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un homme et son métier Un homme n'est jamais plus passion- nant que lorsqu'il parle de son métier, pour peu que ce métier ne soit pas de hasard et qu'il ait réussi à s'y expri- mer et à s'y accomplir. D'autre part, rien n'est plus mystérieux que le métier d'autrui : on imagine mal ce que l'on peut y faire et même en quoi il consiste. Cette collection se propose de donner à des professionnels, quels qu'ils soient, l'occasion de réfléchir à haute voix sur le métier qu'ils exercent et sur leur place et leur fonction dans la société. Elle espère ainsi faire tomber quelques-unes des murailles où chacun s'enferme et contribuer à une meilleure circulation des expériences et des idées.

Titres parus

ROBERT LAFFONT éditeur

EDDY MERCKX coureur cycliste

LEON ZITRONE téléjournaliste

MAURICE COUTOT généalogiste

RENE DUMONT agronome

CLAUDE MICHELET agriculteur

HUSSEIN DE JORDANIE mon métier de roi

CLAUDE PARENT architecte

JEAN BRETONNEL manager

SAVIGNAC affichiste

Couverture : Publistim.

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UN HOMME ET SON M É T I E R

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CLAUDE BOURG

f e m m e e t chef d 'entreprise

ÉDITIONS ROBERT LAFFONT - 6, PLACE SAINT-SULPICE, 75006/PARIS

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Si vous désirez être tenu au couran t p u b l i c a t i o n s d e l ' é d i t e u r d e

cet ouvrage, il vous suffit d'adresser votre carte de visite aux Editions

Robert Laffont, Service « Bulletin » 6, place Saint- Sulpice, 75279 Paris Cedex 06. Vous recevrez régulièrement, et sans aucun engagement de votre part, leur bulletin illustré, où, chaque mois, se trouvent présentées toutes les nouveautés que vous t rouverez chez votre l ibraire .

© Éditions Robert Laffont, S.A., 1975

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LE CHAGRIN ET LA FIERTÉ

Je suis née un 19 décembre, à Baccarat. Ma mère... Non. Ce n'est pas ainsi que débute mon histoire. L'his-

toire de la femme que je suis aujourd'hui, commence un autre 19 décembre, celui de 1944 : le jour de mes neuf ans.

Il fait froid. Il y a du givre sur les arbres et la brume noie la campagne. Le paysage est gris, noir et blanc comme dans une aquarelle orientale. La camionnette cahote sur la route défoncée par les chenilles des chars. Je suis assise à l'arrière, sur le plateau, en plein vent, avec ma tante et mon oncle. Mais je ne sens pas le vent, je ne sens pas les cahots. J'ai la joue posée sur un drap noir que je serre entre mes mains. Sous ce drap, il y a le cercueil de mon père, Maurice Demeusy.

Je ne pleure pas. Je répète seulement, très bas : « Papa. » Je m'appuie sur ce cercueil comme je me suspendais à son bras quand nous marchions ensemble, il y a quelques mois. Il me tenait par la main et le drap de sa manche grattait doucement ma joue. Je suis une petite fille qui s'appuie sur son père une dernière fois.

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Il est mort trois mois plus tôt, le samedi 2 septembre, un peu après midi : « ... alors, il a jailli du bois, il a sauté dans le pré et il s'est mis à courir en zigzag, comme on le lui avait appris, pour éviter les balles. Il voulait arriver jusqu'au fusil mitrailleur, en batterie au pied du chêne... »

Que de fois me l'a-t-on fait ce récit ! Le chêne existe toujours. Et la prairie, avec ses vaches

semblables à celles qui y paissaient déjà ce jour-là; et le chemin creux, entre ses haies, qui longe la ferme des Valnet, avant de s'enfoncer dans la forêt. La ferme est à gauche, un peu en contrebas; la prairie juste au-dessus, à droite. C'est le mont de Vaux, dans le Doubs, à quelques kilomè- tres de Baume-les-Dames. Le dernier village vers la vallée s'appelle Tournans.

Sous les arbres, à droite au delà de la prairie, il y a une autre vieille ferme. Elle est abandonnée; mais au matin de ce samedi, c'est encore une bâtisse solide. L'endroit est solitaire.

Mon père y est arrivé la veille, vers 16 heures, avec une trentaine de petits gars de Besançon, des cheminots venus rejoindre le maquis. Le front n'est plus loin, il doit former ces gamins courageux, qui ne savent rien de la guerre, à s'y jeter dans quelques jours. En plus de cet entraînement, ils ont une mission : la garde d'un camion Renault tout neuf bourré de vingt-sept containers d'armes et de tenues.

Quelques jours plus tôt, Radio-Londres a diffusé le mes- sage annonçant leur parachutage : « La bête est nue dans le pré. On les aura sans coup férir. » La voix anonyme a ajouté : « trois fois », et les hommes de ce maquis (le groupe de la vallée de l'Ognon) ont compris qu'il y aurait trois avions.

On l'a d'abord caché ailleurs, ce camion. Mais les résis-

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tants ont appris que leur repaire avait été dénoncé aux Allemands. Une heure avant l'arrivée de ces derniers, ils ont déménagé leur arsenal. Ils l'ont apporté ici, en plein bois. Mon père et ses hommes l'y croient en sûreté. Et eux avec lui... La première nuit a été calme. Le matin du samedi s'est levé sur un ciel de pluie et de brume où l'on ne voyait pas à cinquante mètres. Mon père a posté une sentinelle avec un fusil mitrailleur, au pied de ce chêne d'où l'on surplombe le chemin creux. Il est midi. Dans la berge- rie, on déjeune. Un vrai pique-nique de randonneurs. Les vivres abondent. Ce sont surtout des conserves, mais pour ces enfants de la guerre qui, depuis quatre ans, n'ont pas toujours mangé à leur faim, c'est quand même une aubaine! On trinque en parlant des combats qui approchent, avec un petit tremblement dans la voix où il serait bien difficile de discerner la part de l'impatience et la part de l'angoisse...

