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PRINTEMPS-2017 47 M. Bernard Massé est ingénieur forestier depuis 1986. Cofondateur de la firme Del Degan, Massé et associés, il cumule près de 30 ans de consultation en foresterie et géomatique. En 1989, il implante les services géomatiques au sein de la firme et devient un des premiers artisans à développer des services et des solutions en géomatique forestière pour le compte du ministère et de l’industrie forestière. Depuis plus de 25 ans, il a dirigé de nombreux projets touchant différentes facettes de la géomatique forestière : production de bases de données forestière, modélisation et développement de systèmes, développement de normes, télédétection spatiale, photogrammétrie numérique, etc. L’émergence d’un nouveau domaine, la géomatique, est annoncée la première fois en France en 1960 par un scientifique français nommé Bernard Dubuisson ; géomètre et photogrammètre de formation. Au Canada, c’est au Québec, en 1981, sous la plume M. Michel Paradis, arpenteur-géomètre que le terme fait son apparition. Il s’agit alors d’un article publié dans la revue Le Géomètre canadien, suivi d’une conférence en 1982 dans le contexte du centenaire de l’Association canadienne d’arpentage. M. Paradis partage alors sa vision de la nécessité d’une nouvelle discipline. Cette dernière unirait les moyens modernes aux techniques plus traditionnelles pour répondre à une forte croissance prévisible de la demande en information spatiale. L’avenir lui a donné raison ! UN HISTORIQUE DE LA GÉOMATIQUE FORESTIÈRE EN PRATIQUE PRIVÉE Par Bernard Massé, ing. f., avec la contribution de Serge Côté ing. f. et Rémi Jean, ing. f. 1980 - 1995 – LA TECHNOLOGIE AU SERVICE DES FORESTIERS L’avènement des ordinateurs personnels au cours des années 1980 a rendu accessibles les technologies informatiques à un grand nombre de disciplines scientifiques. Les sciences forestières ont bénéficié de cette plus grande accessibilité de l’informatique et particulièrement pour la gestion et l’exploitation des imposantes bases de données de l’inventaire forestier. Des systèmes informatiques étaient déjà utilisés au Québec pour gérer les données de connaissance forestière, mais ceux-ci étaient développés sur les ordinateurs centraux du ministère de l’Énergie et des Ressources (MER) et ne pouvaient être utilisés que par les usagers autorisés. L’arrivée des premiers ordinateurs de type PC et des logiciels de gestion de base de données a permis les premières exploitations des données forestières gouvernementales à l’extérieur de l’environnement informatique du MER. À l’époque, il n’était question que de données non localisées (bases de données tabulaires) ; les données de contenance forestière (superficies des strates d’inventaire) étant stockées comme les autres informations forestières dans des tables de données sans association à une quelconque donnée géométrique. Pour traduire de façon cartographique les résultats d’une simulation ou d’une planification, le personnel forestier devait rechercher sur les cartes les strates forestières visées à l’aide de la correspondance de numéros de peuplements entre la base de données et la carte. Les résultats étaient généralement coloriés à la main à l’aide de bon vieux « Prismacolor ». Un travail de moine qui pouvait durer des jours ! LE SAVIEZ-VOUS ? Entre 2000 et 2015, 8 des membres de l’ACF ont analysé 610 772 km 2 de forêts en photo- interprétation, ce qui représente 1 265 fois la superficie de l’île de Montréal (ou pratiquement la moitié de la superficie du Québec).

UN HISTORIQUE DE LA GÉOMATIQUE FORESTIÈRE EN …ordinateurs et des logiciels de l’époque. Les firmes doivent innover, développer des techniques et des approches pour contourner

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M.  Bernard Massé est ingénieur forestier depuis 1986. Cofondateur de la firme Del Degan, Massé et associés, il cumule près de 30  ans de consultation en foresterie et géomatique. En 1989, il implante les services géomatiques au sein de la firme et devient un des premiers artisans à développer des services et des solutions en géomatique forestière pour le compte du ministère et de l’industrie forestière. Depuis plus de 25 ans, il a dirigé de nombreux projets touchant différentes facettes de la géomatique forestière  : production de bases de données forestière, modélisation et développement de systèmes, développement de normes, télédétection spatiale, photogrammétrie numérique, etc.

