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Un seul monde N o 1 / MARS 2015 LE MAGAZINE DE LA DDC SUR LE DÉVELOPPEMENT ET LA COOPÉRATION www.ddc.admin.ch Gouvernance locale Pour une meilleure vie sur place Roms bulgares : émigrer pour échapper à la pauvreté Afghanistan : quel avenir après le retrait des troupes ? Un seul monde N o 1 / MARS 2015 LE MAGAZINE DE LA DDC SUR LE DÉVELOPPEMENT ET LA COOPÉRATION www.ddc.admin.ch Transports La mobilité, moteur du développement Burkina Faso : quand le peuple se soulève La guerre mise en musique

Un seul monde 1/2015 - Eidgenössisches Departement … · Celui qui ne peut se rendre au travail à pied est tributaire d’un moyen de transport. ... comme « l’arbre du pauvre

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Un seul mondeNo1 / MARS 2015LE MAGAZINE DE LA DDCSUR LE DÉVELOPPEMENTET LA COOPÉRATIONwww.ddc.admin.ch

Gouvernancelocale

Pour une meilleure vie sur place

Roms bulgares : émigrerpour échapper à la pauvreté

Afghanistan : quel aveniraprès le retrait des troupes ?

Un seul mondeNo1 / MARS 2015LE MAGAZINE DE LA DDCSUR LE DÉVELOPPEMENT ET LA COOPÉRATIONwww.ddc.admin.ch

TransportsLa mobilité, moteurdu développement

Burkina Faso : quand le peuple se soulève

La guerre mise enmusique

Un seul monde est édité par la Direction du développement et de la coopération (DDC), agence de coopération internationale intégrée au Département fédéral des affaires étrangères (DFAE). Cette revue n’est cependant pas une publication officielle au sens strict. D’autres opinions y sont également exprimées. C’est pourquoi les articles ne reflètent pas obligatoirement le point de vue de la DDC et des autorités fédérales.

Un seul monde No 1 / Mars 20152

Sommaire

D D C

F O R U M

3 Éditorial4 Périscope26 DDC interne34 Service35 Coup de cœur avec Tom Tirabosco35 Impressum

H O R I Z O N S

C U L T U R E

D O S S I E R TRANSPORTS6 Développement, échanges et dépendance

Alors que beaucoup de régions rurales des pays en développement sont très mal desservies, le trafic explose dans les métropoles en expansion rapide

12 Des routes pour les gens, pas pour les voituresEntretien avec l’Ougandais Patrick Kayemba, expert en transports

14 Une démarche écologique, sociale et durableLa population locale participe à la construction de routes et de ponts dansles montagnes népalaises. À l’avenir, elle en assumera également l’entretien.

16 Un accès à la mer pour le NigerLe chemin de fer prend un nouvel élan en tant que moyen de transportet moteur du développement régional

17 Faits et chiffres

18 Un soulèvement à l’issue incertaineLe Burkina Faso cherche à se réorienter depuis que le peuple a contraintle président à démissionner en octobre dernier

21 Sur le terrain avec...Alfred Zongo, chargé de programme au bureau de la coopération suisse à Ouagadougou

22 Trop, c’est trop !Martin Zongo évoque les raisons qui ont poussé les Burkinabè à se révolter

23 Une radio sans tabousEn Tunisie, la DDC soutient la station régionale Radio Gafsa

24 Les plantes ont aussi leurs cliniquesPlus de mille cliniques des plantes et une base de données en ligne aidentles petits paysans de quarante pays à réduire les pertes de récoltes

27 Ces technologies qui transforment l’action humanitaireLors de crises ou de catastrophes, les acteurs humanitaires recourent de plusen plus aux innovations technologiques

30 Des ours et des hommesCarte blanche : l’écrivain lituanien Marius Ivaskevicius décrit la vie en margede la liberté

31 La mélodie des bombesLes artistes ont de tout temps mis la guerre en musique. Avec les bases dedonnées en ligne, ce phénomène prend de l’ampleur.

Éditorial

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« Les transports sont le moteur du développement »,peut-on lire dans la revue que vous tenez entre lesmains. Il s’agit bien sûr de développement écono-mique. Cette affirmation se justifie donc parfaitementau sens où on l’entend ici. Celui qui ne peut se rendreau travail à pied est tributaire d’un moyen de transport.De même, les échanges commerciaux – l’un des prin-cipaux moteurs de l’économie mondiale – seraient in-concevables sans les transports.

Mais pour tous ceux qui se pressent chaque matin surdes routes encombrées ou dans des trains bondés – ce qui pourrait concerner bientôt une majorité de lapopulation mondiale –, les transports ne sont pas quecela. Ils sont aussi synonymes de pollution atmosphé-rique et d’envie à l’égard des chanceux qui ont réussià trouver une place assise dans le train ou le bus. Parailleurs, les gens bloqués dans un embouteillage ouentassés dans des transports publics surchargés necontribuent guère au développement économique,même si le téléphone intelligent peut donner le senti-ment d’une productivité illusoire dans ce genre de si-tuation.

Le trafic semble en outre obéir à un postulat impi-toyable, à savoir qu’il enfle automatiquement en fonc-tion des capacités offertes. L’accélération des liaisonsferroviaires et l’élargissement des autoroutes nous permettent, à nous autres Suisses, d’être à la fois plussédentaires et plus mobiles. Cependant, les nouvellesroutes et liaisons ferroviaires ne satisfont la demandeque temporairement : notre mode de vie s’y adapte viteet il nous en faut toujours plus.

En outre, la problématique des transports met en lu-mière une série de contrastes et de conflits d’objectifsqui occupent quotidiennement la coopération au dé-veloppement. Pensons par exemple à la congestionchronique du trafic dans les centres urbains et ausous-équipement dramatique en moyens de transportde nombreuses zones rurales. Ces deux phénomènesont en commun de freiner le développement.

Les transports sont également au centre du conflit potentiel qui oppose la lutte contre la pauvreté par ledéveloppement économique et la préservation du mi-lieu naturel. On sait que la nécessité de surmonter ceconflit sera prise en compte par les objectifs de développement durable de la communauté internatio-nale. La croissance économique exige des capacitésde transport terrestre, maritime et aérien suffisantespour faire circuler personnes et marchandises. Lesprojets d’infrastructures constituent de ce fait un élé-ment essentiel de la coopération internationale (maisun peu moins pour la DDC, dans l’ensemble). Parailleurs, les moyens de transport actuels devraient nonseulement respecter l’environnement, mais aussi semontrer économiquement compétitifs par rapport àdes technologies antérieures et moins durables : « sûrs,propres et abordables», comme le dit un slogan éga-lement cité dans ce numéro.

Enfin, de mauvais transports sont plus coûteux quedes transports de qualité. Cette apparente contradic-tion est une réalité dans de nombreux pays pauvres :quand des marchandises périssent parce qu’elles sontbloquées sur des routes impraticables, cela renchéritle prix de celles qui arrivent à destination.

Si vous lisez ces lignes dans un moyen de transportpublic, je vous souhaite un agréable voyage, une placeassise et une lecture intéressante.

Manuel SagerDirecteur de la DDC

(De l’allemand)

Entre mobilité et sédentarité

DDC

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airlightenergy.com

Frank Trimbos/Redux/laif

Inbar

Périscope

Un seul monde No 1 / Mars 2015

solument s’attaquer à ce pro-blème de santé publique », a ajouté Mme Chan. Le suicide est resté tabou trop longtemps. www.who.int, « suicide »

Des piles électriques poursurveiller la qualité de l’eau(bf ) En collaboration avec le la-boratoire Bristol de l’Universitéde l’Ouest de l’Angleterre, deschercheurs de l’Université duMinnesota ont mis au point uncapteur électrique capable d’ap-précier la qualité de l’eau entemps réel. Rapide et bon mar-ché, l’appareil est surtout destinéaux pays en développement, oùil permettra de déceler immé-diatement toute contamination.Son capteur peut être utilisédans les lacs, les rivières et lespuits. Il contient des bactériesqui produisent du courant lors-qu’elles trouvent des nutrimentset commencent à croître.«Quand les bactéries enferméesdans la pile à combustiblemicrobienne se nourrissent, ellestransforment l’énergie chimiqueen énergie électrique que nouspouvons mesurer », expliqueMirella Di Lorenzo, professeurede génie chimique. L’intensitédu courant diminue dès que lesbactéries entrent en contact avecdes toxines présentes dans l’eau :toute baisse de courant révèlel’existence d’une pollution.www.brl.ac.uk

Le bambou au secours du climat( jls) Longtemps considérécomme « l’arbre du pauvre », lebambou s’avère un outil efficacepour lutter contre le change-ment climatique. «Dans les zonestropicales, où il pousse, tous lespays n’ont pas encore réalisé sonpotentiel », note toutefois HansFriederich, directeur du Réseauinternational pour le bambou etle rotin (Inbar). Cette plantepeut remplacer le bois dans laconstruction, la fabrication de

De l’énergie en fleur(gn) Haute de dix mètres, l’installation ressemble à untournesol géant : sa corolle est une parabole qui suit lacourse du soleil. Elle est garnie de cellules solaires per-fectionnées, capables de concentrer 2000 fois les rayonslumineux. Pour que les composants ne fondent pas, ilssont refroidis avec de l’eau. L’engin atteint non seulementun rendement remarquable pour la production d’électri-cité, mais fournit aussi de l’énergie thermique en chauf-fant l’eau. Une fois en place et moyennant dix heuresd’ensoleillement quotidien, cette installation solaire (quicompte 36 miroirs) devrait produire 12 kilowatts d’électri-cité et 20 kilowatts de chaleur par jour. Construite avecdes matériaux bon marché et trouvant place dans un conteneur, elle est particulièrement bien adaptée auxpays en développement. Ce système novateur a été misau point par la société suisse Airlight Energy, en collabo-ration avec le laboratoire de recherche de la firme améri-caine IBM. Avant de lancer leur « tournesol » sur le mar-ché, en 2017, les concepteurs prévoient de le tester surdivers sites en Inde et au Maroc.www.airlightenergy.com

meubles et comme source d’énergie. D’une croissance trèsrapide, le bambou atteint sa maturité en trois ou quatre ans.Contrairement aux arbres, il serenouvelle naturellement aprèschaque récolte. Son exploitationfreine donc la déforestation, touten multipliant les puits de car-bone. En effet, le bambou stockeau moins autant de CO2 que lesarbres. Grâce à son vaste systèmeracinaire, il limite en outre l’éro-sion des sols. Plusieurs pays ontdéjà décidé de promouvoir lebambou. Ainsi, l’Éthiopie l’aplacé au centre de son plan de développement vert. LaJamaïque compte le cultiver àgrande échelle pour construiredes logements à faible coût. AuxPhilippines, 25% du mobilierscolaire doit être fabriqué enbambou. www.inbar.int

L’Afrique déclare la guerre au plastique( jls) Chaque minute, 1 millionde sacs en plastique sont distri-bués dans le monde. Et presqueaussitôt jetés par leurs utilisa-teurs. Ces déchets non bio-dégradables constituent un fléaupour l’environnement, en parti-culier dans les pays en dévelop-

Un suicide toutes les 40 secondes(bf ) Chaque année, plus de 800000 personnes mettent fin à leurs jours. Selon le rapportPrévention du suicide, publié en septembre dernier parl’Organisation mondiale de lasanté (OMS), un être humains’enlève la vie toutes les 40 se-condes. Le phénomène toucheen particulier les groupes de population les plus vulnérables, àsavoir les personnes qui souffrentde discrimination ou vivent dans

la pauvreté. «Environ trois sui-cides sur quatre sont enregistrésdans les pays les plus pauvres », aexpliqué Margaret Chan, direc-trice générale de l’OMS, en présentant le rapport. En 2012, le taux de suicide mondial se situait à 11,4 pour 100000 per-sonnes. Cependant, divers paysaffichaient un taux supérieur à20 : Burundi, Guyana, Kazakh-stan, Lituanie, Mozambique,Népal, Corée du Nord, Coréedu Sud, Sri Lanka, Surinam etTanzanie. «Les États doivent ab-

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msf.org

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Dessin de Jean Augagneur

pement. Ils envahissent les ri-vières, les champs, les routes, tuent les animaux qui les ingèrentet bouchent les canalisations, ce qui provoque des inonda-tions. Depuis quelques années,l’Afrique est à l’avant-garde dela lutte contre les sacs en plas-tique : de l’Érythrée à l’Afriquedu Sud, en passant par la Côted’Ivoire, la Tanzanie et la

Mauritanie, une vingtaine depays en ont déjà interdit la pro-duction et la distribution surleur territoire. Certains gouver-nements ont banni tous les typesde sacs, d’autres uniquement lesplus fins. Faute de contrôles etde sanctions, ces législations restent parfois lettre morte. LeRwanda est le pays qui parvientle mieux à faire respecter l’inter-diction qu’il a prononcée en2008, même si des sacs en plas-tique continuent de se vendreau marché noir.

La cartographie peut sauverdes vies(gn) Des millions de personnesvivent dans des quartiers dontles rues et les ruelles ne figurentsur aucune carte. L’organisationMédecins sans frontières entend

combler cette lacune : dans lecadre d’une vaste action, elle invite la population des bidon-villes à partager sa connaissancedes lieux pour établir des cartesdétaillées. À cet effet, les habi-tants reçoivent des téléphonesportables qui leur permettentd’inscrire les détails manquants(routes, maisons, fontaines…) surune carte numérique d’OpenStreet Map. «Ces informationspeuvent sauver des vies », affirmeIvan Gayton, responsable duprojet. Au début d’une épidémiede choléra, par exemple, il im-porte de localiser au plus vite la provenance de l’eau infectée.Ramnath Subbaraman, de l’École de santé publique deHarvard, à Boston, est quant àlui convaincu qu’une carte en libre accès, réalisée grâce à la

collaboration de nombreuxbénévoles, peut aussi contribuerau développement de la ville :mieux on connaît l’état desquartiers pauvres, mieux on peutappliquer les mesures nécessairespour améliorer la situation.www.openstreetmap.orgwww.msf.org.uk/missing-maps-project

Enfin, le développement?

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DOSSIER

Développement, échangeset dépendanceLes gros bailleurs de fonds, comme la Banque mondiale, l’UEet la Chine, investissent depuis longtemps dans les infrastruc-tures de transport de pays en développement ou émergents. Lamobilité constitue un moteur du développement. Cependant,beaucoup de régions rurales restent très mal desservies, tan-dis que le trafic explose dans les villes en expansion rapide.

Marie Dorigny/laif

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Transports

Dans la vallée pakistanaise de la Hunza, en haut dumassif du Karakorum, les vieux moulins à céréalessont immobiles. Les canaux en bois, qui servaientdepuis la nuit des temps à irriguer les champs desarrasin et d’orge et à faire tourner les roues desmoulins, sont disloqués. Plus personne ne cultive descéréales depuis qu’il est possible de faire venir de lafarine par camions depuis la plaine. Il y a plus decinquante ans, la Chine a lancé la construction dela route du Karakorum. La plus haute des grandesvoies de communication du monde passe par le colde Khunjerab, à près de 4700 m d’altitude, qui re-

lie la région du Xinjiang (dans l’ouest de la Chine)à la ville pakistanaise d’Islamabad. La Chine s’est ain-si offert un accès à l’océan Indien.