Soudain, un coup de feu. Il semble venir de l'endroit où est le F.M. Instantanément, dans la bergerie tout le monde se tait. La tension vieillit d'un coup tous ces visages de gosses qui se tournent vers mon père. D'un geste machinal, celui-ci saisit son casque, court à l'orée de la forêt, vingt mètres plus loin. Il regarde. Au delà de la prairie, le che- min est empli d'Allemands. Ce repaire-là aussi a été dé- noncé...

Au pied du chêne le fusil mitrailleur est toujours en batterie. Mais son servant n'est plus là : en voyant arriver les feldgrau, il a tiré un coup de mousqueton pour alerter ses camarades. Puis il a couru se cacher, dans la forêt...

Le combat, c'est vrai, est impossible. Mon père se retourne vers ses jeunes hommes :

« Les Allemands!... Vite, repliez-vous. Filez dans les bois... »

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Il pourrait les suivre. Il pourrait se sauver avec eux et nul, plus tard, n'aurait songé à lui en faire le moindre re- proche. Mais lui n'est pas un enfant. Lui, sait se battre. Il dispose de ce F.M., là-bas, pour clouer un moment les Allemands dans le chemin, donner à ses hommes quelques minutes de plus pour se replier. Quelques minutes où tiennent leurs vies.

Alors il court vers le chêne. Non pas sous le couvert du bois : le chemin serait deux fois plus long et les taillis et les ronces le retarderaient. Il court directement à travers la

prairie. Rien d'un suicide : à cette distance, il a des chances d'atteindre vivant son F.M...

... C'est dimanche. Maman a fait du pot-au-feu, un luxe. Nous déjeunons toutes les deux dans la cuisine; Jean- Maurice, mon petit frère qui est né au mois de juin, dort dans son berceau d'osier. Sur le buffet, près de la radio, j'ai posé une petite photo que mon père m'a envoyée par la poste, quelques semaines plus tôt. Il l'a fait prendre par des amis de la résistance, les Girardot, dont la maison lui sert souvent d'abri : il tient un petit chat dans ses bras et il sourit. Derrière, il a écrit : « A ma Claude chérie, son papa qui l'embrasse tendrement. » Depuis plus de cinq mois qu'il se cache dans la clandestinité, je ne l'ai vu que deux fois. Pour sa dernière visite, le 3 août, il s'était fabriqué de fausses lunettes avec des verres taillés dans des morceaux de vitre, pour qu'on ne le reconnaisse pas. Il avait voulu, à tout prix, voir le fils que maman venait de lui donner. Avant de repartir dans la nuit, sur un vieux vélo brinquebalant, il m'avait prise dans ses bras, et je l'avais serré de toutes mes forces, en pleurant. Il avait relevé mon visage vers lui, son index sous mon menton, d'un geste qui lui était familier : « Ne pleure pas, ma petite

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chérie. La guerre est finie. Les Allemands, on les a eus! Ton papa va revenir bientôt et il ne te quittera plus jamais ! »

Je le croyais de cette foi de diamant dont l'enfance seule est capable.

Ce dimanche-là, tout à coup, des pas résonnent dans le couloir. Des pas lents, hésitants. Ma mère s'est immobili- sée, aux aguets. Les pas se rapprochent, une main ouvre la porte.

Tante Mélie se tient sur le seuil. Tante Mélie est la belle-

sœur de mon père. Elle vient très souvent nous voir, mais ce jour-là, elle n'a pas son visage ordinaire. Elle reste immo- bile, sans parler. Maman se redresse; elle crie :

« C'est Maurice? »

Tante Mélie baisse la tête tandis qu'un sanglot l'étouffé. Maman devient toute blanche; elle se met à trembler. A l'instant même, j'ai compris. Je regarde la petite photo sur le buffet. On est le dimanche 3 septembre.

Ils l'ont tué...

... C'était vrai que sa course héroïque n'était pas un suicide et qu'il aurait pu au moins atteindre son arme et se battre avant de mourir. Mais mon père ignorait que les Allemands avaient des fusils à lunette. La salve de leurs

tireurs d'élite l'a touché de plein fouet. Huit balles; sept dans le ventre, une dans la tête, pour l'achever. A trente- sept ans.

Quelques minutes plus tard, toutes les vallées des envi- rons ont entendu sauter le camion du mont de Vaux. Mais

les jeunes gens dont mon père avait la charge étaient tous vivants. Et tous libres.

Une heure plus tard, quatre ou cinq maquisards ont quitté les fermes des environs où ils étaient cachés. Des gamins de son pays, qui étaient ses compagnons de résis-

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tance depuis plus d'un an, et dont il avait fait, à vingt ans, de vrais combattants. Ils avaient compris ce qui venait d'arriver à leur chef. Ils craignaient qu'il ne soit blessé, en train de mourir dans un taillis; ils voulaient le sauver à tout prix...