L’émergence d’un nouveau domaine, la géomatique, est annoncée la première fois en France en 1960 par un scientifique français nommé Bernard Dubuisson ; géomètre et photogrammètre de formation. Au Canada, c’est au Québec, en 1981, sous la plume M. Michel Paradis, arpenteur-géomètre que le terme fait son apparition. Il s’agit alors d’un article publié dans la revue Le Géomètre canadien, suivi d’une conférence en 1982 dans le contexte du centenaire de l’Association canadienne d’arpentage. M.  Paradis partage alors sa vision de la nécessité d’une nouvelle discipline. Cette dernière unirait les moyens modernes aux techniques plus traditionnelles pour répondre à une forte croissance prévisible de la demande en information spatiale. L’avenir lui a donné raison !

UN HISTORIQUE DE LA GÉOMATIQUE FORESTIÈRE EN PRATIQUE PRIVÉE

Par Bernard Massé, ing. f., avec la contribution de Serge Côté ing. f. et Rémi Jean, ing. f.

1980 - 1995 – LA TECHNOLOGIE AU SERVICE DES FORESTIERS

L’avènement des ordinateurs personnels au cours des années  1980 a rendu accessibles les technologies informatiques à un grand nombre de disciplines scientifiques. Les sciences forestières ont bénéficié de cette plus grande accessibilité de l’informatique et particulièrement pour la gestion et l’exploitation des imposantes bases de données de l’inventaire forestier. Des systèmes informatiques étaient déjà utilisés au Québec pour gérer les données de connaissance forestière, mais ceux-ci étaient développés sur les ordinateurs centraux du ministère de l’Énergie et des Ressources (MER) et ne pouvaient être utilisés que par les usagers autorisés.

L’arrivée des premiers ordinateurs de type PC et des logiciels de gestion de base de données a permis les premières exploitations des données forestières gouvernementales à l’extérieur de l’environnement informatique du MER. À l’époque, il n’était question que de données non localisées (bases de données tabulaires) ; les données de contenance forestière (superficies des strates d’inventaire) étant stockées comme les autres informations forestières dans des tables de données sans association à une quelconque donnée géométrique. Pour traduire de façon cartographique les résultats d’une simulation ou d’une planification, le personnel forestier devait rechercher sur les cartes les strates forestières visées à l’aide de la correspondance de numéros de peuplements entre la base de données et la carte. Les résultats étaient généralement coloriés à la main à l’aide de bon vieux « Prismacolor ». Un travail de moine qui pouvait durer des jours !

LE SAVIEZ-VOUS ?

Entre 2000 et 2015, 8 des membres de l’ACF ont analysé 610 772  km2 de forêts en photo-interprétation, ce qui représente 1 265 fois la superficie de l’île de Montréal (ou pratiquement la moitié de la superficie du Québec).

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48- HISTOIRES FORESTIÈRES

Extrait de carte écoforestière — 1er inventaire décennal 1970-1980.

Source : MFFP.

C’est au milieu des années 1980 que les premiers logiciels SIG (système d’information géographique) pouvant être exploités sur des micro-ordinateurs font leur apparition sur le marché. La plupart de ces nouveaux produits sont développés par des entreprises américaines. Les logiciels ArcInfo, GenaMap, MapInfo, PAMAP sont les plus populaires à l’époque. À la fin des années 1980, on voit naître une nouvelle offre pour des services de géomatique en foresterie en Colombie-Britannique, en Ontario et au Nouveau-Brunswick. Au Québec, on annonce, en 1988, la géomatisation de la production des données pour le prochain inventaire forestier décennal (le 3e) devant débuter en 1991. Le système a un nom : SIEF pour Système d’information écoforestière. Dans les faits, le développement du système sera retardé pendant plusieurs années et ne sera entrepris qu’à la toute fin de l’année 1995.

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Extrait de carte écoforestière — 2e inventaire décennal — 1980-1990.

Source MFFP.

Le SIEF représente, à l’époque, un ambitieux programme de développement de systèmes et de production de données. La vision du projet, alors porté par l’ingénieur forestier Denis Robert, chef du service des inventaires forestiers et son équipe, allait à terme placer la géomatique au cœur de la pratique forestière et consolider les fournisseurs et l’approche de production de données écoforestières au Québec.

