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Une certaine vision des Demoiselles d’Avignon en déesses du Premier Concours de Beauté Lecture personnelle du célèbre tableau de Pablo Picasso par Normande GINCHEREAU © Normande Ginchereau (Ph. D.) Printemps 2011

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Une certaine vision des

Demoiselles d’Avignon en

déesses du

Premier Concours de Beauté

Lecture personnelle

du

célèbre tableau

de

Pablo Picasso

par

Normande GINCHEREAU

© Normande Ginchereau (Ph. D.) Printemps 2011

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Une certaine vision des Demoiselles d’Avignon

en déesses du Premier Concours de Beauté.

AVANT-PROPOS

Parce que j’ai sous la main quelque trois cents représentations du Jugement de Pâris que

j’ai cueillies ici et là, parce que je les ai exposées sur les murs de mon lieu de travail

pendant ma recherche doctorale 1 et parce que je les ai numérisées pour former mon

CORPUS ARTISTIQUE de thèse, je peux affirmer que j’ai une certaine connaissance visuelle,

analytique et synthétique de ce thème mythologique gréco-romain souvent représenté

dans les œuvres d’art.

LE JUGEMENT DE PÂRIS ASSOCIÉ AUX DEMOISELLES D’AVIGNON

Comme Le Premier Concours de Beauté ou Le Jugement de Pâris est un sujet captivant,

je suis et j’ai toujours été intéressée à cueillir des informations et commentaires s’y

rapportant. Lorsque j’ai lu qu’un écrivain allemand, Carsten-Peter Warncke, avait écrit,

dans sa biographie de Pablo Picasso, que le maître du Cubisme parodiait, d’une certaine

manière, Le Jugement de Pâris dans ses Demoiselles d’Avignon, j’ai cherché en quels

termes Monsieur le Professeur Warncke explicitait ce propos. À l’avant dernière page du

chapitre « Dans le laboratoire de l’art 1906/1907 », il est écrit :

Pour le thème circonscrit de la façon suivante « Femmes dans une pose où leurs attraits physiques sont offerts au jugement », il existe un motif parfaitement traditionnel, qui nous montre trois femmes nues

se tenant debout devant des personnages masculins pour leur part assis ou

debout, il s’agit du Jugement de Pâris.

Notre propos veut relever :

1.- Certains ajustements quant à la représentation du mythe du

Jugement de Pâris.

2.- Notre perception des Demoiselles d’Avignon.

1.- CERTAINS AJUSTEMENTS S’IMPOSENT POUR LA PRÉSENTATION DU MYTHE DU

JUGEMENT DE PÂRIS

Il faudrait apporter certaines corrections concernant « ce motif ».

1 En donnant le titre de ma thèse, on se fait une idée précise de ma recherche :

De la Renaissance au Néoclassicisme, survivance, essor et variation

des thèmes mythologiques gréco-romains dans les œuvres d’art.

Sujet-témoin : Le Jugement de Pâris ou Le Tribunal de l’Amour. Université Laval, Québec [Canada], 2000.

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A.-D’abord, ces trois femmes ne sont pas toujours nues.

B.-Elles ne sont pas toujours présentées debout toutes les trois.

C.-La présentation des personnages masculins est à préciser.

Vérifions donc :

A.- Les déesses du Jugement de Pâris ne sont pas toujours nues

Certains artistes ne présentent pas les déesses nues devant Pâris et parfois, c’est une ou

deux ou trois déesses qui sont vêtues :

Ce fait est souvent noté dans les représentations antiques et anciennes, comme par

exemples dans des fresques, enluminures, cassonis, panneaux décoratifs ou tapisseries.

C’est aussi la conception pour certains peintres tels Manuel Deutsch, Hans Franck et

autres artistes, surtout de l’Europe du Nord.

