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Concilier, voire réconcilier les postures... Est-il possible de concilier, voire de réconcilier les différentes attitudes, les différentes postures qui gouvernent la conduite des ateliers d’écriture ? Voilà une interrogation qui aura du mal à trouver réponse. Entre écrire pour « sculpter le chaos » dont nous a si merveilleusement parlé Aziz Chouaki et « faire surgir à la conscience » les structures de la langue que préconise Claudette Oriol Boyer pour pouvoir évoluer dans son écriture et l’intelligence que l’on doit en avoir, il y a un territoire mouvant que chacun d’entre nous arpente à sa façon, au risque parfois de se laisser enfermer dans quelques figements de forme ou de conception de ce que doit être un atelier. Nous sommes alors condamnés à répéter les figures du même, là où nous devrions découvrir celles de l’autre, dans un surgissement d’étrangeté et d’inouï. C’est bien là, dans cette exigence modeste mais essentielle de remettre parfois en cause sa propre pratique, que l’Atelier Recherche doit tracer sa route. Travailler ensemble reste à mes yeux le seul moyen de ne pas braquer nos postures sur nos savoir-faire respectifs. Le projet « des mots en l’air » écriture et lectures radiophoniques, qui va nous occuper dans les deux années à venir, après Histoires en Bobines et les Carnets de Voyage, en sera une magnifique occasion. D’abord parce ce que cela induit une méthode à inventer collectivement, riche de toutes nos pratiques personnelles ; ensuite parce qu’il trouvera dans le territoire de l’agglomération du Grand Toulouse et ses vingt-cinq communes un espace neuf d’expérimentation d’un faire ensemble en devenir. Philippe Berthaut sommaire édito note(s) : le bulletin de liaison trimestriel de l’Atelier Recherche de la Boutique d’Écriture du Grand Toulouse. ISSN 1762-3286. note(s) # 04 #04 - Janvier 2004 - un un Edito Philippe Berthaut deux Atelier Recherche n°10, octobre 2003 Rencontre avec Aziz Chouaki Parcours - Je viens d’un pays difficile ... - Se libérer des carcans - À mes voisines - Un « air-bag » social - Sculpter le chaos - Que ce soit un peu sexy dans la main... Littérature et exil - Engagement et probité littéraire - Des fraises des bois dans la bouche - Toujours la même histoire ... - Une machine désirante - La poésie c’est l’écart - De l’arbitraire à la structure - Dédramatiser l’écriture - Inventer des histoires - Cuisine et antichambre - Quand dieu reprend sa place... Débat Conclusion : « faire silex » sept Atelier Recherche n°11, novembre 2003 Conduire un atelier d’écriture, débat autour d’un texte de François Bon - « La proposition ne doit jamais suggérer » - Conduire un atelier d’écriture ? - Mise au propre, mise en forme, trace, recueil : quels enjeux pour l’atelier ? - Valeur et jugement Écrire dans la contemporanéité de soi au monde : « devenir chambre d’écho », dispositif d’écriture par Philippe Berthaut Devenir chambre d’écho, textes issus du dispositif quatorze Atelier Recherche n°12, décembre 2003 Invitée : Claudette Oriol-Boyer Produire un objet d’art avec des mots - Lire : de l’intuition à la théorisation - Sait-on ce qu’est la création artistique ? - Savoir lire pour écrire : de la lecture fusionnelle au discours critique - Du non-savoir au savoir : le passage nécessaire par l’acquis inconscient. - L’usage artistique du langage : le retour réglé du semblable - Le hasard, la trouvaille et l’aléatoire Faire écrire à partir de livres pour enfants, dispositifs Création de dispositifs à partir du texte « Le Petit chaperon rouge » Création de dispositifs à partir du texte « Le Petit lapin rouge » Écrire à partir de livres pour enfants, textes issus des dispositifs Structure culturelle et centre de ressources autour des ateliers d'écriture de création, la Boutique d'Écriture du Grand Toulouse est soutenue et subventionnée par la Communauté d'Agglomération du Grand Toulouse, le Conseil Régional Midi-Pyrénées, l'État Politique de la Ville – Drac Midi-Pyrénées, la Ville de Tournefeuille.

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Concilier, voire réconcilier les postures...

Est-il possible de concilier, voire de

réconcilier les différentes attitudes,

les différentes postures qui gouvernent

la conduite des ateliers d’écriture ?

Voilà une interrogation qui aura du mal

à trouver réponse.

Entre écrire pour « sculpter le chaos » dont nous a

si merveilleusement parlé Aziz Chouaki et « faire

surgir à la conscience » les structures de la langue

que préconise Claudette Oriol Boyer pour pouvoir

évoluer dans son écriture et l’intelligence que

l’on doit en avoir, il y a un territoire mouvant

que chacun d’entre nous arpente à sa façon,

au risque parfois de se laisser enfermer dans

quelques figements de forme ou de conception

de ce que doit être un atelier.

Nous sommes alors condamnés à répéter

les figures du même, là où nous devrions

découvrir celles de l’autre, dans un

surgissement d’étrangeté et d’inouï. C’est bien là,

dans cette exigence modeste mais essentielle

de remettre parfois en cause sa propre pratique,

que l’Atelier Recherche doit tracer sa route.

Travailler ensemble reste à mes yeux le seul moyen

de ne pas braquer nos postures sur nos savoir-faire

respectifs.

Le projet « des mots en l’air » écriture et lectures

radiophoniques, qui va nous occuper dans les deux

années à venir, après Histoires en Bobines et

les Carnets de Voyage, en sera une magnifique

occasion. D’abord parce ce que cela induit une

méthode à inventer collectivement, riche de toutes

nos pratiques personnelles ; ensuite parce qu’il

trouvera dans le territoire de l’agglomération

du Grand Toulouse et ses vingt-cinq communes

un espace neuf d’expérimentation d’un faire

ensemble en devenir.

Philippe Berthaut

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note(s) #04

#04 - Janvier 2004 - un

unEdito

Philippe Berthaut

deuxAtelier Recherche n°10, octobre 2003

Rencontre avec Aziz Chouaki

Parcours

- Je viens d’un pays difficile ... - Se libérer des

carcans - À mes voisines - Un « air-bag » social

- Sculpter le chaos - Que ce soit un peu sexy

dans la main...

Littérature et exil

- Engagement et probité littéraire - Des fraises

des bois dans la bouche - Toujours la même

histoire ... - Une machine désirante - La poésie

c’est l’écart - De l’arbitraire à la structure

- Dédramatiser l’écriture - Inventer des

histoires - Cuisine et antichambre

- Quand dieu reprend sa place...

Débat

Conclusion : « faire silex »

septAtelier Recherche n°11, novembre 2003

Conduire un atelier d’écriture,

débat autour d’un texte de François Bon

- « La proposition ne doit jamais suggérer »

- Conduire un atelier d’écriture ?

- Mise au propre, mise en forme, trace,

recueil : quels enjeux pour l’atelier ?

- Valeur et jugement

Écrire dans la contemporanéité de soi au

monde : « devenir chambre d’écho », dispositif

d’écriture par Philippe Berthaut

Devenir chambre d’écho, textes

issus du dispositif

quatorzeAtelier Recherche n°12, décembre 2003

Invitée : Claudette Oriol-Boyer

Produire un objet d’art avec des mots

- Lire : de l’intuition à la théorisation - Sait-on

ce qu’est la création artistique ? - Savoir lire

pour écrire : de la lecture fusionnelle au

discours critique - Du non-savoir au savoir :

le passage nécessaire par l’acquis inconscient.

- L’usage artistique du langage : le retour

réglé du semblable - Le hasard, la trouvaille

et l’aléatoire

Faire écrire à partir de livres pour enfants,

dispositifs

Création de dispositifs à partir du texte

« Le Petit chaperon rouge »

Création de dispositifs à partir du texte

« Le Petit lapin rouge »

Écrire à partir de livres pour enfants,

textes issus des dispositifs

Structure culturelle et centre de ressources autour des ateliers d'écriture de création, la Boutique d'Écriture du Grand Toulouse est soutenue et subventionnée

par la Communauté d'Agglomération du Grand Toulouse, le Conseil Régional Midi-Pyrénées, l'État Politique de la Ville – Drac Midi-Pyrénées, la Ville de Tournefeuille.

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PARCOURS

Je viens d’un pays difficile...En Algérie, la situation poli-

tique est schizophrénique...

On est partagé entre l’héri-

tage colonial français et

trois langues vernaculaires

ou langues « publiques »,

celles qui se parlent dans

les bars, l’arabe dialectal, le

berbère,... et puis l’arabe

classique et encore cette

espèce de nouvel espéranto

de la technologie...

Ma vocation d’écrivain est venue de l’intérieur de la névro-

se : opter pour une langue est là-bas presque un problème

métaphysique ! L’arabe classique est la langue du pouvoir,

et , en même temps celle, sacrée, du Coran : elle est donc

intouchable. On ne peut y introduire des néologismes, par

exemple. De l’autre côté il y a la langue du profane, très

paradoxalement le français. En tant que langue de l’ex-

colon c’est aussi pour nous la langue de la culpabilité.

On se retrouve à tanguer entre ces deux seuils. Dire une

parole à peu près libre, tenter de retomber sur ses pieds

cela passe pour moi par une sorte de transgression, forcé-

ment subversive, à gauche comme à droite.

Se libérer des carcansQuand on m’accole l’étiquette « écrivain algérien », cela

me donne l’impression d’une assignation à résidence : on

me somme de porter 2000 ans d’histoire, de donner immé-

diatement la solution à tout le merdier national alors que

je n’aspire qu’à une chose : respirer !

À mes voisinesComme je dis souvent, j’ai démarré l’écriture par amour

platonique. Mes premières lignes étaient des poèmes

d’amour à mes voisines de palier, en français, avec Cupidon

et tout ça. J’ai analysé plus tard que, pour elles, un poète

était asexué : un petit frère, un ange qui plane... Évidem-

ment, elles ne sortaient pas avec moi et préféraient les gros

bras du quartier... Mais je les remercie car j’imagine que si

elles l’avaient fait je n’aurais pas continué à écrire !

Un « air-bag » socialJ’ai découvert en France qu’écrivain était une profession.

En Algérie, j’avais déjà écrit deux ou trois bouquins mais il

n’existe pas de système éditorial, de médias, etc. : écrire

est appréhendé un peu comme une bohème, l’artiste...

fleur bleue. En France, Agessa, sécurité sociale, droits

d’auteur, des tas d’associations, de bulletins, de revues :

un véritable air-bag social !

Sculpter le chaosDès que j’arrive en France, donc, je rentre dans le circuit

des ateliers d’écriture. On est tous les mêmes devant une

page blanche. Il n’y a pas, heureusement, de recette magi-

que. Il y a bien deux-trois choses que l’on peut apprendre

mais, au fond, écrire, cela revient toujours à sculpter le

chaos.

Que ce soit un peu sexy dans la main...Dans un atelier où il y a une petite obligation de résultat,

j’insiste toujours pour que ce soit un minimum regardable,

pas un torchon qu’on met dans un tiroir et on n’en parle

plus. Que ce soit un peu sexy dans la main. Cela demande

deux heures de travail supplémentaires, sur Word ou

Photoshop, et l’on a un bel objet, qui fera date dans la

mémoire des participants.

L ’ A t e l i e r R e c h e r c h e d e l a B o u t i q u e d ’ É c r i t u r e d u G r a n d T o u l o u s e

Octobre 2003

Rencontre avec Aziz Chouaki

Invité de l’Atelier Recherche : Aziz Chouaki

L’Atelier Recherche a rencontré Aziz Chouaki, dans le cadre de l’événement littéraire « Histoire en toutes lettres », organisépar la Ville de Tournefeuille (31). Né en 1951, en Algérie, écrivain et musicien de jazz, il anime de nombreux ateliers d’écri-ture depuis sept ans : théâtre, poésie, cinéma. Il a notamment publié Les Oranges (Mille et une nuits, 1998), Aigle (Gallimard,2000) et L’Étoile d’Alger (Balland, 2002).in

vit

é

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LITTÉRATURE ET EXIL

Engagement et probité littéraireJ’étais un fou de littérature. J’ai fait un doctorat sur James

Joyce. J’ai lu ses romans de quinze à deux-cents fois et je

suis un des plus grands spécialistes de son univers. Son

œuvre m’a intéressée à de nombreux égards : lui aussi

était un exilé. Il a vécu un drame linguistique et identitaire

inouï. Rejeté par les siens ( les Irlandais lui reprochant son

manque de nationalisme) et par les autres, il a toujours

refusé de se laisser embrigader par quelque idéologie que

ce soit, a fui toutes les guerres : en 1914 il était en Suisse

et écrivait, pendant la seconde guerre mondiale il était en

Italie et écrivait… On lui a longtemps reproché de ne pas

avoir pris position par rapport au nazisme. Mais à lire ce

qu’il a écrit je considère qu’il reste un exemple de probité

littéraire.

La question de l’engagement en littérature demeure pro-

blématique. Je viens d’un pays où les Causes sont légion.

Lorsque la cause prend le dessus, la forme de l’engage-

ment en vient à plomber le sujet même : la forme du dis-

cours ne se renouvelant pas, cela devient un discours pré-

visible et produit l’effet inverse de celui

qu’on voulait…

Des fraises des bois dans la boucheJe souhaiterais être considéré comme

un écrivain non pas « engagé » mais

« concerné ». Mon vœu le plus cher c’est

d’inventer des formes nouvelles, que la

langue retrouve une saveur… C’est mettre des carottes,

des fraises des bois dans la bouche, pour que les choses

que l’on dit, même si ce sont les mêmes depuis deux-mille

ans (justice, liberté, amour, etc.) retrouvent leur fraîcheur.

À cette fin, l’écrivain se dit : « je vais m’inventer des

contraintes... ». Il se débrouille ensuite pour les contourner.

C’est extrêmement masochiste, non ? « Ça va se passer en

Ouzbékistan ». Évidemment, il ne connaît rien à l’Ouzbé-

kistan ! Alors il va se documenter, etc. C’est qu’il s’agit là

d’aller dans des zones inconnues. Ainsi, l’animateur qui

propose des exercices, des figures, des contraintes de tou-

tes sortes participe-t-il de la même démarche : cela consis-

te à inventer ce petit système de prohibitions et d’inclu-

sions pour montrer que la liberté n’a pas de limites. Et cela

ne s’épuise jamais : à chaque fois, pour la même contrain-

te, les résultats, les écrits, sont différents, selon le groupe,

les personnalités… C’est comme une mise en scène : le

texte des Oranges a donné lieu à des adaptations qui n’ont

rien à voir, si ce n’est le texte, les unes avec les autres.