Durant cette période, les entreprises forestières s’approvisionnant sur les terres publiques du Québec ont de nouvelles obligations découlant des CAAF (contrat d’approvisionnement et d’aménagement forestier) consentis aux propriétaires d’une usine de transformation du bois en vertu du régime forestier entré en vigueur en 1987. Les entreprises bénéficiaires d’un CAAF sur une aire forestière commune doivent désormais produire, tous les cinq ans, des plans généraux et quinquennaux d’aménagement forestier. Le plan général doit être appuyé par un calcul des possibilités forestières du territoire de l’aire commune. Les bénéficiaires de CAAF doivent également soumettre aux autorités du ministère une planification annuelle détaillée des interventions forestières prévues, ainsi qu’un rapport des activités réalisées. Ces rapports doivent être appuyés par différents inventaires ou relevés en forêt.

Devant ces nouvelles exigences, plusieurs entreprises forestières acquièrent de nouveaux équipements informatiques et des logiciels géomatiques afin de pouvoir réaliser plus efficacement leurs activités de gestion forestière. Le défi est grand. L’expertise en géomatique forestière est presque inexistante et il n’y a pas ou peu de référentiel normatif pour la constitution des bases de données SIG et les systèmes de gestion. L’entreprise Domtar est la première à se lancer dans un programme de géomatisation de ses activités de

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50- HISTOIRES FORESTIÈRES

gestion forestière et acquiert ses premières licences ArcInfo à l’automne  1989. Au printemps  1990, elle entreprend une étape de qualification de fournisseurs à laquelle participent des firmes privées du Québec et de l’Ontario. La firme Del Degan, Massé (DDM) se classe premier et décroche de 1990 à 1995 plusieurs mandats de numérisation de cartes forestières (2e décennal) couvrant les aires communes où s’approvisionne Domtar au Lac-Saint-Jean, en Abitibi, au Nord-du-Québec et dans le sud de la province, sur les terres privées de la compagnie. Ces travaux sont dirigés par l’ingénieur forestier Bernard Massé qui a été initié aux systèmes géomatiques lors de son passage à l’Université de Colombie-Britannique (UBC). Rapidement, d’autres entreprises forestières prennent le virage géomatique (Donohue, Abitibi-Price, Norbord, Kruger, etc.), ce qui accroît la demande pour les services de numérisation et de développement de système. Les firmes Tecsult et Roche s’investissent également dans cette nouvelle offre de services.

Extrait de la brochure originale du logiciel ArcInfo de 1982.

Source : GIS & ESRI.

À cette époque, tout est à faire. On doit développer les modèles de données, numériser les cartes, arrimer les bases de données descriptives, développer les procédures de travail et les systèmes

de contrôle de la qualité et former le personnel. Les bases de données géoforestières sont imposantes et requièrent beaucoup d’espace de stockage. Les traitements géométriques de structuration nécessitent beaucoup de temps de traitement et dépassent régulièrement les capacités des ordinateurs et des logiciels de l’époque. Les firmes doivent innover, développer des techniques et des approches pour contourner les limites des systèmes. Le développement informatique s’ajoute donc aux compétences que doivent maîtriser les ingénieurs forestiers œuvrant dans le domaine.

La période 1990 à 1995 est principalement orientée vers la création des bases de données géoforestières et au développement de divers outils d’aide à la planification de travaux en forêt  : interventions forestières, travaux sylvicoles, voirie forestière, sondage en forêt, etc. Tous ces travaux sont réalisés par des firmes privées de consultants en foresterie (Tecsult, DDM et Roche principalement) pour le compte d’une clientèle privée (compagnies forestières et Hydro-Québec).