Certains artistes présentent les déesses « vêtues » afin de reproduire une œuvre à

l’antique, tel Bernard de Montfaucon ou John Flaxman, ou pour produire une œuvre

particulière comme un décor théâtral, tel Dietrich, ou une œuvre élégante, classique, telle

Angelica Kauffmann, ou pour montrer les trois déesses à la mode du jour, tel Georges Barbier

et son Jugement de Pâris imprégné de l’Art Déco.

Le choix de ne pas présenter les déesses nues devant Pâris peut avoir un certain lien avec

la « moralité » d’une société donnée. Cela heurterait les convenances. Mais, comme la

nudité féminine est une vision aimée, il y a un autre moyen de montrer les déesses

« nues », selon l’exigence de Pâris, sans causer de chocs. C’est de représenter le juge

« endormi ». En effet, en s’appuyant, en littérature, aux textes de certains auteurs, tels

Dion Chrysostome, chez les Grecs, ou Darès, chez les Latins, ou ceux qui se réfèrent à

ces auteurs anciens, l’importance du « songe » de Pâris va de soi. Le songe fournit une

excuse bien appréciée i. C’est ainsi que ce motif a connu un succès remarquable dans

plusieurs régions occidentales de l’Europe. Selon un principe moralisateur,

« [ … ] les fables anciennes [avaient] un sens, une valeur d’exemple pour les chrétiens, sous

condition de bien les interpréter, ainsi qu’on pouvait le faire d’un rêve », rapporte Hubert

Damisch 2.

Le songe explique la conduite de Pâris, son égarement, lors de son jugement erroné …

selon certains évaluateurs. D’autres souligneront que le « songe » fournira une attitude

légitimant la nudité des déesses. Cette manière de faire est dominante, et influencera

grandement les réalisations artistiques et ce, jusqu’aux XVe et XVI

e siècles. Le songe

devient une explication, une justification. L’utilisation du songe demeure un procédé

habile pour dire ce qui ne peut être dit, ou pour dire autrement ce qui doit être connu, que

ce soit dans un but public ou politique, telle une valorisation, ou dans un but privé ou

personnel, telle une déclaration amoureuse. Parmi les artistes qui ont représenté Le

Jugement de Pâris où le juge fait un songe, Lucas Cranach L’Ancien est celui qui a

privilégié abondamment cette réalisation, car il existe de nombreuses reproductions de ce

thème, par ce peintre de cour, auprès de l’électeur de Saxe, Frédéric le Sage.

2 Hubert Damisch, Le Jugement de Pâris, Paris, Flammarion, 1992, p. 129.

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B.-Les déesses ne sont pas toujours présentées, debout, toutes les trois.

La mise en scène des déesses dans Le Jugement de Pâris est tellement variée que nous ne

pouvons pas penser qu’elle soit limitée à un seul modèle. Pour évaluer toutes les

possibilités, il est bon de savoir si le thème mythologique est présenté comme un

événement où Pâris agit comme juge officiel ou comme un rêveur. Est-ce que Le

Jugement de Pâris est associé à l’événement déclencheur du Jugement, c’est-à-dire aux

Noces de Thétis et de Pélée ou propose-t-il un moment qui décrit le Défilé des Déesses ou

le déplacement du Dieu Messager allant aviser Pâris de son rôle? Est-ce que Le

Jugement de Pâris présente la Victoire d’une déesse comme évidente ou offre-t-il la

possibilité de considérer que les autres déesses auraient droit à certains égards? Est-ce

que Le Jugement de Pâris veut promouvoir la Victoire de l’Amour ou veut-il suggérer

que la Sagesse ou le Pouvoir seraient un meilleur choix?

C’est ainsi que toutes ces possibilités font que la mise en scène du Jugement de Pâris est

multiple et tellement variée. Et la variation peut tenir compte aussi de la période où le

thème est représenté. On verra l’ajout de certaines allégories, telles Les Trois Vies ou Le

Don et le Contre Don ou bien l’importance du Choix en valorisant davantage la Déesse

de l’Amour ou en n’insistant pas sur cette Victoire. Il est possible de reconnaître la

notation d’un aspect du thème, telle la Discorde ou de rappeler le rôle de juge que Pâris a

déjà occupé … pour évaluer des taureaux! Le Jugement de Pâris est parfois associé à

d’autres thèmes, tels Daphné ou David ou Orphée.

