres au-delà d’un des puits d’aération. La radioactivité ainsi diffusée n’est fort heureusement pas très importante. L’IRSN (Institut français de radioprotection et de sûreté nucléaire) qui n’est pas précisément un organisme abritant de dangereux et sectaires militants anti-nucléaires précise cependant que « le directeur de la sûreté des déchets du SwRI a émis des réserves sur les performances des systèmes de filtration, qui n’ont jamais été testés ». On ne teste donc pas l’intégralité des systèmes destinés à empêcher la diffusion de la radioactivité vers l’extérieur, et on appelle cela de la « sûreté » nucléaire…Dont acte.

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(*source :http://www.irsn.fr/FR/Actualites_presse/Actualites/Documents/IRSN_NI_Incidents-WIPP_20140314.pdf).

Puis le DOE a annoncé le 26 février une contamination interne de 13 personnes avec de l’americium 241. Ce n’est qu’à partir du mois d’avril 2014 que l’exploitant commence à envoyer quelques uns de ses salariés dans les galeries afin de les explorer et de constater leur état, dont il ignore tout. Ces personnes portent des combinaisons lourdes, des lampes torches et des caméras, c’est-à-dire les moyens modernes et technologiques dont on dispose actuellement pour avancer dans ce type de milieu hostile. Une prise de vue montre des rivets cassés dans une alvéole ainsi que des fissures dans une chambre de béton au-dessus de containers abîmés. Comme les appareils de mesure détectent des niveaux bien trop élevés de radioactivité, ces employés reçoivent l’ordre de les débrancher car ils sont considérés comme défectueux…La réalité étant trop précieuse et trop complexe pour le « peuple d’en bas », le magazine Forbes déclare que l’incident est dû à une modification de ce qu’il appelle de « la litière pour chat ». En l’occurrence un absorbant évitant que des sels de nitrate ne prennent feu. (* source : Nuclear waste leak traced to kitty litter, de James Conca, Forbes du 10 mai 2014).

Il a fallut 15 ans pour qu’une installation souterraine d’entreposage de déchets nucléaires libère de la radioactivité dans l’atmosphère, alors que les plus grands experts assurent la parfaite étanchéité de ces alvéoles pendant plusieurs milliers d’années. Un sujet de réflexion pour les habitants et les élus de Bure…

En dernier lieu, je souhaite revenir sur le coût économique de la

construction des nouvelles générations de centrales nucléaires et sur celui du démantèlement des anciennes centrales nucléaires, dont une décision politique française rallonge arbitrairement leur durée de vie et d’exploitation de dix ans. La construction de l’EPR de Flamanville (réacteur dit de 3ème génération) devait à l’origine s’élever à 3,3 milliards d’euros. Son budget a été réévalué à 8,5 milliards d’euros, le chantier ayant en outre pris 4 ans de retard. Le coût de l’électricité qui sera produite par l’EPR sera donc de 107 €/MWh au lieu de 49,5 €/MWh pour les anciennes centrales (chiffre de la Cour des Comptes dans son rapport de janvier 2012). Le budget de l’EPR finlandais initialement de 3 milliards d’euros, a été porté à 6,6 milliards d’euros.

Le gouvernement du Royaume-Uni a estimé à 103 milliards d’euros le démantèlement de ses 16 réacteurs et du site de Sellafield. Ce qui représenterait 589 milliards d’euros si l’on utilisait les mêmes techniques, et les mêmes calculs d’estimation, en France. Nous en sommes cependant très loin, puisque le rapport de la Cour des Comptes publié en janvier 2012 sur les coûts de la filière électronucléaire indique que les exploitants chiffrent le démantèlement à 31,9 milliards d’euros.

En 1980, la commission PEON (commission Pour la Production

d’Electricité d’Origine Nucléaire) estimait le coût du démantèlement de

la petite centrale nucléaire de 1ère génération de Brennilis (en Bretagne)

à l’équivalent en francs de 20 millions d’euros. En 2005, la Cour des

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Comptes portait ce chiffre prévisionnel à 482 millions d’euros (soit 24

fois plus, ce que l’on peut rapprocher de la proportion entre les chiffres

estimés par le Royaume-Uni et ceux d’Areva). La centrale de Brennilis

n’est toujours pas démantelée à ce jour, alors que les travaux ont

commencé il y a plus de 25 ans, essentiellement pour des raisons de

difficultés dans la gestion des déchets du cœur nucléaire. La centrale

de Chooz, également en cours de démantèlement, a un budget prévu

de 220 millions d’euros, qui sera de toute évidence dépassé. D’après

un rapport de l’Agence pour l’Energie Nucléaire (AEN) de l’OCDE :

« Une meilleure planification du démantèlement dès l’origine aurait en

effet pu permettre de diminuer les doses reçues par les travailleurs et

de réduire les coûts. » (rapport numéro 6924, Applying

Decommissioning Experience to the Design and Operation of New

Nuclear Power Plants, OCDE 2010)

Nous pouvons donc constater que ce type d’industrie repose sur l’antique postulat d’une planète au potentiel illimité (nous en revenons une fois encore à la philosophie aristotélicienne qui plaçait la Terre – et donc l’inépuisable ingéniosité de l’Homme - au centre du Cosmos). Alors qu’à l’inverse, le nouveau paradigme dont il sera question dans le dernier chapitre de cet essai impose de prendre en considération l’ensemble des aspects d’une technologie nouvelle ou d’une industrie, afin de l’intégrer dans une globalité respectueuse des hommes et de leur santé, ainsi que de leur environnement et des ressources disponibles. Citons un nouvel exemple récent de fuite en avant ne respectant pas cette obligation : le fait de développer une stratégie industrielle basée sur une automobile électrique (ou hybride) revient à enfermer davantage le pays dans sa logique nucléaire : 74 % de l’énergie utilisée pour faire rouler un véhicule électrique est d’origine nucléaire. Or toutes les analyses économiques prévoient une hausse du coût de l’électricité en France d’environ 40% dans les 5 prochaines années. Un nouveau marché captif risque donc de naître : sur quelle partie du budget familial faudra-t-il rogner simplement pour pouvoir faire rouler son automobile électrique-nucléaire ?

Malgré tout ce qui précède certaines organisations ou personnes élaborent avec enthousiasme un avenir radieux (et irradié) pour l’Humanité en souhaitant construire et diffuser des milliers de petits réacteurs nucléaires (puissance thermique inférieure à 200 MW) sur l’ensemble de la planète. En France, Monsieur Claude Allègre (encore lui), fait la promotion de ces « mini » centrales dans son livre intitulé : Faut-il avoir peur du nucléaire ? (2011, éditions Plon). Le groupe de construction naval DCNS, souhaite développer un petit réacteur reposant délicatement sur les fonds marins, le Flexblue. Areva et EdF se sont associés pour entamer des études en vue de construire une gamme de petits réacteurs. Monsieur Bill Gates (encore lui) associe l’une de ses sociétés, Intellectual Ventures, à un projet dénommé TerraPower (sic), avec Toshiba, pour développer un réacteur nucléaire

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« miniature » d’une autonomie de 60 ans. Depuis 2009, Bill Gates a aussi entamé un partenariat avec la China National Nuclear Corporation (CNNC) pour élaborer des projets de construction de centrales nucléaires en Chine. Plusieurs sociétés privées américaines affirment être en mesure de construire des petits réacteurs atomiques modulaires à partir de 2018. Les russes ont d’ores et déjà amorcé un programme de construction de barges nucléaires (re-sic) afin de disposer de réacteurs pouvant se déplacer le long des côtes russes, en fonction des besoins (des barges qui sont aussi destinées à l’exportation en Amérique latine, Namibie, Indonésie, Philippines, Cap Vert,…). Des réacteurs dits « de quatrième génération » sont en outre à l’étude (notamment le projet Astrid en France) dont la profession de foi technologique permettrait idéalement de « transmuter » les déchets nucléaires. Il s’agirait d’utiliser une technologie de réacteurs à neutrons rapides, utilisant le sodium liquide comme fluide caloporteur. Le sodium liquide s’enflamme au contact de l’air et explose au contact de l’eau. (*Note de bas de page : Un rapport publié en 1996 par le Conseil National de recherche de l’Académie nationale des sciences des Etats-Unis, intitulé Nuclear wastes : technologies for separation and transmutation, conclu que les technologies actuelles ne peuvent parvenir à transmuter la totalité des éléments fortement radioactifs, et qu’il restera suffisamment de déchets pour justifier la construction de dépôts géologiques. De plus, il faudra plusieurs centaines d’années pour que les centrales de 4ème génération diminuent la radioactivité des actinides d’un facteur 10).

J’invite chaque lecteur à s’interroger : souhaitez-vous que cette

vision de l’avenir du monde, une planète parsemée de milliers de « petites » centrales nucléaires, fixes et mobiles, ayant pour garantie la certitude de l’inexistence de l’absence de tout risque de nouvel accident, triomphe ?

(* Note bibliographique : Déchets nucléaires de Bure, Un écocide

programmé ? un article de John Raphe, dans Nexus numéro 86 ; Critical Review of The EU StressTest performed on Nuclear Power

Plants Study Commissioned by Greenpeace Antonia Wenisch,Oda

Becker Wien,Hannover,May 2012 ; Brennilis, la centrale qui ne voulait

pas s’éteindre, un documentaire de Brigitte Chevet, 2008 ; Onkalo :

voyage dans le tombeau nucléaire finlandais, un article de Loïc H.Rechi

dans Rue 89, 7 juillet 2013).

Chapitre onze : La suprématie de la race humaine

Grâce à la conscience, notre espèce s’arroge son propre

positionnement en construisant une échelle hiérarchique de valeurs prenant pour étalon de mesure la supériorité de notre intelligence. Nous nous situons donc au sommet de l’échelle évolutionnaire, et l’algue

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unicellulaire tout en bas. Beaucoup d’êtres humains, y compris certains considérés comme de grands penseurs, se sont ingénié à classer, comparer, juger et définir le monde en termes de supériorité et d’infériorité, l’Homme étant absolument toujours, et sans l’ombre du moindre doute, l’aboutissement voire la finalité de l’évolution. Même les Dieux ont notre apparence, puisque ceux-ci sont censés nous avoir créés à leur image dans la plupart des civilisations. Les peuples ou religions qui ont des dieux non humains (divinités d’inspiration animale, divinités issues de visions mystiques, principes divins sans formes) sont soit fortement combattus (la Gnose) soit considérés comme primitifs (et par conséquent comme inférieurs). Et, comme nous l’avons vu précédemment, les hommes ont aussi effectué et continuent assidûment à faire des distinctions entre eux en utilisant différents critères : la couleur de la peau, le sexe, la religion, les relations sociales (la « France d’en bas »…), et de plus en plus, le pouvoir économique.

Paradoxalement, ce type d’approche primordialement basé sur le jugement comparatif et sur la confrontation ressemble au comportement animal principalement observé lors des phases de reproduction. Nous considérons que les animaux sont des êtres inférieurs, mais nous agissons comme des mâles saturés d’hormones sexuelles, prêts au combat. En tant qu’êtres dominants, nous disposons depuis environ 3 siècles, comme bon nous semble, des espèces animales et végétales, et plus largement de la planète entière. Nous n’appartenons pas à la Terre, c’est elle qui nous appartient. C’est pourquoi nous pouvons librement déchainer la peur, la souffrance et la colère accumulées dans la mémoire de notre espèce durant 3 millions d’années. Une névrose inconsciente affectant l’ensemble d’une espèce justement parce qu’elle est pensante, mais qui fut soumise durant des centaines de millénaires, impuissante, à son environnement. Notre espèce, ayant réussi à survivre à des conditions de vie éprouvantes et terrifiantes, a maintenant les moyens de prendre une impitoyable revanche. C’est ainsi que notre civilisation fait le choix d’imprimer non seulement sa domination quasi-totale sur son environnement, mais cherche aussi à maîtriser la Vie elle-même (maladies, vieillissement, mort).

Cette direction empruntée actuellement par l’humanité est tellement massive que beaucoup de lecteurs ne peuvent même imaginer qu’il puisse se présenter d’autres alternatives. Mais non seulement d’autres moyens d’envisager l’existence de l’ensemble humain existent, mais ils ont été expérimentés par certains peuples depuis déjà plusieurs millénaires. Leurs valeurs n’étant pas basées sur la possession, l’agressivité, la confrontation, la domination, ces peuples n’ont aucun besoin de prouver qu’une vie aussi équilibrée que possible dans un environnement dont les spécificités sont respectées représente une solution paisible et durable. Au contraire, un peuple vivant au quotidien des principes de paix et d’harmonie, en les intégrant tant à lui-même qu’à son environnement, est considéré au mieux comme primitif et au pire comme le prochain territoire à envahir (ou pour les adeptes de la litote dialectique, développer les ressources d’un territoire afin d’en faire bénéficier les populations locales primitives et défavorisées).

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Le peuple tibétain est particulièrement emblématique à cet égard, qui résiste pacifiquement à l’assimilation brutale et forcée organisée par le gouvernement chinois depuis plusieurs décennies, et qui subit le pillage systématique de l’ensemble de ses ressources ainsi que la tentative d’anéantissement de sa culture et de sa religion.

(*Note bibliographique : Réinventons l’humanité, d’Albert Jacquard et Hélène Amblard, Editions Sang de la Terre, 2013 ; Le compte à rebours a-t-il commencé ?, Albert Jacquard, Edtion Stock, 2009).

L’appauvrissement de la diversité des espèces vivantes

Notre planète est certes vaste, mais loin d’être illimitée tant en termes d’espace que de ressources disponibles. L’explosion démographique de l’espèce humaine nécessite l’occupation de la quasi totalité du domaine planétaire pour ses villes, ses voies de communication, sa nourriture, pour ses besoins en énergie et en matières premières. Ce développement frénétique et incontrôlé, accentué par l’avidité de profits à court terme dictés par la narcissique doctrine libérale triomphante, se déploie au détriment des autres espèces vivantes. Actuellement, lorsque l’homme avance, les animaux et végétaux reculent et parfois disparaissent.

