20
ÉTUDES ET RÉFLEXIONS UN PETIT TOUR EN AMÉRAK ADRIEN JAULMES . L es avions militaires américains qui se posent à Bagdad n'atterrissent pas vraiment en Irak. Les passagers qui descen- dent de la rampe arrière des Hercules de l'US Air Force sur le tarmac de l'aéroport ne transitent même pas par la douane ira- kienne, dans l'énorme aérogare de style stalino-babylonien bâti par Saddam Hussein à l'époque de sa splendeur. Dans le vent brû- lant des moteurs, les visiteurs, soldats américains de retour de per- mission ou employés civils du Pentagone qui viennent de transiter par le Koweït, sont emmenés en file indienne de l'autre côté de la piste, vers une série de tentes climatisées. Ces tentes sont les por- tes de l'Amérak, l'étrange pays virtuel créé par l'armée américaine dans ses bases irakiennes, et la seule partie de l'Irak qu'elle contrôle vraiment. L'ambiance sur l'aéroport de Bagdad ressemble à une ver- sion poussiéreuse d'Apocalypse Now. De gros hélicoptères gris Blackhawk ou des appareils d'attaque au sol Apache volent deux par deux au ras du sol. Des avions militaires C-130 Hercules ou C-141 Starlifter se posent et décollent, leurs moteurs hurlant

UN PETIT TOUR EN AMÉRAK

  • Upload
    others

  • View
    0

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

ÉTUDES ET RÉFLEXIONS

UN PETIT TOUR EN AMÉRAK

ADRIEN JAULMES .

L es avions militaires américains qui se posent à Bagdadn'atterrissent pas vraiment en Irak. Les passagers qui descen-dent de la rampe arrière des Hercules de l'US Air Force sur

le tarmac de l'aéroport ne transitent même pas par la douane ira-kienne, dans l'énorme aérogare de style stalino-babylonien bâtipar Saddam Hussein à l'époque de sa splendeur. Dans le vent brû-lant des moteurs, les visiteurs, soldats américains de retour de per-mission ou employés civils du Pentagone qui viennent de transiterpar le Koweït, sont emmenés en file indienne de l'autre côté de lapiste, vers une série de tentes climatisées. Ces tentes sont les por-tes de l'Amérak, l'étrange pays virtuel créé par l'armée américainedans ses bases irakiennes, et la seule partie de l'Irak qu'ellecontrôle vraiment.

L'ambiance sur l'aéroport de Bagdad ressemble à une ver-sion poussiéreuse d'Apocalypse Now. De gros hélicoptères grisBlackhawk ou des appareils d'attaque au sol Apache volent deuxpar deux au ras du sol. Des avions militaires C-130 Hercules ouC-141 Starlifter se posent et décollent, leurs moteurs hurlant

ETUDES ET REFLEXIONSUn petit tour en Âmérak

quand ils tournoient au-dessus de la piste pour éviter les tirs demissiles. Des colonnes de soldats envoyés en renfort dans le cadredu surge, le « sursaut » militaire décidé par George Bush, débar-quent avec leurs armes et leurs paquetages.

Partout se dressent, autour des installations, de hauts murspare-éclats. Ces grandes plaques de béton encastrables commedans un jeu de construction géant sont devenues le symbole del'aventure militaire américaine au Moyen-Orient, et le principaldécor de l'Amérak.

Protégés par une enceinte fortifiée et des réseaux debarbelés, plusieurs camps américains s'étendent tout autour del'aéroport de Bagdad : Victory, Liberty et Stryker. Mélange deville-champignon de la ruée vers l'or, de chantier de constructionet de campement de légionnaires romains aux marches de l'em-pire, ces immenses agglomérations s'étendent à perte de vue sousla lumière aveuglante du soleil irakien, sillonnées de hauts mursde béton, de tentes et de rangées de latrines portatives, petitescabines de plastique vert munies d'un distributeur de liquide dés-infectant pour les mains, alignées un peu partout. Dans ces mor-ceaux d'Amérique, les conquérants de la Mésopotamie viventtotalement coupés du reste d'un pays qui a basculé dans lechaos.

Toutes les heures, un minibus climatisé de la compagnieKBR, Kellog, Brown & Root, filiale de la société texane Halliburton,emmène les passagers de l'aéroport vers l'un de ces camps.

Le bus roule en respectant la vitesse limitée à 20 miles àl'heure, contrôlée par des radars. À bord, des soldats américainsen treillis mouchetés de petits carrés gris, comme les pixels d'unephoto numérique trop agrandie, rentrent de trois semaines de« R & R », (repos et récupération). Le conducteur est un Indien àl'air aussi tranquille que s'il conduisait dans une banlieue deBombay. La radio diffuse de la musique country et l'air conditionnétransforme l'intérieur du bus en frigo.

Les soldats sont très jeunes. Certains n'ont même pas l'âgelégal de 21 ans qui permet d'entrer dans un bar aux États-Unis. Ilssont en majorité blancs, et originaires des États du Sud et du Nord,où se recrutent traditionnellement les fantassins de l'armée améri-caine. Ils ne s'intéressent guère à la politique, et se sont engagés

10

ETUDES ET REFLEXIONSUn petit tour en Âmérak

dans l'armée pour la solde, exonérée d'impôts, qui leur permettrade financer leurs études ou de s'installer à leur compte.

