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Une fois dans ma vie (Littérature française) (French Edition) · Présentation de l'éditeur Trois femmes, trois âges, trois amies que les hasards de l’existence et les épreuves

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GILLESLEGARDINIER

Unefoisdansmavie

Flammarion

©Flammarion,2017.

ISBNEpub:9782081417571

ISBNPDFWeb:9782081417564

Lelivreaétéimprimésouslesréférences:ISBN:9782081416925

OuvragecomposéetconvertiparPixellence(59100Roubaix)

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Présentationdel'éditeurTrois femmes, trois âges, trois amies que les hasards de l’existence et lesépreuvesontrapprochéesdansunlieucommeaucunautre.Troisfaçonsd’aimer.Aucunenesembleconduireaubonheur.Séparément,ellessontperdues.Ensemble,ellesontunechance.Accrochées à leurs espoirs face aux tempêtes que leur réserve le destin, avecl’énergie et l’imagination propres à celles qui veulent s’en sortir, elles vonttenterletoutpourletout.Personneneditqueçaneferapasdedégâts…Fidèle à son humanité et à son humour, grâce à son regard unique fait desensibilité et d’un exceptionnel sens de l’observation de la nature humaine,GillesLegardiniernousentraînecettefoisaucœurd’unetrouperéjouissante,àlacroiséedeschemins.

Auteur, scénariste, producteur et réalisateur, Gilles Legardinier s’est toujoursattachéàfairenaîtredesémotionsquisepartagent.

Enquelqueslivressinguliers,alternantlesgenresavecunmêmetalent,ils’estimposé comme un des auteurs français majeurs dont le succès dépasse trèslargementnosfrontières.

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DUMÊMEAUTEUR

L'Exildesanges,FleuveÉditions,2009;Pocket,2010Nousétionsleshommes,FleuveÉditions,2011;Pocket,2014Demainj'arrête!FleuveÉditions,2011;Pocket,2012Complètementcramé!FleuveÉditions,2012;Pocket,2014Etsoudaintoutchange,FleuveÉditions,2013;Pocket,2014Çanepeutpasrater!FleuveÉditions,2014;Pocket,2016Quelqu'unpourquitrembler,FleuveÉditions,2015;Pocket,2017Lepremiermiracle,Flammarion,2016;J'ailu,2017

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Unefoisdansmavie

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Il faitnuit,unpeu froid.Deboutdevant la fenêtrequ'ellevientd'ouvrir,unefemmeprenduneprofondeinspirationetcontemplelapleinelunequibrilleau-dessusdes toitshérissésd'antennesetdecheminées.Pas lemoindresouffledeventnejouedanssalonguechevelure.Savourant la quiétude du moment, elle écarte lentement les bras, telle une

prêtresseantiques'adonnantàunrituelsecret.Appelauxdieuxousacrifice?Cemêmegeste,accompliquelque tempsplus tôt,auraitpu laissercraindrequ'ellesautedanslevide.Maisaprèscequ'elleasurmonté,alorsques'esquisseenfinlapromesse d'un futur, il a tout d'une ouverture au monde. Elle est désormaiscapable d'en capter les énergies dont elle a si longtemps été privée. Unerenaissance.Lepanoramasombreetbleutéqui s'étenddevantelle ressembleà sapropre

existence : des ténèbres dont une aube nouvelle finira par triompher. Enattendant,lasoiréequis'annoncevachangersavie.Quoiqu'iladvienne.Elleseretourneetinspectechaquedétaildelatableromantiquedresséepour

deux.Lavoilàquiallume labougie, rectifie lapositiond'unefourchetteet tirelégèrement sur l'angle de la nappe pour lisser un pli. Tout doit être parfait.Évaluant lerésultat,elleest tentéedesouriremaisseravise :ellenes'autorisepasencoreàcroirequelachanceluiafinalementdonnérendez-vous.Attendrele bonheur chez soi ? Quelle drôle d'idée ! Comme s'il pouvait être livré àdomicile…Pourtant,c'estbienluiqu'elleattend.Elle traverse le salon en esquissant un pas de danse. Encore une aptitude

oubliée qui ressurgit en elle. Il n'y a pasmieux que l'espoir pour réveiller lestalentsendormis.Devantlachaîne,ellepasseenrevuequelquesalbums,hésiteàmettredelamusique,puisseravise.Riennedoitladistrairedesmotsquivonts'échangercesoir.

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Uncarillondéchiresoudainlesilence.Onsonneàlaportedel'appartement.Prise de court, elle consulte sa montre. Il est en avance, mais qu'importe,l'essentielestqu'ilsoitlà.Onnereprochepasaubonheurd'avoirunedemi-heured'avance.—Voilà,voilà,j'arrive!En quelques enjambées aériennes, elle passe devant le miroir, retouche

rapidementsacoiffure,ajustesondécolletéettentedecontrôlersesmouvementstrop vifs qui trahissent son exaltation. Par la fenêtre toujours béante, la lunegrésille.Elle ouvre. Son sourire éclatant s'efface à la seconde où elle découvre

l'hommequisetientsurlepasdesaporte.Instinctivement,ellerecule.Cen'estpasdutoutceluiqu'elleattendait.C'estmêmeledernierqu'elleauraitvouluvoir,etilentresanssegêner.—Tuestrèsbelle,commente-t-il.Puisilajoute,goguenard:—Siseulementtuavaisfaitautantd'effortspourmoi…Faceàcettemufleriequinelasurprendpas,ellegardesoncalmeetseborneà

demander:—Queveux-tu?—Jepassaisdanslequartier,j'aieuenviedeprendredetesnouvelles,savoir

commenttuallais.—Benvoyons…Siseulementtuavaiseucegenred'attentionavant!Tuveux

plutôtvérifierquejedéprimeencoreetquetut'ensorsmieuxquemoi.Tuvasêtredéçu…—Toujoursencolère?—Jesuispasséeàautrechose.Maisjen'oubliepas.Jerépètemaquestion:

queveux-tu?Il se permet de rire puis se fige en découvrant la table d'amoureux. Il émet

alorsunsifflementaussiadmiratifqu'ironique.—Disdonc,tusorslegrandjeu!Unrendez-vousgalant…J'auraisdûm'en

douter,mignonnecommetues…—J'étaisaussi«mignonne»lorsquetupassaistontempsàmetromper.—Toutlemondefaitdeserreurs.—Pastouslesmardis,àheurefixe,pendantplusdetroisans.Etmoi,pauvre

innocente, qui te souhaitais bon courage pour tes dîners soi-disantprofessionnels…Auplusprofonddesonêtre,lacolères'insinue,exactementlàoùelleavaitfait

de la place pour accueillir le plaisir. Certaines personnes sont de véritablespolluants, capables d'empoisonner le plus pur des paradis. Elle vérifie l'heure.

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L'homme qu'elle espère ne devrait plus tarder, et celui qui l'a tellement faitsouffrirnedoitenaucuncasgâchercemoment-là.Ilnel'aquetropfait.—Commetul'assifinementremarqué,dit-elle,j'attendsquelqu'un.Mercide

tavisitemais,laprochainefois,appelleavantdedébarquer.—Jenesuispluslebienvenu?Elletendlamainetdéplaceunbibelotquin'enapasbesoin–prétextepour

évitersonregard–etlance:—Non,tun'asplusrienàfairechezmoi.Etsitunecomprendspaspourquoi,

c'esttonproblème.J'enaifiniavectoi.— Tu n'es plus la fragile et tendre demoiselle qui avait besoin qu'on la

protège…— Celle-là a terminé sa formation. Formation assez coûteuse, soit dit en

passant.Trouve-toiuneautrestagiaire.—Tuasdonctoutoublié?—Jenegardepaslessouvenirsquifontmal…—C'esttoutcequejesuispourtoi,unmauvaissouvenir?Lalunegrésilleànouveau.Cettefois,lafemmenesedétournepas.Elleestau

pied dumur. Plus question de baisser les yeux ou de refuser l'obstacle. Il esttempsd'affronter.Tenduemaisdécidée,elleselancedansunetiradequinelaisseàsonancien

compagnon aucune chance de répondre.Le ton est posé,mais chaquemot estmartelé. Ce réquisitoire, elle l'a construit pendant d'innombrables insomnies,mûri au long d'interminables solitudes, peaufiné au fil des épreuves endurées.Ses larmes sont devenues l'encre d'un acte de justice qu'elle s'autorise enfin.Implacablement, elle égrène les moments honteux de ces années durantlesquelles il jouaitdouble jeualorsqu'elle luidonnait tout.Voilà si longtempsqu'elleattendaitdeluiservirsesquatrevérités.Elle n'était pas la seule à être impatiente de ce moment : le public aussi

n'aspiraitqu'àceladepuisprèsd'uneheure,suspenduàseslèvresetemportéparlespéripétiesdesaviedanslaquellechacunplongeaitsanspudeur.Danslasalle,alorsqu'ellevidesonsac,lesspectateursjubilent.Devanteux,cen'estplusunerenaissancequisejoue,maisunerésurrection.Cellequiatantsubiseredresse.Aprèsavoirétéscandaleusementmanipulée,elleprendenfinsondestinenmain.Il tente de répondre mais ni son ex, ni l'auditoire ne tolèrent plus ses

raisonnements fumeux. Plus personne ne supporte sa mauvaise foi désormaisrévéléeaugrandjour.Ilestcerné,côtécouretcôtéjardin.Chaquefoisqu'ilsepermetdeprendrelesspectateursàtémoin,unerumeurd'indignationparcourtlasalle.Toutlemondevoitclairdanssonjeu.Mêmesilapremièreconcernéeaétéladernièreàcomprendre,commesouventdans lavie,ellenecraintplusde le

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juger.Elle n'a plus peur.Elle avance ses arguments commeautant de charges,avecuneconvictionsifortequ'ilestphysiquementobligédereculerdansl'angledudécor.Surlascène,lecombatdéloyaldespremiersactesestoublié,etl'onserégaledesescarmouchesprécédantlamiseàmortduméchant.Aprèsladouleur,la revanche. Après l'écrasement, l'envol. Tout va rentrer dans l'ordre. Justiceidéaled'unmondeparfaitementécritoùnosespoirsdéçuspeuventreprendrevie.Eugénieconnaîtlapièceparcœur.Elleassisteàchacunedesreprésentations

depuis queCœur à retardement est programmé, voilà bientôt trois semaines.Commechaquesoir,elleaprisplaceenhauteur,surlecôté,dansunelogequepersonne ne réserve jamais parce que la vue est loin d'y être bonne. Elle nes'installepaslàparhasard.Desanichedouillette,protégéeparlapénombre,ellevoitpeut-être la scèneenbiaiset lescomédiens se soustraientà savuesurunquart du plateau, mais elle bénéficie par contre d'une vue plongeante sur leparterre, ce qui lui permet d'observer les spectateurs. Son champ de visionembrasse les deux univers, celui de la vie et celui de la comédie. De là, elleaperçoitmêmeKarim,lepompierdeservice,qui,depuislescoulisses,assisteluiaussi à la représentation. Il est tellement absorbé par ce qui se joue qu'il neremarqueraitmêmepasundébutd'incendies'il sedéclaraitàsespieds.Quandc'estémouvant,ilessuiediscrètementunelarmeenprenantsoindevérifierquepersonne ne l'a aperçu. Lorsque c'est amusant, il s'esclaffe avec le public.Eugénie le trouve touchant. Parfois, elle entrevoit aussi lesmachinistes qui semettentenplaceavant leschangementsdetableaux.Il faudravraimentquelesélectros vérifient le branchement de cette satanée lune qui n'arrête pas degrésiller.Unsoir,elleexploseraaubeaumilieuduspectacle.Toprégie.Lasonneriedel'appartementrésonneunenouvellefois.Lepublic

retient son souffle. Pourtant, personne n'a de doute sur l'identité de celui quis'annonce,ettoutlemondel'attendavecgourmandise.Laportes'ouvresuruneexclamationdelasalle.L'arrivéeestsivivequ'ellefaitondulertoutlefonddudécor.Commeespéré,c'estbienlebonheurquientre.Ildéposeunbouquetderoses

rouges aux pieds de celle qui, désormais, rayonne. Lorsque le sympathiqueprétendantaperçoit l'infâmeex, ilnesedémontepas.L'homériquecombatdesmâlespourlesyeuxdelabellecommence.Lescodessontrespectés,lamiseenscène est simplemais réglée au cordeau, les comédiens se déplacent selon unballet parfaitement maîtrisé. Les piques rythment l'affrontement, les répliquess'échangent commedes coups de poing ou des tirs de snipers.Celui qui aimed'unamoursincèreenchaînelesréflexionsquidéclenchentdescascadesderiresdanslesrangs.«Onditquel'amourestaveugle,maisquandj'entendsvotrevoixperfide, je suppose qu'il doit aussi être sourd » ; «Ne bougez plus, vous êtes

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parfait ! Sous cet angle, vous pourriez jouer le traître dans n'importe quellemauvaisesérie…»Eugénieconnaîtchaquemotdesdialoguesetnelestrouvepasdrôles.Ellesait

aussil'histoirequisejouederrièrelemasquedespersonnages…Souslestraitsde la « femme bafouée » et de son « ancien amour », se livre également unepetite guerre entre deux comédiens de seconde zone, Natacha et Maximilien.Tousdeux,enmaldereconnaissance,essaientdesechiperlesscènesàcoupsdesurenchère.L'unet l'autresontconvaincusd'être lemeilleur,génie injustementsous-estimé que son médiocre partenaire empêche de s'élever jusqu'à sonfirmament. Chacun se considère comme le souverain naturel dont cemodestethéâtre serait le royaume. Ilsnesont jamaismeilleursque lorsqu'ilsdoivent sehaïr… Ces pathétiques luttes d'ego fatiguent toute l'équipe, mais elles offrentaussiunesavoureuseseconde lectureà la représentation.Chaquesoir lemêmetexte,maischaquesoirunenouvellepassed'armespourquisaitl'entrevoir.Glissanttoutauborddesonsiège,Eugénies'avancepourétudierlasalle.Elle

poselementonsursesmainscroiséesau-dessusdesmouluresdoréesdubalcon.Ainsiinstallée,ellesortpartiellementdelapénombre.Enembuscade,sonprofilbaignéparlachaudelueurdelascène,ellesemblefomenteruncomplot.Desonperchoir, à l'affût, elle peut en toute impunité scruter l'assistance qui regardeailleurs.Étonnant parterre, fascinante assemblée renouvelée au gré des jours.

Éphémèreréuniond'individusquin'ontrienencommunmaisqui,pourquelquesheures,partagent lecoursd'unemêmehistoire.Toutes lesgénérations, tous lesmilieux, hommes, femmes, familles, célibataires, couples, copines venues sechangerlesidées.Eugénielesdétailleauhasard.Elleidentifieceuxquisesonthabilléspour être élégantsoupour se faire remarquer.Elle reconnaît ceuxquiviennent régulièrement quel que soit le spectacle, commeMarcelle et Jean, lepetit couple de retraités, et ceux qui choisissent un événement précis. Chacunréagitàsamanière.Elleenvoitquise recroquevillent sureux-mêmespournepasgênerleursvoisins.Ellerepèreceuxquiviventlittéralementlapièceetdontlecorpsréagitàchaquerebondissement,alorsqued'autresintériorisent.Certains– surtout certaines – passent aussi beaucoupde temps à vérifier l'effet produitpar les répliquessur leurvoisin…Tousont lesyeuxquibrillent.Pourquoicesgenssidifférentssont-ilslàcesoir?Queléchocevaudevilletrouve-t-ileneux?Avec quelle part des personnages ou d'eux-mêmes ont-ils rendez-vous ?Pourquoi ces humanités se retrouvent-elles en communion devant cettepantomimedel'existence?CettequestionintéresseEugéniebienplusquelapièceelle-même.Ellesela

posed'ailleursàchaquenouveauspectacle.Quelleforced'attractionfaut-ilpour

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incitertouscescheminsàvenirsecroiserici,souslesors,aucreuxdesveloursrouges,assislesunsàcôtédesautresdevantcesfables?Àforced'yréfléchir,Eugénieapeut-êtretrouvélaréponse.C'estcetteréponse

qui lui a donné envie de postuler pour l'emploi de gardienne dans ce théâtre.Cetteréponsequitouslessoirslapousseàvenirinlassablementvoiretrevoir.Commeeux,elleest làpouréprouverdessentiments.Elleest làpoursentir

soncœurbattre.Pourvoirlavietellequ'onlarêveetnontellequ'onlavit.Cethéâtreestunvéritabletubeàessais.Chaquespectacleestuneexpérience

unique mettant en contact un principe actif émotionnel avec des cellulesvivantes.Certainesvirentaurouge,d'autresblêmissentoutremblent,maisraressontcellesquisontimmunisées.Rire, frémir, croire, se réjouir ou se révolter en contemplant les parcours

mouvementésqued'autresaffrontent.Pouvoirs'impliquersanscourirlemoindrerisque. Vivre d'autres vies en restant confortablement assis. Jusqu'à oublier sapropreexistence.Chaquesoir,commeuneespionneenplanqueau-dessusdecesgensassoiffés

d'émotions,Eugéniesedemandeoùsontpasséeslessiennes.Oùsontsesélans,sesrêvesetsesespoirs?Qu'estdevenuel'énergiequi,pendantsilongtemps,luiapermisd'avancersansjamaisdouter?Sonmoteurtousse-t-ilavantdecaler?Elle estime pourtant ne pas avoir le droit de se plaindre. Elle est en bonne

santé,elleaobtenulepostequ'elleconvoitaitetnemanquederien.Comparéeàbeaucoup,elleadelachance.Celasuffit-ilpourêtreheureux?Lavieestpluscomplexequecela.Le fait que ses parents soient récemment disparus ou que ses enfants

s'éloignent pour faire leur vie ne rentre pas dans la liste de ce qui estcommunément reconnu comme des catastrophes. Cela ne tire de larmes àpersonne.C'estlavieettoutlemondeypasseunjouroul'autre.Pourtant,qu'est-cequeçafaitmal…Eugénie n'a plus personne devant et plus grand-monde derrière. Ça change

votrevisiondeschoses.Malgrécela,cegenredefissureintimeouderemiseencausen'estpresquejamaischoisipourdevenirlesujetd'unepièceoud'unfilm.On n'en parle pas à ceux qui y passeront, et on n'écoute pas ceux qui l'onttraversé.Pasvendeur,pasglamour.Alorschacungèrecommeilpeutaumomentoù il y est confronté, en gardant pour lui les blessures qui résultent de cescombatsparfoisviolentsmaistoujourssilencieux.Eugénie n'est plus vraiment jeune et pas encore tout à fait vieille.Qu'est-ce

qu'onfaitquandonenestlà?Àquipeut-onposerlesquestions?Àquipeut-onseulementconfiersesdoutes?Elleflotteentredeuxclichés,aucœurdelazonegrisedontpersonneneditjamaisrien.Sonénergieyestenlisée.Perdueàforce

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de choix qui ne changent pas grand-chose. Enfouie sous les années vécuesauprès d'un mari adorable à qui elle ne peut rien reprocher, mais qui sembledésormaisaussifatiguéqu'elle.Venir ici, dans ce temple du sentiment, vibrer aumilieu de ses semblables

grâce à d'éternels artifices, permet de s'extraire du quotidien. Pour quelquesheuresaumoins.Peuimportesi toutcequisedéroulesurscènen'estpasvrai.Personnen'estdupe,maisàtropsavoir,onfinitparavoirbesoind'inventer.L'ex n'en a plus pour longtemps. Le bonheur va gagner. Tout ira pour le

mieux,c'estcomprisdansleprixdubillet.Celanechangerienpourlagardiennedu lieu. Plongée dans son introspection, Eugénie ne suit même plus ledéroulementdelapièce.Ellecourtdevantlarouedutempsquilapourchasseetne va pas tarder à l'écraser. Elle se sent impuissante face à unmonde qui luicorrespond si peu et qu'elle est convaincue de ne pas pouvoir changer. Authéâtre,lesdramesetlesrédemptionssejouenttouslesjourssauflelundi,mais,danslavraievie,lesangoissesexistentiellesnefontjamaisrelâche.Dansquelquesminutes, les acteursqui se sontdéchirés et haïs avec tantde

convictionviendrontsaluerensemble,toutsourire,maindanslamain–silalunen'apasprisfeud'icilà.Karimlesapplaudiraavecenthousiasme,commetoutelasallequifiniraparselever.Unefoislerideautombé,chacunrepartirachezsoi,verssaréalité.Quelhorriblemot!Eugénienequitterapaslethéâtre.ElleferasarondedesécuritéavecVictor,

sonmari.Ilséteindrontleslumièresoubliéesdansleslogesdésertes,vérifierontquel'entréedesartistesestbiencadenassée,puisirontsecoucher.Ellefermeralesyeux,enpriantpourque lavie soit clémenteavecson filsEliott et sa filleNoémie.Elle supplieraqu'undieu lesprotège,puisqu'elle-mêmen'enaplus lepouvoir.Commechaquenuit,éveilléealorsqueVictorronfle,ellesedemanderacequ'ellepeutencorefaire,ellesifragilebienques'étantsouventbattuepourlesautres, alors qu'elle n'est plus une tendre demoiselle. Aujourd'hui, consciented'être minuscule dans unmonde tiède, elle ne voit plus d'horizon vers lequelcourir.L'aubefiniraparvenirsanstriompherderienetEugénievivraunautrecycle,

comme si chaque jour était une vie, de son réveil dans ce grand théâtre videjusqu'àceque les lumièress'allument lesunesaprès lesautres,dufrontonà lasalle,pourquelepublic, lescomédiens, l'équipe,etaveceuxlaviereprennentenfinpossessiondulieu.Finalement, sa seule joie est d'être utile à cet endroit, ce fabuleux

amplificateurdesentimentsqu'ellevénèredepuissaplustendreenfance.Elleadéjà hâte de retrouver Céline qui lui dira encore à quel point il est difficiled'élever son ado toute seule. Elle se nourrira aussi de l'énergie débordante de

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Juliette,quientredeuxchorégraphies,luiparleraducoachsportifquihantesesjournéesetsurtoutsesnuits.Et toutrecommencera,crescendo,deplusenplusvite,deplusenplusfort,jusqu'aubouquetfinalquimarquelepointd'orguepourlequel cet endroit étrange existe. Alors, pendant quelques instants fugaces etprécieux,lesmurstremblerontgrâceauxgensdebout,quihurlerontenfrappantdansleursmainsparcequ'ilsyontcru.Puisreviendrontlanuitetlesilence.Eugéniedéprimeparcequ'elleestconvaincuequ'ellen'aplus riendebeauà

attendrede l'existence.Lemeilleurestpassé. Ilne lui restequ'àsesouvenir,àregretter, et à voir cette chienne de vie lui arracher ceux qu'elle aime si fort.Eugéniepensesavoirdequoiserontdésormaisfaitssesjours.Mais lescoupsde théâtren'arriventpasseulementsur lascène.Etsi la lune

prenaitfeu,pendantlespectacleoudansleciel?Ceuxquiontsurvécuavantellelesavent:quandontombedehaut,onaletempsd'apprendreàvoler.

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2

Vêtud'unecapenoire,Victorsefaufileentrelesvénérablespiliersdesdessousde scène.Dans la quasi-obscurité, on dirait un bandit qui prépare unmauvaiscoup.Lacomparaisonn'estd'ailleurspasinappropriée…Victorperçoitdéjàlebrouhahadujeunepublicaveclequelilarendez-vous.

Passantnonloindutroudusouffleur,iltendl'oreille.Larumeurdelasallen'arien à voir avec celle des représentations du soir. Les enfants piaillent,s'interpellent,rigolent,etlesvoixdesmaîtressespeinentàlescontenir.Ilssonttoutexcitésd'êtrelà.Çatombebien,Victoraussi.Ilsefrottelesmainsavecunsourire malicieux. De toutes les attributions qui sont les siennes en tant querégisseurdu théâtre, le rôledeguide lorsdesvisites scolaires estde loincellequ'ilpréfère.Il progresse au cœur des entrailles du bâtiment séculaire jusqu'à rejoindre

Olivier, lemachiniste.Celui-ci,quineperd jamaisuneoccasiondeparfairesamusculature, est occupé pour l'instant à faire des haltères avec un lourdmarchepied. Posté près du plateau hydraulique, c'est lui qui élèvera Victorjusqu'auxplanches–quecederniercomptebienbrûler.—Salut,Victor.—Bonjour,Olivier.Lemachinistereposel'escabeauetdemande:—Quelleoptioncematin?Siègeéjectablefaçonaviondechasse,oumonte-

platspourassiettedesoupe?—Lavoiedumilieuestsouventlaplussage:unsiègeéjectablepourassiette

desoupe,s'ilteplaît.Entoutcasmoinsviolentquelasemainedernière.Ilfautquandmêmequejepuisseretombersurmesjambessansmelescasser.—Àtonservice.—Disdonc,j'airefaitmoncauchemar.

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—Celuioùtut'écraseslamentablementcontrelatrappeavantqu'ellen'aiteuletempsdes'ouvrir?Victorhochelatête.—C'étaithorrible,tuavaismistoutelapatateetjemesuisexplosécommeun

œuftombédunid,maisverslehaut.—Étrangeconcept…C'étaitlejauneouleblancquiportaittacape?LesdeuxhommesrientensembleetVictordemande:—Àcombiencomptes-tupousser?—65%.—Monteà75%,jeveuxquelesgaminssesouviennentdecettevisitetoute

leurvie.—Pourça,ilvaudraitmieuxquetut'écrasescommeunœuf!Victorgrimpesurl'élévateuretsepositionneaucentre,enjetantuncoupd'œil

méfiantàlatrappequileséparedelasurface.Ilvérifiesatenueetremontesoncol. Moitié vampire, moitié pirate, il prend son rôle très au sérieux et seconcentre.Ilsoufflecommeunchevalavantlacourse.—Jesuisprêt.Quandtuveuxpourlesprojecteursetl'intro.Olivierpianotesursaconsole.Danslasalle, l'obscuritésefait.Lesbavardagesdesenfantscessentaussitôt.

Deux faisceaux lumineux traversent soudain l'espace pour converger vers lesimmensesrideauxrougesfermés,surlesquelsilsdessinentundisqueétincelant.Un roulementde tambour soutenupardes trompettesclaironnantesannonce ledébutdelareprésentation.Enguisededécompte,Victorrespiretroisfois,profondément,puisfaitsigneà

soncomparsedelepropulser.Top.Comme un diable jaillissant hors de sa boîte, Victor fait une spectaculaire

irruptionsurledevantdelascène,danslehalodelumière.Telunhérosvengeur,ilretombeenjouantdesacape.—Ah,ah!Vousvoilà!lance-t-ilàl'assemblée.Bonjouràtous!Lesjeunesvisiteurs–deuxclassesdeCM1–sontinstallésauxpremiersrangs

duparterre.Victorsaitquelesenfantssontunpublicdechoixquiréagitàtout.Tantpissiunepetitefilleéclatedéjàensanglotsparcequ'elleaprispeurenlevoyantsurgir.Victorseditunefoisdeplusqu'ilfaudraitsansdouteenfaireunpeumoins quand il accueille des primaires,mais c'est un engagement qu'il netientjamais.—BienvenueauthéâtreJacila!Il joueavec tout soncorpspour se composerunpersonnagedont lesgestes

soulignentetprolongentlepropos.Iln'aplusriendel'hommeordinairequetoutlemondeconnaît,commesilefaitderevêtircesimplemorceaudesatinnoirlui

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conféraitlepouvoird'évoluerdansunedimensionparallèle.Ilaggravesavoix,luidonnedeseffets.Lespetitssontfascinés.—Jesuisvotreguide,etc'estpourmoiunplaisirdevousfairedécouvrirtous

lessecretsdecetendroitmagique,desplussurprenantsauxpluseffrayants…En achevant sa phrase, Victor s'enroule dans sa cape jusqu'à disparaître.