Globalement, la Vie sur Terre est loin d’être un long fleuve tranquille. Plusieurs extinctions massives ont eu lieu, la plus importante d’entre elles ayant provoqué la disparition d’environ 95% des espèces marines et 70% de la vie terrestre (au Permien, il y a entre 245 et 252 Millions d’années, environ 20 millions d’années avant l’apparition des dinosaures). D’après les paléontologues, il y eu au moins 6 épisodes d’extinction ayant chacun marqué la disparition de plus de 50% des espèces vivantes. La dernière d’entre elles date du Crétacé, il y a 66 millions d’années, avec la disparition des dinosaures, ayant notamment permis l’essor des mammifères.

Nous connaissons actuellement un nouvel épisode de disparition massive des espèces animales et végétales. Et cette fois la responsabilité n’en incombe pas à un évènement naturel, mais à la seule activité humaine. A cet égard les derniers chiffres de l’UICN (Union Internationale pour la Conservation de la Nature) sont particulièrement significatifs. « Sur les 70.394 espèces étudiées en 2013, 20.934 sont classées menacées. Parmi ces espèces, 41% des amphibiens, 13% des oiseaux et 25% des mammifères sont menacés d’extinction au niveau mondial. C’est également le cas pour 31% des requins et raies, 33% des coraux constructeurs de récifs et 34% des conifères. » (* sources : www.uicn.fr et www.uicn.org ).

Le World Wildlife Found (WWF) publie régulièrement un Rapport Planète Vivante sur « l’évolution de l’état de la biodiversité, des écosystèmes et de la pression humaine sur les ressources naturelles ». Ce rapport institue notamment un indice appelé Indice planète vivante qui étudie l’évolution dans le temps de 9.000 populations de 2.688 espèces animales. Cet indice montre un déclin global d’environ 30%

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entre 1970 et 2008 (*source : Rapport Planète Vivante 2012, WWF, 2012, accessible depuis www.wwf.fr ). Il montre également que les espèces animales vivant dans les milieux tempérés sont en progression, alors que les espèces animales tropicales, quelles soient terrestres ou marines, subissent des réductions dans des proportions souvent supérieures à 60%. Par exemple, les populations du tigre ont diminué de 70 % entre 1980 et 2010. Il restait entre 3.200 et 3.500 tigres sauvages en 2011, toutes sous-espèces confondues. Si l’on pouvait disposer de chiffres sur le nombre de tigres au début du 19ème siècle, il ne serait pas étonnant de constater que plus de 99% de leur population a disparu. Autre exemple : les populations de morue ont subi un déclin de 74% depuis 50 ans, et la biomasse des morues de Nouvelle Ecosse représente moins de 3% de son niveau préindustriel (Andrew A. Rosenberg et coll., 2005 ; voir aussi les travaux du professeur Daniel Pauly). Ce même rapport démontre que nous consommons 1,5 fois plus de ressources renouvelables que les capacités de régénération de ces mêmes ressources. Autrement dit, l’homme dépense 1,5 fois plus qu’il ne gagne. Et ce calcul ne s’applique qu’aux seules ressources renouvelables, mais nous savons que nous exploitons également sans aucune auto-limitation de multiples ressources non renouvelables.

On pourrait croire qu’il ne s’agit que d’un épisode supplémentaire de disparitions d’espèces, comme la Terre en a déjà connu plusieurs. Cependant mettre la chute d’une météorite ou de gigantesques éruptions volcaniques au même niveau que l’actuelle pression de l’espèce humaine sur son environnement serait une grave erreur d’interprétation, sauf si l’Homme devait lui-même disparaître rapidement. En effet, un épisode catastrophique d’extinction massive a jusqu’alors toujours été suivi par des dizaines de millions d’années de répit permettant à la sélection naturelle de poursuivre son œuvre, et de favoriser l’émergence de nouvelles espèces, voire de nouveaux genres. Si l’Homme s’avère être une espèce capable de s’épanouir sur Terre encore pendant plusieurs centaines de milliers d’années, le contrôle quasi-total qu’il pense exercer dorénavant sur la planète ne permettra plus l’apparition naturelle d’autres espèces. Il pourra certainement artificiellement créer ou recréer dans le futur de nouvelles espèces grâce à sa maîtrise de la biotechnologie (voir en ce sens les tentatives de faire « revivre » les mammouths), mais il en reviendra là encore à souligner sa propre immaturité, c’est-à-dire sa volonté de puissance, son hybris. Le gorille, le corbeau ou le dauphin, si l’un ou l’autre ne sont pas anéantis, auront perdu toute chance d’évoluer vers une forme de conscience ou d’intelligence qui leur sera propre (même si on pourra cependant leur apprendre à « singer » l’homme).

Notre espèce est d’ores et déjà responsable de l’extinction d’un nombre inconnu mais significatif d’espèces animales et végétales. Citons pour mémoire l’aurochs, le tarpan, le dodo, le thylacine, le grand pingouin, le glyptodon, l’élan irlandais (megalocaros giganteus), plusieurs espèces de moas, de grandes tortues, de lémures, la mégafaune australienne (kangourous et koalas géants, plusieurs grands oiseaux) et d’Amérique du Nord (castor géant, des équidés,

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cervidés et camélidés, etc.), éléphants nains de Malte et de Sicile, hippopotame nain de Crète, etc. Actuellement, la pression démographique et l’occupation du territoire terrestre sont telles que bien d’autres espèces vont irrémédiablement disparaître dans un futur proche.

L’un des moyens trouvés pour protéger la faune et la flore en voie de disparition consiste en la création de réserves naturelles, c’est-à-dire a ménager un territoire plus ou moins vaste exempt d’intervention humaine, ou la limitant fortement. Le PNUE (Programme des Nations Unies pour l’Environnement) a, en collaboration avec l’UICN, établi en 2003 une Liste des Nations Unies des aires protégées qui répertorie 102.102 sites protégés couvrant 18,8 millions de kilomètres carrés, soit 11,5% de la surface terrestre de la planète (voir : www.unep.org/PDF/Un-list-protected-areas.pdf). Le Parc National du Groenland est le plus étendu, avec 972.000 km2, suivi par une aire de gestion de la faune sauvage de 640.000 km2 en Arabie Saoudite, le parc Kavango Zambezi (également appelé Kaza et regroupant 5 pays africains) de 440.000 km2 et deux récifs coralliens (le Grande Barrière en Australie, Hawaï) de chacune 345.000 km2. Certaines de ces aires protégées remplissent efficacement leur rôle, d’autant plus qu’elles sont souvent situées dans des zones peu peuplées ou impropres à la colonisation humaine ou à l’exploitation industrielle des ressources. D’autres rencontrent des problèmes plus ou moins importants dépendant de la volonté politique ou des possibilités financières de protection de chaque pays, du braconnage, des guerres, de la pression démographique, de l’avidité économique ou servent d’alibi pour justifier la destruction des espaces naturels situés tout autour. Comme nous l’avons déjà vérifié à propos d’autres sujets, c’est la convergence de plusieurs facteurs qui menace gravement de nombreuses zones protégées et les espèces qui s’y trouvent par effet de synergie. Prenons pour exemple le Parc marin de la Grande Barrière de corail en Australie. Le gouvernement australien a récemment autorisé l’exploitation d’une gigantesque mine de charbon dans le bassin de Galilée (Queensland) devant extraire 30 millions de tonnes de charbon par an pendant 30 ans. Cette mine, Alphacoal, sera exploitée en commun par une société indienne (GVK) et un groupe minier australien, Hancock Coal. Le gouvernement australien a également autorisé l’installation d’une énorme usine de liquéfaction de gaz naturel (7,2 millions de tonnes par an) sur l’île de Curtis au large du port de Gladstone (Queensland), devant être desservie par un gazoduc de 420 km. Ce projet est mené par Total, en association avec Santos, Petronas et Kogas. Des travaux d’aménagement feront du port de Gladstone l’un des terminaux charbonnier les plus importants d’Australie, avec les ports de Hay Point et de Abott Point encore à l’étude. Le travail d’installation de ces ports, comprenant également le dragage des fonds marins et le dépôt d’énormes quantités de remblais, permettra l’accueil de plus de 10.000 navires chargés de charbon et de gaz. Bien entendu, une grande partie de cette armada sera autorisée à traverser le Parc marin de la Grande Barrière, avec les risques d’échouages, d’accidents et autres dégazages sauvages que comporte ce genre d’exploitation.

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Récemment, des journalistes ont découvert ce que l’on appelle pudiquement un conflit d’intérêts : deux des administrateurs du directoire de ce parc marin étaient respectivement actionnaires et cadres dirigeants dans des sociétés d’extraction de charbon. (*Note : D’un point de vue terminologique et de manière générale, il est intéressant de constater que la frontière entre le conflit d’intérêts et la corruption, telle qu’elle est définie par l’assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (la corruption est « l’utilisation et l’abus du pouvoir public à des fins privées »), est parfois délicate à déterminer. La corruption se situe de préférence dans les pays en voie de développement, alors que les conflits d’intérêts sont l’apanage des pays occidentaux…). Les menaces dues aux divers projets industriels touchant le Queensland sont si préoccupantes que l’UNESCO pourrait classer la Grande Barrière comme « site du patrimoine de l’humanité en péril ». Ces entreprises pourraient porter le coup de grâce à un site est déjà fortement fragilisé : depuis 27 ans, la Grande Barrière a perdu la moitié de sa couverture corallienne en raison des cyclones de forte intensité (que le réchauffement climatique est suspecté de multiplier), de l’invasion massive d’une étoile de mer (l’acanthaster pourpre, dont la prolifération est directement liée aux rejets en mer des nitrates agricoles), et de deux épisodes de blanchiment des coraux (liés au réchauffement des océans). Cette étude, menée en 2012 par l’Australian Institue of Marine Science, indique également que le rythme des dégradations s’accélère et que la surface corallienne pourrait encore perdre 50% d’ici 2022 (nonobstant l’impact des futurs programmes industriels et charbonniers qui n’ont pas été pris en compte). (*source : The 27 year decline of coral cover on the Great Barrier Reef and its causes, 25 mai 2012, AIMS).

Mais pourquoi donc une poignée d’écologistes s’obstine-elle à vouloir protéger quelques coraux et mollusques alors que l’humanité a tant besoin d’énergie ? La Grande Barrière comprend plus de 2.500 récifs distincts et plus de 900 îles. Cet écosystème complet regroupe 400 espèces de coraux, 1.500 espèces de poissons, 4.000 espèces de mollusques, des colonies reproductrices d’oiseaux marins et de tortues, une zone de vêlage des baleines à bosse, des mangroves, sur plus de 2.000 km de long. Elle constitue un extraordinaire réservoir de biodiversité, et le théâtre magnifique et coloré où se déploie l’immense originalité et ingéniosité de la vie marine. Mais comme la beauté de la Vie n’est pas financièrement valorisable, répondons aussi sur le même plan pragmatique, conditionné, limitant, et correspondant aux schémas de pensée qui nous sont imposés par le libéralisme arrogant qui domine actuellement la société occidentale. Un économiste indien, Monsieur Pavan Sukhdev, a publié un rapport « sur l’économie de la biodiversité et des services écosystémiques », commandé par l’Union Européenne. D’après cette vision exclusivement économique des écosystèmes naturels (et donc particulièrement étriquée, comme nous l’avons déjà souligné) le manque à gagner global d’une éventuelle disparition des récifs coralliens serait de 172 milliards de dollars par an, et « la restauration des barrières de corail est plus viable sur le plan économique que leur détérioration » (Source : The Economics of

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Ecosystems and Biodiversity, Pavan Sukhdev, 2011 ; www.teebweb.org ).

Au-delà de cette étroite perspective comptable, l’incroyable beauté et l’extraordinaire diversité des formes de vie marines qui dépendent directement des récifs coralliens ont été révélées à partir des années 1940 par le Commandant Jacques-Yves Cousteau et son équipe, qui ont littéralement ouvert les portes de l’exploration des multiples formes de vie qui peuplent les mers et océans (*Note bibliographique : La Grande Barrière de corail, de Yves Paccalet et Jacques-Yves Cousteau, 1990, éditions Flammarion). Le Commandant Cousteau a également, et notamment grâce à son amitié avec Yves Paccalet, pris conscience de la fragilité de ces écosystèmes marins et mis en garde contre la surexploitation des océans. Il fut un actif militant de la protection de la Vie sous toutes ses formes, et a investi la majeure partie de son existence pour permettre aux générations futures de continuer à pouvoir être éblouies et fascinées par l’infinie richesse des fonds marins et des récifs coralliens.

L’autre moyen principal de protection de la faune et de la flore réside dans l’élaboration de lois nationales et de conventions internationales dont la plus importante est la Convention sur le Commerce International des espèces de faune et de flore sauvage menacées d’extinction, plus connue sous le nom de CITES ou de Convention de Washington, entrée en vigueur le 1er juillet 1975. Le commerce des espèces (importations, exportations, circulation) énumérées dans 3 annexes est réglementé dans le cadre d’un système de permis. Les espèces menacées d’extinction figurent dans l’annexe I et leur commerce n’est autorisé que dans des conditions exceptionnelles. « L’annexe II comprend toutes les espèces qui ne sont pas nécessairement menacées d'extinction mais dont le commerce des spécimens doit être réglementé pour éviter une exploitation incompatible avec leur survie ». « L'Annexe III comprend toutes les espèces protégées dans un pays qui a demandé aux autres parties à la CITES leur assistance pour en contrôler le commerce » (*source : www.cites.org). La difficulté d’obtention de ces permis dépend du degré de protection de chaque espèce, et donc de son classement dans les différentes annexes. Une réunion annuelle, la Conférence des Parties, décide des éventuelles modifications (ajout d’une espèce, retrait, transfert d’une annexe vers une autre) après examen des recommandations effectuées par des comités de spécialistes, le comité des animaux et le comité des plantes. Fin 2011, l’annexe I comprenait 974 espèces et sous-espèces, l’annexe II en comprenait 33.798 et l’annexe III totalisait 280 espèces.

