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Un verre de lait, s’il vous plaît Herbjørg Wassmo

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Un verre de lait, s’il vous plaîtHerbjørg Wassmo

Traduit du norvégien par Luce Hinsch

L’histoire se passe de nos jours. Dans un village lituanien, Dorte,

seize ans, vit seule avec sa mère et sa sœur. Depuis la mort du

père, leur existence s’est faite rude, presque misérable. Pour-

tant, Dorte reste pleine de fraîcheur et d’espoir. De naïveté

aussi. Lorsqu’on lui propose d’aller travailler comme serveuse

en Suède, elle part.

Elle est alors prise dans un carcan de sévices, de séquestrations

et de peur. La prostitution forcée l’entraîne dans une chute qui

paraît sans issue, au cœur des grandes villes scandinaves. Oui,

une histoire qui se passe de nos jours.

Un verre de lait, s’il vous plaît, le roman choc d’une Herbjørg

Wassmo révoltée.

Herbjørg Wassmo est née en 1942, dans le nord de la Norvège.

Ses romans et nouvelles sont empreints de l’atmo sphère de ces

régions septentrionales.

Auteur de sagas flamboyantes telles que la Trilogie de Tora,

Le livre de Dina et Cent ans, elle a vu son œuvre récompensée

par de nombreux prix.

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Un verre de lait, s’il vous plaît

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du même auteur chez le même éditeur

Le livre de Dina (1re édition 1994 ; 2003 ; 2013)

Fils de la Providence (1re édition 1997 ; 2013)

L’héritage de Karna (1re édition 2000 ; 2013)

Voyages (1995)

Un long chemin (1998)

La septième rencontre (2001)

La fugitive (2004)

Cent ans (2011)

Ces instants-là (2014)

chez d’autres éditeursLa trilogie de Tora (Actes Sud, 1987, 1996 et 1997)tome 1 – La véranda aveugletome 2 – La chambre silencieusetome 3 – Ciel cruel

Thésaurus tomes 1 et 2 (Actes Sud, 2007)

La plupart de ces ouvrages sont aussi disponible en poche chez 10/18 ou en Babel

Ouvrage traduit avec l’aide du Centre National du Livre, Paris.

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GAÏA ÉDITIONS

Un verre de lait, s’il vous plaît

roman

traduit du norvégien par Luce Hinsch

Herbjørg Wassmo

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Gaïa Éditions82, rue de la Paix40380 Montfort-en-Chalossetéléphone : 05 58 97 73 26

[email protected]

Titre original :Et glass melk takk

Illustration de couverture :© by Mario Janschitz - www.styleschitz.com

© Glydendal Norsk Forlag AS 2006 [Tous droits réservés]© Gaïa Éditions, 2007, pour la traduction française

ISBN 13 : 978-2-84720-450-6978-2-84720-450-6

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Dorte ouvrit la poubelle. Elle fut suffoquée par la puan-teur qui en émanait, provenant des vieilles épluchures qui macéraient là-dedans à plus de vingt degrés. Il fallait que le paysan envoie vite son fils les chercher, autrement les bêtes allaient être malades. Elle laissa tomber de nouvelles ordures. Le couvercle avait été si malmené au cours des temps qu’il refusait maintenant de s’adapter à l’ouverture. Une large fente invitait insectes et vermine dans ce garde- manger. Une araignée avait tendu sa toile dans le buisson au-dessus. Trois mouches y attendaient, toutes raides, d’être dévorées. Mais l’araignée n’était pas là. Elle avait peut-être subi une mort violente. « Il faut bien que les oiseaux vivent aussi », aurait dit son père. À cette pensée, elle eut l’impression que, du ciel, il lui avait fait signe.

Quand Dorte remonta, Véra était en train d’essuyer le plan de travail de la cuisine, l’air sombre, et leur mère versait de l’eau bouillante sur du café fraîchement moulu. Le visage de la mère était pâle et tacheté de rouge. Sa blouse ouverte sur la poitrine. On aurait pu croire qu’elle n’avait pas de bou-tons. Mais jamais ses vêtements ne manquaient de boutons. Sa jupe noire et informe lui descendait jusqu’aux chevilles. Il y avait longtemps qu’elle avait perdu les rondeurs de ses hanches et de son petit ventre. Ces derniers temps son corps s’était creusé, surtout en son milieu, juste comme la pendule vide de l’oncle Josef. Certains soirs de grande fatigue, son visage ressemblait à une pomme tombée et restée trop long-temps sur le sol.

« La prière est la seule chose sur laquelle on peut compter finalement. La prière est le fil qui nous rattache à Dieu », dit la mère en se redressant.

Véra rejeta la tête et ses cheveux flottants en arrière, avec l’air de quelqu’un qui prépare un mauvais coup.

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« Prier ! cria-t-elle d’une voix perçante. Si c’est la seule chose qu’il nous reste ! C’est pas ça qui nous apportera quelques litas pour acheter une robe ou payer le loyer ! On n’aurait jamais dû vendre la maison en Biélorussie pour s’installer dans ce trou plein d’ivrognes et de mégères ! »

Elle essuyait le plan de travail en scandant chaque mot. Puis elle rinça le torchon dans la bassine en zinc, le tordit jusqu’à en faire blanchir les articulations de ses doigts, le plia en quatre et, démonstrativement, le planta à cheval sur le robinet.

« Vide la bassine s’il te plaît ! » lui demanda sa mère, avec un regard tristement étonné, comme si elle venait juste de découvrir qu’elle avait mis au monde un enfant capable de pareil blasphème.

Véra vida la bassine si brutalement que l’eau gicla haut sur le mur. L’instant d’après elle était derrière le para vent et brossait ses longs cheveux blonds. Elle avait mis son joli chemisier et sa jupe courte qui virevoltait quand elle mar-chait. Elle allait donc sortir ce soir encore.

« Il faut tresser tes cheveux, ou les rassembler en chignon, mon petit », dit sa mère avec douceur, mais fermement.

Véra ne répondit pas, et n’en fit rien. Elle se contenta de prendre son sac et sa veste accrochés près de la porte, prête à partir. Sa mère posa une main sur son épaule récalci trante. Véra la secoua comme pour se débarasser d’un insecte indé-sirable. Une ombre passa sur le visage de la mère. Comme le froid de l’hiver au bord de la rivière. Silencieux, blanc – et lourd de chagrin muet.

L’instant d’après elles entendirent Véra descendre l’esca-lier. Ses pas étaient tout sauf feutrés.

