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La surface et le fond par Katy Couprie* Dans quelle mesure le choix d'une technique intervient-il dans la création des images et la réalisation d'un livre ? Dans quelle mesure cela importe- t-il au lecteur et éclaire-t-il l'analyse ? Réponses d'une créatrice, qui livre à la fois son expérience et ses réflexions. * Katy Couprie est peintre, photographe, auteur-illustra- teur et enseigne à l'E.N.S.A.D. (Paris). J Récris ces lignes sous un double éclairage, à la lumière de deux expériences vécues ces dernières semaines. La première est la lecture assi- due du livre de Jean-Luc Nancy, Au fond des images 1 ; la seconde est la conduite d'une formation en direction du livre pour enfants auprès d'artistes kanaks, en Nouvelle-Calédonie. Comme le rappelle Jean-Luc Nancy, l'image a ceci de particulier qu'elle nous fait croire à la présence de ce qui n'est pas là. J'ai pu constater que cette croyance est grandement partagée. Le premier exercice proposé aux artistes lors du stage comme entrée dans le livre, fut la réalisation d'une séquence narrative en cinq images, sans texte. Dans la culture kanake la tradition du récit, du conte, est très forte. Elle était jusqu'alors uniquement orale. Pour gar- der des traces, préserver ce qui reste, les seules images conçues étaient faites sur de grands bambous gravés, aux repré- sentations complexes, organisant le récit sous des angles différents au sein d'une même image, qui enveloppe le bambou qui plus est. Ces représentations dessinées sont obte- nues en incisant le bambou avec de petites pointes, puis la surface est frot- dossier /N°214-LAREVUEDESUVRESPOURENFANTS 103

La surface et le fond - BnFexpositions.bnf.fr/livres-enfants/cabinet_lecture/textes/... · 2009. 5. 7. · * Katy Couprie est peintre, photographe, auteur-illustra-teur et enseigne

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  • La surface et le fondpar Katy Couprie*

    Dans quelle mesure le choixd'une technique intervient-ildans la création des imageset la réalisation d'un livre ?Dans quelle mesure cela importe-t-il au lecteur et éclaire-t-ill'analyse ?Réponses d'une créatrice,qui livre à la fois son expérienceet ses réflexions.

    * Katy Couprie est peintre, photographe, auteur-illustra-

    teur et enseigne à l'E.N.S.A.D. (Paris).

    J Récris ces lignes sous un doubleéclairage, à la lumière de deuxexpériences vécues ces dernièressemaines. La première est la lecture assi-due du livre de Jean-Luc Nancy, Au fonddes images1 ; la seconde est la conduited'une formation en direction du livrepour enfants auprès d'artistes kanaks,en Nouvelle-Calédonie.

    Comme le rappelle Jean-Luc Nancy,l'image a ceci de particulier qu'elle nousfait croire à la présence de ce qui n'estpas là. J'ai pu constater que cettecroyance est grandement partagée.

    Le premier exercice proposé aux artisteslors du stage comme entrée dans le livre,fut la réalisation d'une séquence narrativeen cinq images, sans texte.Dans la culture kanake la tradition durécit, du conte, est très forte. Elle étaitjusqu'alors uniquement orale. Pour gar-der des traces, préserver ce qui reste, lesseules images conçues étaient faites surde grands bambous gravés, aux repré-sentations complexes, organisant le récitsous des angles différents au sein d'unemême image, qui enveloppe le bambouqui plus est.Ces représentations dessinées sont obte-nues en incisant le bambou avec depetites pointes, puis la surface est frot-

    dossier/N°214-LAREVUEDESUVRESPOURENFANTS 103

  • tée, « encrée » avec du noir de bancoul,et enfin essuyée, le noir s'incrustantdans les graffies incisées.

    Je ne crois pas que le fait de savoir quele noir de bancoul utilisé est obtenu enpressant la noix du bancoulier aide untant soit peu à la compréhension de cesimages.En revanche, la narration en images,caractéristique de l'album qui nous inté-resse ici, peut se faire avec des codescommuns de représentation. On accéde-ra au sens rassemblé dans ces images sil'on a appris à voir, c'est-à-dire à regar-der le pays tout autour de soi, là oùchaque plante, chaque arbre, animalprésent dans l'image nous donne lescontenus fondamentaux d'action, detemps et d'espace.« Ça » s'est passé, à tel moment, à cetendroit, ou tout du moins c'est ce qu'oncroit, ce dont l'image témoigne.