Aucune nostalgie des temps anciensL’achèvement de cette route, à la fin des années 70,a bouleversé la vie quotidienne dans les hautes val-lées du Karakorum. L’afflux de marchandises, quifranchissent désormais la frontière chinoise pour rejoindre la plaine pakistanaise, a entraîné de pro-fondes transformations économiques et sociales.On a abandonné une stratégie séculaire fondée surl’économie de subsistance. Ce n’est pas seulementla farine qui vient aujourd’hui de la plaine, mais éga-lement une bonne partie des biens de consomma-tion courants.Pour pouvoir s’acheter ces marchandises, les pay-sans de la Hunza et d’autres vallées situées le longde la route du Karakorum produisent des plants depommes de terre. L’altitude les rendant moins sen-sibles aux maladies, ceux-ci sont très demandés surle marché. La route constitue aujourd’hui la prin-cipale artère de la région, même si des chutes depierres, des séismes ou des troubles politiques in-terrompent souvent le trafic pendant des jours oudes semaines. Il en résulte des situations de pénu-rie dans les villages tributaires des importations.Malgré tout, personne ne souhaite revenir auxtemps anciens.

Des transports sûrs, propres et à unprix abordableL’amélioration des infrastructures de transport re-vêt une grande importance dans la coopération audéveloppement. «La mobilité est un prérequis es-sentiel à la croissance économique», écrit sur sonblog Marc Juhel, responsable du secteur Transportà la Banque mondiale. «Elle garantit l’accès à l’em-ploi, à l’éducation, à la santé et à bien d’autres ser-vices. Dans notre économie mondialisée, la mobi-lité des biens joue également un rôle crucial pourl’approvisionnement des marchés à travers la pla-nète. À ce titre, on peut considérer que les trans-ports sont le moteur du développement. » La Banque mondiale est depuis des décennies l’undes principaux bailleurs de fonds pour la construc-tion et l’entretien d’infrastructures de transportdans les pays en développement ou émergents. Jus-qu’ici, environ 60% de ses investissements dans cesecteur sont consacrés à la construction de routes.En 1985 déjà, l’Institut des politiques de transportet de développement (ITDP), à New York, plaidaitpour que cette politique axée exclusivement sur le

La construction de la route du Karakorum, qui relie laChine au Pakistan, a bouleversé la vie des populationsdans les hautes vallées de ce massif montagneux.

Daniel van Moll/laif

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Dans les pays au développement – comme ici au Liberia –, de nombreux villages restent inaccessibles durant la saisondes pluies, car ils ne sont pas desservis par des routes résistant aux intempéries.

trafic individuel motorisé soit abandonnée au pro-fit d’une mobilité durable. La croissance fulgurante des mégapoles et les pro-blèmes que cela entraîne en termes d’environne-ment et de circulation ont conduit la Banque mon-diale à revoir ses priorités : l’objectif central de sanouvelle stratégie consiste à promouvoir des « trans-ports sûrs, propres et abordables ». Elle soutient enparticulier l’extension et l’amélioration des réseaux

de transports publics dans les grandes villes, mais in-vestit aussi dans le développement institutionnel etla gouvernance du secteur des transports.

La mobilité actuelle n’est pas durableLes problèmes sont à la hauteur de l’importance queles transports revêtent dans le monde globalisé : lesémissions de CO2 augmentent dans ce secteur plusvite que dans n’importe quel autre. Le commercemondial et la mobilité internationale tels que nousles vivons ne sont possibles que grâce à la modici-té des prix du pétrole. Selon une étude du Centreallemand pour l’aéronautique et l’aérospatiale, lesbateaux, qui assurent 90% du transport de mar-chandises dans le monde, rejettent annuellement800 millions de tonnes de CO2, tandis que le vo-lume correspondant pour le trafic aérien se chif-frait à 689 millions de tonnes en 2012. Dans le sec-teur des transports, c’est toutefois la circulation routière qui émet, et de loin, la plus grande quantitéde gaz à effet de serre – la tendance est à la hausse,

Groupe consultatif dehaut niveauL’été dernier, le secrétairegénéral des Nations UniesBan Ki-moon a créé leGroupe consultatif de hautniveau sur le transport du-rable, composé de douzepersonnalités appartenantau monde politique, à l’économie privée et à lasociété civile. Il l’a chargéd’élaborer des recomman-dations pour des trans-ports durables et leur inté-gration dans des stratégiesde développement qui in-cluent la protection clima-tique. Le groupe a été éta-bli pour une période detrois ans. Il travaille avecles gouvernements aussibien qu’avec les fournis-seurs de transports aérien,maritime, ferroviaire, routieret urbain. Son secrétairegénéral est Olof Persson,PDG du groupe Volvo, lasuppléance étant assuréepar Carolina Tohá, mairede Santiago du Chili.

car le nombre de véhicules équipés de moteurs àcombustion ne cesse de croître. On le sait depuis longtemps : la mobilité actuelle,que l’on continue de favoriser, n’a pas un carac-tère durable. «Un changement de paradigme est in-dispensable pour parvenir dans l’avenir à une mo-bilité viable sur le plan social et écologique», écritJürgen Perschon, directeur de l’Institut européenpour des transports durables (Eurist). Dans le do-

cument qu’il a rédigé sur mandat de la fondationallemande Friedrich Ebert, il examine les problèmesparticuliers que rencontrent les pays en développe-ment et émergents : tandis qu’une insuffisance demoyens de transports porte préjudice à la mobilitédans les zones rurales et y freine le développement,le trafic asphyxie littéralement les villes.

Le succès du modèle brésilienLa pollution de l’air ainsi que les problèmes envi-ronnementaux et sanitaires qui en découlent ne sonttoutefois pas les seules répercussions négatives d’untrafic routier effréné. Embouteillages et situationschaotiques font partie du quotidien dans les zonesdensément peuplées et les villes du Sud, croissant àtoute vitesse. De plus, les accidents mortels de la cir-culation ont fortement augmenté dans les pays endéveloppement. Le danger menace en particulier les piétons et les cyclistes dans les espaces urbains.Il s’agit de trouver des solutions pour que les pauvresdes quartiers périphériques et des bidonvilles puis-

Scott Dalton/NYT/Redux/laif

David Steets/laif

Un seul monde No 1 / Mars 2015 9

Transports

sent atteindre leur lieu de travail ou leur école, sou-vent très éloignés, dans de bonnes conditions et àun prix abordable. Ces dernières années, de nombreuses villes du Sudont instauré un service rapide par bus (bus rapidtransit, BRT). Le prototype a été développé en 1974à Curitiba, au Brésil : il s’agit d’une sorte de métroà ciel ouvert, les bus circulant sur une voie réservéequi leur évite les bouchons. Ce système a passé un

Beaucoup de grandes villes, comme Lagos (ci-dessous), sont asphyxiées par le trafic. À Bogotá, la situation s’est amé-liorée depuis l’ouverture du TransMilenio, un service de bus rapide et bon marché.

cap en 2000 avec l’ouverture du TransMilenio à Bo-gotá, la capitale colombienne. Parallèlement au ré-seau de bus, on y a aménagé des pistes cyclables etdes zones piétonnes. Ces mesures ont amélioré laqualité de vie pour tous les citadins, notammentceux qui n’utilisent pas de véhicules à moteur. Ce modèle a fait école : près de 200 villes sur la pla-nète ont déjà adopté un tel système de bus rapides.À Guangzhou, dans le sud de la Chine, où un mil-

lion de personnes se déplacent quotidiennement en BRT, les arrêts de bus ont été combinés avec les stations de métro ; de plus, des espaces ont été crééspour le stationnement des vélos et 15000 vélos enlibre-service sont mis à la disposition des passagers.Les téléphériques sont aussi une solution toujoursplus appréciée. Ils font désormais partie des trans-ports publics dans de nombreuses villes d’Amériquelatine, d’Afrique et d’Asie.

Formules innovantes pour les campagnesAlors qu’en milieu urbain, il s’agit avant tout de res-treindre la circulation de véhicules privés tout enassurant des transports fiables pour un prix acces-sible, les campagnes se trouvent confrontées à detout autres défis : des milliers de personnes viventencore à plusieurs journées de marche de la routecarrossable la plus proche. En Afghanistan ou enOuganda par exemple, nombre de villages restentpratiquement inaccessibles durant la saison despluies ou en hiver, car les pistes qui y conduisent

Liaisons rapides par les airsQuelque 440000 person-nes font chaque jour la na-vette entre la capitale boli-vienne La Paz et El Alto, à 4000 m d’altitude. Lesroutes qui constituaientnaguère la seule voie decommunication entre cesdeux villes étaient régu-lièrement engorgées. Lamise en service d’une lignede téléphérique en maidernier a ramené la duréedu trajet d’une heure envi-ron à onze minutes. Cenouveau moyen de trans-port a également un im-pact social, dans la me-sure où il réduit le coût du parcours pour les habi-tants pauvres d’El Alto.Nombre de mégapoles associent de façon cibléela construction de télé-phériques à la valorisationde leurs bidonvilles. Ainsi,deux architectes de l’EPFZ,Alfredo Brillembourg etHubert Klumpner, ont inté-gré des entités culturelles,sociales et administratives– notamment des centrescommunautaires et unesalle de sport – dans lesstations du téléphérique deCaracas, la capitale véné-zuélienne.

Fautre/Le Figaro Magazine/laif

Yann Doelan/hemis.fr/laif

Un seul monde No 1 / Mars 201510

ne résistent pas aux intempéries. Les habitants se déplacent à pied. La plupart ne disposent d’aucunautre moyen de locomotion, les transports publicsétant pour ainsi dire inexistants.Une telle situation pose des problèmes très concretslorsqu’on est malade : 40 à 60% de la population rurale des pays en développement doit parcourirplus de 8 kilomètres pour atteindre le poste sani-taire le plus proche. Femmes enceintes, malades, en-fants ou vieillards sont presque toujours condam-nés à y renoncer en l’absence d’un moyen de trans-port. De nombreuses ONG recherchent des solu-tions innovantes dans le cadre des soins de santé pri-maires. Ainsi, le personnel soignant utilise parfois desvélos pour visiter les villages reculés. Pour le trans-port de femmes enceintes ou de malades, des sys-tèmes de vélo-ambulance ont été créés, la bicycletteremorquant une civière.Les répercussions négatives du manque de mobi-lité ne se limitent pas à la problématique médicale.Les enfants ont souvent une très longue distance àparcourir pour se rendre à l’école. La majoritéd’entre eux renoncent à une meilleure formation,car ils devraient déménager pour pouvoir accéderà un niveau scolaire supérieur. Un autre problème concerne l’accès au marché : lespaysans qui souhaitent vendre leurs produits sonttributaires d’intermédiaires disposant de moyens detransport, lesquels paient logiquement des prix in-férieurs à ceux de la commercialisation directe. Une

Transport de bananes près de Njundamu, en Ouganda : bien des agriculteurs ne disposent que d’un vélo pour amener leurrécolte au point de collecte.

étude réalisée sur les hauts plateaux kényans met enlumière les difficultés auxquelles sont confrontés lespaysans qui veulent vendre leurs oignons, une im-portante source de revenus dans cette région : ils serendent au marché à pied, à vélo ou avec une char-rette tirée par un âne. Certains utilisent un taxi-moto. Cette solution coûteuse et dangereuse est laseule façon de commercialiser rapidement des den-rées périssables en l’absence de transports publics.Cela montre qu’il ne suffit pas de construire desroutes – le développement rural nécessite aussi desmoyens de transport efficaces et abordables.

Transports plus chers en Afrique qu’enEuropeL’état des infrastructures agit directement sur lescoûts des transports, et par conséquent sur les prixdes produits. En Afrique, de nombreux axes rou-tiers sont si délabrés que les camions s’y trouventbloqués pendant des jours et des semaines – une ca-tastrophe pour les denrées périssables. En plus despertes de temps provoquées par le mauvais état desroutes et la lenteur des formalités aux frontières, lesdroits de douane et la corruption généralisée ren-dent les transports de marchandises extrêmementcoûteux sur le continent africain. Selon une étudede la Conférence des Nations Unies sur le com-merce et le développement (Cnuced), le transportd’une tonne de fret de Douala (Cameroun) à N’Djamena (Tchad, pays voisin) coûte 0,11 dollar

Éviter, remplacer etaméliorerEn matière de transport, la politique de développe-ment n’a plus pour objectifprincipal d’élargir les infra-structures routières. Elle seconcentre aujourd’hui surles moyens d’aboutir à unemobilité compatible avecles critères écologiques etsociaux. Sous la devise«éviter, remplacer et amé-liorer », elle se fixe de nou-velles priorités : « éviter » se rapporte aux solutions à trouver pour modérer la mobilité ; « remplacer »consiste à établir desrègles et des systèmes in-citant à utiliser des moyensde transport en harmonieavec l’environnement et lesvaleurs sociales ; « amélio-rer » se réfère aux progrèstechniques permettant deréduire les émissions deCO2.

Un seul monde No 1 / Mars 2015 11

Transports

En l’absence de transports publics, les petits paysans – ici à Sine Saloum, au Sénégal – livrent leurs marchandises à piedou sur une charrette tirée par un âne.

par kilomètre. C’est deux fois plus que pour unedistance correspondante en Europe occidentale etcinq fois plus qu’en Inde. Résultat : les produits importés sont plus chers qu’ailleurs et ces frais detransport élevés torpillent la compétitivité des pro-ducteurs africains sur le marché international.

Population autochtone reléguée au second planToutefois, l’amélioration des infrastructures detransport n’a pas que des effets positifs sur le déve-loppement local. Les voies de communication nesont pas à sens unique: des tonnes de viande en pro-venance d’Europe – subventionnées par l’UE – sontoffertes à très bas prix sur les marchés africains, uneconcurrence contre laquelle les petits paysans lo-caux ne peuvent se battre avec leurs poules élevéessur place. Partout dans le monde, des artisans doi-vent fermer boutique, car les marchandises impor-tées de Chine ou de Corée se vendent meilleurmarché que leurs produits. L’intégration au marché mondial implique des sa-crifices. Alors que le développement demande dela mobilité, toutes les formes de promotion destransports ne lui sont pas nécessairement béné-fiques. D’une manière générale, la planification desgrands projets d’infrastructures ne prend pas encompte les besoins des populations indigènes. Elleest centrée sur les intérêts des multinationales, quiveulent exporter leurs produits vers les pays en dé-

veloppement de la manière la plus efficace et ren-table possible, et ceux des entreprises de matièrespremières, dont les affaires exigent de bonne voiesde communication pour l’exportation.Pour tenir compte des besoins de la population lo-cale, en revanche, on doit orienter les investisse-ments dans une autre direction: il convient en prin-cipe de prévoir des structures décentralisées pourles centres de santé, les écoles ou d’autres servicespublics. La promotion d’une mobilité peu gour-mande en ressources est tout aussi importante.Bien que la construction de la route du Karakorumait bouleversé la vie des indigènes dans le nord duPakistan, la majorité d’entre eux sont toujours ex-trêmement pauvres. La production des plants depommes de terre est devenue difficile sur des solsépuisés et pollués par l’abus d’engrais. Nombreuxsont les habitants qui émigrent pour trouver du tra-vail. Trente ans après l’inauguration du grand axeroutier, les travaux de construction ont toutefois re-pris : la chaussée sera bientôt asphaltée de bout enbout et praticable toute l’année. Des tunnels ont étéforés à la dynamite aux points névralgiques – au-cun obstacle ne doit plus interrompre le flux despoids lourds entre le Pakistan et la Chine. On poseen outre, le long de cette route, un oléoduc quiacheminera du pétrole iranien jusqu’en Chine. ■

(De l’allemand)

Aide aux pays enclavésL’ONU a adopté en no-vembre dernier à Vienneun plan d’action sur dixans visant à accélérer lamise en place de moyensde communication dura-bles dans les 31 pays endéveloppement sans litto-ral. Le Kazakhstan est ce-lui qui se trouve le pluséloigné du premier portmaritime, soit à 3750 km.L’Afghanistan, le Tchad, leNiger, la Zambie et leZimbabwe sont à plus de2000 km d’un littoral. Cesdistances, qui s’ajoutent àdes terrains accidentés età des voies de communi-cation délabrées, rendentles transports particulière-ment coûteux. Afin d’amé-liorer la compétitivité despays pauvres enclavés, laDéclaration de Vienneprévoit d’améliorer subs-tantiellement la qualité desroutes et – si possible – dedévelopper les lignes ferro-viaires.