Certainsenfantss'inquiètentdéjà.Maislevoilàquirebonditentrébuchantparcequ'ilseprendlespiedsdanssoncostume.Lesenfantsrient.—Quiparmivousestdéjàvenuiciassisteràunspectacle?Quelques bras se lèvent.Même si la programmation propose régulièrement

des événements pour les plus petits, ils ne sont pas si nombreux à en avoirprofité.Eugéniedevaitavoirleurâgelorsquesatante,quihabitaitdansuneruetouteproche,avaitprisl'habitudedel'emmenerici.— Formidable ! Vous pouvez baisser les bras. Aujourd'hui, vous allez

découvrirunmondequin'a riendevirtuel.Maisavantdedébuternotrevisite,unequestion:savez-vouspourquoicethéâtres'appelle«Jacila»?Unpetitlèvelamain.—Oui,jeunehomme,noust'écoutons…—Parcequelesgensysontassis,commemonchienquandonluidemande…—Tonchienest«Jacila»?—Benoui,ils'assoit.—Ah,tuluidisdonc:«Assislà!»Jecomprendsmieux…Cen'estpasla

bonne réponse, mais j'applaudis la tentative ! Laissez-moi vous conter lavéritablehistoireenquelquesmots:cethéâtrefutconstruitvoilàplusd'unsiècleet demi parM. FernandMarchenod, un industriel du nord de notre pays quifabriquaitdu tissu. Ilne s'estpas lancédansceprojetpourgagnerde l'argent,mais parce que sa bien-aimée rêvait de devenir comédienne. Comme elle neréussissaitpasàobtenirde rôle, ilaconsacrésa fortuneàbâtircetendroitoù,toute sa vie, elle a pu jouer ce qu'elle désirait. Elle y rencontra d'ailleurs uncertainsuccès.Lajeuneactrices'appelaitViolette,maislenomduthéâtrevientpourtantd'autresfleurs.Elleadoraitleparfumdeslilasauprintempsetceluidesjacinthesenhiver.Aprèsavoir longtempshésitéentre lesdeuxappellations, lecouple adécidédenepas choisir et amélangé lesmots ! Jacinthe et lilasontainsi été entremêlés pour devenir « Jacila », et le théâtre fut baptisé.Tous lessensdesspectateurspouvaientainsis'épanouirdanscetendroitnéd'unehistoired'amour : l'ouïe et lavueà travers les spectacles, le toucher avec les superbesveloursqueM.Marchenodfitspécialementconfectionnerpourladécorationetlessièges,legoûtgrâceàl'excellentbuffetquecethéâtrefutlepremieràavoirl'idée de proposer au public durant l'entracte, mais aussi l'odorat grâce aux

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bouquetsqui,suivantlessaisons,ornaientlehalletdontleparfumaccueillaitlesspectateurs.Jacinthesenhiver,lilasauprintemps.Voussaveztout.Achevantsatirade,Victorsaluesonpublicbienbasetenchaîne:—Etmaintenant,assezparlé,passonsauxchosessérieuses…Avecuneemphasetoutedramatique,ilseretourne,tapedanssesmainstelun

seigneur qui commande à ses serviteurs, puis, dans un ample geste, ouvre lesbras pour ordonner aux rideaux de s'écarter. Lorsque ceux-ci lui obéissent,l'assistancesaluelephénomèned'uneexclamationadmirative.Surlascènerévélée,Victorsetientdésormaisdansl'appartementdel'héroïne

deCœuràretardement,avecenfondsonore lesbruitsde laville :circulation,klaxonsetconversationslointaines.—Ici,lesenfants,toutestpossible.Onpeutracontertoutesleshistoires,vivre

lesaventureslesplusfolles.Laissez-moivousendonnerunexemple…Àgrandspas, ilsedirigevers laportepar laquelle lebonheurentre tous les

soirsvers22heuresavecsabrasséederosesartificielles.Ilsortdel'appartementenlarefermantderrièrelui.Savoixvenuedederrièreledécorrésonne:—Nevousinquiétezpas,jesuistoujourslà!Maisdéjàailleurs!On l'entend taper à nouveau dans sesmains et, comme parmagie, tous les

murs de l'appartement se soulèvent ensemble pour s'envoler dans les cintres.Exclamationsdupublic.Changement d'ambiance : des sons mécaniques et des cliquetis se font

entendre.Victorapparaîtcettefoisdansundécorindustriel,unenchevêtrementde gros tuyaux chromés qui avait servi lors d'un spectacle contemporain. Lecontrastefaitsoneffetsurlesjeunes,quienredemandent.Victoravanceverseuxetleurglisseavecunclind'œilappuyé:—Toutcecimanquedenature,netrouvez-vouspas?Nouveau claquementdespaumes ; le décord'usine s'élève, croisant dans sa

lévitationdesarbrestropicauxdécoupésquidescendent.Pourparfairel'illusion,onentenddesbruitsdejungleaveccrisd'animaux,etdehautesbandesd'herbessauvages arrivent englissantdepuis lesdeuxcôtésde la scène, formant enuninstantunpaysageluxuriant.Lespetitssontbouchebée.Alors qu'un barrissement d'éléphant retentit, Victormime la peur et plonge

poursecacher.Ilsefaufileentrelesherbesjusqu'àseplacerexactementsurlacroixmarquéeausol.Ilseredresseets'accordeunesecondepoursavourertoutel'attentionquesonjeuneauditoireluiporte.—Vousaimezcegenredetours?Dansunbelensemble,lesenfantshurlentleurenthousiasme.

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Victor claque des doigts, et c'est cette fois la façade complète d'unemaisonnettedecontedeféesquidescenddeshauteurspourvenirl'encadrer,surlesnotesd'uneharpe enchantée.Sans avoir bougé, il se tient désormais sur leseuildelabicoqueauxformesarrondiesetauxcouleurscriardes.Lespetitsapplaudissent.—Un théâtre,meschers amis, c'estunendroitoù l'imaginationest la seule

limite;vouspouveztoutressentir,toutvoir,maispascommeàlatélévisioncar,ici,toutsepasseréellement.Cesontdevraisgens,quiaccomplissentdevraiesactionsdevantvous.C'estcequel'onappellelespectaclevivant!AusignedeVictor,majestueusement, lamaisondécolleet remontedans les

cintres. C'est alors qu'un rocher gros comme une voiture lui tombe dessus etsemble l'écraserdansunfracasde tonnerre.Lesbambinscrientmais, trèsvite,l'hommeàlacapeserelèveensoulevantlerocd'uneseulemain, telunsuper-héros.Untriomphe.LesenfantsexultentetVictoraussi.Lerégisseuràl'âmed'acteuradorequand

lepublicfonctionne.Avoirdusuccèsn'estpascequicomptepourlui;cequ'ilaimeplusquetout,c'estdéclencherdesémotions.Sonlargesourirefaitplaisiràvoir.Dufonddelasalle,Eugéniel'observeavectendresse.QuandleurspropresenfantsétaientpetitsetqueVictorjouaitaveceuxenrentrantdutravail,ilavaitce même sourire. Ce n'était pas forcément bon signe pour Eugénie, car ellepassait ensuite plus d'une demi-heure à calmer Eliott et Noémie avant de lescoucher. Qu'importe, ces instants étaient merveilleux. Aujourd'hui, il faut àVictorl'enthousiasmedequaranteenfantspourégalerceluiquedeuxsuffisaientàprovoquer.QuandEugénievoitsonmaris'amuserainsi,ellereconnaîtlejeunehommeenjouéetunpeudinguequil'avaitséduitevoilàbienlongtemps.Iln'estplusaussifouetnesouritplusainsiquerarement,maisc'estunhommebienquil'a toujours soutenue, jusqu'à la suivre lorsqu'elle s'est portée candidate authéâtre.Maisdéjàlesenfantsselèventetlavisitesepoursuit.Eugéniedoitsongeràse

mettreenplacepourl'autremomentdontsonmariserégaledurantlesvisites.Victor va entraîner le groupe vers les loges, lui montrer les réserves

d'accessoires renfermant les objets les plus incongrus. Puis ils visiteront lesmagasins de costumes avec leurs milliers de pièces de toutes les époques.Ensuite,ilstraverserontlestockdesdécors,passantd'unefaçadevénitienneàlacrypted'unchâteau.Effetgaranti!Unpeuplusloin,lespetitsseverrontdanslesgrandsmiroirsdelasallederépétition,avantdemontersurscèneetdeserendrecomptepareux-mêmesdecequecelafaitd'avoirlesprojecteursdanslesyeux.Enfin, ils repasserontcôtésalle,monterontdans les logesdesspectateurs,et

là-haut,dans lanuméro10, laplusgrandeet laplusprestigieuse,cellequi fait

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exactement faceà lascène, leurguideunpeu fou leur racontera l'histoirequ'ilaffectionnetantetquinemanquejamaisdefairefrémirsonauditoire…CeseraalorsàEugéniedejouer.Saufquecematin,elleadécidédechangerladonne.

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Alors que les enfants se bousculent pour pénétrer dans la loge, une desmaîtressess'approchedeVictor.—Bravo,vousavezl'artdelesintéresser.—Mercibeaucoup,maisjenesuisquelemodesteambassadeurdulieuqui,

lui,estpassionnant.—Pasuniquement.Lemoisdernier, aumuséedesTraditions régionales, la

guideétaittellementbarbantequ'auboutd'uneheure,onnelestenaitplus.Ilyen amême un qui a boulotté unmorceau de faux pain en polystyrène exposédansunevitrine…Victor sourit, mais il doit rester concentré. Il se fraye un chemin entre les

jeunesélèvespourrejoindrelebalcondelaloge.—Chers petits amis, nous voici bientôt au terme de notre visite. Pour que

vousconnaissiezparfaitement le théâtre, ilneme restequ'àvousprésentercetendroittrèsspécial.Ildésignelasalleencontrebasderrièrelui.—Cethéâtreestunpeuàl'imagedenotremonde.Toutsepassesurlascène,

devantnosyeux,etilfautsavoirregarder.Auspectacledelavie,certainssontmieuxplacésqued'autres.Danslalumière,aucentredetouteslesattentions,ontrouve ceux qui ont le beau rôle et nous font rêver. Au plus près d'eux, toutprochesdel'action,setiennentceuxquipeuventpresquelestoucher:lesriches.Pluson recule,moins lavueestdégagée,etchacunmesurealors sa fortuneetson importance au rang qu'il occupe. Au-dessus de nous, dans le poulailler,éloignésetserrés,s'entassentceuxquin'ontpaslesmoyensd'êtreauxpremièresloges. L'expression est d'ailleurs passée dans le langage courant. Ainsi, danscettesallecommedansl'existence,chacunoccupeuneplacesignifiantquiilest.Maissilesrichessontaupieddelascène,lespuissantss'installentprécisément

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làoùvousvoustenez,danscetespaceàpart.Constatezparvous-même:d'ici,ilsontlameilleurevuesurlascène,etilsdominentlepeuplequis'étaleàleurspieds.Ilsvoientparfaitement,toutenétantprotégés.Vousvoustrouvezdanscelieuprivilégiéqu'ilssesontréservé.Victorcaresseleveloursrougedessièges.— C'est ici même que la famille Marchenod assistait aux premières des

spectaclesdonnésparViolette.Dansce fauteuilprécis s'installait lepatriarche,Fernand,quia faitconstruire lebâtiment,avecautourde lui lesquatreenfantsqu'il avait eus avec sa comédienne chérie. Et, six générations plus tard, c'estencore unMarchenod qui possède les murs de ce théâtre créé par son aïeul,même si c'est lamairie qui le fait vivre.Mais le plus surprenant n'est pas là.Cette loge a vraiment une particularité extraordinaire, surnaturelle devrais-jedire…Victors'inclineet,surletondelaconfidence,révèle:—OnracontequelorsqueVioletteMarchenodestdécédée,elleétaittellement

attachéeàcetendroitqu'ellenel'apasquitté.Brrr…çafaitfroiddansledos!Laloge numéro 10, celle-là même où nous nous trouvons, serait hantée par sonfantôme.Lalégendeprétendégalementqu'elleassisteraitàtouslesspectaclesetqu'elleporterait lessomptueuxbijouxquesonépoux luiavaitoffertsetquesafamillen'ajamaisretrouvés.Unvéritabletrésor!Certainesnuits,danslethéâtredésert, sa voixmélodieuse s'élèverait dans le silence, et de nombreux témoinsassurentavoiraperçusasilhouetteglissantdanslescoulisses…Les enfants fixent Victor, tétanisés. Un silence absolu règne, la tension est

palpable. L'auditoire est impressionnable et son imagination ne demande qu'às'enflammer. Les enseignantes espèrent que le guide va vite faire retomber lapressionparcequesinon,ellessaventoùcelapeutconduire…Victors'approcheencoredesonauditoire.— Écoutez, tendez l'oreille. Il me semble entendre quelque chose… Pas

vous?Lespetitssontàcran.—N'est-cepaslefantômedeViolettequichanteauloinetquis'approche?Uneenseignanteintervient:—Toutvabienlesenfants,nevousinquiétezpas,c'estunelégende.Avec un air pénétré, Victor fixe la grille d'aération par laquelle la voix est

censéeserépandresurl'assistancemédusée.— Je n'entends pas bienViolette. Peut-être devrait-elle chanter un peu plus

fort…Silence de plomb, alors que la pression monte toujours chez les bambins

désormaispétrifiés.

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Victors'impatienteets'adresseàl'ouverturegrillagée:—Eugénie–pardon,jeveuxdireViolette–,situeslà,chante.Siparcontre

tuasunproblème,frappedeuxcoups.Deux coups sourds résonnent à travers lemur de la loge.Un tressaillement

d'effroi parcourt l'assemblée. La petite qui avait pleuré lors de l'irruption deVictorremetça.—Chante,gentilfantôme,chante!imploreVictor.— Non, je ne chanterai pas. Je trouve parfaitement débile de terrifier ces

gamins.Sortiedenullepartdanslesilencetendu,lavoixproduitl'effetd'uneétincelle

dansunecuvedegaz.C'est l'explosion.Lespetits semettent instantanémentàhurler en s'éparpillant dans toutes les directions. Les plus proches de la sorties'enfuient en faisant valser leurmaîtresse au passage.D'autres se couchent ausol;ilyenaunquisecachelatêtedansunfauteuilengémissant,uneautrequisecouvrelatêteavecsajuperelevée.L'apocalypses'estabattuesurlaloge10.Victor reste étonnammenthermétique à l'affolementqui s'est emparéde son

public.Ilremarquecependantqu'àcetâge,lescrisdesgarçonssontaussiaigusque ceux des filles.Dans les deux cas, c'est une horreur pour les tympans. Iln'aurait jamais cru possible de provoquer une telle panique dans un espace siréduit.Lesélèvesdétalent,lesaccompagnatricesfontrempartdeleurcorpspourles empêcher d'approcher du parapet du balcon. Les hurlements et les pleursrésonnentdanstoutlethéâtre.—Satisfaite ? demandeVictor à la bouche d'aération.Non seulement tu as

gâchémonhistoire,maistulesasencoreplusterrifiésqu'avecmaversion…—M'enfous,protestelavoixdésincarnéed'Eugénie,jeneveuxplusfaireça.Victor aperçoit des enfants qui, déjà, s'éparpillent dans la grande salle. Ils

courentcommedespossédésdanslesalléesduparterre.Désormaisseuldanslaloge,ils'adossecontrelemur,souslagrille.—Eugénie,mareine,tuauraisdûmeprévenirquecelateposaitunproblème.

Onenauraitparlé.Unedesmaîtresses,désemparée,passedevantlaporteetregarde,incrédule,le

vampire-piratequiparleavecdouceuràlagrilled'aération.Lavoixdu«fantôme»répond:—Jen'arrivepasàm'exprimer,jen'yarriveplus.—Jenetedemandaispasdeparler,maisdechanter.Maintenant,ilvafalloir

que j'aille les calmer. Sinon, ils vont cauchemarder jusqu'au lycée et ça leurcoûteravingtansdethérapie.Victor s'avance jusqu'au balcon, surplombant la salle où les gamins courent

danstouslessens.Vusd'enhaut,ondiraitdessourislâchéesdansunlabyrinthe.

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Ilétendlesbrasets'écrieàpleinspoumons:—Pince-mietPince-moisontdansunbateau!Lavisiteestaumoinsréussiesurunplan: lespetitss'ensouviendront toute

leurvie.

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Àpeinelestroisamiesinstalléesàtable,JuliettedemandeàCéline:—Alorsraconte,c'étaitcomment?Elle espère des détails croustillants et le récit d'envolées romantiques.

Eugénie,elle,nesefaitmalheureusementguèred'illusions.Pourtouteréponse,Céline se contente d'une grimace désabusée, accompagnée d'un soupir quipourrait être celui d'une bouée crevée. Elle n'a pas l'air enchantée du dernierrendez-vous en date avec celui qui lui prometmonts etmerveilles depuis desannées.— On devait passer une soirée en amoureux. Il avait soi-disant des

« informations importantes » à m'annoncer. Vous vous doutez dans quel étatj'étais et tout ce que je me suis imaginé… Résultat des courses, il m'asimplement expliqué que l'on réorganisait un je-sais-pas-quoi dans sa boîte etquec'étaitunesuperopportunitépourlui.Onadînéjenesaismêmeplusoù,ilafaitsapetiteaffaireetilestreparti.—Quelringard!s'énerveJuliette.—Tonmoraltientlechoc?s'inquièteEugénie.—Àchaquefoisc'estpareil :despromesses, l'espoir,etunedéceptionplus

grossequ'undesesentrepôtsfrigorifiques.Mongrand-pèrem'avaitpourtantbienprévenue.Lejourdemesseizeans,ilm'adit:«Mapetite,leshommestedirontdeuxphrasesquetunedoiscroireenaucuncas:«Jet'aime»et«Situmelesmontres,jetejuredenepasytoucher».Julietterestepensive.—Moi,personnenem'ajamaisdit:«Jet'aime.»Célinerétorque:—Et,engénéral,tulesleurmontresavantmêmequ'ilsneteledemandent!

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Elleséclatentderirealorsqu'Eugéniesecontentedesourire.Mêmesielleestheureuse de voir ses deux complices, elle est loin d'être dans l'ambiance.Unetraditionrestecependantunetradition,etellenemanqueraitpourrienaumondecedéjeunermensuelqu'ellead'ailleursinstauré.Bienqu'ellesaientl'occasiondesevoirsouventauthéâtre,lestroisfemmesapprécientdeseretrouverentreellespourparlerdeleurssoucis,jusqu'àréussiràenrire.Eugénie,Céline,Juliette.Letrioinfernal,commeonlessurnommedanslatroupe.Ellespourraientêtredelamêmefamille,maisle lienquis'est tisséentreellesestd'unetoutautrenature.Finalement,cesontlesproblèmesquilesontrapprochées.Célineacommencéàseconfieraumomentdudivorcedouloureuxqui l'a laisséeàpresquequaranteansavecunjeunefilsàélever.Julietteavaitbesoind'uneécoutelorsqu'elles'estéloignéedesafamille.Eugéniefutl'oreilledel'une,l'épauledel'autre,avantdedevenirletraitd'unionentrelesdeux.Chacunesessoucis,chacunesavie,maisilleurseraitdésormaisdifficiledenepaslespartager.—Ettoi,leboulot?demandeEugénieàJuliette.Iltelâcheunpeu,ledocteur

machin?—Jenesaispascombiendetempsjevaistenir.Cegroslibidineuxn'estpas

unbonradiologue,maisc'estunexcellentobsédésexuel.Jen'enpeuxplus.Cene sont même plus ses allusions à répétition qui m'épuisent ; ce que je nesupportepas,c'estqu'ilmaltraitelespatients.Ilbrusquetoutlemondepourallerplus vite. Il ne pense qu'à son chiffre d'affaires pour partir jouer au golf avecd'autrescrevardsdanssongenre.Hier,onaeuunepetitedamequiavaitlebrasfracturé.Vousauriezdûlevoirlastresser…J'étaisrévoltée.—Tuasréfléchiàunautreboulot?— Je connais des tas d'insultes et j'aime mettre des claques aux gens. Je

pourraisdevenirvideusedansuneboîtedenuit!Céline et Juliette éclatent encore de rire. Eugénie les regarde avec

bienveillance.Deux femmes, deux âges. Chacune cherche l'amour à sa façon.Juliette ne fonctionne qu'à la passion, au sensuel, à la séduction brutedébarrasséedetoutcodesocial.Célineseremetd'unpremiermariagequineluicorrespondait pas en assumant seule son petit Ulysse. Elle croit encore en unaveniravecsonamantmariéquiluiprometdetoutquitterpourelle.Eugénieapeurquechacune,danssonapproche,nefinisseparêtredéçue.Elleconnaît lamusique,elleidentifielesrisquesetlestrajectoiresprobables.PourquoiEugénievoit-elle des choses que ses deux amies ne détectent pas d'elles-mêmes ?Pourquoi tout lui semble-t-il si évident ? Une autre question arriveimmédiatementderrière:quiest-ellepoursepermettredepenserquesavisionestjuste?

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Sapropresituationn'estpassimplenonplus.Bientôtlasoixantaine.Quelestlebilan?Ellepeutévidemmentseprévaloird'avoirbâtiuncouplestable.Est-elle plus heureuse pour autant ? Se sent-elle comblée ? Son sort est-il plusenviablequeceluidesesdeuxcomplicesplusjeunes?Forceestdeconstaterquece n'est pas le cas. Alors quoi ? La malédiction des femmes consiste-t-elle àcourir après des amours impossibles ? Sont-elles condamnées à n'avoir unechance de les atteindre que lorsqu'elles sont déjà passées à autre chose ?Éternellementinsatisfaitesetfrustrées?Ledésir,cetyrancruel,s'arrangerait-ilpour avoir systématiquement un temps d'avance sur lamaturité qui permet del'assouvir?Eugéniesemasselestempesalorsquelesfillessesontlancéesdansundélire

dereconversionprofessionnelle.Ellen'enestpluslà;saprochaineévolutiondecarrière, ce sera la retraite. Tout ça pour quoi ? Tellement de questions ensuspens,etsipeuderéponses.Saletéd'expérience.Onenatoujourstropquandonregardelepasséetjamaisassezfaceaufutur.Unsageaditquel'expérienceestune lanternequin'éclaireque le chemindéjàparcouru.Philosophie àdeuxballes.Encoreunquiadûsecasserlafigurecommeungueuxdanslepremierfossépourfinirparmourirsaouléparsespetitesphrasesdonneusesdeleçons.Finalement,Eugénieaeul'âgedeJuliette.ElleaaussieuceluideCéline.Elle

s'en souvient parfaitement et elle est certaine qu'elle ne s'en sortait pasmieuxqu'elles.Ellea raté tellementdechoses.Pourtant,maintenantqu'elleadépasséces étapes, elle voit clairement les solutions et les pièges dont elle n'avait pasconsciencealors.Cettevien'offrirait-ellelesréponsesquelorsqu'onnepeutplusles appliquer ? Est-ce seulement lorsqu'on commence à savoir, à comprendre,quel'onserendcomptequeçanesertplusàrien?Célinedemande:—EttoiEugénie,Victort'a-t-ildéjàdit:«Jet'aime»?—Plusieursfois.Jetoucheduboismaisjusque-là,malgrétoutlerespectque

jedoisàtongrand-père,j'aieuraisondelecroire.Parcontre,ilestclairqu'ilm'amenti lorsqu'il promettait de ne pas se jeter sur ce qu'il me demandait de luimontrer…—SacréVictor!s'exclameJuliette.Le temps d'un repas, les trois femmes peuvent parler librement de leurs

fardeaux.Maisquellequesoitl'affectionqu'ellessetémoignent,aucunedestroisnediratout.Onportetoujourslepiretoutseul.

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Épuisé par sa prestation de la matinée et par la réorganisation du stock dedécors,Victordéposesacapesurledossierd'unfauteuiletselaissetomberdanslecanapé.Letéléphonesonne.—MonsieurCamara?—Lui-même.— Je vous appelle aujourd'hui parce que vous avez été sélectionné pour

bénéficierd'uneoffreexceptionnelle…Victorfroncelessourcilsetdéclencheaussitôtlechronomètredesamontre.Il

vieillitsavoix:—C'esttoi,Huguette?—Nonmonsieur, je m'appelle Virginie, et je vous appelle pour vous faire

profiterd'une…—Tuesgonfléederappeleraprèscequetuasfait,salepouffiasse!Jamaisje

netepardonneraid'avoircouchéavecJean-Michel!—MonsieurCamara, jenesuispasHuguette, jen'aicouchéavecpersonne.

Est-cequevousaimezlecafé?Voudriez-vousrecevoiruncaféd'exception,sansaucunengagement?— Cochonne ! Si tu crois que tu vas me séduire comme ce pauvre Jean-

Michel !C'est avec ton café que tu l'as embobiné ?Tu sais où tu peux te lesmettre,tespaquetsdecafé?Etlestassesavec,sorcièrelubrique!Eugénierentredesondéjeuner.Endécouvrantsonmarihilareetdéchaînéau

téléphone,elledemandediscrètement:—Encoredudémarchage?Victor hoche la tête tout en continuant de s'en donner à cœur joie. Elle lui

glisseàl'oreille:—Arrêtedejoueraveccespauvresbougres.Ilsessaientdegagnerleurvie.

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Ilposelapaumesurlecombinéetrétorque:—Qu'ils se trouvent un boulot honnête et arrêtent de harceler les gens. Je

vengetouslespetitsvieuxquin'enpeuventplusdesefaireescroquer!Ilreprendsavoixd'ancêtreetdéclareautéléphone:—Tudevraisavoirhonte,Huguette.Etquandtudisquetun'ascouchéavec

personne,soittuesunevilainemytho,soittueslareinedespommes.Arrêtedementiroualorsvacoucher,c'esttropbien!Latélévendeuseluiraccrocheaunez.Victorvérifiesonchrono.— 1 minute 08 ! On est loin du record. Pauvre petite. À croire que les

nouveauxontmoinsd'endurance.Dans la cuisine, Eugénie se prépare un thé. Victor la rejoint. S'appuyant

nonchalammentcontrelemontantdelaporte,iltente:—Alorscommeça,tuneveuxplusfairelefantôme?Eugénien'a pas enviede répondre, sansdouteparceque tout n'est pas clair

dans sa tête. Elle ne s'explique pas complètement sa réaction. Elle plonge labouleàthédanssatasseetsefocalisesurlesharmonieusesvolutescaramelquise répandent dans l'eau fumante.MaisVictor ne lâche pas. Il ne dit rienmaispose sur elle ce regard patient qui leur a toujours permis d'éviter les non-dits.Dansunsoupir,ellefinitparrendrelesarmes:—Cen'estpastanttonhistoiredefantômequimegêne…—Quoidoncalors?—Jenesaispas.J'ail'impressiond'enavoirassezdetout.Unvrairas-le-bol.—Jesensbienque tun'espasaumieux.Tu traînesdespieds.Tun'écoutes

rien, tu oubliesmême les horaires des répétitions. Pourtant, on vit là où tu lesouhaitais.Turêvaisdecethéâtre.Tuaimesêtreici.—Jesais,jemelerépètetouslesjours,maiscelanechangerien.—Ya-t-ilunproblèmedonttunem'auraispasparlé?—Rienquetunesachesdéjà.—Ilyaforcémentquelquechosequitemetdanscetétat-là.Situneveuxpas

enparleravecmoi,essaieaumoinsd'endiscuteravecCélineouJuliette.—Jene saisplusoù j'en suis.Lesenfants s'en sortentplutôtbien, tu esun

mariprévenant,l'équipeestgéniale–àpartlesdeuxdivas–,jetravaillelàoùj'aitoujoursvoulu.Aucuneraisondemeplaindre.Quelbouletjefais…—Tuneteplainspas,maislefaitestquetun'espasenforme.— Je n'ai plus goût à rien. Un truc s'est cassé dansma tête et, en plus, je

m'aperçoisqueçavoustracasse.Illaprenddanssesbras,elleselaissefaire.—Culpabilisernesertàrien.Toutvabien.Voilàdesmoisquetutedémènes

pour les spectacles, nous ne sortons plus d'ici, nous n'avons pris aucunes

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vacances.Tuestoujourslàpourtoutlemonde,c'estlogiquequetusoisfatiguée.Tuvasleverlepiedetçairamieux…—Passisûr.Jesensqu'ilyaautrechose,aufonddemoi,etjenesaispasce

que c'est. Un dégoût, un désintérêt. Peut-être parce que je me vois vieillir.L'impressionquetouts'écroulemollement…Certainsjours,jen'aiplusenviedecontinuer.—Dépressive?—Plutôtenmanquedebut.Àquoibonsedémenerlorsquetusaisquecette

époque en fera aumieux un profit, au pire une trahison ? Pourquoi se battrequandceuxquetuaimesfontleurvieailleurs?Jecroisquejemefousdetoutparce que je ne crois plus en rien. Il n'y a que devant les enfants que j'arriveencoreàmeforcer.Sinon,partoutailleurs,jemedemandecequejefaislà.Ellen'amêmepasenviedepleurer.— Eugénie, tu es importante pour l'équipe. Ce théâtre que tu aimes tant a

besoindetoi.Beaucoupontrejointlatroupeparcequetuleurenasdonnéenvie.—Ilssontlàpourlesmêmesraisonsquemoi,parcequejefuislavraievie.