Il y aurait lieu de parler aussi des transpositions nombreuses du thème dans la

présentation d’œuvres célèbres comme Le Printemps de Botticelli, ou La reine Élisabeth

confondant les trois déesses d’Hans Eworth, ou bien Le Tribunal de l’Amour de

Véronèse, ou encore Henri IV confie à Marie de Médicis le gouvernement de son

royaume, tableau de Rubens.

Ce thème du Jugement de Pâris permet aussi aux artistes d’utiliser le juge Pâris comme

modèle pour un portrait unique, personnel, par exemple L’Artiste tel Pâris de Van Dick,

ou un portrait de famille alors qu’un père est proposé comme « Pâris » et sa conjointe

telle une « Vénus » est accompagnée de son fils, une copie fidèle de « Cupidon ».

Et que dire de l’utilisation des Dieux du Fleuve du thème mythologique. L’artiste qui a

conçu le Jugement de Pâris le plus « imité », « copié », « adapté » ou « transposé » est

bien Raphaël. En effet, « sa » conception du mythe, connue surtout grâce aux gravures

de Marc-Antonio Raimondi (cf. figure 05, page 7), a influencé un grand nombre

d’artistes, et ce, à toutes les époques. L’influence se vérifie par la reproduction du

Jugement de Pâris en tout ou en partie. Ainsi, il faut souligner la présence des Dieux du

Fleuve, un trio de personnages assis, bien remarquables à l’avant plan des gravures

connues. Raphaël lui-même s’était inspiré d’un bas-relief de la Villa Médicis, à Rome,

pour représenter ce trio. Ce « détail » est devenu une œuvre majeure pour Édouard

Manet, son Déjeuner sur l’Herbe. Si Manet s’est inspiré de la conception de Raphaël,

combien d’artistes ont produit des Déjeuners sur l’Herbe depuis ce temps? Il est même

possible d’en trouver à notre époque, au XXIe siècle.

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C.- Ajustements pour la présentation des personnages masculins du mythe du

Jugement de Pâris

[Les] personnages masculins [sont] pour leur part assis ou debout, selon le « motif ».

Des ajustements secondaires sont à préciser. Il s’agit d’abord du juge, Pâris, le choix de

Zeus, pour évaluer les déesses afin de récompenser la plus méritante. La plupart du

temps, Pâris est bien représenté dans sa fonction de juge et ce d’une manière évidente,

ASSIS, comme il se doit pour un juge en sa tâche solennelle. Ainsi, il est rare et même

exceptionnel, de voir Pâris debout.

Quant au Dieu Messager, Hermès, ou Mercure chez les Romains, c’est plutôt le contraire.

Généralement, Hermès est DEBOUT pour livrer son message à Pâris, ou pour apporter la

Pomme d’or, récompense qui sera donnée à la Déesse Victorieuse. Il arrive parfois que le

Dieu Messager soit un observateur, vérifiant si les choses se passent comme il faut. Dans

ce cas, Hermès se tient à une certaine distance de la scène. À de très rares occasions, on

peut voir Hermès, assis aux côtés du juge Pâris, le guidant, le conseillant dans son rôle,

comme peut le faire un aîné qui entraîne un débutant.

Les Demoiselles d’Avignon de Pablo PICASSO,

œuvre conservée au MOMA, à New-York.

01 – Picasso, Les Demoiselles d’Avignon, 1907, New-York

« En juillet 1907, Picasso achève une toile de très grand format (huile sur toile, 243.9 x 233.7

cm), entreprise durant l'hiver, qui rompt brutalement avec tout ce qui avait été fait

auparavant. Baptisée à l'origine Le Bordel d'Avignon en souvenir de la carrer d'Avinyo —

rue chaude de Barcelone. », (Wikipédia - 2011) ce tableau ne prend son nom définitif de

« Demoiselles d'Avignon » qu'en juillet 1916, à l'occasion du Salon d'Antin organisé par

André Salmon, celui qui a donné le nom au tableau.