Bettina Flitner/laif

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Un seul monde: Dans vos publications, vousécrivez que la mobilité est un pilier essentield’un monde plus équitable. Préconisez-vousl’adoption d’un droit de l’homme à la mo-bilité?Patrick Kayemba: Chaque État est tenu d’offrirdes prestations à sa population. Mais il doit aussiveiller à ce que l’ensemble de la population puissebénéficier de ces services. Quel que soit son niveaude formation ou son revenu, chaque citoyen a ledroit d’accéder aux offices publics, au Parlement ouaux hôpitaux. C’est pourquoi la mobilité est un fac-teur central du bon fonctionnement d’une société.Dans cette optique, on peut parler d’un droit à lamobilité : dans les endroits où les infrastructures né-cessaires n’existent pas, les gens qui n’ont pas lesmoyens de voyager se trouvent marginalisés. Celane doit jouer aucun rôle que l’on soit campagnardou citadin : tout le monde a le même droit aux prestations sociales.

Concrètement, par où faut-il passer pour quece droit devienne réalité?La croissance démographique, l’urbanisation et lamotorisation ont eu pour effet que, dans nos villes,de nombreuses structures sont plus facilement ac-cessibles aux véhicules qu’aux gens. Nos rues sontdangereuses pour les piétons et les cyclistes. Les ca-tégories sociales à faible revenu se trouvent refou-lées à la périphérie des villes. Tous les matins, cesgens parcourent de longues distances à pied ou àvélo pour trouver du travail dans les centres urbains.Nous plaidons aussi bien pour le développementdes transports publics que pour des solutions baséessur les transports non motorisés, afin que les habi-tants pauvres puissent eux aussi se permettre d’al-ler au centre-ville. Faire de la place pour la mobi-lité douce, c’est en même temps contribuer à la di-minution des accidents de la circulation. Ceux-cicomptent en Afrique parmi les premières causes demortalité, avec le sida et le paludisme.

Des routes pour les gens,pas pour les voituresLa mobilité est un catalyseur de développement. Cependant,on sous-estime souvent l’importance du trafic non motorisé.Expert en transports, l’Ougandais Patrick Kayemba plaide pourune politique qui accorde une attention particulière aux piétonset aux cyclistes. Entretien avec Gabriela Neuhaus.

Un dispensaire au Congo: souvent, la population rurale accède très difficilement aux services de santé.

Patrick Kayemba vit enOuganda, son pays d’ori-gine, et en Allemagne où ilest spécialiste des ques-tions de développement à l’Institut européen pourdes transports durables(Eurist). À ce titre, il donnedes conférences et publiedes textes sur la planifica-tion de transports durablesdans les villes africaines ousur la mobilité pour tous. Ilest également directeur del’ONG Fabio, en Ouganda.Celle-ci a commencé parencourager l’usage du véloet promeut aujourd’hui unepolitique de transports du-rable pour toute l’Afrique.Patrick Kayemba s’engageaussi dans la lutte contre lacorruption et sur divers as-pects du développementen Afrique. Il est présidentde Transparency Inter-national en Ouganda etmembre du Conseil éco-nomique, social et culturelde l’Union africaine.www.eurist.infowww.fabio.or.ug

Norbert Enker/laif

fabio.or.ug

Un seul monde No 1 / Mars 2015 13

Transports

Autrement dit, il s’agit de multiplier les pistescyclables et les zones piétonnes?C’est une approche. Mais il faut aussi limiter le be-soin de se déplacer. Les gens ne doivent pas êtreconstamment en route d’un endroit à l’autre. Lestechnologies de communication ont déjà eu un im-pact considérable : aujourd’hui, nous sortons notreportable ou nous utilisons une cabine téléphoniquesi nous voulons parler avec quelqu’un qui n’est pasà proximité. Cette question interpelle aussi les ur-banistes. Ils sont censés faire en sorte que des équi-pements comme les écoles, les hôpitaux et les mar-chés se trouvent dans le voisinage de leurs usagers.Une bonne planification a pour effet de modérerla mobilité : il faut par exemple que les habitantspuissent choisir une école peu éloignée. Cela sup-pose que l’offre éducative soit décentralisée. Ac-tuellement, la plupart des écoles et des hôpitaux de qualité sont établis dans les centres des villes, desorte que tout le monde s’y bouscule. À Kampala,le plus grand marché se trouve en plein quartiercentral des affaires. Si vous voulez acheter ou vendrequelque chose, vous êtes obligé de vous rendre aucœur de la cité. Pour éviter ce genre de situation,il nous faut absolument combiner l’aménagementdu territoire avec des réseaux complets de transportspublics.

Est-ce aussi valable pour les zones rurales ?En Afrique, la plupart des routes de campagne sontimpraticables à la saison des pluies. C’est le grandproblème. Durant les inondations, des ponts sont dé-truits. On en démonte d’autres pour les protégercontre les crues. De ce fait, les véhicules qui de-vraient venir chercher des produits agricoles outransporter des malades sont dans l’impossibilitéd’atteindre les villages. C’est pourquoi l’organisa-tion Fabio s’investit en Ouganda pour que les com-munautés locales disposent de leurs propres vélos :

un cycliste peut en effet se déplacer sur n’importequelle route, quel que soit l’état de celle-ci.

Quelle politique des transports assurera lamobilité pour tous?La plupart des routes africaines se construisent avecdes subventions ou des crédits de la Banque mon-diale, de l’UE ou de la Banque africaine de déve-loppement. Ces institutions débloquent aussi desfonds pour l’entretien des axes de communicationexistants. Il est grand temps que les partenaires internationaux assortissent leur aide de conditionsvisant à investir dans le trafic non motorisé. Cheznous, on formait par le passé les ingénieurs de ma-nière à ce qu’ils construisent des routes pour les véhicules, mais pas pour les gens. Nous avons descapacités limitées pour ce qui est de planifier desvoies de communication et des villes conviviales.C’est pourquoi nous avons besoin d’un transfert deconnaissances et d’experts du Nord vers le Sud.

Pourquoi est-il si important de promouvoiret d’assurer la mobilité précisément dans ledomaine du trafic non motorisé?La mobilité est un catalyseur de développement, dufait qu’elle stimule le transfert d’expériences, debiens et de services. Cela entraîne une croissancede la production et donc des marchés. L’économiese porte d’autant mieux que davantage de gens ontaccès au marché. Inversement, les restrictions à lamobilité ont pour effet que les gens dépensentmoins et sont dans l’incapacité d’approvisionner lesgrands marchés. En améliorant la mobilité, oncontribue au développement économique d’unpays. C’est particulièrement important pour nousautres Africains, car le but est de créer des débou-chés pour nos produits. ■

(De l’anglais)

Dans les pays en développement, le vélo est un moyen de transport très apprécié. Il sert, par exemple, d’ambulance enOuganda et de rickshaw au Bangladesh.

Un seul monde No 1 / Mars 201514

(gn) La construction de routes en terrain monta-gneux est difficile et délicate : les méthodes conven-tionnelles, qui utilisent de lourds engins et le dyna-mitage de roches, ne sont pas seulement coûteuses ;souvent, elles provoquent également des glissementsde terrain, des chutes de pierres et affectent l’envi-ronnement. L’érosion menace dès que l’on porte at-teinte à la couche végétale sensible. C’est pourquoila DDC a opté d’emblée, au Népal, pour des mé-thodes respectueuses de l’environnement, en y as-sociant les villageois ; ceux-ci participent aux déci-sions ainsi qu’à la construction des routes et desponts. Cette stratégie a été régulièrement amélioréeau fil des ans et adaptée à l’évolution des besoins :aujourd’hui, les routes doivent résister au poids descamions et des bus, et être praticables si possible durant toute l’année.

L’aspect social est importantDans le cadre du District Roads Support Program-

me (DRSP), la DDC a soutenu de 1999 à fin 2014la construction et la remise en état d’environ 600kilomètres de routes dans sept districts. Associée auxtravaux de planification, la population locale avaitégalement la possibilité de gagner de l’argent sur leschantiers. Le projet misait en effet sur le travail ma-nuel à la pelle et à la pioche, ce qui a procuré en tout5 millions de journées de travail rémunéré aux ha-bitants démunis de ces montagnes.«L’aspect social est particulièrement important dansles projets routiers », souligne Renate Lefroy, char-gée de programme pour le Népal à la DDC. Les ou-vriers avaient un revenu assuré durant nonante joursenviron. Lors de l’embauche, on donnait la préfé-rence aux catégories sociales défavorisées. Au moinsun tiers des postes étaient réservés aux femmes, quitouchaient le même salaire que les hommes. «Au début, cette décision a provoqué de vives discussions,mais elle a été finalement acceptée et appréciée», résume Mme Lefroy.

Des routes pourl’AfghanistanLes expériences faites auNépal vont bénéficier auTakhar, une provincepauvre du nord-est del’Afghanistan. La DDC finance depuis 2007 desprojets de développementagricole dans cette régionaux terres surexploitées,éloignée de tout et sujetteaux inondations et auxglissements de terrain. Dès le printemps 2015,elle investira égalementdans l’amélioration desvoies de communication. Il est prévu d’agrandir etde rendre praticables toutel’année des routes situéesdans deux bassins ver-sants. La DDC exploiterales avantages de la cons-truction à haute intensitéde main-d’œuvre, qui a faitses preuves au Népal : leprojet, d’une durée dequatre ans, procurera desemplois à environ 1500habitants. Ces dernierspourront ainsi tenir jus-qu’au moment où les in-vestissements agricoles àlong terme – notammentles plantations d’arbresfruitiers et de noyers –commenceront à devenirrentables.

Les villageois sont associés à la réalisation d’une route. Ils participent aux décisions ainsi qu’à la construction et se char-geront plus tard de son entretien.

La Suisse œuvre depuis des décennies dans la construction deponts et de routes au Népal. Elle a développé une méthode quiassocie la population locale aux décisions et l’implique dans laréalisation des travaux. À l’avenir, les habitants se chargerontaussi de l’entretien de ces infrastructures.

Une démarche écologique, sociale et durable

Jean Mutam

ba Lum

pungu/DDC

Jean Mutam

ba Lum

pungu/DDC (2)

Un seul monde No 1 / Mars 2015 15

Transports

Le lièvre et la tortueEn 2003, le NépalaisNaresh Tamang a rempor-té le premier prix d’unconcours d’histoires lancépar la DDC sur le thème dela durabilité. Son récit étaitintitulé Le lièvre ou la tor-tue – quelle tactique était la plus viable? L’auteur raconte comment laconstruction d’une routedans un village voisin, réali-sée par les autorités, ad’abord progressé rapide-ment, avant d’échouer. Parcontre, les habitants deson village ont mis la mainà la pâte dans le cadred’un projet proposé par laDDC. Le chantier a avancébeaucoup plus lentement,mais cette route a vu lejour et contribué au déve-loppement du village. Ceprogramme de la DDC agagné en 2011 un Prix del’innovation pour le trans-port routier dans les paysen développement, dé-cerné par la Fédérationroutière internationale.www.agridea-internatio-nal.ch, «The Hare or theTortoise »

Un sondage a été mené auprès de villageois ayanttravaillé à la construction des routes. Il montre quecette source de revenus – même limitée dans letemps – leur a beaucoup apporté. Les personnes in-terrogées disent avoir dépensé ce gain supplémen-taire pour régler des dettes, acheter des denrées ali-mentaires et envoyer leurs enfants à l’école. Certainesl’ont utilisé pour acquérir du terrain ou pour ins-taller une échoppe le long de la nouvelle route.

Prendre son destin en mainUne fois achevées, les voies de communication fa-cilitent les déplacements jusqu’au prochain village,à l’école ou au marché. Dans ces régions reculées duNépal, la plupart des gens continuent d’ailleurs devoyager à pied. Là où des routes résistantes aux in-tempéries peuvent être empruntées par les bus et lescamions, la durée des trajets se réduit encore da-vantage. Le transport de marchandises est plus simpleet meilleur marché.En outre, la construction collective des routes a sus-cité des transformations économiques et sociales ausein des villages impliqués. Naresh Tamang, un ha-bitant de Lisanku, a raconté cette nouvelle situationet le bien-être qui l’accompagne dans une histoireprimée par la DDC: «Les activités économiques duvillage sont nombreuses et variées. Elles vont de laculture de pommes de terre aux arbres fruitiers, enpassant par l’élevage de chèvres et l’apiculture. Maisla différence sans doute la plus importante est notretransformation à nous tous. La construction de laroute nous a procuré le sentiment de prendre notredestinée en main. Nous avons ainsi acquis de nom-breuses compétences qui nous aident à préparer unavenir différent et meilleur pour nos enfants. »

En tout, 50000 km de chemins construitsCette méthode de construction à haute intensité de main-d’œuvre a été adoptée entre-temps pard’autres agences de développement et par le gou-vernement népalais. La DDC fera par ailleurs évo-

La construction collective de routes ne fait pas que faciliter les déplacements. Elle suscite également des transformationséconomiques et sociales dans les villages impliqués.

luer le concept dans ses nouveaux projets routiers :elle appliquera désormais ce principe de façon sys-tématique à l’entretien des infrastructures de trans-port dans des régions isolées.Des 50000 kilomètres de voies de communicationlocales construites au Népal depuis les années 90, lamoitié environ ne sont plus praticables ou ne le sontque par périodes. Pour que la population puisse lesemprunter également durant la saison des pluies, il

faut y réaliser de multiples travaux de soutènement,poser des revêtements plus stables et créer de meil-leurs systèmes d’évacuation des eaux.

Travail manuel de la population localeUn nouveau programme de la DDC vise à amélio-rer les routes locales. Il aidera les districts concernésà élaborer et à mettre en œuvre leurs propres plansdirecteurs pour le développement et, surtout, l’en-tretien de leurs réseaux de transport. Là aussi, les tra-vaux seront réalisés autant que possible manuelle-ment par la population locale. Des sources de reve-nus seront ainsi créées tant dans la construction quedans l’entretien des routes. Les villageois qui aurontacquis de l’expérience sur un chantier pourront lafaire attester. Ils bénéficieront ensuite du statut detravailleurs qualifiés.Ce programme de la DDC est prévu pour durerquatorze ans. Il y a de bonnes raisons à cela, expliqueRenate Lefroy. Une route est vite construite, mêmeavec la méthode impliquant beaucoup de travail manuel. «Mais la planification participative prendénormément de temps. Il s’agit surtout de fairecomprendre l’importance de l’entretien et d’assurerdurablement les capacités requises – sinon, il ne vautpas la peine d’investir dans des projets routiers. » ■

(De l’allemand)

Francesco Zizola/Noor/laif

Un seul monde No 1 / Mars 201516

(gn) L’an dernier, deux pays d’Afrique occidentaleont donné le coup d’envoi d’un chantier ambitieux:une liaison ferroviaire entre Niamey, capitale du Ni-ger, et la ville portuaire de Cotonou au Bénin, si-tuée à plus de 1000 km de là ; sa construction de-vrait être achevée en 2016. Cette ligne constitue untronçon essentiel de la «boucle ferroviaire» qui re-liera plusieurs grandes villes ouest-africaines.L’origine de ce projet remonte au 19e siècle. Les pre-miers tronçons avaient été réalisés durant l’ère co-loniale. Ensuite, on a laissé de côté pendant long-temps l’idée d’une liaison ferroviaire entre le Nigerenclavé et le Bénin, ouvert sur le golfe de Guinée.Cela s’explique entre autres par le niveau élevé desinvestissements requis : la construction et l’entretiend’une infrastructure ferroviaire dépassent les moyensfinanciers des deux pays concernés. Le nouveauprojet, dont le coût est estimé à environ 1 milliardd’euros, sera financé en grande partie par le groupefrançais Bolloré. L’investisseur lie la construction duchemin de fer à des intérêts économiques trèsconcrets : le Niger exporte annuellement 4000tonnes d’uranium, qui passent par le port de Coto-nou; à cela s’ajoute l’exploitation de matières pre-

Tant en Afrique (ci-dessus au Kenya) qu’en Asie, il existe des projets d’extension du réseau ferroviaire : l’expérience a montré que l’installation de nouvelles lignes favorise le développement régional.