    Par ce chemin détourné je pose la ques-tion de la technique, énoncée d'embléecomme vaine si elle ne recouvre pasl'idée que l'image est tout d'abord unestratégie, une mise en scène qui sert unpropos.

    Des outils à la préméditationDe la surface et du fondL'adjectif technique s'emploie pour qua-lifier ce qui, en art, relève du savoir-faire.La technique est l'ensemble des procé-dés empiriques employés dans la pro-duction d'une œuvre, l'obtention d'unrésultat.L'intérêt premier de la question de latechnique au sujet d'une image, c'est lefait d'interroger alors sa naissance, saqualité.

    Questionner la technique, c'est d'abordrappeler qu'une image part de rien,d'une feuille blanche, qu'elle est vuede l'esprit se déposant sur une surfacevierge, infime et légère, alors qu'ellenous entraînera dans un trou (une illu-sion), une profondeur (miroir auxallouettes). .

    Questionner la technique, c'est dire quecette image est fabriquée, avec desoutils, des moyens. Dans ce cas, l'intérêtn'est pas d'interroger le résultat (unebelle image), mais plutôt de dé-monter leprocessus de création, de retracer le che-min de son élaboration et avec lui, levouloir-dire de l'image, ses outils pourancrer l'illusion, son identité, et dumême coup, sa différence (par rapportau texte).Rappeler que toute image part du dessin- d'un dessein - qu'elle est l'achèvementréussi d'une fabrication (complot visuel).

    Les images réalisées pour le livre sontdes images qui ont quitté leur supportinitial (que ce soit une feuille de papierou un écran d'ordinateur, peu importe )pour adhérer au support livre, ce quimodifie de beaucoup leur approche :l'une après l'autre, dans le mouvementet la pliure, ensemble, dans la continuitéet la répétition, avec une grande plus-value de jeu et de manipulation...

    Les choix techniques concernant la créa-tion des images sont : le médium et lesoutils (vocabulaire graphique) ; le cadrage(échelle du sujet, sortie et entrée dans lechamp, tout rapport cinématographique) ;le point de vue (d'où je regarde), les planset angles de vue, etc. Tout, dans l'élabo-ration d'une image, procède de choixsuccessifs.

    LAREVUEDESLIVRËSPOURENFANTS-N°214/(dossier

  • Tous ces paramètres sont autant d'élé-ments du vocabulaire de conception del'image, doublés des choix ou contraintesliés à la spécificité de l'objet-livre danslequel elles s'épanouissent in fine.« Or, la manière est image, faire image,c'est donner du relief, du saillant, dutrait, de la présence »2.

    La technique gère l'économie d'uneimage, mais avant tout elle sert un propos.Tel effet pour tel sens. C'est en portantattention au « dispositif » image que l'onexerce le regard, tant pour apprécier uneimage déjà là, offerte dans un livre, quepour en créer.« Le temps et l'image sont indissociables,il faut un peu de patience pour qu'elleexiste ».3

    Au jardin, Antonin Louchard, Katy Couprie, Éditions Thierry Magnier,(installation photographiée)

    Si la technique est bien au service d'uneintention dans le processus de création,elle révèle très peu de ce qu'est l'image.Elle ne saurait se confondre ni avec sanature, ni avec la fonction qu'elle occupedans l'album.

    De l'objet-livreVenons-en maintenant à ce qui caracté-rise les images dans le livre pour enfants,sachant que dans ce dernier, il faudra lesconsidérer dans leur ensemble, toutesarticulées, pour que le sens se donne.

    Dans la mise en scène des images dulivre, il est entendu qu'elles s'y livrerontles unes après les autres - donnée pri-mordiale pour qui doit les manigancer -mais au rythme choisi par le lecteur :c'est chose rare que de pouvoir déciderde la cadence à laquelle on s'expose auximages. C'est ainsi que le lecteur parti-cipe au temps du livre, qui se tient et sedilate entre les images.

