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Une affaire d’honneur – Ph. Duprat 55 ROCCAFORTIS n° 53, janvier 2014 n petit dossier conservé à la Médiathèque de Rochefort 1 , apporte un éclairage précis sur les relations parfois conflic- tuelles entre officiers de plume du port de Rochefort à la fin du XVIII e siècle. Leur différend, anodin à l’origine, dégénère rapide- ment en voies de fait jusqu’au duel : cette querelle se règlera devant le Conseil militaire de Rochefort. Entre-temps, la Révolution a com- mencé. Nous connaissons la chronologie des faits grâce à un mémoire détaillé présenté par le sieur Robin, commis principal des Bureaux de la Marine, contre le sieur Donniot 2 , commis à la Direction des Vivres de la Marine, le 21 août 1789 devant le Conseil militaire d’Angoulême, et confirmé par les témoignages déposés devant le conseil militaire de Rochefort le 30 août 1789. La version de Donniot ne figure dans le dossier que sous la forme de lettres diverses. 1 Médiathèque de Rochefort, archives antérieures à 1790, MR 575- 1 à MR 575-12 (du 6 au 30 août 1789). 2 L’orthographe de ce nom, variable dans les documents, sera unifiée sous la forme Donniot. Les faits se déroulent entre le 4 et le 9 mai 1789. Avant d’entrer dans le détail de son récit, Robin prévient son auditoire qu’il ne masquera rien de l’affaire, au mépris des bienséances de langage : « Comme je présume, Messieurs, que le mémoire ne sera point consulté par un comité de femmes, j’articulerai les faits sans détour, j’expri- merai le langage vil, médiocre et honteux qui caractérise mon lâche adversaire […], je ne ferai point usage [du style] honnête, léger et décent qui colore et embellit les actions, en altérant la nature de la vérité ». U Une affaire d’honneur à Rochefort en 1789 Tandis que la Révolution éclate, on parle beaucoup à Rochefort de cette affaire à rebondissements qui oppose deux commis de la Marine, rivaux au départ pour obtenir les faveurs d’une jeune et belle veuve. Le fait divers digne de la presse à scandales révèle tout un ensemble de signes de distinction sociale à l’heure où pourtant les privilèges anciens sont en train d’être bousculés. Philippe Duprat

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ROCCAFORTIS n° 53, janvier 2014

n petit dossier conservé à la Médiathèque de Rochefort1, apporte un éclairage précis sur les relations parfois conflic-

tuelles entre officiers de plume du port de Rochefort à la fin du XVIIIe siècle. Leur différend, anodin à l’origine, dégénère rapide-ment en voies de fait jusqu’au duel : cette querelle se règlera devant le Conseil militaire de Rochefort. Entre-temps, la Révolution a com-mencé.

Nous connaissons la chronologie des faits grâce à un mémoire détaillé présenté par le sieur Robin, commis principal des Bureaux de la Marine, contre le sieur Donniot2, commis à la Direction des Vivres de la Marine, le 21 août 1789 devant le Conseil militaire d’Angoulême, et confirmé par les témoignages déposés devant le conseil militaire de Rochefort le 30 août 1789. La version de Donniot ne figure dans le dossier que sous la forme de lettres diverses.

1 Médiathèque de Rochefort, archives antérieures à 1790, MR 575-1 à MR 575-12 (du 6 au 30 août 1789).

2 L’orthographe de ce nom, variable dans les documents, sera unifiée sous la forme Donniot.

Les faits se déroulent entre le 4 et le 9 mai 1789. Avant d’entrer dans le détail de son récit, Robin prévient son auditoire qu’il ne masquera rien de l’affaire, au mépris des bienséances de langage : « Comme je présume, Messieurs, que le mémoire ne sera point consulté par un comité de femmes, j’articulerai les faits sans détour, j’expri-merai le langage vil, médiocre et honteux qui caractérise mon lâche adversaire […], je ne ferai point usage [du style] honnête, léger et décent qui colore et embellit les actions, en altérant la nature de la vérité ».

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Une affaire d’honneur à Rochefort en 1789

Tandis que la Révolution éclate, on parle beaucoup à Rochefort de cette affaire à rebondissements qui oppose deux commis de la Marine , rivaux au départ pour obtenir les faveurs d’une jeune et belle veuve. Le fait divers digne de la presse à scandales révèle tout un ensemble de signes de distinction sociale à l’he ure où pourtant les privilèges anciens sont en train d’être bousculés.