Un accès à la mer pour le NigerLes puissances coloniales investissaient autrefois à grandeéchelle dans des réseaux ferroviaires servant à transporter desmatières premières de l’intérieur du pays vers les ports. Au-jourd’hui, le chemin de fer prend un nouvel élan en tant que moyen de transport et moteur de développement régional.

Extension et modernisation Le train est en plein essordans les pays en dévelop-pement et émergents : ac-tuellement, on élargit lesréseaux autour du golfePersique, au Maghreb eten Afrique australe. Lemoteur de cette évolutionest la Chine : non seule-ment elle a développémassivement son réseaunational, mais elle financela réhabilitation et laconstruction de lignes ferroviaires à l’échelle planétaire. Le projet de réseau panasiatique, parexemple, vise à relancer letransport régional de mar-chandises et à établir unmarché transfrontalier. LaChine ne se contente pasde construire des kilo-mètres de rail. Elle investitaussi dans des technolo-gies innovantes. Sestrains rapides, capablesde rouler à 350 km/h,sont proposés à l’expor-tation. Ils établissent uneliaison avec l’Europe enpassant par l’Asie centrale.

mières telles que l’or et le fer. En transférant de laroute au rail le transport de ces produits d’exporta-tion, on pourra réduire dans d’énormes proportionsla durée du voyage jusqu’à la mer.

Des atouts solides par rapport à la routeLe plan de revitalisation et d’extension du réseau fer-roviaire en Afrique de l’Ouest est un exemple par-mi beaucoup d’autres: alors que la route l’a supplantéen de multiples endroits ces dernières décennies, onse remet à miser aujourd’hui sur le rail. En particu-lier lorsqu’il s’agit de transporter des marchandiseslourdes sur de longues distances, le train est plus ra-pide, plus sûr et meilleur marché que la route, sou-vent en mauvais état.L’installation de lignes ferroviaires revient à créer desaxes de transport qui ont des incidences positives surle développement des économies régionales. Maiscela n’est possible que si, parallèlement au commerceinternational de matières premières, les producteurslocaux et la population peuvent bénéficier eux aus-si de ces nouvelles voies de communication. ■

(De l’allemand)

Naftali Hilger/laif

Un seul monde No 1 / Mars 2015 17

Transports

Faits et chiffres

LiensForum international pour le transport rural et le développe-ment (IFRTD)Cet organisme s’emploie à améliorer la mobilité de la popula-tion pauvre vivant dans les zones rurales des pays en dévelop-pement. Il entretient un vaste réseau de membres, dont la majorité se trouvent dans le Sud. La DDC fait partie des princi-paux donateurs de l’IFRTD. www.ifrtd.org

Institut des politiques de transport et de développement(ITDP)Cette organisation est issue du mouvement étatsunien BikesNot Bombs (vélos au lieu de bombes) qui envoyait des bicy-clettes au Nicaragua dans les années 80, afin d’y appuyer les activités de santé et d’éducation. Depuis lors, l’ITDP s’est spécialisé dans la promotion de transports durables en milieuurbain. www.itdp.org

Institut européen pour des transports durables (Eurist)Cette ONG basée à Hambourg s’engage à l’échelle planétaireen faveur d’une durabilité accrue dans le domaine de la mobilitéet des transports. Son travail se focalise sur la réduction desémissions de CO2, la lutte contre la pauvreté, la protection del’environnement, la sécurité routière et le transport de marchan-dises. www.eurist.info

L’indice de l’accès rural (IAR) mesure la proportion de la population qui vit dans un rayon de 2 km d’une routecarrossable en toute saison. Au total, plus d’un milliard d’êtres humains, soit le tiers de la population rurale, n’ontpas accès à une telle route.

Chiffres clés• En Afrique, 90% de la population rurale se déplace à pied.• Chaque année, les accidents de la route tuent 1,2 million depersonnes, dont 92% dans les pays en développement ou émer-gents ; près de la moitié des victimes se trouvent dans des zonesurbaines. Alors que seuls 2% des véhicules immatriculés dans le monde circulent en Afrique, 200000 personnes y meurent annuellement dans des accidents de la circulation, ce qui représente 16% du nombre total de victimes de la route.• Au Nigeria, les enfants appartenant au 20% le plus pauvre dela population doivent parcourir, pour se rendre à l’école primairela plus proche, une distance cinq fois plus longue que ceux faisant partie du 20% le plus aisé.• Depuis 2002, la Banque mondiale a soutenu la construction et la remise en état de plus de 260000 km de routes.• La part de la circulation routière dans les émissions globalesde CO2 se chiffre actuellement à 23%. Elle atteint 30% en comp-tant également la construction de routes et la fabrication de véhicules. Si le trafic continue d’augmenter au même rythme, il engendrera 80% des émissions de CO2 en 2050.

Densité moyenne du réseau routier par 100 km2

Afrique 6,8 km Asie 18 kmAmérique latine 12 kmSuisse 173 km

0-32

33-49

50-70

71-86

87-100

inconnu

IAR (%)

Axel Krause/laif

Un seul monde No 1 / Mars 201518

HORIZONS

Une salle de classe dans la campagne africaine: filleset garçons, vêtus de couleurs vives, sont assis sur desbancs rudimentaires, devant des pupitres en boisbrut. Debout face au tableau noir, une élève lit, d’unevoix mal assurée et en trébuchant parfois sur les mots,des phrases élégamment tracées à la craie. C’est uneécole comme on en voit partout sur le continentnoir. Pourtant, quelque chose ici diffère des autres sallesde classe africaines. Au tableau, les phrases ne sont

Aujourd’hui encore, les garçons sont plus nombreux que les filles dans les écoles du Burkina Faso.

pas écrites uniquement dans la langue officielle quiest celle de l’ancienne puissance coloniale, à savoirle français. Elles le sont aussi en mooré, l’une desnombreuses langues locales du Burkina. L’école setrouve dans le village de Sakoinsé, à une heure deroute de la capitale Ouagadougou. Sur les 7000 ha-bitants, nombreux sont ceux – comme c’est le caségalement dans le reste du pays – qui ne sont jamaisallés à l’école, n’ont appris ni à lire ni à écrire et nesavent pas le français.

Un soulèvement à l’issue incertaineLe Burkina Faso a longtemps été un havre de stabilité en Afriquede l’Ouest. L’ex-président Blaise Compaoré avait réussi à de-venir un partenaire des pays occidentaux, tant sur le plan poli-tique qu’en matière de coopération au développement. Son ré-gime autoritaire n’autorisait toutefois aucune véritable partici-pation de la population. L’an dernier, les Burkinabè, en colère,l’ont contraint à se retirer. De Ruedi Küng*.

Pep Bonet/Noor/laif

Un seul monde No 1 / Mars 2015 19

Burkina Faso

Il y a neuf ans, une organisation locale a appris auxvillageois qu’il existe au Burkina Faso un nouveautype d’école, destinée aux enfants et aux adolescentsqui ont raté le moment de leur scolarisation. Grâceà un enseignement dispensé dans leur langue ma-ternelle, les jeunes de 9 à 16 ans y rattrapent en quatreou cinq ans les six années du degré primaire. Les parents d’enfants non scolarisés (ils sont plusieurscentaines) ont alors souhaité qu’une telle école soitouverte à Sakoinsé, nous explique en français le chefdu village Soulli Félix. Ils ont émis cette demandetout en sachant que l’enseignement coûte 1500

devenues une habitude pour les habitants de Sa-koinsé: elles ont lieu en plein air, à l’ombre de grandsnérés qui atténuent quelque peu la chaleur acca-blante. La transpiration perle malgré tout sur les vi-sages des femmes et des hommes, assis séparémentsur les bancs en bois de l’école. Les débats vont bontrain, car nul n’hésite à donner son avis. Interprétantles votes des participants, le chef du village nous ap-prend que les parents sont satisfaits du fonctionne-ment de l’établissement. Les deux écoles spéciales nesuffisent toutefois de loin pas pour accueillir tous lesadolescents qui n’ont jamais été scolarisés ou qui ontquitté l’école trop tôt.Les parents répondent volontiers aux questions :«Oui, il y a plus de garçons que de filles à l’école»,déclare un père. Non, cela ne le dérange pas ; il a puy envoyer deux de ses trois enfants, une fille et ungarçon. Une mère estime pour sa part que les en-fants des deux sexes devraient avoir les mêmeschances de fréquenter l’école. Au Burkina Faso, lesgarçons sont toutefois plus nombreux que les fillesà bénéficier d’une éducation scolaire.

Plus de cent écoles bilinguesL’organisation Solidar Suisse a ouvert les premièresécoles bilingues dans ce pays en 1994. En 2007, legouvernement burkinabè a inclus la formation bi-lingue dans la politique nationale d’éducation et aainsi joué un rôle de pionnier en Afrique de l’Ouest.Depuis, les avantages de ce système sont largementreconnus. Presque plus personne ne les conteste. Au lieu de recevoir un enseignement en français – langue qui leur est totalement inconnue –, les enfants suivent tout d’abord l’école primaire dansleur langue maternelle. Ils apprennent le français plus tard, car c’est la langue officielle et celle utili-sée dans la formation supérieure.Cette méthode accroît sensiblement les succès sco-laires. Il existe aujourd’hui plus de cent écoles bi-lingues au Burkina Faso, la grande majorité étant éta-tiques, une douzaine catholiques et quelques-unesprivées. «Ce nombre est toutefois infime, comparéaux 11000 écoles que compte le pays », admetKoumba Boly-Barry, la ministre de l’éducation.

Une jeunesse formée pour rester au chômageMalgré ces progrès, la situation de l’éducation resteglobalement précaire, comme en témoigne l’indicede développement humain (IDH), calculé parl’ONU: en 2014, le Burkina Faso occupait le 181e

rang sur 187 et figurait ainsi parmi les pays les moinsdéveloppés du monde. Des trois composantes del’IDH – espérance de vie à la naissance, produit in-térieur brut par habitant et niveau de formation –,le dernier grève tout spécialement le classement du

Le Burkina Faso en brefNomBurkina Faso (nom qui si-gnifie «pays des hommesintègres »)

CapitaleOuagadougou

Superficie274 200 km2

Population17 millions

LanguesLangue officielle : français ;plus de soixante languesparlées, dont le mooré, le dioula et le foulfoudé.

Âge moyen17 ans

Espérance de vieFemmes : 57 ansHommes : 53 ans

ReligionsMusulmans : 60% Chrétiens : 25% Autres : 15%

Éducation scolaireSeul un tiers des plus de 15 ans et à peine 40% des15-24 ans savent lire etécrire. Une classe compteen moyenne 48 élèves.

ÉconomieEnviron 90% des habitantspratiquent une agriculturede subsistance. La pro-duction de coton génèreun tiers du PIB, l’extractiond’or 13%.

Produits d’exportationCoton, produits animaux, or

francs CFA (2,75 francs suisses) par enfant et par an.Cette somme, qui paraît modeste, grève néanmoinslourdement le budget des familles. Une autre condi-tion consistait à créer une association de parents, quise réunisse régulièrement et suive la gestion de l’éta-blissement. La première école est en place depuis huitans et une seconde s’est ouverte en 2011.

Plus de garçons que de fillesEntre-temps, les réunions de parents d’élèves sont

Burkina Faso

Ghana

Nigeria

Bénin

Mali

Côte d’Ivoire

Niger

Togo

Ouagadougou

Le faible taux d’alphabétisation de la population burkinabèfreine considérablement le développement du pays.

Legnan Koula/Keystone

Un seul monde No 1 / Mars 201520

La Brigade verteSi on veut les voir au tra-vail, il faut se lever avant 4heures. Blouses vertes et coiffes colorées, équipéesde balais, de pelles et deseaux, des femmes, pourla plupart âgées, nettoientles rues de la capitaleOuagadougou avant quecelles-ci soient encom-brées par la circulationmatinale. C’est en 1995que le maire de l’époqueSimon Compaoré a faitappel à ces balayeuses. À l’origine, elles n’étaientqu’une centaine. Aujour-d’hui, 2000 « femmes deSimon» débarrassent rueset ruelles de la poussièreet des immondices, arra-chant également les mau-vaises herbes au passage.La Brigade verte – c’estainsi qu’elle a été rebap-tisée – a reçu plusieursprix et inspiré d’autres capitales africaines. En 2013, ses membresont accueilli avec unegrande joie la décision dunouveau maire de fairepasser leur modeste sa-laire de 25 à 75 francssuisses par mois.

La croissance économique ne profite qu’à une petite élite. Elle se traduit en particulier par la construction de bâtimentset de routes à Ouagadougou.

pays. «La population adulte est faiblement alphabé-tisée», explique Pascal Karorero, représentant del’ONU pour le Burkina Faso. En outre, ajoute-t-il,les efforts visant à scolariser la majorité des enfantssont réduits à néant par le fait que seule une petitepartie de ceux qui achèvent l’école primaire entrentà l’école secondaire. Le spécialiste en éducation Paul Ouédraogo a un avisencore plus tranché sur la situation dans son pays :«Le problème est que notre jeunesse est formée pourrester au chômage», déplore-t-il. Pour les jeunes quiachèvent leur scolarité dans les villes, il est extrê-mement difficile de trouver un travail régulier. Ceuxqui ont cette chance doivent se contenter d’un sa-laire oscillant entre 150 et 200 francs. Un artisan doitnourrir une famille de sept personnes avec un re-venu de 70000 FCFA (à peine 130 francs suisses)par mois et un instituteur ne touche que 15000FCFA, soit le prix d’un sac de riz ! À ce tarif, beau-coup n’auraient plus les moyens de manger un re-pas par jour, mais seulement tous les deux jours.Quant à la population rurale, largement majori-taire dans ce pays sahélien, elle pratique une agri-culture de subsistance rudimentaire dans des condi-tions climatiques qui ne cessent de s’aggraver. Sa situation est également peu enviable : à la campagne,plus de 40% des habitants vivent au-dessous du seuilde pauvreté.

Croissance économique surprenanteLa statistique économique dresse pourtant un autreportrait du pays. Ces dernières années, le BurkinaFaso a affiché une croissance économique étonnante(6,9% en 2013 et 9% en 2012). Il doit cet essor sur-tout à l’«or blanc», le coton, qui représente une par-tie considérable du produit intérieur brut. La pro-duction du véritable or revêt aussi de l’importance,mais elle a souffert de la baisse des prix sur les mar-chés mondiaux. Quoi qu’il en soit, le gouvernementnational bénéficie de revenus accrus. Preuve en sontpar exemple la construction intensive de routes dans

la capitale, l’érection de Ouaga2000, nouvelle etluxueuse cité, ou l’achat d’avions de chasse russespour l’équivalent de 700 millions de francs suisses.Ces dépenses sont cependant mal perçues parnombre de gens qui doivent consacrer une part tou-jours plus importante de leur revenu à l’achat denourriture. Selon Paul Ouédraogo, seule une petiteélite profite de la croissance économique. Le fosséentre riches et pauvres ne cesse de se creuser.