Toujours la même histoire…À Strasbourg, j’ai animé un atelier dans un lycée avec des

handicapés moteurs. Il s’agissait d’une écriture collective

qui a débouché sur un petit roman. Exercice périlleux ! Il

fallait gérer dix ego… Mais il y a des fondamentaux de

l’écriture de récit que tout le monde doit connaître.

Barthes, Greimas, Genette : toutes les théories du récit

reconnaissent des espèces d’invariants. Le récit c’est

quelque chose de littéraire… mais qu’on trouve aussi dans

un tableau, une photo… : une quête, un sujet, des adjuvants,

des opposants. C’est ce schéma classique de base qui fonc-

tionne le plus souvent. Comme le disait Shakespeare, toute

la littérature du monde repose sur une poignée d’histoires :

machin aime truquette qui n’aime pas machin… c’est pas

compliqué, il s’agit de la même chose reproduite à l’infini.

Une machine désiranteQuand on construit un récit de manière collective j’insiste

beaucoup sur le personnage. Cette espèce de machine

désirante va elle-même générer les structures d’organisa-

tion dans lesquelles elle peut évoluer… Pour arriver à cet

« urbanisme littéraire » qu’est le roman, on démarre sur

l’arbitraire absolu, et le respect absolu de l’arbitraire. Je fais

des tours de table et pose à chacun une question (- il ou

elle ? - elle ; - elle s’appelle comment ? - Eva ; - grande ou

petite ? - petite ; etc.) . Après, on travaille par rubriques :

goûts alimentaires, choix politiques, culturels, caractéris-

tiques vestimentaires… On est obligé de tout noter et de

respecter ce qui a été dit. On sature. Puis

on ajuste.

La poésie c’est l’écartIl est évident que cet arbitraire travaille

sur des modèles culturels. On pose des

choses, on est attentifs à ce qu’il y ait

cohésion. Ce qui est intéressant c’est

que le personnage est inattendu, justement, du fait de ces

tours de table…

Novalis dit de la poésie que c’est le sens de l’écart… Si

vous dites « un arbre feuillu », ça n’est pas très poétique.

Mais dire « un arbre bavard » c’est être déjà dans l’écart.

De l’arbitraire à la structureUne fois saturés tous les paradigmes on a un corpus, un

petit réseau : le personnage sort. On passe alors au récit.

C’est comme un cadavre exquis : « Eva est sortie ce matin,

elle descend les escaliers et se souvient soudain qu’elle a

oublié quelque chose… ». On peut tout imaginer, le tout

étant de tenir la cohésion. En fait, on a l’impression que

l’arbitraire provoque le consensus. De toute façon on ne

travaille que dans l’arbitraire. Ceux qui ont déjà travaillé la

nouvelle, le roman savent qu’on n’écrit jamais une histoire

de A à Z, qu’on peut commencer par la fin, le milieu, à par-

tir d’une image vague, d’une petite idée… En atelier cela

commence par la mise en circulation de l’arbitraire.

Dédramatiser l’écritureAu début, il y a une sorte d’inhibition des participants...

Donc, avant d’attaquer le personnage je propose des cho-

ses farfelues qui ont pour fonction de dédramatiser.

J’évacue le mot « écriture » et le remplace par « raconter

des histoires ». C’est souvent dans le « n’importe quoi »

note(s) #04

#04 - Janvier 2004 - trois

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qu’on trouve la structure, c’est-à-dire quelque chose qui

tienne debout, qui revient, que l’on peut reprendre… On

peut démarrer avec n’importe quels éléments : un grain de

poivre, un ordinateur et la page douze de la Constitution,

par exemple. Ça doit être très rapide, comme dans les jeux

télévisés, sans feuille, ni stylo. Les participants construi-

sent une petite histoire. On fait deux ou trois tours de

table pour rajouter des éléments puis après quatre ou cinq

exercices comme ça on commence à prendre la feuille et le

stylo. Là, les participants se lâchent vraiment. Ils ne sont

déjà plus comme ils étaient entrés.

Inventer des histoiresIl y a une ambiguïté au niveau du terme même « atelier

d’écriture » : souvent les participants croient au départ

que l’écrivain va leur apprendre à écrire, à rédiger un para-

graphe, etc. Or, ce qui est important c’est d’inventer des

histoires, la notion de style est extrêmement anodine.

C’est seulement une fois que l’histoire est là qu’on peut se

préoccuper de l’orthographe, de voir s’il y a des manières

de tourner les phrases, bref ! de la petite cuisine… Ce qu’il

y a avant, la quête, c’est ce dans quoi chacun se recon-

naît : celui qui a décidé que le personnage était féminin,

celui qui lui a donné ce nez (!)… Il y a une responsabilité.

Quand j’invente un personnage il est évident que c’est un

patchwork de personnes que j’ai connues. Madame

Bovary c’est toutes les femmes qu’a connu Flaubert… Pour

l’animateur il s’agit d’organiser tous ces éléments…

Cuisine et antichambreÉvidemment, il y a de petites recettes comme les amorces

de phrases à continuer ou, l’inverse, les fins à partir des-

quelles il faut reconstruire. Aux USA, les creative writing

sont une vraie industrie : à Philadelphie, par exemple,

c’est une entreprise qui possède un immeuble entier, de

dix étages, qui affrète des avions… Ils font le relais entre

de gros écrivains, vendeurs, très médiatiques, qu’ils

payent grassement pour animer ces creative writing. Ils

organisent des festivals, des concours avec des prix, etc.

Le problème c’est que tous les écrits se ressemblent : on

sent les procédés derrière. Ça montre l’antichambre, ou, si

l’on veut, l’arrière-cuisine de l’écrivain. Ça n’empêche pas

la vraie folie créatrice…

Quand dieu reprend sa place...Lorsqu’il s’agit d’écrire à dix en atelier on a des styles très

disparates. Il s’agit pour l’animateur d’« équaliser » pour

qu’à la fin on ait l’impression que tout a été écrit par une

seule et même personne. À un moment donné, dieu reprend

sa place ! S’il faut enlever tel subjonctif parce que ça ne fonc-

tionne pas avec l’ensemble, il faut en plus gérer les ego !

DÉBAT

Depuis plusieurs séances l’Atelier Recherche s’interroge

sur l’écriture longue : Comment répondre aux participants

qui, au bout de plusieurs années passées en atelier, sont

plus ou moins installés dans leur écriture mais souhaitent

néanmoins continuer à écrire en atelier ? Que proposer ?

Christian Glace : Pour moi, l’atelier s’adresse à des gens

qui ne savent pas écrire, qui ne sont pas entrés dans leur

propre écriture, qui ont encore besoin d’inducteurs, de sti-

muli, etc. Après, il me semble qu’on ne devrait plus parler

d’atelier d’écriture. C’est autre chose. Mon sentiment est

que l’on a tendance à glisser, même dans le groupe recher-

che, vers une conception des ateliers d’écriture qui ne

concernerait que des « presque écrivains ».

Alain Deljarrie : Le rôle principal de l’atelier serait d’activer

des désirs, de désinhiber, de travailler sur l’angoisse autre-

ment dit. Effectivement, une fois que ce travail est fait, que

la personne a perçu qu’elle était capable de…, l’atelier

prend moins d’importance, a beaucoup moins d’effets : on

peut alors travailler en termes de structure, de style, de

cohérence des personnages, etc. Mais là on est plus dans

l’œuvre que dans l’atelier d’écriture. L’atelier d’écriture tra-

vaille sur la personne, les personnes du groupe.

Martine Imhoff-Marc : Il me semble très intéressant en

atelier d’avoir un groupe hétérogène, avec, comme c’est le

cas dans l’atelier de quinze personnes que j’ouvre, cer-

tains participants déjà très engagés dans le travail d’écri-

ture, d’autres pas du tout. Du point de vue de ce lien, pour

moi essentiel, entre lecture et écriture, l’atelier joue un

rôle de médiation. Lorsqu’on a des lecteurs dans un grou-

pe c’est le groupe, et pas seulement l’animateur, qui est

médiateur. L’animateur, lui, est dans un accompagnement

du questionnement qui ne manque pas d’être suscité, les

réponses étant en chacun.

Christine Clot-Bonachera : Si l’atelier est un espace de

transition il faut peut-être penser alors le moment où le

groupe va en sortir et quitter l’animateur chef d’orchestre…

Je pense qu’il y a là une possibilité de quitter « dieu » et de

s’acheminer vers l’auto-gestion. N’est-ce pas à ce passage

que l’animateur doit amener les personnes ?

Aziz Chouaki : Au début, on est extrêmement proche du

groupe. C’est fragile. Il n’a pas encore constitué ses passe-

relles. On a vite repéré les béliers, les locomotives et les der-

niers wagons, ceux qui disent ne pas savoir écrire et qui ont

une imagination incroyable, ceux qui n’ont pas cette appro-

che mais savent rédiger, etc. Il faut organiser les complé-

mentarités dans le groupe. Sur la page blanche, face au dis-

continu du réel, on est condamné au séquençage… Une fois

que le groupe donne l’impression de s’auto-accepter, que

chacun a sa place, alors l’animateur prend plus de recul,

pour, peut-être, à un moment donné, disparaître…

Philippe Berthaut : On peut se dire qu’on va passer d’un

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atelier d’écriture à un lieu où il va y avoir un projet d’écri-

ture ensemble, ce qui est déjà autre chose. Lorsque je

parle d’écriture longue c’est de ce qui se passe lorsque les

gens sont demandeurs et qu’on ne peut plus travailler

avec les mêmes dispositifs.

Christian Glace : À ce moment là c’est un atelier « littéra-

ture », ou autre chose, mais ça s’écarte de ce que j’en-

tends par atelier d’écriture.

Philippe Berthaut : Il y aurait donc une forme particulière

de l’atelier d’écriture… ?

Aline Andreu : En ce qui me concerne, j’ai passé cinq ans à

ne pouvoir écrire qu’en atelier. Si on m’avait mise à la

porte je n’aurais pas été contente du tout !

Christian Glace : Il ne s’agit pas d’être excluant. Simplement

je ne me sens pas très proche, dans ma pratique personnel-

le, des ateliers d’écriture tels qu’ils sont traités dans l’Atelier

Recherche. Pour moi la question est plus celle de la gestion

du chaos, comme le disait Aziz, de la confusion mentale, que

celle d’une recherche de dispositifs…

Philippe Berthaut : Mais les gens ne sont

pas tout le temps dans le chaos. Vient un

moment où quelque chose se construit

aussi. Dans le cadre des Carnets de voya-

ge, on a travaillé avec quelqu’un qui était

au RMI et qui a écrit des choses vraiment

étonnantes. Il a un projet d’écriture sur la précarité, justement.

Ce projet est venu de l’intérieur de l’atelier d’écriture. Que

peut-on lui proposer ? La question est aussi à poser à des

structures telles que la DRAC ou le CRL. Ça passe à autre

chose, certes, mais on est quand même dans le même espace.

Alain Deljarrie : Dans le cas d’ateliers en direction d’un

public « captif », le risque est qu’en voulant satisfaire une

demande de la structure on passe à côté de celle des parti-

cipants. Quand on travaille sur un atelier monté pour créer

un scénario, qui fera lui-même l’objet d’un film, financé par

la municipalité, ou la DASS, par exemple, le stagiaire – et

j’emploie ce terme à dessein – va inconsciemment se

conformer à cette demande… Lorsque les participants sont

volontaires ce n’est plus le même problème.

Philippe Berthaut : On n’est pas toujours dans l’expres-

sion. À un moment on est obligés de construire et c’est là

que se retrouve la « visée littéraire ». Pas forcément ce

côté « chic », qui tracerait la limite entre ceux qui, d’un

côté, seraient dans le chaos et puis les autres, de l’autre.

Christian Glace : est-il possible, lorsqu’on est écrivain pro-

fessionnel, de dire « de manière nouvelle » ces choses qui

ont déjà été dites ? N’est-on pas déjà un peu coupé du

cœur du social ?

Aziz Chouaki : On est à la lisière. L’autre jour je me deman-

dais combien de personnes j’avais fait travailler avec un

texte comme Les Oranges, qui a été monté sept ou huit

fois… Travailler mais aussi vivre, vivre des histoires d’amour,

des divorces, des bagarres… J’ai fait le compte : entre 200 et

400 personnes. Tout ces gens ont vu leur vie transfigurée

par un texte. À ce titre un texte est toujours social. À un

endroit précis. Barthes disait que, quel que soit son niveau,

de notoriété ou de valeur, tout écrivain ouvre en lui le procès

de toute la littérature. On est tous dépositaires des bou-

quins que l’on a lus dans notre enfance, notre adolescence :

c’est un compagnonnage presque sensuel (le bouquin dans

la poche…). On est des systèmes prismatiques, on se cons-

truit des chicanes, des filtres, on veut bien laisser entrer ce

qui nous correspond et on fait attention au reste, etc. À un

moment donné, il y a cette espèce de dépôt, ce qui reste

dans le tamis, les petites pépites, et l’on dit « ça c’est vrai,

je le garde, tout le reste je l’évacue ». Et cela se fait comme

ça…, un écrivain se lève comme tout le monde, prend son

petit déjeuner, jus d’orange, corn flakes, allume la radio : ça

fait déjà partie du boulot, il commence déjà à faire éponge…

Danielle Rojtman : L’expérience des ate-

liers d’écriture me fait trouver caduque

aujourd’hui la distinction, dite « clas-

sique », atelier d’expression / atelier de

création, ou « à valeur littéraire », parce

que, comme tu l’as décrit, quand tu fais

produire tu pars, avant même de poser

des contraintes, des contraintes de

l’échange même. C’est l’échange qui est la première

contrainte (échange et non pas « communication »). Et en

même temps cette production fait trace, on est passé sans

douleur à l’écriture. On a tous fait ce genre d’expérience et

on constate que c’est cela qui fonctionne, quels que soient

les milieux (d’où la caducité de la distinction)… On est

entrés dans l’écriture par ce mécanisme apparemment

spontané, naturel, mais qui est le fond même de l’humain.

Alors… « engagé », « pas engagé », peu importe. Et ce n’est

pas une démission, au contraire, car c’est par cette émission

collective, qui circule et qui fait trace, que se constitue un

corpus. Cela veut dire que s’est faite, par idiosyncrasie, une

prise de conscience du fait d’écriture, qui est collectif. Ce

qu’installe l’atelier c’est une dialectique de la liberté à partir

de la contrainte, ce qui est éminemment humain et que l’on

trouve dans tous les ordres de la pratique et de la pensée.