La nécessité de la mise en place de telles réglementations est évidente : le commerce d’animaux sauvages est la seconde cause d’extinction des espèces après la destruction de leur milieu naturel. Le trafic illicite d’espèces animales et végétales sauvages représente entre 10 et 20 milliards de dollars par an, et se situe à la 3ème place des trafics illégaux dans le monde, après le trafic de drogue et celui des armes. Il concerne aussi bien des animaux ou des plantes vivantes, que des « produits dérivés » destinés à l’artisanat (notamment les

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souvenirs pour touristes), à l’ornementation, à l’industrie du luxe, à la pharmacopée, au bâtiment (les essences rares de certains arbres finissent par décorer de luxueux appartements ou constructions) ou à l’alimentation (la viande de brousse, mais aussi les sushis de baleine).

Ce système de protection a fort heureusement le mérite d’exister, et permet de sauver, de limiter ou de différer dans le temps la disparition définitive et irrévocable d’un certain nombre d’espèces de la surface de notre planète. Mais ces mesures de protection se heurtent également à d’insurmontables difficultés. On observe tout d’abord de manière générale que ce sont les plantes et animaux sauvages des pays tropicaux majoritairement pauvres qui sont prélevés dans leur milieu naturel pour être transportés vers les pays riches, occidentaux ou asiatiques. L’inverse est rarissime. On peut cependant citer l’exemple des oiseaux migrateurs nichant en Europe et hivernant en Afrique. Des oiseaux, protégés ou non, sont décimés par dizaines de millions – certaines estimations sont chiffrées en centaines de millions - chaque année dans le Bassin méditerranéen lors de leur migration, en Italie, Albanie, Chypre, Malte, Egypte, Libye, Tunisie, Algérie, Tchad, etc. Epuisés par leur long périple, ils sont attendus avec impatience près des rares points d’eau et sources de nourriture pour être impitoyablement massacrés par tous les moyens imaginables. Loriots, fauvettes, rouges-gorges et autres hirondelles finissent à la broche ou sur le grill pour la plus grande satisfaction des populations autochtones. (*Source : Le dernier chant, de Jonathan Franzen, National Geographic, juillet 2013). L’économie de survie est ainsi sollicitée pour exaucer le bon plaisir et le prestige social de ceux qui peuvent s’offrir un « produit » d’autant plus exceptionnel qu’il devient plus rare. C’est donc bien la demande d’espèces rares ou protégées qui crée un marché économique dont une partie est légale et l’autre est illicite, permettant à des pays, des organisations, des individus de s’enrichir (ou de survivre) aux dépens de la biodiversité. Une partie de ce commerce trouve son succès grâce à l’ignorance, feinte ou non, des acheteurs, à leur niveau de conscience particulièrement limité et à l’indifférence face à la souffrance animale…puisque les animaux étaient jusqu’à très récemment considérés comme des objets par Descartes et par le Code Civil français comme nous l’avons vu auparavant (chapitre 5, L’agriculture industrielle).

Pour qu’un seul perroquet tropical vivant puisse arriver dans une maison française à la plus grande joie d’un enfant, entre 10 et 20 de ses congénères sont morts et une partie de leur habitat détruit. On abat la mère et parfois toute la tribu pour se procurer un bébé singe, et l’on vend les cadavres des adultes comme viande de brousse. On détruit un mètre carré de récifs coralliens pour endormir au cyanure un unique poisson qui agrémentera un aquarium de collectionneur ou celui d’un restaurant de Hong Kong, une partie des autres poissons se trouvant dans la zone étant tués à cause du dosage de la substance chimique employée. On enferme des ours noirs dans de minuscules cages et on recueille deux fois par jour leur bile qui s’écoule d’un cathéter permanent implanté à vif dans leur vésicule biliaire, pour soigner certains maux alors qu’il existe non seulement des produits végétaux

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de substitution mais aussi des produits de synthèse. On fabrique des tables avec des pieds d’éléphants que des groupes organisés de braconniers abattent par troupeaux entiers à l’arme semi-automatique. Malgré les mesures de protection en Inde et en Chine, on tue chaque année des milliers d’antilopes du Tibet pour fabriquer des châles avec leur laine, vendus plus de 3.000 euros chacun. On falsifie des documents officiels et/ou l’on corrompt des fonctionnaires pour que les vendeurs de certaines animaleries puissent déclarer que leurs pythons ou leurs mygales sont nés en captivité. Les cruels pièges à mâchoire continuent à sévir notamment au Canada et aux Etats-Unis pour capturer des lynx, castors, loutres, ratons laveurs, martres et autres, qui agonisent pendant des heures afin de fournir entre 20% et 40% de l’industrie canadienne de la fourrure. On coupe à vif les ailerons de 150 millions de requins par an, dont on rejette ensuite les corps ainsi mutilés et vivants à l’eau, pour en faire de la soupe. On organise des parties de chasse en hélicoptère, munis de fusils à lunette et parfois de balles explosives, pour poser triomphalement sur une photo à côté du cadavre d’un ours ou d’un tigre de sibérie. Aux Philippines, on sculpte les défenses d’éléphants abattus illégalement sous forme de Vierge, car il s’agit d’un signe de reconnaissance sociale chez les riches catholiques de ce pays. On rencontre couramment dans certains magasins de bricolage des espèces protégées comme le teck de Birmanie, l’acajou du Pérou, le moabi du Gabon, le bois de rose de Madagascar : le WWF estime que 39% des bois tropicaux importés en France provient d’une exploitation illégale. Jamais personne ne déclenchera une campagne de protection fortement médiatisée pour Circellium bacchus, un bousier (coléoptère) spécialisé ne se trouvant que dans les déjections des éléphants d’Afrique, dont il reste quelques exemplaires dans un parc national d’Afrique du Sud. On utilise la moustache et l’os du tigre pour se soigner, la poudre de corne de rhinocéros ou l’écaille de pangolin pour stimuler sa virilité, la carapace de tortue pour fabriquer des montures de lunettes. On peut acheter sur internet tous ces animaux, et bien d’autres encore, ainsi que toutes sortes de plantes protégées : les contrôles y sont par définition extrêmement difficiles.

Ces quelques exemples ne représentent qu’une infime partie de l’effroyable gabegie que perpètre une partie de l’humanité à l’encontre de la vie sauvage animale et végétale. Ils ne font qu’illustrer à la fois l’inventivité et la conscience sommaire et infantile de nos semblables permettant de dévaster, gaspiller, soumettre, s’enrichir, dévorer l’ensemble des espèces vivantes peuplant notre planète.

Croire que la Nature dispense ses richesses à l’infini, et que plus de 7 milliards d’individus peuvent en disposer sans limites est une grave erreur.

Les espèces invasives. Paradoxalement un autre phénomène

relativement récent déséquilibre ou met en péril des écosystèmes entiers : des espèces importées volontairement ou non par l’Homme trouvent parfois des conditions favorisant leur extraordinaire prolifération. L’intensif développement de la circulation des

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marchandises et des personnes accélère le transfert vers d’autres pays ou continents d’espèces animales ou végétales qui peuvent entrer en compétition avec les espèces autochtones, allant parfois jusqu’à bouleverser l’équilibre de certains écosystèmes et même jusqu’à faire disparaître des espèces endémiques.

On pourrait penser que la nature prend là une certaine forme de revanche : puisque l’Homme fait volontairement disparaître tant de milieux naturels, la nature réplique en développant des espèces envahissantes qui coûtent des sommes considérables à la communauté humaine. Mais tel n’est pas le cas. Ce serait faire un raisonnement anthropocentrique basé sur la compétition et la confrontation, comme d’aucuns savent si bien pratiquer ce genre d’exercice. C’est la mondialisation et l’intensification du commerce international, c’est-à-dire, encore une fois, une action humaine qui cause et multiplie la grande majorité de ces invasions indésirables.

Un programme européen dénommé DAISIE (Delivering Alien Invasive Species in Europe) a pour objet de dresser un inventaire des espèces qui menacent l’environnement, d’évaluer les risques et impacts de ces espèces, de fournir les informations pour la prévention et la lutte contre les invasions biologiques. Un site internet permet de rechercher des informations sur les 8.996 espèces exotiques ayant migré en Europe, et plus particulièrement sur les 100 espèces les plus dangereuses (www.europe-aliens.org ). Aux Etats-Unis, une étude publiée en 2003 portant sur 790 espèces envahissantes estime que les dommages ainsi causés (pertes de récoltes, dégradation des sols, coûts de la lutte contre la prolifération) représente 137 milliards de dollars par an dans ce seul pays. (*bibliographie : Biological invasions : economic and environmental cost of alien plant, animal and microbes species, de David Pimentel, édition Taylor and Francis Group, 2011).

J’ai déjà évoqué le cas du lapin importé en Australie (Chapitre 6,

invasion biologique et appauvrissement génétique), ainsi que les plantes génétiquement modifiées dont on peut considérer qu’il s’agit également d’espèces invasives puisqu’elles transmettent leurs caractéristiques artificielles aux autres végétaux cultivés ou sauvages par contamination génétique. Citons également quelques animaux et végétaux dont la prolifération est à l’origine de dégâts considérables :

La moule zébrée s’est établie en 1988 dans le lac Saint Clair, au Canada, très certainement accrochée à un navire, après avoir migré par des canaux de navigation vers les côtes européennes à partir de son habitat d’origine situé dans la mer Noire et la mer d’Azov. Faisant preuve d’une vigoureuse adaptabilité et d’une reproduction exponentielle, elle a envahi les Grands Lacs et la plupart des cours d’eau de la moitié Est des Etats-Unis, et se lance à l’assaut des fleuves et rivères de Californie et d’Arizona. Elle en modifie les conditions physico-chimiques notamment en réduisant les matières en suspension tout en augmentant la sédimentation, s’installe en grappes sur toutes les autres espèces de moules indigènes ou même à l’intérieur d’elles jusqu’à les tuer et impactent les algues et le plancton. Mais ces moules se fixent aussi très facilement sur des supports métalliques et

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plastiques, sur les coques des bateaux et envahissent même l’intérieur des tuyauteries qu’il faut nettoyer régulièrement. En 2000, les dommages pour l’industrie américaine ont été chiffrés à 5 milliards de dollars par an.

( *Source : La moule zébrée : routes d’invasion, impacts et gestion en Amérique du Nord, par Delphine Favorel, revue de littérature, université de Montréal, 2011)

La jacinthe d’eau (ou calamote) est originaire du bassin de l’Amazone et des régions humides du Pantanal (Brésil). Elle fut présentée aux Etats-Unis en 1884 dans une exposition agricole, et fut introduite dans de nombreux pays tropicaux comme plante d’ornement où elle est devenue un véritable fléau. Cette plante flottante se reproduit incroyablement vite en doublant sa surface en une à deux semaines, et peut atteindre de telles densités (50kg/m2) qu’un homme peut marcher sur elles sans s’enfoncer dans l’eau. Importée en 1989 dans le lac Tchad, la plante recouvrait 80% de sa surface 5 ans plus tard. Cette plante appauvrit l’eau en oxygène, tuant ainsi les poissons ; elle bloque les voies d’eau et les ports, elle paralyse les barrages hydrauliques en s’introduisant dans les turbines, elle provoque des inondations en bouchant les rivières, elle occasionne le pourrissement végétal, l’eutrophisation et la stagnation de l’eau ce qui permet une explosion de la reproduction de moustiques, vecteurs notamment de la malaria, ainsi que d’autres vers et parasites ; elle diminue la biodiversité animale et végétale. Elle réduit également le niveau des lacs et cours d’eau par évapotranspiration et va même jusqu’à limiter le débit de certains fleuves, comme par exemple le Nil au niveau du Lac Victoria. Bien qu’on puisse l’utiliser pour la nourriture du bétail, la purification de l’eau, la transformation en bioéthanol et la fabrication de meubles, les inconvénients de la jacinthe d’eau sont très largement supérieurs à ses avantages anecdotiques car ils sont estimés entre 20 et 50 millions de dollars par an pour 7 pays africains (sur les 50 pays actuellement envahis par cette plante). (* source : Perspectives de l’environnement de l’OCDE à l’horizon 2030, OCDE, 2008)

Le moustique tigre est originaire d’Asie du sud-est, mais il a considérablement agrandi son territoire depuis une trentaine d’années puisqu’il se rencontre actuellement dans plus de 80 pays dispersés sur tous les continents. Il fait partie des 100 espèces invasives les plus dangereuses (liste DAISIE) et doit sa formidable expansion à la mondialisation des transports aériens et maritimes en synergie avec le réchauffement climatique. Très agressif, il se plait dans les zones urbaines riches en eaux stagnantes, ses piqures sont douloureuses et urticantes, et il véhicule des maladies telles que le chikungunya et la dengue. Après l’Italie, la Grèce et la Suisse, le moustique tigre continue à se répandre en Europe, et notamment en France où il est déjà présent dans 13 départements du Sud et où il a été aperçu à Paris. Son aire de répartition ne cesse de s’étendre, et cette espèce va inexorablement coloniser de nombreuses zones urbaines dans le futur grâce à ses facultés d’adaptation aux climats tempérés. Il faut d’ores et déjà employer de coûteux, puissants et polluants insecticides pour lutter contre cet insecte.

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La chrysomèle des racines de maïs, l’écureuil gris, la tortue de Floride, la grenouille taureau, la termite de Formose, le ragondin, la balsamine de l’Himalaya, les écrevisses de Louisiane, la jussie, la palourde japonaise, le bombyx disparate, l’élodée du Canada, le tamarix d’été, le doryphore de la pomme de terre, la fourmi de feu, le crabe chinois, le faux-poivrier, le lantanier, sont quelques unes des nombreuses espèces animales et végétales ayant trouvé des conditions favorables à leur prolifération et contre lesquelles d’onéreux moyens de lutte sont nécessaires pour protéger des biotopes submergés et déséquilibrés.