« Certains expriment leur chagrin de manière physique. Et comme c’est plus visible que les pensées, on fait plus attention au chagrin de Véra », dit la mère quand elles se retrouvèrent seules. Sa voix était mielleuse, mais son visage sans expression.

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Dorte avait toujours entendu dire que Véra et elle étaient de natures très différentes. Leur mère prétendait que Véra réa gissait de manière plus agressive à la mort de leur père, ce qui ne voulait pas dire que le chagrin était plus grand chez l’une que chez l’autre. Pour Dorte, là n’était pas la question. Ce qu’elle ressentait, c’était comme avaler des éclats de verre.

Véra exprimait souvent son chagrin par des paroles vio-lentes ou blessantes. Ou encore elle disparaissait pendant des heures sans que personne ne sût où elle se trouvait. Dorte, en revanche, faisait plutôt comme la chauve-souris en hiver. Pendue par ses griffes, la tête en bas, dans le noir. Si naturel-lement qu’on pouvait mettre cela sur le compte de la saison.

Leur mère avait commencé à prier avant leur déménage-ment pour la Lituanie. Au début, cela avait effrayé Dorte. Mais maintenant, ces conversations avec le Très-Haut lui étaient devenues familières. Comme des versets de psaumes un peu incompréhensibles, ou comme les grincements des marches d’un vieil escalier. Ce matin même, leur mère avait demandé pardon à Dieu parce que Véra était rentrée trop tard la veille au soir. Leur mère avait expliqué qu’il y avait tant de tentations pour les jeunes maintenant. Dorte pensait qu’il y avait belle lurette que la Vierge Marie le savait. Véra elle-même n’avait rien dit, s’était contentée de garder les yeux clos et de faire semblant de dormir.

Dorte s’était habituée à traduire ces prières bien au-delà de la signification des mots employés. De cette manière elle avait une idée de ce que leur mère savait sur elle ou sur Véra. Par exemple que leur mère les avait entendues évoquer leur désir de partir. À l’étranger. Vers l’Occident. En vérité leur mère aurait dû les comprendre, elle aussi avait quitté son sol natal. Mais il semblait que ce qui était bon pour elle ne l’était pas pour Véra et Dorte.

Leur père leur avait appris le lituanien dès leur plus tendre enfance, puisque c’était sa langue maternelle. Leur mère le parlait aussi, mais quand elle priait, c’était toujours en russe.

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Si elle s’adressait d’abord à la Vierge Marie, c’était par pure politesse. Elle terminait toujours par un Pater, le matin, sur son tabouret près du réchaud à gaz, tout en moulant le café. Elle et Dieu semblaient porter un intérêt spécial au café du matin. Lui, dans son ciel, attendant que l’eau arrive à ébulli-tion et que leur mère la verse sur le café moulu. S’il faisait froid, Dieu devait patienter. Leur mère enfilait alors sa robe de chambre élimée garnie de fausse fourrure et se remettait sous les couvertures dans son divan-lit.

Souvent les prières exprimaient sa reconnaissance envers l’oncle Josef qui les hébergeait. Leur mère ne mentionnait jamais l’aide qu’elle devait apporter aux vieux en contre-partie, surtout quand elles ne pouvaient plus payer le loyer. Ménage et lessive, raccommodage du linge, cuisine, entre-tien du potager, déblayage de la neige. Il fallait aussi nourrir les poules, quelquefois même les égorger et les plumer. Il arrivait que leur mère entretienne Dieu de choses aux-quelles elle ne connaissait rien en vérité. Par exemple quand Dorte était allée derrière la clôture avec Nikolaï, le fils du boulanger et qu’elle avait fait semblant de rien quand il l’avait serrée contre lui. Mais Dorte l’avait bien ressenti ! Comme si elle flottait. Comme si sa peau n’avait eu qu’une seule raison d’être, celle d’être caressée.

L’oncle de leur père, Josef, était un homme maigre qui passait le plus clair de son temps sur une chaise près de la fenêtre à attendre que son fils vienne de Vilnius. C’était à lui qu’allait le loyer. Pour les vieux, l’argent avait moins d’importance, ils préféraient avoir de l’aide.

« Les chambres sont vides de toute manière », disait Josef.Les gens du coin l’appelaient litvak, ou le Juif. On racon-

tait d’affreuses histoires sur ses évasions et comment il avait survécu à la déportation. Un des instituteurs – à mots cou-verts – avait insinué que l’invasion russe en 44 était due aux Juifs. Il disait qu’ils étaient des communistes. On leur avait

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aussi parlé de Romas Kalanta, le jeune héros, qui s’était brûlé vif en 72 pour protester contre les Russes. S’immoler, c’était bien sûr un acte héroïque, mais qui lui était tout à fait étranger. Oncle Josef lui-même ne racontait rien du tout et Dorte se demandait comment les gens pouvaient être si sûrs de ce qu’ils avançaient.

Sa femme, Anna, ne les reconnaissait pas toujours. Elle n’avait pas toute sa tête. Il lui arrivait de les recevoir de manière fort désagréable quand elles descendaient avec du linge que leur mère avait rapiécé ou un repas qu’elle avait préparé. Véra refusait d’y aller, c’était donc Dorte qui était toujours de corvée. Il en était ainsi ce soir-là.

Elle descendit l’escalier, tenant en équilibre la casserole de purée de pommes de terre tiède, et aida à la faire réchauffer. Le pot en terre cuite dans l’entrée diffusait dans toute la maison une odeur de concombres marinés dans l’aneth. Leur mère avait l’habitude d’en remplir des bocaux bleutés de trois litres, fermés par des couvercles en métal et de les mettre à la cave. Mais le parfum de l’aneth était persistant.

Josef lui demanda de lui lire à haute voix un vieux numéro du Lietuvos rytas*. Ce qu’elle faisait volontiers car de cette manière elle s’entraînait à lire le lituanien. Parler une langue était une chose, l’écrire et la lire bien autre chose. Elle avait compris cela dès qu’elle était entrée dans une école litua-nienne.

Les cheveux blancs du vieux Josef retombaient en boucles humides autour de sa tête en forme d’œuf. S’il n’avait pas été aussi ridé, avec un corps aussi dégingandé, on aurait pu le prendre pour un nouveau-né. Il se tenait toujours la nuque baissée et sa chemise était souvent tachée sur la poitrine. Leur mère prétendait qu’il ratait son coup quand il crachait sa chique. Ses lunettes étaient placées de telle sorte sur son

* Quotidien lituanien. [Toutes les notes sont de la traductrice.]