►Philippe Duprat

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Le conflit Robin-Donniot

Altercation au théâtre

Le 4 mai 1789, premier jour de la foire à Rochefort, sortant de son bureau à six heures, Robin passe devant la maison de Mme Gachina qui se trouve à sa fenêtre, et l’invite au théâtre. Tous deux prennent place aux secondes loges, d’où elle remarque Donniot au parterre, un homme qu’elle connait et qui enrage de jalousie. Peu après, ce dernier monte s’installer dans la loge d’à côté et interpelle Robin à voix haute : « Monsieur, Madame Gachina est une foutue coquine, je lui ai promis de lui foutre vingt soufflets ». Robin, abasourdi, tente de le calmer et le prie d’attendre la fin du spectacle pour s’expliquer.

Donniot sort mais revient un quart d’heure plus tard en plein second acte d’Iphigénie3, et s’introduit dans la loge du couple : la dame « tourna la tête et elle reçut un soufflet que lui détacha le lâche Donniot » en la traitant de « foutue coquine ». Robin, retenu par le bras n’a pas eu le temps de réagir. Elle s’écrie : « vous êtes un drolle, un jaloux, un polisson ! »

Robin somme Donniot de sortir et le retrouve dans la rue devant plusieurs marchands descen-dus des secondes loges où ils avaient été témoins de l’incident. Il exige réparation après le spectacle, sinon, dit-il, « je vous ferai f… vingt coups de baton par deux portefaix ». Donniot lui répond par un flot d’« ordures ».

À peine remonté auprès de Mme Gachina, Robin voit reparaître l’énergumène dans une loge d’en face, agitant ostensiblement une épée. M. Chambon, « sous-intendant du port » propose la sienne à Robin : il la lui rapportera « chez le Sr Bouchet, billardier, où l’on faisait la partie de société4 ». Peu avant la fin de la pièce, il recon-duit par précaution la dame Gachina chez elle.

Duel improvisé

Dans la précipitation, un duel est organisé à « l’entrée des petites allées »5. Donniot cherche

3 Il s’agit de la tragédie de Racine. Quelques semaines auparavant, l’opéra de Gluck, Iphigénie en Tauride, avait été donné au théâtre de Rochefort. Voir Ph. Duprat, « Le théâtre à Rochefort au XVIIIe siècle », Roccafortis n° 52, sept. 2013, p. 7-29.

4 Il s’agit du Café de la Comédie, rue des Fonderies, en face du théâtre, tenu par Bouchet. Au premier étage, il y a une salle de billard, où se retrouve une société choisie, comme celle des officiers de marine.

5 Rue des petites Allées (actuelle rue de l’Amiral Courbet).

vainement des témoins à la sortie du théâtre, Robin en trouve deux chez le billardier tout proche, son « camarade » M. de la Bussière, et M. Chambon.

On engage le fer dans l’obscurité. Au premier coup, Robin perce l’avant-bras de son adversaire. Le second l’atteint à la poitrine : « je crus l’avoir traversé d’outre en outre […] et avoir cassé mon épée : il tomba roide à mes pieds, sans cris ni aucun signe de vie ». Les deux témoins « recu-lèrent d’effroi » ; de son côté, Robin, « le croyant roide mort », lui jette à la tête ce qui reste de son épée et se sauve « pour éviter d’être arrêté par la sentinelle de Mr le Commandant qui n’étoit pas à dix pas de nous6 ».

6 La sentinelle de l’Hôtel de la Marine (demeure du Commandant de la Marine, le comte de Vaudreuil). Depuis 1781, l’Intendant (M. de la Grandville) réside à l’Hôtel de Cheusses (actuel Musée de la Marine).

L’escrime est un art aristocratique largement illustré dans la Grande Encyclopédie.

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Mais Donniot se relève en hurlant : « Ah ! jean-foutre ! jean-foutre ! » et poursuit Robin. Arrive M. d’Orville, Commandant de la Place, qui revient du spectacle : depuis le « coin du pâtissier7 », il entend les cris : Robin explique qu’il croit avoir tué son adversaire, mais qu’en fait il s’est relevé. Dans la confusion, ce dernier s’éclipse, ainsi que les témoins. On cherche vainement l’épée8. Robin remercie le Comman-dant et se retire « à sa pension ».