Ils l'ont retrouvé au bord du chemin où il avait réussi à se traîner, le visage plein de terre et de sang. Ils ont fabri- qué un brancard de fortune, déposé son corps dessus. Avec ce courage insensé, que le chagrin donne à la jeunesse, ils l'ont descendu à Tournans, sans se soucier des Allemands.

Je sais que plus d'un avait des larmes dans les yeux en arrivant devant la mairie.

On y connaissait bien mon père. Les Girardot, ces résis- tants qui l'avaient souvent caché, habitaient Cuse, un village tout proche. C'était encore chez eux qu'il avait passé la nuit avant de monter au mont de Vaux. Au moment de quitter ses amis, il les avait regardés longue- ment :

« Depuis 40, je suis toujours passé entre les gouttes, mais, cette fois-ci, j'ai le pressentiment que je ne reviendrai pas... Le plus triste, c'est pour ma femme et mes enfants... »

Puis il avait secoué la tête, jeté d'un coup d'épaule son sac de montagne sur son dos et les Girardot avaient écouté ses souliers ferrés résonner sur l'asphalte. Leur fils avait tenu à l'accompagner un bout de route, comme s'il avait voulu le garder avec lui le plus longtemps possible.

Le maire de Tournans n'a pas été moins courageux que les jeunes gens qui venaient de risquer leur vie pour mon père. Il a organisé une chapelle ardente où l'on a veillé son corps toute la nuit, et toute la journée du dimanche et du lundi. La Résistance a fait imprimer un tract clandestin qui a été placardé à des kilomètres à la ronde, pour inviter

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tous les maires de la région, tous les patriotes, à venir à ses obsèques, le mardi à Rougemont, où nous avions vécu avant de gagner le maquis.

Moi j'étais à Giromagny, qui est le vrai berceau de ma famille, dans le Territoire de Belfort, sur les pentes du bal- lon d'Alsace, à soixante kilomètres de Rougemont. Oncles, tantes, amis ont décidé d'aller à l'enterrement.

Ma mère ne pouvait pas s'y rendre : elle allaitait mon petit frère; en outre, le médecin lui avait interdit de se déplacer. J'ai voulu, moi, au moins, y être. Maman m'a dit : « C'est impossible, ma petite Claude. Tu es une enfant, c'est trop dangereux. On se bat partout. On mitraille les routes... Et puis, tu sais bien qu'en ce moment on ne peut voyager qu'à vélo et c'est beaucoup trop loin pour toi... »

J'en avais un : l'ancien vélo d'une cousine plus âgée, Monique, fille de tante Mélie, que papa avait repeint en vert. Un vieux vélo de guerre, surtout, aux pneus vingt fois réparés, aux chambres à air toutes couvertes de pièces. Le mardi matin, très tôt, j'ai mis mon manteau du diman- che, un manteau bleu « gendarme » que maman m'avait taillé elle-même dans une tenue de papa; j'ai sorti ma bicyclette sans bruit et j'ai filé chez tante Mélie. J'avais entendu dire que les amis et parents avaient rendez-vous chez elle pour se rendre à Rougemont; je voulais partir avec eux. Tante Mélie et l'oncle Edmond, son mari, un frère de papa, tenaient un petit café, le café des Alliés, à l'autre bout de Giromagny. Une femme de caractère, tante Mélie : en septembre 1940, après Montoire, elle avait retourné contre le mur le portrait de Pétain accroché dans son café. Puis, le maréchal ainsi mis au piquet, elle avait affiché à côté, le portrait de De Gaulle. En pleine zone occupée. Je comptais sur elle pour décider les autres à

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m'accepter. Mais j'ai trouvé le café fermé. J'ai appelé. Des voisins m'ont entendue :

« Ma pauvre Claude, c'est trop tard. Ils n'ont pas pu t'attendre. Et puis, de toute façon, ils ne t'auraient pas emmenée : c'est trop risqué pour une enfant. »

J'ai baissé la tête.

Il me semblait qu'à ces obsèques, j'allais retrouver un peu mon père. En m'empêchant d'y assister, c'était comme si l'on me volait la dernière heure que je pouvais passer avec lui.

On a tenté de me consoler. Quelqu'un a eu, enfin, l'argu- ment qui pouvait me toucher :

« Si ton papa pouvait parler, c'est près de ta maman et de ton petit frère qu'il te dirait d'aller, pour veiller sur eux à sa place... »

Je suis repartie vers la maison, tout en haut du village. Deux côtes que j'ai grimpées lentement, à pied. J'ai pleuré tout au long du chemin, mais en rentrant, mes yeux étaient de nouveau secs. Ma mère m'avait cherchée partout; elle s'affolait : « Claude, mais où étais-tu? »

J'ai seulement dit :

« Ne t'inquiète plus, maman. » Je suis allée regarder Jean-Maurice, dans son berceau.

Jean-Maurice qui ne se souviendrait jamais du visage de son père...

... Ils sont revenus. Ils sont près de nous. Ils racontent l'enterrement de Rougemont, à petites phrases lentes, retenues. Avec la pudeur des gens de l'Est quand ils sont émus : c'était beau. Il y avait des monceaux de fleurs. Des gens étaient venus de partout, des fermes du Doubs, de la Haute-Saône, avec leurs couronnes, leurs croix de Lorraine, et leurs gerbes souvent retenues par des rubans

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tricolores. Des paysans, des ouvriers. Des gens modestes, comme nous. Papa avait, dans la mort, le même pull-over que sur sa dernière photo, avec le chat des Girardot. Un pull, en laine marron mouchetée, que je connaissais bien : soir après soir, j'avais vu ma mère le tricoter devant moi et je l'avais aidée à en assembler les pièces.