Le peuple crie sa colèreIl n’est donc pas surprenant que les Burkinabè sesoient montrés de plus en plus insatisfaits de leur pré-sident. Blaise Compaoré était arrivé au pouvoir en1987 par un coup d’État. Il avait déjà été à plusieursreprises la cible de manifestations et d’émeutes. En2011, la contestation avait été particulièrement vio-lente. Le président n’avait sauvé son poste qu’en opé-rant des changements à la tête de l’armée et de lagendarmerie, en formant un nouveau gouverne-ment et en faisant quelques concessions (hausse dela solde pour les soldats mécontents et la garde pré-sidentielle entrée en rébellion, entretiens avec l’op-position).Le seul espoir qui restait à la population de se dé-barrasser de Blaise Compaoré résidait dans l’article37 de la Constitution, qui empêchait le président dese présenter une nouvelle fois aux élections. Lorsquecelui-ci a tenté de faire abroger cette disposition pardes membres complaisants de son gouvernement,plus rien n’a pu contenir la colère populaire. Les gensont été si nombreux à descendre dans la rue que leprésident s’est vu obligé d’annoncer son départ à finoctobre 2014, après avoir fortement résisté.L’avenirdu pays est encore incertain. ■

*Ruedi Küng a été durant douze ans correspondant pourl’Afrique à la radio alémanique DRS. Il travaille aujour-d’hui comme spécialiste de l’Afrique à InfoAfrica.ch.

CAGCT

Un seul monde No 1 / Mars 2015 21

Sur le terrain avec...Alfred Zongo, chargé de programme au bureau de la coopération suisse à Ouagadougou

Burkina Faso

Cela dit, tous les partenaires n’étaient pas prêts àprendre un pot avec moi. Beaucoup ne me por-taient pas dans leur cœur, car j’avais la réputationd’être intransigeant dans l’analyse de leurs comptesrendus. Je vérifiais minutieusement l’utilisation desfonds alloués par la DDC. Certains disaient : «AvecM. Zongo, il n’y a pas moyen de détourner un francde la coopération suisse. »

En faisant le bilan, je suis particulièrement fier dece que nous avons réalisé dans l’éducation non for-melle (ENF). La DDC a joué un rôle pionnier dans

ce domaine. Il y a trente ans, elle était la seule à financer des cours destinés aux analphabètes et aux adolescents déscolarisés. Sous son impulsion,d’autres donateurs se sont mis à soutenir l’ENF etle gouvernement burkinabè l’a intégrée dans sa po-litique éducative.

Nous avons également fait du bon travail dans ledomaine du pastoralisme. Nous avons soutenul’élaboration d’une loi qui réglemente la transhu-mance. Ce texte a permis de délimiter des couloirsde transhumance et des zones de pâture dans l’estdu pays, où des conflits récurrents opposaient leséleveurs aux paysans. Des comités de gestion sontcensés veiller au respect de ces zones. Malheureu-sement, ils ne fonctionnent plus depuis que le fi-nancement de la DDC a pris fin. Les activités agri-coles ont à nouveau envahi les surfaces réservées àl’élevage. La reprise des conflits est inéluctable etcela me fend le cœur.

Après avoir vécu 35 ans à Ouagadougou, je suis re-venu m’installer à Poa, mon village natal, pour ypasser ma retraite. J’ai déjà planté quelques arbresfruitiers à côté de ma maison et je compte faire éga-lement un peu d’élevage de poulets. Ces activitésme laisseront toutefois du temps pour mettre mescompétences au service de la commune. Le conseilmunicipal de Poa a besoin de conseils notammentsur la décentralisation et sur la manière de pro-mouvoir la participation citoyenne. ■

(Propos recueillis par Jane-Lise Schneeberger)

« Avec M. Zongo, il n’y a pas moyen dedétourner un franc dela coopération suisse. »

Dans un pays où l’espérance de vie plafonne à 55ans, je peux m’estimer chanceux : j’ai franchi le capdes 60 ans, l’âge officiel de la retraite pour les cadres.Fin décembre dernier, j’ai donc pris congé de mescollègues de la DDC, après avoir transféré à l’und’eux les dossiers dont j’étais chargé, à savoir l’édu-cation de base et la formation professionnelle.

Entré au bureau de coopération en 1998, je me suisoccupé de programmes dans tous les domainesd’intervention de la DDC. Je me rendais fré-quemment sur le terrain pour superviser nos pro-jets. Un peu partout, les gens me surnommaient« l’homme aux cheveux blancs ». C’est mon signedistinctif depuis longtemps. À 45 ans déjà, je n’avaisplus un seul cheveu noir.

Pendant ces visites de terrain, je consacrais mes soi-rées à des contacts informels avec les responsablesde la mise en œuvre des projets ou les bénéficiaires.Nous bavardions en sirotant une calebasse de dolo,la bière de mil locale, dans un bar ou un petit ma-quis. Ces entretiens décontractés m’ont apprisbeaucoup de choses. Ainsi, des paysans m’ont ex-pliqué un jour comment ils s’y étaient pris pourobtenir le forage d’un puits dans leur village : sa-chant que la coopération suisse est très sensible auxbesoins des femmes, ils ont chargé ces dernières desoumettre le problème à la DDC et de solliciter unfinancement. Leur stratégie a fonctionné, puisquenous avons accepté cette requête. Maintenant, levillage dispose d’un point d’eau.

Les axes prioritaires de l’aide suisseAu Burkina Faso, lacoopération suisse est active principalement dans quatre secteurs. L’und’eux est le développe-ment rural : la DDC – pré-sente dans le pays depuis1974 – aide les agriculteurset les éleveurs à moderni-ser leurs exploitations, pourleur permettre d’améliorerleurs revenus et de mieuxaffronter les crises alimen-taires. La réforme de l’Étatest un autre axe d’inter-vention : la DDC soutient leprocessus de décentrali-sation, elle renforce les ac-teurs locaux et encouragela participation citoyenne.Dans le domaine de l’édu-cation de base et de laformation professionnelle,ses projets visent notam-ment à éliminer l’analpha-bétisme. De son côté, leSecrétariat d’État à l’éco-nomie se concentre sur lagestion des finances pu-bliques. www.ddc.admin.ch,«Pays », «Afrique occiden-tale », «Burkina Faso» www.cooperation-suisse.admin.ch/burkina-faso

Goran Basic/Keystone

Un seul monde No 1 / Mars 201522

Burkina Faso

Dans la riche tradition orale du Burkina Faso, unadage dit ceci : « Le beurre dort, il n’est pas mort ».Cette pensée philosophique fait l’apologie de lapatience, de la capacité à endurer, mais aussi de lapossibilité de réveil, d’éruption et d’explosion. Lesdiverses qualités que l’on reconnaît au beurre dekarité peuvent être transposées au peuple burki-nabè. L’insurrection de l’automne dernier est laparfaite illustration de cette métaphore.

Mais qu’est-ce qui a donc conduit cebeurre congelé à se dégivrer, à se li-quéfier, à se chauffer jusqu’à bouillir,puis à tout ravager sur son passage les30 et 31 octobre dernier ? Il y a sansdoute plusieurs causes à cela. De notrepoint de vue, elles se fédèrent toute-fois en un seul mot : l’excès.

Le meilleur exemple en la matière estassurément la manière dont la Consti-tution a été manipulée à plusieurs re-prises dans le seul but de servir l’ex-président Blaise Compaoré et son clan.L’article 37 de la loi fondamentale duBurkina Faso stipulait que le chef del’État est élu pour un mandat de septans, renouvelable une fois. Cette dis-position garantissait à M. Compaoré,qui n’avait pas d’opposition significa-tive en face de lui, quatorze années derègne sans inquiétude.

C’est durant son deuxième septennatqu’est intervenu le premier tripa-touillage : une modification de l’article37 a levé le verrou de la limitation desmandats, permettant ainsi au présidentde se présenter autant de fois qu’il lesouhaiterait. En même temps, tout étaitmis en œuvre pour faire taire les voixqui portaient les protestations et les as-pirations du peuple. D’où les menaces, les intimi-

Trop, c’est trop !dations et même les assassinats d’opposants, tels leprofesseur Oumarou Clément Ouédraogo et lejournaliste d’investigation Norbert Zongo, direc-teur de l’hebdomadaire L’Indépendant. Ce derniermeurtre, perpétré en 1998, a provoqué une ré-volte nationale qui a failli emporter le régime.

Dans les solutions proposées alors par le Collègedes sages pour sortir de la crise, il avait été conve-

nu de ramener le mandat présidentielà cinq ans, renouvelable une seule fois.Cette disposition, qui n’avait pas d’ef-fet rétroactif, est entrée en vigueur en2005, au terme des deux premiersseptennats de Blaise Compaoré. Celui-ci a été réélu en 2005 pour untroisième mandat, de cinq ans cettefois, puis en 2010 pour un quatrièmequi devait être le dernier. À la fin de2015, Blaise Compaoré aurait doncpassé au total 28 ans au pouvoir. Pour-tant, lui et ses partisans ont estimé quecela n’était pas suffisant. Ils ont entre-pris une nouvelle manœuvre afin deréviser, une fois de plus, la Constitu-tion et d’assurer au président quinzeans supplémentaires de règne.

Trop, c’est trop. Telle fut la réponse dupeuple. Malgré les agressions corro-sives des modes de vie étrangers quialiènent notre population, particuliè-rement sa frange jeune, les deux jour-nées historiques d’octobre 2014 mon-trent que les Burkinabè ont conservéun socle de valeurs éthiques et mo-rales. Celles-ci fondent, protègent etsauvegardent leur réputation d’hommesintègres.

Les Burkinabè subliment la tolérance,le pardon, le respect du chef et l’atta-

chement à la paix, tant de valeurs qui ont permisà Blaise Compaoré de régner pendant 27 ans, endépit des turbulences intervenues çà et là. En re-vanche, ils abhorrent la roublardise, la malhonnê-teté, les crimes économiques et de sang ainsi quele non-respect de la parole donnée. C’est l’accu-mulation excessive de ces tares politiques qui a al-lumé le feu. Elle a fait fondre, puis porté à ébulli-tion le beurre burkinabè. Celui-ci dormait, maisil n’était pas mort, comme l’ont cru à tort les dirigeants que l’impétueuse éruption a emportésà la fin du mois d’octobre. Et puisqu’on parle de beurre, souhaitons que l’exemple du Burkinafasse tache d’huile ! ■

Martin Zongo est né en

1957 à Gouïm, au Burkina

Faso. Titulaire d’une maî-

trise en lettres modernes

de l’Université de

Ouagadougou, il a ensei-

gné le français dans plu-

sieurs collèges de son

pays et de Côte d’Ivoire. Il

a également assumé des

responsabilités politiques :

entre 1984 et 1986, il a été

haut-commissaire de deux

provinces, le Nahouri, puis

le Boulgou ; de 1987 à

1991, il a été secrétaire

général de la Commission

nationale burkinabè pour

l’Unesco. Depuis 2003,

Martin Zongo est l’admi-

nistrateur du Carrefour in-

ternational de théâtre de

Ouagadougou (Cito).

Fondation Hirondelle

DDC

23Un seul monde No 1 / Mars 2015

Une réaction auPrintemps arabeLa DDC n’était guère ac-tive en Afrique du Nordavant l’éclatement desrévolutions arabes, car ellese concentre en principesur des pays où la pau-vreté est bien plus lan-cinante. Face aux boule-versements politiquessurvenus dans cette régiondu monde, la Suisse a ra-pidement décidé en 2011de soutenir la démocrati-sation des États concernéset d’en promouvoir ledéveloppement écono-mique. La DDC y travailleen étroite collaborationavec de nombreuses autres instances fédérales(voir Un seul monde1/2013). La Suisse et laTunisie ont par ailleurspassé un accord decoopération dans le domaine migratoire.www.ddc.admin.ch,«Pays», «Afrique du Nord»

(mw) La Fondation Hirondelle, basée à Lausanne, apour spécialité l’appui aux médias indépendantsdans les régions en crise. Financée par la DDC, ellesoutient depuis juin 2011 Radio Gafsa, l’une descinq stations régionales de Radio tunisienne – la ra-dio publique nationale. «Cette collaboration a chan-gé beaucoup de choses», commente Hela Saoudi,ex-directrice des programmes de cette chaîne. «Ra-dio Gafsa a aujourd’hui davantage de correspondantslocaux. En outre, un sondage nous a permis d’en sa-voir plus sur les besoins des auditeurs. » Il en est ré-sulté une restructuration du programme hebdoma-daire et un changement d’horaire pour les émissionsd’information. «Au début du projet, la Fondation Hirondelle avaittravaillé pour une brève période avec toutes les stations de Radio tunisienne», explique SouhaibKhayati, de la division Coopération internationalede l’ambassade de Suisse à Tunis. Le but était de dif-fuser des informations aussi équilibrées que possibleavant les élections d’octobre 2011. « Il a suffi dequelques semaines pour que l’on observe un chan-gement de comportement chez les journalistes», sesouvient M. Khayati. La grande diversité des opi-nions exprimées à la radio après l’abolition du ré-

gime du parti unique était un fait nouveau. Le suc-cès de cette expérience initiale et le développementprometteur de Radio Gafsa ont conduit à étendrele projet à deux autres stations régionales. La fonda-tion envisage également d’inclure encore d’autresémetteurs de Radio tunisienne dans le projet.

Avenir incertain«La politique, la religion et les questions socialesétaient naguère des thèmes tabous», rappelle HelaSaoudi. « L’information est plus ouverte aujourd’huiet l’on s’efforce de donner une voix à toutes lescouches de la population. Mais nous essayons ausside trouver des solutions pour les régions retirées, malcouvertes par la radio et sans électricité. » L’avenir de Radio Gafsa est incertain. La Suissecontinuera de soutenir Radio tunisienne duranttrois ans. Ensuite, cette dernière devra assumer elle-même le financement de ses correspondants locaux.M. Khayati est persuadé que cette transition aura uneissue favorable : «On se rend bien compte mainte-nant qu’il n’est pas possible de diffuser uniquementdes informations en provenance de la capitale. » ■

(De l’allemand)

Une radio sans tabousDepuis la chute du président Ben Ali en 2011, la DDC soutientles émetteurs de Radio tunisienne, autrefois contrôlés par l’État. Le but est de les aider à proposer des programmes pluséquilibrés et plus professionnels. La nouvelle orientation de lastation régionale Radio Gafsa fait office de projet pilote.

La DDC soutient plusieurs émetteurs de Radio tunisienne. Les journalistes abordent des thèmes autrefois tabous et s’efforcent de donner la parole à toutes les couches de la population.

Cabi

Un seul monde No 1 / Mars 201524

De l’entomologie à uneONG internationaleLa création du Cabi, orga-nisme responsable du programme Plantwise, re-monte à l’Angleterre colo-niale. Le Comité de la re-cherche entomologique aété fondé en 1910, afin depromouvoir l’étude desinsectes en Afrique. Sonbut était de lutter contreles ravageurs des plantescultivées. Au fil du temps, il a étendu son champd’action à divers domainesscientifiques et program-mes de formation. Aujour-d’hui, le Cabi est une orga-nisation qui regroupe 48pays membres. Il déploieses activités dans quelque70 pays et emploie environ400 personnes. Commepar le passé, le Cabi a sonsiège en Angleterre, mais il compte onze autres cen-tres, dont l’un se trouve depuis cinquante ans àDelémont, dans le Jura. www.cabi.orgwww.plantwise.org/knowledgebank

(mw) Partout dans le monde, les gens se rendentdans les lieux de culte pour solliciter l’aide divineen cas de maladie. Depuis deux ans environ,nombre de temples du Sri Lanka accueillent tou-tefois une nouvelle sorte de patients : pousses de riz,feuilles de thé, noix de coco ou chili, autrement ditdes plantes utiles. Une à quatre fois par mois, desexperts agricoles spécialement formés – les «doc-teurs des plantes » – expliquent aux paysans com-ment lutter contre les ravageurs, les carences en nu-triments et les maladies végétales.«Dans d’autres pays, les cliniques des plantes s’ins-tallent souvent sur les marchés locaux. Chez nous,la plupart se trouvent dans des temples », indiquePalitha Bandara, du département sri-lankais del’agriculture. « Il n’y a aucune raison particulière àce choix. Cela s’est fait ainsi, tout simplement. »

Le Sri Lanka participe au programme Plantwise,mis en œuvre par l’ONG internationale Cabi.D’ici fin 2016, celle-ci entend créer plus de millecliniques des plantes dans quarante pays émergentset en développement, afin d’accroître la sécurité ali-mentaire.