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2.- Maintenant, notre lecture des DEMOISELLES D’AVIGNON

en déesses du Premier Concours de Beauté.

Peut-on imaginer Picasso faisant ses centaines de croquis, 809 selon les experts, pour sa création en devenir

sur cette « pensée »

« Femmes dans une pose où leurs attraits physiques sont offerts au jugement »,

influencé par le milieu où il vivait, près d’une rue chaude de Barcelone, et, évidemment, influencé par sa

pratique de l’Art. Quel est le thème le plus populaire se rapprochant à un Concours de Beauté où il est

possible de mettre en pratique les théories « académiques » sur la ligne, le dessin, les formes, la

composition, le nu … n’est-ce pas le Premier Concours de Beauté, Le Jugement de Pâris, le thème où le

juge désigné par Zeus donnera la Pomme bien identifiée À la plus Belle, à la déesse de la Beauté, la déesse

Victorieuse, Aphrodite ou Vénus même? Quelle belle association! Quel beau clin d’œil Picasso peut venir

faire en combinant ces deux situations, Bordel et Concours de Beauté! C’est tout un Work in Progress qui

s’anime! Une grande Libération des conventions, liberté pour innover.

Il faut bien le reconnaître Picasso lui-même n’a pas affirmé que son tableau célèbre, Les

Demoiselles d’Avignon, était une copie anodine du Jugement de Pâris de Raphaël et

personne ne semble avoir reçu les confidences du grand maître du Cubisme confirmant la

chose. Notre vision n’est que supposition, une simple lecture personnelle, après avoir lu

les commentaires de Monsieur le Professeur Warncke.

Nous empruntons à Catherine GHESELLE son sectionnement du tableau en trois portions,

partition intéressante que l’on trouve dans un article du jeudi, le 24 février 2005, Une

œuvre charnière dans l’histoire de l’art, article paraissant sur Internet. C’est une

orientation de notre analyse plastique et précisons que notre perception de l’œuvre est

celle d’une lecture d’un Jugement de Pâris en tant qu’historienne de l’art.

C’est dire que nous voyons ici les trois déesses,

Athéna, à gauche, Aphrodite et Héra, au centre,

puis, dans la section de droite, le juge Pâris, assis, à

l’avant plan et le Dieu Messager, Hermès, debout,

plus haut.

02.- Présentation schématisée des Demoiselles d’Avignon par Catherine Gheselle

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I.- Ensemble de l’œuvre et ses inspirations possibles

Les Demoiselles d’Avignon de Picasso peuvent être associées à un Jugement de Pâris d’une manière

minimaliste, par

l’utilisation des personnages et par

un rappel de la Victoire de ce Jugement, la récompense, la Pomme … ici, ce sera le

choix d’un des fruits posés sur la table, une nature morte bien centrée.

Il n’y a pas de mise en scène sophistiquée et les symboles reconnus pour identifier les déesses sont à peine

suggérés … si on fait bien attention.

Pour apprécier le tableau dans son ensemble, utilisons non pas le Jugement de Pâris célèbre de Raphaël

(#05, dans cette page) mais ayons plutôt recours à un des Jugements de Pâris de Rubens, la reproduction

#03 ci-jointe. Considérons les trois déesses en une position inversée. Alors, Athéna devient à la gauche, de

profil, Aphrodite se présente de face, tout comme sa voisine, Héra. Les deux personnages masculins, à

gauche du tableau #03 sont à la droite sur le tableau des Demoiselles d’Avignon (# 01), le juge Pâris, ASSIS,

et Hermès, le Dieu Messager, DEBOUT, présentés par Picasso, alignés, à la verticale. Picasso utilise bien

formes et couleurs pour composer sa mise en scène.