Du côté du ministère des forêts (MFO), qui a remplacé le ministère de l’Énergie et des Ressources comme responsable de la gestion forestière en 1990, le Service des inventaires forestiers embauche de jeunes ingénieurs forestiers, Christian Cantin et Jacques Brunelle, qui viennent de compléter une maîtrise en géomatique à l’Université Laval. Leur embauche est conséquente au développement prochain du SIEF annoncé depuis 1988. Jusqu’au lancement du SIEF en 1995, le ministère des Ressources naturelles (MRN), qui a remplacé le ministère des forêts comme responsable de la gestion forestière, confiera peu de mandats en géomatique aux firmes privées. Il convient toutefois de mentionner quelques projets de montage de bases de données géoforestières destinées à la production de projets-pilotes de gestion intégrée des ressources pour trois territoires publics  : la réserve de Mastigouche (1992), la réserve faunique des Laurentides (1994) et le territoire de l’Entente trilatérale du Lac-Barrière (1993). Ce dernier projet couvrait un territoire forestier de 10 000  km2 où un plan d’aménagement intégré des ressources impliquant le Québec, le gouvernement fédéral et la communauté algonquine de Lac-Barrière a été produit. Il s’agit du tout premier plan d’aménagement forestier produit à l’aide des technologies géomatiques au Québec.

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Les professionnels issus de la Faculté de foresterie et de géodésie, qu’ils soient ingénieur forestier ou arpenteur géomètre ont aussi rapidement reconnu le potentiel de ce nouveau domaine. Les systèmes d’information géographique, les GPS, la photogrammétrie numérique, la télédétection offrent aux professionnels de nouvelles possibilités et façons de faire. Les efforts de plusieurs professeurs et professionnels visant à démystifier et à faire connaître le domaine portent fruit. La Faculté de foresterie et de géodésie devient en 1989 la Faculté de foresterie et de géomatique, confirmant d’une certaine façon que ce nouveau domaine était devenu une science.

Le développement de ce nouveau domaine d’expertise au Québec et la formation de spécialistes durant cette période ont aussi fortement contribué à développer de nouveaux marchés et à améliorer la compétitivité des firmes québécoises de consultation en foresterie au niveau international. Ce développement a entre autres permis à une firme comme Tecsult (AECOM) de raffermir son positionnement international en réalisant des mandats d’inventaire forestier, de cartographie forestière et d’implantation de systèmes de gestion de données forestières dans de nombreux pays répartis sur quatre continents.

1995 — 2000 UNE NICHE POUR LES INNOVATEURS

Dans la foulée du lancement du SIEF à l’automne 1995, le MRN entreprend un programme de numérisation des cartes analogiques du 3e programme d’inventaire produites entre 1990 et 1995. Les firmes qui n’ont pas encore pris le virage géomatique doivent investir à grands frais dans l’achat de logiciels et d’équipements et la formation du personnel. Beaucoup d’efforts sont également consacrés à développer les chaînes de production et de contrôle de qualité permettant de se conformer aux exigences normatives du MRN.

Extrait de carte écoforestière — 3e inventaire décennal — 1990-2000.

Source : MFFP.

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La géomatique s’impose donc progressivement dans la pratique forestière. Du côté institutionnel, le Centre de recherche en géomatique voit le jour à l’Université Laval et dans son giron une chaire industrielle en géomatique forestière. Des chercheurs praticiens explorent de nouveaux horizons et forment rigoureusement à la maîtrise une cohorte de jeunes ingénieurs forestiers, nommément Jean-Marie Bilodeau, Thierry Roméo, Jacques Brunelle, Christian Cantin, Bruno Gilbert, Rémi Jean, Stéphane Dandenault, Jocelyn Loiselle, Denis Baron, etc. Ces finissants auront une influence significative sur l’avenir de la géomatique, notamment dans les orientations de la géomatique au ministère des Ressources naturelles — Secteur forêt.

L’AVENTURE SYGIF (Système de gestion des informations forestières)

À l’époque où les premiers développements en géomatique forestière sont concentrés presque exclusivement sur la gestion des forêts publiques, un important projet est initié par l’équipe du Service canadien des forêts dans le cadre du Programme forestier du Plan de l’Est. Sous le leadership de Jean-Guy Gagnon et de Jacques Robert, le projet SYGIF est lancé avec comme objectif de développer un système géomatique pouvant gérer efficacement toutes les informations forestières et territoriales nécessaires au Programme forestier du Plan de l’Est. Le programme vise essentiellement à soutenir le développement de la forêt privée au Bas-Saint-Laurent et en Gaspésie, en fournissant une aide financière aux propriétaires de boisés pour la réalisation de travaux sylvicoles.