Les Allemands avaient pris ses papiers. Mais on avait retrouvé son porte-monnaie sur lui. On nous le rapportait ainsi que son alliance et son casque. Son casque bleu sombre de la gendarmerie qu'il avait emporté au maquis — pour le plus grand honneur de celle-là. Car papa, blessé grièvement en 1940, dans les Vosges, après un an de conva- lescence; avait été nommé chef de la brigade de gendarme- rie de Rougemont, dans le Doubs. Il avait pris ce poste en 1941. Et dès 1942, il était entré dans la Résistance.

Sa position lui avait permis de rendre des services inesti- mables. Il avait le droit de sortir armé, d'aller où il voulait, la nuit. Mais surtout, il était informé des enquêtes condui- tes par les Allemands, des hommes qui étaient recherchés. Comme il participait à la plupart des opérations de police, il connaissait les noms de ceux qui allaient être arrêtés dans son secteur. Il les avertissait avant : « File, c'est ton tour. Ils viennent demain... » Il entreposait des caisses d'armes pour le maquis, à la maison. Un jour même, curieuse que j'étais, je l'avais surpris en train d'en graisser. J'avais mis longtemps à comprendre pourquoi il ne fallait en parler à personne : je ne trouvais pas insolite que mon père ait des armes, lui qui se promenait partout avec un pistolet à sa ceinture !

Hélas! il n'a pas toujours pu sauver ses amis. Aux envi- rons de Rougemont, habitait le marquis de Moustier. Il était un des responsables du réseau de résistance de mon

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père, qui souvent, avait été en liaison avec lui. Un matin, je suis entrée dans son bureau, au rez-de-chaussée, pour l'embrasser comme tous les jours. Mais papa ne m'a pas répondu. Il regardait fixement un car allemand arrêté devant la gendarmerie. A l'intérieur, il y avait monsieur de Moustier et certains des hommes de son réseau. Quel- qu'un les avait dénoncés et les Allemands les avaient sur- pris sans que mon père ait eu vent de rien. A un moment, j'ai vu le marquis tourner les yeux vers nous. Son regard, une seconde, a croisé celui de mon père. Alors, il a élevé doucement ses deux mains, et d'un geste furtif, il nous a fait « au revoir ».

Il n'est jamais revenu de déportation. Aucun des résis- tants arrêtés dans cette période non plus, sauf deux. Parce que ces deux-là n'y sont jamais allés. La guerre finie, on a dit, dans la région, que l'un deux n'avait sauvé sa vie que parce qu'il avait livré ses amis. On a même assuré que si les Allemands avaient découvert si vite le maquis du mont de Vaux et tué mon père, c'était parce que quelqu'un le leur avait indiqué...

Je n'en sais rien. Je préfère ne jamais le savoir. Et je me souviens seulement d'une phrase que mon père murmurait un soir, dans le secret de son logement, à des amis qui devaient être des résistants — et sans soupçonner, bien sûr, que je l'entendais :

« Moi, si je suis pris, je me tuerai. Car, avec la Gestapo, personne ne peut être certain de ne pas parler... »

Et si des hommes sont vraiment morts à cause d'un traî-

tre, combien vivent grâce à mon père?... En 1971, Jean Bardin et Jean-Pierre Pineau m'avaient

conviée, en tant que Franc-Comtoise, à participer à leur émission sur France-Inter. Parmi les invités, je rencontrai

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un professeur du lycée Janson-de-Sailly, M. Billerey, qui m'apprit être originaire de Rougemont.

« J'y ai vécu, lui dis-je. Mon nom de jeune fille est De- meusy.

— Demeusy? Voulez-vous dire que vous seriez la fille de Maurice Demeusy, qui était à la gendarmerie pendant la guerre ? »

J'acquiesçai. « Eh bien, je lui dois la liberté. J'étais sur une liste de

jeunes gens qui devaient être déportés en Allemagne pour le S.T.O. et il m'a averti à temps pour que je me cache. Savez-vous que nous sommes des dizaines, qu'il a sauvés de la même manière?... »

A huit ans, je ne le savais pas. Et je n'ai d'abord rien compris quand au matin du mercredi 16 février 1944...

J'étais en récréation dans la cour de l'école. Tout à coup, au-dessus du mur qui la clôture, j'ai vu dépasser un képi noir. J'ai tout de suite pensé : « Voilà papa ! » Mais prise d'un pressentiment, j'ai deviné qu'un drame arrivait avec lui. Il était pressé : le képi filait vite. Il est entré dans la cour, est venu droit vers moi : « Prends tes affaires, Claude, je t'emmène. Dépêche-toi. » Tandis que je courais vers la classe, il est allé parler à voix basse à la maîtresse. Puis il a refermé sa main sur la mienne et nous sommes partis. Il marchait à si grandes enjambées que je devais courir pour le suivre.

Maman, à quatre mois d'accoucher, nous attendait avec une valise où elle avait empilé le peu que nous pouvions emporter. Le soir, nous étions à Arpenans, petit village de la Haute-Saône, en pleine campagne, chez un frère de ma mère qui exploitait une petite ferme et qu'on avait sur-

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nommé « Dodo » : il s'appelait Adolphe, et ce prénom n'était pas très bien vu à l'époque!

Quelques heures après, les soldats allemands braquaient cinq mitrailleuses sur la gendarmerie croyant y trouver mon père.