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nez qu’il pouvait aussi bien voir à travers que par-dessus ses verres. Heureusement que Dorte le connaissait bien, sinon elle aurait pu croire qu’il était en colère.

« J’ai entendu Véra claquer violemment la porte tout à l’heure, déclara-t-il au cours d’une pause dans la lecture du journal.

– Ah oui ?– Ta mère n’a pas la vie facile ! »À cela, Dorte n’avait rien à ajouter, et elle demanda si elle

devait continuer à lire. Josef lui fit signe que oui et croisa ses mains sur ses genoux. Puis il ferma les yeux et la laissa continuer.

Anna était assise la plupart du temps la tête baissée. La table devant elle tenait lieu de barrière et l’empêchait de tomber quand il lui arrivait de vouloir se lever. De temps à autre elle ouvrait la bouche, comme pour dire quelque chose. Mais elle l’oubliait la plupart du temps et elle restait là, à sucer ses dents. Elle avait l’habitude de s’agripper à sa natte qui pendait d’un côté. Épaisse et luisante, comme badigeonnée de laque. Son visage avait presque toujours la même expression, l’air de dire : « Gare à toi, ou je frappe ! » En vérité Dorte ne l’avait jamais vue le faire, mais elle la trouvait désagréable à regarder.

Mieux valait s’en tenir à la lecture du journal. Mais tout à coup, au beau milieu de l’article sur le président Paksas qui devait passer devant la Haute Cour, elle se prit à penser combien il était injuste que son père soit mort alors qu’Anna, qui n’avait plus toute sa tête, était en vie. Elle se remit à lire beaucoup trop vite.

« Non, non… Qu’est-ce que tu racontes maintenant ? » gronda Josef sur le ton de quelqu’un qui s’estime lésé.

Il lui fallut alors tout reprendre du début. Elle ne compre-nait pas pour autant si le président méritait ce procès ou non.

« Oncle Josef, c’est un vieux journal, je l’ai déjà lu, dit-elle enfin.

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– Mais je le sais bien ! J’aime l’entendre répéter ! » déclara-t-il triomphalement.

Un peu plus tard, Anna était tellement agitée qu’il dut l’aider à se mettre au lit. Dorte replia le journal, prit la cas-serole qui avait contenu leur repas et leur souhaita bonne nuit.

Quand elle remonta, sa mère était en train de repasser les chemises du curé. Elles devaient être livrées le lendemain. Tordant sa bouche vers la gauche, elle souffla sur une mèche de cheveux retombée sur son visage échauffé. Puis elle adressa un petit sourire à Dorte.

« Ils ont mangé ?– Oui.– Tu as lavé et rangé les assiettes ?– Oui.– Tu as fait la lecture à Josef ?– Oui, sur l’affaire du président.– A-t-il dit quelque chose sur la venue de son fils ? »Sa mère ne nommait jamais ce fils par son prénom. Elle

gardait ainsi ses distances quand elles avaient du mal à payer et qu’il se montrait désagréable.

« Non, il n’a rien dit. »Dorte prit du linge dans la corbeille et se mit spontané-

ment à le plier.« Je suis contente que tu gardes ton calme. Que tu ne

prennes pas tout à mal », dit la mère en repliant la deuxième manche de la chemise du curé. Il fallait être minutieuse, la manchette devait être posée sur le plastron et le reste caché dans le dos.

« Veux-tu que j’humecte ce drap ?– Oui, très bien. »Dorte remplit la bouteille et déplia le drap sur le plan de

travail.« Véra a les nerfs si sensibles. Elle est malheureuse parce

que nous n’avons pas d’argent », dit sa mère.

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Dorte ne savait pas si c’était à elle ou à Dieu qu’elle s’adres sait. De ce fait, elle ne répondit pas.

À dix heures elles avaient tout rangé et la mère émit un bâillement. Puis elle remonta sa montre et se prépara à aller au lit. Mais à minuit elle allait et venait encore entre les deux fenêtres sans faire allusion à ce qui les préoccu pait toutes les deux. Le fait que Véra n’était toujours pas ren-trée. Dorte trouvait la situation intolérable, bien qu’étant confortablement installée dans le fauteuil de son père avec un atlas sur les genoux.

« Maman ! On ne ferait pas mieux d’aller à sa rencontre ?– Si ! » répondit sa mère en saisissant son châle noir.Parfois elle se comportait comme une poupée mécanique,

il suffisait d’une légère secousse pour la mettre en route.Elles venaient juste de s’habiller pour sortir quand elles

entendirent Véra monter l’escalier. Le pas léger, à l’inverse de tout à l’heure. Elle apparut à la porte. Le visage en feu et le devant du chemisier un peu chiffonné. Sa bouche faisait penser aux roses rouges dans le jardin du presbytère. Elles étaient si lourdes qu’elles devaient prendre appui sur la palissade de la clôture.

« Papa ne t’aurait jamais donné la permission, fit remar-quer sa mère.

– Qu’est-ce que tu en sais ? Ça fait deux ans qu’il est mort ! J’ai dix-huit ans et je fais ce que je veux ! »

Au lieu de continuer à la semoncer, sa mère s’arrêta tout à coup, le châle à la main, comme un oiseau à l’écoute, sur un pied.

« Ça fait si longtemps que ça ? » fit-elle avec étonnement en raccrochant son châle à la patère. Puis elle se mit à arranger le divan-lit pour la nuit – sans plus de commentaires.

Une fois, quand Dorte était allée aider sa mère à faire le ménage au presbytère, le curé avait déclaré qu’on voyait bien, à sa manière de parler, qu’elle venait d’une bonne

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famille. C’était certainement sincère, malgré sa haine de tout ce qui était russe. Et malgré son haleine qui puait l’alcool. Il avait raison : leur mère avait grandi dans une vaste maison avec jardin dans la banlieue d’une ville qui s’appelait alors Leningrad. Mais elle n’en parlait presque jamais.