Après la réalisation d’une étude de faisabilité et d’une analyse conceptuelle, un projet pilote a permis de concevoir le système du SYGIF. Une première version opérationnelle du système est implantée en 1990 sur une portion du territoire. Dans les années qui suivirent, le système est implanté progressivement dans les 14 points de service de la région de La Pocatière, à Gaspé, avec l’assistance technique de l’équipe de pilotage qui réalisait le suivi du développement du système.

En 1997, le Service canadien des forêts met un terme au Programme forestier du plan de l’Est. Il est alors décidé à permettre à la région de conserver les développements effectués et les équipements

acquis dans le cadre du programme. Dirigé par l’ingénieur forestier Daniel Landry, le personnel forestier et technique affecté au soutien technique et à l’amélioration continue du système se regroupe et s’incorpore sous le nom de Groupe SYGIF. Depuis lors, le Groupe SYGIF, en héritant de cette initiative avant-gardiste, a poursuivi le développement des outils de gestion forestière, a maintenu son offre de services régionale et l’a étendu à d’autres régions du Québec et même à l’étranger. Les logiciels de SYGIF servent d’ailleurs aujourd’hui de principale plateforme de planification forestière au MFFP, dans le cadre du nouveau régime forestier de 2013.

UNE OUVERTURE POUR DE NOUVEAUX JOUEURS

Dès la fin des années  1980, des firmes privées déjà actives en foresterie comme Roche, Tecsult et DDM s’investissent en géomatique et développent une offre de services élargie. Quelques années plus tard, de nouvelles firmes font leur apparition en développant des créneaux très ciblés. Gaby Dubuc lance l’entreprise Groupe Système forêt. Cette dernière parcourt le Québec et distribue entre autres les logiciels d’ESRI (Environnemental System Research Institute) au sein de l’industrie forestière. L’entreprise offre du conseil, de la personnalisation d’outils et de la formation. Jean-Michel Gaudette lance Micro-forêt et concentre son offre en développement d’applications dans les domaines de la foresterie urbaine, les applications mobiles et support en géomatique pour la clientèle de la forêt privée.

Technicien affecté à la numérisation de carte forestière — Circa 1995.

Source : Groupe DDM.

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Les technologies de la géomatique offrent d’immenses possibilités et deviennent des terreaux fertiles à l’innovation et à la création de valeur pour l’industrie forestière dans son ensemble. Elles permettent aux firmes en foresterie d’élargir progressivement leur offre de services. L’utilisation de la télédétection spatiale, qui était jusque là limitée à certains domaines d’applications spécialisés, devient plus accessible. Au cours des années  1990, plusieurs projets sont réalisés par des firmes en foresterie pour produire rapidement et à faible coût des informations à jour sur l’état du couvert forestier  : production de cartes synthèses, localisation des incendies forestiers, des épidémies d’insectes, des coupes forestières, des peuplements potentiels à certains travaux sylvicoles, etc.

À cette époque, la précision de l’imagerie disponible est de moyenne résolution (imagerie LANDSAT et SPOT principalement) et son potentiel d’utilisation en foresterie est limité. Toutefois, elle est d’une grande utilité dans les territoires où la cartographie est inexistante ou très imprécise, comme les territoires nordiques du Québec qui ne sont pas couverts par un programme régulier de cartographie. La firme Tecsult a également eu recours à la télédétection spatiale pour produire des cartes de végétation dans le cadre de projets réalisés à l’étranger, dans des pays dont l’inventaire forestier était inexistant ou périmé. Au tournant des années  2000, l’avènement des images à haute résolution provenant de capteurs satellitaires plus précis a permis de nouveaux développements. La firme CAMINT dans l’Outaouais a offert pour un certain temps des services de classification d’images permettant de localiser et d’inventorier les tiges de certaines essences particulièrement recherchées par l’industrie (pin blanc et bouleau jaune notamment).