Peter Gregory est un jeune soldat de l'Arkansas. L'Irak est lepremier pays étranger qu'il visite. Il rentre de sa première permis-sion aux États-Unis. « Pendant les premiers jours, je n'arrivais pas àréaliser que je n'étais plus en Irak, dit-il. En voiture avec ma fian-cée, je regardais le bord de la route pour essayer de détecter desIED [les engins explosifs improvisés que la guérilla irakienne placele long des routes sur le passage des convois américains]. Je sursau-tais aussi à chaque bruit, jusqu'aux coups de cuillère de ma grand-mère quand elle me servait à table. »

Un autre soldat amuse tout le bus en montrant les nouveauxblindages des tourelles d'un convoi de Humvee qui croise le bus.« Ces nouvelles protections sont à peine suffisantes contre les jetsde pierres. Et les blindages additionnels ne marchent pas contreles nouvelles IED. Ils sont juste suffisants pour empêcher les mor-ceaux de bidoche de ressortir de l'autre côté. »

L'un des seuls civils s'appelle Rodolphe Reboutier. C'est leseul Français de l'Amérak. Ce jeune homme est le représentantd'une marque californienne de lunettes de sport très populairechez les soldats américains. « Je ne suis jamais sorti de CampLiberty, dit-il. Je travaille sept jours par semaine. Pas le temps desouffler ou de m'ennuyer. Je fais environ 10 000 dollars de chiffred'affaires par jour. Le soir, je rentre dans ma chambre, et je bavardesur Internet, ou je fais un poker avec d'autres contractors. Ceserait parfait s'il n'y avait pas les tirs de mortiers. La nuit, les haut-parleurs annoncent les alertes. C'est un peu stressant. »

Camp Stryker est la première étape vers la zone Verte, l'en-clave fortifiée qui abrite au centre de Bagdad les ambassades amé-ricaines et britanniques, et les palais du nouveau gouvernementirakien.

La ville est toute proche. Mais malgré la présence d'un corpsexpéditionnaire fort de quelque 140 000 soldats, les huit kilomè-tres d'autoroute entre l'aéroport et la zone Verte sont depuis troisans trop dangereux pour être empruntés de jour par les convois.

La perte de contrôle de l'Irak par les Américains commenceainsi, dès la sortie de l'aéroport, par où arrivent personnels et ravi-taillement. Le long de l'autoroute, les palmiers qui bordaient la

1 1 1

ETUDES ET REFLEXIONSUn petit tour en Âmérak

chaussée ont été coupés, les glissières de sécurité arrachées pouréviter de servir de support à des IED, et les bretelles d'accès bar-rées de lourds blocs de béton pour éviter que les voitures suicidesne se lancent contre les convois. Mais l'insurrection sunnite conti-nue de tendre des embuscades, attaques qui dégénèrent parfois enplein jour en batailles rangées, nécessitant l'envoi de chars et d'hé-licoptères.

L'Amérak est devenu un archipel. Chaque base et chaquefortin américain est une petite île dans une mer hostile, ravitailléepar les airs ou par des convois régulièrement attaqués.

Le minibus fait halte aux KBR Stables, point de départ desRhinos. Ces bus blindés ressemblant à des boîtes métalliquesroulent toutes les nuits, tous feux éteints et sous une forte escorteentre l'aéroport et la zone Verte, à des horaires aléatoires et tenussecrets par crainte des embuscades.

Une grande tente au plancher de bois, protégée elle aussipar des murs de béton anti-éclats et éclairée comme en plein joursert de salle d'attente.

Larry, un vieux monsieur coiffé d'une casquette de base-bailet à l'accent traînant du Sud des États-Unis, s'occupe du bureau oùdoivent s'enregistrer les passagers du Rhino. Ce n'est qu'un servicede plus fourni par KBR. Cette société, dont le vice-président amé-ricain, Dick Cheney, a siégé au conseil d'administration, a décro-ché la plupart des juteux contrats d'hébergement et d'alimentationque l'armée américaine sous-traite à présent à des compagnies pri-vées.

Larry a la démarche d'un vieux cowboy, et on peut facile-ment l'imaginer tenant un trading post sur la piste de Santa Fependant la conquête de l'Ouest. Il tient son drôle de saloon ouvertvingt-quatre heures sur vingt-quatre. Des employés pakistanaisbalayent régulièrement le plancher entre les tables. Les murs sontdécorés par les drapeaux d'unités américaines ou de pays alliés,Croatie, Pologne ou Géorgie.

Des cafetières géantes sont à la disposition des passagers,avec des piles de gobelets de polystyrène. Des stocks de bouteillesd'eau minérale, elles aussi importées à grands frais du Koweït,sont en libre-service, et des tables sont couvertes de piles de MRE,meals ready to eat, les rations de combat de l'armée américaine,

1 2 1

ETUDES ET REFLEXIONSUn petit tour en Âmérak

qui proposent des menus de poulet cajun avec leur petite bou-teille miniature de Tabasco.

Deux téléviseurs sont branchés en permanence sur ArmedForces Network, la chaîne de l'armée, et diffusent des extraits desjournaux télévisés de Fox News ou de CNN. Mais les soldats quisomnolent dans les canapés sous des drapeaux de tous les corpsde l'armée américaine ne semblent pas même s'intéresser auxdébats du Congrès sur l'engagement militaire en Irak retransmis endirect, ou sur les intempéries qui entravent la circulation sur lesautoroutes du Michigan ou de l'Ohio.

Entre les émissions, des publicités mettent en scène des ado-lescents qui expliquent gravement sur un escalier leur refus d'avoirdes relations sexuelles avant l'âge de leur majorité, ou mettent engarde contre les dangers de l'alcool ou de la drogue. Dans un autrespot, une soldate confie à sa copine qu'elle a été victime de harcè-lement sexuel. Sans interrompre leur partie de squash, son amielui conseille d'« en parler ».

L'alcool, la pornographie, la drogue et le sexe sont rigoureu-sement interdits dans l'armée américaine.

Les femmes servent dans toutes les formations, à l'exceptiondes unités de combat. Mais les militaires américaines n'ont rien del'allure sexy des soldâtes israéliennes, qui portent leurs cheveuxdéroulés, la silhouette moulée dans des treillis ajustés, et les seinspigeonnants dans le col de leur chemise. La militaire américainedisparaît quand à elle sous un immense battle-dress flottant. Sescheveux sont attachés en un chignon très strict, et son comporte-ment de franche camaraderie martiale est totalement dépourvu dumoindre début d'ambiguïté.