Quant à Donniot, « percé au bras et blessé sur une côte gauche9 », il tente, sans succès, de forcer la porte de la dame Gachina, criant que Robin a voulu le poignarder à terre, répétant partout ces propos. Au café du sieur Bouchet, il promet de casser la tête de Robin « avec les chandeliers », s’il s’y présente.

Canne à épée, pavé et queue de billard

Le lendemain 5 mai, après une nouvelle algarade rue Saint-Pierre, devant les Capucins10, où Donniot fait « le spadassin », Robin décide d’alerter le Commandant d’Orville, qu’il trouve en son hôtel à table, et qui a « la bonté de se lever et de l’entendre ». Il lui détaille les suites du duel et dénonce les calomnies de Donniot. D’Orville répond qu’il fera prévenir M. de Saint-Laurent, le Directeur des Vivres, et le presse d’informer l’Intendant.

Le soir même, devant le théâtre, nouveau face à face des deux hommes, au milieu de la foule. Donniot dégaine une épée, mais Robin lui brise sur la tête sa « canne d’épine à épée » : Donniot, étourdi, revient à la charge. Robin lui jette la poignée de sa canne et lui lance une pierre sans l’atteindre. Il finit par « crier à la garde pour le faire arrêter ». Survolté, il entre chez le sieur Bouchet, casse en deux une queue de billard, fond sur Donniot qui pérorait sur la fuite de son rival, et blesse « fort maladroitement » son camarade Bourdin qui tentait de lui arracher son épée. Donniot prend la fuite. Pour ne pas ajouter au scandale, Robin renonce au théâtre et reste chez le sieur Bouchet pour faire « une partie de

7 La pâtisserie est située à l’angle formé par la rue des Fonderies et les Petites Allées, où se trouve actuellement le magasin d’optique Frot. Au début du XXe s. c’était toujours une pâtisserie.

8 Chambon l’a ramassée : elle est pliée en deux.

9 Robin ajoute que l’épée a été « rabattue par la résistance de je ne scais quelle doublure avoit le gilet du Sr Donniot (et qui sans doute n’a jamais été achetée dans la boutique d’un drapier) ».

10 Ancien couvent des Capucins, rue Saint-Pierre (actuelle rue Pierre Loti).

société ». Une heure après, Donniot remonte au billard, déclarant… qu’il vient tout simplement jouer ! Haussements d’épaule des spectateurs…

Dernier épisode burlesque, le 9 mai : Robin chasse de sa chambre un Donniot hagard, venu exiger un duel au pistolet. Il en informe l’Intendant, M. de la Grandville, sur les conseils pressants de ses confrères chefs de bureaux de la Marine (MM. Lobry, Quantz et Chavantous). L’intendant le reçoit en présence de plus de 15 personnes, et l’assure de son soutien, tout en l’engageant clairement à la modération : « évités les mauvaises affaires ».

L’intervention de l’Intendant devrait mettre fin à la querelle, en étouffant ce qui pourrait devenir, si cela s’éternisait, un scandale embar-rassant pour la Marine à Rochefort. Et de fait, rien ne se passe jusqu’en août 1789.

Les Chasseurs Nationaux

L’altercation entre Robin et Donniot s’est produite à la veille de l’ouverture des États Géné-raux à Versailles. Ensuite les événements se précipitent à Paris, avec les émeutes, la prise de la Bastille et la mise sur pied, par la nouvelle administration municipale parisienne, d’une milice bourgeoise de 48 000 hommes : com-mandée par La Fayette, elle prend rapidement le nom de « Garde nationale » et adopte la cocarde tricolore. Dans les semaines qui suivent, à la faveur de la « Grande Peur11 », les municipalités de province créent des milices bourgeoises sur le modèle parisien.

Donniot refusé au corps des volontaires nationaux

À Rochefort, un Corps de Chasseurs nationaux est créé le 4 août 178912 : c’est à cette occasion que l’on retrouve l’entêté Donniot. En effet, le 6 août, un arrêt des officiers de la Seconde Compagnie des Chasseurs Nationaux de Rochefort confirme, « vu les informations prises sur [sa] conduite », la non-incorporation du sieur,

11 Une rumeur circule annonçant l’arrivée de brigands enrôlés par la noblesse, dans un contexte de disette et de chômage qui multiplie les vagabonds.