    Au jardin, Antonin Louchard, Katy Couprie, Éditions Thierry Magnier,(oiseaux en aluminium, peinture, installation photographiée)

    dossier/r214-LAREVUEDESUVRESP0UR£NFANTS

  • L'autre composante est l'arrêt surimage, propre à l'album. La contem-plation et la possibilité de les relire,autant de fois que désiré. Disposer desimages.

    Ici, elles tiennent l'espace et le temps,théâtre et mise en scène.Qui, quand, où. Elles peuvent organiserà elles seules la narration, et du mêmecoup offrir au texte une autre place.Pour développer la narration dans unalbum, on s'efforcera bien évidemmentde faire preuve d'une très grande cohé-rence technique, afin d'y créer un uni-vers particulier, qui soutiendra le proposdu livre, l'enrichira.

    À l'inverse, ce qui peut se jouer dansl'usage de techniques multiples, au seind'un même livre - je prends l'exemplepersonnel de l'imagier Tout un monde,réalisé avec Antonin Louchard - c'est lapluralité des représentations offertescomme apprentissage de la lecture (dumonde) en images (a train of thoughs).Où l'on met en évidence le fait que latechnique est directement responsabledu statut accordé à l'image. On a long-temps pensé que la technique utilisée- et sa reconnaissance immédiate -allait permettre d'identifier précisé-ment, de statuer sur son compte, c'est-à-dire sur son rapport à la vérité.

    Cette confusion entre technique - appa-rence de l'image - et sa nature s'est trou-vée entretenue par la place particulièreoccupée par la photographie dès sonapparition.Longtemps cette dernière a été garantede la vérité, du « ça a été »4, collée auréfèrent (ressemblance, vécu).

    À l'inverse, l'usage contemporain de laphotographie (rendre compte) par desartistes pratiquant les installations (LandArt ou tout autre bricolage du réel,mêlant objets, lieux et postures) tend àdire qu'elle peut montrer l'éphémère,qu'elle a à voir avec l'instant, l'équilibreprécaire des éléments. Des choses quin'ont de réalité que le temps d'unephotographie.

    L'opposition entre peinture et photogra-phie mettant en jeu fiction contre réalitéest aujourd'hui tombée définitivementen désuétude. C'est maintenant laphotographie, associée à la numérisationdes images, qui offre une nouvelledimension au mensonge. De ce qui adéjà été là, à ce qui ne tiendra qu'uninstant.

    Quittant l'illustration et une facture figée,ce qui peut se donner par l'image dans lelivre, c'est l'image en train de se faire,c'est-à-dire une mise en œuvre, une pen-sée se faisant. Comme dans un certainnombre d'œuvres contemporaines, le« work in progress », la démarche estapparente, elle peut même faire partiedu contenu.

    Le sens peut émerger dans le passaged'une image à l'autre, prenant à partiela structure du livre elle-même. Noussommes dans les langages plastiquesd'aujourd'hui, sans avoir quitté la spéci-ficité du livre. Plusieurs moyens per-mettent de partager la fabrication, et ducoup la lecture de l'image autrement. Laphotographie, dans son usage contem-porain de constat, offre la mise en jeu etla préméditation au lecteur. De même, lascanérisation donne la possibilité de pré-

    LAREVUEDESUVRESPOURENFANTS-N°214/(dossier

  • senter les mêmes images à différentsmoments de leur élaboration, en les tra-vaillant par étapes successives.À nouveau, les moyens offerts à la repro-duction des images modifient les possi-bilités de réalisations de celles-ci et dumême coup, leur partage.

    L'album devient un outil privilégié pourl'affûtage du regard.Là où il est simplement questiond'apprendre à voir.

    Au jardin, Antonin Louchard, Katy Couprie, Éditions Thierry Magnier,(photogramme)

    1 et 2. Jean-Luc Nancy : Au fond des images, Galilée.

    3. in : Peut-on apprendre à voir ?, ouvrage collectif,

    texte de Jean-Marie Straub.

    4. Roland Barthes : La Chambre claire, Gallimard.

    Au jardin, Antonin Louchard, KatyCouprie, Éditions Thierry Magnier,

    (feutre, pastel gras sur acétate)

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