Prévenir les épidémiesL’Organisation des Nations Unies pour l’alimen-tation et l’agriculture (FAO) estime à quelque 500millions le nombre de petits paysans dans les paysen développement. Selon le Cabi, les ravageurs etles maladies végétales leur font perdre chaque an-née 30 à 40% de leurs récoltes. Beaucoup de cespaysans n’ont pas de formation en agriculture etn’ont guère accès à des services de vulgarisation.En installant près de chez eux des cliniques des

Les plantes ont aussi leurs cliniquesPour les 500 millions de petites exploitations agricoles des paysen développement, une mauvaise récolte peut être fatale. Maisles paysans pourront bientôt obtenir des conseils utiles auprèsde mille «cliniques des plantes», prévues dans quarante pays.Ce projet est complété par une base de données en ligne, ac-cessible à tous, qui recense le savoir mondial sur les ravageurset les maladies végétales.

Grâce à une campagne d’information menée par Plantwise, les petits Congolais savent déjà beaucoup de choses sur lesplantes et leurs parasites.

Cabi (2)

Un seul monde No 1 / Mars 2015 25

plantes, le programme leur offre la possibilité decombler ces lacunes. Plantwise collabore avec les services de vulgarisa-tion nationaux et les docteurs des plantes sont fi-nancés par l’État. Selon Carmen Thönnissen, res-ponsable de ce projet au sein du Programme glo-bal Sécurité alimentaire de la DDC, c’est le gaged’un succès à long terme : «Les pouvoirs publicssont perçus comme un intermédiaire digne deconfiance. Contrairement aux organismes privés,ils n’ont aucun intérêt à vendre quelque chose auxpaysans. » En outre, de bonnes relations avec les or-ganes de l’État sont cruciales pour enrayer d’éven-tuelles épidémies. C’est ainsi qu’avec l’aide dePlantwise, le Rwanda a pu détecter rapidement l’andernier l’apparition de la nécrose létale du maïs,une maladie fatale qui se transmet facilement auxautres végétaux.

La qualité passe avant la quantitéÀ l’instar du Kenya et du Ghana, le Sri Lanka offrede bonnes conditions pour l’implantation de cli-niques des plantes dans l’ensemble du pays. «Notregouvernement a des vulgarisateurs agricoles danspratiquement chacun des 25 districts et des labora-toires presque partout », explique Palitha Bandara.Au total, 700 instructeurs suivront une formationde docteur des plantes. M. Bandara pense qu’il leurfaudra une année et demie pour terminer les dif-férents modules de cours. Outre les aspects biolo-giques, ceux-ci traitent aussi de questions logis-tiques ayant trait à la gestion et à la garantie de qua-lité dans une clinique des plantes. «En ce qui nous concerne, nous avons déjà cessénos formations au Sri Lanka », déclare Julia Den-nis, porte-parole du Cabi. Depuis quelque temps,ce sont des spécialistes locaux qui forment les doc-teurs des plantes. La tâche du Cabi se limite désor-mais à des interventions ponctuelles, par exemplelorsqu’une clinique est confrontée à une maladieinconnue.

Accent sur la qualité des conseilsDans d’autres pays, le programme n’a pas encoreatteint ce stade, mais il est en bonne voie : l’automnedernier, Plantwise recensait 720 cliniques dans 33pays et plus de 2000 docteurs des plantes avaientachevé leur formation. Selon Carmen Thönnissen,cet essor n’est pas dû au hasard : «Les pays com-prennent que ces cliniques recèlent un potentieléconomique énorme. Ils en veulent donc un maxi-mum.» La quantité n’est toutefois pas prioritaire.C’est la qualité des conseils qui compte. Afin de lagarantir, le docteur remplit après chaque consulta-tion un formulaire, qu’il transmet à un service spé-cialisé pour vérification.Plantwise présente un autre atout : une base de don-nées en ligne collecte en continu les connaissancessur les maladies et les ravageurs ; elle peut êtreconsultée dans le monde entier. « Il est beau de voirl’enthousiasme que ce réseau et ce nouveau modede collaboration suscitent, même auprès de ceuxqui travaillent depuis des décennies dans un mi-nistère de l’agriculture », souligne Julia Dennis.Les cliniques des plantes ne datent cependant pasd’hier. En Bolivie et en Ouganda, le Cabi a crééde tels centres de conseils il y a une dizaine d’an-nées déjà. «L’expérience s’avérant positive, nousvoulions passer à la vitesse supérieure et lancer unprogramme mondial », raconte Julia Dennis. LeCabi a ainsi élaboré une stratégie appropriée avecl’appui de la DDC. Outre la Suisse, ce programmeest désormais financé également par la Grande-Bretagne, l’Irlande, les Pays-Bas, l’UE, la Chine etl’Australie. Il devrait se développer encore d’ici à2020. ■

(De l’allemand)

Des femmes au chevetdes plantesSelon la FAO, plus de 40%des personnes activesdans l’agriculture à traversle monde sont des femmes.Alors qu’elles produisent60 à 80% des denrées alimentaires, celles-ci pos-sèdent moins de 2% desterres agricoles. Afin decorriger cette incohé-rence, le Cabi inclut unestratégie de genre danstous ses programmes.Plantwise, par exemple,procède à une analysesexospécifique des don-nées et s’efforce d’intégrerles femmes dans la forma-tion des docteurs desplantes. Les résultats va-rient toutefois d’un pays à l’autre : au Sri Lanka, lapart des femmes parmices conseillers avoisine25%, tandis qu’en Birma-nie, où l’agriculture est undomaine traditionnellementféminin, elle atteint pres-que 100%. Globalement,un quart environ des doc-teurs des plantes sont desfemmes.

Une «clinique des plantes» en Inde : des paysans viennent consulter des experts agricoles sur les maladies affectantleurs cultures.

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Johann Spanner/NYT/Redux/laif

Luc Forsyth/NYT/Redux/laif

Laurent Cocchi

DDC interne

Un seul monde No 1 / Mars 2015

de vives discussions. Ce débat touche également laSuisse, qui constitue un centremondial de négoce dans cesecteur. Beaucoup de paysproducteurs de pétrole, de gazet de minerais n’ont pas denormes de transparence satis-faisantes concernant l’activitédes gouvernements et desentreprises. La DDC étend son champ d’action dans cedomaine : en Bolivie, au Mali,au Burkina Faso, au Mozam-bique, en Afghanistan et enMongolie, elle s’associe àl’Institut de gouvernance desressources naturelles – baséaux États-Unis – pour res-ponsabiliser l’industrie extrac-tive et améliorer sa transpa-rence. Elle soutient parexemple l’établissement decontrats, de directives et denormes universelles en ma-tière de transparence.Durée du projet : 2014-2017Volume : 1,5 million CHF

et de mieux prendre encompte les droits et les be-soins de la population. L’IPCest une ONG qui aide cette institution à remplir son rôledémocratique. Elle lui fournitde l’expertise ainsi que desoutils de gestion. Elle organiseégalement des formations àl’intention des députés. Durée du projet : 2014-2016Volume : 2,5 millions CHF

Formation professionnelleau Myanmar(bm) Depuis 2011, le Myanmarvit une ouverture politique etéconomique. Pour pallier lemanque de personnel qualifié,la DDC soutient le développe-ment d’une formation profes-sionnelle de qualité et adaptéeaux besoins du marché. Unpartenariat avec l’hôtellerie etdes experts suisses permet àdes jeunes d’acquérir descompétences dans le secteurhôtelier, en pleine expansion.Un autre volet de ce projet estparticulièrement original et novateur : le développementd’unités mobiles de formationpour les plus pauvres dans leszones rurales. Le dialogue po-litique avec les autorités duMyanmar devrait aussi favori-ser la mise en place d’un sys-tème de reconnaissance et de certification de ces forma-tions.Durée du projet : 2014-2018Volume : 19 millions CHF

Des installateurs sanitairespour l’Ukraine(bbq) Dans le cadre d’un par-

tenariat public-privé pour ledéveloppement, l’entreprisesuisse de produits sanitairesGeberit met au point une nou-velle formation pour les instal-lateurs sanitaires en Ukraine.Elle collabore avec une ONG locale. La formation profes-sionnelle a peu évolué dansce pays au cours des vingtdernières années et ne corres-pond plus aux normes inter-nationales. Un programmed’apprentissage sur trois ans,en cours d’élaboration, seramis en œuvre dans six écoles.Il procurera aux diplômés unbagage professionnel compé-titif sur le marché de l’emploi.Durée du projet : 2014-2018Volume : 400000 CHF

Un ciment moins polluant( jah) Les pays émergents connaissent une croissanceéconomique et une urbanisa-tion galopantes, deux facteursqui augmentent la demandede ciment. Or, la productionde ce matériau de construc-tion est responsable de 5%

Superviser le travail desmaires en Macédoine(byl) Dans le cadre de la dé-centralisation en Macédoine,les gouvernements locaux se sont vus conférer de nom-breuses compétences, notam-ment en matière financière.Les conseils municipaux man-quent toutefois des connais-sances nécessaires pour s’as-surer que les budgets soientgérés de manière profession-nelle. Un programme de laDDC vise à renforcer leur effi-

cacité et leur autonomie. Ilaide les élus à exercer pleine-ment leur fonction de supervi-sion et à mieux défendre lesintérêts des citoyens. Cela devrait amener les administra-tions locales et les maires à se montrer plus transparentset à assumer leur devoir de redevabilité envers la popula-tion. Durée du projet : 2015-2019Volume : 10 millions CHF

Renforcement du Parlementcambodgien(bm) Malgré une croissanceélevée et constante ces der-nières années, le Cambodgereste un pays fragile marquépar de profondes inégalités etde fortes tensions sociales. La DDC soutient le processusdémocratique en cours. Elleaccorde un appui financier ettechnique – en collaborationavec les Services du Parle-ment suisse – à l’Institut parle-mentaire du Cambodge (IPC).Le but du projet est de renfor-cer le Parlement cambodgien

des émissions mondiales deCO2 liées à l’activité humaine.L’EPFL, en partenariat avecdes institutions académiquescubaines et indiennes, a déve-loppé un ciment «écologique»,basé sur un mélange d’argileet de calcaire. Sa fabricationdégage dans l’atmosphèreune quantité de CO2 réduitede 40%. La DDC en soutientla commercialisation à largeéchelle, afin de limiter les ef-

fets négatifs du changementclimatique. Une prochaineétape consistera à standar-diser le produit, condition in-dispensable pour qu’il soitadopté par les marchés.Durée du projet : 2014-2017Volume : 4 millions CHF

Responsabiliser l’industrieextractive(hnj) Les questions relativesà l’extraction et au com-merce de matières premièresdonnent lieu actuellement à

DDC

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Murat Tueremis/laif

Un seul monde No 1 / Mars 2015

Ces technologies qui transforment l’action humanitaireLes acteurs humanitaires recourent de plus en plus aux inno-vations technologiques lors de crises ou de catastrophes. La téléphonie mobile, les médias sociaux, la télémédecine ou en-core la cartographie collaborative ont amélioré leur efficacité et changé leur façon de travailler. Ces outils présentent toute-fois certaines limites. De Jane-Lise Schneeberger.

Dans les situations d’urgence humanitaire, l’infor-mation peut sauver des vies. S’ils sont avertis àl’avance de l’arrivée d’un cyclone, les habitants dezones à risque ont le temps de se réfugier dans desabris. Quand une épidémie se déclenche, la diffu-sion de consignes sanitaires permet de freiner sapropagation. Depuis quelques années, les acteurshumanitaires se servent du téléphone portable, deSMS, voire des réseaux sociaux, pour transmettrece genre de messages. Les informations en provenance de la populationsont tout aussi indispensables. Le Programme ali-mentaire mondial (PAM), par exemple, mène dessondages par téléphone portable et SMS pour éva-luer les besoins en nourriture. Il a procédé ainsi no-tamment dans trois pays d’Afrique de l’Ouest frap-pés par l’épidémie Ebola. «Cette méthode est plus

rapide que le porte-à-porte et surtout beaucoupplus sûre : nos enquêteurs ne risquent pas detransmettre ni de contracter le virus », explique Elisabeth Byrs, porte-parole du PAM.

Déluge de tweets et de SMSGrâce à la diffusion rapide des nouvelles techno-logies de l’information et de la communication(NTIC), les populations des pays en développe-ment sont de plus en plus connectées. En cas decatastrophe, les sinistrés envoient une multitude deSMS, courriels et messages sur Facebook ou Twit-ter. Ils demandent de l’aide, signalent leur positionou décrivent les dégâts dans leur quartier. Ces mes-sages, souvent accompagnés de photos ou de vi-déos, constituent une mine de renseignementspour les secouristes.

Depuis quelques années, l’aide humanitaire recourt de plus en plus aux nouvelles technologies – ici un hôpital d’urgenceà Banda Aceh, en Indonésie, après le tsunami de 2004.

FO

RU

M

RMA/projet Icarus

Lucien Blandenier

Un seul monde No 1 / Mars 201528

2004 a considérablement amélioré la rapidité d’in-tervention, la coordination des secours ainsi quel’échange d’informations entre les intervenants »,constate Mario Simaz, de l’Aide humanitaire de laDDC. En cas d’alerte rouge, les équipes de sauve-tage internationales s’enregistrent sur cette plate-forme et s’informent réciproquement sur le dé-ploiement de leur aide.

Conseils médicaux à distanceLes organisations humanitaires mettent égalementà profit les NTIC pour améliorer leur communi-cation interne. « Il y a quarante ans, les équipes qui

N’ayant pas la capacité d’analyser eux-mêmes unetelle avalanche de données, les milieux humani-taires font appel aux «volontaires numériques » quisont apparus récemment sur Internet. Des milliersde bénévoles passionnés se sont mobilisés pour lapremière fois en 2010, au lendemain du séisme enHaïti. Travaillant à leur domicile, n’importe oùdans le monde, ils ont collecté, filtré et analysé lesinformations provenant de différentes sources. Enles combinant avec des images satellites, ils ont éta-bli des cartes interactives montrant l’étendue desdégâts et les besoins d’assistance. Depuis lors, descartes de crise ont été créées dans de nombreuxautres contextes humanitaires.

Manque de fiabilité et de sécuritéCertains acteurs hésitent toutefois à utiliser cescartes « collaboratives », car elles ne sont pas totale-ment fiables. Il est impossible, en effet, de vérifierla crédibilité de tous les messages envoyés par la po-pulation. L’utilisation des nouvelles technologies peut éga-lement poser un problème de confidentialité, dansla mesure où la transmission de données via Inter-net n’est pas sécurisée. Une organisation comme leComité international de la Croix-Rouge (CICR),qui vient en aide aux victimes de conflits armés, yest particulièrement exposée. «Dans les situationsoù nous intervenons, les informations sont beau-coup plus sensibles que lors de catastrophes natu-relles. Le risque est grand qu’elles soient manipu-lées ou piratées. Nous devons faire preuve de pru-dence », remarque Jean-Yves Clemenzo, porte-

parole du CICR. «Nous sommes très ouverts auxnouvelles technologies si elles nous aident à amé-liorer notre action sans mettre en danger les béné-ficiaires. » Dans un rapport publié récemment, la Fédérationinternationale des Sociétés de la Croix-Rouge etdu Croissant-Rouge relève un autre risque lié auxNTIC: les personnes n’y ayant pas accès ne sontpas entendues, ce qui aggrave leur isolement. «Lesecteur humanitaire doit prendre garde à ne pascreuser les inégalités par son utilisation de la tech-nologie. »

Coordination mondiale des secours Les nouvelles technologies ont également changéla manière de communiquer entre les organismeshumanitaires. Le Système mondial d’alerte et decoordination en cas de catastrophe (GDACS) an-nonce quasi instantanément sur Internet tous lesséismes, tsunamis, inondations ou éruptions volca-niques. Il indique leur intensité, leur impact et lesbesoins d’assistance. «La création du GDACS en

Lors des inondations de mai dernier en Bosnie, un petitdrone a permis de détecter des ruptures de digues et desuivre le déplacement de mines charriées par les eaux.