Aziz Chouaki : Georges Bataille disait que l’interdit n’exis-

te que pour être violé… Si l’on pose une loi-cadre, la tâche

consiste à la contourner. Par ailleurs, que l’écriture soit

individuelle ou collective la notion de groupe est toujours

centrale. L’animateur propose une espèce de pacte tacite

qui passe par le faire, par le geste d’écriture, plus que par

le dire. Une fois que cette convention est partagée par

tous, et avec l’animateur, on a dressé la carte des canaux

de circulation de cette énergie.

note(s) #04

#04 - Janvier 2004 - cinq

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Un participant : Qu’un grain de poivre avec un nœud

papillon tombe dans un ordinateur… c’est une transgres-

sion que l’on s’autorise dans l’atelier dans la mesure où

l’animateur est là pour la permettre, en prendre la respon-

sabilité…

Alain Deljarrie : À partir du moment où l’on parle de

« cadre » et non de loi, on n’est plus dans la transgression.

Le cadre est sécurisant, c’est un repère. Le rôle de l’ani-

mateur c’est de poser des repères (et pas forcément de

dicter une loi), de façon à obtenir ce maximum de liberté

par la diminution de l’angoisse.

Un participant : L’animateur n’est pas « dieu ». C’est un

technicien. C’est lui qui sait. J’ai enseigné les travaux

manuels… : on sait faire ou on ne sait pas faire. Il y a des

règles à respecter. Dans le français, même le plus libre, il y

a un moment où ça ne marche plus… Donc, il est nécessai-

re de savoir où est la limite.

Aziz Chouaki : Il y a plusieurs étapes. D’abord, pour

gagner la confiance d’un groupe et permettre à l’atelier de

progresser, l’animateur représentera, qu’il le veuille ou

non, un centre de croisement de beaucoup de choses : un

groupe a besoin d’un bélier, d’un placenta… L’animateur

est le totem. Le pacte passe aussi par tous ces « détails »

liés au lieu de l’atelier ( est-ce qu’il y a une machine à café,

est-ce qu’il y a des fumeurs, à quelle heure on peut se voir,

etc.) qui font qu’un certain nombre de gens vont s’enga-

ger, pour un bout de temps, avec cette espèce de « timo-

nier », de technicien, si l’on veut, quelqu’un qui est dépo-

sitaire d’un savoir-faire (si l’animateur est là c’est qu’il est

validé, soit par une institution, soit par une production : il

y a quand même des règles pour animer un atelier d’écri-

ture !).

Une fois que tout cela est reconnu par tous commence le

véritable travail. Les résistances tombent, la notion de

groupe devient quelque chose de palpable. On est au ser-

vice du groupe. Comme dans le couple où il y a l’homme,

la femme et… le couple, ainsi, en atelier, les ego, une fois

collectivisés, quelque chose de supérieur est produit.

Philippe Berthaut : La recherche de la convivialité, du

bonheur amniotique peut aussi jouer contre le groupe,

lorsque c’est cela qui le fait continuer et non plus le désir

d’écrire…

Aziz Chouaki : On est tous d’accord pour dire qu’il y a des

ateliers qui se passent mal, justement peut-être parce que

ce pacte n’est pas passé.

Sylvie Gaston : Qu’est-ce qui relie le groupe ? La question

à se poser à tout moment est qu’est-ce qui soutient le tra-

vail du groupe ?… Au départ on n’est pas là pour être bien

ensemble mais pour faire quelque chose. Animer un ate-

lier, qu’il soit de danse ou d’écriture c’est, comme ensei-

gner, un engagement social. Ce que vous dites de l’écritu-

re me paraît valoir pour toute démarche d’engagement.

Philippe Berthaut : Créer des lieux qui soient des lieux de

confiance et pas des lieux de conflits est déjà en soi une

bonne chose, par les temps qui courent…

CONCLUSION : « FAIRE SILEX »

Aziz Chouaki : Si l’on compare le XIXème et le début du XXème

siècle avec ce qui se passait à l’époque (en la relisant de

façon sociologique), c’est incroyable de constater combien

l’écriture, et surtout la poésie (avec Mallarmé, les

Symbolistes…) était au centre de l’esthétique intellectuel-

le : quand Mallarmé écrivait quelques lignes dans une

gazette, le Tout-Paris était là et, en « prime time », dans

toute la France, on savait ce que Mallarmé avait dit, ce

qu’on lui avait répondu, etc. Mallarmé, mais aussi Zola avec

l’affaire Dreyfus… C’étaient des machines désirantes

incroyablement fédératrices. Ce qui s’est passé progressi-

vement c’est que la littérature, avec les nouvelles techno-

logies, s’est retrouvée de plus en plus décentrée.

Aujourd’hui, pour voir une émission sur le théâtre ou la

poésie à la télé il faut attendre deux-trois heures du matin !

Avec notre vie quotidienne modelée par les instruments de

communication, les médias, le temps et l’espace différés

(portable, répondeur…), nos représentations renouvelées,

l’ubiquité numérique qui se crée, je crois que la meilleure

manière d’envisager le fait de vivre aujourd’hui dans ce

véritable « technocosme », fluide, domestique, c’est d’en

faire un matériau. Comment faire silex avec tout ça ? La

seule issue pour l’écrivain, pour l’écriture, c’est de se réap-

proprier tout ce que ces nouveaux modes de perception

induisent inconsciemment dans notre vie quotidienne.

Qu’est-ce qui en nous a changé ? Quelles sont les valeurs

représentatives de la perception d’aujourd’hui ? La vites-

se, la multiplication, la reproduction, le paraître, l’antici-

pation (l’agenda, le programme sur plusieurs jours, plu-

sieurs semaines). J’essaie d’intégrer tout cela dans l’écri-

ture même. D’où son aspect « zappé », « cut », « flash »…

Lecture du début de Les Oranges, par Aziz Chouaki : « De

loin, ça fait comme un ruban blanc... »

Aziz Chouaki conclut :

« – Tu sais pourquoi on n’a jamais évolué nous autres

musulmans dans l’industrie ? – Non.

– Parce que les chrétiens nous ont volé les pages tech-

niques du Coran. »

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« LA PROPOSITION NE DOIT JAMAIS SUGGERER »(François Bon, p.167)

Catherine Manuel : Si l’on étaye une proposition d’écriture

par la lecture d’un auteur, et d’un seul, il y a bien suggestion...

Danielle Rojtman : Dans ce cas « suggérer » reviendrait en

effet à véhiculer un contenu idéologique. Or, ici, il ne s’agit

pas d’un auteur mais d’une phrase. « Ceux qui campent

chaque jour plus loin du jour de leur naissance », la phrase

de Saint John Perse proposée par F. Bon est un déclencheur

suffisant.

Sylvie Gaston : Ne pas suggérer c’est ne pas induire une

réponse, et une seule. Poser la question « c’est ça que tu

veux ? » (p.167) à des enfants qui justement n’ont pas l’ha-

bitude de se demander « quelle est mon intention ? » indique

bien que c’est dans leurs propres références, et non celles

de l’animateur, qu’ils ont a trouver leurs réponses…

Geneviève Rojtman : La contrainte, si elle est suffisamment

précise, doit permettre de trouver cette liberté là.

Danielle Rojtman : « La proposition ne doit pas laisser place

à une ambiguïté » (p.167). Il y a un kaléidoscope des possi-

bles… On ne peut faire des suggestions plurielles. C’est d’au-

tant plus intéressant qu’on est face à des groupes qui, que

ce soit par l’âge, la culture, etc. sont hétérogènes : chacun

doit pouvoir se l’approprier. C’est cela qui est difficile…

Gérard Lapagesse : On attend deux choses de la proposi-

tion : qu’elle donne envie d’écrire, d’abord, et qu’elle pro-

voque l’écriture de façon instinctive… Que l’écrivant puisse

tout de suite être dans l’écriture, se dire « je vais parler de

ça », qu’il ne soit pas là à se demander ce qu’il va bien pou-

voir écrire…

Philippe Berthaut : Cela renvoie aussi à ce qu’écrire veut dire

pour le participant de l’atelier, notamment celui qui ne l’a

pas choisi, à cette relation personnelle qu’a chacun avec

l’écriture et que l’atelier doit défricher. Si c’est pour recon-

duire une relation de soumission, d’assujettissement à l’au-

tre, ça pose problème ! On sent souvent qu’on est entre

l’écriture et… cette suggestion qui s’opère. Ce qui n’est pas

forcément monstrueux, d’ailleurs.

Geneviève Rojtman : Peut-être qu’en effet passer par l’au-

tre à un moment donné n’est pas si « grave »… : si j’ai décou-

vert et aimé le jazz c’est parce que quelqu’un qui l’aimait a

fait passerelle… Je crois que lorsqu’on anime, ce qui se trans-

met c’est notre présence à ce qu’on est en train de faire…

Lorsqu’on est animateur on a conscience de ça, on a un regard

là-dessus : que ça passe par de la séduction, on le sait…

Céline Dayan : Quand on fait une proposition, on l’incarne,

d’une certaine façon… Mais à la différence de la situation sco-

laire traditionnelle on n’attend pas un résultat pré-conçu. On

ne corrige pas la rédaction ! « Ne jamais multiplier ». C’est,

tout en étant conscient qu’on est passeur de quelque chose,

faire attention à ne pas dire trop de mots… Mais il est certain

que les rencontres font aussi que l’on prend goût à écrire.

Christian Le Bars : Il est indéniable que ce qu’on aime ou

pas est induit par des affects. François Bon ne veut surtout

pas reproduire la situation vis-à-vis de l’enseignant. Il s’agit

de déclencher un processus, celui du sujet, du scripteur. Il

est précis (ce mot revient souvent) dans le choix de ce déclen-

cheur sur lequel tout repose. Ce qu’il vise c’est la singulari-

té de chacun, le corps. Le « crâne », c’est le corps [NDR :

« ...on ira explorer un seul endroit du crâne », p.167].

Catherine Manuel : On a besoin du relais du corps pour écri-

re. Je propose toujours une « chauffe » physique : il s’agit

de prendre conscience de son corps, et de certains sons,

note(s) #04

#04 - Janvier 2004 - sept

L ’ A t e l i e r R e c h e r c h e d e l a B o u t i q u e d ’ É c r i t u r e d u G r a n d T o u l o u s e

« Conduire un atelierd’écriture », débat autour d’un texte de François Bon

Extrait de L’Enfant vers l’art, une leçon de liberté, un chemin d’exigence, Edition Autrement, Série Mutations, n° 139, dirigé par Denyse Beaulieu, octobre 1993, p 162 –182, François Bon

ba

t

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juste après. On écrit aussi en l’air, avec les deux mains, ce

qu’on n’a pas la possibilité de faire souvent…

Philippe Berthaut : Le fait d’aller à l’extérieur pour écrire est

aussi une mise en jeu du corps…

« CONDUIRE UN ATELIER D’ÉCRITURE » ... ?

Philippe Berthaut : Est-ce que « conducteur » ne pourrait

pas remplacer « animateur »… Il y a dans ce mot le fait de

guider, bien sûr mais aussi le corps, celui de l’animateur par

lequel passe la langue, avec cette énergie, cette circulation

guidée (car il y a bien des directions, qu’on le veuille ou

non…). C’est un peu dans le sens d’un matériau qui serait ou

non conducteur…

Gérard Lapagesse : En anglais, le « conductor » c’est le chef

d’orchestre ! …

Danielle Rojtman : P.163, F. Bon parle de cette « case très

étroite de l’échange »… Sous le signe de l’échange, l’ani-

mateur n’est pas le deus ex machina. Il apprend aussi, dans

ces processus expérimentés ensemble. L’intérêt c’est une

exploration du réel (plusieurs fois répétée) où compte la

durée (le « peu à peu ») et le fait qu’il est impossible de savoir

à l’avance… Ce qui me semble d’une grande rigueur éthique.

C’est aussi accepter que le travail de l’écriture ne produise

pas une fin, un « tout », et rend caduque la question, peut-

être essentielle en littérature, de l’objet fini.

Philippe Berthaut : Il me semble qu’il pose quand même,

sur le final, la dimension du livre…

Danielle Rojtman : Il le décrit comme une trace, plutôt.

MISE AU PROPRE , MISE EN FORME, TRACE,RECUEIL : QUELS ENJEUX POUR L’ATELIER ?

Christian Le Bars : François Bon recopie leurs textes et les

leur restitue la semaine suivante. En ce qui me concerne c’est

quelque chose que je fais, mais seulement avec les enfants.

Les adultes sont capables de le faire eux-mêmes.

Catherine de Lagabbe : C’est ce que j’appelle la « mise au

propre ». Ce qui ne veut pas dire correction de l’orthogra-

phe, le texte donné en exemple p.175 le montre bien [NDR :

« La famille du cotté de mon père vivaient en espagne... »].

Dans la mesure où les textes sont donnés à chacun dans le

groupe, moi, je restitue l’orthographe.

Philippe Berthaut : On trouve rarement retranscrit tout ce

qui a été fait dans l’atelier. Souvent, comme ici, on a un seul

texte… Or, on sait que ce qui est intéressant c’est le fait qu’il

y en ait eu plusieurs, écrits à partir de la même consigne…

On voit que rendre compte d’un atelier c’est rendre compte

de beaucoup de choses, y compris en textes, un texte ne

« valant » que par rapport à l’ensemble… Je crois que là, il

s’agit plus de la limite éditoriale…

Christian Le Bars : Peut-être aussi n’y a-t-il pas d’autres tex-

tes parce que les scripteurs les gardent ? Pour les émissions

radio, les cafés littéraires ou les anthologies je demande à

chacun de m’en donner quelques-uns : ce sont les seuls où

je puisse éventuellement corriger l’orthographe… ! Il s’agit,

en ce qui concerne le café ou l’émission, de faire suivre les

textes en fonction des liens, des affinités qu’ils entretien-

nent : cela se fait toujours de façon très agréable, sans conflit

ni discussion oiseuse… Je voudrais rajouter que lorsque à la

Maison des chômeurs j’étais tenu de photocopier les textes,

pour avoir des traces, c’était très mal perçu par beaucoup.

C’était la demande de la structure. Car comment justifier

l’action s’il n’en reste rien ?

Danielle Rojtman : Lorsque la « trace » est respectée je pense

que le problème ne se pose pas…

Christian Le Bars : Une anthologie a été faite. Mais il faut

des mois pour y parvenir. Or, si on n’avait pas photocopié on

n’aurait sans doute pas eu grand-chose.

Danielle Rojtman : Il faut une autorité de l’animateur par

rapport à l’institution, oser dire qu’en ce domaine du travail

il ne doit pas y avoir ingérence.

Sylvie Gaston : En tant qu’enseignante, dans l’institution

donc, j’ai plusieurs « casquettes »… Avec les enfants, en ate-

lier d’écriture, est clarifié dès le départ ce qu’on vient y faire.