Ilssontlàpouroublierquedehors,toutcequienvautlapeinefinitpars'arrêteralorsquecequinousrongen'enfinitjamais.—Tevoilàbiensombre.—CethéâtreestunevéritableArchedeNoé.Dansunetragédie,ondiraitque

c'estunrefugepourcœursbrisés,unatollpourillusionséchouées,unsanatoriumpourespoirsàboutdesouffle.Detoutefaçon,particommec'est,onnevapasréussiràproposeruneprogrammationcapabledeconvaincrelamairieetilsnouscouperont les subventions. Ils n'attendent que ça. Tout s'arrêtera et l'archecoulera.—Nousn'en sommespas là.Pour lemoment,dis-moi ceque jepeux faire

pourt'aider.L'équipecomptesurtoi,tuesunpharepournosenfants…— Personne n'est irremplaçable. Les enfants se débrouillent très bien sans

nousetc'estnormalàleurâge.Avecdouceur,Victorrelèvelevisagedesafemme.—Moi,j'aibesoindetoi.Àmesyeux,tuesirremplaçable.

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6

Toutenconduisant,Juliettechantonne.D'ailleurs,enrèglegénérale,lorsquelajeunefemmeneparlepas,ellefredonne.Celaluivautmêmerégulièrementdesréflexions du patron du cabinet de radiologie dans lequel elle travaille en tantqu'assistante.Sapassionpourladanseexpliquesansdoutelesritournellesquiluitournent dans la tête en permanence et la poussent, à cet instant précis, à sedandinerenrythme.De la place du passager, Eugénie dévisage la jeune femme, si vivante, si

réactiveàtoutcequil'entoure.Auseindelatroupe,Julietteestchargéederéglerles chorégraphies. Elle s'occupe aussi de développer ce que Maximilien, lepseudo-grandacteur,nommepompeusement«lagestuellescénique».Decettejolie demoiselle, il accepte les conseils. Eugénie le soupçonne de tolérer celauniquement pour les fois où il peut se coller à elle « pour apprendre àmieuxplacersoncorps».Soudain,elleremarquequelquechose.—Tuaschangédecoiffure?— La vache, t'as mis plus de six kilomètres à t'en rendre compte. Je t'ai

connueplusaffûtée…Qu'est-cequet'endis?Eugénieestdubitative.Aprèsavoirvusajeunecompliceavecunequeue-de-

cheval,lescheveuxaucarré,destressesettantd'autrescoiffuresoubliéesdepuis,elleladécouvrecematinavecunesortedechignonsavammentcoiffé/décoiffé.Puisquelaréponsetardeàvenir,Juliettes'estremiseàchantonner.—Cettecoiffure-làesttrèsbien,maiscelled'avantétaitparfaiteaussi.Juliettecessedemarmonnersonrefrain.Eugénieplissesoudainlesyeuxd'un

airsoupçonneux.—Ladernièrefoisquetuaschangédecoiffure,c'étaitjusteavantdequitter

tonfootballeurpourtoncoachsportif…

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—Tutienstesfichesàjour…—Tuasencoreunnouveaupetitcopain?—Jesuisrestéesixmoisavecledernier,c'estdéjàpasmal.—Juliette,jeteparleentantqu'amie:tunepeuxpaspassertoutetavied'un

beaumecàl'autrecommeça.—Tuesdoncd'accord,ilétaitcanon.Maisattendsdevoircelui-là!— Je suis sérieuse. Une relation purement physique ne te rendra jamais

heureusesurlelongterme.—Entièrementd'accord,c'estpourçaquejechangesouvent.— Je te connais, tu es sensible. Il est temps pour toi de construire quelque

chosedeplusprofond.Juliettemetsonclignotantpourtourneràdroiteversuncentrecommercial.—Tuétaisaussisérieusequandtuavaismonâge?—Traite-moidedinosaure tantque tuyes ! Je tepréviens :d'uneseulede

mes grosses pattes, je peux écrabouiller l'oie blanche que tu es. Et pour tagouverne,àvingt-huitans,j'étaisdéjàavecVictoretnousavionsdesprojets.—Jesuisdoncuneécerveléeettueslaraisonfaitefemme…—Je te dis simplement que tu devrais te trouver quelqu'un qui t'aime pour

autrechosequetafrimousse.Etquandjedisfrimousse…—Ilauraquelletête,cetoiseaurare?—Aucune idée.Cen'estpassonallurequicompte,maiscequ'iléprouvera

pourtoi.—T'avouerasquandmêmequ'unebellegueuleestbienplussexyqu'unplan

épargne-retraite.—Tuneviendraspaspleurerplustard.Jet'auraiprévenue!—Trèsbien,madameladonneusedeleçons,alorsexplique-moitonpetitjeu

avecMaximilien.Eugénietousseets'étrangle.Juliettenes'arrêtepaspourautant.—Etvas-yquejegloussequandilmeparleàl'oreille,etvas-yquejeluifais

lesyeuxdouxquandilmetientlaporte…Tucroisquejenevoisrien?— Ça va pas, non ? Premièrement, Maximilien fait du charme à tout le

monde, à commencer par toi, et deuxièmement, ce n'est pas du tout lamêmechose.—Ettroisièmement,tufaiscequetuveux…Juliettefaitunclind'œilàsavoisineetdécidedenepaslatorturerdavantage.Elletournecettefoisàgauche,sanschantonnerniparler.Trèsinhabituel.—Eugénie,dit-elleenfin,est-cequetupeuxgarderunsecret?—Quellequestion!Biensûr.Tuasunsouci?—Besoindetonavis.

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Juliettes'engagedansleparkingd'unegrandesurfacedebricolage.Savoisines'étonne.—Tucomptesfairequoiici?Avantdeteblesser,demandeplutôtuncoupde

mainàVictor.Julietteritetfilejusqu'aufond,làoùilyatoujourspleindeplacesdisponibles

parce que les gens préfèrent se tasser près de l'entrée plutôt que d'avoir dixmètres de plus à faire à pied. Elle se positionne, amorce une manœuvre etcommenceàreculerlentement.—Tumejuresquetunedirasrienàpersonne?—Juré.—Jamais?—Jamais.Julietteouvresaportièreetsepenchepoursurveillerlaprécisiondesamarche

arrière. Soudain, elle donne un léger coup d'accélérateur et envoie sa voiturepercuter un plot de béton. Le choc est léger, mais le bruit de plastique cassécombinéau raclementdubasdecaissene laisseaucundoutesur la réalitédesdégâts.—Maisqu'est-cequetufiches?s'exclameEugénie.Tul'asfaitexprès!Tues

folle?—Oui,delui,ettuvasvoirqu'ilenvautlapeine.Julietteredémarreentrombeenchantantàtue-tête.

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Deux chansons plus tard – soit environ huit kilomètres –, Juliette se rangedevantunmodestegarageautomobileperduentredeuxhangarsdansunezoneindustrielle.Unefaçadedetôleonduléecouvertedeplaquesémailléesvantantlesmérites

demarquesdontbeaucoupn'existentplus.Uneanciennepompeàessencedepuislongtemps hors service. Sur le fronton, on distingue encore la trace desmots« ENTRETIENRÉPARATIONS »,mais beaucoup de lettres sont tombées. Iln'en reste plus que quelques-unes, rouges et piquées de rouille : « T.EN…ATIONS».Dèssapremièrevisite,Julietteyavaitvuunsigne.Avant de descendre, elle vérifie son apparence dans le rétroviseur et, après

avoirexpérimentéquelquesmoues,secomposeunairpréoccupé.Descolonnesdevieuxpneusetunevoituredecollectionsurcalesencadrent

desportesgrandesouvertessurunatelieroùrègneunobscurchaosmécanique.Eugénie, de plus en plus intriguée, déboucle sa ceinture et suit son amie quifranchitleseuil.Les voitures à demi démontées et les motos sans roues ont des allures de

monstres tapisdans l'ombre.Outils etpièces automobiles jonchent le sol alorsque flotte un parfum de graisse mêlée d'essence. Quelque part dans cecapharnaüm,uneradionasillardediffuseun tubedéjàancien.Bienqueséduitepar le tempo,Julietteparvientàsecontrôler.D'unevoixforte teintéed'accentsimplorants,elleappelle:—Excusez-moi,ilyaquelqu'un?Unbruitmétalliquerésonneaufond,immédiatementsuivid'unjuron.—J'arrive!Des bruits de pas, puis une silhouette qui contourne le pont de levage et

avancedroitsurlesvisiteuses.Unjeunehommeenbleudetravailémergedela

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pénombre.Commeunpuzzles'assemblantprogressivementdevantelle,Eugénieledécouvre.D'abordunedémarcheposéemaisvolontaire,unecarrure,enfinunvisage bien dessiné, équilibre parfait entre la puissance de la mâchoire, ladouceurduregardet lasensualitédeslèvres.Lorsqu'ils'approche,cerisesurlegâteau,elles'aperçoitquesesyeuxsontmagnifiques.Difficiledenepastombersous le charme de cette masculinité brute dont le porteur semble naïvementignorerlavaleur.Avecunetimiditéquesonamieneluiconnaissaitpas,Juliettedemande:—Vousmereconnaissez?—Bien sûr, vous étiez là la semainepassée, etmêmecelle d'avant.Neme

ditespasquevousavezencoreeuuncarton…—Si.C'esthorrible,jecroisquej'ailapoisse…—Dequois'agit-il,cettefois?—Jenesaispastrop.—Vousvoulezquejejetteunœil?—Vousmesauveriezlavie.Mercibeaucoup.EnpassantdevantEugénie,qu'ilsalue,lejeunegaragistecommente:—Votrefillen'apasdechanceaveclesvoitures!Eugénie reçoit la remarque comme une gifle. Un coup à s'écrouler en

morceaux, à commencer par les bras qui se décrocheraient. Pas vraiment unproblèmeici–quelquespiècesdétachéessupplémentairesneseremarqueraientpasdanslefoutoirambiant.BonnematinéepourEugéniequi,depuiscematin,s'est déjà fait traiter dedinosaure, et qui à présent se voit affubléed'une autrematernité.Brontosaurequis'ignorevoitunnouvelœuféclore…En remontant vers le point d'impact à l'arrière, le mécanicien inspecte le

véhicule.Endécouvrantlestraces,ils'arrête,perplexe.—Ehbenditesdonc…Commentvousavezfaitça?—Vousn'allezpasmecroire,jen'enaiaucuneidée.Il s'agenouille pour évaluer les dégâts, passe lamain sous le bas de caisse.

S'apercevantquelesenfoncementsl'entraînentloin,ils'allongesurledos,prêtàseglisserdessous.Juliette,frissonnante,s'approched'Eugénieetluimurmurediscrètement:—C'estlemomentquejepréfère.L'hommes'engagesouslavoiture.—J'adoresa façondebouger.Regardecommeilestbeau !Cesépaules,ce

torse,cebassin,ildoitdansercommeundieu…—Tum'asfaitpasserpourtamère.—Jen'ysuispourrien,c'estluiqui…—Tun'asrienfaitpourledétromper.

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—J'adoreraist'avoircommemaman.—Jedétestel'idéed'avoirl'âgedetamère.Julietteluiprendlebrasetseblottitcontreelle.—Pardon,c'estvrai,j'auraisdûrectifier.Maisc'estsafaute,ilmefaitperdre

latête!C'estlapremièrefoisquej'éprouveçapourquelqu'un.—Onnetombepasamoureused'ungarsquisetortilleparterre,mêmes'ilest

effectivementbientaillé.—Ilnesetortillepas,ilsauvemavoiture.—Quetuastoi-mêmedéfoncée…Julietteluifaitsignedeparlermoinsfort.—Non,jetejure,ilmefaituneffetparticulier.Jesensautrechose.—Legasoil?—Jesuissérieuse.L'hommesecontorsionnetoujourspourausculterlechâssis.Julietteledévore

desyeux.Ellemurmureàsacomplice:—Là,tuvois,toutdesuite,j'aienviedemejetersurlui.— Par pitié, calme-toi, pense à une chanson et, s'il te plaît, pas à un slow

langoureux…Pensives,lesdeuxfemmesobserventlegaragistequi,aprèsunmoment,finit

parsedégager.—Vousavezde la chance, cen'estpas tropgrave.Lepotn'estpas touché.

J'avaisaussipeurpourleréservoir,maistoutvabien.Ilyauraquandmêmeunpeudetravail.Labonnenouvelle,c'estquevouspouvezroulercommeça.Onn'estpasobligéderéparer.—Maissi,j'ytiens!Réparez-moi!L'homme paraît surpris par la réactionmais après tout, le client a toujours

raison,surtoutquandc'estuneclienteaussimignonne.—Danscecas, il faudraitmelaisservotrevoitureunebonne journée,voire

deux.Mêmeenfaisantleminimum,çadevraitallerchercherdansles350…—Jemedébrouillerai.J'aiconfianceenvous.Quandvoulez-vousquejevous

ladépose?Ilréfléchit.—Mardimatin,sic'estbonpourvous.—Pasdeproblème,mapetitemèrechériemeconduira!Mamandinoestàdeuxdoigtsdesetransformerendragoncracheurdefeu.Ce

qui,entrelesbidonsd'huileetlesvapeursdecarburant,mettraitlefeuàtoutlequartier.

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8

—Bénissez-moi,monpère,parcequej'aipéché.Dans l'obscurité du confessionnal, à travers le parloir percé de minuscules

trousquilessépare,Célinenedistingueduprêtrequ'uneformevague.—Vousn'avezpasl'habitudedevenir,notecelui-ci.—Pasvraiment,jedoisl'avouer.Pasdutout,enfait…—Pluspersonneneprononcecetteformule;d'ailleurspluspersonnenevient

seconfesser.Àpartlapetitedamequis'occupedesfleursetdelasacristieparcequ'elletricheàlabelote.Célinehésite,maisnepeuttairesaquestion.—N'êtes-vouspassupposégarantirlesecretdelaconfession?Elleentendunchocsourd,puisplusrien.—Monpère,vousêteslà?Ilnerépondpasimmédiatement.—Jesuislà,entièrementàvotreécoute.Pardonnezcetteméprisablebourde.

Lemanqued'habitude…Maisnecraignezrien,vouspouvezmeconfiercequivouspréoccupeentouteconfiance.Àenjugerparlavoix,Célineetlecurédoiventavoirsensiblementlemême

âge.—J'aihonte,monpère.Jenesaisplusoùj'ensuis,nicommentm'yprendre.—Expliquez-moicequivousarrive.—J'élèvemonfilstouteseule.Ils'appelleUlysseetvientd'avoirdouzeans…

J'ail'impressiondenepasêtreàlahauteur,denepasm'occupercorrectementdelui.Maisilyapire:parmoments,jemesurprendsàregretterdel'avoireu.—C'est-à-dire?—Jevoudraisqu'iln'existepas.C'estaffreux…Pourtant,jevousjurequeje

l'aimedetoutmoncœur.Jemedégoûte.Jesuisunemèreindigne.

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—Vousnevouliezpasd'enfant?—Si,bienaucontraire.Maisentrel'idéequel'ons'enfaitetlaréalité…J'ai

simplementl'impressiondenepasêtrecapabledel'élever.Jeratetout,jesuisenpermanenceàcôtédelaplaque.Commesijem'étaisinscriteàunexamenpourlequeljen'auraispasleniveau.Jen'auraispasdûmeprésenter…—Éprouvez-vouscesentimentparadoxalsouslecoupdelacolère?—Plutôtsouslecoupdel'épuisement.Engénéral,jecommenceàcraquerle

soir, vers 19 heures, alors que je suis à bout de forces et que je dois encorepréparer le repas, l'aider à faire ses devoirs, m'occuper des factures… Jem'écroulevers21heures,quandUlysseestcouché.—Aucunecolèreenvous?—Lacolèredemandebeaucoup tropd'énergie,c'estun luxeque jenepeux

pasm'offrir.Monex-mariarriveparfoisàdéclencherenmoidesaccèsderagenoire–ça,ilm'enaoffertbienplusquedesfleurs–etàchaquefois,j'aienviedeletrucider…Leprêtretousse,Célines'interrompt.—Jenedevraispastenircegenredepropos,c'estça?— Je ne suis pas ici pour vous juger,mais pour vous aider à alléger votre

conscience.Parlez-moidevotrefils.—Jenevaissûrementpasêtreobjective,maislapremièrecaractéristiquequi

me vient pour le décrire, c'est « gentil ». Avec ses copains, avec moi, il faittoujourslechoixdel'affection.Ilpartage,ildonne,ilessaiedem'aiderdumieuxqu'il peut, en travaillantbienà l'écolepar exemple. Je levoisdevenirunpetithommeetsouvent,ilchercheàmeprotéger.Çamefaitfondre.C'estpourluiqueje tiens. Il porte des choses trop lourdes pour lui, que ce soient les sacs decourses ou les sentiments. Il est déjà plusmûr que son père…Du coup, je letrouve aussi trop raisonnable.Notre divorce l'aura sans doute fait grandir plusvite qu'il n'aurait dû. Je n'aurai pas été capable de lui faire le cadeau del'insouciance…Iln'estabsolumentpasresponsabledemonétatetjem'enveuxd'autantplusd'éprouvercessentimentsrévoltants.Quelmonstrefaut-ilêtrepoursouhaiterqu'unêtreinnocent,sonpropreenfant,n'existepas?—Ulyssesait-ilcequevousressentezlorsquevousêtesfatiguée?—Biensûrquenon.Personnen'estaucourant,àpartvousmaintenant.Jefais

toutcequejepeuxpourluidonnerlesmoyensd'avancerdanssavie.Maisentremontravail, toutcequejedoisgérerpourlui, l'emmenerausport,à l'école,etl'appartementàfairetourner,jenem'ensorspas.—Lepèreestabsent?—Jepréférerais,maisilestbienlà,irresponsableetdestructeur.Ildéstabilise

Ulysseenessayantdelemontercontremoi.Chaquefoisquelegaminrentrede

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chezlui,ilestenvrac.Sonpèreoscilleentreuneattitudedecopaindémagoguequicèdeàtoutpourachetersonaffection,etuneabsencecomplèted'implication.Depuisprèsd'unan, ilnemeversemêmeplus lapensionalimentaire. Ilm'enveutd'avoirobtenulagarded'Ulysse.Sivoussaviez toutes leshorreursqu'ilaracontéessurmoipourtenterdelarécupérer…Maisaufond,iln'enavaitrienàfairedenotrefils.Toutcequ'ilvoulait,c'étaitm'humilieretmeleretirerpourmefairesouffrir.— J'entends une femmequi a des doutes, qui vacille,mais vous nem'avez

encorerienditquinécessitelepardon.Pourquoiêtes-vousvenuevousconfesseraujourd'hui?Quellefautepensez-vousavoircommise?Célineestbouleversée.— Faut-il avoir commis une faute pour s'en vouloir ? Une faiblesse, un

sentimentn'est-ilpassuffisantpoursesentirmal?Leprêtrenesaitpasquoirépondre.Célineenchaîne:—Peut-êtrequesijejouaisàlabelote,jetricheraismoiaussi.Jenesuispas

unesainte.Mais laprioritépourmoi,c'estUlysse. Jenesurvispluspourmoi,maispourlui.—Ne vous oubliez pas. Il faut recevoir avant de donner.Vous devez vivre

aussiunpeupourvous,sinon,oùpuiserez-vouslaforcedel'aider?Céline se tait, et pourtant elle aurait beaucoupàdire.Elledevrait répondre,

avoir le courage d'avouer qu'elle fréquente quelqu'unmême si c'est irrégulier.Maisquediraitlecurés'ilapprenaitquecellequ'ilécouteentretientuneliaisonavecunhommemarié?Pire,commentlajugerait-ils'ilsavaitqu'elleattendquecet homme rompe pour avoir enfin une chance d'être heureuse en faisant lemalheurd'uneautre?— Avez-vous des proches, reprend le prêtre, de la famille avec qui vous

pouvezdiscuterdevotresituation?—J'aideuxcopines,maiscen'estpaspareil.—Paspareil?—Jecroisquej'aibesoind'entendrelesconseilsd'unhomme.Vousnevoyez

paslaviecommenous,etc'estcepointdevuecomplémentairequimemanque.—Maisjesuisprêtre…—Vousêtesbienunhomme?—Çaoui,jevousleconfirme,maisjen'ail'expérienceniducouple,nidela

paternité.—Pourtant, j'aimevous parler.Celame fait du bien. Je le sens déjà. Je ne

vousvoispas,maisvotrevoixmerassure.—Vousêtesvenueiciuniquementpourparleràunhomme?!—Unhommeenquijepourraisavoirconfiance.

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—Vousneconnaissezaucunhommeenquivouspuissiezavoirconfiance?Célinepenseàsonamantmarié;elleaimeraitbienqu'ilsoitceconfidentqui

luimanquetant,maiselleestobligéed'admettrequ'iln'apasdutoutleprofil.Leprêtreinsiste:—Votrepapa?—Ilestmortquandj'avaissixans.—Désolé.—Ilyabienlemarid'unedemesamies,quiestassezproched'Ulysse,mais

jenepeuxpastoutluidire.—Personned'autre?Célinecherche,maiselledoitserendreàl'évidence.—Non.Pourvousdonnerune idéedemasituation,avantd'oservenirvous

voir,jesuisalléeconsulterunepsy.J'aiarrêtélorsquejemesuisaperçuequ'ellefaisait desmicro-sommeilspendantque jepleuraisdans soncabinet. J'ai aussitenté un voyant. J'ai paniqué au moment où il m'a prédit une torride histoired'amourenessayantdemecaresserlamain.—MonDieu…—Docteur,qu'est-cequejepeuxfaire?—Jenesuispasdocteuretvousn'êtespasmalade.Voussubissezbeaucoup

depetites chosesqui, associées, vous écrasent.Mais si vous les preniezune àune,vouspourriezsansdouteenveniràboutetinverserlatendance.— Génial, vous parlez comme le magazine que m'a prêté une collègue.

«Toujoursgarderuneapprochepositive»,mêmeaufonddutrou.«Sesatisfairedespetitsbonheursquotidiens.»Mais,franchement…jesuisauborddeslarmesenpermanence.Jemeretiensdecraquerdevantlepetit,maisçadevientdeplusenplusdifficile.Voilàdeux jours,parcequ'onavaitdumalsurunexercicedechimiepourtant simple, j'aiétéobligéedem'enfuirdans la salledebainspourpleurerencachette.Vaincueparunemoléculed'oxygènequinesavaitpasquoifairedesesélectrons.Vousvousrendezcompte,jemesuisfaitterrasserparunemolécule!Plusridiculeencore,àladernièreréunionparents-profs,j'aisanglotépendantunquartd'heuredanslesbrasd'uneenseignantedefrançaisquin'étaitmêmepaslasienne.Ilsdoiventmeprendrepourunenévroséecomplète.Maiscen'estpasleplusgrave.Queva-t-ilsepasserlorsqueUlysseposeradesquestionsauxquellesseulunhommepeutrépondre?Versquivais-jemetourner?—Vousnecroyezpasàlaprière?— Je travaille dans un cabinet d'assurances. Autant vous dire que les

statistiques ont eu raison du peu de foi qui subsistait en moi. Je suis mèrecélibataire,comme23%desfemmesquiontdesenfantsaujourd'huidansnotrepays. En lui infligeant une vie si précaire, je sais que j'exposemon fils à un

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avenir beaucoupmoins bon que celui dont il aurait pu bénéficier au sein d'uncouplestable.C'estmathématique.—C'estunestatistiqueofficielle?—Non,unepeurbleue.Pardon,monpère,maislesmiracles,jen'ycroispas.

Le seul dont j'ai été témoin, c'est réussir à prendre plus d'un kilo alors que jen'avaismangéquecentgrammesdeglace…—Pourtant,vousêtesvenuemevoir.—C'estvrai.— J'aimoi aussi une statistiquepour vous : 100%des gens qui vivent sur

cette planète ont des problèmes souvent très sérieux. 100 % d'entre eux ontbesoin d'aide et 100% ne s'en sortent que parce qu'ils croisent quelqu'un quidevient leur solution. Seul, on ne résout rien. Il faut absolument que vouspuissiezaumoinsvousexprimer.Vousn'arriverezpasàsortirlatêtedel'eautantquecefardeauquivousrongeresteraenferméenvous.Revenezmevoiraussisouventquevouslevoudrez.—Merci,docteur.Vousdevezmetrouverpathétique.—C'estnotreconditionàtous,jusqu'àcequel'onrepèrelalumièrequinous

guidehorsdesténèbres.