OBSERVONS CES REPRODUCTIONS

03.- Rubens, Le Jugement de Pâris, 1606, exposé à Vienne

04.- J.-B. Regnault, Le Jugement de Pâris, 1820

05 – Raimondi, Le Jugement de Pâris (d’après Raphaël), ca 1516, New-York

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II.- Les personnages

A.- Les deux déesses de la section centrale (cf. figures 01 et 02)

1. – La Déesse ayant un bras relevé

En sectionnant le tableau, Les Demoiselles d’Avignon, en trois portions, attachons d’abord notre attention à

la partie centrale, le rectangle aux dimensions plus imposantes, la section où se trouvent deux nus féminins

aux bras relevés. La figure centrale, un peu décalée vers la gauche, en plan plus avancé, est associée à la

Vénus de Milo par l’auteur Warncke. Il est vrai que l’on peut voir dans ce personnage une certaine

présentation de la déesse de la Beauté. Son attitude ici se fait plus séductrice que ses voisines, avec la

jambe gauche repliée qu’une main prend soin de dénuder en soulevant le drapé d’un voile ou d’une jupe.

La recherche d’effets alléchants est assurée. Il faut ajouter que cette Vénus de Picasso est moins élégante

cependant que la célèbre Vénus conservée au Louvre … la gestuelle n’est pas aussi délicate et la

corpulence plus anguleuse du personnage est moins féminine. D’autres détails peuvent nous faire voir en

ce personnage la déesse Victorieuse du Concours de Beauté. En effet, ce personnage à la taille fine, tout de

même, à la rondeur des seins signalée avec plus de douceur, semble porter une perle au lobe de son oreille

droite, une petite coquetterie. De plus, sur son bas ventre, on peut remarquer des lignes formant un

triangle, une espèce de petite culotte, un sous vêtement de la fin du XXe siècle en primeur, une autre

fantaisie. Pour compléter la présentation de cette « élégante », l’artiste relève son bras droit qui retient sa

chevelure. Ce bras haut placé, identifiable chez Regnault (# 03) et chez Rubens (# 07), ajoute au

personnage un air coquin, assuré, quelque peu provocateur.

2. – La Déesse ayant deux bras relevés

La deuxième déesse, dans la section centrale des Demoiselles d’Avignon, décalée vers la droite, un peu plus

haut placée, peut être la déesse Héra, la déesse du Pouvoir. Sa complicité avec Aphrodite est fréquente.

On le note chez Raphaël (# 05) et chez Rubens (# 02, 06, 07). Le rapprochement de ces deux déesses doit

attirer notre attention. Évidemment, Aphrodite, la grande gagnante, a une place de choix unique dans les

reproductions, mais, pas toujours. La déesse de la Beauté reçoit bien la récompense, la Pomme de la

Discorde, mais, il faut considérer la position qu’occupe parfois une autre déesse qui se démarque

particulièrement. Sur les conceptions de Raphaël (# 05) et de Rubens, au début de sa carrière (# 06), il est

frappant de voir la déesse de la Sagesse, Athéna, bien en évidence au premier rang, faisant dos aux

spectateurs. Chez Raphaël, Athéna semble impatiente de quitter les lieux en se rhabillant d’un geste

théâtral. Chez Rubens, la déesse se retire plus modestement, mais elle est bien distancée des deux autres.

Il faut ici associer une autre œuvre de Rubens (# 07) réalisée plus tardivement, alors que son expérience de

diplomate était bien établie. Quand on observe cette œuvre de 1635 (# 07), également conservée à

Londres, on est frappé par la position de la déesse qui nous fait dos. Voilà bien Héra accompagnée de son

paon en position centrale. C’est remarquable. Ainsi, on peut reconnaître que le peintre peut révéler plus

d’un message. La déesse gagnante peut bien être Aphrodite, mais une autre déesse, parfois celle de la

Sagesse, parfois celle du Pouvoir, peut être en « position » de gagnante … d’une certaine manière.