Dans ce cadre, quel est le projet de chacun ? On travaille sur

le projet personnel. Après, on peut s’inscrire dans un projet

collectif : par rapport à l’institution on se demande ce qu’on

fait de ce travail. Il faut arriver à le dire. C’est un autre pro-

jet où les projets personnels vont peut-être rentrer aussi.

Catherine de Lagabbe : C’est le fait de recopier chaque texte

et de les distribuer qui a contribué, me semble-t-il, à ce que

le groupe se constitue en tant que tel.

Nicole Comolli : Il y a des passerelles entre les textes des

uns et des autres (d’où l’intérêt que chacun puisse les avoir)

qui ne se discernent pas tout de suite. Ce qu’il fait qu’il y a

groupe, comme le dit Catherine, est peut être dans ces cho-

ses qui « lèvent », qui fermentent et viennent nourrir les tex-

tes de chacun.

VALEUR ET JUGEMENT

Hans Leymarin : Du fait de la consigne commune chacun est

au même niveau. Lorsqu’on vient me soumettre quelque

chose en me demandant ce que ça « vaut », ça pose un pro-

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note(s) #04

#04 - Janvier 2004 - neuf

blème. Là, ça se passe entre eux : « toi qui écris aussi, qu’est-

ce que tu en penses ? » La relation n’est plus hiérarchique.

Philippe Berthaut : Personnellement je refuse de donner un

avis sur les textes écrits, ce n’est pas mon rôle. Je ne vois

qu’une personne dont c’est le rôle : l’éditeur. Dans le cadre

d’un atelier, la notion de valeur, tellement arbitraire, sub-

jective, est difficilement posable.

Muriel Romana : Dans la mesure où un scénario est destiné

à des réalisateurs, habitués à en lire, il doit répondre à cer-

taines règles de lisibilité. Au-delà de ça il y a aussi la quali-

té du scénario, et là, ça se discute, c’est vrai. J’aide à ce que

le scénario soit le meilleur possible, selon certains critères,

collectifs mais aussi personnels, comme dans la fiction et le

roman. Il sera conforme à certains critères de forme mais, à

l’intérieur on peut écrire véritablement ce qu’on veut : j’ai vu

des scénarios sans aucun dialogue, ce qui est difficile à lire…

Certains espèrent qu’il sera réalisé, d’autres non. Ils vien-

nent pour mieux comprendre comment fonctionne le ciné-

ma ou pour se faire plaisir. Sans doute n’ont-ils quand même

pas seulement un objectif de loisir… Quoi qu’il en soit, je

donne des outils : ils élaborent seuls leur texte et décident

de le proposer ou pas à un réalisateur. Mais il est certain que

je défends le fait qu’on peut apprendre à écrire, comme on

apprend à dessiner, à peindre ou à jouer d’un instrument.

Geneviève Rojtman : Peut-être faut-il se demander qu’est-

ce qui, dans l’écriture, s’apprend et qu’est-ce qui, justement,

ne s’apprend pas. Et comment on situe son travail par rap-

port à ça…

Marianne Delmas : La plupart des participants demandent

un jugement ou, au moins, une réaction.

Muriel Romana : Ce qui est intéressant c’est la différence

des points de vue. Souvent on me dit « Il y a tellement de

choses qui ont été écrites, qu’est-ce que je peux, moi, appor-

ter au monde ? » L’atelier est là pour montrer que chacun a

sa vision du monde et peut apporter sa pierre à la pyramide

universelle. Même lorsqu’on reprend des thèmes universel-

lement rabachés…

Marianne Delmas : Mais il y a toujours cette demande

d’amélioration.

Philippe Berthaut : Ça veut dire quoi, justement, « amélio-

ration » ? Comment fais-tu ?

Marianne Delmas : J’essaie de proposer des possibilités,

multiples. Quand on travaille sur la nouvelle, par exemple,

on fait un peu de réécriture. J’ai établi une espèce de grille

avec des outils techniques qui posent des questions sur

chaque élément de la narration. Chacun revoit son texte en

fonction de cette grille, mais le choix leur appartient. Cela

pour répondre à cette demande de conseils…

Philippe Berthaut : Je crois que cette question de la

« valeur » de ce qui s’écrit nécessiterait une discussion sup-

plémentaire..

Christian Le Bars : Dans les ateliers que je conçois on ne pra-

tique pas un genre littéraire, il n’y a donc pas de norme, de

modèle. L’écriture de soi peut être un nouveau genre litté-

raire, mais il n’est pas codifié. Il s’agit que chacun trouve sa

voix. Il y a un ton, un rythme qui apparaît à la lecture à haute

voix qui indiquent si c’est juste. C’est pour moi le critère : il

faut que la voix soit juste. En atelier je dis toujours ce que je

trouve bien, remarquable, jamais ce que je trouve

« défaillant ». Je ne suis pas là pour corriger… Les partici-

pants de mon atelier (qui ne sont plus des apprenants, qui

savent écrire) m’ont demandé de ne plus faire qu’un seul

échauffement préalable, au lieu de deux, de façon à avoir

plus de temps pour lire. La lecture des textes, dans l’atelier,

prend plus de place. Ils m’ont aussi demandé un temps de

discussion, après cette lecture…

Danielle Rojtman : Il y a une grande liberté formelle dans

l’écriture de soi. Ce qui me frappe c’est la grande variété des

écrits autobiographiques : Perec, Nabokov, Sophie Calle, et

j’en passe. Lorsque la question d’un « retour » se pose c’est

intéressant d’avoir sous la main une palette d’auteurs à

livrer où chacun pourra trouver des échos à sa voix. Et ça

n’enfermera pas là dans une modélisation.

Christian Le Bars : L’autobiographie est un genre littéraire,

en passe d’être reconnu comme tel. C’est même un genre

très ancien, bien avant Saint Augustin… L’autographie c’est

autre chose… C’est un terme inventé par Louis Marin pour

parler de Barthes. Je relis La Difficulté d’être, de Cocteau qui

est tout à fait un exemple d’autographie. On ne raconte pas

sa vie, il n’y a pas de « pacte autobiographique » conclu avec

le lecteur. Mon postulat est que tout romancier pratique l’au-

tographie, de façon inconsciente. De quoi nourrit-on les per-

sonnages ? De ses propres émotions, de ses pensées, de ses

expériences vécues… Et on le transforme. L'autographie c’est

le matériau des écrivains. On parle de soi en parlant de ce

qu’on lit, de poésie, de peinture, de philosophie, et d’autrui.

C’est un champ très vaste. C’est ce que je propose.

Référence bibliographique :

Jean Cocteau, La Difficulté d’être, Ed. Le Rocher, 2003

« D'avoir trop dit de choses à dire et pas assez de celles à ne

pas dire. En fin de compte, tout s'arrange, sauf la difficulté

d'être, qui ne s'arrange pas. » Jean Cocteau, Milly, mars 1947

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Écrire dans la contemporanéité de soiau monde : « Devenir chambre d’écho »*

Auteur du dispositif : Philippe Berthaut

dis

po

sit

if

Il s’agit pour chaque personne d'aller écrire au-dehors de la

pièce où l’on veut et ce que l’on veut, dans un état de cons-

cience sur « notre contemporanéité au monde et à nous-

mêmes ».

Chacun tente d'écrire ce qui se passe en lui, ce qui se passe

autour de lui, en privilégiant le sonore.

L’objectif n’est ni la description ni l’inventaire, mais l'im-

prégnation de ce qui va se passer en soi et hors de soi pen-

dant une heure.

Consigne : écrire une heure à l’extérieur la façon dont on est

au monde par le son. Devenir une chambre d’écho du sonore...

*formule proposée par Danielle Rojtman. Photos : Philippe Berthaut.

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note(s) #04

#04 - Janvier 2004 - onze

« Devenir chambre d’écho », textes issus du dispositif

tex

tes

« La contemporanéité à soi »… La belle affaire, enco-

re une fois.

Être présent à soi, ça tombe bien, j’y travaille depuis

des mois, des années. Je tente de pratiquer. Terra incognita

qui se livre. Si on écoute, on est présent. Horreur et misère

de la grande surdité ambiante. Solitude des êtres qui cher-

chent des oreilles.

Je suis dans la voiture. On m’a dit : « Tu n’entendras

rien. » Elles n’ont pas essayé. Après l’agression de toute la

déclinaison du vocabulaire sonore, assénée par la faune

automnale du samedi, le cocon malodorant de la voiture.

En longeant les murs, j’ai tenté de revoir mon lexique

des bruits : crissement des pneus, ronflement des moteurs,

grincement des freins, claquage des portières, feulement de

la voiture de sport, bruissement des feuilles, souffle du vent.

Ça vous va, l’énumération des clichés ?

Vu, ou plutôt entendus du ventre de l’auto, c’est

comme si on était ans l’eau. Tous ces beaux mots sont flou-

tés, étouffés, amortis. On peut voir la lumière. Elle fait un son

doux, filtré par la vitre fumée. La feuille morte du platane qui

vient s’échouer au milieu des essuie-glaces caresse le pare-

brise dans un frôlement très doux. La bille du crayon qui cava-

le ou qui traîne sur le papier, se fait entendre un peu, parfois

couverte par la main qui frotte en projetant son ombre.

– L’ombre des bruits –, c’est un peu ça, quand on est

dans la voiture. L’avion Toulouse-Paris de 14 h 30 qui trace

dans le ciel s’impose tout de même. La passante du samedi

piquée sur ses talons trop hauts, trop neufs, la démarche

entravée par la jupe trop courte et par la sensation du vent

froid le long des jambes à peine vêtues d’un voile de collant

me dit qu’il y en a une qui est dehors. Pétarade de la moby-

lette neuve, dans la grand-rue.

Écouter, prendre le temps de nommer les bruits : une

méthode éprouvée de ramassage personnel. Une fois ras-

semblé, on se rentre dedans, on est enfin présent là où l’on

est. Sensation de globalité, d’entièreté (pour parler comme

certains). Je suis une grande oreille avec une petite main

dans le creux du pavillon, qui griffonne des mots décousus.

Il ne ferait pas si déplaisant dehors, je ressortirais de mon

havre tiédi par le soleil pâlot de novembre. Je ne serais plus

qu’un silence au milieu du vent. Sensation de silence mal-

gré le ronron du moteur de la bagnole qui erre à la recher-

che d’une place de parking. Jouissance de l’espace préser-

vé, abri contre les courants du vent et les regards obliques

des passants. Le silence noyé de bruit. Confort. Solidité.

Ancrage. Qualité.

Si je savais, j’écrirais le silence. Porteur de l’essen-

ce des événements. Le silence assourdissant de certains

à certains moments : quelle plus belle reconnaissance de

l’importance et de la richesse infinie des silences ? Suprême

privilège qui ne s’achète pas : vivre en silence. Écran blanc

surpeuplé du silence quand on sait l’écouter. Apprentissage

rare du monde et de soi-même.

J’imagine qu’en enfer, on ne pourra pas se fermer les

oreilles à l’horreur du bruit qui submerge ; quant au silence

des sourds, on dit bien qu’il est absence au monde ???

Le silence n’existe pas, on me l’avait bien dit…

Catherine de Lagabbe

Se glisse, s’élance, se serre et se desserre

L’Incessant s’est levé, avaleur, dévaleur,

grand arpenteur des signes déliés. L’esprit s’étire

A l’oreille, légère ligature où le sens s’esclaffe

Psalmodie des roseaux

Le rythme à peine prononcé secoue le souci

du style

Séquencer l’incessant : sauvage partition

des phrases où, du vent, le secret s’invente et va

desserré serré

Geneviève Rojtman

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Je ne cours pas.

Je marche.

Je marche vers le silence de ce que l’on n’entend pas.

Entre deux vents sur d’autres pas.

Pas à pas,

petits pas après l’autre pas.

J’écoute,

entre deux bruits l’autre bruit,

entre deux choses.

J’écoute,

Entre deux silences un temps mort,

entre autre chose.

J’entends la lettre A

Elle sort. Se forme. Se dit.

Je contourne l’arrondi

de la bouche,

là,

où les sons se débouchent,

se bougent,

se bouchent,

Accouchent.

J’entends TOMBER

se SAUVER

se LIBERER

se DESAGREGER.

Je sens l’aigu de la gravité.

Je ne cours pas.

Je marche.

Pas à pas,

Petits pas après l’autre pas.

P.S. Veuillez avoir l’obligeance de bien vouloir fermer cette

porte à l’entrée et à la sortie de l’église, à cause des pigeons

qui entrent, qui perturbent les messes, et salissent.

MERCI.

Marie-Claude Denjean

Ont participé aux ateliers recherche de ce trimestre :

Annie AGOPIAN, auteur jeunesse, animatrice • Aline ANDREU, animatrice café culturel Folles Saisons (Toulouse), formation ALEPH

• Philippe BERTHAUT, écrivain et animateur de l’Atelier Recherche • Marie CARRÉ, animatrice au Cercle Laïque de Bonnefoy (Toulouse)

• Christiane CASSAIGNE • Christine CLOT-BONACHERA, animatrice, formation au D.U. de Montpellier • Nicole COMOLLI, animatrice

à la bibliothèque de Cazères (31) • Céline DAYAN, animatrice à l’association Citrouille (Cahors), formatrice Art Cru • Marianne

DELMAS, animatrice au Centre Artistique le 57 (Toulouse) • Catherine de LAGABBE, animatrice à Rieux-Volvestre (31) • Alain

DELJARRIE, psychologue et co-animateur d’ateliers avec Muriel Romana à la librairie Privat (Toulouse) à Revel (31) • Catherine de

MALET, animatrice (Aude), formation au D.U. de Montpellier • Marie-Claude DENJEAN, animatrice à l’Espace St Cyprien (Toulouse)

et à l’association « Mille et une feuilles », formation ALEPH • Karen DUTRECH, animatrice, formation CICLOP • Sylvie GASTON, pro-

fesseur des écoles, Tournefeuille (31) • Christian GLACE, animateur au Centre d’hébergement de La Maison des allées (Toulouse) •

Margit GIRARD, formatrice en Français Langue Étrangère à « Parole expression » (Toulouse) • Valérie GRIFFI, directrice de la Boutique

d’Écriture du Grand Toulouse • Lionel HIGNARD, écrivain, animateur à Fonsorbes (31), formation au D.U. de Montpellier • Martine

IMHOFF-MARC, animatrice (Toulouse), formatrice, formation ALEPH • Cécile JANICKE, animatrice à l’association le Filmotgraphe,

Pinsaguel (31), professeur des écoles, formation Art Cru • Myriam LAFFONT, journaliste de formation et animatrice de l’association

In & Octavo à Cugnaux (31) • Catherine MANUEL, animatrice association les ateliers de la Coquille (Toulouse), formation au D.U. de

Montpellier • Gérard LAPAGESSE, auteur polar et animateur, formation Boutique d’Écriture du Grand Toulouse • Christian LE BARS,

animateur à la Mjc Roguet et au café l’Auberginal (Toulouse) • Hans LEYMARIN, animateur association Philémon - Maison de la phi-

losophie (Toulouse) • Nathalie MARTY, animatrice à la Clinique de Castelviel (31) • Catherine MOREAU, auteur jeunesse, formatrice

en FLE (Université de Toulouse le Mirail), a suivi des ateliers avec Oulipo et ALEPH • Fabienne RINAUDO, éducatrice spécialisée, ani-

matrice d’ateliers • Muriel ROMANA, romancière, animatrice d’atelier à la librairie Privat (Toulouse) et à Revel (31) • Danielle

ROJTMAN, enseignante de Lettres Modernes • Geneviève ROJTMAN, animatrice, association Toulouse Action Chanson, D.U. de

Montpellier • Sandrine SANCHEZ, animatrice à l’association Dédale (Toulouse), formation Art Cru.