Il y avait des semaines qu'il était en alerte. Certains de ses supérieurs — français — soupçonnant son action chez les F.F.I. et la désapprouvant vigoureusement, l'avaient mis en garde sèchement. Mais surtout, depuis quelque temps, l'adjudant de la Gestapo avec lequel il « travail- lait » officiellement depuis des mois, l'avait, à plusieurs reprises, considéré bizarrement en lui transmettant rensei- gnements et consignes. Un jour même, il avait éclaté d'un rire étrange, en lui lançant : « Grand chef français, grand filou! Quand on l'attrapera, pan, pan! »

Mon père s'était contraint à rire aussi. Brusquement le visage de l'autre s'était durci :

« Mais peut-être, un jour, grand chef français plus du tout rire!... »

Dieu merci, mon père aussi avait ses informateurs. Ce matin-là, l'un d'eux lui avait téléphoné : « Sauve-toi, Demeusy. C'est ton tour. Ils arrivent. »

Ainsi, je m'étais retrouvée fermière, à huit ans, gardant les vaches, les étrillant, changeant leur litière à l'étable. Papa avait disparu au maquis.

En février, maman m'avait inscrite à l'école d'Arpenans, et avait rejoint Giromagny où elle avait voulu revenir accoucher, dans cette maison qu'un de mes arrière-grands- pères a construite de ses mains, et qui est notre seul trésor familial.

C'est là qu'en août, j'avais revu mon père pour la der- nière fois.

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... Et c'est là aussi, qu'en ce matin de décembre qui est aussi celui de mes neuf ans, le ramène la camionnette où je caresse de mes doigts glacés son cercueil.

La guerre n'est pas finie, mais le front s'est éloigné vers le Rhin. Nous sommes libérés depuis le 22 novembre. Rougemont l'a été le 8 septembre, six jours après la mort de mon père.

La manière dont il s'est sacrifié pour sauver ses hommes a bouleversé toute la région. Giromagny va lui célébrer des obsèques officielles impressionnantes. Toute la nuit, mes oncles, les pompiers, les anciens combattants, les gendarmes se relaient devant le catafalque dressé dans l'église. Le lendemain, l'armée va lui rendre les honneurs avant de le conduire au cimetière de Giromagny, où il repose depuis, à jamais.

Je conduis le deuil, près de maman. Un bataillon de la 1 D.F.L., en tenue de combat, présente les armes sur le trajet du convoi. Il y a des maires avec leurs écharpes trico- lores, des officiers avec leurs képis galonnés, des discours où l'on dit que Maurice Demeusy est un héros. J'écoute. Je regarde. Les soldats alignés dans ces rues que d'ordi- naire, je dévale sur mon vélo, ont des visages d'une gravité qui souligne encore leur jeunesse. Tout cela me semble irréel. Mais chaque fois que, dans un discours, résonne le nom de Demeusy, ma poitrine se gonfle : Demeusy, c'est aussi mon nom...

Je tremble de froid, de chagrin, de fierté. Le chagrin ne m'a jamais quittée. La fierté non plus. ... Je sors d'un milieu très modeste, d'ouvriers et d'agri-

culteurs. Sauf trois — les autres réussites de la famille : deux instituteurs et une bachelière. A dix-neuf ans, seule à Paris, je me suis retrouvée plus d'une fois avec quelques

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francs dans ma poche. Aujourd'hui, je suis la « patronne » d'une affaire que j'ai montée seule, sans argent, sans un appui, et qui rayonne à l'échelon international.

J'ai un mari que j'ai connu quand il était presque aussi pauvre que moi, et je n'ai pas de plus grand bonheur que les moments que nous passons avec nos trois enfants. Je sais que cela fait très « roman rose », mais il faut bien que je l'écrive, puisque c'est vrai! Lorsque je considère ma vie, ce qui m'y frappe le plus, c'est qu'elle va droit. Parce que j'y ai toujours eu foi en ce que j'ai entrepris, et que je ne m'en suis jamais laissé détourner.

Et cette foi, qui est peut-être le secret de toute ma « réus- site », plus les années passent et plus je suis convaincue que je la dois à cette fierté d'enfant que j'ai éprouvée à neuf ans. Ainsi, plus le temps m'éloigne de la mort de mon père et plus il m'en rapproche. Voilà pourquoi je dis que ma vie commence ce jour de décembre où, parmi les soldats en armes, on l'enterre pour la seconde fois.

Dans la prairie du mont de Vaux, tout près du chêne au pied duquel il est tombé, on a érigé une stèle. Là aussi, des soldats ont rendu les honneurs, des officiels prononcé des discours. On a remis à maman la Légion d'honneur décernée à papa à titre posthume. Le soir, à la maison, je l'ai contemplée longtemps cette croix, avec son ruban rouge. Je ne savais pas qu'elle allait décider du reste de ma vie...

Vingt-sept ans plus tard, un soir de janvier 1972, dans ma chambre, je regarde sans pouvoir y croire, une autre croix. Celle-ci a un ruban bleu : l'ordre national du Mérite.

On me l'a remise l'après-midi. Cette journée-là aussi me paraît irréelle.

Devant le haut porche sombre, de l'Institution de la Légion d'honneur, à Saint-Denis, près de la basilique, se

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trouve un petit café tabac. C'est là que nous sommes d 'abord allés avec Roland, mon mari, Romain, l'aîné de

mes fils âgé de huit ans, et Pussy Guetzoyan, une amie jour- naliste.