12 Augmenté le 10 août d’une Compagnie de Chasseurs à cheval (Médiathèque de Rochefort, 490-2). Les Délibérations des corps de ville et conseils municipaux antérieures au 13 août 1789 étant manquantes, on peut conjecturer, par recoupements, que 4 compagnies de volontaires nationaux sont déjà constituées à Rochefort à la date du 8 août 1789 (MR 575-12) : 2 compagnies de chasseurs, 1 compagnie de grenadiers, 1 compagnie de canonniers.

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ajoutant que les grenadiers bourgeois lui ont signifié le même refus, « et qu’en conséquence toutes les démarches que ledit Sr Donniot pourra faire à cet égard deviendront vaines et sans effet ».

Manifestement indésirable, Donniot persiste pourtant, proteste de son honneur, multiplie les interventions. Le 8 août, il suscite une « motion » de soutien des commis aux vivres, sollicitant un jugement « dicté par l’Équité », et adressée à « l’etat major […] des quatre compagnies ». Le 9 août il adresse aux « Électeurs du Comité permanent de la ville de Rochefort » un plaidoyer très confus, accusant Robin et ses partisans (les commis des Bureaux de la Marine) de déformer les faits en sa défaveur et réclamant justice. Toutefois ce comité, troublé, suspend provisoi-rement l’arrêté de renvoi, souhaitant entendre auparavant la version donnée par Robin.

Une lettre anonyme

Nouvelle péripétie : le conseil municipal reçoit une lettre anonyme « datée de Rochefort du 12 août 1789, et d’une écriture qui paroit être contrefaite », contenant « des plaintes et même des menaces malhonnêtes et indécentes contre M. le Maire [Rondeau] au nom des employés des Vivres, sur ce que l’assemblée n’avoit point conféré à l’un desdits employés la place de sous-aide major du corps des chasseurs nationaux de Rochefort13 ». Lettre suscitée par Donniot lui-même ? Nul doute que le soupçon traverse l’assemblée.

Aussitôt réuni, le conseil reçoit M. de Saint-Laurent, le Directeur des Vivres, et dédouane aussitôt ses bureaux de toute responsabilité, mais maintient la décision de renvoi. Le lendemain, deux émissaires des Vivres (Legrand et Sibilleau), désavouent publiquement l’auteur de la lettre, dont l’écriture ne peut être imputée à aucun des employés des Vivres. La lettre est ensuite détruite en leur présence14.

L’affaire Donniot commence à déranger en haut lieu : le 15 août, le Directeur des Vivres, envoie au conseil municipal une courte missive faisant état d’une pression très ferme de l’Intendant du port de Rochefort : « il me prie de signifier affirmativement au Sr Donniot, commis des vivres, que s’il ne suspend point toute affaire avec le Sr Robin, il me donnera l’ordre de lui faire perdre son emploi15 ». Mais dès le lendemain, Donniot demande au conseil municipal – et obtient – communication écrite « des arrêtés pris à son sujet par l’État Major des Volontaires Nationaux16 ».

Comparution de Robin et de Donniot

Finalement, c’est à Angoulême que Robin comparaît avec Donniot le 21 août devant le « Conseil d’État Major et de MM. les officiers de la Légion Patriotique » : il y développe le long plaidoyer retraçant en détail les événements qui se produisent du 4 au 9 mai. Mais après audition des deux parties, compte tenu des « contra-dictions qui ne peuvent être appréciées valablement que sur les lieux, après avoir ouï les témoins », l’assemblée angoumoisine se déclare

13 Délibération du Conseil Municipal de Rochefort, 13 août 1789.

14 Délibération du Conseil Municipal de Rochefort, 14 août 1789.

15 MR 575-6.

16 MR 575-5.

Un citoyen en uniforme de la Garde nationale

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incompétente et renvoie l’affaire à Rochefort17… Le 30 août, une dernière délibération est orga-nisée par le conseil militaire de Rochefort, à l’hôtel de ville18. On récapitule les pièces justifi-catives, puis on procède à la lecture des « déposi-tions des témoins aux deux parties, et après les avoir oui en personne, le conseil militaire est d’avis que le Sr Donniot ne peut être admis dans les compagnies des chasseurs, et que le Sr Robin mérite des éloges, pour la manière dont il s’est comporté dans l’affaire qu’il a eu avec lui » : Robin l’emporte et tout laisse à penser que l’affaire est close. C’est sans compter sur l’opiniâtre Donniot…