Véra et elle, une fois au lit derrière l’armoire, entendirent les litanies de leur mère s’élever à voix basse, mais tout à fait distincte :

« Vierge Marie, Mère de Dieu, Vous savez bien que Véra se sent à l’étroit ici alors qu’à l’extérieur brillent les étoiles. Et il y a la musique et la danse ! Nous n’avons rien contre le fait qu’elle ait des amis et qu’elle s’amuse et jouisse de la vie. Mais elle ne voit pas les dangers qui la guettent. Elle est innocente et ignore ce qu’un être humain peut avoir à endurer. C’est pour cela qu’elle n’aime pas que je prétende en savoir plus qu’elle et que je veuille la protéger. Vous, Mon Dieu, Vous le savez encore mieux que moi, et Vous vous souvenez sûrement que moi aussi, dans ma jeunesse, j’étais une révoltée, je me croyais invulnérable. Mais j’ai eu de la chance, car dans Votre immense miséricorde Vous m’avez fait rencontrer l’amour. Vous avez rappelé à Vous celui que j’aimais, mais Vous m’avez aussi fait comprendre que l’amertume rend méchant. Je n’ai pas prié autant que j’aurais dû le faire avant d’être frappée par le malheur. Le malheur m’a anoblie. Aussi je Vous en remercie et je Vous en prie : Faites que la vie soit légère pour Véra ! Faites que ses règles soient moins douloureuses ! Faites que ses cha-grins soient à la mesure de ce qu’elle peut supporter. Faites qu’elle rencontre l’amour ! Et si Vous en voyez la possi-bilité – elle aurait aussi bien besoin de trouver du travail ! Amen ! »

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La voix pleine de mépris, Véra qualifiait l’endroit qu’elles habitaient de hameau de bord de route. En son centre se trouvait une église catholique romaine qui n’était pas du goût de leur mère : elle-même faisait partie de l’Église ortho-doxe russe. Une école, deux bars et un salon de coiffure. Une agence de Pompes funèbres avec des fenêtres grilla-gées, à croire que le propriétaire soupçonnait les gens de vouloir voler ses cadavres. Un boulanger qui, dans sa vieille guimbarde, livrait sa marchandise aux boutiques des villages alen tour. Une station d’essence encadrée de ferraille, un kiosque qui vendait aussi de la vodka et un soi-disant super-marché où Véra parfois trouvait du travail. Quand ils étaient arrivés en camion avec leur déménagement brinquebalant, ils n’y connaissaient personne sauf l’oncle Josef.

La femme du boulanger tenait l’un des deux bars du coin. Puisqu’on y servait de l’alcool, leur mère n’aimait guère qu’elles y aillent le soir. La femme du boulanger vendait aussi de la limonade et du café et, bien sûr, du pain et des pâtisseries. Le pain était gris et sentait le cumin et la levure. Étant donné qu’elle était russe, on y trouvait des vatrouchka* tout dorés remplis de fromage blanc sucré. Accompagné d’un verre de lait, c’était un délice. Il flottait un parfum de cannelle autour de la femme du boulanger.

Certains soirs, le bar était plein. La jeunesse et les hommes s’y rassemblaient. La plupart des jeunes n’avaient pas trouvé de travail au sortir de l’école. Il était rare qu’ils aient de la famille en ville chez qui habiter durant une période d’appren-tissage ou pour faire des études. Alors ils restaient chez leurs parents et prenaient les petits boulots qui se présentaient.

Il fallait descendre deux marches pour entrer au bar, dans

* Tarte au fromage blanc.

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la maison du boulanger. On entendait parfois la machine à pétrir à travers le mur qui le séparait de la boulangerie. Ça sentait la cave et le tabac, même si la femme du boulanger essayait d’aérer le bar et de le tenir propre. Un des murs était tapissé d’un papier dont le motif d’un brun tirant sur le rouge s’entortillait autour de lui-même. La lumière du jour entrait par deux fenêtres encadrées de rideaux retenus par des rubans mal assortis.

Parfois, Nikolaï, le fils de la maison, tenait le bar. Ou bien il venait aider. Comme sa mère, il gardait un visage radieux en toutes circonstances. Il parlait peu, mais le regard qu’il posait sur Dorte en disait long. À cause de sa mère, Dorte n’y allait qu’en plein jour. Aujourd’hui on était presque en fin de journée, mais quand elle vit que Nikolaï s’y trouvait seul, ses pas l’y menèrent automatiquement. Elle salua d’un signe de tête et se glissa sur la chaise la plus proche du comptoir, tournant le dos à la porte. Il disparut dans le cagibi qui servait de cuisine et revint avec un verre de lait sans qu’elle ne lui ait rien demandé. Son visage était grave, cependant elle pouvait voir qu’il avait envie de sourire. Elle dit : « Merci beaucoup », et lui rendit son esquisse de sourire.

Tout occupé qu’il était à de menus travaux derrière le comptoir, il la suivait du regard, exactement comme elle-même le suivait des yeux. La plupart du temps, il déplaçait inutilement des objets. Il avait aussi un chiffon qu’il agitait. Elle n’avait jamais vu une manière aussi bizarre de tenir un chiffon. Il le tenait serré dans son poing, comme si ce n’était pas du chiffon, mais du poing dont il devait se servir.

Pour qu’il ne se sente pas observé, elle faisait attention de ne le regarder que les yeux mi-clos ou quand il était tourné. Elle avait aussi ouvert un journal qui traînait là, sans le lire vraiment. Bien qu’il n’y eût personne d’autre dans la salle, ils ne se parlaient pas.

Ayant depuis longtemps terminé son lait et voyant le voile bleuté de la nuit recouvrir la fenêtre, elle se leva. Au lieu

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d’un signe de tête elle lui fit une révérence, tout en rougis-sant de confusion. Il répondit par un signe de tête, le visage radieux comme toujours. Mais aujourd’hui, en un éclair, il lâcha son chiffon, lança quelques mots à travers la porte de la boulangerie et attrapa sa veste jetée sur une chaise. Ne s’y attendant pas, elle ne trouva rien à redire non plus. Il ne faisait rien de mal. Il ouvrit la porte comme s’ils en avaient convenu. La nuit et l’ombre des arbres les rendaient invi-sibles. Nombreux étaient ceux qui guettaient derrière leurs rideaux à cette heure.

« Cela ne te dérange pas que je t’accompagne ? » demanda-t-il un peu essoufflé, tout en marchant.

N’arrivant pas à prononcer un mot, elle fit un signe affir-matif. Elle se dit alors qu’il faisait trop noir pour qu’il s’en aperçoive et qu’il pouvait croire qu’elle était mécontente. Alors elle leva le visage vers lui et lui sourit. On ne voyait plus la tache de farine sur sa joue qui, à l’intérieur du bar, avait été tout à fait visible. Mais dans la nuit les yeux de Nikolaï lui-saient. Clignotant, comme les lanternes d’un bateau le soir.