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Dans la sallede répétition, la troupeest réunieautourd'une longue tabledefortune. Pas loin d'une vingtaine de personnes discutent en même temps, descostumières aux machinistes, en passant par les éclairagistes, le caissier etjusqu'auxcomédiens.Ilfautdirequelasituationestsérieuse.NatachaetMaximiliensesontbiensûr installés leplus loinpossible l'unde

l'autre, mais face aux grands miroirs, pour pouvoir s'admirer pendant qu'ilss'écouterontparler.EugénieaprisplaceentreVictoretJuliette.Karimestlà.Lepompiernepapotepasavecsesvoisins.Ilestsansdoute l'undesplus inquietspour l'avenir du théâtre. Céline n'est pas encore arrivée.Daniel, lemachinistehypocondriaque,s'estexcuséparcequ'ildevaitallerd'urgencefairedesexamens,comme tous les deux jours. Arnaud, l'un des éclairagistes, est venu avec lemannequingrandeurnaturequ'iladécouvertvoilàdeuxsemainesaufondd'unmagasind'accessoires.Personnenesaitpourquoiils'estentichédecettegrandepoupéedechiffonrigidifiéeparunearmaturemétalliquearticulée,maisilssontdevenusinséparables.Illetraînepartout,l'habilleetluiparle.Aujourd'hui,ill'avêtuenbagnardetvientdeluidemanders'ilétaitconfortablementassis.—Tuavaisvraimentbesoind'amenercemachin?grogneMaximilien.—Ils'appelleNorbert,etc'estmonami.Nicolas,lemetteurenscènedelaplupartdesspectacles,untypeaussimince

quesabarbe,préside.Pouramenerl'équipeàseconcentreretannoncerledébutdelaréunion,iltapotesurlatableavecsonstylo.—S'ilvousplaît,nousallonscommencer…Mercià toutesetà tousd'avoir

réponduprésent.Voussavezàquelpointl'implicationdechacunestnécessairedans la période que nous traversons. Notre séance a pour but de préparer leprogramme que nous proposerons aux élus municipaux et au propriétaire duthéâtre,etnousavonsplusquejamaisbesoind'êtreinventifsetpertinents.Nous

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nepouvonspascomptersur leshabituellesauditionsdeshowspour trouvercequinoussauvera.Touteslesidéessontlesbienvenues,sentez-vouslibres.Ilnefautpassevoilerlaface:noussommessurlasellette,etsinousnedénichonspasdesspectaclescapablesdemobiliser lepublic,nousrisquonsd'êtreobligésderéduirelavoilure,oumêmed'abandonnerlaplace…Maximiliens'empareimmédiatementdelaparole:—Ilfautmisersur lesclassiques,réinventer leschefs-d'œuvreéternelsdans

desmisesenscènecontemporaines,toutenconservantlesvaleursintemporellesqui parlent à chacun.Shakespeare,Racine,Molière…Ces immenses créateursde héros complexes et riches nous permettront de satisfaire l'appétit dedistractionpopulairesanspourautantdérogeràlaqualitéqu'exigenotreart.Fidèleàsonhabitudedesurjouer,Natachasoupireassezfortpourquetoutle

mondel'entende,avantdelâcher:—Fadaises !Les tempsontchangé.Audiablecesarchétypesquin'ontque

trop duré.Ce que le public veut désormais, c'est suivre le destin de véritableshéroïnes du quotidien, l'aventure de celles qui font avancer le monde enincarnantlesenjeuxd'aujourd'huidansleurineffablesensualité.L'artdramatiqueatroplongtempsrefuséauxfemmeslaplacequileurrevient.Ilnousfauttrouverune pièce ancrée dans le XXIe siècle, centrée sur une personnalité porteused'espoiretirradiantl'humanitésublimée.Karim dévisage alternativement les deux « vedettes », sans pouvoir définir

laquellepourraitavoirraison.Lesmachinosseregardent,dubitatifs.Olivierfaitdiscrètement semblant de se tirer une balle dans la tempe pour amuser sescomparses.Eugénieseditqu'unefoisdeplus, le tandemdeblaireauxn'estpasdécevant. Incapables de voir au-delà de leurs petits intérêts. Chacun d'eux nepense,aufond,qu'aupremierrôlequiluireviendrait,sipossibleaudétrimentdel'autre.Lemetteurenscènerecentreledébat.—Nous avons déjà joué les classiques, et même si nous avons touché les

scolaires,onaunpeuperdulepublicpayant.Trouverunepièceinéditeprendraitaussi trop de temps. Il faut se démarquer, et vite. Nous devons faire preuved'audace,aussibiendanslecontenuquesurlaforme.Sinousvoulonssurvivre,ilfautfrapperungrandcoup.Marco,l'undeshabituésdessecondsrôlesquifaitaussiofficedepeintrepour

lesdécors,propose:—Pourquoipasdumusic-hall?Unmélangededanseetdemusiquesurdela

poésie,dansunstylecontemporain…Julietteacquiescepourladanse,maisVictortempère:

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—Ladernièrefoisquel'onajouéàcegenredetripotageésotérique–avecunenotedemusiqueperduetouteslesdixminutesetdesphrasesquineveulentriendiredéclaméespardescomédiensàpoil–,onapris leplusgrosbidedetoutel'histoireduthéâtre.Karim,c'estbiencettefois-làquetut'esendormi?L'intéressébaisselesyeux,maisconfirmed'unhochementdetête.Franck,le

caissierquiatoujoursrêvéd'écrire,lèvelamainpourprendrelaparole.Nicolasleremarque.—Onn'estpasàl'école,Franky,tupeuxparler,faitlemetteurenscène.— J'ai pensé à un concept qui pourrait être assez fort pour mettre tout le

monde d'accord. On prendrait deux histoires super connues, totalementuniverselles,eton lesmélangerait, créantainsiunesortedecocktail inéditquipourraitemballertouslespublics.—Unexemple?—J'ai beaucoup réfléchi. J'en ai imaginé plusieurs,mais le premier quime

vient, c'est unmix deBambi et deTitanic. Vous imaginez le pitch ?Un faonorphelinembarque sur levoyage inauguralduplusgrandpaquebotdumonde.Danslacale,ilrencontrePanpan.Ensemble,ilsvontbriserlaglace…Silence médusé de l'assistance, sauf Olivier qui étouffe un rire nerveux.

Nicolassegrattelabarbeetlacalvitieencommentantsobrement:—C'esteffectivementunconceptpuissant…Eugénie n'arrive pas à faire redescendre ses sourcils soulevés par

l'étonnement.Victorintervient,toutsourire:—J'aidéjàletitre.Ças'appelleraitTitambi,oumieuxencore,Bambinic!Emporté par son enthousiasme, Franky reste étanche – plus que le célèbre

paquebot–àlaperplexitéambiante.Ilinsiste:—J'ai autre chose si vousvoulez :LaCageaux folles etBatman, ou alors

Blanche-Neige et Les Sept Mercenaires ! On pourrait amener des poneys surscène,lesenfantsadorentlesponeys…Lemetteurenscènelèvelamainpourl'interrompre:— Merci Franky, même si l'idée est indéniablement révolutionnaire, nous

aurionssûrementdesproblèmesjuridiques.Aprèsavoirconsultésoncopainmannequinduregard,Arnaudsemanifeste:—J'aiconnuuntypequijouaitdelaflûtedePanavecsesfesses.Natachaestàdeuxdoigtsdel'évanouissement,maislesélectriciens,etsurtout

Victor,sonttrèsintéressés.—J'espèrepourtoiquetunel'aspasconnudetropprès,faitcelui-ci.Tucrois

qu'ilpourraittenirdeuxheures?—J'ensaisrien,maisavouezquec'estoriginal.Aveclesmachinos,Victorestauborddufourire.

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—Ce qu'on économisera sur les décors passera dans les fayots et dans lesmasquesàgazpourlepublic…Maximilien lève les yeux au ciel. En tant que metteur en scène, Nicolas

souffre.Ilréagit:—Unpeudesérieux,s'ilvousplaît,onjouenotrepeau…Olivierréplique:—Onpeutmêmedirenotrecul!Ilfautavoirdunez!Arnaud,vexé,prendsonmannequinàtémoin:—Maisdis-leur,toi,ceseraitdujamais-vu!Par un surprenant hasard, la créature inanimée s'affaisse et baisse la tête

exactementàcetinstant.Arnaudvitcelacommeuncrueldésaveu.Iln'estsauvédesonmalaisequegrâceàunediversionbienvenue:onfrappeàlaportedelasalle.Célineouvre,essoufflée.—Pardonpourleretard,j'aifaitaussivitequepossible.—Aucunproblème,répondNicolas.Tutombesaubonmoment.—Oùenêtes-vous?Victorrésume:—Nousenétionsarrivésàunegrandefresqueminimalistemettantenscène

Hamlet,qui,récemmentopérépourdevenirunefemme,sebatpourqueBambipuissemonter dans un canot de sauvetage avec les premières classes pendantque,sur lepont,despétomanes jouentde lamusiquepéruvienne. Ilnous resteencoredeuxoutroisdétailsàaffiner,notammentconcernantlerôledesponeys.Situasdessuggestions…

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Alors que les discussions reprennent de plus belle, Eugénie se lèvediscrètementpouralleraccueillirCélineetluiglisseenaparté:—Jecommençaisàêtreinquiète…Toutvabien?—Désolée,undossierd'indemnisationàbouclerenurgencepourlesiège.De

toute façon, ça ou autre chose, je passema vie à être à la bourre, jeme faisboufferpartoutetn'importequoi…Jen'ailetempsderien.Enl'embrassant,Eugénieluiindiquesachaise.—Prendsmaplace,jevaism'installerderrière.—Pourquoi?Tuestrèsbienlà.C'estpastoiquiesarrivéeenretard.— Ça part dans tous les sens, ils m'ont perdue. Et puis du fond, je verrai

mieux.—Tafameusevued'ensemble…—Absolument.D'unemainchaleureuse,l'aînéeguidesonamiejusqu'àsonsiègeets'exilesur

labanquettedupianodansunangledelasalle.Étrange spectacle. Comme souvent depuis quelque temps, Eugénie se

demandesicequisejouedevantelleestunepièce,unfilmoularéalité.Elleabeau se frotter les yeux, tout lui semble éthéré, comme si elle vivait lesévénementsàtraversunvoiled'irréalité,complètementdéconnectéedumomentprésent.Elleentendlesvoixmaisnelescomprendpas.Certainesrépliques,quipourtantdevraientlafairerire,nel'amusentpas.Plusriennesemblel'atteindre.Dans ses rares instants de lucidité, Eugénie s'interroge : se ferme-t-elle aumeilleurpournepasrisquerdelaisserentrerlepire,lequelprofitesouventdelabrècheouverte?Est-ceunmécanismedeprotection?Lebonheurest-ilpossibleauprixdel'anesthésieabsolue?Est-ellevraimentdevenueimperméableàtoute

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formed'émotion?Àquandremontentsondernierfourire,sesdernièreschaudeslarmes?Tropheureuxàlaperspectivedepouvoirenfintrouveruneréponse,lecerveau

seprécipitedans ses archivespour récupérer lesdonnées.Sondernier fou riredatedusoiroùDaniel,l'undesmachinistes,aexpliquétrèssérieusementqu'ilnepourraitplusporterlescaissesparcequ'ils'étaitdécouvertunenouvellemaladiequipouvaitlefaireexplosers'ilsoulevaitplusdeonzekilosetdemi.Laveille,ilavaitcolmatélatotalitédestrousdesprisesdecourantdesonlogementavecdesmouchoirsenpapierparcequec'estparlàquelesservicessecretsétrangersnousépient.Rienqued'yrepenser,Eugénies'enamuseencore.Quantàsesdernièresvraieslarmes,c'étaitundimanche,enfindematinée,justeaprèsqueNoémieeutdéménagésesaffairespourpartirs'installeravecsoncopain.Uneétapepositiveetnécessairepourlafille,lafind'unmondepoursamère.Chaque fois qu'elle songe aux temps forts de sa vie,Eugénie a l'impression

d'être dans un ascenseur devenu fou. Monter, descendre. Des accélérationsfulgurantes,deschutesvertigineuses.Lesunessuccédantauxautres,dansunva-et-vientémotionnellementépuisant.Lesriresdesenfants,lesourirebienveillantdesonpère,lesbourdesdeJulietteetlesplansstupidesdeVictorlafontmonterdirectementauquinzièmeétage,surlaterrasse,enpleinsoleil.Leregardperdudesamèredanslavoitureenrentrantdesobsèquesdesonpère,lavoixénervéed'Eliottqui refused'évoquer sesproblèmes,ou sonproprecorpsquichangeetpasenbien,lafontdescendreautrente-sixièmedessous.Unjour,lecâblefiniraparlâcher,etdanscecas,lacabinefilerarementverslehaut…Vite,elleregardelesautrespournepluspenseràelle.Lesdébatssonttoujours

vifs au sujetdes spectaclesenvisageables.Plusqu'à leurspropos, c'est commetoujours aux individus qu'Eugénie s'intéresse. Avec chacun de ceux présentsdans la pièce, elle partage une histoire particulière. Souvent un attachement,parfois une affection. Elle identifie ce qu'elle apprécie chez eux et ce quil'inspire.Elle sait aussi cequ'elledéteste.Elle connaît laplacequ'ilsoccupentdans sonquotidien.Pris unpar un, elle est exactement conscientede cequ'ilsreprésentent dans sa vie.Mais elle, que représente-t-elle dans la leur ?Quelleinfluence a-t-on sur les gens ? Modèle, allié, garde-fou, moteur, moyen deparvenir à ses fins,ou simple figurantd'uneexistence?Sansdouteunpeudechaque,suivantlemoment.Est-cequelaviedeceuxassisautourdecettetablechangeraitsielledisparaissait?Quelleserait leurréaction?S'enrendraient-ilsseulementcompte?Pourlemoment, tout lemondesembleavoiroubliéqu'ellesetrouvedansla

pièce, et cela lui va très bien. Elle scrute les visages, cherche à décrypter lesémotionsquis'yinscrivent.Lesmotsmententparfois,maispaslesexpressions

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spontanées.Capter, étudier, essayer de comprendre,Eugénie le fait de plus enplus,maisdansquelbut?UnephrasedeCélineluirevient:«Jepassemavieàêtreenretard,jen'aile

tempsderien.»Enquelquesmots,c'esttoutunrythmedevie,touteuneénergiequis'exprimeetquiressurgitdanslamémoired'Eugénie.Voilàquelquesannéesàpeine,elleauraitpuemployerlesmêmesmots.Ellea

bienconnucesjournéesoùellen'avaitletempsderien.Cesmauditessemainesoù toutvaplusvitequevous.Cesheuresstresséesoù lagrandeaiguilleprenddes allures de trotteuse en vous laissant sur place. Il n'y a pas si longtemps,Eugénie était elle aussi obligée de bondir d'une urgence à une nécessité. Elleétait fatiguée, débordée, comme Céline. Ce n'était pas une période facile.Pourtant elle donnerait n'importe quoi pour la revivre plutôt que d'avoirdésormaistoutcetempsquineluisertàrien.Si un bon génie le lui proposait, elle serait prête à troquer sans hésiter une

annéedesaviefuturepourseretrouveràl'aubed'uneseuledecesjournéesdontCéline seplaint aujourd'hui.Le réveil qui sonneetonestdéjà en retard.Biensûr, à l'époque, elle ignorait la valeur de ce qu'elle vivait. Tout allait trop vitepourqu'ellepuisseprendredurecul.Elleavaitl'impressiondesubir,d'êtresurunbateau-passoiredontelletentaitdecolmaterlesfuites,sanssuccès.Vingt-quatreheuressurvingt-quatre,septjourssursept,ellesefaisaitl'effetd'unejongleusechinoisequicourtdetigeentigepouréviterquelesassiettesquitournoientdeplus en plus faiblement ne tombent et se fracassent. Un cauchemar éveillé.Pourtant,toutavaitplusdesens.Letravail,lescourses,retrouverlesenfantsauretourdel'école,lesécouterluiraconterlesmêmeshistoiresquecellesqu'elle-mêmeavaitvécuesàleurâge…Dansunjoyeuxchaos,encorecompliquéparlemoindre coupde fil imprévu, tout semettaitmalgré tout enplacepour que lesoir, la familleseréunisseautourde la table.Victorallait rentrer. Il jetteraitsasacochedansl'angleduvestibuleavantdevenirposersesmainssurleshanchesde sa femme occupée à cuisiner trop de légumes à son goût. Elle l'enverraitgentimentbalader…Deschosesàfairepourlesgensqu'onaime.Lebonheur.Aujourd'hui, elle a enfin cequi luimanquait tant, et c'est loind'êtremieux.

Elle a le temps pour tout. Se lever une demi-heure plus tard n'est plus unproblème.Ellepeutprendresadouchependantdesheuressiçaluichante,pluspersonnene tentede la déloger de la salle debains.Elle a tout le loisir de setartiner avec la gamme complète des crèmes promettant de garder une peau« jeune».À l'époque, lescosmétiquespérimaientavantmêmequ'elleaiteu letempsd'ouvrirlesboîtes.Dorénavant,Eugéniepeutnonseulementlirelemoded'emploi–engénéralassezsimple–maisaussi l'intégralitédelacomposition,qui ressemble à une incantation ancestrale avec son lot de mots en latin

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incompréhensibles. Juliette prétend d'ailleurs que si on les lit à l'envers, unmonstresortdestoilettes.Eugénieestpresquetentéedefaireletest.Illuiaurafalluattendred'avoirdeslunettespourdéchiffrerleslistesdecomposantsentoutpetits caractères alors que lorsqu'elle y voyait clair, il n'était pas envisageablequ'elle s'octroie uneminute pour les parcourir !Drôle de vie.Mais les lit-ellemaintenantparcequ'ellepensequec'estutile,ouparcequ'ellen'ariend'autreàfaire?Avant,Eugénie cavalait toute la journée.Désormais, elle attend.Elle attend

l'heured'ouverturedu théâtre, elle attend les rares coupsde fil et les quelquesSMSdesesenfants.Finalement,lagouacheentubedontcespetitsmonstresluiavaientsouventmaculélevisageétaitsansdoutemeilleurepourlagarderjeunequetouslesélixirsvendusàprixd'orpardeslaboratoiresquifontleurbeurresurledésespoirdesfemmes.Lesseulsprincipesactifsefficacesnesevendentpasenflacon:cesontlessentiments.Laréunionsepoursuit.Ilestmaintenantquestiond'unechoralequireprendrait

lesplusbeauxchantsdeNoël…enoctobre,denumérosdemagie,etmêmedeprojectionsde filmsen3D.Arnaudproposeunspectacle interactifautourd'unmannequinprenantmiraculeusementviegrâceàdelapoussièredefée.Olivierprétendqueçaremporteraitplusdesuccèss'ils'agissaitd'unepoupéegonflable.Natachafeintl'évanouissementpourlahuitièmefois;Maximiliensecontentedel'indignation.Si Eugénie a constamment été attentive à ceux qui l'entourent, cette faculté

d'observationn'ajamaisétéaussiaiguiséequedepuisqu'ellevitauthéâtre.Ici,l'émotion des êtres finit toujours par transparaître. Trop de questions sebousculentdanssonesprit, tropderéponsesaussi.Toutcequ'ellesaitnel'aidepasàyvoirplusclair.Alorsàquoibon?Unvacarmelaramènesoudainauprésent.Eugénieacertainementdûlouper

quelquechose,parcequ'ellenecomprendpaspourquoiMaximilien,fouderage,se jette sur lemannequin d'Arnaud pour lui coller une grande baffe. Eugéniesourit et prend brutalement conscience d'une évidence qui lui avait échappéjusque-là : le savoir n'est pas lemoteur dumonde, ce sont les sentiments quidictentnosvies.Pourlemoment,çaluifaitunebellejambe.

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Debout devant l'armoire électrique du local technique, Victor enclenche lesdisjoncteurslesunsaprèslesautres.Àchaquefois,unvoyantvertconfirmelerétablissementducourant.Selonunrituelbienrodé,chaquejourenfind'après-midi, le régisseur allume ainsi la façade extérieure puis sort s'assurer par lui-mêmequetoutfonctionneparfaitement.Sapairedejumellesàlamain,Victortraverselehallendirectiondelasortie.

Le caissier est déjà derrière son guichet vitré, occupé à pointer les dernièresréservations.—Alors,Franky,lescorepourcesoir?—75!Pasmalpourunjeudi,mêmesicen'estpasmirobolant.Onattirerait

sûrementplusdemondesionproposaituneadaptationd'AgathaChristieavecdeschansonsinterprétéesparlesAristochats!Victornerelèvepas.Ilpasselesportesvitréesàpetitscarreauxbiseautésetse

retrouve à l'extérieur, quittant l'atmosphère feutrée du théâtre pour celle, bienplus bruyante, de la ville. Entre le cocon intemporel et l'effervescencedissonante, lecontrasteest saisissant.Voitures,busetdeux-rouesdéfilentdansun flot hétérogène. Côté piétons, entre la sortie des écoles et le retour destravailleurschezeux,c'estl'heurecreuse.Lajournéeadûêtremagnifique,maisayantpassétoutsontempsàl'intérieur,

Victor ne s'en est pas rendu compte. Il lève la tête et constate que le ciel estencore bleu malgré la lumière du couchant qui embrase déjà le sommet desimmeubles.Ildoitêtreundesseulsànepass'enréjouir.Leretourduprintempsn'estjamaisunebonnenouvellepourlesétablissementsdespectacles.Aveclesbeaux jours, lesgensdélaissent les sallesobscuresoù ils étaient siheureuxdetrouver refuge pendant l'hiver.Aux premiers signes du réveil de la nature, ilssortent, se rencontrent, traînent en se tenant par la main, boivent un coup en

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terrasse, et finissent la soirée sans avoir eu besoin de saltimbanques pour lesdistraire.Prudent,Victorattenduncréneauentredeuxvaguesmotoriséespourtraverser

lachausséed'unpasalerte.Commed'habitude,ilvasepostersurletrottoird'enface,devantlavitrineduretoucheuràquiiladresseunpetitsigne.Ilcontemplealors«sa»façade,nonsansunecertainefierté.Il faut dire qu'elle a de l'allure. Voilà quelques années, la structure Art

nouveau a été harmonieusement rehaussée d'éléments d'éclairage et d'un largeauvent bordé d'ampoules à la façon des salles de Broadway. En valorisantl'entrée, le volume souligne aussi les structures élancées. Avec ses jumelles,Victor inspecte consciencieusement la frise sculptée du sommet, représentantlilas et jacinthes entrelacés.Lesornementsdepierre sont anciens et leshiverssuccessifs les fragilisent chaque année davantage. Il faut surveillerquotidiennement les éventuels dégâts causés par les écarts de températureimportantsencettesaisonderedoux.Levénérablethéâtreabesoind'attentions.Victors'estrapidementattachéàcetendroit.Aucœurdelavilleenproieàune

hystériemarchandequin'enfinitpasdedéfigurerlecadredevie,lemajestueuxbâtiment fait office d'oasis. Partout autour, les enseignes changent tous les sixmois.Lesmagasinsd'accessoiresdetéléphonecèdentlaplaceauxongleries,quisefontelles-mêmesdégagerpardudéstockage,dumatérielàvapoterouencoredesboutiquesdevêtementsdontpersonnen'arriveraàprononcer lenomavantqu'ellessoientpasséesdemode. Iln'yaque laboulangerie, le retoucheuret lapetitecoiffeusequirésistentencore.Le théâtre, lui, ne change pas, havre de paix à l'abri de la versatilité des

époques.Quoi que l'on pense de son style, le simple fait qu'il soit constant lerendadmirable.Àcombiend'airsdutemps,desoi-disantrévolutionssociétales,ce templeaura-t-ilsurvécu?Uneréférence,undécor immuabledans lequelsedéroulechaque soirun spectaclenouveau.Combiendegénérationsontpoussécesmêmesbattantsauxhuisseriesdecuivrelustréenseréjouissantdecequ'ellesallaientyvivre?Lescornichesetlesfrisessemblentsemaintenir.Victorcroitêtretiréd'affaire

pour ce soir, mais il repère soudain une ampoule grillée sur le fronton. Sontempéramentd'ancieningénieurnesupportepascegenrededétailquifaittache.Eugéniesemoquedeluiennotantqu'ilnesefocalisequesurcequinemarchepas. En attendant, Victor ne voit plus que cette lampe éteinte. Elle nuit à laperception de l'ensemble. Pas question de tolérer cela. Mais il y a un légerproblème: làoùelleestsituée, ilnepourrapas l'atteindrepar lebalcon. Ilestbonpourlagrimpette.

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Letempsderécupérerl'échelledanslaréserve,etlevoilàentraindemonteravecsonampoulede rechangecoincéedanssapochedistendue. Il a tellementl'habitudequ'iln'amêmepascoupélecourant.L'opération lui prend quelques instants à peine. Lorsqu'il redescend, il

contemple avec satisfaction la ribambelle désormais ininterrompue de bulbeslumineuxquiencadrel'affiche.Ilreplie l'échelle, laposeaupieddelaporteets'accordequelques instantspoursavourer lachaude lumièreque l'auventetsesmyriadesd'ampoulesrépandentsurletrottoir.Surquelquesmètrescarrés,cen'estpas toutà fait l'éclairaged'uneplageau

soleil,niceluid'unpetitmatin.Non,c'estcelui,bienparticulier,d'unendroitquin'existe pas vraiment mais qui contient à lui seul une bonne part de notreimaginairecollectif.Unmélangequiévoquetouràtourl'âged'orduspectacle,lesavant-premièresavectapisrouge,l'ambianceglamouretlefastedessoiréeshabillées.La clarté projetée par les innombrables points lumineux dessine desombresmultiplesetnettes.Ilfautlamagiedecettelumière-làpourtransformerunbanal rectanglede trottoir en soirdegala.Grâceà cemodesteprodige, lesquelques mètres de bitume qui longent le théâtre prennent des allures deWest End et les gens qui passent ressemblent à des invités VIP. Victor s'enremplit les yeux. Il regarde ses pieds, joue avec ses ombres et esquissemêmequelquespasdeclaquettesdontilnesaitpourtantrien.—Vousavezperduquelquechose?Unejeunefilles'estplantéedevantlui.—Oui, j'aipaumédeuxtonnesdelingotsd'or.Çam'embêteparcequejene

vaispaspouvoirachetermonpain.Lademoisellenebronchepas. Impossibledesavoir sielle leprendpourun

dingueousiellen'ariencompris.—Voustravaillezauthéâtre?demande-t-elle.—En fait, je suis gardien demoutons.Vous n'avez pas vumon troupeau ?

J'espèrequecessalesbêtesnesesontpassauvéesavecmonor…Ellenebougetoujourspas.Elleattend.Entreelleetluis'instaureunétrange

jeuderegardsquis'évitentetsecherchent,commelorsquelesenfantsveulentseparlermaisnesaventpasquoisedire.Lequelcraqueralepremier?Victorperdlapartie.—Oui,jetravailleauthéâtre,maisiln'estpasouvertpourlemoment.—C'estpourquoijemepermetsdevousdérangertantquevousêtesdehors.—Imparable.J'aimecetespritdedéductionpuissant.Quevoulez-vous?—Vous arrive-t-il d'engager des figurants pour les spectacles ? Bénévoles,

biensûr.Victordésignel'unedesaffichesdeCœuràretardement.

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—Pas pour celui-là, nous n'en avons pas besoin. Il n'y a aucune scène defoule.La demoiselle semble profondément déçue. Sa lèvre tremble. Sa question

anodine ne laissait pas deviner l'importance qu'elle attachait à cet espoir.L'intensitédesondésarroilarévèle.Lerégisseurdétestevoirlesgensdanscetétat-là,surtoutsilapersonneenquestionluirappellesaproprefille.— En revanche, dans un mois, pour un autre projet, on devrait avoir des

scènesderueetungrandtableaufinal.Letoutencostumes.C'estsansgarantie,maissiçavousdit,vouspouvezmelaisservotrenuméro…L'expressionsurlevisagedel'inconnuechangeàunevitessedontseulssont

capableslesjeunes.Ellesourit.—Ceseraitsuper,mercibeaucoup!Décidée,ellefouilledéjàdanssonsacpourtrouverdequoiécrire.Victorest

un peu décontenancé. D'habitude, les jeunes qui débarquent pour jouerdemandentdirectementunvrairôle,etsionleslaissaitfaire,ilsseverraientbienenhautdel'affichedèslesoirmême.—Pourquoias-tuenviedefairedelafiguration?—Pour essayer. Je n'ai jamais joué devant personne, à part au collège. J'ai

enviedevoircequeçafait.Jen'arrivepasàprendrelaparoleenpublicetjemedisqueceseraitpeut-êtreunebonneexpériencepourmedécoincer.Impressionnéparsoncalmeet la façonsimpledontelleexposesasituation,

Victorauneidée.—Onchercheuneouvreuse,rémunéréeaupourboire–autanttedirequetu

nevaspast'acheterunjetprivétoutdesuite,maissituveuxmettreunpieddanslaplace,c'estunebonneoccasion.Pourtouteréponse,lajeunefemmesouritdeplusbelle.—Tut'appellescomment?—Laura.Àlalumièreparticulièredufronton,Lauraressembleàunejeunepremièreà

quil'onvientd'offrirlerôledesavie.