Je connais bien ce porche et ces grands bâtiments anciens dont on aperçoit les toits d'ardoise par-dessus les murs d'enceinte : j 'y ai vécu toute ma jeunesse. Grâce à la croix

posthume de mon père, j 'ai été élevée dans cette institu- tion que Napoléon avait fondée « pour les jeunes filles des membres de le Légion d'honneur ». Des années durant, la rentrée m'a vu arriver ici, une valise de pensionnaire à bout de bras, toute seule : ma mère n'avait pas les moyens de

m'accompagner. J 'ai passé là bien des dimanches, car je ne retournais chez moi qu 'à la fin de chaque trimestre. Cette maison m'est aussi familière que celles de mes oncles et de mes tantes, que les sentiers du ballon d'Alsace où j'allais courir, gamine. C'est l 'autre maison de mon enfance. Pourtant, ce jour-là, elle m'impressionne. Une étrange timidité me retient d'y entrer avec la même aisance qu 'à quatorze ans, alors que j 'en étais l'élève — mais pas seule-

ment au sens scolaire, au sens profond, familial, que l 'on attribue à ce mot quand on dit : « élever un enfant ». J 'en

étais la fille et c'était ma demeure. Quelque vingt années ont passé et j 'y reviens aujourd'hui, pour une distribution de prix un peu tardive, mais dont je suis la seule lauréate : l'amiral Cabanier, grand chancelier, va m'y décorer de l 'ordre national du Mérite. La pensionnaire que j 'ai été,

travailleuse mais passablement dissipée, ne se reconnaît pas en ce « chevalier » solennel que l 'on se prépare à faire d'elle. Elle est surprise, désorientée. Certes, elle a fait bien de la route depuis le temps où elle chahutait au dortoir, enlevait

des prix de récitation, séchait sur ses problèmes de math,

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discutait avec fougue aux réunions de l'aumônier. Ce temps où elle n'avait pour toute tendresse d'adulte que celle, combien retenue sous la sévérité du ton, des professeurs et des dames éducatrices — celles du moins que ne rebutait pas son tempérament « tout d 'une pièce ».

Oui, elle a fait bien du chemin et la voici, face à elle-

même par-dessus les années écoulées, incapable d'imagi- ner que ce sont bien ses mérites que l 'on va célébrer avec cet éclat...

Le ruban rouge de mon père, ce ruban bleu que l 'on va

me donner : mon plus grand bonheur et mon plus grand chagrin sont confondus en cette seconde. Mon destin tient dans ce raccourci et comme tous les destins, il est

indéchiffrable. Certes, je me suis bien battue, depuis vingt ans. Avec courage, mais ce courage à vivre, n'est-il pas le courage même que mon père a mis à mourir?... Sa joie,

s'il était aujourd'hui ici... Mais je n'y suis, peut-être, que parce qu'il n 'y est pas. Ma déchirure, intacte malgré le

temps qui passe. Roland, l'anticonformiste fidèle qui vendait des jour-

naux dans la rue, avec moi, à vingt ans, est très content,

mais pas impressionné. « La croix, comme aux bons élèves sous monsieur Jules Ferry! » dit-il moqueur. Il me regarde un instant en silence, tandis que nous hésitons devant ce

porche qui m'intimide. Il y a un petit pli ironique au coin de ses lèvres, mais son regard brille de tendresse. Il cherche des mots qu'il ne trouve pas. Et comme Romain est devant nous, il dit soudain tout à trac :

« Il est vraiment très joli, ce costume qu'on vient de lui acheter... »

C'est vrai qu'il est joli ! Et c'est encore plus vrai qu 'on vient de le lui acheter : je n'ai su qu 'à la dernière minute

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que mon fils aîné pourrait assister, lui aussi, à la cérémonie. Il y a moins d'une heure, nous étions encore chez 0 ' Ken- nedy, aux Champs-Élysées en train de lui essayer son pre- mier ensemble « habillé » !

Je le regarde, mon petit garçon, avec cette sorte d'adora- tion qu'une femme, je crois, ne peut éprouver que pour ses enfants. Il a la silhouette élancée de son père; mais les cheveux roux, comme moi. Dans ce velours vert (deux tons s'il vous plaît!), il est beau comme un petit Irlandais d'un film de John Ford !

... Je serre doucement le bras de Roland. Du menton, je désigne le petit café :

« On a plus de vingt minutes d'avance. Viens, on va prendre un petit crème... »

Je savais bien que ce serait bouleversant, mais je n'ima- ginais pas que je resterais un instant, vraiment paralysée d'émotion sur le seuil du réfectoire : alignées sur quatre rangs, de chaque côté, et jusqu'au fond du cloître immense, les élèves me regardent entrer. Elles ont leur « grand » uniforme, le même que celui que j'ai porté, à la fois inso- lite et discret, robe marine et collerette blanche tuyautée. Croisé sur la poitrine et le dos, le ruban qui est comme la marque de l'Institution et dont la couleur varie avec chaque classe. Des petites « vertes » de sixième, aux « multicolores » des classes terminales, elles sont des dizaines et des dizaines, élèves de Saint-Denis, la maison mère, mais aussi des Loges, autre établissement de la Légion d'honneur.