L’uniformisation des sociétés humaines

Nous pensons généralement que l’incroyable développement de la technologie et des moyens de transport, permettant de nous rendre sur la quasi-totalité de la planète, engendre le développement de la diversité, du partage de la connaissance et de la conscience. Faire du tourisme dans la station spatiale russe ou sur la banquise de l’antarctique, ramener des objets du Titanic échoué à plus de 3.800 mètres de profondeur, observer les étoiles et comprendre l’histoire de l’univers à partir des télescopes situés à 4.000 mètres d’altitude d’Atacama au Chili, ou plus simplement partir en vacances dans de lointains pays inconnus, ne constituent que quelques rares exemples de l’extraordinaire multiplicité d’activités auxquelles l’humanité peut accéder depuis quelques décennies. D’énormes progrès, de nombreuses découvertes dans de multiples domaines ont été réalisés en à peine trois siècles, participant à l’essor d’une formidable variété de comportements individuels et collectifs, d’expression artistique, d’échange d’opinions et d’informations. Les bénéfices de cette diversité et de cette multiplicité ont cependant plusieurs revers dont on néglige l’existence ou dont on dédaigne l’importance.

La marche forcée et accélérée vers une conception du progrès que nous avons héritée de la révolution industrielle, qui fut à l’origine de l’époque coloniale, impose son implacable efficacité au reste du monde. C’est ainsi que le progrès permet à l’occident, et plus récemment à certains pays dits « émergents », et si ils émergent (d’où ?) c’est bien parce qu’ils suivent les règles du système occidental, d’assurer de manière prioritaire à une majorité de ses habitants un confort matériel qui sert de vitrine et de modèle, un objectif de vie vers lequel s’engouffrent avec enthousiasme des centaines de millions de personnes. Ce type de progrès est un idéal finalement rarement atteint, car même si le besoin induit de posséder une multitude d’objets matériels et technologiques est parfois satisfait, l’esprit de nombreux individus est conditionné et manipulé en vue de favoriser la confrontation, l’agressivité, l’accroissement illimité des performances aux détriments des autres ou de l’image de soi. Ce qui engendre fatalement un perpétuel sentiment d’insatisfaction ou de frustration, qu’il devient nécessaire d’évacuer d’une manière ou d’une autre. Convaincus de l’inéluctable bien-fondé de ce mode de fonctionnement,

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de nombreux prosélytes sont intervenus et propagent encore leur doctrine, pour initier les peuples « primitifs » à l’universalité de leur forme de progrès et aux joies du consumérisme.

Tous les peuples n’ont pas les mêmes droits à l’existence.

L’église catholique envoya de nombreux missionnaires partout dans le monde dans le but d’évangéliser des peuples qualifiés de primitifs afin qu’ils soient « sauvés » et puissent bénéficier de la Vie Eternelle. Outre la conversion souvent forcée, les missionnaires contribuèrent à véhiculer les valeurs supérieures du progrès à des êtres qu’ils considéraient comme à peine humains, ou presque systématiquement comme leur étant inférieurs. Certains de ces religieux étudièrent les peuples jusqu’à servir de référence pour l’ethnologie et l’anthropologie. Mais les ethnologues modernes ne disposent parfois que de ces sources particulièrement orientées pour étudier des peuples qui ont disparu en raison même de leur rencontre avec les européens. Très rares furent les missionnaires qui effectuèrent un travail affranchi de leur finalité de convertir, en évitant de manipuler la mythologie et les pratiques mystiques de ces ethnies pour leur conférer une connotation démoniaque, en empêchant de superposer leurs conceptions philosophiques lors de la rédaction de leurs dictionnaires destinés à traduire la Bible, en se défendant de transformer les coutumes vestimentaires traditionnelles, la nudité, les étuis péniens, les peintures corporelles. Les peuples premiers, qui n’avaient rien demandé, sont donc généreusement invités à se transformer ou à disparaître, en rejoignant la communauté des croyants, mais aussi la communauté humaine. Il s’agit d’enfermer, de contraindre ces peuples à adopter la définition européenne de l’homme pour que l’on puisse accepter leur statut d’être humain, qui restera néanmoins de seconde catégorie. Les sauvages et les barbares doivent rejoindre la seule civilisation leur permettant de sortir de leur marasme inculte, de posséder des objets matériels et électroniques indispensable au développement d’un niveau de vie répondant aux standards occidentaux. Et, en effet, cette négation des différences s’est imposée à bon nombre de peuples : ils sont sédentarisés, assimilés pour devenir de bons citoyens du village mondial, ou survivent dans les mêmes bidonvilles que les autres, se nourrissent de steaks hachés ou fouillent les poubelles, noient leur déracinement dans l’alcool et la violence, découvrent le désespoir et le Sida. Il est difficile de transmettre les savoirs ancestraux par les chants et les transmissions orales lorsqu’on est devenu alcoolique.

Avons-nous encore suffisamment de capacité d’écoute pour entendre vraiment ce qu’expriment les premiers intéressés : « Ces lieux (les camps de relocalisation) ont fait de notre peuple des mendiants et des ivrognes. Je ne veux pas de cette vie. D’abord, ils nous poussent à la misère en nous privant de notre terre, de notre chasse et de notre mode de vie. Puis ils nous traitent de moins que rien parce que nous sommes dans la misère. » (Jumanda Gakelebone, Bushman, Botswana, 2007, cité par www.survivalfrance.org )

« Je me souviens toujours de ce vieil homme qui disait : les Blancs, ils vont en finir avec nous. Ils vont en finir avec nos maisons,

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avec notre poisson et même avec notre jardin. Et une fois que toute notre forêt sera partie, nous n’existerons plus en tant que peuple. Tout va changer, et notre terre deviendra toute petite. » (Paulito, chamane guarani, Brésil, ibid.) .

« Nous avions honte de nous…Nous avions perdu la maîtrise de nous-mêmes. Nos fils avaient honte de nous. Nous n’avions aucun respect de nous-mêmes et rien à donner à nos fils si ce n’est la violence et l’alcoolisme. Nos enfants sont coincés quelque part entre un passé qu’ils ne comprennent pas et un futur qui ne les acceptera pas et qui ne leur offrira rien. » (Boniface Alimankinni, îles Tiwi, Australie, 2006, ibid.)

L’église catholique n’est bien évidemment pas l’unique

responsable de l’arrivée de ces stigmates caractéristiques du progrès parmi les peuples premiers, les institutions nationales et l’avidité économique internationale ayant dorénavant une influence prépondérante sur le sort actuel des peuples autochtones. Aucun des peuples indiens d’Amérique du Nord n’a fait l’économie du processus d’assimilation dans le miracle américain propre aux WASP telles que la spoliation des terres, l’enfermement dans des réserves, l’établissement de traités contraignants dénoncés par les mêmes institutions qui les avaient rédigés dès que l’on trouvait de nouvelles ressources exploitables, l’introduction systématique et planifiée de l’alcool et de maladies mortelles, etc.

La tribu Akuntsu en Amazonie brésilienne ne compte plus que 5 membres, après avoir été quasi anéantie dans le milieu des années 1980 par des fermiers qui se sont approprié leurs terres en détruisant leurs villages au bulldozer et en abattant hommes, femmes et enfants au fusil. Le territoire de ces 5 survivants, dorénavant protégé par la FUNAI, est une parcelle de forêt de 81 km2 cernée de fermes d’élevage et de plantations de soja.

Les Wanniyala Aetto ou Vedda, sont des chasseurs-cueilleurs ayant vécu dans les forêts du Sud-Est du Sri Lanka. Dans les années 1950 le gouvernement distribua leurs terres à des milliers de colons cingalais, qui rasèrent les forêts et inondèrent les territoires de chasse. La dernière forêt intacte devint un parc national en 1983, et l’état Sri lankais déplaça les quelque 2.000 Veddas survivants dans des villages gouvernementaux en leur interdisant de pratiquer leur mode de vie traditionnel, c’est-à-dire la chasse et la cueillette sous prétexte de protéger l’environnement. Les contrevenants risquent amendes et emprisonnement, quand ils ne sont pas simplement abattus par les gardes du parc. Des agences organisent des tours de voyeurisme touristique pour aller photographier les « danses traditionnelles » lors de séances tarifées à horaires fixes (* Note bibliographique : www.vedda.org ).

Les peuples de la forêt d’Afrique centrale, divisés en groupes tels que les Twa, les Aka, les Mbuti ou les Baka, sont généralement appelés les Pygmées, terme devenus péjoratif pour d’autres ethnies africaines. Au nombre d’environ 500.000, ils vénèrent tous la forêt qui les nourrit, les protège, leur confère leur identité culturelle et spirituelle.

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Ne disposant pas de titres de propriétés dûment enregistrés et estampillés par les services du cadastre et les notaires des pays concernés, les Pygmées sont délogés de leurs forêts et deviennent les témoins impuissants de l’exploitation forestière intensive, de l’essor des grandes propriétés agricoles dont les propriétaires sont des investisseurs venant d’autres continents, de la capture et de la chasse à grande échelle réalisée par des organisations structurées de trafiquants d’animaux sauvages. Au Cameroun, les Pygmées sont interdits de chasse et de cueillette dans les parcs nationaux créés pour compenser les déforestations alentour. Leur structure égalitaire et leur culture sont dévalorisées, ils font l’objet de discriminations et de racisme qui entraîne la mendicité mais aussi l’esclavage, de nombreux viols, et ils sont même victimes de cannibalisme de la part de certaines milices armées congolaises (comment est-il encore possible que la dénomination de ce pays-la RDC- contienne le mot « Démocratique » ?).

Les femmes d’un sous-groupe du peuple Karen, les Kayan ou Padaung, originaires de Birmanie sont exhibées aux touristes dans des villages gouvernementaux en Thailande. Ayant dû fuir leur pays en raison du conflit armé qui les oppose au gouvernement militaire birman qui veut notamment exploiter toutes les ressources minières et forestières, les femmes de ce groupe ethnique sont aussi appelées femmes-girafes en raison de spirales en métal de hauteur variable entourant leurs cous et faisant penser à la juxtaposition d’anneaux. Cette pratique traditionnelle est un signe de beauté pour ce peuple, mais leur apparence particulière attire certains, qu’ils soient poussés par l’appât du gain ou par la simple curiosité. Enlevées et exhibées dans des baraques foraines, parfois prostituées, la majorité d’entre elles sont confinées dans des villages gérés par les potentats locaux qui encaissent les revenus des tickets d’entrée payés par les touristes aux guichets installés aux portes de ce que le HCR (Haut Commissariat aux Réfugiés, un organisme de l’ONU) dénonce comme étant des zoos humains. Mais cette situation contient sa part de complexité : ces hommes et femmes devaient-ils rester en Birmanie et continuer de sauter sur des mines, d’être massacrés par les troupes birmanes, les villages brûlés, les femmes violées ? Ou bien est-il préférable d’être exhibé mais de vivre d’artisanat (avec des objets parfois façonnés en Chine ?), d’avoir des enfants scolarisés et d’avoir accès au système hospitalier ? Et dans ce dernier cas, doit-on juger les Padaungs qui s’intègrent dans la société thaïlandaise, sont assimilés jusqu’à faire partie du grand village mondial en oubliant leurs racines et leur culture ?

Le modèle de la société occidentale démontre également sous cet angle spécifique son efficacité dévastatrice : il assimile, digère et finit par intégrer de nouveaux membres provenant de nombreux groupes ethniques très différents, qu’ils deviennent ensuite un modèle de réussite sociale ou qu’ils soient détruits par l’alcoolisme et la clochardisation. Les territoires ainsi libérés sont alors exploités pour leurs ressources, et leurs anciens habitants deviennent des rouages de la mécanique économique mondiale.

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En quelques générations les peuples premiers, également appelés « minoritaires », sont encouragés à « normaliser les rapports sociaux », à « niveler les différences culturelles, éducationnelles et économiques » et à « favoriser leur intégration professionnelle ». En bref, ils auront disparu en tant que peuple distinct et indépendant.

La disparition des langages. « On n’habite pas un pays, on habite une langue », Cioran

Les spécialistes estiment que la moitié des quelque 6.000 à

7.000 langues parlées dans le monde disparaîtra au cours de ce siècle. Des centaines de langues ont déjà péri depuis les trois derniers siècles, mais les linguistes ont constaté une très forte augmentation de ces extinctions depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale, et prévoient prochainement une véritable hécatombe. D’après l’UNESCO, une langue s’éteint en moyenne tous les quinze jours. 96% des langues ne sont parlées que par 4% de la population mondiale, et plus restrictivement encore les 3.500 langues les moins parlées se partagent seulement 8,25 millions de locuteurs. Environ 500 d’entre elles ne sont parlées que par moins de 100 personnes. Seulement 6 pays concentrent la moitié de ces 6.000 langues : la Papouasie-Nouvelle-Guinée (860), l’Indonésie (700), le Nigéria (510), l’Inde (400), le Cameroun (280) et la RDC (215). Tandis que 11 autres pays comptent encore entre 100 et 200 langues. (*source : www.sorosoro.org).

Cette vague d’extinction massive de nombreuses langues n’est pas uniquement symptomatique de la disparition des ethnies, que nous venons d’évoquer. Elle est aussi représentative d’une perte de diversité humaine et culturelle, au même titre que le déclin de la biodiversité, dont la responsabilité principale incombe aux même types de mécanismes allégrement plébiscités par les puissances politiques, économiques et financières dominant le monde. Ainsi, David Harmon souligne que « la perte continue de diversité bioculturelle finira par tarir le flux historique de l’être, à savoir l’ensemble des processus d’évolution à travers lesquels la vitalité de tous les êtres vivants nous a été transmise à travers les âges ». (* Note bibliographique : In light of our differences : How diversity in Nature and Culture makes us human, David Harmon, Smithsonian Institue Press, 2002).

