3
Les Cahiers nouveaux N° 86 Septembre 2013 70 70-72 Un patrimoine militaire méconnu de la Seconde Guerre mondiale en Belgique : les tours d’air des forts réarmés de la Position fortifiée de Namur (P.F.N.) en 1940 En août 1914, la garnison des forts namurois croyait fermement en l’invulnérabilité des forts dus au génie du général Brialmont. À partir des premiers bombardements opérés par l’ennemi dès le 21 août, les défenseurs de la P.F.N. durent vite déchanter. Le béton n’offrait pas la protection attendue et, sous les coups des plus gros projec- tiles, les forts qui semblaient se soulever de leur base donnaient l’impression de pouvoir s’effon- drer à tout moment. L’explosion des obus sur et aux abords des cou- poles arrachait les portes et projetait les hommes en tous sens comme de vulgaires fétus de paille, en bas des coupoles ou des escaliers. Rassemblées dans les galeries des forts, confrontées au froid et à l’humidité, privées d’électricité, d’éclairage et de communications téléphoniques, démoralisées par le bruit assourdissant des obus explosant quelques mètres au-dessus de leur tête, les garni- sons des forts ressemblaient à des sous-mariniers traqués. Les gaz et les fumées opaques qui enva- hissaient les couloirs provoquaient suffocations et étourdissements. Au point que plusieurs soldats devinrent fous, l’un se pendit, un autre se jeta dans un puits. Dans la plupart des forts, le personnel reçut l’absolution de l’aumônier qui parcourait les galeries en récitant les prières des morts !… On se serait cru un pied dans la tombe… En 1930, dans son ouvrage Défense de la Position fortifiée de Namur 1914 01 , le Ministère de la Défense nationale belge analysa dans le détail les effets du bombardement des forts de la P.F.N. tombés du 22 au 25 août 1914 et conclut que la position fortifiée avait honorablement rempli les rôles de place d’arrêt, de tête de pont et de point d’appui qui lui avaient été dévolus par le général Brialmont au XIX e siècle. Mais ce rapport officiel s’attardait peu sur d’autres facteurs qui jouèrent pourtant un rôle essentiel dans la chute des ouvrages fortifiés. En effet, aux dégâts dus aux bombardements intensifs, s’ajoutaient en 1914 de misérables conditions d’existence au sein des forts : une ventilation inexistante et des sanitaires défi- cients. Les forts aspiraient les gaz des explo- sions de l’extérieur qui se mêlaient à ceux émis à l’intérieur par les canons des forts et aux odeurs des sanitaires. L’air y devenait rapidement irres- pirable. À la fin des années 1920, dans le cadre de la mise en place du système défensif belge, le réarme- ment des forts de la Meuse fut décidé. Les crédits budgétaires ayant été votés par le Parlement en juin 1931, le relèvement des Positions fortifiées de Namur et de Liège devait être terminé en 1934. À Namur, tous les forts de 1914 ne seront pas réarmés. Seuls sept sur neuf le seront : Malonne, Saint-Héribert, Suarlée, Marchovelette, Maizeret, Andoy, Dave, Emines et Cognelée servant de dépôts de munitions. Force sera de repenser en profondeur la machi- nerie et surtout la ventilation qui constituèrent des points faibles en 1914, deux conditions vitales au bon fonctionnement des ouvrages défensifs. La vapeur allait céder la place à un autre type d’énergie. Les forts seront dorénavant dotés de deux groupes moteurs générateurs disposant chacun d’un moteur Diesel de 75 CV et d’un alternateur de 220-380 volts, le bon fonctionnement des moteurs étant indispensable à la fourniture de la force motrice commandant l’éclairage du fort, la conduite des coupoles, le fonctionnement des pompes et des ventilateurs… Jacques Vandenbroucke Docteur en histoire 01 Ministère de la Défense nationale, État-Major général de l’armée, Section de l’Historique, Défense de la Position fortifiée de Namur en août 1914, Bruxelles, 1930.