Il l’accompagna jusqu’à chez elle, jusque dans l’arrière-cour. Là, ils restèrent debout, en silence. Puis, prenant une grande décision, il la serra contre lui et laissa ses mains cou-rir sur son dos. Descendant, petit à petit, jusqu’à ses fesses. Elle avait l’impression de glisser dans un bassin rempli d’eau tiède. Elle ressentait comme un chatouillement le long des cuisses et dans le ventre, alors que les mains de Nikolaï étaient ailleurs. Elle ne l’aurait bien entendu pas permis. Ses seins étaient aussi envahis par cette curieuse sensation. Elle ne respirait presque plus... c’était en quelque sorte inutile en cet instant. Il fit glisser sa main sur son chemisier. Tout était insupportablement délicieux. Elle était là, dans le noir, au beau milieu d’effluves de pain et de pâtisserie. Au bout d’un moment son bas-ventre était comme de la mousse humide. Avait-elle déjà ressenti pareille chose ?

Soudain, quelqu’un descendit l’escalier. Ils l’entendirent

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heureusement avant que la porte ne s’ouvrît et Nikolaï avait déjà disparu avant que quiconque ait pu savoir qu’il avait été là. Sauf la mère de Dorte.

« Mais te voilà donc, mon petit ! » dit-elle, en se dirigeant vers les cabinets sans montrer qu’elle savait.

C’est ainsi que Dorte eut le temps de se ressaisir, de monter l’escalier et d’accrocher son manteau.

« Je crois que Véra n’était pas contente que j’aie raconté à Dieu qu’elle avait des règles douloureuses, l’autre soir, dit la mère quand elle revint.

– En effet, elle préfère garder ça pour elle. »Le matin même, Véra avait crié que Dieu et sa mère

avaient outragé sa pudeur. Comme d’habitude leur mère avait répondu que Dieu savait tout, même quand le moindre moineau tombait à terre. Et Dorte s’était dit qu’en regard de tout ce qui était tombé sur terre au cours des temps, les règles de Véra avaient vraiment peu d’importance.

Leur père n’avait pas eu les mêmes difficultés que leur mère à communiquer directement avec les gens. Dorte trou-vait qu’elle le connaissait bien mieux. Même maintenant qu’il était mort. Ce qu’elle se rappelait le mieux, ce n’était pas son aspect ou ce qu’il faisait, mais ses paroles – assis dans le fauteuil usé aux accoudoirs bordés de franges. Il ne se fâchait pas si elles ne l’écoutaient pas, au contraire, il gardait son calme et continuait à parler. Sa moustache drue se mouvait de haut en bas, comme pour protester contre chaque mot. Mais il était imperturbable. Il était comme un fleuve de mots – rassurant et impossible à arrêter.

Depuis sa disparition, tout était devenu tellement silen-cieux. Même l’air ne bougeait plus. Il faisait près de trente degrés en plein mois de juillet. Les jardins et les champs devenaient désertiques. Comme si la nature le savait. Que le matin du 18 juillet leur père serait mort, dans son lit aux côtés de leur mère. En silence. Sans crier « Bonjour ! » comme il en avait l’habitude.

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Le cri de leur mère avait interrompu le rêve de Dorte. Elle marchait dans un champ et cueillait des marguerites, mais elle se dépêchait tellement qu’elle ne cueillait que les corolles, sans tiges. D’une manière ou d’une autre Dorte savait, dans son demi-sommeil, que le cri de sa mère annon-çait quelque chose de bien pire que tout ce qu’elle avait jamais vécu. Mais la mort de leur père ? Sûrement pas. Même pas quand elle et Véra se retrouvèrent devant le lit, et le virent. Même si le cri de leur mère retentissait contre les vitres et chassait la lumière du matin.

Dorte ne se souvenait pas de ce qu’elle avait fait, mais Véra était restée debout un instant puis s’était précipitée chercher de l’aide chez les voisins. Cela n’avait pas rendu la vie à leur père, mais elle avait au moins essayé.

Tout d’abord, leur mère avait refusé la mort comme une chose contre nature. Puis elle était devenue complètement apathique. Toute pensée et tout mouvement semblaient figés en elle. Sans l’assistance de bons voisins, Dorte et Véra auraient dû enterrer leur père de leurs propres mains. Dans pareil cas, les gens se sentaient solidaires dans ce patelin. Tout au moins quand ils n’y étaient pas de leur poche. Après le modeste enterrement, l’attitude de leur mère changea à nouveau. Elle s’empara de tout avec une énergie pratique et silencieuse. Depuis le papier des murs et les rideaux jusqu’au tiroir aux couteaux et à la literie.

Une faille s’était creusée en Dorte. Leur père leur avait parlé d’une faille dans un glacier dans laquelle disparais-saient les gens. En réalité elle n’avait jamais vu de glacier. Mais elle se voyait elle-même geler au fond de la faille. Certaines nuits elle se réveillait en rêvant que la crevasse se refermait et qu’elle étouffait. Elle reprenait toujours sa respiration au bout d’un moment, néanmoins le cauchemar ne la lâchait pas complètement et se répétait. Et elle comprit qu’il la poursuivrait tout au long de sa vie. La faille était là – dans tout ce qu’elle entreprenait, même si elle n’en était

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pas consciente. Par exemple quand elle se levait la nuit pour s’accroupir au-dessus du seau. Il était dégoûtant et absurde de remplir ce récipient blanc d’un liquide venant de l’inté-rieur de son corps vivant – alors que son père pourrissait dans la terre.

Elle n’arrivait pas à expliquer ces pensées à qui que ce fût. Mais peut-être le ferait-elle un jour. À Nikolaï.

« Ce n’est pas facile pour Véra, dit sa mère, en reposant le fer à repasser.

– Ah non ?– Elle pense à Papa. Et quand elle a ses règles, elle est

encore plus triste. »Les mains de sa mère étaient rouges et enflées. C’était

toujours le cas quand elle avait lavé et repassé le même jour. C’était ainsi quand le linge séchait vite, par beau temps. Elle préférait repasser avant que le linge ne soit complète-ment sec, cela lui évitait de l’humecter. Maintenant elle se penchait sur la planche à repasser, en proie à de secrètes pensées qu’elle ne voulait pas partager avec Dorte. Cela pou vait durer plusieurs minutes. Puis, tout à coup, elle sem-blait revenir à elle et reprenait le fil là où elle l’avait lâché.

« Tu devrais avoir une amie, Dorte », dit-elle de but en blanc. Il faudrait donc attendre une explication dans une de ses prières. Véra avait des amis, mais ils ne plaisaient pas tous à leur mère. C’était dès lors un peu bizarre, ce qu’elle venait de dire.