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note(s) #04

#04 - Janvier 2004 - treize

Des mots en l’air : écriture et lectures radiophoniquesLe projet de création 2004-2005 de la Boutique d’Ecriture du Grand Toulouse…

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Enseignante à l’Université

de Grenoble depuis 1970,

j’y ai dirigé un centre de

recherches, le CEDITEL

(Centre de recherche en

Didactique et Théorie du

Texte et du Livre), qui s’in-

téressait à toute la chaîne

de production du livre. J’ai

d’abord soutenu une

thèse de 3ème cycle, en

1979, qui consistait en

une approche sociocritique de Robbe-Grillet et du

Nouveau Roman (la manière dont le Nouveau Roman

interrogeait la critique traditionnelle…). Ce travail m’a

amenée à réfléchir sur ces écritures qui a priori nous tom-

bent des mains…

Il s’agissait, pour les lire, de se construire des attentes dif-

férentes. On aime ce que l’on connaît déjà, ce que l’on

reconnaît. Or, ce plaisir de reconnaissance ne fait pas

avancer la connaissance… Mais il y a d’autres plaisirs :

ceux qui sont à conquérir et nécessitent un effort supplé-

mentaire. Cela rejoint les catégories de Freud : celle du

plaisir immédiat où une attente, parce que comblée, pro-

cure le plaisir, et celle du plaisir différé, celui que l’on va

conquérir grâce à une démarche qui comporte peut-être

des phases moins plaisantes mais que l’on traverse parce

que l’on sait qu’au bout…

LIRE : DE L’INTUITION A LA THEORISATION

Agrégée de Lettres, j’ai pourtant été en échec devant ces

textes du Nouveau Roman… J’ai donc lu d’abord tout ce qui

s’écrivait là-dessus, bien souvent sans avoir rien compris

au début. Je lisais Julia Kristeva, par exemple, une fois

sans rien comprendre, une deuxième fois en en compre-

nant un peu plus… Là, je me suis dit qu’en relisant le début

je comprendrais un peu plus encore. C’est ce que j’ai fait

et cela m’a donné une leçon : le texte construit à mesure

la compétence de son lecteur, le texte étant lui-même son

propre dictionnaire. C’est une chose importante pour les

ateliers d’écriture : on peut lire sans comprendre. C’est en

lisant sans comprendre qu’on va comprendre… On serait,

sinon, quasiment toujours désarmé.

Mon travail sur Robbe-Grillet devant la critique m’a ame-

née à penser que ces textes étaient fait non pas pour que

je m’intéresse à l’aventure du héros (ce « héros » inexis-

tant, médiocre, à qui il n’arrive rien d’intéressant) mais à la

manière dont c’était écrit, dont ces récits évoluaient, s’in-

terrogeaient sur la révolution, de façon explicite souvent,

dont ils me désarmaient, moi lectrice, un peu comme

Diderot dans Jacques le fataliste. Je retrouvais la moderni-

té de Diderot, du même coup, dont je n’avais pas vraiment

compris pourquoi on me disait que c’était un écrivain

« moderne » du XVIIIème siècle… C’est une réflexion

constante sur le texte intégrée au texte.

Qu’est-ce qu’un texte, finalement ? Comment c’est fait ?

Qu’est-ce que l’usage artistique du langage ? : telles sont

les questions que je me suis posées à ce moment-là. Je

crois qu’encore actuellement un étudiant de Lettres peut

traverser ses études littéraires sans être capable d’y

répondre… En quoi est-ce que l’usage artistique du langa-

ge est différent de l’usage ordinaire ? Comment peut-on

théoriser ce qui est perçu intuitivement ? En général, on a

autant de réponses que de personnes… : aucune construc-

tion justifiée par des recherches un petit peu sérieuses.

Mon premier atelier d’écriture remonte, je crois, à 1978.

C’était déjà cela qui m’intéressait. C’est en 1989 que j’ai

soutenu ma thèse d’État à l’université de Paris VIII,

L’Écriture du texte, théorie, pratique, didactique qui

répondait à ces questions. Elle comporte une partie théo-

rique (trois-cents pages), une deuxième de lectures de

textes d’écrivains, élaborée en même temps que la partie

théorique, et une troisième de propositions didactiques,

sur l’atelier d’écriture, concernant des publics en appren-

tissage. En annexe : des entretiens avec des peintres, des

écrivains, ainsi qu’un roman de deux-cents pages où il me

semblait que pouvait se contrôler une partie des proposi-

tions théoriques élaborées dans la première partie.

Le contrôle de la pratique est important : le discours sur …

c’est une chose mais il faut quand même la résistance de la

pratique pour que l’on puisse affirmer si oui ou non ça tient

la route…

L ’ A t e l i e r R e c h e r c h e d e l a B o u t i q u e d ’ É c r i t u r e d u G r a n d T o u l o u s e

Décembre 2003

Produire un objet d’art avec des mots

Invitée de l’Atelier Recherche : Claudette Oriol-Boyer

inv

ité

e

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note(s) #04

#04 - Janvier 2004 - quinze

J’ai fondé aussi une revue pour que paraissent les textes

que je voulais soutenir : Texte En Main (TEM). Elle présen-

tait à la fois des textes d’écrivains, des textes théoriques

sur l’écriture et des propositions d’écriture.

J’ai animé énormément de stages de formation des ensei-

gnants de Français en essayant de les convaincre qu’ils

n’étaient pas que des professeurs de lecture mais aussi

des professeurs d’écriture de textes littéraires, que l’on

avait les moyens de passer à ça.

Un écrivain peut être, aussi, théoricien de l’écriture, un

autre, en revanche, peut avoir tout compris, de manière

intuitive, inconsciente, mais ne peut le dire. Dans tous les

cas cela ne change pas : l’objet produit peut être observé

en tant que tel.

Pendant des siècles, les écrivains ont été ceux qui ont

compris tout seuls ce que c’était que produire un travail

dans le langage qui donne un objet d’art. Au XXème siècle on

peut maintenant espérer que ce travail, souvent implicite

et inconscient, soit effectué de façon explicite et conscien-

te, parce que le savoir sur l’écriture a progressé et qu’on

peut dire autre chose, maintenant, quand on parle du tra-

vail artistique du langage. On peut dire ce qu’on entend

par objet d’art langagier, scriptural…

Un enseignant de français, un animateur qui travaille sur

l’écriture ne travaille pas seulement sur des acquisitions

de langue mais est aussi dans une pratique artistique.

SAIT-ON CE QU’EST LA CRÉATION ARTISTIQUE ?

Christiane Cassaigne : Ne pensez-vous pas que l’œuvre

d’art cela doive rester mystérieux ? Au XXème siècle, juste-

ment, on se rend compte aussi que plus on fait de la

recherche là-dessus moins on le sait. On le voit en art plas-

tique, où chacun y va de sa production, en littérature, où

n’importe quoi est édité… : c’est la perte de repères. Et je

ne crois pas que la recherche donnera de « solution ».

J’espère, même, qu’elle ne la donnera jamais : qu’on ne

tue pas la poule aux œufs d’or ! Pour moi, la production

artistique c’est de l’ordre du miracle…

Claudette Oriol-Boyer : Ce que je voudrais c’est que ceux

qui ont envie de rentrer dans une démarche d’écriture per-

sonnelle et de fabriquer de beaux objets que les autres

vont admirer le puissent. Or, s’ils sont passés par l’école,

telle qu’elle a été pour la plupart d’entre nous, ils sont

quasiment immédiatement en échec. On ne leur a pas

donné les premiers outils de ce qu’on devrait donner à

l’école à ceux qui n’ont pas compris tous seuls ce que

c’était d’écrire et faire un travail d’artiste sur le langage.

L’école ne donne pas ces instruments minimaux pour

entrer techniquement, ne serait-ce que cela, dans ce maté-

riau qu’est le langage et sa manipulation pour devenir un

objet d’art (ce qu’elle a fait beaucoup plus aux Beaux-arts

et dans les Conservatoires de musique). Du coup, cela

entretient un clivage dans la population, avec les écrivains

d’un côté et les non-écrivains de l’autre, et on justifie le

statut des écrivains par leur « don » : c’est une élite, qui a

le « génie »… un « don », c’est-à-dire ce qui ne s’apprend

pas, donc. On entre alors dans une pensée qui est celle

que j’ai refusé, et nous sommes là en opposition sur le

plan idéologique, c’est vrai : c’est celle de la fatalité de la

médiocrité et la non-démocratisation du savoir-produire-

un-objet-d’art-avec-des-mots. J’ai voulu travailler pour

que l’école, où tout le monde passe, soit ce lieu où se

démocratisent les savoirs, que certains ont, à leur insu

parfois, mais aussi de façon explicite… J’ai donc voulu

faire œuvre de démocratisation d’un savoir, qui est un

savoir-faire. Ce qui ne veut pas dire qu’après ça va venir

tout seul, automatiquement. On aura des outils (comme

on sait utiliser l’encre, le pastel, etc.), mais si on n’y passe

pas beaucoup de temps de vie, si ce n’est pas un choix de

vie, on n’ira pas plus loin que des « gammes »…, le manie-

ment de ces outils.

Philippe Berthaut : Ce qui ne casse pas la part de mystè-

re, de tout alliage, de tout travail artistique…

Claudette Oriol-Boyer : Plus on comprend de choses, plus

on sait ce qu’on n’a pas encore compris… On fait reculer

les limites, on avance à la fois dans le savoir et le non-

savoir.

Christiane Cassaigne : Je crois que cela n’enlève rien au

principe de démocratie d’admettre que quelqu’un peut

passer des heures à travailler le piano sans pour autant

devenir un grand interprète… Qu’il y ait des gens excep-

tionnels, qui ont « quelque chose » que d’autres n’ont

pas, il faut le reconnaître.

Claudette Oriol-Boyer : Il ne s’agit pas d’aligner tout le

monde au même niveau mais de faire en sorte que chaque

individu aille au plus haut de ses possibilités. Pour lui-

même. Je ne suis pas dans un système concurrentiel.

Christiane Cassaigne : Votre travail de recherche serait

donc parvenu à déterminer ce qui fait qu’une écriture est

un travail artistique de la langue ?

Claudette Oriol-Boyer : Oui, sans aucun doute, quels que

soient les textes, je peux montrer s’il y a travail artistique

du langage ou pas…

SAVOIR LIRE POUR ÉCRIRE : DE LA LECTUREFUSIONNELLE AU DISCOURS CRITIQUE

Je voudrais continuer en vous donnant quelques lignes de

fond sur ce qu’est un objet d’art scriptural et sur ce qu’est

lire et écrire, les positions que l’on a dans ces deux activi-

tés étant tout à fait comparables...

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La position de lecture la plus répandue est la position

fusionnelle, celle où le lecteur s’identifie au personnage.

C’est ce qui donne à l’enfant, par exemple, l’envie de conti-

nuer sa lecture. L’histoire est racontée avec des mots mais

ces mots sont immédiatement échangés contre les choses

du monde qu’ils désignent. Ici, le mot et la chose ne font

qu’un. On l’encourage lorsqu’en lui montrant un livre on lui

demande « et ça qu’est-ce que c’est ? » : on l’invite à

échanger un dessin ou un mot contre la chose qui est

convoquée. C’est la fonction référentielle du langage, un

fonctionnement de base, celui qui est privilégié, et qui ne

distingue pas les différentes matières. L’enfant aura envie

de continuer à lire ces histoires qui lui procurent l’impres-

sion que son univers s’agrandit. Le monde des mots

confondu avec le monde existant, lire c’est vivre : c’est une

ouverture sur des vies plus satisfaisantes que la vie réelle...

Cette position, qui fait la passion du livre, est celle que

l’on retrouve chez les adultes qui ne vont plus à l’école. On

va les voir lire ces livres, les plus vendus dans le monde

entier, ceux de la collection Harlequin, qui offrent, le

temps de la lecture, une vie plus satisfaisante que celle

qu’on est en train de vivre… (rires). Cela procède d’une

envie de s’évader : par lecture interposée, on va « vivre »

des aventures amoureuses (qui finissent bien, comme

dans les livres pour enfants).

Une lectrice qui avait compris que lire ça n’est pas vivre

(on ne vit pas vraiment, dans le réel, ce qu’on a lu) avait

décidé de vivre une aventure Harlequin. Elle s’est donc

inscrite à une croisière… N’y ayant pas rencontré l’homme

de sa vie, elle était furieuse : cela lui avait coûté cher, évi-

demment, et pour rien. Elle avait en quelque sorte été

trompée sur la marchandise ! Normalement la vie aurait dû

être pareille que dans les livres… Elle se contente mainte-

nant de lire les romans Harlequins : « c’est moins cher et

on n’est pas déçus »…

Cette lecture, qui n’est pas mauvaise en soi, puisque c’est

elle qui donne envie de lire, si elle est la seule en pra-

tique… vous voyez où elle peut aboutir ! Puisqu’on échan-

ge ce qu’on lit contre ce qu’on vit on ne regarde pas ce

qu’on a entre les mains comme un objet de langage. Et,

donc, on n’imagine pas qu’on peut le produire. Cela n’est

pas considéré comme un objet fabriqué : le texte apparaît

comme « naturel ».

Mais il y a des cas où l’on est obligé de changer de posi-

tion de lecture… Lorsque, par exemple, vous regardez un

film d’horreur : vous ne pouvez pas vous identifier ! Pour

pouvoir supporter de le voir il faut se dire « c’est pas vrai,

c’est un film ». On se met donc là à le considérer comme

un produit. On est dans une position fusionnelle de

second degré : je peux me permettre de me tenir à distan-

ce comme de me laisser embarquer…

Dans le cas d’un reportage… Il ne s’agit pas de fiction

puisque c’est présenté comme le vrai du réel. En tant que

récepteur on ne peut donc plus se dire que c’est du cinéma.