Arrestation de Donniot

Dès le lendemain, le 31 août, Donniot envoie à l’État-Major des Chasseurs nationaux une lettre indignée : « je viens d’être conduit au corps de garde et qui plus est mis au cachot », par la faute « des gens qui, comme le Sr Robin, sont coutumiers à ne vouloir faire que des affaires malheureuses ». Entre autres récriminations, il mentionne, pour la première fois, l’affaire « qu’il a eu avec un de ses camarades (Mr De Savary). Ne lui a-t-il pas fait perdre son état sur une plainte qu’il porta contre lui dans les bureaux de la Marine à Versailles ? ». Il réclame justice, demandant au conseil militaire de revoir les « menues dépositions » suscitées contre lui « sous le voile de la douceur » par Robin, en protestant une fois de plus de son « cœur droit et outragé ».

Le jour même, le conseil municipal est saisi de l’affaire en pleine réunion par un de ses membres. En effet, M. Gachinard, major com-mandant des milices nationales l’a informé que « sur les deux heures et demie, le s. Donniot avait provoqué d’une manière violente un autre particulier, qu’il s’était aperçu qu’il allait en résulter des suittes facheuses […], qu’il avait cru nécessaire, pour le maintien de l’ordre […], de se faire assurer de la personne de l’aggresseur, qu’en conséquence il avait requis main forte de M. le Lieutenant du Roy qui sur le champ a fait arrêter et conduire le S. Donniot au corps de garde pour être remis au comité assemblé ».

L’assemblée, après avoir loué la conduite de M. Gachinard, interroge Donniot qui nie avoir

17 MR 575-4 et 575-2 : seul le plaidoyer de Robin est conservé dans les archives.

18 MR 575-1.

provoqué Robin, alléguant « qu’il luy avait seulement dit qu’il voulait luy parler, et qu’on avait vraysemblablement mal interprété ses intentions »… Le conseil, un peu las des frasques du personnage, se contente de le renvoyer « par devant M. de Saint Laurent, Directeur des Vivres, son chef naturel ».

Fin du feuilleton ? Non point : Donniot se signale une dernière fois dans une délibération du Conseil municipal datée du 4 septembre 1789, avec une requête pour obtenir expédition du jugement rendu contre lui : « l’assemblée a unanimement arrêté qu’il n’y avait lieu de délibérer ». Dès lors, plus aucune trace de Donniot (ni de Robin) dans les documents archivés à la Médiathèque.

Le milieu de la Marine

Cette affaire minuscule, mettant en cause des personnages de second ordre, n’en demeure pas moins intéressante pour la connaissance de certains milieux de la marine, ici celui des « bas-officiers » de plume, avec un conflit de personnes qui dégénère, impliquant deux services dépen-dant de la même administration, dirigée par l’intendant.

Des différences de statut social

Au-delà de son tempérament bouillant et de son entêtement, l’expression de Donniot et ses manières trahissent une extraction populaire, qui ne l’a toutefois pas empêché d’accéder au poste administratif – modeste, mais honorable – de commis de la Marine, mais dans le service des vivres, beaucoup moins prestigieux que les bureaux centraux. On l’imagine plutôt comme comptant les biscuits de mer et autres denrées, alors que Robin doit travailler au côté de l’Intendant.

Dans son désir de se faire reconnaître socialement, Donniot fréquente le théâtre, lieu où l’on vient autant pour voir le spectacle joué par les acteurs que pour être vu parmi les gens qui comptent dans la sociabilité locale ; il a acheté d’ailleurs une place au parterre19 plutôt que dans les hautes secondes loges où se pressent les marchands de la foire. Il cherche aussi à se faire admettre dans le cercle des hommes qui fré-quentent le billard où l’on « fait la partie de société ». Enfin, lorsque le ton monte entre les

19 Jeffrey S. Ravel « Le théâtre et ses publics : pratiques et

représentations du parterre à Paris au XVIIIe siècle » Rev. d’hist mod. et contemporaine, 2002/3, p. 89-118.

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deux hommes, c’est lui qui prend l’initiative de proposer le duel, à l’épée d’abord puis au pistolet : le duel reste une pratique classante qui vous distingue de la vile populace. D’ailleurs le port de l’épée est en principe réservé aux nobles. C’est la raison pour laquelle ni l’un ni l’autre n’en disposent au départ : Donniot va en chercher une on ne sait où lors de son premier départ du théâtre ; quant à Robin il doit se faire prêter la sienne par M. Chambon.