Toute langue dotée d’une chaîne de télévision permet de véhiculer jusque dans les villages les plus reculés les vertus de l’Age d’Or de la consommation, du bien-être procuré par la possession d’objets, du culte de la bouteille tombée du ciel. La prospérité devient l’apanage du miroir aux alouettes télévisuel et oblige l’apprentissage de la langue dominante afin de pouvoir commercer, recevoir une éducation, communiquer avec un extérieur que l’on découvre vaste et que l’on croit naïvement susceptible de multiples opportunités, de confort et de réussite. La télévision participe ainsi au processus de l’assimilation, et les langues ancestrales sont alors de plus en plus délaissées, jusqu’à devenir le symbole d’un mode de vie obsolète et dès lors péjorativement considéré comme arriéré. Mais avant de correspondre aux intérêts de la circulation mondiale des marchandises,

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de la finance et des médias, le phénomène de l’unification des langages repose aussi sur une justification métaphorique religieuse. Pour punir l’arrogance des hommes (déjà) ayant une langue unique et voulant atteindre les cieux en construisant la Tour de Babel, le Dieu des judéo-chrétiens les punit en multipliant les langages afin que la confusion ainsi créée les perturbe et empêche l’achèvement de la construction. Symboliquement, une grande variété de langages constituerait donc un obstacle pour atteindre les objectifs élevés de l’humanité. (* Note de bas de page : Sauf pour Emanuel Levinas qui considère au contraire que ce châtiment divin est positif pour l’homme).

Avant même l’utilisation des appareils numériques, les colons avaient compris l’importance du langage en tant qu’instrument de domination. Au 18ème siècle, il y avait 250 langues aborigènes parlées en Australie. Aujourd’hui 100 d’entre elles ont complètement disparu, 140 ne sont plus parlées que par des personnes âgées, et seules 12 langues restent vivantes et parlées couramment (*source : www.sorosoro.org). Les colons européens envoyés pour conquérir l’Australie, à l’origine essentiellement composés de repris de justice, ont systématiquement retiré les enfants aborigènes à leurs parents pour les enfermer dans des institutions « éducatives » de type coercitif, leur interdisant notamment de parler leur langue sous peine de subir divers sévices corporels. L’enlèvement de force des enfants aborigènes par le gouvernement à leurs parents, appelé « Stolen Generations », commença en 1869 et se termina en 1969, et se développa dans le cadre d’une politique appelée « White Australia ». Bien entendu le processus d’éradication forcée des langues aborigènes ne fut que l’un des multiples aspects de l’arsenal déployé pour commettre un véritable génocide : spoliation des terres, famines, maladies, réserves ou camps d’internement, massacres, esclavage, annihilation culturelle, alcoolisme, etc, dont j’ai déjà parlé auparavant. La Tasmanie est un exemple caractéristique de ce qui fut, sans aucun doute, le génocide des peuples aborigènes : il n’existe plus un seul aborigène en Tasmanie, le dernier d’entre eux, une femme nommée Truganini étant morte en 1876.

Lorsque les colons européens débarquèrent, les peuples autochtones d’Amérique du Nord parlaient entre 600 et 700 langues. Il n’en restait plus que 213 au milieu du XXème siècle, et seule moins d’une dizaine ne sont pas actuellement en danger d’extinction. On sait que la langue Navajo fut sauvée de l’anéantissement par le gouvernement américain lors de la Seconde Guerre Mondiale, qui l’utilisa pour la transmission de messages cryptés que les militaires japonais étaient incapables de déchiffrer. Le Navajo est par conséquent la langue indienne la plus parlée actuellement en Amérique du Nord, par environ 140.000 locuteurs (que l’on peut comparer aux 317 millions d’habitants que comptent les USA). Les quelque 200 autres langages autochtones subsistant, n’ayant pas eu d’application militaire, sont tous en danger de disparition.

Certains considèrent que ce phénomène est naturel, qu’il n’est donc pas très important au regard du développement de l’humanité, et qu’il ne faut donc rien faire pour protéger la diversité linguistique. A

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l’inverse de cette idéologie monolinguistique, qui se rapproche du libéralisme économique, s’opposent de nombreux linguistes qui soutiennent que la disparition des langues du monde participe à la diminution de la diversité culturelle et intellectuelle (voir les travaux de Ken Hale). Car le langage exprime l’identité d’un groupe ethnique, d’une région ou d’un pays. Il reflète l’histoire d’un groupe plus ou moins vaste d’individus : un savoir, des coutumes, une relation avec les ancêtres, une religion, des sagas, des valeurs parfois véhiculées durant plusieurs centaines et même des milliers d’années par la transmission orale. Par ailleurs, en tant qu’occidentaux, nous ne pouvons concevoir qu’une unique possibilité d’organisation de notre société, une civilisation de type impérialiste basée sur la centralisation. Alors que pour les populations de Papouasie-Nouvelle-Guinée, d’Australie, d’Amérique du Nord, l’utilisation d’une multitude de langues au sein d’un même peuple fait (ou faisait) partie intégrante d’un agencement fondamentalement différent des relations entre les individus, les lieux et même la perception du temps. Dans ces autres formes de civilisations, la diversité linguistique était alors volontariste et représentative de la complexité de la compréhension qu’ils avaient de leur existence au sein de leur environnement.

En outre, avec la domination du monde matérialiste, nous oublions un peu vite que le langage n’est pas uniquement un vecteur de communication orienté vers l’extérieur. Il édifie également l’architecture de la pensée de chaque individu, ce qui détermine en grande partie sa richesse intérieure, qu’il pourra ensuite partager avec d’autres. Un Français qui n’aura que 500 mots de langage usuel à sa disposition pourra-t-il être capable d’exprimer la finesse et les émotions que l’on trouve dans un poème en Wurrugu ? La diversité des langues met en valeur les insondables mystères de l’âme humaine et les nombreuses manières d’appréhender et même de concevoir la réalité.

« Si j’oublie ma langue natale « Et les chansons que mon peuple chante « A quoi me servent mes yeux et mes oreilles ? « A quoi me sert ma bouche ? « Si j’oublie l’odeur de la terre « Et ne lui suis pas utile « A quoi me servent mes mains ? « Pourquoi vis-je dans le monde ? « Comment puis-je croire à l’idée insensée « Que ma langue est faible et pauvre « Si les derniers mots de ma mère « Ont été en Evenki ? Alitet Nemtushkin, Poète Evenki, in Sovetskaya Kultura, 28 juillet 1988, cité dans la brochure de l’UNESCO intitulée « Atlas des langues en danger dans le monde »

L’UNESCO est particulièrement consciente de l’importance de ce patrimoine, et soutient de nombreuses initiatives destinées à protéger

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leur diversité, notamment avec des outils tels que l’Atlas des Langues en Danger dans le Monde, un atlas interactif en ligne, (www.unesco.org/culture/languages-atlas). Le programme Sorosoro, précité, initié par la Fondation Chirac, a entrepris une Encyclopédie Numérique des Langues en envoyant des chercheurs pour consigner en images et en sons des langues en danger d’extinction. De même Google a lancé en 2012 le projet Langues en Danger (www.endangeredlanguages.com ).

Ces programmes de protection de la mémoire des hommes ne suffiront pas. Seuls quelques spécialistes s’intéresseront encore à quelques langues qui auront été partialement et/ou partiellement enregistrées et archivées, et qui donneront lieu à des publications universitaires. Une langue non écrite n’ayant plus de locuteur aura définitivement disparu. Le phénomène de convergence vers l’unification linguistique de quelques dizaines de langages hégémoniques est inéluctablement en train de se produire, sans aucune possibilité de retour en arrière. La Tour de Babel est en cours de reconstruction.

(*note bibliographique :, Dictionnaire amoureux des langues, Claude Hagège, Plon, 2009 ; Nicholas Evans, Ces mots qui meurent, les langues menacées et ce qu’elles ont à nous dire, éditions La découverte, 2012)

La standardisation de l’homme

L’un des postulats fondateurs de notre société moderne est qu’une plus grande productivité nécessite une meilleure organisation. La machine à vapeur et la Révolution industrielle dont cette découverte fut la source a très rapidement permis d’importants gains de productivité, d’en diminuer les coûts, et d’augmenter les profits. (* Note bibliographique : Histoire de l’Analyse Economique, Joseph Schumpeter, Gallimard). Quelques années plus tard, inspiré par les remarquables analyses de Joseph Schumpeter sur le capitalisme et par l’organisation scientifique du travail élaborée par Frederick Taylor (le taylorisme), Henry Ford inventa en 1908 un modèle d’organisation en vue d’accroître la productivité. La standardisation permit ainsi de produire un grand nombre de pièces interchangeables et de les assembler sur des lignes de montage grâce à des opérations répétitives. La production à la chaîne était née : le travail est décomposé en tâches élémentaires et hiérarchisées, comportant des gestes répétés et cadencés. Il inventa aussi le harcèlement moral, et interdit brutalement les syndicats en entretenant une milice paramilitaire. Mais l’idéologie d’Henry Ford n’était pas seulement productiviste et paternaliste : il consacra une partie des immenses profits financiers dégagés par ce nouveau modèle industriel pour devenir le principal soutien financier d’Adolf Hitler, qui lui décerna en 1938 la plus haute décoration nazie, la Grand-Croix de l’Aigle allemand. Fondamentalement antisémite, il diversifia ses activités durant la Seconde Guerre Mondiale en fournissant à son pays des véhicules militaires, des missiles et des pièces d’avions, tout en produisant également des véhicules pour la Wehrmacht dans ses usines installées en Allemagne. Henry Ford était un précurseur, un homme dont les

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méthodes furent copiées, améliorées, démultipliées. On s’attacha cependant soigneusement à séparer totalement les innovations industrielles de son idéologie nauséabonde, car il serait sans doute quelque peu dangereux de s’interroger de trop près sur les correspondances que l’on pourrait établir entre les deux. Henry Ford est encore de nos jours présenté dans certains livres scolaires comme un sympathique industriel qui fut à l’origine de grands progrès.

De même, il pourrait être particulièrement troublant d’établir un parallèle entre l’élimination du peuple juif décidé par les nazis et les méthodes industrielles de gains de productivité inspirées du fordisme pour identifier, séparer, spolier, transporter dans des camps et finalement tuer des millions d’individus. Aussi dérangeantes qu’elles puissent être, les corrélations sont fortes. Tout d’abord au niveau des convictions politiques existant entre Ford et Hitler, les idées de l’un encourageaient celles de l’autre et réciproquement. Ainsi, le 18 août 1938 lors d’une réception officielle, Henry Ford leva son verre en souhaitant : » le succès de la jeune et puissante Allemagne nazie dans sa tâche d’éradication de toutes les vermines et dégénérés qui salissent la race blanche ». De son côté, Hitler déclara en 1931 : « Je considère Henry Ford comme une inspiration » et il accrocha même le portrait de Ford dans son bureau. Mais ce qui nous intéresse plus particulièrement est la méthodologie d’élimination du peuple juif et des autres boucs émissaires désignés par le régime nazi. Le concept du travail à la chaîne allait trouver une application inédite. Les nazis formèrent tout d’abord des troupes spécialisées chargées de fusiller des juifs et des résistants pendant des heures au-dessus de fosses communes. Des victimes préalablement regroupées dans des ghettos, dépouillées de leurs biens et de leurs vêtements. Mais les sinistres Einsatzgruppen qui sévissaient surtout dans l’Est de l’Europe avaient un problème de « rentabilité » : malgré le fanatisme de ces travailleurs de la mort, les dirigeants nazis se sont aperçus que leur absentéisme, leur taux de suicide et leur alcoolisme chronique grippaient la mécanique de l’extermination. Il fallait donc trouver un moyen plus efficace visant à déconnecter l’action humaine du meurtre direct afin d’instaurer des opportunités de déresponsabilisation. L’utilisation des chambres à gaz fut l’une des étapes suivantes de ce fordisme génocidaire. Elle ne fut cependant pas la seule : le meurtre chimique de millions de personnes n’était que l’aboutissement de la contribution planifiée de dizaines de milliers d’autres personnes dans les zones tombées sous l’influence des nazis. Ces supplétifs étaient, pour la plupart, loin d’être des brutes fanatisées. Chaque besogne était décomposée, cloisonnée, standardisée, bureaucratisée, hiérarchisée pour essayer de dissimuler le schéma général de la « solution finale », mais aussi pour diluer les responsabilités ou pour permettre à chaque collaborateur de se trouver des justifications déculpabilisantes.

Cela ne rappelle-t-il pas des comportements beaucoup plus

contemporains ?

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Mais revenons à l’évolution historique. On pourrait objecter que l’intérêt réciproque que se portaient ces deux hommes (Hitler et Ford) n’est qu’une simple coïncidence historique, sans aucun autre intérêt particulier que le pur hasard. Mais on pourrait aussi y déceler un lien de filiation direct, ne serait-ce que symbolique, avec un point d’origine suivi d’un lignage de transmission dont le cheminement passe par l’un des plus grands massacres perpétré par les hommes pour ensuite s’épanouir en développant de nombreuses applications dans le monde contemporain.

Car en effet, à son origine, le fordisme consistait uniquement à améliorer le rendement dans le secteur industriel. Mais cette méthode a été largement étendue et affinée, tout d’abord par les nazis qui ont même inventé l’élevage en batterie d’enfants destinés à devenir de parfaits aryens fanatisés, dans les Lebensborn (*note bibliographique : Lebensborn, La fabrique des enfants parfaits, de Boris Thiolay, 2012, Flammarion). Si l’empire de 1.000 ans voulu par Adolf Hitler avait vu le jour, l’absolue décadence éthique de ce type de régime n’aurait-elle pas permis un jour ou l’autre l’industrialisation du cannibalisme exercée sur les « sous-hommes » en une sorte de concrétisation du film Soleil Vert ?