Dans des étagères on trouve des piles de Stars & Stripes, lejournal de l'armée américaine, et une impressionnante collectionde romans de Danielle Steele, des bibles King James reliées en toilede camouflage et des recueils de psaumes intitulés Prières pour lecourage, mots de foi pour des moments difficiles, publiés par unefondation méthodiste.

Sur les panneaux d'affichage sont punaisés les horaires descultes baptistes, juifs ou pentecôtistes, des dessins d'enfants dedrapeaux étoiles avec des messages de soutien aux soldats, et leshoraires d'un séminaire de lutte contre le stress post-traumatique.

13

ETUDES ET REFLEXIONSUn petit tour en Amérak

Aucun rendez-vous n'est nécessaire, précise l'affiche. Les thèmesde discussion sont la « gestion de la colère », la « gestion dustress », et la « prévention du suicide ».

Autour de minuit, le convoi des Rhino se gare devant latente à la lueur aveuglante des projecteurs. Les passagers doiventporter impérativement casque et gilet pare-balles. Après plusieurssiècles d'éclipsé, les armures individuelles ont fait leur grandretour sur le champ de bataille, en même temps que les fortifica-tions.

Les soldats américains sont harnachés comme des chevaliersdu Moyen Âge. Leur gilet pare-éclats « Intercepter » est renforcé deplaques de kevlar sur le torse et le dos, et complété par des épau-lières et un gorgerin. Des protections attachées par velcro couvrentles hanches et l'aine. Bardé de portes-chargeurs et complété parune poche d'eau dorsale, l'ensemble pèse une vingtaine de kilos,et fait ressembler les soldats à des cosmonautes.

Dans le bus blindé, un employé de KBR prend la parole, lefusil automatique en bandoulière. « Bonsoir, je suis votre chef debord. Si quelqu'un ici ne parle pas l'anglais, faites-vous traduirepar votre voisin. Nous allons rouler tous feux éteints, aussi je vousdemande de couper vos téléphones portables et autres iPod. Lesappareils photo sont aussi interdits. »

II indique comme à bord d'un avion comment évacuer le bus.« Les issues de secours sont situées au fond du Rhino et sur le toit.En cas d'attaque, pas de panique. Nous avons une escorte, et tantque le Rhino est capable de rouler, on roulera. Y a-t-il un infirmierou un médecin à bord ? Ces deux sacs contiennent des trousses depremière urgence. N'hésitez pas à les utiliser. Au cas où certains nele sauraient pas encore, nous sommes dans un pays en guerre. Lesroutes ne sont pas en très bon état, alors ne vous plaigniez pas duconfort, au moins vous arriverez entiers. Bonne route ! »

Les lumières s'éteignent et le bus démarre pour son péripledans le monde extérieur. L'engin lourdement blindé a des soubre-sauts pénibles à la moindre aspérité de la chaussée. On n'aperçoitau dehors que des silhouettes de palmiers et quelques lampadai-res. Le convoi est composé de quatre bus blindés, protégés pardes Humvee, et suivi par un camion semi-remorque dans lequelsont entassés les bagages.

14!

ÉTUDES ET RÉFLEXIONSUn petit tour en Amérak

Le Rhino roule sans croiser ni voitures ni êtres vivants.Quelques postes de l'armée irakienne surgissent parfois dansl'obscurité, tourelles de béton fortifiées de sacs de sable et éclairéepar des projecteurs qui se dressent sur les bords de la route.

La zone Verte

En arrivant dans la zone Verte, le décor ressemble à s'yméprendre à Camp Stryker. On a en débarquant du Rhino l'im-pression d'être revenu à son point de départ.

Cette Cité interdite s'élève à l'emplacement des ancienspalais et ministères de Saddam Hussein. Elle occupe, en pleincentre de Bagdad, une boucle du fleuve. C'est la capitale del'Amérak.

La forteresse est une immense ville dans la ville. Elle possèdetrois entrées principales. La porte des Assassins donne sur le pontde la Jumuhirya, (la République) et sur le quartier de Mansour. Àquelques centaines de mètres à peine de ses chicanes anti-voituressuicide et de ses miradors, commence la rue Haïfa, où lesAméricains sont régulièrement engagés dans des combats contreles insurgés arabes sunnites.

Le pont du 14-Juillet débouche sur le quartier de Karada, etest lui aussi fortifié. La troisième entrée donne sur l'autoroute quimène à l'aéroport de Bagdad, et par là partent et arrivent chaquenuit les Rhinos.

Bien à l'abri de leurs hauts murs d'enceinte, les Américainsont transformé l'ancien quartier réservé des hiérarques du régimebaasiste en une réplique de Xanadu sur les berges du Tigre. Danscette enclave, rien de plus facile que d'oublier l'Irak dévasté quientoure l'Amérak, comme une mer déchaînée qui bat les côtesd'une île enchantée.

De l'autre côté des murs, la terreur se déchaîne quotidienne-ment dans Bagdad. Des dizaines de cadavres méconnaissablessont retrouvés chaque matin dans des terrains vagues, mains liéesdans le dos, portant des traces d'abominables tortures. Les victimesont parfois eu, encore vivantes, le crâne percé à la perceuse élec-

15

ETUDES ET REFLEXIONSUn petit tour en Amérak

trique, avant d'être achevées d'une balle dans la nuque. Des voitu-res piégées explosent presque chaque jour dans les marchés oudans les files d'attentes des stations service. Deux millionsd'Irakiens ont fui le pays. Aucune fonction gouvernementale n'estassurée efficacement, ni le système de santé, ni la justice, ni l'édu-cation. Aucun membre du gouvernement irakien, soldat de lacoalition ou étranger ne peut circuler dans une province sansescorte lourdement armée. Mais ce chaos et le déchaînement deviolence n'affecte pratiquement pas la vie dans la zone Verte.