Mais le reportage est insupportable, que fait-on pour se

protéger ?

On est obligé de se dire que c’est un discours sur le réel,

que ça n’est pas forcément le réel, celui qu’on aurait vu si

on y avait été… C’est donc une construction, un regard sur

le réel. Je dois faire un travail, en tant que spectateur, qui

me conduit à pointer ce avec quoi je suis d’accord ou pas.

J’ai alors un discours critique.

On est ainsi sollicité régulièrement pour passer de la posi-

tion fusionnelle à cette position distanciée, celle où l’on

s’identifie à celui qui a produit le texte, ou le film. Dire

« j’aurais préféré que cela soit plutôt comme cela » nous

met déjà dans la position de celui qui fait, qui se pose ces

problèmes-là. C’est le premier pas vers la prise de pouvoir-

produire. Ainsi, lorsqu’elle vise un apprentissage, une

bonne formation à l’écriture ne peut-elle se dispenser de

cultiver cette position distanciée qui, seule, permet de dire

« c’est un objet de langage ».

Il faut aussi noter que cette position fusionnelle existe

chez celui qui va écrire : « le texte que j’écris, c’est moi ».

Cette position mène à la catastrophe en atelier. On se met

en position de fragilité perpétuelle et de rejet de toute

remarque venant d’autrui. Si, en atelier d’écriture, on ne

met pas en place des stratégies de façon à ce que l’objet

qu’on est en train de produire soit bien considéré comme

objet et non pas comme faisant corps avec le sujet, on va

passer à côté de tout ce que le regard des autres peut

apporter. La protection des participants passe par la mise

en place de ces pratiques d’écritures qui laissent de la

place à la distanciation. Concrètement, prenons une consi-

gne qui ne suscite pas de distanciation et une autre qui la

permet : lorsque je dis « écrivez votre portrait à partir des

lettres de vos nom et prénom », je suscite une position

non-distanciée ; mais si je dis la même chose en précisant

que le portrait peut être « réel ou imaginaire », personne

ne saura ce qui est vrai ou faux et cela donne toute liberté

au scripteur. L’écrivain Jacques Séréna, lors d’une de mes

universités d’été, avait donné une consigne très intéres-

sante de ce point de vue : « racontez un souvenir d’enfan-

ce une fois vrai, une autre fois faux, ensuite vous mettez

les choses dans l’ordre que vous voulez… ». On ne s’expo-

sait pas aux autres sans reconstruire à l’instant même ses

protections… Surtout lorsqu’on travaille avec des enfants

il ne faut pas donner aux autres de pouvoir sur la person-

ne qui a envie de se dire…

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Le « Je me souviens », de Perec, donne des choses très

intéressantes. En atelier on convoque des souvenirs per-

sonnels mais aussi ceux d’une époque. C’est une piste de

travail avec les personnes âgées. J’envoie tous les jours à

mon fils un souvenir d’enfance… Mais pour écrire je me

suis posé la question : « est-ce que c’est intéressant pour

quelqu’un d’autre que mon fils ? » On n’est plus là dans

l’écriture fusionnelle. Lorsqu’on se pose cette question on

sort de cette espèce de jet spontané de son intériorité…

Geneviève Rojtman : On écrirait donc en pensant à l’inté-

rêt que les autres peuvent avoir à vous lire ?

Claudette Oriol-Boyer : C’est ce que je dis, en effet. Ce que

j’écris pour une personne particulière va être sélectionné

seulement si ça peut en intéresser d’autres aussi. Le fait

même d’envisager d’autres destinataires modifie quand

même la position trop fusionnelle par rapport à ce qu’on

écrit, me fait poser d’autres questions.

Des réseaux de thématiques vont se mettre en place, les

choses qui reviennent vont structurer le texte, autrement

qu’une mémoire, sur des retours rythmés, architecturés,

sur quelques réseaux qu’on a choisi de privilégier. C’est ce

qui va faire que c’est un vrai texte, ce qui va lui donner son

unité. Avec les personnes âgées on doit pouvoir trouver

des consignes d’écriture qui leur permettent de faire ce

genre de choses : pouvoir détecter, au fur et à mesure,

quelles sont les lignes de force de leurs souvenirs pour

qu’elles fassent ensuite arriver consciemment des souve-

nirs qui se rattachent à telle sphère, à telle autre, puis

qu’elles architecturent tout cela d’une certaine manière…

On est loin d’avoir expérimenté encore tout ce qui peut

être fait dans ce domaine là.

DU NON-SAVOIR AU SAVOIR : LE PASSAGENÉCESSAIRE PAR L’ACQUIS INCONSCIENT

Il va donc s’agir de produire un objet d’art, c’est-à-dire un

produit artificiel, de ars, en latin, « technique »… Dans La

Distinction, Bourdieu qui montre, entre autres, que selon

la classe à laquelle on appartient on a les mêmes goûts

culturels que les autres, dit une chose importante : le

monde est fait d’objets « naturels », qui ne doivent rien à

la main de l’homme (les pâquerettes de la prairie, par

exemple), et d’objets « ouvrés », c’est-à-dire fabriqués. Il

met au nombre des objets fabriqués deux sortes d’objets,

les objets fonctionnels et les objets d’art. Ces derniers ne

sont pas le résultat d’une spontanéité agissante de la

nature. Cela s’oppose à toutes les idées reçues. Les objets

fabriqués sont le résultat d’apprentissages, autodidactes

ou hétérodidactes : on ne sait pas parler si on n’a pas

appris à parler (L’Enfant sauvage le montre bien)… C’est

de l’acquis. Entre l’inné et l’acquis le problème demeure

toujours et il faut poser une catégorie, celle de l’acquis

inconscient. Ce qui est souvent confondu avec l’inné…

Plus on fait reculer les limites de l’inné, plus on fait œuvre

« démocratisante ». Par principe, j’essaie toujours de

chercher dans ce que quelqu’un sait faire ce qui peut être

de l’ordre de l’acquisition. Je ne m’en remets à l’inné que

lorsque vraiment j’ai épuisé toutes les ressources de l’ap-

prentissage. Il n’y a pas de « source », il y a de l’acquis

inconscient, un apprentissage à son insu.

Philippe Berthaut : Dans l’acquisition du langage, c’est

aussi la capacité à créer des images, à créer des métapho-

res, sans le savoir soi-même parce que c’est déjà dans le

langage…

Claudette Oriol-Boyer : Un enfant qui va rendre réguliers

les verbes irréguliers… c’est la preuve qu’il a compris le

système. Lorsqu’il dit « je venis », par exemple, on voit

bien qu’il a assimilé des règles. Mais il n’est pas capable

de dire ce qu’il fait. Il n’a donc pas de capacité méta-

linguistique. C’est cela qui est très important dans le sché-

ma de l’apprentissage : on a une zone de non-savoir d’un

côté, une zone de savoir de l’autre et, entre les deux, une

zone tampon (que l’on va retrouver théorisée chez de nom-

breux théoriciens de domaines différents), une zone de

transition, que j’appelle le savoir inconscient. Tous s’ac-

cordent pour dire qu’on ne peut passer dans la zone du

savoir conscient qu’à partir de cette zone tampon, qu’on

ne passe jamais du non-savoir au savoir. Si bien qu’une

formule célèbre dit « on n’apprend que ce que l’on sait

déjà »… C’est la vie qui nous met là, dans cette zone de

l’apprentissage inconscient, lorsqu’on ne peut nommer ce

que l’on sait, passer au stade abstrait, conceptuel. Et le

passage à l’école pose problème parce que l’on passe

dans un monde où l’on va vous nommer des choses qui

sont de l’ordre d’un savoir-faire. On passe à l’ordre du

savoir-dire.

À partir du moment où l’on sait nommer ce qu’on sait faire

on sait reconnaître la parenté entre deux choses qu’on sait

faire dont on n’avait pas vu la parenté… : si je sais ce

qu’est une métaphore, je vais voir que toutes les méta-

phores que je vais rencontrer appartiennent au même

mécanisme. Si je n’ai pas de mots pour désigner ce méca-

nisme-là, je ne vais pas le reconnaître d’un texte à l’autre.

Céline Dayan : Il me semble pourtant que l’on peut com-

prendre sans nommer, en tout cas faire le lien entre les

choses…

Claudette Oriol-Boyer : Tant que vous ne pouvez pas les

nommer vous ne pouvez pas les manipuler. Vous allez cer-

tes faire des métaphores, pouvoir copier la métaphore de

l’écrivain que vous venez de lire, mais vous ne saurez pas

faire fonctionner le mécanisme pour pouvoir le remplir de

différentes manières. Lors d’une des formations que je

suis allée faire au Maroc, avec des arabophones, des ani-

mateurs marocains d’un atelier « remédiation », en fran-

çais, sont venus me trouver en me demandant pourquoi ils

note(s) #04

#04 - Janvier 2004 - dix-sept

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n’arrivaient pas à faire comprendre les homophones aux

enfants. La première question que je leur ai posée était :

« est-ce qu’il y a des homophones en arabe ? ». Puisque

c’est là, dans leur langue maternelle, que se fabrique leur

savoir inconscient… Or, il n’y en a pas. Et donc rien dans

cette zone du savoir inconscient, celle du savoir-faire. Par

conséquent, d’après toutes les théories que je connais-

sais, on ne pouvait pas passer du non-savoir au savoir. La

re-médiation consistait à partir du français, à faire mani-

puler, en français, des textes faits exprès, comportant des

homophones, jusqu’à ce qu’ils prennent conscience qu’ils

manipulaient des mots qui se ressemblaient mais qui ne

voulaient pas dire la même chose. Il fallait qu’eux-mêmes

fassent cela, le mettent dans leur savoir inconscient, pour

qu’à un moment donné ils soient près à entendre les mots

que l’on peut mettre là-dessus. Tant que les enfants n’a-

vaient pas l’expérience intérieure et inconsciente de ce

savoir-faire les animateurs ne pouvaient pas leur montrer

et leur dire « ça, c’est des homophones ».

L’USAGE ARTISTIQUE DU LANGAGE : LE RETOUR REGLE DU SEMBLABLE

Dans la première topique de Freud on retrouve l’incon-

scient, le pré-conscient et le conscient. On ne peut accéder

à la conscience que de ce qui est passé dans cette zone de

pré-conscient. Dans la psychanalyse on travaille sur ce

passage-là. Chez des psychologues cognitivistes comme

Lev Vitgosky*, descendant de Piaget, cette zone s’appelle

« zone proximale de développement ». Il faut donc se rap-

peler que lorsque les participants d’un atelier n’ont pas de

pratique de tel ou tel savoir-faire il faut d’abord en passer

par là avant de les mettre dans l’ordre de la conceptuali-

sation de ce savoir-faire. Si, en même temps, on ne les met

jamais dans cet ordre de la conceptualisation le savoir ne

sera pas acquis. Le savoir est acquis quand on sait nom-

mer ce qu’on sait faire. On va beaucoup plus loin. Un écri-

vain qui se contente de son savoir-faire, qui ne théorise

pas ce savoir-faire, ira moins loin dans sa pratique que

celui qui en prend conscience. Ceci étant dit par rapport à

lui-même, et non par rapport aux autres écrivains…

Certains écrivains écrivant la même chose toute leur vie,

exploitent le filon qu’ils ont trouvé et ne le dépassent pas.

Une œuvre d’art est un travail de rimes, mais qui ne s’exer-

ce pas seulement sur la fin d’une ligne, comme dans un

poème, mais sur tout élément du langage qu’on utilise.

Jakobson parle à ce sujet de « pratique généralisée de la

rime », la rime étant tout ce qui fait retour dans un rapport

de ressemblance. Si je vois revenir un même thème, j’ai

des rimes thématiques, une même structure syntaxique de

phrase, des rimes syntaxiques, une même structure ryth-

mique, des rimes rythmiques, etc. Une rime est un rapport

de ressemblance qui se met en place, mais pas n’importe

où : c’est, en fonction du choix d’unité de mesure, toutes

les x syllabes. C’est réglé. C’est le retour non pas de

l’identique mais du semblable, avec une partie semblable

et une différente. C’est de l’ordre de la variation. Un objet

d’art va se construire comme un poème, même en prose.

Ce retour réglé produit une architecture. C’est ce qui diffé-

rencie l’objet d’art du langage ordinaire. Dans le langage

ordinaire, les éléments qui se ressemblent reviennent

n’importe où, n’importe comment. On ne peut pas trouver

de règle du retour du Même. Parce qu’il y a recherche et

technique un objet d’art présente, lui, ces régularités,

quelles qu’elles soient. Ça n’est pas aléatoire.

LE HASARD, LA TROUVAILLE ET L’ALÉATOIRE

Christian Glace : Vous donnez une vision de la création

artistique qui se réduit à une analyse a posteriori, qui cor-

respond malheureusement à une réalité (que vous avez

trouvé dans la littérature que vous avez étudiée et qui se

retrouve beaucoup aujourd’hui, que ce soit dans les arts

plastiques ou la littérature), qui ne rend pas compte du

principal, qui a été beaucoup étudié par les Surréalistes, qui

est l’effet de hasard. Vous semblez dire que l’objet d’art est

une production maîtrisée du début jusqu’à la fin. Les rimes

c’est aussi des associations de mots qui n’ont rien à faire

l’un avec l’autre, le produit d’un hasard, qui est issu d’un

grand savoir-faire, sans doute, mais qui n’est pas maîtrisé…

Martine Imhoff-Marc : Cela me renvoie à ce que j’essaie

de mettre en place dans mes ateliers à partir de Langage-

Tangage, de Leiris. Dans la deuxième édition il a fait

suivre son texte d’un essai sur sa pratique… : on est dans

le lapsus freudien, qui appartient à cette zone de précons-

cient dont parle Claudette Oriol-Boyer, et on voit comment

un écrivain comme Leiris, qui travaille beaucoup à partir de

l’ethnologie et de la psychanalyse, arrive, dans son systè-

me d’écriture, à faire que la déconstruction, à la fois pho-

nétique et sémantique (en associant différemment les

mots, en leur donnant d’autres définitions), amène à cette

autre phase que nous avons vu, celle de l’exploitation lit-

téraire. C’est vraiment là décrit ce passage du lapsus,

inconscient, au travail sur le langage de l’artiste.