Robin n’a que dédain tout au long de l’affaire pour son adversaire et veut le ramener à sa vile condition. Ses manières paraissent plus policées et son langage plus relevé, jusque dans l’usage des insultes (« lâche gredin », « lâche gueux »). Il se donne le beau rôle, celui de chevalier servant d’une jeune et belle femme qu’il emmène au théâtre, et qu’il protège des violences d’un forcené ; il prend soin d’opposer sa mesure et son sang-froid : au théâtre, il lui parle « sans humeur » ; face au spadassin Donniot, il rengaine « tranquillement » pour rassurer les « femmes effrayées ».

Robin menace d’abord son adversaire de la bastonnade par des portefaix. Sous l’Ancien Régime, avoir été bastonné est infâmant : c’est la punition réservée aux domestiques, aux gens de peu ou aux personnes que l’on veut humilier20. Les coups de canne de billard reçus par Donniot sont une manière de bastonnade, comme l’indique une lettre d’un ami de Robin (signée Dy), précisant le motif de refus d’admission dans les volontaires nationaux : « le Sr Daniol, a d’abord été refusé, ayant été inculpé d’avoir reçu des coups de batons21 ».

Si Robin accepte de croiser le fer le premier soir avec un adversaire qui manifestement n’a jamais tenu une épée de sa vie, c’est parce qu’il y a été contraint, ne voulant pas être taxé de couardise. Mais ensuite il lui jette un pavé et lui casse sa canne épée puis une queue de billard sur la tête. Au demeurant, lui aussi ne se montre pas grand seigneur dans ces épisodes et bien maladroit, puisqu’il blesse son ami.

Robin et ses protecteurs

Au contraire de Donniot, Robin bénéficie d’une solidarité de corps protectrice, d’abord à

20 Ainsi Voltaire à Paris en 1726, sur ordre du chevalier de Rohan, ou même, d’une autre façon, Mozart à Vienne en 1781, sur ordre de l’archevêque Colloredo.

21 MR 575-9.

cause de ses origines sociales. Certes, il n’est pas noble mais son père détient des offices en exerçant la charge de Conseiller du Roi et de premier échevin de la ville d’Angoulême22. Il est donc issu d’une famille bourgeoise relativement aisée, qui ambitionne pour lui une carrière d’officier de plume dans la Marine. Au moment des faits, encore très jeune, semble-t-il, il est déjà commis principal des Bureaux de la Marine. Sa position lui assure le soutien unanime de ses collègues chefs de bureaux, du secrétaire du bureau major Chambon, qu’il qualifie de « Sous-Intendant », et qui lui prête son épée, de camarades commis des bureaux de la marine, ou d’élèves de la Marine, comme celui qui signe Dy, et qui est probablement le jeune de Sérigny, « celui qui vous aime et vous veut du bien », qui lui offre son épée au billard : Robin retrouve tout ce beau monde chez le sieur Bouchet, pour « faire la partie de société ». Il bénéficie par ailleurs de l’appui évident des autorités du port : celui du Commandant de la place, M. d’Orville et celui de l’Intendant M. de la Grandville, qui manifeste son soutien officiel en le recevant publiquement, et exerce des pressions directes sur le Directeur des Vivres afin qu’il neutralise Donniot. Par ailleurs, lors de la comparution d’Angoulême le 21 août, M. Dubois de Bellegarde, Chevalier de Saint-Louis et Com-mandant général de la Légion patriotique de l’Angoumois, ne manque pas de signaler la filiation de Robin, et précise « qu’il n’est jamais venu à notre connaissance que le Sr Robin, honnête et fidèle patriote […] ait jamais eu aucune affaire particulière où il ait pu compromettre son honnêteté, sa conduite, ou son honneur ». Ce qui ne correspond pas tout à fait à la vérité, puisque Donniot rappelle, le 31 août, que Robin n’en est pas à son coup d’essai en matière d’« affaires malheureuses », notamment celle qui a valu à l’un de ses « camarades », M. de Savary, de perdre sa place sur plainte déposée dans les bureaux de Versailles.

Un jugement d’équité

Dans cette affaire, le bon droit ne se trouvait peut-être pas de façon si évidente du côté de Robin, comme il l’affirme, sinon les tergiver-sations des autorités n’auraient pas duré aussi longtemps et la comparution des commis n’aurait pas eu lieu.