La garde de la forteresse est confiée à des soldats privés,employés par les diverses compagnies de sécurité qui ont signé dejuteux contrats avec un Pentagone soucieux de conserver sessoldats pour des missions opérationnelles. Ils représentent ledeuxième contingent de forces étrangères stationnées en Irak,après les Américains, mais devant les Britanniques.

Un subtil système racial place ces employés à des postes dif-férents en fonction de leur pays d'origine. En première ligne,exposés aux véhicules suicides se trouvent des policiers irakiens.Derrière les premiers remparts de bastion walls, nierions pliantsremplis de terre, la seconde ligne est tenue par des contractorspéruviens. Ils ne parlent qu'espagnol, et ont remplacé les anciensGurkha népalais, comparativement plus chers. Des soldats géor-giens, qui communiquent dans un vague russe mêlé d'anglais sontensuite de faction. Les mercenaires occidentaux servent générale-ment dans des postes moins exposés, même s'ils ont tout de mêmeessuyé de lourdes pertes depuis le début de la guerre. Leurs mortsn'apparaissent pas dans les bilans de l'armée américaine.

Les salaires de ces mercenaires, descendants des Grecs deXénophon ou des armées privées de la guerre de Trente Ans, sontaussi calculés en fonction de leur pays d'origine. « Nous sommespayés 1 200 dollars par mois, sans vacances », disent deux mercenai-res fîdjiens qui s'apprêtent à quitter l'Amérak. Employés par la com-pagnie américaine Triple Canopy, ils expliquent que « les employésoccidentaux touchent pour le même travail et les mêmes risques,15 000 dollars par mois, avec des vacances tous les trois mois ».

À l'intérieur de l'enceinte, l'Amérak vit à l'heure américaine.Là aussi, un service de bus climatisés relie les différents quartiersde la zone Verte.

ETUDES ET REFLEXIONSUn petit tour en Amérak

Les chow halls, que l'on peut traduire librement par« baraque à bouffe », sont les réfectoires climatisés installés parKBR dans les camps de PAmérak.

Dans un petit sas aux lamelles de plastique transparentesqui empêche l'air irakien d'entrer, des affiches rappellent aux sol-dats de bien se laver les mains avant de manger, et recommandentde penser à éternuer dans sa manche de veste pour ne pas proje-ter des miasmes vers ses camarades.

Le Chow hall est à lui seul un morceau d'Amérique. Aucunetrace de houmous orientaux ou de spécialités locales. On n'y sertque des plats américains, généralement en provenance du sud dela ligne Mason-Dixon. Les ingrédients sont importés depuis leKoweït ou d'autres pays du Golfe.

Derrière leurs bacs fumants, des Sri Lankais en toque depapier, qui n'ont pas toujours compris dans quel pays les emmè-neraient leurs contrats, remplissent à volonté des plateaux-repasjetables (tout est jetable) de pommes frites ou de travers de porcau miel, de poisson-chat frit à la cajun ou de T-bone steack géantsavec une sauce brune épaisse comme du napalm. Dans des armoi-res frigorifiques sont alignés des stocks multicolores de Gatorade,Dr Pepper, Coca Light, lait chocolaté, écrémé, entier ou demi-écrémé, Sprite ou Mountain Dew.

Les puristes peuvent se confectionner eux-mêmes des tacosou des cheeseburgers à trois étages, des hot-dogs à la choucrouteet à la moutarde jaune fluorescente, ou de la salade Caesar commeà Las Vegas, avec croûtons importés par avion et sauce auxanchois. Un ice-cream parlor sert des boules grosses comme desballons de handball de glace vanille-noix de pécan ou menthe-pépites de chocolat inondées de sauce au chocolat, à la myrtilleou au caramel.

En cas d'une fringale peu probable après cette débauchecalorique, il est encore possible de se bourrer les poches de barresde céréales au chocolat blanc avec des morceaux de smarties.

Un peu affolés par cette abondance, des employés africainsou irakiens tiennent à deux mains leurs plateaux chargés au maxi-mum de ces solides nourritures américaines.

En dehors des heures d'ouverture, on peut se restaurer dansle centre commercial qui s'est installé au centre de la zone Verte.

ÉTUDES ET RÉFLEXIONSUn petit tour en Amérak

Sur une petite place, trois magasins proposent des pizzasaméricaines à la croûte épaisse et chargées de pepperoni, deshamburgers et des hot-dogs, ou des cafés aqueux servis dans desgobelets à couvercle. Les clients sont des soldats ou des mercenai-res, types musculeux aux nuques rasées, aux petits boucs detueurs florentins de la Renaissance, et aux épaules de body-builders. Ils portent des lunettes de soleil profilées, des pistoletsGlock ou des couteaux aux lames d'acier composite accrochés à laceinture ou bas sur la cuisse.

Un étalage vend des souvenirs, écussons militaires fantaisieavec des têtes de mort et des aigles, des serviettes de bain repro-duisant les panneaux accrochés sur les véhicules de l'armée améri-caine, et où on lit en anglais et en arabe : « Danger, restez à100 mètres de distance ou nous tirons ».

Dans l'air climatisé du PX, le supermarché des forces américai-nes, des militaires font leurs courses avec des fusils d'assaut M-16 enbandoulière et un petit panier au bras. Les étalages regorgent defriandises, bonbons multicolores et vitaminés, viande séchée ensachets, sauce Tabasco en bouteilles familiales, chips de maïs etdonuts alignés dans des paquets de cellophane. On y trouve aussides drapeaux américains dont les couleurs sont garanties résistantesau lavage, des tee-shirts et des mugs frappés de l'écusson« Opération Iraqi Freedom », des couteaux de toutes les tailles, et unefoule d'ingénieux accessoires de camping ou de pièces d'uniformes.