06 – Rubens, Le Jugement de Pâris, ca 1600, Londres

07 – Rubens, Le Jugement de Pâris, ca 1635, Londres

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3. – L’association de ces deux Déesses pour Picasso

À sa manière, Picasso associe les deux déesses dans la section centrale de ses Demoiselles d’Avignon.

En effet, Aphrodite et Héra sont regroupées sur un fond de scène blanc bleu, comme si une

draperie les regroupait. Mais, il y a plus.

Quand on observe la nature morte sur la table au bas du tableau, on distingue un fruit, tel un

melon d’eau sectionné, dont chacune des pointes se dirige vers l’une ou l’autre déesse.

C’est subtil, mais reconnaissable. Alors, cette manière de faire de Picasso se rapproche, à notre sens, de

celle de Rubens lorsqu’il imagine, dans les années 1630, un Jugement de Pâris où la déesse de l’Amour ou

de la Beauté, Aphrodite, aura la récompense réservée À la plus Belle, mais où Héra, la déesse du Pouvoir,

occupera un espace digne de son rang. Chez Picasso, Aphrodite a une place de choix et Héra est tout près

d’elle, ne tournant pas le dos. La place d’Héra est évidemment centrale et, de plus, pour l’identifier, sa

coiffure la couronne d’une manière certaine.

B.- La déesse de la section de gauche (cf. figures 01 et 02)

Athéna, de profil, à gauche du tableau

Tout comme chez Rubens (# 03) et comme chez le Maître des Demi-figures (# 08), la déesse Athéna est

présentée de profil, quelque peu en retrait de la scène. Picasso n’a pas recours à des symboles pour

identifier les Déesses, mais subtilement, avec grande finesse, il utilise, pour Athéna, un des emblèmes qui

nous permet de reconnaître la Déesse de la Sagesse qui est aussi la Déesse de la Guerre juste. En observant

bien les formes triangulaires posées le long de la jambe droite de ce personnage à l’extrême gauche du

tableau, on y décèle un bouclier dont la partie centrale très allongée pourrait être une épée, un rappel d’un

détail du tableau de la figure # 08. C’est un détail stylisé unique.

Par un geste théâtral, Athéna nous laisse entrevoir la scène centrale. En effet, par son bras gauche, la

déesse fait découvrir la scène du milieu et attire notre attention à l’endroit où sont placées ses deux rivales.

Est-ce une invitation à admirer les vedettes intéressées par ce Concours de Beauté qui laisserait indifférente

cette déesse aux intérêts autres?

Le rendu du personnage d’Athéna est plus rustre. La déesse, ici aux grands pieds, peut accomplir des

tâches plus masculines, car elle semble dotée de qualités à cet effet. Sa stature est remarquable, ses traits

sont plus grossiers et son visage sombre ne révèle pas de recherche de présentation féminine pour séduire.

Ses cheveux noirs sont libres, sans retenus, sans coquetteries.

08 – Le Maître des Demi-figures, Le Jugement de Pâris, ca 1532, Amsterdam

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C.- Les personnages masculins, section de droite (cf. figures 01 et 02)

Les deux personnages masculins de ce Jugement de Pâris novateur, le juge Pâris et le messager Hermès ou

Mercure chez les Romains, se présentent superposés, à la droite du tableau, délimitant ainsi la quasi-totalité

du cadre. Ils forment un alignement vertical imposant, dominant les trois nues féminines. Ils ont une

attitude « machiste » de voyeurs, d’évaluateurs de Concours de Beauté.

1.- Le juge Pâris

Le juge Pâris est assis, tout comme un juge doit le faire dans une position d’autorité reconnue. Il est

présenté de dos, mais, dans une disposition acrobatique incroyable, il nous regarde avec attention, le visage

tourné complètement vers nous. Ce visage est plutôt un masque aux effets caricaturaux : yeux non alignés

dans un globe blanc ou dans un globe bleu, sourcils relevés, interrogateurs, oreilles à l’écoute pour entendre

des conseils bienvenus, nez imposant, très sombre, bouche minime, le tout donnant à l’ensemble du visage

un aspect simiesque.