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—C'estOlivierquiaraisonausujetd'Arnaud,amarmonnéVictordanssonoreiller.Avecsonpantingrandeurnature,ilvafinirpar…Ettoutàcoup,plusrien.Findetransmission.Ils'estendormisivitequ'iln'a

mêmepasachevésaphrase.Ils'estécroulécommeunbébé.Eugénieresteseule,désemparée, à essayer d'imaginer la fin. Qu'est-ce qui attend Arnaud avecNorbert? Ilvafinirparpasserpourundingo?C'estdéjàfait. Ilvamourirdefaimparcequ'ilauraattenduquesoncomplicedetissuetdeferluiprépareunrepas chaud ? Être victime d'un accident mortel parce qu'il aura voulu luiapprendreàconduire,àfairedescrêpesouàpiloterunaviondechasse?Ilsvontfinirparsemarier?Pourquoipas?LetémoindeNorbertseraitunépouvantail.Le champ des possibles est quasi infini. Dans ses divagations, Eugénie

imaginemêmeArnaudetNorbertentraindedansertoutnussurlaplaged'uneîleparadisiaquedéserteenriantcommedesdéments.ArnaudmangeraitdesnoixdecocoetNorbert…rien–lesmannequinssonttoujoursaurégime.PourNoël,au pied d'un sapin constitué d'une jolie pyramide de crabes morts avec desguirlandesd'algues,Arnaud luioffriraitaucreuxd'unecoquillenacréedu filàrepriseretuneaiguille,autantdirelavieéternelle.Unpeuplustard,sanstropsavoirpourquoi,Eugénielesprojetteauplusfort

des combats, pendant la guerre du Vietnam. Norbert a fière allure dans sonuniformedesMarines,mais il vient demarcher sur unemine.Un bras et unejambearrachés,unvraicarnage,delapailleetduchiffonpartout.Onvoitmêmeleboulondel'articulationquidépasse.Insoutenable.Arnaudtombeàgenouxetmaudit lecielens'écriant :«Why?»,cequiphonétiquement,envietnamien,signifiebienautrechosequechezlesYankees.Maispourquoicethommehurle-t-il : « Chou farci ! » ? se demandent les rebelles. Du coup, ils s'arrêtent demitrailler à tout va en se lançant des « Feuk » interrogatifs, ce qui

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phonétiquement, en yankee, n'a pas du tout lemême sens. L'incompréhensiondes peuples fera toujours des ravages,mais cela ne change rien audramequetraversentPantinetFrappatoc.Arnaudavécutropdebeauxmomentsavecsonpote pour se résigner à l'abandonner. Il ne va pas le laisser crever dans unerizière,surtoutqu'ilcommenceàfaireéponge.Illechargesursondoset,dansunsprinthéroïquefilméauralenti,courtverslastationdemétrolaplusprochepourallerfaireuntouràlafêteforaine.Eugénie se sent soudain très fatiguée. Il est clair que lorsqu'on rêvasse,

certainespartiesducerveauenprofitentpourne rien foutre. «Cohérence» et«crédibilité»sontd'ailleursrentréeschezellesenlaissantunmotd'excusesurleurbureau.Maissi«rouelibre»et«c'estdanstatêtemaistul'avaisoublié»ont pris le contrôle du cerveau pendant que « rationalité » est aux toilettes,«regrets»et«déprime»rôdent,toujoursenquêted'unmauvaiscoup.Avectoutça,Eugénien'apasréussiàtrouverlesommeil.Ellefixeleplafond

depuisdesheures,lesyeuxgrandsouverts,enlaissantvagabondersesidées,cequin'est jamaisbondans l'étatoùelleest.Surtoutnepenseràriendesérieux,sinonçavadevenirtrèsnoir.Filtréesparlesrideauxcensésocculterlesfenêtres,lesenseignesdelarueet

les rares véhicules qui passent projettent des lueurs sur lesmurs. Ces formesdiffuses composent des tableaux éphémères, engendrant autant d'impressionsqued'imagesassociéesdansunesuccessionsanscesserenouvelée.«Senscréatiffrustré » s'éclate commeun fou.Eugénie entrevoit des paysages, unpanier delégumes,dupapiercadeauchiffonné,unsèche-cheveuxquidanse,deséventailsorientaux,etmêmeunpigeonquiremplitsafeuilled'impôts.Maischaquefoisqu'elle se donne la peine d'y songer vraiment, elle contemple surtout le videabyssaldesonexistence.À la longue, elle finit par prendre conscience d'un phénomène étrange :

étonnamment, les bus éclairent moins que les voitures. Les gros enginsilluminentmoinsquelespetits.Quil'auraitcru?Uneautreleçondelavie?Quienaquelquechoseàfaire?Personne,maisçafaituneminutedeplusdepasséeenattendantqueleréveilsonne.4h22, labalayeusevientdedébouchersur leboulevard.Elleapproche.On

entend d'abord le sifflement des jets haute pression douchant les trottoirs,accompagné du ronflement du camion qui roule au pas. Par moments, ceronflement-làcouvrepresqueceluideVictor.Eugénieachaud.Ellerejettelacouettemaiscelanechangerien.Elleétouffe

et se tourneversVictor.Elle aimerait qu'il soit éveillé et qu'il trouve lesmotsjustes pour la réconforter. Pourquoi faudrait-il d'ailleurs qu'il la rassure ?Eugéniene le sait pasvraiment.De toute façon, il dort à poings fermés et lui

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tourneledos.Lassedes'ennuyerdanslelitsanstrouverlerepos,elledécidedeselever.Surlapointedespieds,ellequittelachambre.Deboutdanslesalon,Eugéniesedemandecequ'ellepourraitbienfaireàune

heurepareille.Sepréparerunthé?Idéalpourneplusdormirdutout.Unverredelaittiède?Çanemarchequedanslesfilmsparcequ'envrai,c'estécœurant.Sanstropsavoirpourquoi,elledécided'allerfaireuntourdanslethéâtre.Elledescendl'escalierquirelieleurpetitappartementdefonctionaulocaldu

personnel jouxtant le hall. Comme une ombre glissant dans le silence, elletraverse l'espace éclairé par les veilleuses de sécurité. À travers les carreauxbiseautés des portes d'entrée, les lumières de la rue scintillent. Il lui sembleentendreunbruit.Peut-êtreva-t-ellecroiserlespectredeViolette?Lagrandesalleduthéâtreestdéserteetfroide.Eugénienel'ajamaisvueainsi.

Dans la lueur verdâtre des sorties de secours, le lieu semble frappé d'unemalédictionqui lemaintiendrait hors du temps, au cœur d'unhivermaléfique.Sans couleurs et sans aucun mouvement, l'atmosphère est inquiétante.L'immensevolumeressembleàlacagethoraciqued'unmonstreinanimédontlesbalconsformeraientlescôtes.Commentcelieuqui,quelquesheuresauparavant,vibraitdesémotionsd'unpublicsatisfait,peut-ilparaîtresiinerteàprésent?Lesrideauxde scène sont tellement immobiles que l'on pourrait les croire faits debriques.PourEugénie,danslapénombre,lesrangéesdefauteuilsévoquentdespierrestombalesalignéesdansuncimetière.Elleabeaurespirerleplusprofondémentpossible,lasensationd'étouffement

ne la quitte pas. Elle songe à sortir dans la rue, mais se ravise. Elle a nonseulementbesoind'airfrais,maisaussidehauteur.L'envieluiprendsoudaindemontersurletoit.Ragaillardieparcebutinespéré,elles'engagedansledédaled'escaliersetde

corridorsquipermetdegagnerlesétages.Elleconnaîtcelabyrinthecommesapoche.Parfois,illuisembleentendredessourisquitrottinentouquigrattent.L'atmosphèrechangeradicalementlorsqu'ellequitteleslieuxoùlepublicest

admispourceuxréservésaupersonneltechnique.Plusdedoruresnidevelours.Plus aucun confort. Seul le fonctionnel est de mise. Murs bruts aux enduitsabîméspar le temps,extincteurs,gaineset tuyaux,fléchagesouavertissementsdesécuritépeintssurlesparois.Ici,sansfard,loindudécorluxueuxréservéauxspectateurs,lethéâtretrahitsonâge.Poursuivantsonpériplenocturne,Eugéniefinitmêmepardépasserlesecteur

d'activités habituel.Lavoilà parvenuedans les combles.Alors qu'elle traverseune zone encombrée de vieilles caisses et de malles poussiéreuses, uncraquement sec attire son attention. Elle s'arrête. Il lui semble ressentir uneprésence…etpascelled'unrongeur.Ellefrissonne.

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—Ilyaquelqu'un?Pas de réponse. Et d'une certaine façon tant mieux, parce que si une voix

s'était fait entendre, Eugénie aurait instantanément pu vérifier si elle étaitcardiaque. Elle risque un pas, mais se fige à nouveau. Au fond de l'espacemansardé, entre des vieux éléments de décors, elle croit percevoir unmouvement.Unesilhouettequipasse.—Quiestlà?Aucun bruit. Elle demeure quelques instants aux aguets, hésite à rebrousser

chemin,maisreprendfinalementsonascensionverslesommetenrestantsursesgardes.De coursives étroites en soupentes, elle grimpe toujours plus haut dans le

bâtiment. Elle ne s'est aventurée jusqu'ici qu'une seule fois, à l'occasion de saprisedefonction,lorsdelavisitetechniqueaveclespompiers.Ellesetrouveàprésentau-dessusdudômedelagrandesalle,quecontourne

la passerelle. Les escaliers sont désormais en acier et ajourés. Elle n'a pas levertige,maiselleseditqu'elleauraitdûprendreunelampe.Le parcours l'entraîne entre les charpentesmétalliques. Parfois, elle se tient

auxpoutres rivetéescouvertesd'unefinepoussièrederouille.Ellese frotte lesmains,maiscelanesuffitpasàtoutretirer.Enfin,elleaperçoitlesdernièresmarchesquiconduisentàuneportedefersur

laquelleestpeintelamention«Accèstoiture».Ellepoussedetoutessesforcessurlabarred'ouvertureetseretrouveàl'extérieur.Lesouffledelanuitlasaisitaussitôt.Passerducalmeétouffédubâtimentà

l'expositionauxélémentsprovoquechezellelamêmesensationquesauterdanslamer depuis une falaise. Elle emplit ses poumons d'air frais. L'horizon sansdécor, le plafond sans moulures dorées mais joliment constellé de milliersd'étoiles…Elle bloque le battant pour ne pas se retrouver enfermée dehors ets'aventure sur la couverture de zinc. La toiture est presque plane, offrant unevastesurface.Ellen'apasfroid.Elleestmêmeheureusedesentircourirsurellelevent,dontsachemisedenuitnelaprotègepas.Elle s'avance en direction de la façade, longeant une série de blocs de

climatisation.Elleaperçoitlebordetencontrebas,devinedéjàlaruecommeungouffre.Auxalentours,unocéandetoitures.Ilyamoinsd'antennesquesurledécordelapièce,maisplusdeparaboles.Le vide l'attire. Elle fait encore quelques pas, de plus en plus hésitants. Le

précipicen'estpasloin.Ellefermelesyeux,puisécartelentementlesbras,telleuneprêtresseantiques'adonnantàunrituelsecret.Unlégervertigemanquedeluifaireperdrel'équilibre.Ellerecule.Maispourquoireculer?Etsilasolutionàtoussesproblèmessetrouvaitlà,àmoinsd'unmètred'elle?Ilsuffiraitd'avancer

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encoreunpeuetdes'abandonneràlagravité.Lagravitéterrestreetlagravitédesa situation.Tout serait réglé.L'idée d'en finir lui paraît tout à coup évidente.Chaquejour,convaincuequ'ellenesertplusàrien,elleserépètequesavienevaut plus la peine d'être vécue. Paumée dans un monde de regrets, privéed'espoir.Sonentouragesedébrouilletrèsbiensanselle.Alorspourquoireste-t-ellelààsouffrir,piégéedanscetteexistencequiluiretiretoutcequ'elleaime?Ellehasardeunpied,unpasdeplus.Leslarmesluiviennent.Peut-êtreest-ce

la fauteduventquibalayesonvisageetdessèchesesyeux,peut-êtreest-ce lepoids de ses sentiments. Elle ne se tient plus maintenant qu'à quelquescentimètresduprécipice.Elledistinguedéjà le trottoird'en face.Vud'ici, toutparaît si simple. Il suffit d'avancer encoreunpeupour tout arrêter.Neplus seforcer.Jamais.Lesraisonsdequitterlapartiesontnombreuses.Ilsuffiraitd'uncourantd'airoudel'apparitiondufantômedeViolettepourqu'ellefasselepasdetropetquesonsortsoitréglé.Environseptétagesplusbas,touts'achèverait.Une petite chute qui serait bien suffisante pour lui laisser le temps de fairel'inventaire de sa vie. Rien qui mérite l'attention des livres d'histoire. Uneexistenceinsignifiante.Touscesefforts,touscescombats,toutcetamour,pouren arriver là… Autant laisser la place à ceux qui feront certainement mieuxqu'elle.Est-cequ'uneseulechoseluimanquerait?Existe-t-ilquoiquecesoitsurcette

terrequ'ellepuisseencoreespérer?Aumomentdetoutbalancer,queretiendrait-elle?Levisagedesesenfantss'imposeàelle.Est-elleprêteàyrenoncer?Est-ellecapabledes'enpriveralorsqu'ilestencorepossibledelesvoir,mêmemoinssouvent?L'autreimagequiluivientestcelledeVictor,quisanglote.Enpresquequatredécennies,ellenel'ajamaisvupleurer.Sielleacomptépourquelqu'un,c'est sansdoutepour lui.Qu'ellepuissedevenir lacausede sonchagrinne luiplaît pas. Juliette et Céline lui manqueraient aussi. Elle aimerait les voir s'ensortir.Pourelles,ilestencoretemps.EtpuisNoémiearefaitlespapierspeintsdu petit appartement qu'elle partage avec son copain. Eugénie est curieuse devoiràquoiçaressemble.Quelquessouriresetdupapierpeintsont-ilssuffisantspourcontinueràvivre?Unebourrasqueladéséquilibresoudain,etc'estdejustessequ'ellearriveàse

récupérer.Unréflexedesurvie?Haletante,ellereculemaladroitementjusqu'àceque son dos bute contre une cheminée. Elle s'assoit, se recroqueville sur elle-mêmeetétreintsesgenoux.Toutàcoup,elleafroid.

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13

Nonloinduterminusde la ligne, lebusserangedevantunarrêtperdubienau-delàducentre-ville.Aérienne, Juliette descend du véhicule, sous le regard du chauffeur

visiblement charmé par cette jolie jeune femme sportive. Le brave homme nesoupçonnepascequivasejouerpoursapassagère,carlacoursedanslaquelleelle va se lancer ce matin n'a rien d'un banal entraînement. La distance seramodeste,maislesenjeuxénormes.C'estd'ailleurspournepasarriverexténuéeetensueurqu'elles'estrapprochéeenempruntantlestransportsencommun.Leconducteur n'a également aucune chance d'imaginer le temps qu'il lui a fallupourélaborercettetenueapparemmentsisimple…C'estunematinéetrès importantepourJuliette,unesortedepremierrendez-

vous,mêmesiceluiqu'elles'apprêteàretrouvernesedoutederien.Surletrottoir,elleajustelessanglesdesonsacàdosetresserresaqueue-de-

cheval.Ellevérifiel'heure,etlavoilàquis'élanceenpetitefoulée.Signequ'elleestconcentrée,ellenechantonnepas.Elleapassélamoitiédesonweek-endàsedemandercequ'elleallaitporterpourcetteoccasion.Tout a commencé vendredi soir, lorsqu'elle est rentrée après la réunion de

réflexionsurlesfutursspectaclesduthéâtre.Aucunedécisionclairen'aémergé,mais ça valait quandmême le coup. Elle n'avait en effet jamais vu un adultes'énerver contre un pantin. La seule fois où elle avait été témoin de quelquechose d'approchant, c'était quand sa petite cousine avait hurlé sur sa poupéeparce que celle-ci refusait de lui répondre. Là c'était pareil, sauf que les deuxprotagonistesétaientplusgrands.Norbertétaitrestécalmeetdignefaceàlaragedel'acteur.Eugéniearaison:c'esttoujoursleplusfutéquigardesonsang-froid.C'est en rentrant, toute réjouie par cet incident, que Juliette s'était plantée

devantsapenderie.Àcestade,elleestimaitencorequechoisirneluiprendrait

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paslongtemps.Parfois,onsefaitdesidées…Elleavaithésitéprèsd'uneheureavantdeserésoudreàsortirlatotalitédeses

vêtements pour les étaler d'abord dans sa chambre, puis dans tout sonappartement.Sport?Passport?Robedusoiretescarpinspouralleraugarage?Résultat,ilyenavaitpartout:sursonlit,surlatable,surlecanapé,lesmeubles,la télé, etmême accrochés aux poignées de porte et de fenêtre.Une véritableinstallation d'art contemporain. Elle avait tenté de nombreuses combinaisonsentre différents éléments, avecdes résultats souvent improbables.Pour être auplus près de sa personnalité, la version sport avait fini par prendre le dessus.Sanslesjantesalliage.Ce n'était pas le haut qui avait posé le plus de problèmes. Après un débat

intérieurcourtoisentre«soisclasse»et«fais-luivoirquetuascequ'ilfautlàoù il faut»,elleavaitoptépourunesobriétéquin'oubliaitpasdesoulignersaligne de danseuse, et surtout sa poitrine. En général, les filles minces n'ontpratiquementpasdeseins,cequin'estpassoncas.Danslagrandecompétitionqu'estlavie,Julietteavitecomprisquec'estunréelatout.Elleimaginedéjàlesjuges mâles enthousiastes, les yeux brillants, en train de brandir leurs petitspanneauxdenotationn'arborantquedes«10»…Parcontre,pourlebas,lasituations'étaitrapidementcompliquée.Sonlegging

habituelétaitsansdoutetropmoulant.Entre«éléganceenmouvement»et«t'asvumonc…»,ledébats'étaitviteenvenimé.Sesshortsd'étéfaisaienttroppom-pomgirldecampusaméricainetellen'avaitpasenviedepasserpourunefillefacile.Elleavaitmêmeenvisagéunmomentdeporterlebermudaoubliéparunex,mais il risquaitd'êtreà tort identifiécomme levêtementdesonmec,etceseraitlacatastrophe.Alors, puisque la solution ne semblait pas se trouver chez elle, dès le

lendemain,JulietteavaitdemandéconseilàVictoretàFranky.Ens'adressantàdes spécimens masculins, elle espérait légitimement obtenir des réponsespertinentes sur ce qui pourrait plaire à l'un de leurs congénères…Encore unefois,onsefaitdesidées.Bienqu'ayantétéinterrogésséparémentetmêmeàdesheures différentes, les deux hommes avaient eu exactement la mêmeréaction, qu'il est possible de synthétiser ainsi : « On s'en fout royalement !Trouve-toiuntrucàtatailleetfaisbougertesguiboles!»Olivier,quivenaitdes'échineràsoulever troisfoisunmadrieravantde lemettreenplace,s'enétaitmêlé,pensantcertainementaider,encommentantjoliment:«Quandt'achètesdujambon,c'estpaslepapierd'emballagequetucomptesdévorer…»Julietteenafroiddansledosrienqu'àyrepenser.Ilsnes'étaientmêmepasdonnélapeinedeprendre sa question au sérieux. Voilà bien une réaction d'hommes… Eugénie

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diraitquec'estunbelexempledetoutlemalquel'onsedonnepoureuxetdontilsneserendentabsolumentpascompte.Aufinal,en regardantsur Interneteten feuilletant lesmagazinesde lasalle

d'attenteducabinetderadiologie,Julietteavaitfiniparsedirequ'unjoggingunpeuchicseraitidéal.Pastropample,casualmaisunpeusexy,tendancemaispasexcentrique,avecunecouleurquinefassepassupermarché.Einsteinadûavoirmoinsdemalàtrouversaformulequiditqu'onestbienlàoùonest,maisqu'onestàdeuxdoigtsd'êtreailleurs.Contrairementàlui,Juliette,elle,n'aurapasdeprixNobel.Lavieest injuste.Enplus,Einsteinétaitmalcoiffé.Maispourenrevenirà sa tenue,unestylistequiprépare launed'unmagazinedemodedoitavoirmoinsdecontraintes.Essayezdoncdetaperdansunmoteurderecherche:«sexycasualhypecoolclasse».Laréponsevavousconduiresoitversunsitedeventedeproduitspourdésinfecterlespiscines,soitversunélevagedefuretslivrablesenkit…L'étapesuivantefutdedénichercepantalonidéalundimanche.Julietteavait

faitplusdesoixantekilomètresenvoiturepourdécouvrirceprécieuxvêtementavec lequel elle n'allait galoper quequelques centaines demètres.L'empreintecarbonepleurependantquelesparticulesfinesetletroudanslacouched'ozonefontlafêteenlafélicitantchaleureusement.Alorsqu'ellecourt,Julietteprendconsciencequelesminutesquis'annoncent

risquentd'être surréalistes.De sonpointdevue, elle fonce à la rencontred'uncharmantjeunehommesurquielleacomplètementflashé.Pourlegarçon,ellen'estqu'uneclientequivientrécupérersavoitureavecdeuxheuresd'avance.Elleespèrebienqu'iln'aurapasfinipourpouvoirresterunpeuavecluietenprofiterpourenapprendredavantageàsonsujet.Mêmesielleal'habitudedecourir,Julietteestessoufflée.Ellen'enestpasà

sonpremierflirt,etpourtantelleestanxieuse.Elleatoujoursséduitlesgarçons.Dynamique,joyeuseetsurtouttrèsmignonne,sonplusgrosproblèmeconsisteleplus souvent à choisir l'heureux élu ou à gérer les refus. En général, ellerencontre ses soupirants pendant une compétition, dans une salle de sport, oumême en boîte. Beaucoup cherchent à l'approcher après l'avoir vue danser.Toujourslemêmeprocessus.Phaseun:quelquessalutscomplicesdel'homme,de plus en plus appuyés, jusqu'à ce que celui-ci se retrouve à courte distance«parhasard»,endevenantparexemplesonpartenairededanseousonvoisindetapisdecourse.Phasedeux:desdiscussionssianodinesqu'unelibellulepourraitlesavoiravecunpoteauélectrique,etquinesontévidemmentquedesprétextes.Phase trois : un verre – officiellement qualifié d'« amical » dans une bellehypocrisiepartagéedontpersonnen'estdupe–puisuneoudeuxsortiescinéouresto,etc'estpartipourlaphasequatre:quelquesmoisdepassionavantquel'un

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ou l'autrenepasseà la suite.Unedanseàquatre tempsavantde tout envoyervalser.Aujourd'hui, Juliette sait que la situation est différente. Elle éprouve une

sensation indéfinissableet inédite.Dans l'embouteillagedesespréoccupations,aumilieu de tous les véhicules utilitaires qui encombrent sa route, ce garçonserait un bolide rutilant qui remonterait pied au plancher sur la bande d'arrêtd'urgenceengrillanttouslesfeux.Beaucommeuncamion.Pouëtpouët!Depuisqu'elleacroisécegaragiste,Julietteneparvientplusàselesortirdela

tête. Elle n'a jamais échafaudé pour personne le genre de plan tordu qu'ellefomente cematin. Avant lui, tout était si simple…Depuis, elle fracasse elle-mêmesavoiturepourqu'il la répare.S'il avaitétéurgentiste,elle se serait tirédesballesdans lespiedspourqu'il lasoigne.S'ilavaitétépompier,elleauraitmis le feu partout. S'il avait été secouriste, elle n'arrêterait pas de faire desmalaises pour tomber dans ses bras. Elle passe tous lesmétiers en revue à lavitesse de l'éclair. Elle se serait faite sirène pour le poissonnier, redoublanteéternellepourl'enseignant.S'ilavaitétéproctologue…Juliette n'a plus envie de jouer. Finalement, pour s'épargner des situations

embarrassantes, elle préfère qu'il soitmécanicien automobile. Seule ombre autableau : ses sabotages lui ont déjà coûté pas mal d'argent. Au cumul, elle aengloutiplusd'unmoisdesalairedanssonstratagème.Aveclemêmebudget,laCIAarriveà renverserdesgouvernements.Pour sapart, elle espère juste fairechavirerunhomme.Pourquoi lui?Enenvisageantcettequestion, Juliette se trouveconfrontéeà

l'insondable mystère de la vie. Elle touche à l'énigme absolue, au secret dessecrets, à l'alchimie du monde, et, accessoirement, au pire problème qu'unedemoiselle puisse se prendre sur la tronche. Parce que, soyons clairs : à laseconde où une femme se pose cette question, il est déjà trop tard. Elle n'yéchapperaplus,ni à laquestion,ni aumec.C'estmort, foutu,perdu.Plus riend'autrenecomptera.L'abominablevéritéestsansappel:lesfemmessontfaitespourmordreàceredoutablehameçon.Pire,beaucoupd'entreellespassentleurtemps à le chercher. L'instant d'avant, les pauvres créatures batifolentinnocemment, ignorant même que cette interrogation puisse exister, et à laseconde où elles la découvrent, elles doivent aussitôt reconfigurer leur vie enacceptantdenejamaistrouverlaréponse.Lesennuiscommencent,c'estledébutdelafin,carcettequestionn'estquelapremière.Après«pourquoilui?»,c'est«pourquoimoi?»quidéboule,etvoiciques'annonceunedélirante rafalededoutes.De«ilest tropbienpourmoi»à«qu'est-cequejevaismettre?»enpassant par « s'il voit ça, je suis morte », tout va y passer. Un calvaire sanséchappatoire possible. Un enfer pavé de douces intentions.Mais un enfer qui

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voustientsichaudquelorsqu'onn'apaslachancedeleconnaître,onvitlecœurgelé.Pourquoi lui?Ellene l'a jamaisvuqu'enbleude travail,ducambouisplein

lesmainsetdécoiffé,mêmes'ilestparadoxalement toujoursparfaitement rasé.Pourquoiluifait-ilceteffet-là?Sonregardassezdur,adoucipardelongscils,luifaitperdretoussesmoyens.Ellepensetellementàcegarçonqu'ilenéclipsetous lesautres.Lasemainedernière,undieugrecestvenu lasaluerà lasortied'un cours de danse. Il était parfait, bien habillé, gentil, élégamment baraqué.Elle ne s'en estmême pas rendu compte sur lemoment. Il a fallu qu'elle soitrentréechezellepour repenser à son sourire idéal et réaliserqu'elle s'était faitdraguer.Juliette s'engage àprésentdans la ruedugarage.Dernière lignedroite.Elle

aperçoit les grands hangars, et bientôt l'enseigne. Elle court vers T.EN…ATIONS.Surtoutnepaspenseràcequivasejouer.Elledoitàtoutprixparaîtrenaturelle.Saqueue-de-chevalbalanceaurythmedesafouléelongueetrégulière,mais son corps court en automatique, car son esprit est ailleurs. Juliette estinquiète. Partout, elle cherche des signes susceptibles de la rassurer. Si latourterelleposéesurlefilélectriquenes'envolepasàsonpassage,elleyverraunvéritableencouragementettoutsepasserabien.Silavoiturequivientdeladoublertourneàgaucheetlibèrelavuedetoutobstacle,alorsc'estunsignedudestinquiluiouvrel'horizon.La tête de Juliette se remplit rapidement de ce genre de considérations, au

pointqu'elleneserendpascomptequ'elleapprocheplusvitequeprévu.Lavoitureatournéàgauche,l'oiseauestrestésursonfil,etilyenamêmeun

second qui est venu roucouler auprès de lui. Les deux volatiles se font desmamours!C'estplusqu'unsigne,c'estunmessagedivin!C'estgagné!Julietteetsonbeaucamionvontsemarierlasemaineprochaine!Ellevoitdéjàleblasondeleurfamille:unvieuxpneuavecuntutu.Etlefaire-part:«JulietteFranquetetlegaragisteontl'honneurdevousannoncerleurmariage,engrandepompe…àessence.»Qu'est-cequ'onoffreàungaragistepoursonmariage?Desboulons,du liquide de refroidissement pour la nuit de noces, un cric ? Est-ce qu'il laconduiradevantlemaireavecsonbleudetravailquiluivasibien?Aumoins,ellepeutcomptersurlesklaxonsdanslecortège.Prisedecourt, Juliette réalise soudainqu'elle est arrivée.Contrairement aux

foisprécédentes,savoituren'estpasgaréedehors.C'estuneexcellentenouvelle.Ledébutdesonplansedéroulecommeprévu.Elleestdiaboliquementdouée.Çatombebien,l'enfers'ouvreàelle.

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14

Enbougeant les lèvres silencieusement, Juliette répète la façondont elle vas'annoncerenentrantdansl'atelier.Plusieursoptionss'offrentàelle:«Coucou,c'est moi ! », trop familier. « Hello, beau gosse ! », trop pouffe.«Kikiviencherchersavroumvroum?»,tropcanin.Elleoptepourun«bonjour !»à la foisenjoué,sensuelet responsable.Pas

évident,mais ça se tente.Elle estprête à se lancer,maisn'apas à le faire.Savoiture est perchée sur le pont hydraulique, et l'homme qu'elle cherche estdebout en dessous, illuminé par la gerbe d'étincelles de son poste de soudure.Juliettes'immobiliseetl'observe.Ellesetrouvedanslasituationduchasseurquivientderepérerunsuperbeanimalquinel'apasencoreflairé.L'hommeéteintsonappareiletrelèvesonmasquedeprotection.Ilapproche

un projecteur portable pour vérifier la qualité de son assemblage. La lampesoulignesonprofil.Sonmenton,sescheveuxqui,bienquecourts,sontassezenbataille pour trahir la vitalité, ses lèvres…Unenouvelle question s'ajoute à lalistedeJuliette:pourquoiest-ilsibeaudanslalumière?Elleadoraitquandilsecontorsionnaitpourseglissersoussavoiture,maisellesedemandesiellenelepréfère pas debout, les bras relevés, dans une attitude que n'aurait pas reniéeAtlasdontonauraitremplacéleglobeterrestreparunevoituretoutecabossée.Concentrésursaréparation,lebeaumécanicienn'atoujourspasremarquéla

présencedelajeunefemme.Juliettehésitequantaucomportementàadopter.Siellesemanifeste,elleapeurquecespécimenrares'envoleous'enfuiedanslesbois.D'unautrecôté,queva-t-ilpensers'ilserendcomptequ'elle leregardeàsoninsu?Ilvacomprendrequ'ellelereluque.Lasolutionconsisteraitàfaireenpermanence semblant de venir tout juste d'arriver. Il faudrait qu'elle ait l'aird'avancer sans bouger. C'est sans doute pour ce genre de situation que lemoonwalkaétéinventé.