On paye tout en dollars. La monnaie est rendue avec desjetons de plastique, décorés de photos d'engins militaires et deleur valeur en cents, qui servent de petite monnaie en Amérak,quelqu'un ayant dû réaliser que le transport aérien de rouleaux depièces dépassait largement leur valeur numérique.

Un certain nombre d'Irakiens continuent à vivre dans lazone Verte, squatters des villas de l'ancien régime ou ex-domes-tiques ayant changé subitement d'employeur en même temps quede gouvernement. Ils fournissent, du lavage de voitures à la prosti-tution, toutes les distractions de la banlieue américaine, à qui lazone Verte a emprunté son ennui mortel et ses limitations à20 miles à l'heure.

Dans le centre commercial, une petite galerie marchandetenue par des Irakiens propose des bibelots orientaux, théières en

ETUDES ET REFLEXIONSUn petit tour en Amérak

forme de chameaux et narguilés, ou des peintures de caravanessous des soleils couchants. Un coiffeur coupe les cheveux à lamode irakienne, en arrachant les poils superflus du visage avec unfil qu'il entortille autour du follicule avant de tirer d'un coup secavec l'autre extrémité tenue entre ses dents.

Les sabres géants bâtis par Saddam Hussein aux extrémitésde l'avenue consacrée aux défilés militaires sont en train d'êtredémontés sur ordre des nouvelles autorités irakiennes. Ces arcs detriomphe monumentaux, fondus par une société allemande avec lemétal de casques iraniens capturés pendant la guerre Iran-Irak ettenus par des répliques géantes des mains de Saddam ont été pen-dant longtemps l'une des attractions touristiques les plus populai-res de la zone Verte.

Un des autres lieux emblématiques est l'hôtel Al-Rashid.L'ancien palace du régime baasiste a perdu la mosaïque de sonperron représentant le président George Bush père, sur laquelledevaient marcher les visiteurs pour entrer dans l'hôtel. Aujourd'huien pleine zone Verte, il abrite des diplomates et invités del'Amérak.

L'ancien palace est aussi devenu l'un des seuls endroits de lazone Verte où on peut trouver les denrées rares de l'Amérak : del'alcool, des femmes et un semblant de distraction. Fréquentée parles civils américains, qui échappent aux restrictions de leurs homo-logues en uniforme, la boîte de nuit du Al-Rashid est ainsi devenuel'un des lieux de perdition les plus prisés dans cette citadelle del'ennui qu'est la capitale de l'Amérak. Perdues au milieu d'une foulemasculine qui vient de faire disparaître ses alliances au fond de sesmultipoches, quelques Américaines ayant pensé à mettre une jupe etdes chaussures à talons dans leur housse à gilet pare-éclats ondu-lent sous les boules à facettes, sous le regard de contractors et dediplomates rendus un peu sentimentaux à coup de bière turque oude whisky pakistanais. Sur un mur de sanitaires, un graffiti un peumufle résume la situation : « Profitez-en : dès qu'on retourne enAmérique, vous redeviendrez moches. »

Sur le parking de l'hôtel, la statue du pauvre pêcheur desMilles et une Nuits, son filet de bronze à la main, continue decontempler d'un air effaré le mauvais génie qu'il vient de libérerde la jarre où le sceau du roi Salomon le tenait enfermé, et qui,

191

ETUDES ET REFLEXIONSUn petit tour en Amérak

après avoir attendu sa liberté pendant des siècles, avait fini parjurer de tuer son libérateur.

Mais les stratèges du Potomac n'ont toujours pas trouvé laruse qui permettrait de faire rentrer sous leur couvercle les forcesobscures libérées par la chute de Saddam Hussein.

Derrière ces aspects folkloriques, la zone Verte reste avanttout, quatre ans après la chute de Saddam Hussein, le plus éclatantsymbole de l'incompréhension tragique qui s'est établie dès l'en-trée des troupes américaines à Bagdad entre la population irakien-ne et ses libérateurs.

En s'installant dans l'ancien quartier réservé construit parSaddam Hussein pour ses dignitaires, et où le commun desIrakiens n'a jamais pénétré, le proconsul américain Paul Bremmer,roi sans couronne placé par Washington à la tête de l'Irak, se coupepresque dès son arrivée dans le pays, en mai 2003 de tout contactavec le monde réel.

Lorsqu'il arrive à Bagdad, quelques semaines après la prisede la ville, la zone Verte est déjà presque établie. Son fils lui aoffert avant son départ une paire de chaussures Timberland jau-nes, accompagnés d'une carte l'encourageant à « botter quelquesculs ». Il va les porter avec son costume noir pendant toute ladurée de son proconsulat calamiteux.

Alors que les premières attaques contre les forces américai-nes dans Bagdad obligent à aligner plots de béton et réseaux debarbelés à l'entrée de la zone Verte, le gouvernement de Bremer,la Coalition Provisionnai Administration, groupe de militants répu-blicains cooptés et de diplomates, complètement déconnecté de laréalité à l'abri des remparts de la zone Verte, prend une série dedécisions que ses successeurs cherchent depuis à grand-peine àrattraper.

En débandant l'armée et la police irakienne, il jette à la ruedes dizaines de milliers de cadres du régime bassiste, qui s'em-pressent d'aller grossir les rangs de l'insurrection. Des jeunes gensrecrutés pour leur appartenance au Parti républicain édictent unnouveau Code de la route sans être jamais sortis du Maryland.Mais les Irakiens ordinaires, privés d'électricité et désemparés parla disparition subite d'un État totalitaire et inquisiteur n'ont mêmepas accès à leurs nouveaux maîtres.

20

ETUDES ET REFLEXIONSUn pet i t tour en A m é r a k

Alors qu'ils créent peu à peu leur nouveau pays virtuel, lesAméricains se retrouvent prisonniers de leur forteresse. La créationtardive d'un gouvernement irakien et d'une Constitution intervienttrop tard pour changer grand-chose. Le retour de l'Irak à un gou-vernement souverain n'a pas modifié les relations entre des diri-geants vivant à l'abri de leurs fortins et une population victimed'un déchaînement de violence qui semble sans fin.