Cette présentation du juge est étonnante. Il nous semble que le juge est dépassé par le rôle qu’il doit

remplir. Que doit-il faire pour satisfaire le plus de monde possible? Ce double regard, bleu à sa gauche et

blanc par son œil droit, suppose-t-il qu’il est prêt à reconnaître deux déesses à valoriser? Le globe bleuté

pourrait rappeler la couleur « bleue » associée à la royauté, le « bleu royal », tandis que le globe blanc

pourrait évoquer le « blanc pur » de la colombe, l’animal fétiche de la déesse de la Beauté et déesse de

l’Amour?

L’attitude corporelle de Pâris est vraiment surprenante : la position de son corps, face aux déesses, pour les

évaluer, et l’orientation de sa tête dirigée vers le spectateur, pour demander conseil, révèlent son problème,

à savoir, être dépassé par la situation de juge qu’on lui a imposée.

2.- Le messager Hermès

Hermès a le contrôle de la situation. Son poste d’observateur est, on ne peut plus, idéal. Complètement en

haut, juché, à droite, il voit tout. Il a à l’œil Pâris et les trois déesses qui se soumettent à son verdict. Le

Dieu messager nous fait face, les bras levés pour soulever le rideau « théâtralement », enlevant tout

obstacle à sa vision. C’est son visage qui attire notre attention. Comme Pâris, Hermès a un aspect masqué,

mais, cette fois les traits sont réguliers : les yeux sont horizontaux, le nez centré tout comme la bouche.

Mais l’ensemble de ces traits ne donne pas une allure « humaine ». L’effet simien est encore plus accentué

avec ce menton en galoche qui s’avance. Tout le visage est très sinistre et la sévérité du rendu est

accentuée par des tracés précis qui affirment le contour des yeux, nez et bouche. De plus, le pourtour du

visage et le haut des épaules sont soutenus par des ombres larges, fortes, doublant ainsi l’autorité du

personnage qui veut voir … et rester dans l’ombre.

Nous observons surtout chez les deux personnages masculins des formes « cubiques » qui découpent

certaines parties du corps : cube bien établi chez Hermès, du menton à l’aisselle droite; et, toujours chez

Hermès, fesse gauche, partiellement cubique. Pour sa part, Pâris semble pouvoir jongler avec les cubes

blancs bleus devant lui, composant le rideau qui le sépare d’Héra, ses dessous de bras limités par le haut de

ses jambes forment aussi des cubes tout comme le décor du siège qu’il occupe.

Un mot sur le décor « fruité »

Notons l’absence de la Pomme de la Discorde. Picasso innove plutôt en ayant recours non pas à « ce »

fruit du Jardin des Hespérides, mais à un ensemble de fruits et surtout, comme nous l’indiquions plus haut,

à un fruit découpé dont les pointes fixent deux déesses. Cette nature morte à l’avant plan a une place de

choix qu’il ne faut pas négliger. C’est un indicateur qui résume l’embarras du choix du juge, de son

embarras à élire une déesse gagnante, de son hésitation à préférer un fruit. Le juge incommodé « regarde »

à la fois vers l’avant et vers l’arrière. La déesse Aphrodite est gagnante, mais la déesse Héra ne semble pas

tout à fait perdante. En effet, la déesse du Pouvoir est valorisée par la position centrale qu’elle occupe.

Pour compléter ce double jeu, Picasso ne se limite pas au choix d’un fruit, c’est tout un plateau qu’il offre.