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Tirailléeentrel'enviedecontinueràl'observerimpunémentetlatrouilled'êtrepriseenflagrantdélitderinçaged'œil,Juliettenesaitplusquoifaire.CommeleditVictor,lavoiedumilieuestsouventlaplussage.Ellefaitdoncquelquespasenavant,etfinitparlesaluer:—Bonjour!La voix est plus tremblante qu'enjouée et sensuelle. Encore raté. Surpris, le

garçonfaitvolte-faceenseheurtantl'épaule.—Vousêtesdéjàlà?—Oui,maisnevousenfaitespas,j'aitoutmontemps.—Onn'avaitpasditmidi?—Si,mais j'aiposémamatinée. Jemesuisditque j'allaisenprofiterpour

courirunpeu.Illaregardeétrangement,commes'ilnecomprenaitpaslesensdel'expression

«posersamatinéepourcourirunpeu».Àmoinsquecenesoitlapremièrefoisqu'il voit quelqu'un d'habillé comme ça. Si ça se trouve, il n'a jamais eul'occasiondes'aventurerhorsdesongarage.Ilestnéici,dansunpetitberceauen tôle, avecunbleude travail pourbébé et unbavoir taillé dansunebavettepare-bouedepoidslourd.Satéléétaitéquipéed'unessuie-glace,cequiconstituetoutdemêmeunepremièremondiale.Sonpapaetsamamanétaienttoujoursenbleu de travail, eux aussi, comme ses grands-parents, sauf que leurscombinaisonsétaientpluspâlesparcequeças'éclaircitavecl'âge.Ilagrandienjouantavecdespistonsetdesjointsdeculassedontilfaisaitdesbijouxpourlafêtedesmèresetdes lance-pierrespourchasser les rats.N'allezpascroirequesonenfanceaitétédifficilepourautant.Ilestaujourd'huidebonneconstitutionparcequ'iln'ajamaissouffertdemalnutrition.Quandilmanquaitdefer,hop,ilbouffaituneportière.Juliette réalise qu'il la fixe bizarrement. Devant l'urgence absolue qui lui

commande de ne pas passer pour une cruche, elle arrive tant bien quemal àreprendre le contrôle de ses pensées. S'il ne succombe pas à ses vêtementssoigneusementsélectionnés,c'estsansdouteàcauseducontre-jourdanslequelellesetrouve.Pourmieuxseplacerdanslalumièreetluipermettred'apprécierle résultat de ses efforts qui méritent au moins un prix à Stockholm, ellecommenceàsedécalersurlecôté,encrabe.Sonregardnelalâchepaspendantqu'ellefaitsespaschassés.Quepense-t-ildesoncomportementdéroutant?Ilvafinir par renifler sonmalaise.Les grands gibiers en sont capables.On racontequ'ilspeuventsentirlapeurd'unehuîtreàdesdizainesdemètres.Etlatrouilled'une tarte ? Parce que c'est exactement ce que Juliette a l'impression d'être.Cettefois,c'estsûr,ilvasebarrerdanslesboisetceseraterminé.Parcequ'unetartenepeutpascourirderrièreungrandcerf.Unehuîtrenonplus,d'ailleurs.La

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dernièreimagequ'elleauradelui,ceserasespetitesfessesmuscléesquisautentpar-dessuslesbuissons.Ilyapirecommesouvenir.—Alors,cetteréparation?arrive-t-elleenfinàdire.Aprèsuninstantdeflottement,ilrépond:—Encore quelques bosses à aplanir pour positionner un dernier renfort, et

toutseraarrangé.Voussavez,c'estbienparcequec'estvousquejelefais,parcequ'enprincipe,onn'apasledroitdebricolerlesstructuresd'unevoiturecommeça.Julietten'aentenduque«c'estbienparcequec'estvous…».Dehors,ildoity

avoirdescentainesdetourterellesquiroucoulent.Illuifaitsigned'approcher.—Vousvoulezvoir?Juliettefaituneffortsurhumainpournepasseprécipiterversluienhurlantde

joie. La dernière fois qu'elle a dû faire preuve d'une tellemaîtrise, elle devaitavoirdixans.Samarrainel'avaitemmenéedanslameilleurepâtisseriedelavilleen lui disant : « Tu peuxmanger tout ce que tu veux. » Juliette avait quandmêmeréagicurieusement.Elleestconvaincuequec'estdepuiscetépisodequelespâtissiersmettentdesvitrinesentrelesgâteauxetlesclients.Cepetitchou-làestd'unautregenre.Ellelerejointsousleponthydraulique.

Comme c'est romantique !D'habitude, le premier baiser, c'est sous le gui, passousunebagnoleenpanne.—L'axedemaintienduchâssisétaittordu.—Vraiment?—Pouréviterunefaiblesse,jerajouteunepiècequivarigidifierl'ensemble.—Passionnant.Etc'estaveccebidulequevouscollezlemétal?— C'est un poste de soudure à l'arc, mais il faut être précis parce que le

réservoirn'estpasloin.—Biensûr,jecomprends.—J'aiétéobligédelevidersoigneusementparcequesinon,vousimaginezce

quirisqueraitdesepasser…—Évidemment,votregrossebaguettequifaitdesétincellespourraitlepercer.Elleneréalisepasbiencequ'ellevientdedire.Ondiraitquelui,si.—Monélectrodedesoudagepourraitsurtoutlefaireexploser!—Biensûr,etçaferaitungrosboum.Ellen'estpasdanssonétatnormalparcequ'ellen'ajamaisétéaussiprochede

lui.Elleperçoitsonparfum,d'unautregenrequeceuxpourlesquelsonfaitdelapubdanslesmagazines.Ilsentlemétalbrûlé,avecenarrière-planlafragranced'un gel douche fraîcheur marine fait exprès pour les garçons qui sontconvaincusqueçasentbon.Ildétaillelerestedelaréparation.Julietteprofitede

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cequ'ilestoccupéàluidonnerdesexplicationsdontellen'aabsolumentrienàfairepour fermer lesyeuxet s'enivrerdesonodeur.Elle respireprofondémentpours'enimprégnerlamémoire.Elleneveutjamaisoubliercemoment-là.Ellerangeraceparfumuniquedanssabanquededonnéesolfactives,entreceluidesquatre-quarts à la fleur d'oranger de son institutrice et celui de la forêt quandtombentlespremièresgouttesdepluie.De près, il est encore plus séduisant. Chacun de ses gestes dégage une

puissance tranquille. Tout à coup, Juliette voudrait être télépathe, elle rêve deprendrelecontrôledesonesprit.«Enlace-moi,jeleveux.»Etsisoudain,là,ildécidaitde laprendredans sesbras?S'ilposait lesmains surelle?Qu'est-ceque ça ferait, à part qu'on pourrait compter ses traces de doigts et même sesempreintesnoiressursontopclair?Cette fois, c'est lui qui la regarde sans rien dire. À la poursuite de ses

émotions,Juliettenes'estpasaperçuequ'ilavaitfinisonexposé.C'estellequis'est fait surprendre. Le grand cerf jauge la chasseuse.Miracle, il ne fuit pas.Leursregardssecroisent,et ilssontaussigênés l'unque l'autre.Pourmasquersontrouble,ilramasseunoutilauhasard.Juliettehésiteàenfaireautant.Maisque ferait-elle de ce qui ressemble à un décapsuleur géant ?Les bouteilles decettetaillen'existentpas,saufdanslescontesdeféespourivrognes.—Vousêtesgaragistedepuislongtemps?—J'aigrandi ici, l'atelierappartientàmononcle.C'est luiquim'aélevé.Je

n'étais pas vraiment fait pour les études, alors plutôt que deme laisser traînerdanslarue,ilm'amisauboulot.Jenesaisrienfaired'autre,etçameva.Jesuisbienici.—J'espèrequevotrepetiteamieaimelesvoitures…Commenta-t-elleoséposercettequestion?Avecsesgrossabots,ellevatout

gâcher.—Jen'enaiplus.Justementparcequ'elledétestaitlamécanique.Toutcequi

l'intéressait,c'était lescentrescommerciaux, leshabitsneufset lessortiespourmangerailleurscequel'onpeutcuisinerchezsoi.Pourquoirépond-ilcela?Luiaussirisquedetoutgâcher.Àeuxdeux,ilsvont

finir par aller dans le mur. Au moins iront-ils ensemble. Lorsque Céline etEugéniedemanderontcequ'ilsontfaitpourleurpremièresortie,Juliettepourrarépondre:«Onafaitunechouettebalade,onafoncédroitdanslemur!»Pour faire diversion, Juliette tend lamain et touche la pièce ajoutée sur sa

voiture.—Attention!s'écrie-t-il.Avant qu'il ait pu dévier le geste de la jeune femme, elle effleure lemétal

encorechaudetsebrûle.Ellepousseuncridedouleuretgrimace.Legaragiste,

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d'habitudesicalme,panique.—Merde,merde,merde!Envahiparunsentimentdeculpabilité,ilsetordlesmains.—Venezaubureau,j'aiunetroussedesecours.Juliette s'efforce d'être courageuse. Même si la brûlure ne semble pas trop

grave,ladouleurestvive.Danslelocalvitré,illuidésigneunechaise.Juliettes'assoitetregardeautourd'elletandisqu'ilsemetàcherchersansménagementdansunearmoire.Unbureauendésordre,desfacturiers,unvieilordinateuret,aumur,uncalendrieravecdesfillesdénudées.Pendantcetemps-là,luicontinueà dégager tout ce qui l'empêche de trouver ce qu'il traque. Les sangliers fontpareilavecleurgroin.—Jesaisqu'elleestquelquepart…Soudain, ilextirpeunepetiteboîtequ'ilbrandit,victorieux.Depuiscombien

de temps est-elle là-dedans ? Il s'agenouille devant Juliette en sortant descompressesetdudésinfectant.—Donnez-moivotremain,s'ilvousplaît.Juliettevagravercettephraseenlettresd'oraupanthéondesessouvenirs.Ce

n'estpastouslesjoursqu'unhommevouslamurmure,encoremoinsungenouàterre. Encore faut-il faire abstraction du fait que la scène se déroule dans ungaragetoutpourri,quesondoigtl'élanceetquelesproduitsqu'ilvautiliserpourlasoignerontplusdechancedelatuerquedelasoulager.Ilversecequi,jadis,adûêtredudésinfectant.Là,toutdesuite,çasentceque

lesmineursdoiventboireaufinfonddelaSibériepouroublierl'hiver.Juliettenepeutquesaluerlatentativedesoin,mêmesi,comptetenudel'environnementetdes doigts tout crasseux de son infirmier, le résultat s'annonce aléatoire. Il setientbaissédevant elle.Ellepromène son regardparmi ses cheveuxbrillants ;ellepourraitsansproblèmelestoucher.—Vousavezmal?—Çavadéjàmieux,nevousenfaitespas.—Jesuisdésolé,c'estmafaute,jen'auraispasdûvousattirersouslepont…—Si,vousavezbienfait,j'aivraimentaimé.Ilrelèvelatête,surpris.—Pourdevrai,vousavezaimé?Elle a dumal à soutenir son regard. Il est tellement intense qu'il vamême

jusqu'àprovoquerunesortedecourt-circuitdanslatêtedelajeunefemme.Enune fractionde seconde, frappéepar un éclair de lucidité, elle réussit à percerl'undessortilègesquifontd'ellesavictimeconsentante.L'hommeneluicachaitpascecharme,maiselleétaitaveugléeetn'enavaitpasprisconsciencejusque-là. C'était pourtant évident : il ne joue jamais, il n'utilise aucun des codes en

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usage lorsqu'un homme s'adresse à une femme. Il est authentique,extraordinairementvrai.Aucunfaux-semblant,riend'artificiel.Iln'accordepeut-être aucune attention à ses vêtements, mais il lui parle avec une désarmantesimplicité.Plusimpressionnantencore,illaregardeavecunelibertétellequ'elleadevantluilasensationdeseretrouvernue.C'estlapanique.Sonespritvientdedisjoncter,soncœurs'emballe.Ellenepeutriendire,rienarticuler,saufdesmotsdenouveau-néquiouvresesyeuxébahissurunvastemondedontilignoretout.«Agueuagueu.»Tais-toi,Juliette.Ellesentmonterenelledessentimentsdontellen'avaitpasidée.Depeurqu'il

nelisedanssesyeux,ellebaisselespaupières.C'estunrempartbienmincefaceàcettedrôledevaguequidéferleenrenversanttoutsursonpassage.Il lui prend la main aussi délicatement que maladroitement, badigeonne la

blessurequidevientdéjàunecloqueavecunecrèmedontlesrefletsétrangesnesont pas sans rappeler ceuxdes flaques d'huile. Il est nettementmoins à l'aisequ'avecune clé àmolette.Elle sent sondoigtqui effleure le sien.Finalement,elleabien faitdesebrûler.Ladouleurn'est riencomparéeaubonheurqu'elleéprouve.—Jevaisvousemballerçaavecunpansement.—Jem'appelleJuliette.Illaregarde.—Jelesais,jel'aivusurvoschèques.Ilhésite.—Moi,c'estLoïc.Enconfiantsonnom,ilfrappesontorseavecsamainpoursignifierquec'est

bien de lui qu'il parle. On dirait un explorateur qui s'adresse à une créatureindigèneprimitiveetveutêtrecertaind'êtrebiencompris.Juliettes'attendàcequ'ilajoute:«Jeviensenpaixetjevaistefairedebeauxenfants»,maisilsecontente de terminer le pansement n'importe comment avec un morceau desparadrapqu'ildécoupetelunsauvageavecsesdents.—Netardezpasàmontrerlabrûlureàunpharmacien,dit-il,jecroisquela

pommadeestpérimée.Juliettelèveledoigtetcontemplelerésultatavecamusement.— J'espère que vous êtes plus doué pour les soudures, parce que ça

m'étonneraitqueçatiennelongtemps.Touslesdeuxsemettentàrirebêtement, luicommeunsanglierquifaitdes

bruitsavecsongroin,etellecommeunechèvreaprèsuneinsolation.Maiscelan'aaucuneimportance.Ilssontmagnifiques.

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Avecdouceur,Célinedéposelalonguevesteàbasquessurlagrandetabledecouture.UnmodèlecommeceuxqueportaientlesnoblessouslerègnedeLouisXVI,ayantservidansdifférentespiècesdurépertoireclassique.Souslalumièrevive des lampes, bien étalé, le vêtement ressemble à un patient qui attendraitd'êtreopéré.C'estunpeucequiseprépare.Quand il n'y a pas de costume à créer pour un nouveau spectacle, Céline

utilisesonpeudetempslibreetsestalentspourentreteniretréparerlesélémentslesplusprécieuxdustockduthéâtre.Ellepasseenrevuelespiècesentreposéeset consacre son savoir-faire aux plus abîmées. En l'occurrence, ce sont lescouturesdudosquiontcédé,etquelquesornementsbrodésquiontbesoind'êtreconsolidés.Seule dans l'atelier de confection, Céline choisit son fil sur le râtelier des

bobines.Sonœilexperthésiteentreuncotondont lacouleurcorrespondetunpolyesterplussombremaisplusrésistant.Elleatoujoursaimécoudreetréalisertoutessortesd'articles.Initiéeetforméeparunevoisineâgéequipossédaitunemachine,elleavaitfaitdeseshabitsdepoupée,sacs,pochonsettroussesentousgenres ses premiers travaux d'exercice et de jeu. C'est à cette époque que leronronnement du mécanisme de la vieille Singer était peu à peu devenu samusique d'enfance, rassurante. Lemouvement régulier de l'aiguille qui, tour àtour,selevaitets'abaissaitpourunirdestissuslasécurisaitenluiprocurantunevéritable satisfaction.Associerdifférentespièces, les lierpour leurdonneruneforme et uneutilité…Unephilosophie en soi.Dès son adolescence, elle avaitsouhaité en faire son métier, mais ses parents avaient jugé plus rassurant del'orienter vers des études administratives. Même si cela avait longtempsconstituéunregretpourelle,cen'étaitpluslecasaujourd'huipuisqu'ellearrivaitenfinàexprimersapassionàtraverssonengagementdanslatroupe.

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Parlaporterestéeouverte,despasrapidesquirésonnentattirentsonattention.Quelqu'unapprocheencourant.Intriguée,Célinesuspendsacouture.Personnene se hâte jamais dans le théâtre, hormis en coulisses, juste avant le lever derideau.Eugénieapparaîtsoudain,rougeethorsd'haleine.—Pourquoigalopes-tucommeça?s'étonneCéline.Quesepasse-t-il?Lavisiteusereprendsonsouffle.—Riendespécial,j'étaispresséedetevoir.—C'estgentil,maisquandmême.Tevoilàdansunbelétat…—Personnenem'aprévenuequetuétaisarrivée.Sijen'avaispasvuUlysse

bricoleravecVictor,j'auraisputelouper!D'unpasvolontaire,Eugéniecontournelatableetserrefortsonamiedansses

bras.—Qu'est-cequit'arrive?Ondiraitquetunem'aspasvuedepuisdesmois.—Jesuisheureusedeteretrouver,c'esttout.—Attentiondenepastepiqueravecmonaiguille…Célineestsurpriseparcettemarqued'affectioninhabituelle.Eugénielesent,

maisellenepeutpasluiavouerquelanuitprécédente,surletoit,ils'enestfallud'unsoufflepourqu'ellesneserevoientjamais.Aprèsuneétreintebancale, lagardiennerelâchesonamieetprendplacesur

l'undeshautstabourets.—Jen'avaispasvuUlyssedepuislasemainedernière.J'ail'impressionqu'ila

encoregrandi.—Nem'enparlepas,j'aidumalàsuivre.Ilgagneunetaillechaquemois.—Personnen'estmieuxplacéquetoipourajustersesvêtements.—Siseulementilmelaissaitfaire!Maisilpréfèrelesfringuesneuves,etde

marqueenplus,commesescopains.—Levoilàdéjàà l'âgeoù lespetitsgarscherchentàplaireaux filles.Trop

mignon.Lacouturièrelèvelesyeuxaucielsansralentirsonouvrage.Sesgestessont

fluides,ellen'hésitepas.SadextéritéimpressionneEugénie.—Dis-moi, simamémoireestbonne,c'esthierque tudevais retrouver ton

donJuan?—Jel'aivu.Laréponseesttropbrèvepournepasêtresuspecte.—Bienpassé?—Ilm'afaitpoireautertroisquartsd'heuresansmêmem'envoyerunmessage.

Tuconnaislascènedelapauvrefillequiarendez-vouspourundîneretquisent

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son moral se fissurer au fur et à mesure que les plats des tables voisinesdéfilent…Direquependantcetemps-là,jepayeunebaby-sitter!—Ilavaitunebonneraison?—«Destrucsàfaire…»—Ils'estexcuséaumoins?—Penses-tu!Ilm'aparlédesontravail,etmêmedesesfuturesvacancesen

famille…—Queltact!—Cerisesurlegâteau,ilm'avaitdonnérendez-vousdansunrestomexicain

paumé parce qu'il ne veut pas risquer d'être reconnu dans les excellentsétablissementsqu'ilfréquentehabituellement.Célinesoulèveunemèchedecheveuxetdésigneunjoliboutonrougesurson

front.—Voilàleseulcadeaudelasoiréequejedoisàsonfestinsuintantdegras.Elleestvisiblementremontée.—A-t-ilfaitallusionàvotreavenircommun?demandeEugénie.Célineessaiedeseconcentrersursamanchemaisn'yparvientpas.Lesujet

esttropsensible.Ellefinitparposersonaiguilleensoupirant.—Tusaisquoi?Voilàunmoisetdemi,j'aiprislepartideneplusévoquer

notre projet d'installation en couple.Histoire devoir quand lui enparlerait. Jecroisque jevaispouvoirpatienter longtemps…Je tepariequesi jene remetspaslesujetsurlatable,iln'enseraplusjamaisquestion.Eugénien'est pas surprise,mais elledoit segarderde l'avouer.Elleneveut

pas fairedepeineàsonamie.Pourtant,depuis ledébut,elle seméfiedecetteliaison. Céline cherche une histoire d'amour, et l'autre une simple aventure.Associationtristementbanaled'unespoiretd'unbesoin.Àcejeu-là,onsaitquisefaittoujoursavoir.—Qu'est-cequetucomptesfaire?—J'ensaisrien.Jesorsénervéedechacundenosrendez-vous.Jemedisque

je devrais ouvrir les yeux et tourner la page une bonne fois pour toutes. Il sepaye ma tête. Il me raconte des salades pour entretenir ce qui n'est qu'unevulgaire liaison. Je lui sers à tromper sa femme et c'est tout. Malgré sesboniments, il ne la quittera jamais et c'est presque logique. À la limite, jepourraisl'admettreetmecontenterdecequ'ilest,siaumoinsilnemebaratinaitpas.Objectivement, il ne se soucie pas de ce qui peutm'arriver ou de ce quej'éprouve. Il n'en a rien à faire dema vie. Il s'en fout. Jamais il ne pose unequestionsurmonboulot,jamaislamoindremarqued'intérêtpourlethéâtre.Ilnedemandepasdenouvellesd'Ulysse.Jedoutemêmequ'ilsesouviennequej'aiunfils…Toutcequ'ilveut,c'ests'amuser.

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—Tun'envisagespasdetrouverquelqu'und'autre?—Jedevrais, c'est certain.Maisauboutdequelques jours,quand jene l'ai

pasvu,quand jemesuisbien faitpiétinerpar lavie, j'ai enviedecroireà sesmensonges. Ilsme font du bien, aumoins pour quelques heures. Comme unedrogue,ilsm'empoisonnent,maisdetempsentemps,ilsmefontplaner.Pendantquelquesminutes,jemeprendsàcroireque,moiaussi,j'aipeut-êtreunechanced'avoirunevraievie.Detoutefaçon,aveccequej'aiàgérerauquotidien,oùetquandveux-tuquejerencontrequelqu'un?—Ilyadessitespourça,tupeuxtenterlespetitesannonces…— « Mère célibataire, broyée par la vie mais avec quelques beaux restes,

cherchemaître-nageur sauveteurmaîtrisantparfaitement lebouche-à-boucheetcapabledelaramenerverslaberge,làoùelleapied.Losersfauchéss'abstenir.»—Tunoircisletableau.—C'estterriblemaisplusj'yréfléchis,plusjetrouvequemonex-marietmon

amantontdespointscommuns.Égoïstes,vaniteux,radins…Àcroirequejenesuisattiréequepardescassociaux.—Radin ?Celaveut-il dire que ton exne t'a toujours pasversé la pension

alimentaire?—Pas un sou. Lui aussi semoque demoi. Finalement, je crois que s'il ne

paye pas, c'est autant pour me foutre en rogne que pour garder l'argent. Etpourtant, je saisqu'il aunepetite fortunebienauchaud. Ilest super riche,cetenfoiré. Et pendant que lui dépense pour s'éclater, moi je rame avec Ulysse.Résultat…Célines'interromptpournepastropendire,maisEugénieacompris.—Tuasdesennuisd'argent?—Quin'enapas?—Jeteconnais.Situasdumal,onpeuttedépanner.—«Mèrecélibatairequi fait lamanche…»Finalement, jeméritepeut-être

unloser.—Laisse la fierté en dehors de tout ça. Personne ne te juge. Je veux juste

t'aider.Célineregardesonamiebienenface,puis,aprèsuntemps,confie:— Il a fallu que j'achète des chaussures et deuxpantalons aupetit. Jem'en

sortais tout juste,mais lamachineà laver a rendu l'âme.Plus ledroit à aucuncrédit.Labanqueappelletouslesjours.—Tun'aspasàtejustifier.Decombienas-tubesoin?Ellehésiteencore.—450seraitidéal.—Considèrequec'estréglé.Jetefaislechèqueavantquetupartes.

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—Mercibeaucoup.Jeterembourseraidèsquemonsalaireauraétévirésurmoncompte.—Aucuneurgence.Net'ajoutepascettepression-là.Célinesesentsoulagéed'unpoids,maishonteused'êtreobligéed'accepterce

qu'elle considère comme une aumône. Le bilan est mitigé : un problème desolutionné pour un autre posé. Elle ne devrait pas avoir à se faire aider de lasorte.Elleatoujoursgagnésavieengérantraisonnablementsesrevenus.C'estune honte de plus qu'elle subit dans une existence qui lui a complètementéchappé.Tiraillée entre révolte, malaise et gratitude, elle reprend son aiguille et se

remet à coudre.Ça, aumoins, ellemaîtrise.Eugénie devine les sentiments deson amie et cela lui fait bien plus que de la peine. Elle ressent parfaitementl'injusticedelasituation.Rienquepourdonnercemodestecoupdemain,elleaeuraisondenepassauter.Vivreunejournéedeplusauraaumoinsserviàcela.AlorsqueCélinerepriselaveste,Eugéniesentuneétrangevibrationmonter

en elle, une colère sourde qui se répand et finit par ébranler jusqu'à sesfondations. Son impassibilité apparente dissimule désormais une tempêteintérieure.Unmouvementdefondestentraindesecouersonespritcommeuneonde sismique. Coincée entre ses regrets et son sentiment d'impuissance, elleétait prisonnière. Mais quelque chose vient de se produire. Le mur de sondésespoir cède pour laisser se déverser le flot de sa colère. Dans ce séisme,l'inacceptabledétressedeCélineaurajouélerôlededétonateur.L'échodecettedéflagrationintimen'enfinitpasderésonnerenelle.Eugénieprendtoutàcoupconsciencequesisavienevautplusrien,elledoitpouvoirenfaireautrechosequelabalancerdanslevide.Ellepeutencoreêtreutileàceuxquiontunechancedes'ensortir.Sacauseàelleestpeut-êtreperdue,maispascelledesesproches.Puisqu'elleestcertainedenepasavoirdefutur, ledestinn'adoncplusaucuneprise sur elle. Elle n'a plus peur, pas même devant la mort. Cette prise deconscienceluifaitl'effetd'unebombe,mieux,d'uneaube.Elleadésormaisunebonneraisonderesterenvie:ellevasesacrifierpour

ceux qu'elle aime. Cette simple idée ranime en elle une vigueur oubliée. Sesmainstremblent,ellesentdesfourmillementsdanssesjambes.C'estdécidé:ellesera l'arbrequibravelafoudrepourqu'àsespieds, les jeunespoussespuissentcroître. Elle sera le poisson-clown qui attire les requins pour sauver sessemblables.Elleseralerocherquibriselesvaguespourquelaplagerestesûre.Elleseralamaindelachance,quitteàmettrelesdoigtsdanslaprise.La révolte face au scandale qui touche son amie aura été son électrochoc.

CommeFrankenstein,frappéeparcetéclair,ellevase leveretallermettredesbaffes à tout lemonde.Brontosaure qui revient à la vie n'a plus peur d'aucun

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défi.Ellese le jure,plus jamaisellenesera lapoulequipondunœufaubordd'une falaise. Elle ne sera plus non plus le lapin qui ronge la ficelle de laguillotinedanslaquelleils'estcoincé.Toutescesleçonsapprises,toutescesépreuvesenduréesneluiservirontsans

douteplusàrienpourelle-même,maisellepeutenfairebénéficierceuxenquiellecroit.Quandonnecraintpluspoursavie,onestlibre!Cequesesprochesn'osent pas faire, elle le fera pour eux. Elle ne veut plus mourir. La grandefaucheusepeutallersefaireshampouiner.Pourlapremièrefoisdepuisdesmois,Eugéniesentsoncœurbattre.—Combientedoittonex?—Àforce,çafaitpresquedixmille.Eugénieestenébullition.—Sijetedisaisquej'aiuneidéepourlesrécupérer?