Le président, Jalal Talabani, ex-guérillero marxiste et chefféodal kurde, s'est aussi installé dans un palais de la zone Verte,protégé par son armée personnelle de Peshmergas. Les Premiersministres chiites qui se succèdent à la tête de gouvernements aussiinefficaces que corrompus, lyad Allaoui, al-Jaafari et Nouri al-Maliki, y vivent eux aussi, totalement dépendants de la protectionaméricaine, et complètement coupés d'un pays qui a basculé dansle chaos.

Les Américains ont installé leur ambassade dans le palais dela République, grand machin de marbre d'un style hésitant entre leMussolinien flamboyant et des influences mal digérées de RicardoBofill, et dont les quatre immenses bustes en bronze de Saddamqui décoraient les angles ont été abattus.

De puissants générateurs alimentent jour et nuit les climati-seurs et les lampadaires de la zone Verte, alors que Bagdadconnaît depuis quatre ans des coupures de courant incessantes.L'eau potable y est constamment disponible dans des palettesdéposées un peu partout, et les rangées de toilettes chimiquescontrastent avec la saleté et les problèmes de pollution quirégnent dans Bagdad.

Dans le reste du pays, les soldats américains vivent aussi àl'abri de forteresses, même si leurs patrouilles les exposent auxmines improvisées que la guérilla sunnite, ou même à présent chiite,pose le long des routes.

Enclavés derrière les remparts de l'Amérak, les Américainsont beau multiplier les efforts, les sacrifices de leurs soldats et lesdépenses, leur emprise sur l'Irak réel ne cesse de leur échapper.

Mise au service d'un gouvernement régulièrement élu, maisdominé par des partis religieux chiites perçus comme des agentsiraniens par la minorité arabe sunnite, ou par des Kurdes qui tra-vaillent à préserver l'indépendance de fait de leurs provinces, la

121

ETUDES ET REFLEXIONSUn petit tour en Amérak

formidable puissance militaire des États-Unis ne parvient qu'àgrand-peine à une chose : maintenir le chaos dans lequel à basculél'Irak à distance des murs de l'Amérak.

La grande majorité des habitants de l'Amérak n'a jamais misles pieds en dehors des murs. Le monde extérieur est baptisé lazone Rouge.

« Je me suis un jour trompée d'embranchement en condui-sant, et je me suis retrouvée par erreur dans la zone Rouge, raconteun lieutenant féminin de l'armée américaine. Je ne pouvais plusfaire demi-tour. J'étais terrorisée. Heureusement, une voiture decontractors m'a guidée vers une autre entrée, et cinq minutes plustard, j'étais de retour à l'abri. »

Patrouil le hors des murs

Les seuls à sortir de cet univers protégé sont les soldats desunités de combats. À la différence de conflits passés, les militairesaméricains n'ont pratiquement pas à subir l'inconfort de la lignede front. Ni nuits de patrouille dans la jungle ou de veille dans destranchées. Il s'agit seulement d'incursions un peu stressantes dansle monde extérieur, suivies d'un retour à l'abri des murs del'Amérak.

Le sergent Gillman est un réserviste qui sert dans la policemilitaire. Sa mission est d'entraîner les forces de sécurité irakien-nes. Mais le plus dangereux est de se rendre jusqu'à la station depolice qui lui a été assignée.

Dès l'approche de la sortie, les armes sont approvisionnéesdans des claquements de culasses. « Nous sommes "Rouge" ! »,annonce le sergent Gillman à la radio. Ses quatre Humvee se diri-gent vers la sortie du camp retranché de Rustamiyah, base améri-caine fortifiée dans les faubourgs est de Bagdad. Dans la termino-logie militaire, ce type de camp s'appelle une FOB (forwardopération base, ou « base opérationnelle avancée »).

Plusieurs dizaines de ces bases ont été construites dansBagdad depuis le début de l'année, pour tenter de reprendre lecontrôle de la ville et d'enrayer la guerre confessionnelle qui se

ÉTUDES ET RÉFLEXIONSUn petit tour en Amérak

déchaîne dans la ville. Mais dans la pratique, elles ne sont que descamps supplémentaires, entouré de murs de béton et de barbelés.

La patrouille du sergent Gillman passe les dernières chica-nes. Sur un bloc de béton, quelqu'un a écrit à la peinture :« Maintenant, vous entrez dans la réalité ! »

Une fois franchie la porte de leurs camps, les militaires amé-ricains en Irak sont en territoire hostile. Chaque patrouille « horsdes murs » est une partie de roulette russe. Les insurgés sunnites,des éléments d'Al-Qaïda en Irak, mais aussi des miliciens chiitesde l'armée du Mahdi de Moqtada al-Sadr sont autant d'ennemisinvisibles, qui placent au bord des rues des charges explosives deplus en plus sophistiquées, ou lancent des voitures suicides quipeuvent surgir à chaque instant dans la circulation pour se jetercontre les patrouilles américaines.

Les soldats savent que le blindage additionnel du Humveene résiste pas aux nouvelles mines à effet dirigé utilisées par laguérilla. Ces EFP, acronyme pour explosive formed penetrator, lan-cent à hauteur d'homme un jet de métal en fusion capable de per-cer les blindages les plus épais.

Aucun signe avant-coureur ne prévient du danger. Derrièreles épaisses vitres blindées des Humvee, les rues de Bagdad ontl'air tranquille, comme vues à travers les parois d'un aquarium.Des magasins sont ouverts, des femmes font leur marché, desenfants jouent au ballon, et des hommes boivent du thé devant depetites échoppes. Mais les rues secondaires sont barrées par degros blocs de béton, chaque quartier de la ville se repliant sur lui-même par crainte des attaques et des assassinats. Des monceauxd'ordures sont entassés en tous lieux. L'herbe a poussé un peupartout, et la capitale irakienne ressemble de plus en plus à uneville du tiers-monde.