À la fin des années  1990, quelques firmes issues du monde de l’arpentage et de la géodésie prennent un virage multidisciplinaire, intègrent des forestiers à leurs équipes et développent des offres complémentaires dans le domaine. On pense notamment à Viasat Géotechnologie avec les arpenteurs-géomètres Denis Parrot, Pierre Vincent et Claude Levasseur. Ces derniers ont développé des offres de services en télédétection et en solutions GPS. On pense également à Jacques Coulombe, arpenteur-géomètre bien connu de la région de Québec qui quitte

l’arpentage pour développer deux entreprises en géomatique : la première, Géomatique EMCO qui livre des services professionnels de production de données et la seconde, DVP qui développe et commercialise mondialement une suite de logiciel avant-gardiste de photogrammétrie numérique. Jacques Coulombe a une vision multidisciplinaire de la géomatique. Il intègre à son équipe d’experts en photogrammétrie en 1993 un ingénieur forestier, Rémi Jean, en cours de graduation du Centre de recherche en géomatique. Cette multidisciplinarité, combiné au contexte d’un domaine émergeant favorise l’innovation et permet à Géomatique EMCO et DVP de contribuer à certaines avancées du secteur, notamment en photogrammétrie numérique.

On a ici un autre exemple de maillage entre le privé et l’institutionnel qui caractérisait cette époque. Ces produits, rendus à maturité, ont connu un grand succès et une renommée mondiale. Des ventes de produits issus de cette collaboration ont été réalisées dans 72 pays.

LA PHOTOGRAMMÉTRIE NUMÉRIQUE S’INVITE AU 3E DÉCENNAL

Les spécifications de précision géométrique du SIEF devant être appliquées lors des travaux de conversion des cartes écoforestières du 3e décennal du format analogique au format numérique mettent rapidement en relief les problématiques liées à la qualité géométrique des cartes écoforestières produites par les méthodes traditionnelles. La précision des contours forestiers devient particulièrement importante dans le contexte où la Direction des inventaires forestiers du ministère souhaite améliorer la précision de ses inventaires décennaux. À l’époque, la production des cartes écoforestières est réalisée par photo-interprétation par le personnel des firmes privées à l’aide de stéréoscopes. La qualité des cartes de base utilisée à l’époque de même que les nombreuses étapes manuelles entraînaient inévitablement des erreurs de localisation des peuplements forestiers. Les forestiers de la pratique privée impliqués dans la production de cartographie forestière doivent donc prendre un important virage  : passer de la photogrammétrie manuelle de base (stéréoscopes de table ; sketchmaster) à la photogrammétrie numérique exigeant l’utilisation d’ordinateurs et de logiciels spécialisés.

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54- HISTOIRES FORESTIÈRES

Les premiers projets de cartographie forestière impliquant l’utilisation de la photogrammétrie numérique ont été réalisés par François Couillard de la firme Couillard Samson et ass., qui a importé une solution logicielle développée par la firme d’édition de logiciel ISM de Vancouver. Le produit logiciel s’appuyait sur une approche simplifiée, peu coûteuse et qui répondait bien au besoin de précision des forestiers : la monorestitution différentielle. Cependant, l’environnement de travail qu’exigeait ce logiciel n’était pas très convivial pour les producteurs et les formats des livrables numériques étaient limités ; le contrôle de qualité de la restitution s’avérait également laborieux. À la même époque, la firme DVP développe un outil logiciel s’appuyant sur les mêmes concepts photogrammétriques qui se révèle beaucoup plus simple d’utilisation.

À la fin des années 1990, Géomatique EMCO, DDM et Tecsult sont invités à produire quelques feuillets cartographiques du 3e décennal par une approche incluant l’orthorectification à basse résolution des photographies interprétées. Les projets réalisés sont très concluants  : la solution pour produire ergonomiquement des cartes écoforestières avec une grande qualité métrique et un bon contrôle de qualité était trouvée. L’avènement des techniques d’orthoimagerie numérique modifie sensiblement la chaîne de production de la cartographie forestière. Le passage à un mode de production presque entièrement numérique a exigé l’implantation de processus de production rigoureux largement supporté par des chaînes de contrôle automatisées. La qualité de la cartographie écoforestière et des données SIEF en résultant sont alors sans aucun doute parmi les meilleures au monde.