Un patrimoine militaire méconnu de la Seconde Guerre ...docum1.wallonie.be/DOCUMENTS/CAHIERS/CN86/15_CN86_Vanden… · la Seconde Guerre mondiale en Belgique : les tours d’air

  • Upload
    others

  • View
    1

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Un patrimoine militaire méconnu de la Seconde Guerre ...docum1.wallonie.be/DOCUMENTS/CAHIERS/CN86/15_CN86_Vanden… · la Seconde Guerre mondiale en Belgique : les tours d’air

70Les Cahiers nouveaux N° 86 Septembre 2013

70

70-72

Un patrimoine militaire méconnu de la Seconde Guerre mondiale en Belgique : les tours d’air des forts réarmés de la Position fortifiée de Namur (P.F.N.) en 1940

En août 1914, la garnison des forts namurois croyait fermement en l’invulnérabilité des forts dus au génie du général Brialmont. À partir des premiers bombardements opérés par l’ennemi dès le 21 août, les défenseurs de la P.F.N. durent vite déchanter. Le béton n’offrait pas la protection attendue et, sous les coups des plus gros projec-tiles, les forts qui semblaient se soulever de leur base donnaient l’impression de pouvoir s’effon-drer à tout moment.

L’explosion des obus sur et aux abords des cou-poles arrachait les portes et projetait les hommes en tous sens comme de vulgaires fétus de paille, en bas des coupoles ou des escaliers. Rassemblées dans les galeries des forts, confrontées au froid et à l’humidité, privées d’électricité, d’éclairage et de communications téléphoniques, démoralisées par le bruit assourdissant des obus explosant quelques mètres au-dessus de leur tête, les garni-sons des forts ressemblaient à des sous-mariniers traqués. Les gaz et les fumées opaques qui enva-hissaient les couloirs provoquaient suffocations et étourdissements. Au point que plusieurs soldats devinrent fous, l’un se pendit, un autre se jeta dans un puits. Dans la plupart des forts, le personnel reçut l’absolution de l’aumônier qui parcourait les galeries en récitant les prières des morts !… On se serait cru un pied dans la tombe…

En 1930, dans son ouvrage Défense de la Position fortifiée de Namur 191401, le Ministère de la Défense nationale belge analysa dans le détail les effets du bombardement des forts de la P.F.N. tombés du 22 au 25 août 1914 et conclut que la position fortifiée avait honorablement rempli les rôles de place d’arrêt, de tête de pont et de point d’appui qui lui avaient été dévolus par le général Brialmont au XIXe siècle.

Mais ce rapport officiel s’attardait peu sur d’autres facteurs qui jouèrent pourtant un rôle essentiel dans la chute des ouvrages fortifiés. En effet, aux dégâts dus aux bombardements intensifs, s’ajoutaient en 1914 de misérables conditions d’existence au sein des forts : une ventilation inexistante et des sanitaires défi-cients. Les forts aspiraient les gaz des explo-sions de l’extérieur qui se mêlaient à ceux émis à l’intérieur par les canons des forts et aux odeurs des sanitaires. L’air y devenait rapidement irres-pirable.

À la fin des années 1920, dans le cadre de la mise en place du système défensif belge, le réarme-ment des forts de la Meuse fut décidé. Les crédits budgétaires ayant été votés par le Parlement en juin 1931, le relèvement des Positions fortifiées de Namur et de Liège devait être terminé en 1934. À Namur, tous les forts de 1914 ne seront pas réarmés. Seuls sept sur neuf le seront : Malonne, Saint-Héribert, Suarlée, Marchovelette, Maizeret, Andoy, Dave, Emines et Cognelée servant de dépôts de munitions.

Force sera de repenser en profondeur la machi-nerie et surtout la ventilation qui constituèrent des points faibles en 1914, deux conditions vitales au bon fonctionnement des ouvrages défensifs. La vapeur allait céder la place à un autre type d’énergie.Les forts seront dorénavant dotés de deux groupes moteurs générateurs disposant chacun d’un moteur Diesel de 75 CV et d’un alternateur de 220-380 volts, le bon fonctionnement des moteurs étant indispensable à la fourniture de la force motrice commandant l’éclairage du fort, la conduite des coupoles, le fonctionnement des pompes et des ventilateurs…

Jacques VandenbrouckeDocteur en histoire

01Ministère de la Défense nationale, État-Major général de l’armée, Section de l’Historique, Défense de la Position fortifiée de Namur en août 1914, Bruxelles, 1930.