Dans le Humvee, encombré par les boîtes de munitions etles postes radio, tout l'équipage est aux aguets. Dans sa tourelle,le mitrailleur pointe son arme vers la droite ou la gauche en cher-chant à repérer les mines ou les voitures suicides qui se fondentdans la circulation. Le conducteur, le sergent Negron, se crispe surson volant en se frayant un chemin entre les voitures civiles quis'écartent prudemment au passage de la patrouille. Ce petit boutde femme d'origine portoricaine disparaît presque dans son gilet

ETUDES ET REFLEXIONSUn petit tour en Amérak

« Intercepter ». Réserviste de la police militaire, elle se retrouveexposée aux mêmes dangers que les unités de combat.

L'interprète du groupe est une jeune Irakienne, vêtue d'ununiforme américain. Elle est surnommée Dina, mais c'est un fauxnom. Elle porte un masque de ski qui lui couvre le visage, parpeur des représailles. Ces quelques milliers de jeunes interprètessont le seul lien entre les soldats du corps expéditionnaire améri-cain avec le pays qu'ils tentent de stabiliser. Certains sont d'originekurde. D'autres sont des Américains d'origine arabe, des Libanaisdu Michigan ou des chiites qui viennent des provinces du sud del'Irak et n'ont jamais mis les pieds à Bagdad.

Dina n'a jamais dit à sa famille, ni à ses voisins qu'elle tra-vaille pour les Américains. Elle s'habille en civil et est transportéediscrètement près de l'entrée des employés irakiens de la zoneVerte pour rentrer chez elle en permission.

Le groupe du sergent Gillman roule vers le centre de com-mandement de Zafaraniyah. Il fait partie des centres récemmentcréés dans le cadre d'un plan de sécurité censé enrayer la guerrecivile et rendre le contrôle de Bagdad aux autorités irakiennes. Ilsservent à coordonner les missions des troupes américaines aveccelles de l'armée et des différents services de police irakiens.Installée dans un poste de police fortifié, c'est une salle d'opéra-tions climatisée, aux murs couverts de cartes. Des officiers améri-cains et irakiens dirigent les patrouilles, centralisent les rapports etles renseignements.

« Le plan de sécurité marche », assure le capitaine Carr, lejeune officier américain diplômé de West Point qui est de perma-nence au centre de commandement. « Le nombre d'attaques parIED et EFP a diminué. Le nombre de meurtres aussi. On est entrain de réussir », dit-il.

Le nouveau commandant en chef américain, le généralDavid Petraeus, a la réputation d'être un spécialiste de la lutteanti-guérilla. Il est l'auteur du nouveau manuel de l'armée améri-caine, dont les recommandations vont point par point à l'opposéde tout ce que les Américains n'ont pas fait depuis leur arrivéeen Irak.

Nommé par George Bush à la tête du corps expéditionnaire,il tente d'appliquer de nouvelles méthodes pour tenter d'enrayer le

24

ETUDES ET REFLEXIONSUn petit tour en Amérak

fiasco dans lequel s'est enlisée l'aventure militaire américaine auMoyen-Orient.

Mais il est peut-être déjà trop tard. Les Américains ne fontplus seulement face à une insurrection des Arabes sunnites, ulcé-rés par la perte de leur pouvoir et par l'occupation étrangère. À ceconflit se sont ajoutées trois autres guerres : celle interconfession-nelle qui oppose les chiites et les sunnites dans une Saint-Barthélémy quotidienne dans Bagdad, celle qui oppose les diffé-rentes factions chiites pour le contrôle du pouvoir, notammentl'armée du Mahdi de Moqtada al-Sadr avec ses rivaux del'Assemblée suprême de la révolution islamique en Irak, majoritairedans le nouveau Parlement, et celle menée par Al-Qaïda, qui a faitde l'Irak le nouveau champ de bataille de sa lutte contrel'Occident et contre les chiites hérétiques. Chaque tentative améri-caine pour juguler l'un de ces conflits contribue comme par uneffet de vases communicants à aggraver les autres.

Dans les Humvee du sergent Gillman garés en plein soleil àl'extérieur, le ton est un peu moins optimiste que celui du capitaineCarr. « Putain, je compte les jours, dit un soldat originaire de l'Étatde New York. C'est une putain de guerre civile ici. Qu'est-ce qu'onpeut y faire si les Irakiens veulent se tuer ? Tu ne sais même pasqui est l'ennemi. Ça peut être le colonel de la police ! », dit-il enpointant le doigt vers un officier irakien debout devant le poste, letalkie-walkie à la main.

Une violente explosion toute proche interrompt les conver-sations. Une épaisse fumée grise s'élève juste de l'autre côté desremparts, près d'une mosquée en forme de vaisseau spatial.

« Embarquez, on y va !» crie le sergent Gillmann en sortantdu poste. Les soldats enfilent leurs casques, les Humvee démarrentderrière les 4 x 4 de la police irakienne qui manquent de s'embou-tir en cherchant à franchir tous en même temps le portail d'entrée.

Le réseau radio est saturé. Une patrouille américaine vientd'être touchée par une EFP. Le bilan tombe bientôt dans unedemande de « medevac », le message type réclamant une évacua-tion médicale d'urgence. Un soldat a été tué dans l'explosion ettrois autres blessés. Les Humvee du sergent Gillmann se déploientsur le carrefour près des véhicules touchés. Des femmes irakien-nes voilées de noir de la tête aux pieds se hâtent avec leurs sacs à

ETUDES ET REFLEXIONSUn petit tour en Amérak

commissions. Des jeunes restent sous la devanture des magasins,comme au spectacle. Les Humvee se garent en faisant face àtoutes les directions. Le sergent Gillmann fait débarquer des sol-dats qui se postent.