DES ANNÉES 2000 À AUJOURD’HUI

Au début des années 2000, l’amélioration constante des équipements informatiques et des logiciels pave la voie au développement de nouvelles solutions. La plus grande capacité de résolution des scanneurs de photographie aérienne, notamment, permet un plus large éventail d’utilisation de l’imagerie numérique. SGF-Rexfor reçoit le mandat de supporter les entreprises technologiques et investit dans l’entreprise DVP pour la supporter dans son développement international. Une approche est développée pour déduire le DHP (diamètre à hauteur de poitrine) à partir de la hauteur des arbres mesurés

par stéréoscopie sur image numérique  1  : 15 000 scannée à 1800 ppp. Plus largement, la Direction des inventaires forestiers confie différents projets-pilotes pour tester les capacités de l’imagerie numérique à haute résolution pour mesurer différentes variables forestières.

En 2007, un autre virage important est entrepris. Depuis quelques années déjà, des logiciels et des moniteurs spécialisés permettent la visualisation en 3 dimensions à l’écran d’ordinateur. Des photographies numériques à haute résolution sont maintenant disponibles à la suite de l’ajout de caméras numériques à bord des avions pour la prise de vue des photographies aériennes de l’inventaire forestier. Il y a donc un intérêt à procéder désormais à une photo-interprétation directement à l’écran d’ordinateur. Cette avenue s’annonce prometteuse à plusieurs égards : possibilité de travailler à différentes échelles de visualisation, possibilité de rehaussement des images pour analyser différents phénomènes, possibilité de travailler avec les bandes infrarouges et panchromatiques, élimination des étapes techniques d’orthoimagerie, de numérisation et de saisie attributaire des polygones forestiers, etc.

Des projets-pilotes sont confiés aux firmes DDM et AECOM (Tecsult) pour évaluer la faisabilité technique de l’utilisation de l’imagerie numérique 3D pour la production de la cartographie forestière. Les études sont concluantes et les premiers contrats de cartographie en 3D sont attribués en 2008. À partir de 2010, l’ensemble de la production de la cartographie forestière est réalisé avec les technologies numériques  3D. L’arrivée de cette nouvelle technologie a encore une fois mené à de profonds changements dans les techniques de travail au sein des sociétés de génie-conseil en foresterie.

Pour les photointerprètes, c’est un changement radical et souvent difficile ; plusieurs photointerprètes d’expérience étant peu familiers avec les environnements de travail numérique. En plus des investissements en achat de nouveaux équipements et logiciels, beaucoup d’efforts ont été consacrés au développement d’environnements de travail conviviaux et efficaces. Le photointerprète doit aujourd’hui maîtriser l’art de l’interprétation forestière, mais également les techniques d’édition et de consultation de données dans un environnement entièrement numérique.

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Photo-interprétation en 3D pour le 5e inventaire décennal.

Source : Groupe DDM.

Cet historique nous montre que la géomatique s’est implantée progressivement au cœur de la pratique forestière depuis plus de 25 ans. Si les développements les plus connus sont ceux liés aux activités de connaissance forestière (cartographie et inventaire), de nombreux autres développements ont été réalisés par les sociétés de génie-conseil en foresterie dans le cadre des mandats professionnels qui leur sont confiés. La géomatique est aujourd’hui indissociable des activités de planification et de gestion forestière, de calcul des possibilités

forestières, de suivi des exploitations forestières, d’analyse des impacts, etc. Plusieurs firmes ont développé, à l’interne ou en partenariat, des solutions novatrices dans différents domaines d’application en foresterie. Dans les faits, il y a très peu de mandats en pratique privée qui ne fassent pas appel, à différents degrés, aux techniques géomatiques. L’arrivée régulière de nouvelles technologies prometteuses (imagerie LiDAR, drones, GPS de haute précision, etc.) mènera à d’autres améliorations des pratiques forestières auxquelles contribueront certainement les professionnels forestiers en pratique privée.

Aussi, le développement de la géomatique forestière depuis près de 30 ans a permis à plusieurs firmes de constituer des équipes hautement spécialisées qui leur ont permis de s’investir dans de nouveaux créneaux d’activités hors du domaine spécifique de la foresterie.

RÉFÉRENCES

1 — Ministère des Ressources naturelles du Québec, (2000), Système d’information écoforestière (SIEF). Forêt Québec, Direction des inventaires forestiers, 16 pages.