Page 2: Un patrimoine militaire méconnu de la Seconde Guerre ...docum1.wallonie.be/DOCUMENTS/CAHIERS/CN86/15_CN86_Vanden… · la Seconde Guerre mondiale en Belgique : les tours d’air

71

Plan d’une tour d’air d’un fort namurois ou liégeois.Extrait de Denkschrift über die belgische Landesbefestigungen, Berlin, 1er octobre 1941

La salle de ventilation du fort de Saint-Héribert dessinée par le sous-lieutenant médecin Vandervael.Photo Jacques Vandenbroucke

Les forts attrapent des champignons

Quant à l’aération, elle sera reconsidérée tota-lement. Il s’agit d’une amélioration considérable pour le poumon du fort ! Un puissant ventilateur installé au centre du fort aura pour tâche d’aspirer l’air par une galerie ou « gaine d’air » courant jusqu’à une prise d’air extérieure symbolisée dans la majorité des cas par la « tour d’air », une sorte de champignon en béton, située à quelques centaines de mètres du fort. Les forts de Dave et de Maizeret en seront dépourvus, la galerie d’air débouchant directement dans les rochers sur-plombant la Meuse. Seul le fort de Saint-Héribert puisera l’air sur le massif central, à proximité du débouché d’infanterie, par un puits coiffé d’une cloche métallique.

La hauteur de la tour (18 m) doit permettre de ne pas aspirer de gaz nocifs dans le fort. Cette tour pouvait être surmontée d’un manche à soufflets en toile grasse (appelée « manchon » par les artilleurs) se trouvant sur un mât télescopique actionné par un treuil et une manivelle. À l’étage de la tour, des embrasures munies de volets de blindage coulissants permettent la défense des environs à l’aide de F.M. (fusils-mitrailleurs), alors que des gaines lance-grenades et des niches offrent la possibilité de défendre le pied de la tour au moyen de grenades lancées depuis l’étage supérieur. Lorsqu’il n’y a pas de gaz à craindre, l’air est aspiré dans le fort par une baie d’accès qui peut être obturée, si nécessaire, par une porte étanche. L’air est ensuite refoulé dans des caniveaux en béton qui le distribuent au sein des divers locaux.

Dans la salle de ventilation, un tableau mano-métrique, installé entre deux ampèremètres, contrôle la pression de l’air refoulé par chacun des caniveaux pour obtenir la pression souhaitée dans les locaux, un manomètre étant spécialement dédicacé au mesurage de la dépression dans la galerie d’air durant les régimes de marche spéci-fiques. Dans les organes du fort, tout chef de cou-pole ou de coffre peut actionner une vanne à l’aide d’une clé pour régler le débit de l’air. L’évacuation de l’air vicié, notamment après un tir, s’effectue par des bouchons communiquant avec l’extérieur.

Qui dit aération efficace suppose bien sûr des portes blindées efficientes. Les portes intérieures des forts réarmés seront donc, en grande partie, remplacées par des portes neuves.

Les tours d’air : une cible rêvée

Attaqué par l’ennemi, Marchovelette sera le premier fort de la P.F.N. à se rendre le 18 mai 1940, Dave étant le dernier à mettre bas les armes le 24 mai.

La Commission des Forts02, instituée dès 1945, aura pour mission d’étudier les faits qui abou-tirent à la reddition des forts et à la capture de leur commandant. La Commission a précisé-ment pour mission de déterminer si une des

deux conditions suivantes était réalisée lorsque le commandant a rendu son ouvrage : tous les moyens d’action du fort et de son personnel étaient inutilisables et non réparables ; tous les moyens de subsistance de la garnison étaient épuisés. Une réponse négative entraîne la citation du commandant devant le conseil de guerre.