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Un cri de femme déchire le silence. Un hurlement épouvantable, suraigu.Impossible de savoir d'où il provient. Dans la salle du théâtre, aucun desmachinosqui s'affairent sur la scènene réagit.Olivier continue à soulever sescaissesdeuxfoisalorsqu'uneseulesuffirait.SeuleLaura,quiattenddefairesapremièresoiréed'ouvreuse,sembles'inquiéter.—Vousn'avezpasentendu?lance-t-elletimidement.Olivierluirépondencontinuantdefairedeshaltèresavecsacharge:—T'enfaispas,c'estChantal,elleadûcroiserunesouris.Unautretechniciencomplète:—Quandc'estplusrauqueetquetuentendsunebordéed'injuresjusteaprès,

c'estAnniequiavuunearaignée.—Ilyadessouris?s'étonneLaura.Olivierposesonfardeauetseredresse.— C'est même leur palais. Tu imagines, tous ces recoins, ces structures

creuses,cesespacesoùaucunhumainnemetjamaislespieds?C'estunparadispourelles.Sienplusellesapprécientlethéâtre,ellespeuventallerauspectacletouslessoirs,etsansêtreobligéesdeporterunsmoking.Ellesviennentàpoil!Ducoup,onestsuperbienplacésdanslesguidesdevoyagepourrongeurs…—Ilvousfaudraitunchat,proposeLaurasérieusement.—Unbataillondechats,tuveuxdire,avecdescasquesàvisionnocturneet

desdétecteursinfrarouges!Blagueàpart,iln'yapasgrand-choseàfaire.C'estunepaixarmée.Onsepartagelebâtiment,lejourc'estnous,etlanuitc'estelles.Tuenaspeur?—Non,nidesaraignéesd'ailleurs.—Génial,onabesoindejeunesquin'ontpeurderien!Oliviersauteaubasdelascèneetvientserrerlamaindelanouvellevenue.

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—Alors,sij'aibiencompris,tueslanouvelleouvreuse?—Jevaistentermachance.— T'inquiète pas, c'est facile, tu verras. Pour les placer, c'est comme à la

bataillenavale,G12,touchécoulé!Enplus,l'équipeestsympa.Heureusementd'ailleurs,parcequec'estpaspourcequ'onestpayésqu'onresterait,vuqu'onestquasimenttousbénévoles!—MonsieurOlivier,jepeuxvousposerunequestion?Lemachinistefaitsemblantd'avoirprisuneballedanslecœuretdetomberà

larenverse.—Tum'asflingué.Jeviensdechopercentdixans!«Monsieur»Olivier…

Tuparlesd'uncoupdevieux!Ici,pasdechichi,pasdemonsieuroumadame,saufpourTaylorquiestunpeulesdeux…Toutlemondesedit«tu».—Jepeuxquandmêmeposerunequestion?—Àvot'service,map'titedame.—Pourquoisoulevez-vousvoscaissesplusieursfoisavantdelesdéposer?—Ah,tuasremarquéça…Vois-tu,jedétestelessallesdesportetj'aimebien

m'entretenir. En multipliant les mouvements, je pratique ma muscu tout enfaisantutile.Laurane réagitpas.Furtivement, elle évaluequandmême la carrurede son

interlocuteur et constate que bien que n'ayant rien de l'aspect gonflé desculturistes,ilsembleeffectivementbientaillé.—Jepeux«te»poseruneautrequestion?—Jet'enprie.Unconseilcoiffure,unsecretdebeauté?—Pasvraiment,merci…Elle lui désignediscrètement le rangdu fondoùunhommeest assis à côté

d'unmannequinhabilléenfootballeuraméricain.—Voussavezquic'est?— Celui qui bouge, c'est Arnaud, l'éclairagiste, il attend qu'on ait fini de

dégager leplateaupourpeaufinerses lumières.Àcôté,celuiquinebougepasmaisqui sourit tout le temps,c'estNorbert, sonpote.Hier, il l'avaithabilléenmarinpêcheur.—Est-ilnormalqu'Arnaudparleàcemannequin?Oliviers'approcheetluisouffle:—ChèreLaura,tutetrouvesdansl'undesdernierslieuxdecetteplanèteoù

toutlemondesefoutéperdumentdecequiestnormaloupas.Ici,tantquetuesgentilaveclesautres,tupeuxêtrequituveux,commetuveux.Lajeunefillesourit.L'idéeluiplaît.—Tucroisquejepeuxallerleurdirebonjour?

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Assise devant le miroir d'une loge, Juliette contemple son visage. Lesnombreuses ampoules qui bordent la coiffeuse ne suffisent pas à lui renvoyerunemineréjouie.Lajeunefemmeestinquiète.Lescoudessurla tablette,elles'avance,commesisevoirdeplusprèsallait

améliorer sa situation. Soudain, elle se décoiffe à nouveau avec une belleénergie.Quepeut-elleessayerd'autre?Sonchignoncoiffé/décoifféneluiplaîtplus.Iln'estpasadaptéàLoïc.Dépitée,ellemurmurepourelle-même:—Mapauvrefille,ilvatefalloirbienplusqu'unebonnecoupepourl'attraper,

celui-là.Iln'estpascommelesautres.Elleparletouteseule,enseregardantdroitdanslesyeux.Ellejoueavecses

cheveux, les relève, lisse ses mèches, oriente son visage pour essayer dedécouvrird'autresversionsd'elle-même,maisquelquechosel'avertitdéjàqueleplussimpleseralemieux.Inutiledeseperdreendéclinaisonsfrelatées.Commelorsqu'elleétaitgamine,laqueue-de-chevalseraparfaite.Elledevinequ'aveclui,ellevadevoiroubliertouslesartificeshabituels.Unnouveaudépart.Uneminuscule striure près de sonœil attire tout à coup son attention. Elle

s'approcheencoredesonrefletpourêtrebiencertainedecequ'elleacruvoir.—Uneride,s'écrie-t-elle,unesaletéderide!Épouvantablesignedudestin,funesteprésagedutempsquivientdelasaisir

entre ses griffes pour l'emporter vers les affres de la déchéance. La voilàdamnée ! Les tourterelles n'ont pas de rides, elles. Les huîtres non plus,d'ailleurs.Juliettesecolleàlaglacepourmieuxétudierl'infamie.Cequ'elleconsidèreà

présent comme une cicatrice qui la défigure irrémédiablement est en faitmicroscopiqueetbienseulesurceminoissi frais.Cequine l'empêchepasdeprovoqueruneffet inversementproportionnelàsataille.Juliettesetirelapeau

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pourtenterd'effacerl'affront,maislasolutions'avèrepirequeleproblème.Ainsiliftée,elleressembleàcesstarsplustenduesqu'untambourquiontlesyeuxd'unsumo, les jouescreuséesd'unextraterrestredesérieBet labouched'unoursinquirêvedegoberunepomme.Bonappétit.Ellemurmurepourelle-même:—Pour teprendreçadans la figure, tuasdûcommettredesacteshorribles

danstavied'avant.Iln'yaquelesfillesmauditesquibasculentdansletroisièmeâgepileaumomentoùellesdécouvrentl'amour!EllereprendespoiruninstantensedisantqueLoïcpourrapeut-êtreluisouder

unrenfortpouréviterqu'ellenes'écroulecomplètement.Maisaufond,ellesentque c'est peine perdue et s'effondre sur la coiffeuse en geignant comme unemourante.—Pourquoi?Pourquoi?Salemiroirquimefaisaitcroirequej'étaislaplus

belle!Tumériteraisquejetebrisesijen'avaispaslespétochesdemeprendreseptansdemalheurenplusdecettebalafre…Soudain,danslereflet,JulietteaperçoitEugéniequil'observedepuisl'entrée.

Elleseredresseaveclavivacitéd'unfélin,envoyantpromenerlachaise.—Depuiscombiendetempstueslà?—Assezlongtempspouravoirlaconfirmationdecequejecrois.—Siçaconcernemonétatmental,jet'ensupplie,nedisrien,jesouffredéjà

assezcommeça.Eugénieéclatederire.Celafaisaitdesmoisquecelaneluiétaitpasarrivé.—Qu'est-cequit'arrive,espècedebébé?T'aspristrentegrammes?—Non,lepireestarrivé.Regarde…Elle lui désigne le coin de son œil. Eugénie n'ose pas l'avouer, mais il lui

faudraitseslunettespouravoirunechanced'apercevoirl'infimemarque.—C'estriendutout,c'estuneridule,uneridounette,unembryonderide!—Tul'asdit!C'estunembryon,quivagrandiretquiferabientôttoutema

hauteur!Écœurée,Julietteselaissetomberdansundesfauteuils.Eugénie,quiadepuis

longtempsapprisàtournerledosauxmiroirs,s'appuiesurlacoiffeuse.— Je me souviens parfaitement de la première fois où j'ai découvert que

j'avaisuneride,confie-t-elle.—C'étaitavantouaprèsladécouvertedufeu?— Attention, jeune fille, Mémé peut t'éclater. Je te commence à coups de

canneetjetefinisavecmondentier.Onneretrouverariendetoi.—Tun'asnil'unnil'autre!—Chaqueâgeasesarmessecrètes…—Possible,maisdis-moid'abordcommenttut'enesrenducompte.

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—Commetoi,devantunmiroir.OnvenaitdeleposerdanslasalledebainsduminusculeappartementqueVictoretmoiavionsloué.—Etalors?—Jen'aipasaimé.C'estcejour-làquej'aidécidédemettredelacrème.J'ai

abdiqué ! Jemesuismiseà faireexactementcequeconseillaient toutescellesquejetrouvaisvieillesjusteavant.Crèmedenuit,crèmedejour,crèmede10h40,crèmede16h50…Etquelquesannéesplustard, ilabienfalluquejemerendeàl'évidence.Cen'étaitpasunembryonderidequej'avaisrepérésurmafigure, mais l'éclaireur d'une bande organisée qui préparait une véritableinvasion. Elles ont débarqué de plus en plus nombreuses, de plus en plusprofondes!Julietteécouteavecattention.—Jesaisquec'estplusfacileàdirequ'àfaire,reprendEugénie,maisleplus

simpleestd'accepterenlimitantlacasse.—Mais tu étais déjà en couple avecVictor, il t'aimait…Tu n'avais plus à

t'inquiéterpourtonavenir.—Tucroisvraimentqueçasepassecommeça?Tupensesréellementqu'un

jouronestcaséeetquel'onn'aplusrienàcraindre?DemandedoncàCéline…Leplusdur,jeunefille,n'estpasdecommencer,maisdedurer.Trouverlegarçonn'est que le premier problème ; la véritable aventure, c'est faire le cheminensemble,avectoutcequelavietemetentraversdelarouteetducœur.—Tais-toi,tuvasmefairepeur.—Aucuneraisondet'épouvanter,parcequechaquepiègesurmontéconstruit

tonbonheur.Ilfautselancersanscrainte.—Aveclachancequej'ai,jenesuismêmepascertainedetrouverlegarçon.

Regardematête…— Tu as encore de la marge avant d'être repoussante. Au fait, avec ton

garagiste?—Fabuleux,extraordinaire,inespéré!—Vousêtesvraimentdesanimaux.—Non,ilnes'estrienpassé,ilm'ajustebrûléundoigtetdonnésonprénom.—Jeneveuxpassavoir.—Maisdepuisjesuistriste…—Allonsbon.Etpourquoi?—Parcequejenevaispaspouvoirlevoiravantaumoinsdixjours.—Ilpartenvoyage?—Non,maissij'abîmeencoremavoiture,ilvafinirparsedouterdequelque

chose.Unaccidentparsemaine,çafrisel'abonnement.

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—Ceserad'autantplusfortlorsquevousvousretrouverez.Ilpourratebrûlerunpiedettedonnersondeuxièmeprénom!—Neplaisantepas,c'estsérieux.—Donctuadmetsquelesautresfois,çanel'étaitpas?Juliettesouritpuis,toutàcoup,redevienttrèsgrave.—Bonsang,maisjeviensdecomprendre!—Quoi?—C'estparcequejesouristoutletempsquej'aidesrides!Mabonnehumeur

mecreusedessillonssurlafigure!—Tunecomptesquandmêmepasfairelatêtetoutletemps…—Jevaisaumoinsessayerdelimiterlesdégâts.—Çavaêtregai.EntreNorbertettoi,bonjourlesfigés!—Nemefaispasrire.—Jenesuispasvenuepourça.J'aiquelquechosed'importantàtedemander.—Toutcequetuveux.—Accepterais-tudem'aideràsortirCélined'unesalepasse?—Biensûr,quefaut-ilfaire?—Nepasposerdequestions.Mefairetotalementconfiance.Mettretaraison

decôtéetprierpourqueçamarche.—J'adore!Oùdois-jesigner?—Surlemiroirdetadécrépitude,avectonsang.

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18

Lapluien'apascesséde tomberdepuis ledébutde lasoirée.PourEugénie,pasquestiondemonterprendrel'airsurletoitcettenuit,mêmesielles'yestbienhabituée.Désormais,ellenes'approcheplusdubordcommeunefunambulepousséepar

sesidéesnoires,maiscerituelnocturneluioffreunmomentrienqu'àelle,horsduquotidien.C'estdéjàbeaucoup.Réfléchir là-haut est devenu une sorte de thérapie personnelle. Isolée du

mondeassoupiquis'étendàsespieds,ellearriveàévaluersereinementcequilarongeaussibienquecequilamotive.L'altitude,maisplusencorel'immensitédela vue et l'ouverture sur un horizon dégagé lui permettent de prendre de lahauteur,durecul,etdelaisserleventemportercequiestsansimportance.Au sommet plus qu'ailleurs, sans doute parce qu'elle y a paradoxalement

touchélefond,Eugénieparvientàpensersansentravesniétatsd'âme.C'estainsique, sous les étoiles, elle a commencé à remplacer les regrets par unevolontéd'adaptationetlesrésignationspardesrévoltes.Voilà encore quelques semaines, cette pluie qui l'empêche d'aller là-haut

l'auraitcontrariée.Aujourd'hui,c'estseulementunparamètrequ'elleintègrepourmieux le contourner.À défaut de pouvoir aller s'asseoir contre les cheminées,ellerôdedanslethéâtre.Aumilieudelanuit,toutegardiennequ'elleest,ellen'apasencoretrouvélecouragedepénétrerdanslesmagasinsd'accessoiresoulesateliersdesdécorateurs.Tropderecoinssombres,qui,commedanssonesprit,larenvoientàsescraintes.Pourlemoment,ellesehasardesurlascène,isoléedelasalleparleslourds

rideauxdevelours.Poséparterre,àl'autreextrémité,elleaperçoitlebouquetderoses artificielles qui symbolisera à nouveau l'amour lors de la prochainereprésentation.

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Vu d'ici, le décor de l'appartement pourrait sans problème passer pourauthentique. Eugénie se laisse aller à imaginer qu'elle habite réellement cetendroit.Quelle serait savie?Àquelétagese trouverait le logement?Àquoiressembleraientsesvoisins?Dansquellerueseraitsituécetimmeuble?Autourdecespièces,c'esttoutununiversquisecristallisedanssonesprit.Quelseraitlecontenudu frigo?Quelmétierpratiquerait-elle?Quelhommeserait le sien?Luioffrirait-ildevéritablesroses?Lesréponsesquiluiviennentlaperturbentparcequ'aucunenecorrespondàce

qu'elle vit en réalité. L'une des vertus du théâtre est de nous projeter dansd'autres vies que la nôtre,mais pourEugénie, seule aumilieu de la nuit, c'estdéstabilisant.L'uniqueparamètrequesoncerveauserefuseàmodifierconcernesesenfants.Ellenepeutenvisagerpersonned'autrequeNoémieetEliott.Elles'estconstruitepoureux,adaptéeàeux.Elleestl'abriquilesavusgrandir.Icicommen'importeoùailleurs,elleattendraitavec impatiencederetrouver

«sespetits»dèsqu'ilsenauraientenvieoubesoin.Iciaussi,elleguetteraitleurspas. C'est finalement pour Eliott et Noémie qu'elle aura appris à dépasser sespropres limites.C'est pour euxqu'elle s'est jetée à l'eau. Ils nagent sans elle àprésent,dansleurpropreligned'eau.Ilsn'ontplusbesoinnidebrassardsnidebouées.Etc'estenpèlerinagequ'elleretournedanslepetitbain,poursesouvenirdutempsoùellelesportaitàchaqueinstant.Cesentimentestenelle,oùqu'ellesoit.Cen'estpasundécorquidéfinitqui l'onest,mais lesaffectionsqu'aucuncontextenepeutfaireoublier.EllepasselesCDenrevuecommelefaitNatachadanslapièce.Aprèsavoir

sillonné leplateau,elle revientaucentreetpose lesmainssur ledossierd'unedeschaisesdelatabled'amoureux.Machinalement,elles'yinstalleetsetourneversdesspectateursimaginaires.Les grands rideaux clos qui se dressent devant elle la fascinent. Étrange

frontièreentreleréeletl'illusion,filtremagiquequiretientlesémotionsavantdes'ouvrirpourleslaissersedéployerverslepublic.Commeildoitêtreangoissantde les voir s'écarter… Quel effet cela fait-il de parler à des centaines depersonnes?Ilestdéjàsidifficiledeparlervraimentàuneseule…Quedirait-ellesilerideaus'ouvraitsurunesallepleine?Lesimplefaitd'ypenserluidonnelevertige.Eugénienesevoitpasjouerlacomédie.Elleenestincapable.Seulelavéritédes sentimentsprésenteun intérêt à sesyeux.Mêmesedistrairenedoitpasêtresuperficiel.L'existenceesttropcourteetnousensavonssipeu.Ilfautapprendre sans cesse, traquer ce qui peut nous aider à tenir, à accomplir sansblesser,àsurvivre.N'est-cepascequelesgensviennentchercher?Levraidelafable ? C'est la part du vécu, l'essence du ressenti que l'on vient recueillir.Chacunattend l'instantoù l'histoirecontourne ledéjà-vupouraller touchercet

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endroit secret caché tout au fonddenous.L'expérience intimenichéedansuntexteuniversel,commeungraindepollenaccrochéàlapatted'uneabeillequi,sansmêmeenêtreconsciente,l'emporteralàoùildeviendrafécond.Eugénieseraitincapabledeseglisserdanslapeaud'uneautre.Celaexigeun

talentqu'ellenepossèdepas.Quepourrait-ellebiendired'intéressantoud'utile?Àdéfautdepouvoirdonnerdesleçonsoumontrerlavoie,ellecommenceraitparracontercequ'ellealoupé,cequ'elleregretted'avoirdit,d'avoirfait,sansoubliertoutes les foisoùellen'a rienditni rienfaitalorsqu'elleauraitdû.Toutescesnuitsdurantlesquelleselleaperduespoir.Elleauraitaussienvied'évoquertoutce dont elle est consciente aujourd'hui et que les autres ne voient pas encore.Certains pourraient sûrement y trouver des réponses pour leur propre vie. Ceseraitsafaçonàelledenepasavoirvécupourrien.—Céline,tudevraislaissertomberl'autreabruti.Sansmêmes'enrendrecompte,elles'estmiseàparleràvoixhaute.—Ilteracontetoutcequeturêvesd'entendrepourobtenircequ'ilconvoite.

Iltefaitmiroiterlapromessed'unfuturquin'aurajamaislieuenéchanged'uneétreinte immédiate. C'est une arnaque. Il te laissera tomber dès que tu luidemanderas de tenir ses promesses ou pire, dès qu'il se sera trouvé une proieaussinaïvequetoietsansdouteplusjeune.Ilnefautrienattendredeshommesqui sont capablesde se comporter ainsi. Ils ne changent jamais, et surtout paspour une femme qui commet l'erreur de les prendre au sérieux. Ces orduresméprisentceuxquilesrespectent.Prononcer les mots, sentir sa poitrine vibrer de ces vérités qu'elle ne peut

jamais avouer, lui fait un bien fou. Verbaliser ce qu'elle pense lui décoincel'espritetlecœur.—Eliott,mongrand, je sais que ta vie est compliquéemais s'il te plaît, ne

noustienspasàl'écart.Nousnesommespaslàpourtejugermaispourt'aider.C'est ce que nous nous sommes toujours efforcés de faire, peut-êtremaladroitement,maissincèrement.Nenoustienspasrigueurd'avoirosétedirecequetuauraisdûadmettrepartoi-même.Netecoupepasdesseulsquin'ontrienà tevendreni à tedemander.Nousne sommes làquepour tedonner.Tumanques même à ta sœur. Tu réaliseras plus tard à quel point ceux qui sontauprès de toi depuis le début sont importants. Essaie d'en prendre conscienceavantqu'ilnesoittroptard.Aujourd'hui,jen'aiplusmesparents.Jenevoispluslevisagedepapaqu'enrêve,etjetejurequejedonneraisn'importequoipourlerevoirneserait-cequ'uneseule fois, luiparlerquelquesminutesetpouvoirmeblottircontrelui.Parcequejet'aime,jeneveuxpasqueturessentescelaunjouret…

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Unchocsourdvenudeshauteursduthéâtrel'interrompt.Lecoupétoufféestimmédiatement suivi d'un raclement sinistre. Une peur viscérale s'empared'Eugénie. Un frisson dévale son dos. Dans le silence sépulcral, l'écho duphénomène se perd parmi l'enchevêtrement de machineries qui surplombe lascène.Nonsanscrainte,Eugénielèvelatête.Riennebougedanslescintres.Palans,

porteuses, cordages et passerelles sont immobiles. Elle tente de se convaincrequ'ils'agitdesstructuresséculairesquitravaillent,maisellen'ycroitpas.Malgrél'appréhension,soninstinctdegardienneetledevoirqu'elles'impose

de veiller sur le bâtiment la poussent à découvrir la cause de ce qui lui vrillel'estomac. Elle se lève prudemment, avec l'impression d'être tout à coup unecible exposée au milieu d'un champ dégagé. Alors qu'il y a encore quelquessecondes,elleétaitentraind'ouvrirsoncœur,elleestbrutalementpasséeàuneautre émotion extrême. À présent, chaque recoin l'effraie. Elle n'avait jamaisremarquéàquelpointcetendroitbiscornuoffraitdespossibilitésd'êtreespionné.Loind'êtrerassurée,Eugénieprendladirectiondesétages.Surlapointedes

pieds, elle franchit les portes en faisant lemoins de bruit possible. À chaqueangle,elleredoutequ'uneombresurgisse.Progresser vers les combles en prenant toutes ces précautions est aussi

laborieuxqu'anxiogène.Cet endroit familier luiparaît tout à coup terriblementhostile.Chaquepasestunepetitevictoiresurl'angoissequis'accentue.Alorsqu'elleparvientaupieddel'escalierquiconduitverslazonetechnique,

un nouveau coup retentit, cette fois beaucoup plus proche. Eugénie en estcertaine:lebruitprovientdelasoupenterempliedevieillescaisses.Touslessensenalerte,elleprogressemarcheaprèsmarche,enévitantdeles

faire grincer. Parvenue au palier, elle scrute le labyrinthe de stockagepoussiéreux.Soudain,aufond,entredeuxempilements,illuisembleapercevoirunmouvement,exactementcommelapremièrenuitoùelleétaitmontée.Ellesefige.C'estalorsqu'enbalayantlebric-à-bracquis'amoncelleàpertedevue, juste

au-dessus d'unemalle, elle croit entrevoir deux yeux qui la fixent. Elle a troppeur pour crier. Sa terreur monte en flèche. Le regard quasi surnaturel esttoujoursbraquésurelle.Eugéniehalète.Sonsystèmed'alertevientdebasculerdanslerouge.Plusaucunargumentnepourralaraisonner.«Panique»aprislepouvoir.Ellefaitsoudainvolte-faceets'enfuit.Lavoilàquidévalelesescaliers,enfilelescouloirsetrepousseavecviolence

les portes qui lui barrent le passage.Comme lorsqu'elle était petite et jouait àcache-cache, elle court à perdre haleine, convaincue qu'unmonstre est sur sestalonsetval'attraper.Derrièreelle,desbruitssuspects.Peut-êtrelesportesquise

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refermentaprès sonpassageen trombe,peut-êtreunemenacegalopant sur sestraces.Pasquestiondeseretournerpourvérifier.Avecl'énergiedudésespoir,ellecavale.Ellen'aqu'unbut,unseulobjectif :

foncer retrouverVictor.Auprèsde lui, elle aunechancede survivreaudiablelancéàsestrousses.

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Sur scène, six jeunes femmes asiatiques dansent en faisant virevolterd'immensesdrapeauxquitracentdespectaculairesfigurescoloréesdansl'espace.La musique est classique, mais leur chorégraphie ne l'est pas. Parfaitementsynchronisées,avecunegrâcequidéfiel'apesanteur,ellesenchaînentlesfiguresdansuneprécisionquin'aplusriend'humain.Installéaumilieuduparterre,Nicolas,lemetteurenscène,prenddesnotesà

la lueur de sa lampe. Comme toujours au printemps, le théâtre auditionne lesartistes susceptibles d'enrichir sa programmation de la saison suivante. Latraditionveutqueceuxdel'équipequilesouhaitents'installentaussientantquespectateursetdonnentensuiteleuravis.C'estunmomentparticulier,convivial,où chacun devient un peumembre d'un jury qui cherche la perle rare capabled'attirerlesfoules.Lenumérofinitparprendrefinetlesjeunesfemmessaluent.— Superbe ! s'enthousiasme Nicolas en applaudissant. Quel spectacle ! Je

regrette quenotre scènene soit pas complètement adaptée à votre art,mais jevaisvousrecommanderàd'autresétablissements.Bravo!Illesremerciechaleureusementetappellelenumérosuivant.Lauraprofitedu

temps demise en place pour se glisser auprès de ceux qui sont déjà installés.Chantal,MarcoetAnniesontlà.ArnaudestaussiprésentauxcôtésdeNorbert,cettefoiscostuméenmousquetaire.— Pardonnez-moi, murmure Laura, la prof de droit nous a retenus plus

longtempsqueprévu.— Tout va bien, souffle Victor. Tu n'as rien manqué. Quelques numéros

superbes,maisaucunn'estadaptéànotreconfiguration.Laura s'assoit près de lui, en K16. Olivier, assis juste devant en J15, se

retourneetcommente:

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— Les filles dansaient magnifiquement, mais notre scène les limite.Dommage,parcequec'étaitdubeauboulot.Une jeune fille monte sur le plateau. Elle est habillée d'une robe étrange

composée de formes géométriques aux couleurs criardes et porte une paired'ailesbricoléesilluminéespardesdiodesdeguirlandedeNoël.—Lavache,souffleOlivier,jel'avaispasreconnue.Il retient un rire. Les autres semblent eux aussi s'amuser à l'avance. Victor

explique:— Elle revient chaque année. Tu dois nous juger peu charitables de nous

moquer avant d'avoir vu ce qu'elle propose, mais c'est une petite peste quis'appuie sur le fait que son père est adjoint au maire pour essayer de nousimposersaprésence…Nicolasl'accueillesansbroncher,defaçontoutàfaitprofessionnelle.—Bonjour,nousavonshâtedevoircequevousnousproposezcetteannée.

Leplateauestàvous!Déjàconcentrée,levisagecrispécommeceluid'unevictimedecrashaérien,

lacandidatenerépondpas.Unemusiquedéstructuréerésonnetoutàcoupdansla salle.Dans son fauteuil,Olivier rentre la tête dans les épaules, redoutant lepire.—Ivresse!s'écriel'artisteenétirantsesbrascommesielleétaitécartelée.D'unevoixrauque,ellescande:—Fillerousse!Chatnoir!Enfantbleu!Oiseaudefeu!Ellehurle.Personnen'envieNicolas,quidoitdemeurerstoïquealorsque,dans

le fond, telle une bande de cancres, les heureux spectateurs commencent à segondoler.— Elle ne nous l'avait pas encore faite celle-là…, murmure Victor, que la

performanceamusebeaucoup.Laura ne laisse rien paraître de ce qu'elle pense. Les notes de musique

dissonantessesuccèdentalorsquelademoisellemulticoloresecontorsionnesurscène,alternantdesposeschristiquesoumartiales.—Hiver ! Hiver, ta neige n'est pas la bienvenue ! Insatiable victuaille qui

courtlelongdutemps!Olivier estmaintenant secoué de spasmes qu'il tente de réprimer. Laura est

agitéeparlessoubresautsnerveuxqueVictorimprimeàsonrangdefauteuils…Coupdegong.Lafilleselaissetomberausol,repliéeenpositionfœtale.Toutlemondeespèrequec'est la fin.Nicolascherchedéjàcequ'ilvapouvoir luidirepourlavirersanslavexer,maislavoilàquiserelèvesurunaccordglissantdeviolonquel'onmalmène.