« Tu devrais rencontrer des jeunes plus souvent. Mais où ? demanda sa mère en repliant la planche à repasser.

– Je n’en sais rien.– Est-ce que Véra va au bar du boulanger pour rencontrer

des jeunes ?– Non, elle va à l’autre.– Alors je pense que le bar du boulanger est le mieux pour

toi, décida la mère. Je vais te donner une pièce pour que tu y ailles un jour. Mais pas le soir. »

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Dorte rougit et se détourna.« Comment s’appelle-t-il déjà ? Le fils du boulanger ?

demanda la mère, l’air de rien.– Nikolaï », murmura Dorte, ne sachant plus où se mettre.

Mais sa mère ne dit pas qu’elle les avait vus dans l’arrière-cour. Elle lui en était tellement reconnaissante qu’elle se promit de prier plus souvent – pour faire plaisir à sa mère.

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Une poussière chaude tourbillonnait dans la chaleur de l’été. La brume se faisait plus lourde et insistante au-dessus de la rivière. Les feuilles tombaient des arbres et le potager se fanait. Une lueur rougeoyait derrière le disque solaire qui glissait de plus en plus bas dans le ciel. Il semblait ne plus avoir la force de se maintenir en place. C’était aussi le cas de leur mère. Prier était à peu près sa seule manière de com-muni quer. Véra n’avait plus eu de travail depuis deux mois, à l’exception d’un court intérim à la caisse du supermarché. Mais maintenant il n’y avait plus rien de vacant.

« Je ne vois pas ce que tu peux faire d’autre que te marier avec moi pour être entretenue », avait dit le commerçant en souriant quand il lui avait annoncé qu’il n’avait plus besoin d’elle.

Il est évident qu’il ne parlait pas sérieusement, il avait quarante ans et était déjà marié. Mais Véra avait eu un accès de fureur en racontant cela. Ensuite elle s’était mise à brosser sa longue chevelure avec rage, comme si sa vie en dépendait. Elle était devant l’évier en aluminium fendu et tournait le dos au miroir. Rendus électriques par les violents coups de brosse, ses cheveux se soulevaient comme un arc-en-ciel à la lumière du plafonnier. Ils finirent par former une auréole autour de sa tête. Dorte restait là à la contempler.

« Qu’est-ce que tu as à me regarder comme ça ? s’écria Véra.

– Tu as de si beaux cheveux », murmura Dorte avec gêne, puis elle se mit à débarrasser la table.

Il y avait déjà un moment de cela. Véra retournait souvent au bureau du commerçant après la fermeture du magasin pour voir s’il y avait un poste vacant. Mais elle n’en parlait plus. Dorte avait eu la chance de trouver du travail aux champs chez le paysan qui venait chercher les restes. Mais

3

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un parent à lui était arrivé de la ville et avait assuré le travail pour le reste de la saison. La mère raccommodait le linge des gens et faisait des ménages. Mais c’était mal payé. Certains traînaient si longtemps avant de la payer qu’elle finissait par travailler gratuitement.

« Mieux vaut l’oublier ! disait-elle quand Véra lui deman-dait si Untel l’avait payée.

– Mais pourquoi ne pas envoyer une facture, comme fait le marchand ? » demandait Véra avec colère.

À ce genre de réflexion, sa mère ne répondait jamais. Car cela ne présageait rien de bon. Quand Véra était de cette humeur, Dorte faisait semblant de ne rien entendre. Elle avait du reste d’autres préoccupations. Nikolaï devait partir à Kaunas pour apprendre la pâtisserie. Cela coûtait les yeux de la tête, mais il allait habiter chez son oncle. Le veuf, qui avait une fille impossible ; celle-ci devait venir aider la mère de Nikolaï et apprendre les bonnes manières. Ils allaient faire un échange, comme disait Nikolaï.

Dorte se demandait comment elle allait pouvoir se passer de lui, elle qui s’était si bien habituée à ses mains. Et à la bonne odeur de pâtisserie qui émanait de lui. Il avait en lui quelque chose d’apaisant, bien qu’il fût un homme adulte, avec tous les dangers que cela impliquait. Il n’insistait jamais pour obtenir la permission de la toucher à certains endroits. Véra prétendait que tous les garçons le faisaient. Mais il suffisait à Dorte de le regarder d’une certaine manière. Le problème, c’était quand il faisait noir. Dorte pensait qu’il savait bien que si cela n’avait tenu qu’à elle, tout lui aurait été permis. Mais il fallait obéir à certaines règles, garder sa respectabilité. Et puis il y avait les prières de sa mère.

Dorte lui passait le bout des doigts sur le visage au lieu de dire quelque chose. Au rythme de sa respiration, elle savait toujours quand il y avait danger. Alors elle lui cares-sait la bouche ou les paupières du bout de son index. Avant de capituler, il poussait un gros soupir, comme un chien

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déçu. Mais il n’essayait jamais de la forcer. Et au bout d’un moment il reprenait une respiration normale.

Il lui apportait souvent des pâtisseries.« Oh, mon Dieu ! s’écriait-elle toujours en le remerciant

solennellement.– C’est pour ta mère ! » répondait-il avec simplicité,

comme si c’était une bagatelle. Dorte lui était reconnaissante de ne pas souligner le fait qu’elle n’était pas « un bon parti », comme on disait.

Au fur et à mesure que le temps passait, ils apprirent à se parler.

Un jour il lui demanda pourquoi elle portait un nom si joli, mais si rare.

« C’est Papa qui l’a choisi. Il a connu quelqu’un, qui est morte et s’appelait Dorte, avança-t-elle.

– Il en était épris ?– Mais non ! » murmura Dorte, choquée. Mais à cet ins-

tant même, elle comprit que cela avait dû être le cas.Dorte avait compris que sa mère ne s’opposait pas à

ce qu’elle rencontrât Nikolaï au bord de la rivière. Bien entendu il fallait lui cacher la connaissance physique qu’ils avaient l’un de l’autre. Au début, Dorte ne pouvait rester qu’une heure. Puis elle devait rentrer avant la tombée de la nuit. Finalement elle en vint à discuter avec sa mère de l’heure exacte où tombait le crépuscule. Qui n’était pas la même au bord de l’eau et dans le village sombre. Différence que la mère finit par accepter, en partie aussi parce que leur père avait été à l’école avec le boulanger.