Je les connais par cœur ces gosses immobiles, dont tous les visages sont tournés vers moi, comme autant de petites flammes joyeuses dans la pénombre de leurs tenues : elles sont exactement semblables à celles avec qui j'ai vécu ici. Laquelle est la fille d'un ministre, d'un homme célèbre,

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d'un général ? Laquelle est la fille d'un artisan, d'un paysan, d'un ouvrier? Nul ne le sait, nul ne veut le savoir, et surtout pas leurs professeurs et leurs dames éducatrices toutes en noir, rangées parmi elles. Et laquelle est la fille d'un simple sous-officier, mort pour sauver ses copains — laquelle est moi?...

Mais moi, à cette seconde-là, je ne sais plus qui je suis! Je n'arrive pas à croire que c'est pour moi qu'elles sont toutes là. Moi, le garçon manqué de Giromagny à qui l'on disait, à dix ans : « Si tu continues comme ça, tu ne seras même pas capabler d'aller travailler à l'usine! » Ce n'est pas la fierté qui me subjugue; c'est une joie immense, trop forte; comme si je recevais d'un seul coup, toute celle dont mon enfance pauvre a dû se passer. Je cherche Roland du regard. Ses yeux brillent, ses mâchoires sont crispées : lui aussi, il est bouleversé! Les yeux me piquent, j'ai la gorge nouée. Mon Dieu, ce n'est pas possible, je ne vais pas pleurer ! Ce serait un désastre : mon maquillage élaboré avec tant de soin, deux heures plus tôt, n'y résisterait pas ! Il faut cette peur énorme pour dominer mon émotion. La coquetterie m'a sauvée.

La coquetterie et une petite de sixième qui s'avance avec un bouquet et que j'embrasse sur les deux joues.

L'amiral Cabanier est à côté de moi. A l'instant de

franchir le seuil, il m'a glissé sur un ton de fausse confi- dence :

« Vous savez que c'est la première fois que je mets mon grand cordon bleu pour une décoration!... »

C'est aussi la première fois que je le vois. Tout à l'heure, quand on m'a présentée à lui, j'ai été frappée par l'extraor- dinaire mélange de malice et de bonté qu'expriment son sourire et son regard. Je l'ai rencontré dans le bureau de

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la surintendante, où l'on nous a conduits à notre arrivée dans la maison. C'est une nouvelle surintendante, Mme Hermine du Couedic, mais c'est une vieille connaissance : elle a été mon professeur de français durant deux ans. Elle a même préparé ma fiche d'élève sur son bureau et nous la montre en souriant. Je ne crains rien : le français était ma matière forte !

Puis l'amiral est arrivé, avec sa femme et les représen- tants de ses maisons civile et militaire. Par le cloître superbe qui longe la cour intérieure, notre groupe a gagné le réfec- toire. Et, en y pénétrant, l'émotion m'a coupé les jambes!

Dieu merci, l'estrade où l'on va me décorer est tout de suite sur la droite. Si je devais traverser les rangs des élèves et de tous ceux que l'on a réunis pour moi, rien ne pourrait retenir mes larmes; même pas la pensée de mon rimmel ! Car, il y a aussi d'anciens professeurs, et l'aumônier, et le médecin. Plus mon regard parcourt les invités, plus mon enfance ressuscite sur les visages que j'y retrouve. Ici, voilà Mme Pointier, mon professeur de math à Ecouen qui avait bien du mérite d'enseigner le cancre que j'étais dans sa classe. Et mon professeur d'italien, Mme Tolini, une rousse comme moi; je l'aimais beaucoup. Pour elle, je me suis prise d'une vraie passion pour cette langue!

Plus loin : le premier visage que prit pour moi la Légion d'honneur, celui de Mme Noêl ; elle était intendante à Ecouen et m'y reçut quand j'y arrivai, à onze ans. Et puis, surtout, Mme Meunier, surintendante de Saint-Denis, dans les années où j'y vécus, cheveux blancs et calme sévère : le temps n'a pas changé sa silhouette. Ni ce cœur d'or qu'elle cachait pour n'en user qu'à bon escient. Elle est retirée à présent, très âgée. Mais quand je la saluerai, tout à l'heure, mon ruban bleu, sur ma robe noire, elle me tapo-

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tera la joue doucement : « C'est bien, Demeusy, c'est très bien. » Exactement comme à quinze ans, quand j'étais au tableau d'honneur. Dans quelques mois, je recevrai une lettre de sa sœur, qui m'apprendra son décès et ajoutera : « Une de ses dernières grandes joies, aura été d'assister à votre décoration... »

Partout, je retrouve des visages connus. Je ne vois qu'eux, tandis que la surintendante ouvre le feu des discours. Elle explique que ma réussite fait honneur à l'Institution. Elle me donne en exemple à ses filles d'aujourd'hui. Je ne puis retenir un sourire : dans cette même salle, à seize ans, on m'a envoyée au piquet parce que je faisais trop de bruit à table !

J'écoute tout ce que l'on dit de moi : enfance modeste, jeunesse pauvre, et cette témérité têtue qui m'a poussée, à vingt-quatre ans, comme malgré moi, à fonder ma propre entreprise. Avec pour tout capital, 100000 francs (an- ciens, bien sûr!) économisés sou à sou sur mes salaires de secrétaire, et pour tout appui, l'amour d'un Roland qui n'était lui aussi, alors, riche que de ses seules espérances. Et les angoisses, et les succès, et les semaines sans diman- che, les années sans vacances, les premiers bénéfices aussitôt dévorés par le besoin d'agrandir mon entreprise; et les articles dans la presse, les émissions à la radio et la TV parce que j'étais devenue (sans le savoir) la plus jeune femme P.-D.G. de France et que c'était très « journalis- tique »...