22 MR 575-4.

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En cette fin de printemps-début d’été 1789, il souffle un vent de liberté contre tous les privi-lèges qui sont abolis lors de la fameuse nuit du 4 août. La solidarité de caste dont Robin a bénéfi-ciée a paru suspecte aux autorités municipales en dépit des maladresses de Donniot. Ce dernier a aussi bien compris que le vent était en train de tourner, si l’on en juge par son opiniâtreté à se faire intégrer dans la Garde Nationale. C’est désormais l’attachement à la nation représentée par le roi, qui confère la respectabilité et non plus l’appartenance à un ordre privilégié.

Si Donniot est débouté de toutes ses deman-des, ce n’est pas à cause de son appartenance sociale mais en raison de ses maladresses et de son entêtement. En définitive le jugement d’équité qu’il réclamait a bien été prononcé.

Il disparaît d’ailleurs. Tandis que Robin poursuivra sa carrière à Rochefort comme commis principal dans le Bureau des chantiers et ateliers, avec des appointements de 1 000 livres par an, jusqu’au 31 mars 179223, date à partir de laquelle il dépend du payeur général du département de l’Indre.

La dame Gachina

Il reste une personnalité, celle de la dame Gachina, que Robin présente ainsi au début de son plaidoyer du 21 août : « C’est une belle femme, Messieurs, qui m’a rendu la duppe, qui s’est servi de mon bras, pour éloigner d’elle un amant [ici au sens d’amoureux] dangereux, malhonnête, jaloux, ruiné, et dont elle était excédée ». Sa beauté est manifeste, Robin n’est pas indifférent à ses attraits, il la connaît « depuis plus de trois années », elle vit chez sa mère, Mme Ouble (en réalité orthographié Houblez). Nous avons retrouvé sa trace dans les registres parois-siaux : c’est une très jeune veuve, née le 28 décembre 1766, prénommée Jeanne Henriette, fille d’un maitre tailleur d’habits, Jean Houblez (ou Houbles) et de Jeanne Bouchet ; orpheline de son père, elle se marie à moins de 16 ans le 29 octobre 1782 à Rochefort, avec François Gachina (ou Gachinard), orphelin de père et de mère, pilote sur les vaisseaux du roi.

23 SHD/Marine-Rochefort, série 3 E – 632.

Elle a donc à peine 22 ans en mai 1789, et est mère d’un petit garçon de 5 ans et demi mais son époux est décédé deux ans plus tôt à 28 ans, le 18 juillet 1787. Elle cherche donc très certainement à retrouver un mari avec l’aide de sa mère : la situation de deux veuves appartenant au milieu du petit commerce24 n’est certainement pas très enviable. La jeunesse et la beauté d’Henriette suscitent des prétendants, dont Donniot qui a certainement vu en elle une occasion de trouver un parti à sa mesure. Robin a également l’inten-tion de se mettre sur les rangs mais elle l’a dupé.

Robin ajoute en effet qu’au cours d’une visite qu’il lui rend le lendemain de la première alter-cation, Mme Gachina, soutenue par sa mère, nie avoir reçu un soufflet! Il est atterré. Elle finit par convenir que Donniot avait bien fait le geste, « mais qu’il ne l’avoit touché que sur l’épaule ». Finalement, elle lui avoue que, pour donner le change, Donniot vient souvent chez la voisine, Mme Retailleau, afin de la poursuivre de ses assi-duités, et qu’un jour, elle l’a chassé de chez elle à coups de chaise, aidée de sa mère, et a porté plainte contre lui chez M. d’Orville. Donniot, qui a fini par apprendre la dénégation par la voisine, a exploité cette donnée capitale dans sa défense – fait confirmé à Robin par trois collègues de Donniot. L’énigmatique dame Gachina a-t-elle joué de l’inexpérimenté Robin ? En tout cas elle a su mettre en compétition ses prétendants.

Dix-neuf ans plus tard, le 28 juillet 1808, Henriette Houblez (ou Hobles) est pourtant toujours veuve Gachina, lorsqu’elle assiste au mariage de son fils, Etienne François, jeune enseigne de vaisseau, avec Suzanne Raymond, fille d’un propriétaire terrien originaire de La Vallée. Elle décédera le 9 février 1832 à 66 ans, chez elle, au n°60 de la rue Cochon-Duvivier, sans s’être jamais remariée ■

24 Habitant au 633 de la rue de Loye et des Trois Maures, elle est présentée comme « tailleuse » dans le recensement de 1789.