Quand Dorte avait raconté cela au cours du dîner, les joues de sa mère avaient pris des couleurs et elle s’était mise à parler de sa propre famille – chose qu’elle ne faisait jamais. Elle parla de Leningrad, ce que Véra corrigea plusieurs fois en Saint-Pétersbourg, sans qu’elle se laisse interrompre pour autant. Quand le grand-père avait obtenu un poste plus important dans le « système », la vie de la famille s’était

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transformée en un clin d’œil. Après avoir longtemps vécu dans un modeste appartement, ils avaient déménagé dans un vaste palais contenant de nombreuses pièces et de beaux meubles. Dorte n’avait jamais compris de quel « système » il s’agissait. Mais puisque le grand-père était avocat, il devait s’agir de cette législation russe qu’on n’aimait pas, mais dont on ne parlait pas à haute voix. C’était soudain comme si sa mère avait retrouvé un peu de son passé. Simplement parce que le père de Nikolaï et le père de Dorte étaient allés à l’école ensemble.

Dorte était encore pieds nus dans ses chaussures. Elle allait chez le boulanger – bien qu’elle n’eût aucun argent pour commander quoi que fût. Tout allait mieux mainte-nant que sa mère elle-même l’y avait encouragée. Un jour, Nadia y fit une apparition. C’était une fille plus âgée qu’elle, habitant le village voisin, qui venait de temps en temps parce qu’elle était amoureuse de Nikolaï. Rien que pour cette rai-son, il lui était impossible de l’aimer. Elle portait des jeans à la mode et un corsage au décolleté orné de dentelle. Aux pieds, des sandales dorées qui laissaient à nu des orteils aux ongles rouges. Elle s’installa à la même table que Dorte sans en demander la permission. Elle ressentit une certaine inquiétude. Nikolaï allait peut-être être séduit par l’appa-rence de Nadia, et la raccompagner. Mais c’était sa mère qui était au comptoir. Une tête brune et frisée, comme lui, et le même visage. Un véritable soleil levant dans toute sa gravité.

« Nikolaï est parti à Kaunas ? lança Nadia par-dessus le comptoir.

– Pas encore, répondit la mère avec calme.– Moi je pars aussi, mais à l’étranger !– Ah bon !– Faut voir du pays tant qu’il est encore temps », déclara-

t-elle en faisant la moue tout en allumant une cigarette. Comme si elle essayait d’aspirer Nikolaï dans la salle.

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Pendant que Nadia parlait, Dorte songeait qu’on ne lui aurait jamais permis de porter de tels vêtements. Mais, bien entendu, elle aurait aimé avoir les mêmes jeans. Nadia pouvait aspirer sa cigarette autant qu’elle voulait. Nikolaï faisait des livraisons dans les villages voisins et ne la voyait pas. Mais Dorte était obligée de reconnaître qu’il était facile d’entrer en contact avec elle, car elle parlait le russe.

« Mon grand-père maternel était russe. Il a été expulsé de Russie car c’était un héros ! » déclara-t-elle quand Dorte lui demanda comment elle avait si bien appris le russe. Mais elle refusa d’expliquer pourquoi on expulsait un héros.

« Joli corsage, fit Dorte, pour être polie.– Oui, n’est-ce pas ? Il vient de Suède.– De Suède ? s’écria Dorte, surprise.– Oui, c’est une avance sur ma paye. J’ai trouvé du travail

dans un café à Stockholm. Mais j’aime pas partir seule… c’est quand même l’étranger. Bien sûr je pars avec Liudvikas, mais quand même…

– Qui est Liudvikas ?– Quelqu’un que je connais. Son cousin est dans les

affaires à Stockholm. Il peut procurer du travail. Et toi, tu ne vas plus à l’école et tu es sans travail ?

– Oui.– Mais alors viens avec moi !– Maman ne me laissera jamais partir.– Pourquoi donc ?– Elle me trouve trop jeune, répliqua Dorte sans dire

qu’elle n’avait jamais posé la question.– Mais t’as besoin d’un travail. Ici, on est forcé de prendre

ce qui se présente pour un salaire de misère ! En Suède on gagne en un mois ce qu’on gagne ici en deux ou trois ans.

– C’est pas vrai ! interrompit Dorte.– Bien sûr que si ! C’est un beau pays, et si riche ! Là-bas

tout le monde est poli et aimable, c’est parce qu’ils ont tous un job. Même les agents de police sont polis en Suède !

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– Tu y es allée ?– Oui, une fois. Juste quelques jours… J’en rêve encore

la nuit. Toutes ces boutiques ! On peut tout acheter. De si beaux vêtements ! À la dernière mode. Un jour j’ouvrirai une boutique de mode à Stockholm ! » Nadia dit cela rêveuse-ment tout en étirant ses orteils aux ongles rouges aussi loin que possible devant elle.

« Ils comprennent le russe là-bas ?– Non, pas du tout, mais on apprend vite le suédois.– J’ai appris le lituanien, ça me suffit.– T’as pas besoin d’y rester longtemps. En deux ou trois

mois, tu auras gagné assez d’argent pour aller à l’école à Vilnius ou t’acheter un appartement, si tu préfères. Durant ce temps tu peux toujours te débrouiller en communiquant par des gestes.

– Combien de temps comptes-tu rester ?– Ouais, tout dépend si je me plais… Peut-être quelques

mois. Peut-être plus… tout dépend si j’ai assez d’argent pour ouvrir un magasin.

– Y a-t-il d’autres postes vacants dans ce café ?– Non, mais le cousin de Liudvikas en connaît sûrement

d’autres. Tu veux que je demande ?– Non, c’est inutile. Je n’obtiendrai jamais la permission. »Nadia cessa de parler de la Suède. Elle raconta les affaires

qu’elle venait de faire dans une boutique de Janava. Dorte se contentait d’écouter poliment en hochant la tête, voyant à quel point elle était encore ignorante sur ce sujet.

À son retour chez elle, ce fut Véra qui lui ouvrit la porte. Les cheveux en broussaille et sans maquillage.

« Le fils de Josef a envoyé une lettre à Maman !– Une lettre ?– Oui. Il exige qu’on paie le loyer immédiatement, ou

qu’on déménage. Regarde. »Dorte prit la lettre. D’abord l’écriture dansa de droite à

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gauche sur la feuille. Puis elle saisit qu’il prétendait que Josef et Anna n’avaient pas les moyens de les garder. Comme si la maison n’avait pas existé de toute façon. Comme si elles n’aidaient pas les vieux à la place de leur fils.

« Trois mois ! Maman nous a caché qu’il s’agissait d’une telle somme !