Deux hélicoptères d'attaque Apache font des cercles à trèsbasse altitude au-dessus du carrefour. On aperçoit les têtes despilotes derrière les vitres blindées du cockpit.

Une nouvelle explosion soulève presque un kiosque demaraîcher sur le carrefour, projetant des débris métalliques danstoutes les directions. « À couvert ! », crie le sergent.

« Fontera est touché ! », dit le tireur du deuxième Humvee.« On lui fait un garrot, mais il faut l'évacuer ! »

Les Humvee foncent dans l'avenue déserte en direction dela base. Crispée sur son volant, le sergent Negron ne ralentitpresque pas quand elle franchit les chicanes des points de contrôlede l'armée irakienne. « Cet thefuck out ofmy way ! »

À l'entrée d'un pont, un embouteillage s'est formé devant leschicanes du poste de la police. « Tirez-vous ! », hurle le sergentGillmann aux conducteurs irakiens. Entassés dans la benne d'uncamion, des jeunes chiites qui reviennent de la grande manifestationantiaméricaine organisée par les partisans de Moqtada al-Sadr à l'oc-casion du quatrième anniversaire de la chute de Saddam Husseinrient en faisant des signes pas très polis aux Américains. La recon-naissance des chiites envers leurs libérateurs appartient à un lointainpassé. Negron presse l'accélérateur et se fraye un passage en arra-chant avec un grincement sinistre toute l'aile d'un 4 x 4 civil irakien.

Le convoi arrive enfin à la base de Rustamiyah. Devantl'hôpital militaire, une foule d'infirmiers attend la patrouille. Dessoldâtes en shorts et gants en plastique font signe de ralentir auxvéhicules. Le pantalon couvert de sang, un tourniquet à la cuisse,le caporal Fontera est placé sur une civière et emmené au blocopératoire.

Les IED ont été la grande surprise tactique des Américainsen Irak. Les Humvee, généralement dépourvus de blindage àl'époque de l'invasion, se sont depuis couverts de plaques d'acier.De puissants systèmes de brouillage radio ont été développéspour tenter de déjouer les détonateurs à distance. Mais les insur-gés n'ont pas cessé de leur côté d'améliorer leurs tactiques.

ETUDES ET REFLEXIONSUn petit tour en Amérak

La médecine militaire a aussi fait des progrès considérables.S'il n'est pas tué sur le coup, un soldat américain blessé en Irak aen moyenne plus de chance de survivre à ses blessures que s'il estvictime d'un accident de la circulation sur une route de campagneaméricaine. Mais les amputations sont d'autant plus nombreusesque les chirurgiens parviennent à sauver les cas les plus désespé-rés. Pour 3 500 soldats tués depuis 2003, 85 % l'ont été par desIED. Quelques dizaines de milliers d'amputés ou de mutilés plusou moins importants figurent parmi les rescapés.

Devant l'hôpital militaire, les autres soldats fument des ciga-rettes près de leurs véhicules. Le caporal Fontera s'en tirera. « Çalui fera une Purple Heart ! (1) », dit quelqu'un. « Moi, je m'en passebien, de ce genre de médaille », dit un autre. « Encore une journéede passée », dit un soldat en marquant au stylo un petit trait sup-plémentaire à l'intérieur de sa casquette.

Dès leur retour à l'abri des remparts, les soldats retrouventl'atmosphère familière de l'Amérak. Au Joe's, un bar sans alcoolouvert par un Irakien, les GI fument le narguilé en regardant desgroupes de rap sur un écran plasma géant. Certains pianotent surleur ordinateur portable, connectés par wi-fi avec les États-Unis.

« On sort tous les jours, sept jours par semaine, explique unsergent. J'espère que c'est utile, et que les Irakiens vont grâce ànous prendre leur pays en main. Parce que c'est un boulot assezstressant. »

Mais les pertes continuent de progresser. Chaque jour, plu-sieurs soldats américains sont tués dans des attaques dans Bagdad.Sur la base de Rustumiyah, des hélicoptères embarquent au petitmatin sur l'héliport les dépouilles des soldats tués. Des rangées desoldats au garde-à-vous saluent les cercueils recouverts d'un dra-peau américain qu'on charge dans les Blackhawks qui décollentvers l'aéroport.

À Camp Stryker, alors que les corps volent déjà dans descercueils plombés vers les États-Unis, une cérémonie commémora-tive est organisée par le 8e régiment de cavalerie.

À la lueur des projecteurs, des fanions rouge et blanc flot-tent au vent. Des hélicoptères passent au-dessus de l'estrade oùles casques de trois soldats tués ont été posés sur la crosse deleurs fusils, devant une paire de bottes.

Un petit tour en Amérak

« Nous disons adieu ce soir à trois frères d'armes qui nousont quittés, dit le général, coiffé d'un chapeau bleu de la cavalerieorné de deux sabres croisés. Mais ne nous laissons pas abattre parla tristesse. La mission continue. »

Sa voix est couverte par le bruit des générateurs qui gron-dent derrière les plaques de béton. Les soldats passent en rangdevant les casques alignés et déposent des insignes de leursunités. Sur l'aéroport de Bagdad, des avions continuent d'atterriren amenant d'autres soldats en renfort, et de décoller en empor-tant d'autres cercueils.

1. La Purple Heart (en français : « cœur violet ») est une médaille militaire américaine,décernée au nom du président des États-Unis d'Amérique, accordée aux personnesblessées ou tuées au service de l'armée américaine après le 5 avril 1917.

• Adrien Jaulmes est reporter au service étranger du fîgaro depuis 2000. Il a reçu leprix Albert Londres 2002 pour une série de reportages en Afghanistan. Ses deuxderniers séjours avec l'armée américaine en Irak, à partir desquels il a écrit ce repor-tage, ont été faits en février et en avril 2007.

28