Dans notre monde contemporain ces procédés s’appliquent

désormais quasi systématiquement à un grand nombre de domaines tels que l’économie, les finances, l’administration, la santé, etc. Notre civilisation a largement adopté l’amélioration de la productivité, la rentabilité, et par voie de conséquence l’augmentation des profits, jusqu’à en faire l’un des principaux critères constituant ce qu’on appelle le progrès. Les gains de productivité permettent la diffusion de nombreux services et marchandises, et engendrent de manière générale la profusion. L’amélioration globale du niveau de vie, selon les calculs de type productiviste, est donc bien réelle. Mais l’on ne s’en contente pas, car il faut toujours produire davantage, et l’on constate alors un glissement et une confusion entre l’abondance et le gaspillage. Parallèlement, le mythe de l’Age d’or du productivisme suivi par des hordes enthousiastes qui se disputent les miettes des profits accumulés par des entités volontairement désincarnées, abandonne sur le bas-côté de la voie royale du libéralisme les individus qui ne peuvent plus suivre ce rythme infernal, les chômeurs, et tout un univers de personnes marginalisées. Les personnes âgées, pour la plupart considérées comme improductives, sont reléguées dans des lieux où on leur fait attendre la mort tout en les faisant encore participer à la mécanique productiviste grâce à leur contribution au système médical et pharmaceutique. Les jeunes, considérés comme dangereux car ils disposent encore de certaines capacités de compréhension, d’insoumission et même de révolte, avant d’être broyés par le marché du travail, par la standardisation comportementale de la « boîte » dans laquelle ils se sont engouffrés, avant d’entrer dans le cycle du remboursement des crédits bancaires qu’ils ont contracté pour se loger

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ou pour consommer davantage. Quand à ceux qu’on appelle « les actifs », ce qui sous-entend nécessairement que tous les autres sont « inactifs », ils doivent absolument être performants pour pouvoirs rester concurrentiels, car ils savent qu’ils sont devenus eux-mêmes des pièces interchangeables, des rouages aisément remplaçables s’ils ne remplissent pas les objectifs définis selon des cahiers des charges toujours plus contraignants. Le chômage devient structurel, formant un vivier permanent d’individus ayant besoin d’un salaire mais aussi de reconnaissance sociale.

Et c’est ainsi que l’on entre avec enthousiasme dans une « boîte » qui fait souvent partie d’une « chaîne ». On accepte joyeusement de passer 15 à 20 ans de privations pour payer deux fois (la première étant le prix d’achat, la seconde constituant la rémunération de la banque) le prix de sa « baraque » située dans une « zone pavillonnaire » (*Note : Rappelons que les prisonniers des camps de concentration étaient entassés dans des baraques ou des pavillons). On se prête avec impatience au déclenchement chimique de la naissance de son bébé pour croire que l’on maîtrise son corps, mais aussi pour correspondre à la programmation de l’emploi du temps du service médical qui enchaîne les accouchements. On remplit, avec la crainte de ne pas correspondre à l’une des cases prévues, des quantités de formulaires pour recevoir la permission d’une instance bureaucratique quelconque qui nous donnera le droit de répondre à une démarche rendue obligatoire par un autre organisme agréé. Des dizaines d’ »opérateurs » démarchent téléphoniquement à partir de plateaux d’appels cloisonnés en cases ouvertes, avec des matons-superviseurs rendus paranoïaques par la perspective de primes de rentabilité, en ânonnant pendant des heures le même texte préétabli défilant sur son écran d’ordinateur. On croit se nourrir en ingérant des boissons sucrées, des burgers gras saupoudrés de substances chimiques, étouffant la planète avec son obésité et ses déchets tout en contribuant à faire fonctionner les chaînes de production industrielle. Et coetera.

Que devient l’individu lorsqu’il est toujours davantage confronté à

des mécanismes de plus en plus contraignants et automatisés ? Que devient l’individu lorsque l’organisation rationnelle du travail l’incite à se déshumaniser ? Que devient l’individu lorsque l’appât du profit et la perspective d’améliorer sans cesse son propre confort matériel devient le moteur de son existence ? Que devient l’individu lorsque sa volonté de pouvoir exerce une domination sans partage ?

Conclusion : Vers un nouveau paradigme ? « Un homme debout et conscient est plus dangereux pour le pouvoir en

place que dix mille individus endormis et soumis » Gandhi

Ce livre n’est pas un énième ouvrage catastrophiste, annonçant la fin inéluctable du monde des hommes, une vaine prophétie désabusée dont l’issue fatale est inévitable. Les chapitres qui précèdent visent cependant à démontrer une tendance évolutive lourde de

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l’ensemble de l’humanité sur un espace temporel réduit. Cette notion temporelle donnera l’impression d’être longue si on prend le temps d’une vie humaine comme point de référence, et cette même temporalité deviendra extrêmement réduite si l’on se rapporte à la durée d’existence de notre planète. Comme je l’ai précisé lors de l’introduction, les règles de la complexité (telles que définies par Edgar Morin) sont applicables non seulement à l’espèce humaine mais aussi individuellement par l’intermédiaire des prises de conscience que nous pouvons/voulons avoir ou pas. Au cours de notre vie, nous sommes amenés à faire des choix qui entrainent un certain nombre de conséquences, et qui nous orientent dans une direction particulière plutôt qu’une autre. On peut considérer un peu schématiquement que l’on se retrouve devant un embranchement de chemins, et qu’on ne peut en emprunter qu’un seul : certains de ces chemins sont à sens unique, d’autres nous permettent de faire demi-tour, d’autres encore sont suffisamment ouverts pour présenter de multiples nouvelles intersections. On en revient donc à une figure arborescente, dont les directions évolutives peuvent se réduire à un tronc et à quelques rares rameaux, ou encore constituer une profusion de possibles, un modèle buissonnant. Tout dépend des choix effectués par les individus, les peuples, les civilisations, les espèces. Il ne faut cependant pas non plus oublier que certaines options ne sont absolument pas libres, comme le montre bien le style littéraire des tragédies. Le choix en devient « cornélien », voire inexistant lorsque la mort se profile à court terme quel que soit le chemin choisi.

L’humanité n’en est pas encore à ce dernier stade, mais elle s’en rapproche suffisamment pour que de nombreux cris d’alarme se fassent entendre. On pourrait considérer d’une part que la civilisation industrielle mondialiste triomphe, appuyée par l’arrogance, le cynisme et la brutalité d’un libéralisme économique et financier dont l’avidité est l’unique moteur. Mais à une échelle temporelle recouvrant à peine quelques générations humaines, ce « modèle » est en réalité déjà mort, il appartient déjà à un passé proche. C’est d’ailleurs ce ressenti qui pousse inconsciemment les partisans de ce type de civilisation à une fuite en avant de plus en plus rapide et destructrice. Et cela peut fort justement faire peur, puisque leur maîtrise d’immenses moyens matériels et intellectuels, dont par exemple l’énergie nucléaire et le système mondial financier et boursier (*note : développer la compréhension et démonter les rouages destructeurs et les perversités du monde de la finance et de la bourse est un sujet qui nécessite, à lui seul, un ou même plusieurs volumes), est à même de perpétrer des dégâts irréversibles à notre habitat planétaire.

D’autre part, et à l’inverse, il existe une profusion de nouveaux

comportements, un foisonnement de nouvelles découvertes débouchant sur des réalisations concrètes, une multitude de prises de conscience individuelles. Toutes ces innovations vont à l’encontre des agglomérats verticaux basés sur le pouvoir et la rapacité. Ces mouvements sous-jacents sont comme une onde océanique profonde qui est naturellement autrement plus vaste que les agitations des

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vagues de surface. Les directions éditoriales des principaux médias (et surtout de la télévision) font d’ailleurs partie intégrante de ces vagues éphémères et ignorent en grande partie les phénomènes plus profonds en train de se produire. Parfois les médias sont purement et simplement des instruments de propagande au service de ceux qui les financent ou les dirigent politiquement (je parle de l’habileté manipulatrice des médias occidentaux, et non du pitoyable manichéisme paranoïaque des journaux télévisés de la Corée du Nord, ou d’autres pays dirigés par des dictateurs). Souvent aussi les médias travestissent et déforment de nombreuses informations qui sont censées être relativement objectives, et présentent leur vision de ce qu’ils estiment être la réalité de manière partielle et partisane : la télévision n’est plus alors un instrument plat et neutre, mais plutôt un miroir déformant d’attraction de foire qui grossit, ridiculise, aplati, ignore la réflexion (et pas uniquement au sens optique du terme). Enfin les médias se moquent avec la désinvolture de celui qui connait sa puissance et son pouvoir de tous ceux qui osent penser ou agir différemment (par exemple, lorsqu’un média l’évoque de manière rarissime, il raille et ridiculise à peu de frais le roi du Bhoutan qui a substitué à la dictature du PNB le Bonheur National Brut basé sur le développement durable depuis 1972, et veut faire de son petit royaume le premier pays 100% bio).

En faisant à nouveau un parallèle avec la Seconde Guerre Mondiale, les résistants de la première heure furent très peu nombreux et il leur fallut déployer une énergie incroyable pour arriver à se regrouper, s’organiser, se faire entendre. Il fallu aussi que des hommes aient une conscience exceptionnelle pour s’opposer aux autorités de cette époque, une confiance inébranlable dans leur perception du Bien et le rejet du mal absolu que représente le nazisme. Les exactions de ce régime totalitaire ainsi que les prises de conscience individuelles et collectives multiplièrent le nombre de résistants (des hommes et des femmes anonymes ou célèbres comme le Général de Gaulle, Jean Moulin, Lucie Aubrac, Winston Churchill, des pays comme l’Angleterre, les USA et l’URSS) jusqu’à ce qu’ils deviennent suffisamment nombreux et forts pour y mettre fin. De rares précurseurs comme John Muir, René Dumont, Rachel Carson, Théodore Monod, Jacques-Yves Cousteau, Pierre Rabhi, Hubert Reeves, Anita Conti et quelques autres ont pris conscience que les choix effectués par l’humanité dans sa globalité allaient créer de graves problèmes humains, environnementaux, sociaux, économiques et écologiques. Leur action a été entendue et reprise par une seconde génération, bien plus nombreuse, d’hommes et de femmes dont j’ai évoqué l’engagement de certains tout au long de cet essai. Citons également Nicolas Hulot, Al Gore, Chico Mendès, Vandana Shiva, Lester Brown, Yann Arthus-Bertrand, Sylvie Simon, Jane Goodall, Corinne Lepage, Wangari Maathai, Jean-Marie Pelt, José Bové, des associations mondialement connues comme Greenpeace, Médecins sans frontières, le WWF, Sea Shepard mais aussi de nombreuses autres personnes et associations peu connues ou anonymes qui ont mené et mènent encore des combats individuels ou associatifs ayant pour credo l’importance

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fondamentale et la sauvegarde de la Vie. Ces centaines de milliers d’hommes et de femmes ont eu chacun des prises de conscience individuelles suffisamment fortes pour prendre des initiatives, réaliser des projets, et même pour consacrer leur vie à œuvrer afin de retrouver un équilibre harmonieux, respectueux et finalement salvateur intégrant l’Homme dans la dimension de sa Nature.

Enfin, on assiste à l’émergence d’une troisième génération de jeunes gens qui refusent de se positionner dans une société basée sur la confrontation, la manipulation, le mensonge. Grâce à l’intense travail des deux générations précédentes qui a facilité une prise de conscience plus précoce et plus collective, de nombreux jeunes gens comprennent les enjeux à la fois globaux et individuels auxquels ils doivent faire face et inventent des comportements nouveaux qui dépassent les cadres de plus en plus contraignants et sécuritaires que l’on veut nous imposer par un mouvement inverse de balancier. Cette troisième génération de résistants aux diktats de monumentaux modèles pyramidaux concentrationnaires et standardisés intègre la modernité, les progrès scientifiques et techniques pour une utilisation plus arborescente et multidirectionnelle de leurs applications. Ils fonctionnent en réseaux participatifs caractérisés par la souplesse, la libre circulation de l’information, un complexe écheveau de collaboration ponctuelle ou/et plus pérenne (comme par exemple le Mouvement des Colibris initié par Pierre Rabhi en France, et l’Initiative Transition de Rob Hopkins en Angleterre). Bien sûr la tentation de l’égocentrisme est toujours présente, mais la proposition et l’exploration d’une nouvelle voie par une civilisation qui s’engage à tendre vers une évolution respectueuse et harmonieuse avec son environnement planétaire n’est jamais exempte d’écueils ou d’épreuves.

Nous savons, consciemment ou pas, que l’idéologie libérale débridée et sans limites mène l’homme au désastre, et peut-être à sa disparition. Une idéologie arrogante qui proclame que tout est permis au niveau économique afin de dégager un maximum de profits, mais qui, dès lors que ses propres turpitudes menacent l’ensemble de l’échafaudage, revient se réfugier dans le giron de la puissance publique pour quémander de l’aide interventionniste. Le défi de l’humanité consiste à s’adapter à la prise de conscience de la finitude du monde et de ses ressources, à trouver des solutions aussi harmonieuses que possible afin de vivre une relation équilibrée avec notre planète, et non plus comme des parasites qui finissent par tuer leur hôte en même temps qu’eux mêmes. Il s’agit d’inventer une nouvelle civilisation.

Nous pouvons choisir de libérer le processus de dérégulation mondialisé déjà largement appliqué, notamment avec le Grand Traité Transatlantique (TAFTA, pour Transatlantic Free Trade Area) actuellement en cours de discussion, jusqu’à ce que l’anarchique dictature des marchés financiers implose. Mais comme je l’ai déjà souligné, un écroulement brutal du système actuel risque de dégager une telle énergie destructrice à l’échelle mondiale que l’Humanité, si elle devait réussir à survivre à cette épreuve, pourrait être reléguée à une très longue période d’une barbarie inouïe. Toute cette violence ne

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serait alors que la prévisible conséquence du mythe de l’Übermensch. Ceci n’est pas souhaitable. A l’inverse de cette involution, nous avons encore le choix d’adopter un modèle qui permette à l’humanité de grandir et d’évoluer. Mais ce modèle nécessite des changements fondamentaux qui bouleversent les habitudes de fonctionnements basés uniquement sur l’avidité, la domination, la concurrence vers la supériorité financière, intellectuelle et/ou sociale, l’accumulation d’argent et de puissance au détriment du partage et de la coopération librement consentis.