Un monde hyperconnectéOn recense désormaispresque autant d’abonne-ments au téléphone cellu-laire que d’habitants sur la planète. Cela ne signifietoutefois pas que chaqueêtre humain possède unportable, vu que beaucoupd’utilisateurs ont plusieursabonnements. La télépho-nie mobile a connu uneforte croissance dans lespays en développement. Fin 2014, son taux de pé-nétration atteignait 69% en Afrique et 89% dans larégion Asie-Pacifique. Ildépasse 100% partout ail-leurs. En outre, de plus enplus d’usagers se connec-tent à Internet par le biaisd’un téléphone intelligentou d’un ordinateur porta-ble. Le nombre d’abonne-ments au réseau à largebande mobile a nettementaugmenté dans les paysen développement, oùcette technologie est sou-vent le seul moyen d’accé-der à Internet. Son taux depénétration s’y élève à21%, contre 84% dans lespays développés.

Des techniciens kényans installent l’appareillage néces-saire au contrôle de la nappe phréatique se trouvant sousle camp de réfugiés de Dadaab. Les données recueilliessont envoyées en Suisse par le réseau GPRS.

emergency.lu

29Un seul monde No 1 / Mars 2015

partaient sur le terrain n’avaient pratiquement plusaucun contact avec le siège pendant leurs missions»,rappelle Clotilde Rambaud, de Médecins sans fron-tières (MSF)-Suisse. «Grâce à Internet et aux trans-missions par satellite, elles sont de moins en moinsisolées. » MSF a notamment créé une plateformede télémédecine pour appuyer ses équipes sur leterrain. S’il rencontre un problème de diagnosticou de traitement, un médecin se connecte au site,décrit le cas clinique et pose des questions. Les ré-ponses lui viennent de spécialistes établis dans lemonde entier. Cet exemple montre à quel point il est essentiel depouvoir communiquer dans les situations de crise.Or, il arrive que toutes les infrastructures au solsoient détruites. Le Luxembourg a imaginé une so-lution : il met à la disposition des humanitaires unsystème mobile de communication par satellite. Unballon gonflable de 2,4 m de diamètre sert d’an-tenne. Déployé en moins d’une heure, ce disposi-tif rétablit une connexion Internet sans fil à l’in-tention des secouristes.

Un œil sur la nappe de DadaabL’extension quasi planétaire de la téléphonie mo-bile autorise l’échange de données avec des régionstrès reculées. Ainsi, des hydrogéologues de l’Uni-versité de Neuchâtel surveillent à distance la nappe phréatique de Dadaab, au Kenya, où l’arri-vée de 450000 réfugiés a fait craindre une surex-ploitation de l’eau douce souterraine. Des capteurs,

Cette antenne satellite gonflable peut se déployer rapidement dans n’importe quelle région en crise – ici au Soudan duSud en 2012. Elle fournit un accès Internet aux travailleurs humanitaires.

Les nouvelles technolo-gies sous la loupePlusieurs publications ré-centes ont examiné la ma-nière dont les NTIC modi-fient le comportement despopulations et des acteurshumanitaires dans les si-tuations d’urgence. LaFédération internationaledes Sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge a consacré sonRapport sur les catas-trophes dans le monde 2013 à ce thème. DansHumanitarianism in theNetwork Age, le Bureau dela coordination des affaireshumanitaires de l’ONUmontre que les acteurs hu-manitaires doivent s’adap-ter à une interaction plusparticipative avec lesbénéficiaires. Cette agencea également coproduit lerapport Disaster Relief 2.0qui analyse la collaborationinédite, lors du séisme de2010 en Haïti, entre les se-couristes et les volontairesnumériques. www.worlddisasters-report.orgwww.unocha.org/hinawww.unocha.org,«Disaster Relief 2.0 »

posés sur vingt puits, mesurent le niveau et la sali-nité de l’eau. Équipés d’une carte SIM et d’une pe-tite antenne, ils envoient ces données vers un ser-veur en Suisse via le réseau GPRS. «C’est la pre-mière fois que l’on teste un système de télémesuredans un camp de réfugiés. Si nous en démontronsla faisabilité, il pourrait être reproduit dans d’autrescontextes humanitaires », souligne Ellen Milnes,responsable de ce projet pilote soutenu par la DDC.

Prêts à décoller, mais soumis à de sévères restrictionsD’autres innovations techniques recèlent un po-tentiel intéressant pour l’action humanitaire. C’estle cas des drones. Volant à très basse altitude, ils peu-vent prendre des photos aériennes extrêmementprécises qui facilitent la localisation des victimes etl’évaluation des dégâts. «Les humanitaires en per-çoivent déjà tous les avantages. Le défi, en l’occur-rence, n’est plus technologique, mais législatif. Au-cun pays n’est prêt à laisser des drones étrangers survoler librement son territoire », note Geert DeCubber. Cet ingénieur belge coordonne le projeteuropéen Icarus, qui développe des robots et desengins sans pilote destinés aux opérations de re-cherche et de sauvetage. L’an dernier, Icarus a ob-tenu l’autorisation de déployer un drone en Bos-nie lors des inondations. Ce petit quadricoptère aété utilisé notamment pour détecter les rupturesde digues et suivre le déplacement de mines char-riées par les eaux. ■

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Maurizio Borgese/hem

is.fr/laif

Un seul monde No 1 / Mars 2015

Novembre. Markus, mon tra-ducteur, et moi-même sommesarrivés hier à Berne pour pré-senter mon roman dans unecave aux dimensions impo-santes. L’assistance était éton-namment clairsemée : cinq per-sonnes se trouvaient dans lasalle. Ce matin, tandis queMarkus calcule nos pertes, jepars à la découverte de la ville.

Dimanche. Sous le ciel dégagéde ce matin d’automne, qui enéclaire les couleurs vives, Berneapparaît paisible et indolente.Tranquille. Après une prome-nade dans les ruelles de la vieilleville, j’arrive au fleuve – prèsdes célèbres ours. Ces symbolesvivants de la cité se prélassent ausoleil d’un air satisfait. La mèreet le petit reposent sous unarbre. Le père trotte nonchalam-ment à travers son territoireclôturé, se frotte de temps entemps à un arbre ou s’amuse àdonner des coups de patte auxtroncs jonchant le sol. Une vé-ritable idylle animale, des oursmanifestement comblés qui dis-posent d’une plage privée etd’une piscine...

Des ours et des hommes

Marius Ivaskevicius, 42 ans,fait partie de la nouvelle généra-tion d’écrivains lituaniens. C’estl’un des auteurs contemporainsles plus importants de sonpays. Il a déjà publié huit ou-vrages, dont certains ont ététraduits dans d’autres langues.Pour l’instant, seule la pièce LeVoisin existe en français. Elle aété publiée en 2003 par lesPresses universitaires de Caendans un ouvrage intitulé Deuxdramaturges lituaniens. Trèséclectique, Marius Ivaskeviciusest également journaliste,scénariste de courts-métrages,dramaturge, réalisateur de documentaires et metteur enscène. Il a écrit le scénario etmis en scène lui-même sondernier film Santa, distribuédans les cinémas l’an dernier. Il vit et travaille à Vilnius.

Moi non plus, je ne manque de rien, je les regarde et me sensheureux de vivre. Cela fait unebonne demi-heure que PapaOurs parcourt son territoired’un pas égal, d’un bord àl’autre, tour après tour.Brusquement, je perçois queson trottinement témoigned’une mystérieuse nervosité.Mystérieuse pour lui aussi. Cen’est pas seulement pour grattersa fourrure qu’il se frotte auxarbres. Il veut les repousser. Etce n’est pas par jeu qu’il donnedes coups de patte aux troncs. Il veut s’en débarrasser. Il a toutpour être heureux : famille, ap-partement luxueux, des repas àheures fixes et des spectateurs – beaucoup plus nombreux que ceux qui ont assisté à malecture… L’ours probablementle plus riche du monde sentqu’il lui manque quelque chose,mais il ne sait pas quoi.

Au même moment, les troubleséclatent en Ukraine. Tandis quela Suisse poursuit son existencepaisible et nonchalante, le senti-ment de sécurité qui prévalaitdepuis quelque temps dans mon

pays, la Lituanie, se volatiliseinstantanément. La liberté sem-blait acquise pour l’éternité. Or,elle s’avère à nouveau fragile etdemande à être protégée. Ons’aperçoit tout à coup que cer-tains individus – non pas deuxou trois, mais des millions –n’en ont pas besoin. D’autressont nés en captivité, comme lesours de Berne. Ils ne savent pasce que liberté veut dire, bouscu-lent les obstacles placés sur leurchemin, tentent d’écarter lesmurs du poids de leur corpspour étendre au moins symboli-quement le territoire de leurprison.

Il y a une année encore, on au-rait eu de la peine à imaginer le rétablissement de l’URSS, démantelée voilà plus de vingtans. Si ce n’est concrètement,du moins dans l’esprit et lesactes de millions de personnes.C’est pourtant arrivé et nousvivons aujourd’hui dans le voisi-nage immédiat d’une masse degens dont l’égarement est diffi-cilement compréhensible. Àmoins de 50 km de la ville oùj’habite, une mentalité enterréede longue date est réapparue.Effrayante, inique et cruelle – d’après mon souvenir. Elle re-jette liberté de parole, droits del’homme et démocratie. Hierencore, le mot « liberté » sonnaitcomme un cliché relevant d’as-pirations désuètes. La libertén’était pas une denrée rare. Maisc’est quand une valeur est enpéril que tu la reconnais vrai-ment. Tu réalises alors qu’ellefait partie de toi-même, quesans elle tu serais quelqu’und’autre.

En Lituanie, nous vivons au-jourd’hui pour ainsi dire enmarge de la liberté. Le sol quenous foulons est devenu in-stable, il vacille. En revanche,nous sentons où nous en

sommes. Une liberté solidecomme le roc n’est que de lapierre sculptée et transforméeen monument. Plus personne nes’en soucie.

Je crois mieux comprendrel’ours de Berne qu’il y a uneannée, ou plus exactement cequ’il ne saisit pas. Moi aussi, jesuis né dans une prison et j’y aipassé les 18 premières années dema vie. Mais je suis certaind’une chose : personne ne m’yremettra vivant. ■

(Du lituanien)

Carte blanche

Un seul monde No 1 / Mars 2015 31

La mélodie des bombesLeurs biographies ne sont pas comparables, mais tous ces musiciens ont trai-té le thème de la guerre : Ludwig van Beethoven et d’autres compositeurs, desproducteurs de grime à Londres ou de musique expérimentale à Beyrouth, desgroupes de metal syriens et angolais, des rappeurs africains. Cela suscite desinterrogations éthiques. Un tour d’horizon de Thomas Burkhalter*.

CULTURE

En quelques clics, presquechaque musique, chaque bruit,chaque son se trouve désormais àla portée de notre oreille. Il estplus facile que jamais de télé-charger des événements acous-tiques, de les manipuler à loisirau moyen de logiciels ad hoc surun ordinateur, une tablette ou un

téléphone intelligent. Et c’est pa-reil si l’on veut écouter des ra-fales de mitrailleuses, les détona-tions de bombes et de grenadesou le bourdonnement d’hélico-ptères de combat.

Sons belliqueux dans des bases de donnéesDes producteurs appartenant aumouvement britannique grime

collectent des détonations trou-vées dans des bases de donnéeset les utilisent à leur gré. Ainsi, le rappeur Novelist mélange descoups de feu et des sons de syn-thétiseur sur son album SniperEP, produit par Oil Gang. DansState of War, Lemzly Dale associele fracas d’armes de guerre à des

sons de cordes électroniques. Desbruits violents de conflit réson-nent sur un tapis de basses pro-fondes dans le morceau HitSomebody de Plastician. Ce jeuavec des sonorités belliqueusesa un but : les producteurs degrime cherchent à gagner unconcours de war dub. Chacunmet en ligne simultanément unde ces bruitages et le vainqueur

est celui qui obtient le plus de« j’aime» : ce qui est extrême,crûment exprimé ou obscurfonctionne bien sur les réseaux

sociaux, comme Facebook.Selon l’ONU, 50 millions d’êtreshumains ont fui la violence du-rant l’été 2014, un nombre ja-mais atteint depuis la SecondeGuerre mondiale. On peut s’in-terroger sur l’aspect éthique etmoral de tels concours de sonsbelliqueux. Il est évident que lesjeux de guerre sont à la mode :dans un clip vidéo révoltant, in-

titulé Born Free, la chanteuse etartiste anglo-tamoule M.I.A. faitexécuter et exploser de jeunesrouquins par une armée brutale,

sur un fond de cris, de rapagressif et d’incessantes défla-grations.Le Britannique MatthewHerbert, producteur de mu-sique électronique, utilise, dansson album The End of Silence, ladétonation d’une bombe pen-dant la guerre en Libye, pouren faire de la musique abstraite.L’auditeur entend six secondesde la bataille de Ras Lanouf,enregistrées par le photographede guerre Sebastian Meyer : unbrouhaha de voix, un coup desifflet, un avion ou un hélico-ptère, une détonation. MatthewHerbert construit tout un al-bum à partir de ces six se-condes ; il étire ce matériel enmultipliant sa longueur par500, le manipule au moyen defiltres et d’effets spéciaux. « Jevoulais appuyer sur la touchepause et me balader dans cettehistoire figée», explique-t-ildans une interview.

32 Un seul monde No 1 / Mars 2015

La guerre en tant qu’expérience auditiveL’intérêt porté à la guerre n’estpas nouveau. Au début du 20e

siècle, le compositeur italienLuigi Russolo avait été fascinépar le fracas des armes : pour lui et pour beaucoup d’autres artistes futuristes, la guerre révé-lait l’humanité dans toute sa fureur et sa réalité. Ludwig vanBeethoven avait créé en 1813 LaBataille de Vitoria, une œuvre quicélèbre la victoire du duc de

Wellington sur les troupes napo-léoniennes. Et quantité d’autresbatailles héroïques ont été misesen musique. Les musiciens du Proche-Orientse montrent souvent irrités parune telle fascination. Nombre deceux qui appartiennent à lascène underground de Beyrouthont vécu leurs quinze premièresannées au rythme de la guerrecivile libanaise. Slogans, salves demitraillettes et bombes ont mar-qué leur quotidien. Aujourd’huiencore, ces artistes reconnaissent

les armes au seul son qu’ellesproduisent. Ils peuvent détermi-ner à l’oreille le point de départet la trajectoire d’un missile. Leursens auditif a été aussi aiguisé parles 200 stations de radio quiémettaient sans interruption durant les hostilités.