– Caché à Dieu aussi ! murmura Dorte affolée.– Au diable ton Dieu ! Il nous a pris Papa ! siffla Véra.– Véra ! » hurla Dorte en se laissant tomber sur une chaise.Une casserole de soupe aux choux était posée sur le plan

de travail. Il fallait la descendre chez les vieux et la faire réchauffer. Elle répandait une odeur abominable.

« Où est-elle ?– À l’église, pour prier.– Mais pourquoi ne prie-t-elle pas à la maison ? Elle le

fait toujours… pour qu’on sache…– Cette fois elle doit parler de choses qu’on ne doit pas

savoir. Elle nous a caché longtemps cette lettre », dit Véra en reniflant. C’est alors que Dorte se rendit compte qu’elle avait pleuré.

« Comment l’as-tu découverte ? Elle te l’a montrée ?– Non, je l’ai trouvée dans la boîte en fer-blanc au-dessus

du réchaud à gaz. Je suis entrée dans une de ces fureurs ! Je lui ai crié qu’elle n’était qu’une menteuse. Et puis on est restées là, à pleurer ensemble. Jusqu’à ce qu’elle parte.

– Pense un peu : pendant des semaines elle a essayé de cacher à Dieu quelque chose d’aussi important ! dit Dorte avec une inquiétude mêlée d’une certaine admiration.

– Bah ! C’est pas à Dieu qu’elle cachait ça, mais à nous ! Mais tu comprends à quel point c’est grave ? Ce salaud va nous expulser !

– Qu’est-ce qu’on va faire ? » Dorte fut prise d’une angoisse qui empoisonnait tout et

faisait le vide dans sa tête. Sans attendre de réponse elle sortit et descendit l’escalier.

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« Où vas-tu ? cria Véra.– Voir ce que devient Maman… Elle n’a plus personne

maintenant qu’elle s’est rendue impossible à Dieu. »

Le lendemain, Véra sortit au beau milieu de la journée et ne revint que bien après qu’elles se furent couchées. Cela n’était encore jamais arrivé. Mais sa mère n’alla cependant pas à sa recherche pour autant. Le matin suivant elle remit à sa mère une enveloppe contenant deux mois de loyer. Dorte trouva plus que bizarre de voir Véra et sa mère pleurer ensemble. Et quand elle demanda pourquoi, elles refusèrent de répondre. Dorte se sentit tenue à l’écart. Aussi parce que sa mère n’avait pas demandé qui leur avait prêté cet argent. Véra n’avait rien dit. Comme si Dorte avait été une étran-gère. Le soir même, la mère adressa une courte mais intense interpellation à Dieu.

« Je Vous en prie, gardez Votre main toute-puissante sur Véra ! Donnez-lui la force. Donnez-lui des choix qu’elle peut supporter. Sauvez son âme. Et si possible donnez-lui un travail pour que l’on puisse rembourser l’argent emprunté au commerçant. Amen ! »

C’est alors que Véra se leva brusquement et se précipita vers la porte sans mettre ni manteau ni chaussures. Elles l’entendirent dégringoler l’escalier, laissant la porte d’entrée battre à tous vents pendant qu’elle était aux cabinets.

Dorte avait toujours admiré la violence et la grandeur du chagrin de Véra. Mais après ce soir-là, la rage de Véra s’était calmée. Ses yeux avaient l’air de deux flambeaux éteints. Il arriva à Dorte d’être réveillée par les sanglots de sa soeur. Mais quand elle avait avancé une main consolatrice, Véra avait fait semblant de dormir.

Et le dernier jour avec Nikolaï au bord de la rivière arriva. Dorte avait envie de lui raconter qu’elles risquaient d’être mises à la rue la prochaine fois qu’elles ne pourraient pas

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payer le loyer, mais elle se retint pour ne pas trahir la fierté de sa mère et celle de Véra. Heureusement que Nikolaï n’avait pas l’air content de partir : c’était pour elle une consolation.

« Peut-être que je pourrai te procurer un travail en ville. Alors on pourrait se voir souvent, proposa-t-il.

– Je n’ai personne chez qui habiter », répondit-elle, décou-ragée. Mais elle ne put s’empêcher de penser à tout l’argent qu’elle pourrait gagner et au fait qu’elle serait avec Nikolaï.

« En tout cas, j’écrirai. Et toi aussi. Souvent !– Oui, promit-elle.– Et puis je vais revenir à chaque vacances.– Oui… »Le fleuve coulait devant eux, familier et sombre. Par-ci,

par-là, luisait une branche humide ou une feuille, emportée par le courant. Un gobelet en papier, sale, était resté un bon moment à la surface. Un canard vaquait à ses occupations, plongeant régulièrement la tête dans l’eau. Sa croupe qui restait à la verticale n’avait pas l’air de le gêner le moins du monde. Elle en aurait ri si elle n’avait pas été aussi décou-ragée, alors il lui aurait demandé pourquoi elle riait, et ils se seraient amusés ensemble. Mais ce soir tout était diffé-rent. C’était la fin. Comme si elle allait mourir mais avait oublié de s’y préparer. Comme si des milliers de choses la retenaient prisonnière alors que l’essentiel pour elle était de retrouver Nikolaï au bord de la rivière.

Il voulut approcher sa bouche de la sienne qu’elle sentait pleine de sanglots. Gênée, elle le repoussa sans dire pour-quoi. Il en fut blessé. À la seconde tentative échouée il lui demanda :

« Tu ne m’aimes plus ?– Oh si !– Qu’est-ce qu’il y a alors ?– Je suis si malheureuse que ma bouche se remplit et je ne

peux pas… » bégaya-t-elle.

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Alors il lui caressa la joue et déposa un baiser sur son front. Ils restèrent ainsi étroitement enlacés à regarder la nuit monter de la terre. Sur la rivière, le ciel se reflétait comme dans un miroir. Au bout du miroir, le clocher de l’église avait l’air de venir s’y tremper, comme s’il voulait savoir si l’eau était froide. À la limite entre le miroir et les ténèbres flottait une large bande orange.

« Tu penses à moi quelquefois quand on est séparés ? » demanda-t-il brusquement.

Elle réfléchit aux mots qu’elle allait prononcer car elle comprit à quel point sa réponse était importante.

« À vrai dire je pense à toi tout le temps, même quand je ne le sais pas, avoua-t-elle.

– Je t’emporte avec moi au lit. Je dors toujours avec toi, murmura-t-il la voix enrouée.

– Tu peux continuer en ville aussi.– Merci ! » dit-il en se raclant la gorge et en serrant Dorte

très fort contre lui.