Qu’entendons-nous par un nouveau paradigme ? Ce mot est actuellement à la mode dans certains milieux sociaux nantis qui se targuent également de comprendre la physique quantique et ses applications, tout en étant à l’affût des nouvelles thérapies géniques, et se glorifient de posséder les toutes dernières et « indispensables » innovations technologiques sans lesquelles ils seraient susceptibles de perdre leur statut social. Revenons donc plutôt à des fondamentaux qui cherchent à comprendre et à expliciter certains parmi les plus importants des chemins évolutifs. Il s’agit de savoir si les évolutions, de quelque sorte qu’elles soient, suivent un mode linéaire ou bien s’il se produit des sauts qualitatifs que l’on qualifie de mutation dans certains domaines. La linéarité ne peut être, par définition qu’un état transitoire, ainsi que le démontre brillamment la théorie du chaos. Cette théorie considère les états stables ou linéaires comme des instants d’équilibre se produisant dans un ensemble par ailleurs perpétuellement impermanent et mutable. (*note biographique : Ilia Prigogine et Isabelle Stengers, Entre le temps et l’éternité, Fayard,1988 ; Les lois du chaos, Flammarion, 1993 ). Un nouveau paradigme constituerait donc un saut qualitatif, un hiatus dans l’apparence d’une évolution que l’on voudrait linéaire, une pirouette mutationnelle s’appliquant à l’échelle macroscopique d’une espèce vivante et consciente. Certaines réalisations humaines comme la domestication du feu, l’invention de la roue, la codification de règles sociales sous forme de lois, internet, sont incontestablement des exemples de ces sauts évolutifs car ils ont conduit l’humanité toute entière à de considérables améliorations de ses conditions d’existence en tant qu’espèce. Il ne faut cependant pas les confondre avec de simples découvertes techniques comme la pseudo domestication de l’énergie nucléaire ou encore les découvertes en génétique dont quelques unes des premières applications ont débouché sur les Organismes Génétiquement Modifiés. Ces deux derniers exemples ne représentent pas un bond évolutif, car ils ne sont en réalité que l’expression arrogante de la volonté de supériorité et de maitrise absolue que veulent s’arroger certains hommes, ou plutôt une certaine part de l’humanité, sur la Terre, et pourquoi pas sur l’ensemble de l’univers si les conditions peuvent un jour être réunies.

Jusqu’après la Seconde Guerre Mondiale, les tentatives hégémoniques connues par l’humanité étaient l’œuvre d’Empires, de pays ou d’hommes qui souhaitaient annexer de nouveaux territoires et appliquer de force leur vision politique à d’autres peuples. Avec la mondialisation,

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dont l’expression triomphante et sans limites provient en partie de l’écroulement du bloc soviétique, le champ d’activité de l’hégémonie a changé de registre : il est devenu exclusivement idéologique et non plus territorial. L’idéologie qu’est le libéralisme s’applique désormais sans aucune restriction à l’ensemble de la planète et de ses habitants, jusqu’à constituer un cartel idéologique. Cette domination constitue elle aussi un nouveau paradigme. En effet, il s’est produit un saut évolutif d’une part entre la vision autocratique de certains individus comme Alexandre le Grand, Gengis Khan, Napoléon Bonaparte, Adolf Hitler, Staline, et d’autre part, à partir du constat qu’un pouvoir individuel planétaire était voué à l’échec, pour établir au niveau mondial la domination d’un système idéologique, d’une implacable mécanique emportant l’adhésion, volontaire ou non, de nombreux individus. Un système qui rassemble à son zénith une somme indistincte mais limitée d’intérêts individuels basés sur l’accumulation des richesses et l’exploitation de n’importe qu’elle ressource permettant de dégager des profits. Ces individus sont regroupés en entités commerciales, industrielles, financières dans des ensembles désincarnés sous forme contractuelle, sans frontières territoriales, bien plus puissants que la somme de leurs parties. Ces entités immatérielles ont d’immenses avantages : l’interchangeabilité des dirigeants et des actionnaires, ce qui fait que l’individu n’a en réalité plus qu’une importance réduite ; une totale déresponsabilisation, qui constitue une conséquence directe de l’interchangeabilité; et surtout, ce que ne peut pas connaître, par définition, un dictateur individuel, la pérennité de la structure dans le temps. Sous ce zénith s’étagent des chaînes pyramidales rassemblant des milliards d’individus qui adhèrent plus ou moins activement, et plus ou moins consciemment, aux rouages de cette mécanique idéologique. L’objectif de beaucoup de ces individus étant de trouver une meilleure position sociale et financière, plus proche du soleil, comme les arbrisseaux d’une forêt équatoriale qui cherchent à grandir jusqu’à faire partie de la canopée. Mais la correspondance s’arrête là : avant les humains une grande partie de la planète était recouverte d’arbres, des organismes vivants munis de racines en relation directe et harmonieuse avec la Terre ; les hommes ont défriché la grande majorité des forêts primaires, beaucoup d’entre eux sont déracinés (et cette expression recouvre plusieurs niveaux possibles de compréhension), leur existence repose désormais sur une exploitation des ressources bien plus importante que leur renouvellement. Et comme je l’ai dit précédemment, la plupart des hommes livrent une guerre absurde contre la nature et contre leur planète par fidélité à une très ancienne névrose liée aux origines de l’espèce humaine, qui n’a plus lieu d’être mais qui reste très agissante, jusqu’à l’anéantissement de la source inconsciente de notre insécurité primaire. Mais, lorsqu’on examine ce mécanisme avec un peu de distance, la situation en devient ironique et paradoxale : l’éradication de la problématique (c’est-à-dire de la profonde empreinte devenue névrotique que la Terre est dangereuse) revient à mettre en danger l’existence même de l’espèce humaine au lieu de la sécuriser. Au passage, la question qui se pose est bien celle de l’anéantissement et non seulement celle de la domination. Ce stade

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de domination générale et quasi absolue de l’Homme sur la Nature est déjà atteint depuis plusieurs décennies, bien qu’il subsiste encore des manifestations naturelles catastrophiques non maîtrisées (éruptions volcaniques, tremblements de terre, tsunamis), et l’on peut constater que cette suprématie ne suffit pas à calmer l’appétit destructeur des hommes. Par exemple le nivellement de centaines de montagnes est devenu un gigantesque jeu d’enfants technologique, pratiqué dans plusieurs pays (USA et Chine) ; de même pour la domestication voire la construction artificielle de fleuves, et plus récemment l’injection en masse de produits chimiques toxiques au sein même de la terre pour la « fracturer » (un terme jusqu’alors davantage utilisé par les braqueurs de banques…). C’est donc bien l’hybris d’un certain nombre d’hommes, qui pourrait amener l’ensemble de l’espèce dans le gouffre de sa propre némésis.

Le nouveau paradigme qui est actuellement en train de se produire intègre la réalité de l’ensemble des situations contemporaines, y compris les progrès accomplis par les sciences et les techniques. Il n’est donc pas question de revenir à l’ère de la bougie, comme certains manipulateurs corrompus cherchent à le faire croire. Il existe de nombreuses solutions à chacune des problématiques que nous avons ici évoquées. Certaines font appel à des connaissances qui ont démontré leur efficacité depuis des millénaires, alors que d’autres proviennent d’innovations technologiques majeures qui vont révolutionner l’humanité, telles les imprimantes 3D et les nouveaux moyens de stockage énergétique d’hydrogène solide comprimé. Comme nous avons cherché à le souligner, l’Homme est une espèce profondément adaptable : il est donc capable de refuser la dictature du productivisme frénétique, d’éconduire les divers fanatismes religieux, idéologiques et financiers, de transformer le calibrage mécanique et méthodique des marchandises et des esprits pour en faire des instruments de partage et non d’aliénation, de substituer la générosité à la rapacité et à la prédation. Le champ morphique imaginé par Rupert Sheldrake peut aussi s’appliquer à un niveau collectif : une société humaine est, aussi, le produit de la somme des émanations individuelles de ses membres et de ses divers courants de pensée durant l’ensemble de son histoire. Comment les hommes pourraient-ils changer leur société s’ils perdurent individuellement à tricher, à se mentir, à se laisser gouverner par leurs émotions, leurs frustrations et leurs désirs égoïstes, à leurs névroses ? Un gigantesque chantier collectif nous attend avec une urgence chaque jour plus pressante. L’actuelle névrose sociétale caractérisée par la concentration, l’optimisation et l’accumulation réduit constamment le champ des possibles. Il est donc indispensable d’envisager un ou plusieurs autres modèles d’évolution. L’un d’entre eux remet courageusement en question les postulats de base du capitalisme contemporain en parcourant d’autres chemins de pensée. Les décroissants sont encore très minoritaires en particulier grâce à certains détracteurs qui leurs reprochent de revenir à des

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considérations passéistes, à une économie de pénurie. Brandir le spectre d’un retour au Moyen-Age est très facile pour des médias habitués à fonctionner dans une logique de confrontation et d’antagonisme, surtout lorsque l’on ose révéler au grand jour le mythe de l’abondance illimitée de l’Empire capitaliste, c’est-à-dire, par analogie, le véritable prix du pain de l’Empire Romain. Les notions de sobriété économique et énergétique et celles d’honnêteté intellectuelle telles quelles sont développées par les décroissants sont bien plus difficiles à concevoir pour une majorité de journalistes. Et puisque nous avons vu que la terminologie a de l’importance, la notion devenue péjorative de décroissance (qui se place en position antagoniste avec le credo monolithique de croissance, et par conséquent n’a pas la moindre possibilité de s’imposer par rapport à cette croyance quasi-religieuse qui façonne le monde à sa guise depuis une centaine d’années) est désormais avantageusement remplacée par celle d’objecteur de croissance. Ce chantier global doit aussi s’accompagner en parallèle d’un travail personnel qui permettra à chaque individu de prendre en toute conscience la direction de l’apaisement intérieur, plutôt que de privilégier l’orientation inverse se manifestant par la confusion et l’agitation. Jacques Ellul avait parfaitement compris certaines des complexes connexions reliant le collectif à l’individuel : «Toute révolution doit être immédiate, c’est-à-dire qu’elle doit commencer à l'intérieur de chaque individu par une transformation de sa façon de juger (...) et d’agir. C'est pourquoi la révolution ne peut plus être un mouvement de masse et un grand remue-ménage (…) ; il est impossible de se dire révolutionnaire sans être révolutionnaire, c’est-à-dire sans changer de vie ». Comme je l’ai déjà précisé, ce parcours individuel consistant à (re)trouver une relation saine et harmonieuse avec notre planète n’est pas nouveau. Il a été accompli avec succès par des hommes et des femmes durant des centaines, voire des milliers d’années par de nombreux peuples premiers. Si les « pauvres sauvages » que nous sommes en train de faire disparaître ou d’assimiler y sont parvenus, pourquoi nous autres les hommes « supérieurs », « intelligents » et « civilisés », n’y arriverions-nous pas ?

Malheureusement beaucoup de ces peuples sont actuellement

en train de disparaître. Certains analystes pourraient argumenter que ce phénomène démontre que ces hommes et que leur organisation sociale sont inadaptées et trop en retard pour s’accoutumer au progrès imposé par la civilisation occidentale. Mais, encore une fois, il s’agit plutôt de choix radicalement différents. Celui qui triomphe actuellement s’impose à l’ensemble de la planète car il est structurellement construit sur la volonté de pouvoir, le dépassement de soi-même par rapport aux autres, la compétition agressive et manipulatrice sans aucun garde-fou éthique. Ces comportements, qui sont nécessaires lors de moments particuliers ou dans un cadre délimité comme par exemple les rencontres sportives, ont cependant été systématisés et érigés comme l’unique chemin permettant à l’humanité de progresser. Les peuples

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premiers, mais aussi des hommes et des femmes de plus en plus nombreux, refusent la pertinence de cette infernale mécanique qui doit broyer pour survivre, parce qu’ils ont conscience de l’existence d’une autre voie, bien plus équilibrée, qui requiert une approche où l’apaisement, l’harmonie et la pondération peuvent structurer une civilisation qui intègre l’individu, les relations sociales, des conditions d’existence décentes pour tous au sein d’un environnement planétaire respecté. Le rythme accéléré d’une pseudo croissance effrénée qui s’auto-entretien dans la fuite en avant imprime la cadence de l’enjeu et l’urgence de réponses adaptées. Paradoxalement, ces valeurs d’apaisement doivent maintenant se montrer, émerger au grand jour, et se mettre en marche de manière concrète selon des modalités qu’il appartient à chacun de définir.

Au cours de notre histoire récente quelques hommes tels que le Mahatma Gandhi ou Martin Luther King ont eu un charisme individuel suffisant pour mobiliser des millions de personnes dans le but de mettre fin à de graves injustices. Actuellement, l’héroïsme peut aussi être un acte individuel simple mais exigeant, qui doit également s’inscrire dans la durée : consacrer chaque jour un peu de temps à cuisiner plutôt que d’être asservis par l’industrie alimentaire, ne plus acheter de produits toxiques ou fabriqués par des quasi esclaves, ne pas postuler pour un emploi dans des industries qui ne font aucun effort pour limiter la pollution ou les intoxications dus à leurs produits, participer de quelque manière que ce soit à des associations oeuvrant pour l’épanouissement des individus et la protection de l’environnement, s’informer de manière indépendante auprès de plusieurs sources de références, et de manière plus générale, opérer ses propres choix en pleine conscience, sans être soumis à des a priori idéologiques ou religieux.