Foisonnement de documentairesL’ouïe a joué un rôle très impor-tant au cours de cette guerre.«Les sons de ta trompette res-

semblent à ceux des mitrailleuseset des hélicoptères », disait letrompettiste autrichien FranzHautzinger à son collègue bey-routhin Mazen Kerbaj. Celui-cimédite depuis lors sur les rela-tions entre sa biographie et samusique – un enchevêtrementinextricable qui échappe à l’ana-lyse. Son ami musicien RaedYassin réalise des collages acous-tiques combinant indicatifs radiophoniques, bulletins d’in-formations et musique de propa-gande de la guerre civile. Cet ar-

tiste affirme connaître parfaite-ment et par expérience toutesles références qu’il utilise – celale différencie des musiciens quirecourent à des bases de don-nées.Mazen Kerbaj sait que sa ré-flexion à propos de l’influencede la guerre sur sa musique in-téresse journalistes et auditeurseuropéens. L’intérêt du publicpour cette thématique se re-flète également dans le grandnombre de documentaires qui

lui sont consacrés – le plus sou-vent par des Européens ou desAméricains. Ainsi, le film WarChild raconte l’histoire drama-tique du rappeur Emmanuel Jal,qui fut un enfant-soldat dansl’Armée populaire de libérationdu Soudan. Le musicien se sou-vient de tous les chants de pro-pagande avec lesquels il a grandi,comme celui-ci :

«Nous sommes des commandosOuiNous avons la santé

OuiNous sommes tous jeunesOuiNous sommes la jeunesseOuiFeu, feuBrûlez-le, brûlez-le Tirez, tirez »

Emmanuel Jal a perdu toute safamille dans cette guerre. «Ladouleur que je porte en moi estinsoutenable », scande-t-il dans samusique. Un autre documentaire, actuelle-ment en cours d’élaboration, faitle portrait de musiciens de heavymetal en Syrie. Le graphiste

33Un seul monde No 1 / Mars 2015

Après la guerre, cela a valu àMazen Kerbaj de violentes cri-tiques ; on lui reprochait d’avoirexploité le conflit au profit de sa carrière. Il réfute : «Honnête-ment, je serais devenu fou à rester dedans sur mon canapé, il valait mieux que je joue de latrompette sur le balcon. J’ai puainsi me tromper moi-même: les

Monzer Darwish les a filmés aumoyen d’une caméra empruntéeet de son téléphone portable.Selon lui, cette musique exprimesans fard comment on fait poursurvivre dans la guerre.

Les bombes en fond sonoreÀ Beyrouth, les mises en scèneguerrières donnent lieu à de vifs

débats. En 2006, durant le conflitentre Israël et le Hezbollah,Mazen Kerbaj est sorti un joursur son balcon pour improviseravec sa trompette sur le fond so-nore de bombes qui explosaient.Il a intitulé ce morceau StarryNight et l’a placé sur son blog.Très vite, les appels ont afflué :CNN, BBC et autres médias.

bombes devenaient tout à coupdes sons. » Mais la critique localeallait plus loin encore. MazenKerbaj est issu d’une famille del’élite, a-t-on fait remarquer.Aucune bombe ne tombait surson quartier. Elles frappaientquelques kilomètres plus loin,dans la partie sud de Beyrouthdominée par le Hezbollah. La guerre n’apporte jamais de

réponses simples : c’est le stressdes circonstances qui a fait deMazen Kerbaj un activiste, quil’a poussé à donner de la voix enfaveur de sa ville. «La guerre,c’est l’horreur», dit le musicienbeyrouthin de death metal GaroGdanian, étouffant dans l’œuftoute fascination. «Des gens sonttués. Toi et ta famille voulez

vivre. Tu veux avancer, mais l’ave-nir est bouché. Tu es coincé. » ■

(De l’allemand)

*Thomas Burkhalter est un ethno-musicologue bernois. Il exerce uneactivité indépendante de journalistespécialisé dans la musique et de créa-teur culturel. Il a fondé le réseau et lemagazine en ligne Norient.com.

Un seul monde No 1 / Mars 201534

Service

Musique

Films

d’une mélancolie expressive etémouvante. La chanteuse AzizaBrahim (38 ans) vient nous rap-peler le conflit armé presqueoublié, qui dure depuis plus dequarante ans, pour le contrôledu Sahara occidental, territoireoccupé par le Maroc. Née dansun camp de réfugiés sahraouisen plein désert algérien, elle y agrandi avant d’aller étudier àCuba. Aziza Brahim vit actuelle-ment en exil à Barcelone. Elle seconsidère comme une activisteau service de son peuple. Sondeuxième CD, intitulé Soutak (tavoix) prend la forme d’un bluesdu désert inédit, sur le modeacoustique à l’exception de labasse. On y découvre des motifsfinement ciselés de flamenco, dejazz latino et de folklore malien.La percussion traditionnelle(entre autres le tambourin tabal)souligne en cadence la légèretédu chant dont les paroles por-tent au loin le message d’unefemme engagée.Aziza Brahim : «Soutak»(Glitterbeat/Irascible)

Un assemblage fascinant(er) Ses pistas – comme on ap-pelle les morceaux joués dans lesclubs de Buenos Aires – onttrouvé une communauté mon-diale de fans, qui va encore

Amoureux éconduit à la gare du Caire(bf ) Le film magistral Gare centrale du cinéaste égyptienYoussef Chahine, sorti en 1958,est tout à la fois un mélodrameet un polar, un drame social etune histoire d’amour. Il a pourcadre unique la gare centrale duCaire. Le vieux Madbouli, quitient un kiosque, fait la connais-sance d’un paysan à moitié af-famé, Kenaoui, et l’embauchecomme vendeur de journaux.En faisant son travail, celui-cicroise tous les jours la superbeHanouma, qui vend des limo-nades. Il veut l’épouser, mais labelle le repousse. Vexé, Kenaouidécide de la tuer. En fait, le per-sonnage principal du film est lagare, avec sa vie trépidante et lesfoules qui la traversent. Ce chef-

d’œuvre du cinéma égyptiengarde sa fraîcheur des premiersjours. Les éditions trigon-film leproposent dans un beau coffretqui contient également deuxautres longs métrages du mêmeréalisateur : Le moineau (1972) et Le retour de l’enfant prodigue(1978). Elles nous font décou-

vrir la vie quotidienne enÉgypte à une époque révolue.Les trois films sont présentésdans leur version originale enarabe, sous-titrée en français et en allemand.Coffret Youssef Chahine ; commandes : www.trigon-film.org ou tél. 056 430 12 30

Un quatuor éclectique(er) Fondé en 1973, le quatuorKronos a vite attiré l’attentionpar son répertoire qui sortait dessentiers battus : au lieu d’en res-ter aux classiques de Haydn àBartók, les musiciens exploraientdifférents genres musicaux enbrouillant souvent les frontièrestraditionnelles entre ceux-ci.Cet éclectisme leur a assuré unecélébrité planétaire. Pour son 40e

anniversaire, le quatuor à cordesbasé à San Francisco invite, avecun certain décalage, à un voyagemusical autour du monde. De laSuède à l’Irlande, en passant parla Syrie, la Chine, le Vietnam,l’Éthiopie, l’Afghanistan etl’Inde, il propose quinze joyauxde quatorze pays, enregistrés aucours des dernières années. Lepremier morceau – une chansonpopulaire suédoise intituléeTusen Tankar (mille pensées) –donne d’emblée le ton de lacompilation : des chants aux ac-cents élégiaques ou carrémentnostalgiques, interprétés avecune intensité qui ouvre de nou-veaux horizons. Les nombreuxinstants qui font frissonner doivent beaucoup aux apportsd’artistes exceptionnels, dont lalégendaire chanteuse deBollywood Asha Bhosle, aujour-d’hui âgée de 81 ans, le chanteurde country Don Walser, mort en2006, ou le chœur féminin LeMystère des Voix Bulgares. Kronos Quartet : «A ThousandThoughts » (Nonesuc/Warner)

La voix du peuple sahraoui(er) Sa voix est claire, vibrantede douceur et d’amour, pleine

Des films pour un monde durable(dg) Pour leur 19e édition, les journées cinématographiques«Filmtage21» – anciennement Journées de films Nord/Sud –présentent de nouvelles réalisations susceptibles d’enrichirle travail éducatif. Le programme de cette année part entournée dans plusieurs villes alémaniques au mois de mars ;il comprend onze films abordant différents thèmes actuelsde la politique du développement. Cela commence par undocumentaire sur les déchets de plastique rejetés dans lesocéans et la recherche de solutions pour éviter les gravesproblèmes de pollution qui en résultent. Plusieurs de cesfilms évoquent les chances et les défis inhérents à la sociétémulticulturelle ainsi que le droit (des enfants) à l’éducation.Enfin, le documentaire Des bananes – à prix cassés s’in-téresse aux aspects sociaux, écologiques et économiquesde la mondialisation de l’économie. Il ouvre le débat sur l’influence que peuvent exercer les consommateurs.Filmtage21: en mars à St-Gall, Kreuzlingen, Brugg, Bâle,Brigue, Lucerne, Zoug, Zurich et Berne; renseignements etprogramme (en allemand) : www.education21.ch/de/filmtage

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ImpressumUn seul monde paraît quatre fois par année,en français, en allemand et en italien.

Éditeur :Direction du développement et de la coopération (DDC) du Département fédéraldes affaires étrangères (DFAE)

Comité de rédaction :Manuel Sager (responsable)Catherine Vuffray (coordination globale)Marie-Noëlle Bossel, Beat Felber, SarahJaquiéry, Pierre Maurer, Christina Stucky,Özgür Ünal

Rédaction :Beat Felber (bf–production)

Gabriela Neuhaus (gn), Jane-LiseSchneeberger (jls), Mirella Wepf (mw), ErnstRieben (er), Luca Beti (version italienne)

Graphisme : Laurent Cocchi, Lausanne

Photolitho et impression :Vogt-Schild Druck AG, Derendingen

Reproduction :Les articles peuvent être reproduits, avecmention de la source, à condition que la rédaction ait donné son accord. L’envoi d’un exemplaire à l’éditeur est souhaité.

Abonnements et changements d’adresse :Le magazine peut être obtenu gratuitement(en Suisse seulement) auprès de :

DFAE, Service de l’information, Palais fédéral Ouest, 3003 Berne,Courriel : [email protected]él. 058 462 44 12Fax 058 464 90 47www.ddc.admin.ch

860215346

Imprimé sur papier blanchi sans chlore pourprotéger l’environnement

Tirage total : 51200

Couverture : transport de voyageurs versDolisie, au Congo ; Christoph Bangert/laif

ISSN 1661-1675

Livres

s’agrandir avec ce troisième al-bum. Le producteur argentinPedro Canale, alias Chancha ViaCircuito, y cultive des prédilec-tions auditives sans pareil. Il fu-sionne des sons électroniquesfuturistes avec des ébauches decumbia ou de la musique andinede type murga, très présentedans le carnaval uruguayen ouargentin. Ce bidouilleur de sonspimente ses cadences allègresavec des envolées de harpe oude flûte paraguayenne. Le toutest complété par la voix haute et pure de Lido Pimienta, lesvers déclamés avec emphase deMiriam Garcia et les parolespénétrantes de la rappeuse SaraHebe. Cela reste toujours un as-semblage fascinant qui associe lemysticisme des Andes aux som-mets vertigineux et à l’étendueinfinie de la pampa imprégnéede solitude.Chancha Via Circuito : «Amansara»(Crammed Discs/Musikvertrieb)

Le scandale de la faim(gn) La production actuelle decéréales suffirait pour nourrirentre 12 et 14 milliards d’êtreshumains, constate le Luxem-bourgeois Jean Feyder dans sonouvrage La faim tue. Or, 25000personnes meurent chaque jourde sous-alimentation. Diplomateet spécialiste du développement,l’auteur analyse avec pertinenceles causes profondes de cette ab-surdité et les présente de façontrès claire. Il montre notammentcomment le commerce interna-tional ou la politique agricole

des pays industrialisés aggraventle problème. Il critique la défail-lance de la politique internatio-nale et en appelle à une trans-formation radicale du systèmealimentaire mondial. Cela im-plique par exemple de revalori-ser le secteur agricole au profitde méthodes écologiques ou demettre en place des systèmescommerciaux qui permettentaux paysans de gagner leur vie.Jean Feyder prouve par des ex-emples concrets que la faim estun mal d’origine humaine etque son éradication est essen-tiellement une affaire de volontépolitique.Jean Feyder : «La faim tue »,L’Harmattan, Paris 2011

Thriller politique à Nairobi(bf ) À Mapple-Bluff, banlieueaisée de Madison dans leWisconsin, une jeune femmeblonde est retrouvée morte surla véranda d’une maison habitéepar un professeur noir, originairedu Kenya. Ishmael, commissairede police à Madison, mène l’en-quête. L’Africain est initialementsoupçonné du meurtre, mais il aun alibi. On découvre surtoutque cet homme a été un hérosde la lutte contre le génocide auRwanda et qu’il a sauvé la viede plusieurs centaines de per-sonnes. Après avoir reçu une in-formation suggérant que la solu-tion de cette affaire ne peut êtretrouvée qu’en Afrique, le com-missaire prend l’avion pourNairobi. Ce Noir de la richeAmérique y est reçu comme un

«homme blanc ». S’ensuit unequête acharnée de renseigne-ments sur les dessous du meurtreet sur les structures criminellesd’une organisation caritative active au Rwanda. Nairobi Heatest le premier roman deMukoma wa Ngugi, un profes-seur de littérature qui a grandiau Kenya et vit aux États-Unis.Chargée de suspense, cette his-toire éclaire certains aspectsrévélateurs des relations socialesen Amérique et en Afrique.Mukoma wa Ngugi : «NairobiHeat », Melville InternationalCrime, 2011, en anglais ou TransitVerlag, 2014, en allemand

Des spécialistes du DFAEviennent à vousSouhaitez-vous obtenir des in-formations de première main surla politique étrangère ? Des spé-cialistes du Département fédéraldes affaires étrangères (DFAE)sont à la disposition des écoles,des associations et des institu-tions, pour présenter des exposéset animer des débats sur diverssujets de la politique étrangère.Le service de conférences estgratuit. Il n’est toutefois dispo-nible qu’en Suisse et trente per-sonnes au moins doivent partici-per à la manifestation. Informations: Service de conférencesdu DFAE, Service de l’information,Palais fédéral Ouest, 3003 Berne ;tél. 058 462 31 53 ; fax 058 464 90 47 ; courriel : [email protected]

Coup de cœur

La souffrance de l’Afrique en sculptures

Tom Tirabosco, établi à Genève, estscénariste et dessinateur de bandesdessinées. Son dernier album relatele voyage au Congo de l’écrivainpolonais Joseph Conrad.

Fin 2013, après la parution de mabande dessinée Kongo, j’ai été in-vité à participer à la première Fêtedu livre de Kinshasa, organiséepar l’Alliance française. À cetteoccasion, j’ai fait la connaissancedu sculpteur Freddy Tsimba, véri-table figure du quartier populairede Matonge. Ses œuvres monu-mentales sont faites de vieuxmétaux et d’objets de récupéra-tion : des centaines de machettes,soudées entre elles, forment unevéritable maison dans laquelle onpeut entrer ; des douilles de car-touches, des clés perdues, desfourchettes et autre mitraille constituent le corps de femmesenceintes au ventre déchiré.Souvent, les shégués – enfants dela rue – aident l’artiste à s’approvi-sionner en fouillant pour lui lespoubelles de Kinshasa. Les sculp-tures de Freddy Tsimba possèdentune cohérence et une force d’évo-cation rares. Elles témoignent dessouffrances et des violences quitraversent l’Afrique. Ce plasticienexpose dans de nombreux pays,mais la Suisse ne le connaît pasencore. J’aimerais beaucoup qu’ilpuisse un jour présenter son tra-vail à Genève, ville de paix.

Ines Miranda

Divers

«Une bonne planification a pour effetde modérer la mobilité. »Patrick Kayemba, page 13

«Le peuple burkinabè dormait, mais iln’était pas mort, comme l’ont cru àtort les dirigeants. » Martin Zongo, page 22

«Les sons de ta trompette ressemblentà ceux des mitrailleuses et des hélico-ptères. »Franz Hautzinger, page 32