Et puis, encore, Romain, mon fils qui se tient si droit derrière moi aujourd'hui; Rodolphe, son petit frère, et même Aline, leur petite sœur, qui va naître dans cinq mois et dont je dissimule la promesse, par chance, encore dis- crète. Soudain, je souris : l'amiral emporté par sa fougue

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à célébrer mes vertus de mère, vient de me faire avoir mes deux fils en un an!

« Claude Bourg, au nom du président de la Républi- que... » La croix bleue aux lauriers d'argent est épinglée sur ma robe. L'amiral me donne l'accolade. Pour devenir « chevalier », l'élève Demeusy a tout de même dû changer de nom : elle est devenue Mme Claude Bourg.

Une petite réception intime est organisée à la bibliothè- que. On m'entoure, on me félicite. Ce sont tout de même Roland et Romain qui m'ont embrassée les premiers. De grandes élèves sont de la fête. On parle ensemble des pro- fesseurs et des dames éducatrices que j'ai connues, et qui sont encore les leurs: de Mlle Lafont, surtout, réputée pour sa sévérité :

« Elle n'a pas changé, vous savez! Toujours aussi dure ! »

On rit, car Mlle Lafont assiste à la conversation. Et elle ajoute :

« Mais vous savez, Demeusy (chevalier ou pas, ici je serai toujours Demeusy!) les élèves, elles, ont bien changé : jamais, je n'en ai eu d'aussi terribles. Vous étiez du miel à côté de celles d'à présent... »

Il y a aussi des photographes de presse, un reporter de télévision. Le lendemain, dans France-Soir, je trouverai ma photo sous ce titre qui me fera sourire : « Une jeune femme fière de porter sa croix. » Mais ma plus grande sur- prise sera de me découvrir, aussi, dans L'Humanité, sous un titre plus ambigu : « Quel mérite? » Elle sera assortie d'une légende qui, m'assimilant bizarrement aux P.-D.G. de l'immobilier, en profitera pour contester la « nouvelle société » à la mode de l'époque; mais elle m'ira tout de même droit au cœur, car elle commencera par ces mots :

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« Madame Claude Bourg est élégante, blonde et ravis- sante... »

A tous ceux qui imaginent que tout, en ce monde, est fait d'intrigues et de machiavélisme, je veux, d'ailleurs, dédier l'histoire de cette photo. Car elle est toute simple et cons- titue l'exemple parfait de la manière dont j'ai toujours agi quand j'ai réussi à retenir l'attention.

Au mois de septembre précédent, comme des milliers de Parisiens, j'avais reçu un carton d'invitation à la fête annuelle de « l'Huma ». Je n'étais pas à Paris, cette semaine- là (sans cela, j'y serais peut-être allée!) et j'ai renvoyé ma carte avec mes excuses.

Peu après la cérémonie officielle et intime de Saint-Denis, ayant organisé une réception plus parisienne pour célébrer ma décoration, j'adressai une invitation au directeur du même journal, sans illusion : c'est de travail temporaire que je m'occupe, et ce genre d'entreprise n'a pas la sympa- thie du Parti ! Il n'empêche : ma photo est p a r u e avec cette légende qui se voulait perfide, c'est vrai, mais qui commençait tellement bien que je ne veux en retenir que les premiers mots. Merci, camarades, vous savez aussi avoir la dialectique galante!

Le plus piquant d'ailleurs, c'est que le garçon qui a écrit ces lignes, est sans doute fils d'un grand bourgeois, et que c'est moi, le P.-D.G., qui sort d'une famille où tout le monde ou presque est ouvrier.

Il en est de même pour cette médaille qui, l'espace d'un après-midi, à Saint-Denis, a ressuscité mon enfance. Je sais que l'on a dû penser — que l'on pense encore : politi-

1. Cf. L'Humanité du 31 janvier 1972.

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que, relations, pressions; et que le fait d'être une jeune femme a dû me faire attribuer d'autres images de marque encore plus persifleuses.

Pourtant comme elle est simple, aussi, l'histoire de cette décoration...

Quatre ans plus tôt, en 1967, j'avais ouvert à Cannes un secrétariat insolite; je l'avais installé dans un cabin cruiser ancré dans le port Pierre Canto, le Kalinka : pre- mier secrétariat « flottant » du monde! L'été de cette année-

là, Mme Brun, alors vice-présidente de l'Association des anciennes élèves de la Légion d'honneur, était venue m'y rendre visite. Or, la générale Kœnig, présidente à l'épo- que, de la même Association, passait ses vacances à Cannes avec les siens. Mme Brun lui parla de moi et de mon navire à secrétaires. La générale fut intriguée et demanda à me connaître. Mme Brun me le rapporta. C'est ainsi que Mme Kœnig me fit l'honneur de venir à bord et m'invita ensuite à lui rendre visite, ajoutant qu'elle me présenterait à son mari.

Kœnig! Pour moi, le nom rayonnait : c'était l'homme de Bir-Hakeim et de Libye, dont je contemplais la photo dans les magazines. Certes, je connaissais la carrière poli- tique qu'il avait accomplie depuis, mais en bonne orpheline de guerre, c'était surtout du héros que j'avais retenu l'image. J'arrivai chez lui, très impressionnée. Sa femme et lui furent aussi aimables que possible. Ils me firent parler de mon père, de moi-même.

« Considérez que vous pouvez compter sur mon aide, à cause de vos mérites et pour la mémoire de votre père », ajouta le général quand je me retirai.

J'eus par la suite, l'occasion de procurer un emploi à