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En conclusion

Le motif parfaitement traditionnel, Le Jugement de Pâris, qui donne l’occasion de voir trois femmes, la

plupart du temps, nues, offertes en jugement, peut être associé aux Demoiselles d’Avignon, comme

l’affirme Monsieur le Professeur Warncke. L’association est justifiée par le positionnement des

personnages féminins, Aphrodite, Héra et Athéna, par leur attitude de

« Femmes dans une pose

où leurs attributs physiques

sont offerts au jugement » 3

et par les effets qu’elles provoquent. Notons aussi que les personnages masculins, Pâris et Hermès ont un

rôle majeur à jouer. Les déesses sont bien soumises à l’évaluation du juge Pâris qui semble ne plus savoir

où donner de la tête tandis que le dieu Messager, fidèle à son rôle, observe le spectacle qui se passe sous ses

yeux.

Mais surtout, Les Demoiselles d’Avignon en déesses du Premier Concours de Beauté fournissent l’occasion

de discourir, de philosopher sur les valeurs de la Beauté, du Pouvoir et de la Sagesse rendant ainsi un des

titres premiers de l’œuvre, Le Bordel philosophique, vraiment une suggestion formidable. Il est dit par

plusieurs historiens, que le groupe d’amis entourant le maître Picasso, Henri Matisse, André Derain,

Georges Braque et Guillaume Apollinaire, discutaient fortement sur l’œuvre nouvelle, sur sa présentation,

sur la recherche qu’elle suggérait et innovait, en multipliant les points de vue. Selon le Professeur

Warncke, rappelons, auteur d’une biographie célèbre sur le peintre Pablo Picasso, Les Demoiselles

d’Avignon constitue une recherche « en laboratoire » 4.

On peut rapporter une phrase connue du maître du Cubisme :

« Mes sculptures sont des métaphores plastiques ; c’est le même principe qui vaut pour mes peintures. Je vous ai dit qu’un tableau ne devrait pas être un trompe-l’œil, mais un trompe-l’esprit. Il en est de même pour la sculpture. » (cf. Internet)

Et l’attention que l’on apporte au tableau donne raison à Picasso. Sa peinture est à la fois un trompe-l’œil

et un trompe-l’esprit, une recherche formelle et une recherche thématique. La conception de ce chef

d’œuvre a nécessité de nombreux essais et son analyse nous invite à y revenir maintes et maintes fois,

découvrant toujours d’autres points de vue, appuyant ainsi le titre suggéré par Guillaume Apollinaire

même : Le Bordel philosophique. Picasso aimait bien produire des œuvres provocantes, suscitant des

réactions. C’est réussi.

i Il serait bon de consulter la TABLE DES MATIÈRES de ma thèse de doctorat, à la page VII. On y verrait, dans

mon premier chapitre intitulé « LE MYTHE, SA PRÉSENCE », à quel moment Le Jugement de Pâris est vu comme un

songe, dans la littérature. À noter que pour respecter les exigences des études littéraires, les périodes ne sont pas

mélangées. Ainsi, il est permis de voir l’évolution d’un thème dans sa présentation plus ou moins exploitée.

Par exemple, le « songe » apparaît à la fin de la période hellénistique chez un auteur d’expression grecque,

Dion Chrysostome, dans son Discours 20. Cette vision différente du thème mythologique permettra des réalisations

artistiques respectueuses des mentalités de certaines sociétés. Chez les Latins, à cette même période, le songe est

évoqué par Darès dans sa Guerre de Troie, § 7. Cet auteur surnommé Le Phrygien ajoute au songe un caractère

prémonitoire, ouvrant ainsi une possibilité d’associer, au thème mythologique, différentes allégories, telles Les Trois

Vies, par exemple.

L’étude littéraire a donc été essentielle avant l’étude du CORPUS ARTISTIQUE. C’était le moyen essentiel pour

connaître, comprendre et apprécier les créations des artistes.

3 Carsten-Peter Warncke, Pablo Picasso 1881-1973, Taschen, 2002, p. 161.

4 L’étude des Demoiselles d’Avignon par Monsieur le Professeur s’inscrit bien dans le chapitre intitulé « Dans

le laboratoire de l’art 1906/07 ».