Nous disposons d’une intelligence adaptative suffisante pour

imaginer un autre monde, mais aussi pour le réaliser concrètement, au quotidien. Un monde capable de repousser la dictature des banquiers, du consumérisme, du gaspillage, de la rapacité, du mensonge, du sentiment de supériorité qu’ont certains hommes à l’égard d’autres hommes, de l’enfermement dans une pensée calibrée et un comportement mécaniquement optimisé. Il faut que l’humain se remette au service de l’humain, ce qui inclue également l’obligation de retrouver un sens de la responsabilité et du respect de son environnement. Par delà l’épreuve de l’accouchement, lorsqu’un enfant vient tout juste de naître son regard est rempli d’innocence, de confiance, d’amour inconditionnel, d’un élan de vie joyeux et ouvert. Il est dans l’incapacité totale d’être dans le calcul, le jugement, la méfiance, la fermeture, la condamnation, la paranoïa, la haine. Devenu adulte, le petit d’homme est tellement bousculé par la multitude de contraintes imposées par une civilisation technique obsédée par le profit que la fermeture et le retrait au sein de son individualité blessée devient une obligation de protection. C’est pourquoi l’héroïsme consiste aussi à accepter de sortir de son bunker, à se relier à nouveau à l’innocence des premiers jours.

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Nous avons tous un devoir individuel et collectif d’indignation et de RESISTANCE pour que nous-mêmes et nos enfants puissions survivre ne serait-ce qu’aux deux cents prochaines années. Rester indifférent ou s’enfermer dans un sentiment d’impuissance constitue déjà un choix, celui de l’entropie, celui de collaborer avec les mécanismes qui mènent à l’extinction de la race humaine.

Je vous invite, chacun selon vos moyens, à RESISTER aux

anciens schémas qui nous tuent et à vous EPANOUIR vers un nouveau modèle d’être.

POST FACE

Ce livre est et reste un essai. Il ne prétend pas détenir ni décrire une vérité universelle, mais son ambition consiste plutôt à ce que chaque lecteur s’interroge sur certaines problématiques. Nous avons tous des a priori idéologiques plus ou moins importants qu’il faut avoir le courage et faire l’effort de reconsidérer. Par exemple, le plastique était pour moi une véritable catastrophe, digne des plaies d’Egypte. J’en négligeais les aspects positifs, que j’ai redécouverts et exposés lors de l’écriture de cet ouvrage. Nos capacités de réflexions peuvent aussi se révéler approximatives, notamment en utilisant des raccourcis négligeant et tronquant certains aspects d’une globalité plus complexe. Elles peuvent aussi opérer des confusions entre différents niveaux de compréhension, en privilégiant la pensée plane et linéaire aux détriments d’une approche plus profonde prenant en considération plusieurs strates, à l’instar de couches géologiques. C’est pourquoi j’ai souhaité citer un nombre assez considérable de sources et de références bibliographiques auxquelles le lecteur pourra se reporter s’il souhaite approfondir davantage telle ou telle question. Une grande partie de ces sources proviennent d’organismes officiels ou même de lobbies, qui ne peuvent être soupçonnés de produire des chiffres fantaisistes en leur défaveur. Il est même envisageable que ces chiffres soient plus ou moins largement sous-évalués…Ces sources et informations officielles sont aussi destinées à certains de mes futurs détracteurs dont certains risquent d’être tentés de ne pas avoir

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l’honnêteté intellectuelle d’éviter certaines formes de manipulation, conscientes ou rendues inconscientes par les œillères d’une idéologie préexistante fortement imprimée.

Par exemple, lorsque j’ai abordé dans une note de bas de page la notion d’obsolescence programmée de certains appareils, j’ai constaté que certains contestaient la notion même d’obsolescence programmée. Leur raisonnement était le suivant : un documentaire diffusé sur la chaîne de télévision Arte en février 2011 et janvier 2012, intitulé « Prêt à jeter » tenait à illustrer certaines pratiques industrielles visant à réduire artificiellement la durée de vie d’un appareil. Certaines des informations contenues dans ce documentaire se sont avérées à juste titre critiquables, pour plusieurs raisons. Une information incomplète, volontairement ou non, le désir d’imposer un point de vue en avantageant les aspects spectaculaires plutôt que l’évidence scientifique, l’absence de sources ou l’utilisation de sources non fiables peuvent constituer autant d’écueils. Certains critiques ont soulevé les approximations de ce reportage, et ils ont eu raison de le faire, en appuyant leurs remarques par des sources indiscutables. Mais d’autres critiques ont utilisé l’artifice du raccourci pour conclure que l’obsolescence programmée, de manière générale, est un mythe. Ce dernier type de procédé revient à jeter le bébé avec l’eau du bain.

Pour en revenir à ce reportage un cartel de fabricants a réellement été créé en 1924, nommé Phoebus SA. Cette société regroupait les principales entreprises de fabrication des ampoules à filaments (les seules existantes à l’époque), à savoir Osram en Allemagne, General Electric (USA), Philips (Pays-Bas), la Compagnie des Lampes (France), Associated Electrical Industries (Royaume-Uni), Tungsram (Hongrie). Phoebus est en réalité une organisation administrative qui facilite l’échange et la standardisation des méthodes de fabrication, centralise l’acquisition et la mutualisation des brevets sur les ampoules, assure la coordination des ventes des ampoules à l’échelle mondiale entre ses différents membres par l’intermédiaire de quotas. Les statuts de Phoebus prévoient également des amendes pour les entreprises membres dont la durée de vie des ampoules à incandescence est supérieure à 1.000 heures de fonctionnement. Chaque usine devait envoyer des ampoules à Phoenix, dont le laboratoire vérifiait que la durée de vie était effectivement inférieure à la limite fixée. Un fonds spécialement constitué par les contributions de chaque entreprise membre était destiné à garantir le montant des amendes. C’est ce qui a poussé toutes les sociétés membres à modifier leurs techniques de fabrication afin d’instituer un rapport fixe entre luminosité, prix et consommation énergétique, alors que les ampoules fonctionnaient auparavant entre 2.000 et 2.500 heures. Phoebus se voulait autant que possible » indépendante de la diversité des droits nationaux » (statuts de Phoebus) et de manière générale se voulait en mesure de contourner toute forme de restriction gouvernementale. Le siège de Phoebus a été fixé à Genève, et son premier président fut le Dr Meinhardt, alors pdg d’Osram, car la Suisse ne disposait d’aucune législation anti-trust à cette époque. Le cartel a été condamné judiciairement en 1953 sur le motif de l’entente illicite entre industriels et

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non pas au titre de la fixation d’une limite normative de la durée de vie des ampoules (*source : Das Glühbirnenbuch, de Peter Berz, Helmut Höge, Markus Krajewski, éditions Lesethek Verlag, 2011).

Cet exemple démontre de quelle manière la simplification excessive, dans un sens comme dans l’autre, peut amener à contester un sujet de préoccupation pourtant non seulement légitime mais aussi indéniablement pertinent.

Quand à l’insulte, à la diatribe, à la condamnation assénée sans

aucun argument contraire dûment étayé, elles ne peuvent qu’être à la portée d’esprits faibles et agités dont la violence verbale est révélatrice de leur impuissance, de leur ignorance et de leur mauvaise foi, n’en déplaise notamment à certains (ex)-ministres français.

BIBLIOGRAPHIE

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Even et Bernard Debré, Le cherche Midi, 2012. - Médicaments, effets secondaires : la mort, de John Virapen, préface de

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- Menace sur nos neurones, Alzheimer, Parkinson…et ceux qui en profitent, de Marie Grosman, Roger Lenglet, éditions Actes Sud, 2011

- L’histoire secrète du plomb, de Jamie Lincoln Kitman, éditions Allia, 2005.

- Rapport du Programme des Nations Unies pour l’Evironnement (PNUE) et de l’Organisation Mondiale pour la Santé (OMS) : « State of the science of endocrine disrupting chemicals, 2012, d’Ake Bergman, Heindel, Jobling, Kidd et Zoeller http://unep.org/pdf/9789241505031_eng.pdf

- Homo disparitus (« The world without us”), de Alan Weisman, éditions J’ai Lu, 2008.

- L’humanité disparaîtra, bon débarras, de Yves Paccalet, éditions Artaud, 2006.

- Mal de Terre, de Hubert Reeves, Point Sciences, 2005. - Et si l’aventure humaine devait échouer, de Théodore Monod, réédition

Grasset, 2000. - Jusqu’où pourrons-nous être trop nombreux sur terre ?, de Alan

Weisman, Flammarion, 2014. - Où va le monde ? 2012-2022 : une décennie au devant des

catastrophes, de Susan George, Yves Cochet, Serge Latouche, Jean-Pierre Dupuy, ed. Fayard/Mille et une Nuits, 2012.

- Mange tes méduses ! de Philippe Cury et Daniel Pauly, éditions Odile Jacob, 2013

- La guerre de l’eau : Privation, pollution et profit, de Vandana Shiva, éditions Parangon, 2003.

- Le terrorisme alimentaire, de Vandana Shiva, éditions Fayard, 2001. - Eaux et Territoires ; Tensions, coopérations et géopolitique de l’eau, de

Frédéric Lasserre et Luc Descroix, Presses de l’Université du Québec, 2011.

- L’empire de l’eau, de Yvan Stefanovitch, édition Ramsay, 2005. - Cessons de tuer la terre pour nourrir l’homme, de Jean-Marie Pelt,

éditions Fayard, 2012. - Après nous le déluge ? de Jean-Marie Pelt et Eric Seralini, Poche,

2008. - La Terre en héritage, de Jean-Marie Pelt, éditions Fayard, 2000. - Héros d’humanité, de Jean-Marie Pelt, éditions Flammarion, 2013. - Le Monde a-t-il un sens ? de Jean-Marie Pelt, éditions Flammarion,

2014. - Le Gardien du Feu, de Pierre Rabhi, Albin Michel, 2003 - Conscience et Environnement, La Symphonie de la Vie, de Pierre

Rabhi, éditions du Relié, 2006 - Manifeste pour la Terre et l’Humanisme, de Pierre Rabhi, éditions Actes

Sud, 2008. - La sobriété heureuse, de Pierre Rabhi, éditions Actes Sud, 2010. - Graines de possibles, Regards croisés sur l’écologie, de Pierre Rabhi et

Nicolas Hulot, éditions Calmann Lévy, 2005.

Page 283: Un essai de Christophe Thro...2 Introduction Chapitre 1 : Indignez-vous ! Première partie : Les transformations contemporaines sont issues de choix historiques Chapitre deux : premiers

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- La Terre vue du Ciel, de Yann Arthus-Bertrand, éditions de la Martinière, 2003.

- 20 ans après…la Terre ?, Le bilan de 20 ans de développement durable de Yann Arthus-Bertrand, éditions de la Martinière, 2012.

- Le Monde selon Monsanto, de Marie-Monique Robin, éditions La Découverte, 2009,

- Notre poison quotidien, de Marie-Monique Robin, éditions La Découverte, 2011.

- Entre le temps et l’éternité, de Ilya Prigogine et Isabelle Stengers, éditions Fayard, 1988.

- Inside the Bottle : An Expose of the Bottled Water Industry, de Tony Clarke, editions Canadian Ctr for Policy, 2007.

- Risques publics, profits privés ; Veolia Environnement, Profils de l’industrie des partenariats public-privé du Canada, Institut Polaris, juin 2014. http://www.polarisinstitute.org/files/veolia_f.pdf

- Le casse du siècle, The Big Short, de Michael Lewis, éditions Points, 2012.

- Effondrement, Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, de Jared Diamond, éditions Gallimard, 2006.

- Le sol, la terre et les champs, de Claude et Lydia Bourguignon, éditions Sang de la Terre, 2002.

- L’empire de le honte, de Jean Ziegler, éditions Fayard, 2005 - La politique de l’Oxymore, Comment ceux qui nous gouvernent nous

masquent la réalité du monde, de Bertrand Méheust, éditions La Découverte, 2009.

- La Décroissance, Entropie, Ecologie, Economie, de Nicholas Georgescu-Roegen, éditions Sang de la Terre, 2004.

- Le Technique ou l’enjeu du siècle, de Jacques Ellul, édition Economica, 2008.

- Pour qui, pour quoi travaillons-nous ? de Jacques Ellul, édition La Table Ronde, 2013.

- L’espérance oubliée, de Jacques Ellul, éditions La Table Ronde, 2004. - La convivialité, de Ivan Illich, éditions du Seuil, Points Essais, 2003. - Le populisme climatique, Claude Allègre et Cie, enquête sur les

ennemis de la science, de Stéphane Foucart, édition Denoel, 2010. - TV Lobotomie, La vérité scientifique sur les effets de la télévision, de

Michel Desmurget, éditions Max Milo, 2012. - L’Apocalypse Joyeuse, Une histoire du risque technologique, de Jean-

Baptiste Fressoz, éditions du Seuil, 2012. - Le vélo, le mur et le citoyen, de Jacques Testard, édition Belin, 2006. - Une autre science est possible, Manifeste pour un ralentissement des

sciences, de Isabelle Stengers, éditions La Découverte, 2013. - Comment la Terre s’est tue, Pour une écologie des sens, de David

Abram, éditions La Découverte, 2013. - Manuel de Transition, De la dépendance au pétrole à la résilience

locale, de Rob Hopkins, édition Ecosociété, 2010. - Terre Patrie, de Edgar Morin avec la collaboration de Anne Brigitte

Kern, éditions Points, 2010. - Introduction à la pensée complexe, de Edgar Morin, éditions Points,

2014.

Page 284: Un essai de Christophe Thro...2 Introduction Chapitre 1 : Indignez-vous ! Première partie : Les transformations contemporaines sont issues de choix historiques Chapitre deux : premiers

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- La Voie, pour l’avenir de l’humanité, de Edgar Morin, éditions Fayard, 2011.

- L’an I de l’ère écologique, de Edgar Morin, dialogue avec Nicolas Hulot, éditions Tallandier, 2007.

- L’intelligence de la complexité, de Edgar Morin et Jean_Louis Le Moigne, éditions Harmattan, 1999.

- La Nature, source spirituelle, de Philippe Roch, préface de Nicolas Hulot, éditions Jouvence, 2009.

- Sans le nucléaire on s’éclairerait à la bougie, de Corinne Lepage et Jean-François Bouvet, éditions Seuil, 2010.