Marie-Claude Denjean : En ce qui me concerne, je n’ai pas

du tout ce regard théorique et technique sur l’art…

Christian Le Bars : Ce que Christian Glace appelle le

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hasard, c’est la « trouvaille ». Et effectivement, il y a de la

trouvaille quand on écrit. Cette nouveauté crée une nou-

velle variation, mais ça ne contredit pas l’organisation

d’ensemble. Proust écrit le premier tome de la Recherche

en ayant une idée vague de la suite et il compare le pre-

mier tome au premier mouvement d’une symphonie en

ayant une vision en puzzle, les autres livres étant des mor-

ceaux de ce puzzle qu’il va peu à peu rassembler. Au cours

de l’écriture il est évident qu’il a fait des trouvailles, trou-

vé des choses auxquelles il n’avait pas pensé, a priori,

mais qui viennent s’inscrire dans l’ensemble.

Philippe Berthaut : Si l’on resitue par rapport aux ateliers

d’écriture…, on est effectivement avec des gens qui ont des

capacités qu’ils découvrent peu à peu, quand il faut traver-

ser toutes les relations de méchanceté envers soi-même,

etc. pour réchauffer ce qui, en effet, est inconscient, mais

qui est là. Après, ce qui est de l’ordre de l’écriture et de la

création c’est un autre espace et personne ne dira que ce

n’est que de la technique. C’est bien par rapport à soi-

même. On peut être un très bon technicien et faire des liv-

res médiocres et n’être pas forcément technicien mais être

génial. Ce n’est pas un jugement, une comparaison de deux

personnes. Le poète Jean Malrieu, par exemple avait décidé

d’écrire un livre avec seulement deux-cents mots : son

choix était celui-là, de se limiter à cela.

Danielle Rojtman : Pour la modernité l’aléatoire est un

outil, un concept. Par rapport à l’écriture codifiée des

grands rhétoriqueurs on est beaucoup moins enfermé

aujourd’hui... Pourtant, on dit « aléatoire » comme si c’é-

tait de l’ordre du divin, alors qu’on le pratique… On dirait

qu’à reconnaître cela ça perd de sa dignité ! Il s’agit néan-

moins d’une production de l’esprit, d’un art, c’est-à-dire

d’une technique au service des productions de l’esprit.

Que l’on soit écrivant en atelier ou un grand écrivain, c’est

cela qu’on manie : l’aléatoire n’est qu’un outil conceptuel

qui a ouvert incroyablement le champ de la création.

Muriel Romana : Lorsque j’écris mes romans, je prépare

énormément la structure. Au cours de l’écriture il arrive

très souvent que les personnages commencent à vivre par

eux-mêmes et que ça prenne une autre voie… Justement,

dans ce travail préparatoire, la concordance entre ce tra-

vail théorique et l’« histoire » est souvent une zone qui

n’est pas facile à trouver…

Claudette Oriol-Boyer : Absolument. Quand on veut tra-

vailler dans le langage, on a le choix entre deux zones de

travail, celle du sens, du signifié, et celle de sa trace, le

signifiant. On travaille sur ces deux fronts. Le signifiant

existe, sur la page, et le signifié aussi pour celui qui connaît

la langue. Plus on va travailler les effets de sens et le signi-

fié moins on va pouvoir travailler les effets de signifiant, en

général. Plus vous faites du sens moins vous arrivez à tenir

le pari d’établir des relations de « rimes » comme on l’a vu

tout à l’heure. Inversement, si l’on veut travailler dans le

signifiant on va perdre le sens, parce que pour mettre deux

mots qui se ressemblent l’un à côté de l’autre on va écrire

n’importe quoi… La réussite d’un texte se perçoit à un

moment donné lorsque les deux niveaux ont été travaillés

ensemble et que plus on en a fait dans le domaine du signi-

fiant plus on voit que ça apporte quelque chose au sens…

Il faut donc toujours penser que lorsqu’on prend des déci-

sions sur une dimension du langage (le signifiant) ça doit

forcément avoir des conséquences sur l’autre (le signifié).

Il faut pouvoir en tirer les conséquences pour écrire. Une

fois qu’on a vu les conséquences sur le plan du signifié il

faut revenir sur le choix des mots qui ont mis en route, on

fait des ajustements si cela ne nous satisfait pas, jusqu’à

ce que tout marche bien dans le même sens, pas à pas. De

là naît le plaisir incroyable à lire un texte où tout marche

ensemble… J’ai écrit un texte où il s’agissait de l’accord du

participe passé, quand, entre le masculin et le féminin c’est

le masculin qui l’emporte… Cette constatation, de « pure

langue », me suggère des rapports homme-femme, forcé-

ment (ce sont les conséquences sur le signifié). Donc, j’ai

essayé d’écrire un texte dans lequel je fais accorder des

participes passés tantôt avec le masculin, tantôt avec le

féminin, en mettant à chaque fois deux sujets. Conséquen-

ce sur ce que je vais raconter : c’est l’histoire d’un couple

qui essaye de rétablir l’équilibre des rapports de pouvoir

entre homme et femme… « Dominique et Dominique

s’étaient aimés puis mariées… ». La chute : « les traditions

étaient plus fortes… car rien ne peut changer la grammaire

traditionnelle des rapports ».

En ce qui concerne le « hasard »… Il existe un livre de

Calvino qui s’appelle La Machine Littérature qui explique

qu’avec tous les essais que faisaient les surréalistes

(cadavres exquis) ou que font, finalement, les ordina-

teurs… quelque chose qu’on aurait bien voulu écrire naît

que rien ne nous empêche de reprendre à notre compte :

le hasard est une force de proposition à partir de laquelle

on trie, en fonction du projet personnel d’écriture. On a

des pépites qu’on peut faire siennes, travailler…

Pour revenir sur le lapsus… On dit « ah ! les enfants, quel-

le imagination ils ont ! » On dira qu’un enfant est un artis-

te et qu’il perd, après, sa capacité. Par exemple, lorsque je

sers à mon fils un artichaut et qu’il me dit « mais il est

froid ! » Bon mot qu’un poète aurait pu écrire… Mon fils

est-il poète ? Il est « poète » par incompétence langagiè-

re : il entend les mots dans les mots, connaît « chaud » et

ne connaît pas « arti ». Il y a tout ce jeu de l’enfant qu’il

pratique par incompétence et que l’adulte, lui, va cultiver,

cette fois par compétence. Il va réapprendre à entendre les

mots dans les mots, alors que l’enfant les entend naturel-

lement. On a découvert que dans des sortes de zones sub-

liminales, on entend bien tous les mots dans les mots (que

dans « château » on entend « chat ») et qu’on entend aussi

tous les sens d’un mot, même quand ce n’est pas appro-

prié : par exemple, « avocat » fonctionnera comme « fruit »

mais aussi comme « métier », l’espace d’un instant.

note(s) #04

#04 - Janvier 2004 - dix-neuf

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Les livres, écrits pour des enfants, le sont par des adultes.

Ce n’est pas traiter l’adulte comme un enfant que de le faire

écrire à partir de ces livres, c’est considérer qu’il peut être

en position de les écrire...

À partir d’un texte, soit de Roald Dahl : « Le Petit chaperon

rouge », soit de Rascal et Claude K. Dubois, : « Le Petit lapin

rouge », que donneriez-vous comme consigne d’écriture ?

En groupe, pendant 10-15 mn, vous allez réfléchir à la pro-

position que vous feriez et en retenir une que vous présen-

terez à l’ensemble du groupe.

CRÉATION DE DISPOSITIFS À PARTIR DU TEXTE « LE PETIT CHAPERON ROUGE »

Premier groupe : Il s’agit de dérailler...

- À partir de plusieurs contes très connus, au moins quin-

ze, se mettre dans un état particulier (on peut s’entraîner à

lire avec des sentiments différents, par exemple, et à tra-

vailler ces sentiments-là) et voir à quel moment, sur quel

mot, ça déraille, ça part ailleurs.

- Prendre un conte et donner comme consigne d’inverser

totalement le caractère des personnages, voire l’époque,

les moyens employés.

- Il y a déjà eu de nombreuses versions du Petit chaperon

rouge… : proposer la sienne. Il y a là du travail pour plu-

sieurs séances…

Claudette Oriol-Boyer : Vous nommez donc le procédé de

détournement. La consigne la plus restreinte est « prendre

un conte, inverser les caractères et l’époque », ce qui est

proche du texte que vous avez lu. Si on élargit un peu vous

dites « prendre un conte et le détourner de ses rails », le

détournement est libre, ce qui est difficile à réaliser sans un

apport complémentaire de textes et de savoir car le détour-

nement tout azimuts n’est pas donné en exemple dans ce

conte-là. Cela allonge notablement la phase de lecture avant

de passer à l’écriture. Ce qui peut se faire tout de suite à

partir de ce texte d’appui c’est l’inversion des caractères et

de l’époque.

Deuxième groupe : renverser une structure

- Il y a une structure de renversement proposée. « Le Petit

chaperon rouge déclara… » ; « ce n’est pas le texte… » ; « de

son pantalon sortit… » ; « quelque temps après j’ai ren-

contré… » sont les passages qui articulent le renversement,

et qui pourraient être conservés comme structure permet-

tant d’écrire autre chose. C’est aussi un texte qui présente

un retour de rimes. Ce qui est intéressant c’est qu’il y a dans

le texte même l’inscription de la figure du renversement, du

retour. Il s’agit à la fois d’une variation et d’une vengean-

ce...

- On peut supprimer « Chaperon rouge », « loup », « Mère-

grand »…, tout ce qui renvoie expressément au conte. On

conserve seulement les derniers mots de chaque phrase,

« tiraillement », « temps », etc. et on écrit avec ces mots.

- On supprime une sonorité dans les rimes, par exemple le

son [ã]. Du coup, cela change considérablement car elle

revient tout le temps, le mot « Mère-grand » disparaît, etc.

Claudette Oriol-Boyer : On peut déjà faire une première éva-

luation de ce qui est proposé. Quels sont les buts que l’on

se donne selon les unes et les autres consignes ? Elles n’ont

pas le même sens, pas le même impact, pas le même poten-

tiel,… Pourquoi on va en choisir une et pas une autre lorsque,

animateur, on a tout cela sur la table ? En fonction de quel

projet d’animation du savoir-écrire (puisque tel est l’enjeu) ?

Pourquoi et au nom de quoi je dis oui à certaines proposi-

tions et non à d’autres ?

Le deuxième groupe a une activité de lecture intense du

texte. Vous avez essayé de lui faire cracher ce qu’il avait

dans le ventre ! Vous avez essayé de chercher ces moments

que vous avez appelé moments de renversement, ces arti-

culations où moi, participant de l’atelier, je peux donner un

autre contenu, des moments de possibilités ouvertes que

l’écrivain a rempli mais que je pourrais remplir autrement.

Vous avez donc utilisé le potentiel de ce texte en laissant

ouvert l’éventail des possibles narratifs. C’est une idée que

l’on peut appliquer quasiment à n’importe quel texte, pas

seulement à celui-là.

La proposition suivante (celle on l’on prend les derniers

mots de chaque ligne et où l’on en fait les points de passa-

ge obligés d’un nouveau texte, indépendant de celui-là) peut

ouvrir à ce qu’on veut. Cela peut être n’importe quel texte.

On a là un rapport extrêmement libre au texte de départ, car

si la consigne est très précise elle est peut être la plus éloi-

gnée qui soit de ce qui fait la spécificité du texte de départ.

Faire écrire à partir de livres pour enfants

Création de dispositifs d’écriture, par les membres de l’Atelier Recherche

dis

po

sit

ifs

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En effet, ce texte n’est pas caractérisé par le dernier mot de

chacune de ses phrases. Il est caractérisé par d’autres cho-

ses qui sont ses dominantes stylistiques.

C’est, comme la troisième proposition (enlever une sonori-

té), un déclencheur d’écriture où on écrit un texte, avec d’au-

tres paramètres. C’est une façon de faire bouger un texte

qui est bouclé. Avec ces deux dernières consignes on ne tire

pas parti, dans l’écriture, de ce qui fait la personnalité, forte,

de ce texte. Si on veut faire un travail qui utilise le texte

donné un des principes est de chercher la ou les dominan-

tes du texte. Ce texte m’apprend à écrire sur le modèle de

ce qu’a fait cet écrivain, lequel a choisi une dominante.

Première dominante, ici : le détournement de conte.

Deuxième dominante : c’est écrit en vers (bien qu’il s’agis-

se d’une traduction et que cela soit difficile à rendre). Le

détournement est thématique. Sont détournés le caractère

des personnages et l’époque. On peut donc travailler la

notion d’anachronisme avec les participants. On peut aussi

expliquer ce qu’est un antonyme en ce qui concerne le carac-

tère du personnage qui a un caractère contraire à celui du

Chaperon rouge… Selon les participants que l’on a on peut

ainsi faire plusieurs travaux préparatoires, car il n’est pas

certain qu’ils puissent tout de suite procéder au détourne-

ment d’un autre conte.

Mais il y a aussi une autre stratégie pour aborder l’écritu-

re lorsqu’on veut passer moins de temps sur la lecture et le

pointage des éléments. Je demande qu’on écrive « à la

manière de »… Les participants écrivent tout de suite, intui-

tivement. Dans un deuxième temps je montre que, dans tout

ce qui est sorti, le « à la manière de » a été vu partiellement

par chacun. On va donc accumuler tout ce matériau et ils

pourront réécrire à partir de là, rajouter tous les ingrédients

pour que ça soit « à la manière de ».

Je constate que le conte de Roald Dalh commence presque

à la fin du conte de Perrault… Cela me donne l’idée de deman-

der aux participants de l’atelier d’écrire le début de ce conte

comme si c’était Roald Dalh qui l’avait écrit. Il y a ainsi une

dynamique qui est donnée, avec la fin, et je laisse les gens

écrire intuitivement le début qui leur paraîtra compatible

avec cette fin. À la lecture on verra bien si c’est suffisant, si

ça passe, si ça passe pas, et on va se donner des consignes

pour la réécriture.

Geneviève Rojtman : Quand vous dites « si ça passe ou si

ça passe pas », concrètement vous gérez cela comment en

atelier ?

Claudette Oriol-Boyer : Je pense le faire avec vous tout de

suite après…

Philippe Berthaut : Il y a donc lecture en amont du texte

dont on doit écrire le début ?

Claudette Oriol-Boyer : Bien sûr. Mais il n’y a pas ce travail

poussé d’explicitation : les gens perçoivent intuitivement,

écrivent intuitivement. D’abord c’est plus facile, plus agré-

able, et puis les gens n’ont pas l’impression qu’on leur

demande du travail. Ensuite on s’aperçoit des limites de l’in-

tuition, et, là, on est prêts à faire le travail qu’il faut pour

dépasser ces limites. On voit en même temps comment on

peut jouer avec l’intuition, l’utiliser (car si on met ensem-

ble toutes les intuitions on arrive à quelque chose de scien-

tifique). Voyons maintenant ce que proposent les deux aut-

res groupes à partir du deuxième texte…

CRÉATION DE DISPOSITIFS À PARTIR DU TEXTE « LE PETIT LAPIN ROUGE »

Premier groupe :

- « Le soleil brille, le ciel est bleu, les oiseaux chantent, un

lapin et une petite fille pique-niquent paisiblement sur un

tapis de fleurs odorantes… » Il s’agit de continuer l’histoi-

re en introduisant trois éléments : un loup, un chasseur et

un hélicoptère.