Les réponses détaillées des commandants de forts au questionnaire type de la Commission des Forts permettent de dresser un tableau exhaus-tif des problèmes techniques qui se sont posés à eux lors de la défense de leur ouvrage. Pour chaque fort, elles font apparaître de nombreuses carences ou défectuosités. Parmi celles-ci, plusieurs ont trait à la ventilation des forts, rendue difficile à la suite des bombardements ennemis. On constate que la pression faiblit dans les derniers moments de résistance rendant l’air lourd, vicié, chargé d’acide carbonique, de vapeur

02Les archives sont conservées à la Défense nationale à Evere (SGR, P.F.N., P.5).

Page 3: Un patrimoine militaire méconnu de la Seconde Guerre ...docum1.wallonie.be/DOCUMENTS/CAHIERS/CN86/15_CN86_Vanden… · la Seconde Guerre mondiale en Belgique : les tours d’air

72

de mazout, des fumées des tirs et des explosions. Certains membres du personnel seront d’ailleurs intoxiqués. Quant à la tour d’air, les commandants mettent les éléments suivants en exergue : elle est parfois entourée de bois constituant un avan-tage pour la relève de la garnison mais aussi pour l’ennemi, la tour ne voit pas le fort et n’en est pas vue, d’où l’impossibilité de se protéger mutuel-lement ; une coupole armée d’un canon de 4.7 au sommet de la tour aurait été utile lors de l’attaque à revers du fort (Andoy), l’observateur de la tour est mal dissimulé et mal protégé, les secteurs battus par les F.M. de la tour sont trop petits, l’abri situé au pied de la tour n’a qu’une défense unilatérale, il eût été nécessaire de placer des mines sur une grande surface avoisinante, notam-ment dans les bois.

Au moment de la reddition des forts, les quatre tours d’air namuroises présentent un aspect parfois bien différent. L’explosion intervenue le 18 mai au sommet de celle de Marchovelette à la suite de l’acharnement des Allemands pour la neutraliser souligne la vulnérabilité de cet organe né de la modernisation des forts. En effet, alors que les ouvrages de Brialmont présentent une conception semi-enterrée et un profil rasant, l’élément vertical constitué par la tour d’air s’avère une cible de choix pour l’ennemi. L’endommager sévèrement privera le fort de deux fonctions vitales : respirer et voir. Bien qu’atta-quée à plusieurs reprises, la tour de Suarlée est quant à elle intacte à l’instar de celle d’Andoy. À Malonne, les embrasures de F.M. sont hors service et le sommet de la tour est fissuré.

Les dernières sentinelles

Au contraire de 1914, la ventilation fut globale-ment plus performante en 1940. Mais, démante-lés progressivement par les bombardements de l’aviation et de l’artillerie, privés peu à peu de leurs moyens de défense, à court de munitions, plongés dans une atmosphère irrespirable par suite des défaillances du système de ventilation – les tours d’air furent parfois à bout de souffle et la machi-nerie connut des ratés –, les forts devront malgré tout se résigner à rompre le combat.

En 1940, ayant perdu sa vocation préventive, la for-tification permanente n’était plus à la hauteur des exigences tactiques et des progrès techniques les plus récents. L’agneau ne pouvait arrêter le loup !

Aujourd’hui, les tours d’air dont celle défigurée de Marchovelette dressent toujours fièrement leur sil-houette dans le paysage namurois. En ultimes sen-tinelles isolées en lisière d’un bois ou d’une prairie, ces drôles de champignons en béton, vestiges du patrimoine militaire de la Seconde Guerre mondiale en Belgique, intriguent l’observateur qui, souvent, s’interroge sur la fonction et le sort qui furent les leurs durant quelques jours de combat au sein de la Position fortifiée de Namur en mai 1940.

Enfin, précisons que le Service public de Wallonie possède un dossier relatif au classement des forts namurois. Une décision positive en la matière permettrait à terme le sauvetage et la conservation des tours d’air de 1940.

La tour d’air du fort de Marchovelette après l’assaut de l’ennemi.Collection J.-P. Martin

La tour d’air de Malonne.Collection Jacques Vandenbroucke