- Vous créez un personnage de conte, vous êtes ce person-

nage... 1) Trouvez-vous un sobriquet, sur le modèle du titre.

2) Écrivez cette première phrase : « Dans ce livre qui racon-

te mon histoire il est écrit que nous nous rencontrons… » Il

faut imaginer la rencontre de deux personnages. Il y en a

donc un qui appartient à la mémoire des contes et un autre

qui est la projection qu’on peut faire de soi-même dans un

personnage. La fin, qui, ici est « j’ai une faim de loup » est

remplacée par « moi aussi, j’ai une famille » et est obliga-

toire.

Deuxième groupe :

deux propositions sans lecture préalable du texte

- Chaque participant du groupe donne des personnages de

contes connus. Chacun tire au sort un personnage et on

invente une histoire faisant intervenir deux, éventuellement

trois de ces personnages en commençant par « Il était une

fois ». Une contrainte supplémentaire est d’écrire des dia-

logues.

- Fusionner deux contes.

Plusieurs propositions à partir du texte :

- Utiliser une partie du texte, par exemple à partir du troi-

sième chapitre, en remplaçant « Chaperon rouge », « grand-

mère » et « loup » par d’autres personnages. Continuer l’his-

toire jusqu’à « qu’allons-nous devenir Chaperon ? »

- Lire l’histoire et la continuer par « le loup arrive »…

- Dans ce texte, choisir six mots ou expressions, exceptés

les noms des personnages. On en choisit un pour héros (ça

peut être le savon de Marseille ou le pot de peinture ou la

belle lurette…) et on raconte l’histoire de ce héros avec ces

six mots ou expressions obligatoires.

Sur le principe du caviardage, prendre des morceaux de

phrases sans changer leur structure grammaticale et les

assembler pour faire un sous-texte. C’est ce qu’on a préle-

vé qui fait texte.

note(s) #04

#04 - Janvier 2004 - vingt-un

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Textes créés à partir du texte de Roald Dalh : dans un pre-

mier temps écriture du début « à la manière de… », puis

écriture de la fin, à partir des textes créés.

Quand il fallut sacrifier à la visite

dominicale

Le Petit Chaperon rouge qui comprenait que

dalle

Prit le revolver que sa mère lui tendait

« Ça peut encore servir, on ne sait jamais »

La pauvre femme ne croyait pas

si bien dire

Au coin de la rue, prêt à bondir,

Le loup est là qui se frotte les mains

« je vais pouvoir satisfaire ma faim ! »

Il prit des gants pour l’aborder

disant excusez-moi,

s’il vous plaît

où allez-vous toute seule

à pied ?

Chez mère grand pour déjeuner.

Mais d’abord je m’arrête à la patisserie

elle habite au dessus au troisième

et demi

Le loup s’éclipse pour l’apéro

prend un puis deux puis trois

Pernod

Le Chaperon dit :

- Mère-Grand a dû régler son compte au loup,

je suis sûre qu’elle en a même fait une carpette.

C’est alors que surgit un autre loup.

Le chasseur, à ses trousses, parvient à lui

attraper la queue.

A cette vision du loup et du chasseur réunis,

le petit lapin redevient blanc de peur.

Surprise générale : la peau du loup reste

dans la main du chasseur, révélant dans sa

nudité une belle princesse, Peau d’Ane…

Le chasseur et Peau d’Ane tombent amoureux.

Ils convoitent le lapin pour leur repas de noces.

Le petit lapin blanc intervient :

- Mais cette fin ne me convient pas du tout !

vous allez écouter ma version…

C’est alors que tous s’aperçurent avec effroi

qu’il avait poussé des crocs au lapin blanc !

Quelques temps avant, dans la cité

Chaperon rouge j’ai rencontré

quelle abomination ce rouge manteau !

quel ridicule chapeau !

Rouge furieux il était !

J’ai rigolé : « t’es bien miteux

pour un héros aussi fameux »

(comme à son habitude, chaperon

portait des culottes et des bottes de moto et un

747 MAGNUM dans

le dos)

« Si je trouvais un loup de bar

j’en ferais bien un pelisse »

maugréa-t-il, matin midi et soir

sans dépasser la dose prescrite.

« Ben tiens son compte est bon en voilà d’un la queue »

(Ce loup-là avait beau avoir été en temps et heure,

tirailleur, sénégalais sur les bords,

il n’en restait pas moins tire-au-flanc

Et c’est là que l’histoire déraille)

D’ailleurs…

« J’ai une idée, mon lapin : nous allons jouer un

tour à ces écrivains en décidant tout seuls de

nos fins ! »

- Oui mais ils sont six à écrire maintenant !

- Et en plus, t’as vu le bordel, il ne sont

d’accord sur rien.

- et en plus ils m’ont qu’1/2 heure !

- Alors comment veux-tu qu’à deux on y arrive

si à six ils ne sont pas capables !

- Oui mais on est plus motivés qu’eux, mon lapin ?

- T’avais pas un bonbon pour ma petite faim ?

- Bon, alors… si on jouait sur les homophones ?

- Si on n’y arrive pas, on demandera à Paul Loup !

- … encore le loup qui revient.

Écrire à partir de livres pour enfants

Textes issus des dispositifs créés en atelier

tex

tes

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- Aïe, aïe, aïe, que vais-je devenir ?

- Oui ! c’est bien, ça ! C’est une rime non aléatoire…

- Bon. Si on se relisait, à ce stade ?…

- J’ai une idée, mon lapin : nous allons jouer

un tour à ces écrivains en décidant tout seuls de

nos fins ! »

- Oui mais ils sont six à écrire maintenant !

- Et en plus, t’as vu le bordel…

Pendant que le groupe (composé de 5, puis 4, puis finale-

ment de 3 personnes) réfléchissait à l’écriture du texte « à

la manière de Roald Dalh », Marie-Claude Denjean, pour

laquelle la notion de plaisir dans l’écriture est importante

(et qui dit ne pas en avoir trouvé à cette consigne), a écrit

un texte personnel à partir des choses entendues dans le

groupe, au travail à ses côtés…

C’est un futur proche.

Enfin le mot est lâché !

Sauf que… sauf que. Il faut qu’il parle, il faut qu’il

l’aborde le loup, et qu’il y ait un délai de temps, oui, il faut

écrire à la manière de…, il faut les reprendre les bonnes

manières, les bonnes manières…

Il prit des gants.

Des gants. Au sens propre ou au sens figuré ?

Christian. Il prend un bonbon. « Pourquoi il ne se

décolle pas ?! », en parlant de son papier de bonbon.

Oui, ça ne se décolle pas, ça ne décolle pas, et juste

à ce moment là Philippe Berthaut arrive… : « Vous avez

démarré, il faut recopier maintenant ! ». Je finis alors. Je finis

tout ? Maintenant il nous reste un temps…

Il nous faut quatre lignes. Où allez-vous toute seule

à pied, chez Mère-grand déjeuner, mais d’abord je vais à la

pâtisserie, à la pâtisserie, à la pâtisserie, oui. Combien de

lignes ? Quatre. Ça tombe bien.

Ça ne tombe pas bien, l’histoire fait toujours les cent

pas, s’interroge sur la grand-mère, le déjeuner et sur le

pourquoi il va chez la grand-mère. C’est quand même pas

compliqué, la grand-mère elle est juste en face, elle habite

au-dessus, au troisième et demi. C’est invraisemblable ça.

Oui. Il reste combien de vers. Deux. Deux ? C’est bon, ça y

est, c’est fini, on arrive toujours à trouver une solution. Ouf !

Une solution à l’histoire qui ne voulait pas rester

coincée entre le savoir et le non-savoir, qui ne voulait pas

rester dans la zone tampon, qui n’a pas su écrire ce qu’il fal-

lait faire, faire savoir, que ça confirme ma non-participation

à cette histoire, et c’est à ce moment là que commence une

autre histoire… Pom pom pom pom ! Pom pom pom pom !

Marie-Claude Denjean

Claudette Oriol-Boyer : On voit bien avec ce texte que rien,

dans la consigne, n’interdit d’écrire un texte personnel. Ce

texte en est la preuve. Elle a exploité un élément du texte

(de Roald Dalh) qui sont les pensées intérieures du loup.

Elle ne travaillait pas sur Petit lapin rouge mais elle a enten-

du ce que l’on en disait et a intégré des éléments provenant

de ce texte. C’est un mixage des deux lectures entendues.

C’est très intéressant. Cela montre un exemple que l’on n’au-

rait pas pu voir car l’écriture personnelle est différente de

l’écriture en groupe… Si tout le monde avait fait comme elle,

cela aurait nourri autrement l’écriture du groupe : on aurait

pris les bonnes idées chez les uns et les autres et le mixa-

ge aurait été encore plus riche.

On ne peut bien élaborer l’écriture que dans la lenteur et

dans le temps. C’est ce qui n’est pas du tout présent au sein

de l’école. Les enseignants sont stressés par l’idée que si

l’on fait les choses lentement il faudra « rattraper ». Or, dans

un atelier d’écriture on n’a pas besoin d’aller vite. Dans une

classe non plus d’ailleurs, mais on est souvent bloqué par

l’idée de rentabilité.

DE LA RELATION CULTURE - ÉDUCATION

Je voudrais terminer sur quelque chose qui m’a choquée

tout à l’heure dans ce que vous avez dit, et qui était une

façon de réduire le travail que j’avais fait au système sco-

laire. J’ai souvent entendu, dans les lieux où je suis allée,

une opposition du monde de la « culture » au système

d’éducation. J’ai souvent entendu les gens de la culture que

j’ai rencontrés dire que les ateliers d’écriture ne doivent sur-

tout pas ressembler à ce qui se passe dans une classe, ou

que ça ne peut pas se faire dans une classe. Parce que dans

une classe on s’embête, ça ne peut pas être créatif, positif,

enthousiasmant…

Philippe Berthaut : Ce n’est pas ce qui a été dit…

Claudette Oriol-Boyer : Je parle de ce que j’ai souvent ren-

contré. On disait que les ateliers d’écriture devaient abso-

lument être faits hors temps scolaire.

Philippe Berthaut : L’intervention était par rapport à un

souci pédagogique de lien avec la littérature et les textes

littéraires qui est tout à fait légitime à l’intérieur du milieu

scolaire et qui ne l’est peut-être pas en dehors…

note(s) #04

#04 - Janvier 2004 - vingt-trois

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Code postal : ............................................................................... Ville : .....................................................................................................................

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Claudette Oriol-Boyer : C’est un souci d’écrivain, ce n’est pas

un souci pédagogique. Pour moi, le contact avec le texte lit-

téraire est une préoccupation que j’ai parce que je suis aussi

quelqu’un qui lit et que je trouve important que les textes

produits par les écrivains soient vivants, soient le fondement

de tout ce qui peut se passer dans une société autour de l’é-

criture. Je conçois l’atelier d’écriture comme le lieu où l’on

aborde de façon enfin heureuse les textes des écrivains. Je

crois que les écrivains ont besoin de ces situations-là à l’heu-

re actuelle, parce que des lecteurs… on n’en a pas beaucoup,

malgré tout. L’écrivain doit être présent à part entière dans

les ateliers d’écriture de façon fondamentale et fondatrice.

Philippe Berthaut : Nous te remercions pour cette journée.

Je crois que ce qui en fait la richesse c’est aussi la confron-

tation et la difficulté d’avoir des temps, justement, de par-

tage et de réflexion quand on a aussi des pratiques d’atelier

dans des lieux et avec des publics, souvent très différents…

BIBLIOGRAPHIE

Claudette Oriol-Boyer, L’Écriture du texte, théorie, pratique,

didactique, thèse d’Etat, université de Paris VIII, 1989.

Italo Calvino, La Machine Littérature, Seuil, 1984, traduit

par Michel Orcel et François Wahl. Les textes de La Machine

littérature datent presque tous des années 70. Voir aussi

dans Défis aux labyrinthes, tome 1 : Textes et lectures cri-

tiques, Seuil, 2003

Roald Dahl et Quentin Blake, Un conte peut en cacher un

autre, Poche, 2003

Rascal et Claude K.Dubois, Le Petit lapin rouge, L’École des

loisirs, 1994

Lev Vygotski, Pensée et langage, éditions La Dispute, 1997,

traduction de Françoise Sève, suivi de Commentaire sur les

remarques critiques de Vygotski, de Jean Piaget.

*Philosophe pragmatique russe, Vygotski s’est intéressé à

l’éducation et au développement de la logique (voir : Courant

constructiviste, dont Piaget et Bruner font partie). L’appren-

tissage est considéré comme une désorganisation des

savoirs antérieurs, puis une reconstruction avec l’intégra-

tion de nouveaux savoirs. Ceci implique la succession de

déstabilisations cognitives et de rééquilibrations).

RENDEZ-VOUSLes prochaines rencontres des membres de l’Atelier

Recherche auront lieu à la Maison des associations de

Tournefeuille. La pré-inscription à chaque séance auprès

de la Boutique d’Écriture est nécessaire par téléphone :

05 62 13 21 99.

Calendrier du premier semestre 2004 :

• 7 février

• 20 mars

• 24 avril

Invitée : Cathie Barreau (sous réserve de confirmation),

du réseau Boutik and co et de la Scène Nationale du

Manège à La Roche-sur-Yon, (www.scene-nat-rochesu-

ryon.com, rubrique : écriture/littérature).

• 15 mai

• 19 juin

L’équipe de la Boutique d’Écriture est composée de :

Valérie Griffi, direction culturelle

Philippe Berthaut, conseiller artistique

Astrid Salado, communication

Carine Savoldelli, documentation-médiation

Geneviève Rojtman, rédaction littéraire du bulletin Note(s)

Note(s), une publication de la Boutique d’Écriture

du Grand Toulouse - Hôtel de Ville - 31170 Tournefeuille

Tél. 05 62 13 21 52 - Fax 05 62 13 21 61

Directrice de publication : Dany Buys

Rédaction en chef : Valérie Griffi

Rédaction : Geneviève Rojtman

Comité de rédaction : Caroline Durand,

Jean-Noël Soumy, Philippe Berthaut,

Astrid Salado

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Imprimé par Lecha - Toulouse.