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—Jesuisuneémanationdesnations !Mitaines,cagoules,petitschaussons,protégezmesressortissants!Elles'immobilise,commepétrifiée.Un applaudissement vigoureux éclate dans la salle. Installé au siège N5,

Taylor, l'undeshabilleurs, s'est levépourunestandingovation à lui tout seul.Sonvisagerayonned'admiration.—Çanevapasnousaideràluidirenon,commenteVictor.

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Lesbeauxquartiersrésidentielssonttoujourspluscalmes,etc'estunechanceétantdonnécequisetrame.Lestroisfemmessontvenuesensemble,maispouréviterdesefaireremarquer,ellesontdécidéd'arriverséparément.Célineestlaseuleàconnaîtrelatopologiedusite.Stressée,ellecomposelecodedelaporteetseglissedansl'immeublecossu,bientôttalonnéeparJulietteetEugénie.L'improbable trio est dans la place. Sol en marbre et art moderne au mur.

Célineguidesescompliceshabilléescommedesdéménageurs.Juliette laisse échapper un sifflement d'admiration en découvrant le luxe du

hall.—Tropclasse,onsecroiraitdansunmusée.C'estlàquetuvivaisaveclui?—Pendantplusdedixans,acquiesceCéline,etcrois-leounon,laseulechose

quejeregrette,c'estlamoquettedel'escalier.Enfait,reveniricimedonnemêmelanausée.—Courage,déclareEugénie,onestlàpourlabonnecause.Elle invite Céline à leurmontrer la voie.Dès le premier palier, celle-ci est

prisededoute.— Je ne suis pas convaincue que ce soit une bonne idée, murmure-t-elle,

réticente.Ondevraitpeut-êtrerentreretyréfléchir.Iln'apaspeurdeshuissiers,alorsquandilvousverra…Elle observe ses amies habillées avec des vêtements d'homme, pullsmarins

troplargesetpantalonsdeveloursnoirtropgrands.Eugénienesedémontepas.—Jeconnaiscegenredebonhomme,fait-elle.Ilsn'ontpeut-êtrepaspeurdes

lettres recommandées ou des injonctions d'avocats, mais ils ont toujours latrouilledesefairetaper.—Vous aurez dumal à passer pour des hommes demain,même avec vos

masques,faitCéline,dubitative.

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Julietterouledesmécaniquesetcommente:—Notre look de dockers va faire forte impression. Il faut juste adapter la

démarcheetremonterlesépaules.Célineironise:—Enespérantqu'ilneremarquerapasquetonnunchakuestunaccessoirede

théâtreenplastiqueetquelabattedebase-balld'Eugénieestenmousse…Lesfilles,rebroussonscheminavantdefaireunebêtise.Eugénierefuseénergiquement.—C'estl'effetdesurprisequicompte.Ilesthabituéàcequetuneréagisses

pas.Aujourd'hui, tout est différent. Tu sonnes, on se tient planquées, prêtes àbondir,tuluiexpliquescalmementquetunerepartiraspassansunchèquedelatotalité des pensions qu'il te doit, et tu avises. S'il paye, c'est réglé ! S'il tebaratine encore, on apparaît, et tu verras qu'avec nous à tes côtés, il va sedégonfler.Ilvaflipperpoursapetitepersonneetsignerasansbroncher.—J'espèrequet'asraison.—Onvavitelesavoir,commenteJulietteenfouillantdanslesacqu'ellesont

apporté.Arrivé sur le palier de l'ex-mari de Céline, le trio se prépare sans bruit.

Eugénie enfile son masque de cheval et Juliette celui d'une vache tenant unemargueriteentrelesdents.—C'est supposé l'impressionner ? demandeCéline à voix basse.Nonmais

sérieux,vousvousêtesvues?JulietteetEugéniesedévisagent,àmoitiémortesderire.L'aînéesedéfend:—C'estcequej'aitrouvédemieuxdanslesréservesduthéâtre,çavientd'un

spectaclepourenfants…—Franchement,j'apprécievotreenviedem'aider,maisj'aidesréservessurla

méthode.Cen'estplusunedescentepourun recouvrementdecréance,c'est lavisitedelapetiteferme!Juliettepouffe.Eugénieréagit:—Àforcedebosserdanslesassurances,tuvoistoutcommeunrisque.—Possible,maistunemeferaspascroirequ'ilexisteuneseuleorganisation

mafieuse au monde qui envoie un canasson et une normande récupérer dupognon…Lavacheàfleursuitl'échangecommeonregardeunmatchdetennis.Céline

finitparabdiquer:—C'est bon. Puisqu'on est là, autant tenter le coup.Placez-vous de chaque

côtéde laporte.S'ilvousvoit, iln'ouvrirapaset je lecomprends,vousfoutezvraimentlesjetons.

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— C'est l'idée, glisse Eugénie. Alors tu as bien compris : tu es claire,déterminée,et turéclames tondû.Nous,onnepeutpasparler,onnepeutquehocherlatête.—J'aipigé.Etqu'est-cequ'onfaitsiçanemarchepas?—Dufromage?plaisanteJuliette.—Onimprovise,répliqueEugénied'unevoixassurée.Lavaches'agiteensedandinant:—J'adoreimproviser!Lechevalintervient:—Nefaispasçadevantlui.Ondiraituneenfantdesixans.Rappelle-toi,on

est des brutes, on est des tueuses.Ouplutôt des tueurs.Onpeut le réduire enbouillieavecnosgrosbras.Enfaisantgonflersesbiscoteaux,lavachehochelatêtepourmontrerqu'ellea

bien compris. La marguerite qui gigote lui retire cependant une partie de sacrédibilité.—Vousêtesprêtes?faitCélineenprenantunegrandeinspirationavantdese

lancer.Sesdeuxcomplicesacquiescent.Ellesonne.Pasderéponse.Lechevalluifait

signed'insister.Aprèsquelquesinstants,despasapprochent.Momentsuspendu.Ilregardesansdouteparl'œilleton,puisdéverrouillelaporte.— Mon adorable ex-femme ! Quelle surprise ! Mais tu as encore fait

n'importequoi.JeneprendsUlyssequelasemaineprochaine.—Jenesuispasvenuepourça,Martial.Jeveuxl'argentquetumedois,etje

leveuxtoutdesuite.Iln'estpasimpressionné.—Tun'envoiesplustonhystériqued'avocate,elleaussialaissétomber?Tu

eneslà?—Jeneplaisantepas.—Ohoh,quellepression!Etsijerefuse,qu'est-cequisepasse?Les deux acolytes de Céline font leur apparition dans l'encadrement de

l'entrée. L'homme a un mouvement de recul mais, très vite, c'est une autreexpressionquisedessinesursonvisage.—Tuesvenueavecdesmalabarspourmecasserlatêtesijeneraquepas.—Jesaisquetuaslargementlesmoyensdepayer.Tuaspubernerlejugeet

lefiscsurlaréalitédetesplacements,maismoijesuisaucourant.Désoléed'enarriverlà,maistunemelaissespaslechoix.Lechevalhochelatêtepositivementetlavachenégativement.Célineinsiste:—Dépêche-toid'allercherchertonchéquier,jen'aipasqueçaàfaire.

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Maisl'ex-marinesemblepaspresséd'obtempérer.Pire,ilal'aird'apprécierlasituation.—Sinon,TagadaetMeuh-meuhvontmetabasser,c'estbiença?LabelleconvictiondeCélineestentraindes'écroulercommeunchâteaude

cartes.Sesdeuxangesgardienshochentpourtant la têtedansunbelensemble,positivementcettefois.Eugénievoudraitbienfrappersabatteaucreuxdesapaumecommeelleavu

desvoyouslefairedanslesfilms,maiscelatrahirait lefaitquecen'estqu'uneimitation.—Disdonc,Céline,faitl'hommegoguenard,tesbrutes,là,ceneseraientpas

destravelos?Parcequ'auniveaudespectoraux,ellesontl'airplutôtmignonnes.Elles ne voudraient pas relever leurs pulls pour essayer de me convaincreautrementqueparuneviolencedontellessontincapables?—Tudisn'importequoi,Martial.Jenevoispasdequoituparles…Célinecommenceàbafouiller.Juliettetenteletoutpourletout,elleseplace

en garde comme un ninja et fait tournoyer son nunchaku à toute allure. Auquatrièmetour,lamoitiédel'armelâcheets'envoledanslacaged'escalier.Bruitlégeraumomentoùlemorceauretombe.L'ex-mariéclatederire:—Lagrossevacheaperduunboutdesonarmededissuasionmassive.Puisilplantesonregarddansceluidesonex.— Céline, ma chérie, tu n'es pas de taille. Va jouer ailleurs, sinon ça va

m'énerver.Etilleurclaquelaporteaunez.Lavacheregardelecheval.—Ilm'atraitéedegrosse…

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—Bénissez-moi,monpère,parcequecettefoisj'aivraimentpéché.—Fantastique!Jesuisheureuxdevousvoirrevenir.Commentallez-vous?Le décalage entre l'enthousiasme du curé et la voix défaite de Céline est

saisissant.—Jefaisaller.Contentedevousretrouveraussi.Pourlereste…—Racontez-moitout.Cen'estpeut-êtrepassigravequeça.—Quandmême…J'imaginequepeudegensviennentpourconfesserqu'ils

ontgagnéquinzepatatesauLoto.—Ulyssevabien,aumoins?Célinenotequeleprêtrearetenuleprénomdesonfilsalorsquesonamantne

sesouvientmêmepasqu'ilexiste.—Ilvabien,jevousremercie.Etlapetitedamequitricheàlabelote?Lecurésemured'aborddansunsilencegêné.— Je suis conscient d'avoir commis une erreur en vous en parlant. Jem'en

veuxterriblement.Çam'arrangeraitvraimentsivouspouviezoublier…—Jecomprends.C'estd'accord,çayest,c'estoublié.Jen'aijamaisentendu

parlerdecettehistoire.—Commentpouvez-vousprétendreunechosepareille?Voussaveztrèsbien

quel'onnepeutpaseffaceruneinformationdenotremémoire.—Alorspourquoimedemandez-vousdelefairesic'estimpossible?—C'étaitunefaçondeparler…—Ellenejouepasd'argent,aumoins?—Parpitié,c'estmoiquivaisfinirparvousdemanderl'absolution.Chacundeleurcôtéduparloir,malgréleurssituationsrespectivesmoralement

inconfortables,ilsapprécientlecôtépeuorthodoxedeleurdiscussion.Avecqui

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peut-on échanger avec une franchise aussi absolue ? De qui peut-on sentirchaquenuancedelavoix,sansenjeu,etsansmêmesevoir?—Vousm'annoncezquevousavezréellementcommisunefaute,reprendle

prêtre.Pourtant,àenjugerparvotreénergie,vousmesemblezenbienmeilleureforme…—Sansdouteest-cemanaturedémoniaquequis'épanouitdanslepéché.—Neplaisantezpasavecça.Vousconfesser,jepeux,maisvousexorciser,je

sensqueceseraau-dessusdemescompétences.Confiez-moicequevousavezfait.—Aprèsavoirétéunemèreindigne,jesuisunecriminellerecherchéeparla

police.— Ne me dites pas que vous avez trucidé votre ex-mari, vous me feriez

beaucoupdepeine,jevoustrouvesigentille.—Non,ce fumier–pardon,cevilainmonsieur–estencoreenvie,mais je

suisalléel'intimideravecdeuxcopinespourtenterderécupérerl'argentqu'ilmedoit.—Àlabonneheure.Sansviolence,j'espère?—Aucune,j'étaisaccompagnéededeuxherbivores.—Desherbivores?—Mesdeuxmeilleuresamies.C'estcompliqué,jevousexpliqueraiuneautre

fois.—Avez-vousréussiàobtenircequivousrevenait?—Rienderien.Toutcequ'onarécolté,c'estunebonnecrisedefourireen

repartant.—Alorsoùestleproblème?Jesuisprêtre,pasavocat.—Ilsemblequemalgrénotrefiasco,Martialsoitalléseplaindreàlapolice,

quim'aécritetatentédemejoindrejusquesurmonlieudetravail.—Effectivement,c'estennuyeux.—J'aipeur,monpère.Quesepassera-t-ilsi jemeretrouveenprison?Qui

protégeraUlysse,quil'élèvera?Ilseraplacé,etilperdratoussesrepères.J'auraidesesnouvellesaujournalde20heuresparcequ'ilaurabraquéunebanqueoudérobédescadeauxdeNoëlcariln'enaurapaseuassez…—Nousn'ensommespasencorelà.Jeconçoisvotreinquiétude,maismême

lemalheurnevapasaussiviteenbesogne,etpourtant,Dieum'esttémoinqu'ilestpromptàsaisirlesopportunités.—N'empêchequej'ailatrouilledemeramasserdenouveauxennuis.Jen'en

aivraimentpasbesoin.Jepeinedéjààgarderlatêtehorsdel'eau…—Danslapériodedifficilequevousaffrontez,jevoiscependantunprogrès.—J'aimeraisbiensavoiroù…

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—Vousn'yêtespasalléetouteseule,c'estdoncquevousavezparlédevotresituationàdesproches.Vousêtessurlabonnevoie.Célinenerépondpasimmédiatement.—Jen'avaispasenvisagélasituationsouscetangle,maisvousavezraison.—Vousvoyez,çavadéjàmieux,etj'ensuissincèrementheureuxpourvous,

parcequevousmefaitesl'effetdequelqu'undebien.—C'esttrèsgentil.Nevousméprenezpassurlaportéedemaquestion,mais

àtouthasard,savez-voussilemariagedesprêtresserabientôtautorisé?

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—Eugénie,jepeuxteposerunequestiontrèspersonnelle?—Elledoitl'êtrevraimentpourquetuprennescegenredeprécaution…Julietterougitmaisfaceàcequ'elletraverse,elleadésespérémentbesoinde

réponses.—Àquelmomentas-tuétécertainequeVictorétaitl'hommedetavie?Eugénieouvredegrandsyeux.Julietteprécise:—Qu'est-cequit'enaconvaincue?Est-cequ'ilt'aparlé?A-t-ilfaitquelque

chose?Est-cequec'esttoiseulequiassentiunlienparticulierentrevous?—Cen'estpascequ'ilm'a faitquim'aconvaincuededevenir sa femme…

Heureusement,ils'estnettementamélioréensuite.Contrairement à ce qui se produit d'habitude, c'est l'aînée qui fait rougir la

cadette.—S'il te plaît, insiste Juliette, c'est une question cruciale pourmoi. Je suis

incapabledepenseràquoiquecesoitd'autrequ'àLoïc.Ilmemanquetellementquej'ail'impressionqueçamerongeleventre.Çamebrûle.Ellecrispesamainsursonestomacavecuneexpressionangoissée.Eugénie

comprend que ce n'est pas d'humour dont son amie a besoin. D'une voixapaisante,ellerépond:—Ilparaîtquelorsqu'onseconsumed'amourpourquelqu'un,c'estlàqueça

chauffe.Tudoisêtreamoureuse.—Merci,j'enavaisunepetiteidée.Maistoi,commenttuassuquetul'étais

deVictor?Eugénieréfléchit.—Jen'enaijamaisparléavecpersonne.Jecroismêmenem'êtrejamaisposé

laquestion.En fait, si j'y réfléchis, c'est lui qui a vouludemoi, et jeme suissimplementlaisséfaire.

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—Tun'aspaseulecoupdefoudre?— Pas réellement. Je l'ai d'abord trouvé drôle, puis attentionné, puis très

présent, mais je n'ai pas ressenti cette évidence dont tu parles. Une chose enentraînantuneautre,jemesuisretrouvéeaveclui.Juliette s'abstient de toute remarque,mais elle trouve cela triste. Elle serait

presquemalheureusepoursonamie.—Ons'estfréquentés,deplusenplus,etpuisons'estmariés,etvoilà.—Àaucunmomenttunet'esditquec'étaitluietpasunautre?—Si,maispasaudébut.C'estaveclereculquejemesuisrenducompteque

j'étaisbientombée.Parcequequandjesuispartiepourfairemavieaveclui,jen'avaisaucuneidéedecedansquoinousnousembarquions.Maintenant,j'enaiuneperceptionplus précise et jemedis que j'ai eude la chancede croiser saroute.AvecVictor,j'aitoujourseuconfiance,jenemesuisjamaisennuyée,ilatoujours été un bon mari. Nous avons avancé ensemble et on s'en est sortisjusque-là.—Etlapassion?Cefeuquitedévore?— Tu es faite ainsi, Juliette, mais ce n'est pas le cas de tout le monde.

Effectivement, jen'aipas ressenticetélanviscéralpourVictor,peut-êtreparcequej'étaistropraisonnable,peut-êtreparcequej'avaistroppeurd'ycroire.Onafait un joli bout de chemin ensemble, et deux enfants ; il m'a toujoursencouragée,ilamêmeacceptédequittersonboulot,qu'ilaimait,pourmesuivreici,maisjenecroispasavoirétéavecluidanslemêmeétatquetoivis-à-visdeLoïc.Mamère expliquait qu'il y a des hommes que l'on choisit à l'instinct etd'autres par raison. Je crois que comme pour elle, c'est la raison qui l'aemporté…Julietten'apasobtenularéponsequiluiauraitpermisd'yvoirplusclair.Par

contre,pourlesdoutes,elleestservie.Eugénielaregardeavecdouceur.—Puis-jeàmontourteposerunequestionindiscrète?—Biensûr,faitJuliette,prisedecourt,maisjenesaisrienquetuignores.—Qu'est-cequitelaissepenserqueLoïcpeutêtrel'hommedetavie?Qu'est-

cequilerendsidifférentdetouslesautresàtesyeux?Cettefois,c'estautourdeJulietted'êtredéconcertée.—Jen'ensaisrien.Ilmefaitplusd'effetquen'importequi.Aujourlejour,je

découvrecequilerendparticulier.Onpassenospremièresannéesàsefairedesidées sur les sentiments qu'un homme est supposé provoquer en nous. On apresquedes listes !Cequ'il devrait dire, ce qu'il doit nousoffrir, les passagesobligés,etonseditquesitouteslescasessontcochées,alorsceseralebonheur.Maisquandune rencontrecommecelle-là te tombedessus, les listesnevalent

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plus rien. Tout ça n'a plus aucune importance et on est prête à tout poursimplementvivreàsescôtés.C'estpeut-êtreçalaréponse.L'hommedetavie,ceseraitceluiquitefaitdécouvrircequ'aucunautrenet'avaitmontréjusque-là.Juliettealesyeuxdanslevague.ElleestavecLoïc.Eugénieplaisantepourne

pasmontrerqu'elleestémue.—Sebrûlerundoigtenfaitpartie?—C'estexactementça.Sebrûlerdepartout:lecœurtellementiltemanque

quand il n'est pas là, les yeux tellement tu le trouves beau, la peau à forced'imaginersesmainsdessus.Lesdeux femmes se regardent.Cette fois, c'est laplus jeunequi a transmis

quelquechoseàlaplusexpérimentée.Lavien'aquefairedesprincipes.Juliettesaisitlesmainsd'Eugénieetlesserrecommeuntrésor.—Iln'yaqu'àtoiquejepuisseparlerdeça.— Il n'y a qu'avec toi que je pouvais apprendre comment on choisit un

homme,puisquec'estceque tuesen trainde faire.Nepassepasàcôtédecebonheur.Risquetout,magrande,jeseraitonfiletsitutombes.Eugénie est heureuse pour sa jeune amie. Mais tout au fond, elle ne peut

s'empêcherdesedemandersiellen'apasmanquéquelquechosedanssonpropreparcours.

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Alorsquel'équipeassisteàunenouvelleséried'auditions,Eugénieenprofitepours'éclipserdiscrètement.Entraversantlehall,elleadresseunrapidesalutaucaissier:—HelloFranky,toutvabien?—Leschiffresbaissent, la fauteaubeau temps !Mais j'aiune idéegéniale

dontj'aimeraisteparler…Lagardiennefaitsignequ'ellen'apasletempspourlemomentetpresselepas

pour s'échapper. Dans la rue, ellemarche vite en tenant son sac àmain serrécontresapoitrine.Cequ'elles'apprêteàfaireestencontradictionavectoussesprincipes,maisc'estlaseulesolutionpossible.Ellealonguementhésitéavantdes'yrésoudre.Mêmesisaconscienceproteste,elleestconvaincuequ'aufinal,ceserapourunmieux.Chaque fois que Juliette passe au théâtre, elle se lamente de ne pas voir

« son »Loïc. Pourmaintenir un niveau acceptable de vraisemblance, la jeunefemmes'estfixéundélaidedixjoursavantdecabosserànouveausavoiture.Enattendant,ellesouffre.Ellenesupporteplusdenepaspouvoirapprocherceluiàquiellepensesansarrêt.Chaquejour,elleserepassementalementenbouclelesraresinstantsqu'ilsontpartagés.Ellelesenjolive,lessublime,pourarriveràlamêmeconclusion :c'estunemagnifiquehistoireà laquelle ilnemanquequ'uncoupdemaindudestinpourqu'elles'élèvejusqu'auseptièmeciel.Partout,toutletemps,JulietteparledeLoïc.Mêmeauxpatientsducabinetde

radiologie.Surleséchographies,elleal'impressiondereconnaîtrel'angledesonmentonoul'arrondidesonépaule.Uneradiodentaireluiamêmefaitpenseràsonsourire.Çatourneàl'obsession.Eugéniel'acarrémentsurprisedansunelogeàfairesemblantd'avoiruneconversationaveclui.Elleriaitcommeunefrappée,luiracontaitsajournéeetluiposaitmêmedesquestionsensetaisantpendantses

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réponses imaginaires. Il est fascinant de constater tout ce qu'un esprit humainpeutinventerpourtrompersasolitude.Alorscesoir,Eugéniecomptebiendevenirl'instrumentdelachance,quitteà

piétinerdeuxoutroisrèglesdedroitcommun.Mêmesiellen'apaslecostumedesuper-héros,elleenalamentalité.C'estpourjouercerôlequ'elleadécidéderesterenvie.Voilàenfinl'occasiondetenirsapromesse.Elleraselesmurs,jettedescoupsd'œilfurtifsenespérantnecroiserpersonne

qui la reconnaîtrait. Faudrait-il acheter son silence ?Elle etVictor n'ont qu'uncompteépargnequ'ilsgardentpourlesenfants.Uncoupàsemettresurlapaille.Ilseraitsansdoutepluséconomiqued'éliminerlestémoins.Eugéniepréfèrenepas y penser.Le parking est dans la rue voisine ; elle s'y engouffre au pas decharge.Riendesuspectàcela,Victorygareaussileurvéhicule.L'échodesespasrapidesserépercutesurlesparoisdebéton.Ellepalpeson

sacpourvérifierque«l'outil»s'ytrouvetoujours.Ellen'apuemprunterqu'unmodèledepetitetailleparcequ'avecunplusgros,lemancheauraitdépassé.Elleprendl'escalieretarriveàl'étagedesabonnés,dontelleremontelesallées

en ayant l'air le plus naturel possible. Du coin de l'œil, elle vérifie lesemplacementsdescaméras.L'uned'ellesfilmel'entréeetuneautrelarampedesortie.Lavoieest libre.Elleavanceenseprenantpouruneespionneen routeversunrendez-vousquipeutluicoûterlavie.Toutàcoup,aumilieudesvéhiculesalignés,ellerepèrelavoituredeJuliette.

Elle passe devant comme si de rien n'était. Elle tend l'oreille. Seuls ses pasrésonnent.Lescamérassont loin,ellepeutpasserà l'action.Parexcèsdezèle,elledécidedeparfairel'alibidesonbrusquedemi-tourenfeignantd'avoiroubliéquelque chose. Avec une voix de baronne évaporée, elle s'exclame : « Maisquellecruche!Jedescendspourdéposerunpaquetetjenel'aipaspris!»Etlavoilàquiéclated'unrireforcé.ArrivéeàlahauteurdelavoituredeJuliette,elles'interromptbrutalementet

plonge littéralement entre celle-ci et levéhiculegaréà côté.Elle s'est faitmalauxgenoux,maisqu'importe.Riennelaferarenoncer.Ellesortdiscrètementdesonsacunpetitmarteau.—Pardon,maJuliette.Jefaiscelaaunomdetonbonheur.Jetejurequed'une

façonoud'uneautre,jeterembourserai.Aveclepeudereculdontelledispose,ellefrappeunepremièrefoisaubeau

milieudelaportière.Lechocrésonnedanstoutleparking.Ellesefigejusqu'àcequel'échosedissipe.Dépitée,elledécouvrequecepetitcoupn'aproduitqu'uneffet très limité. Un léger enfoncement de rien du tout. Si elle veut que lesdommages soient suffisants pour mobiliser tous les talents de Loïc, il va en

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falloir bien davantage. Alors elle prend son courage à deux mains, s'excuseauprèsdelavoiture,retientsarespiration…etsedéchaîne.Lavoilàquimartèleconsciencieusementtoutleflanc.Unemitraillette,unvrai

pic-vert.Ellemultiplielescoupsavecunefrénésiequasipathologique.Danssaprécipitation,unevitrevoleenéclats.Essoufflée, Eugénie marque une pause. Le résultat commence à avoir de

l'allure.Latôleestconstelléed'enfoncements.MaisEugénieaimeletravailbienfait,etellepeutlesoignerencoreplus.PourêtrecertainequeLoïcseglisseraendessousetferalajoiedesonamie,elles'attaquemaintenantaubasdecaisse.Ceserait évidemment plus pratique avec unemasse,mais elle doit se débrouilleraveccequ'ellea.Alorsellenes'épargnepas.Uneséancedesportexpress.Coincéeentrelesdeuxvoitures,ellesetorddanstouslessensetyvadebon

cœur.Ellepilonnelittéralementlavoituredecoupsrépétitifs.Parunmécanismepsychologiqueunpeupervers,elle finitmêmeparyprendreuncertainplaisir.Emportéeparsonélanetlevacarmeindustrielqu'ilprovoque,ellesecramponneàdeuxmainssursonpetitoutil,lesmâchoirescrispéesetunregarddeparfaiteallumée.Unronflementdemoteurrésonnesoudaindansleparking,lastoppantdanssa

foliedestructrice.Elles'aplatitsur lebéton.Unvéhiculeapproche.Lefaisceaudespharesbalayelesol.Eugénieserecroquevillesurelle-même.Cettefois,elleestvraimentdansunfilmd'espionnage.Sielleestcapturée,ilslatortureront.Ilsessaierontdelafaireparlermaisellenelâcherarien.Ilspeuventsebrosser.Ellen'estpasunebalance,surtoutpasquandils'agitd'uncomplotcontrel'unedesesmeilleures amies dont elle est la seule commanditaire et l'exécutrice. Elleclameral'innocencedeJuliette.D'ailleurs,pourassurerlecoup,commelesvraishérosquiontconnucetteaffreusesituationavantelle,ellevaavalerlesindicescompromettants.Saufquelàc'estunmarteau.Sielleétaituncastor,ellepourraitaumoinsrongerlemanche,maispourlatêteenfer?Uneautruchepourrait legober et s'enfuir en courant sur ses grandes pattes. Eugénie imagine déjà lesenquêteurs lancésàsapoursuite,puis, l'ayantattrapée,attendantque l'autruche«évacueparlesvoiesnaturelles»pourrécupérerlapreuve.Laberlinepassepour aller chercheruneplaceplus loin.Lecœurd'Eugénie

batlachamade.Toujoursallongéesurlesolcommeunefugitive,ellecontemplesonœuvre.Ellen'yestpasalléedemainmorte.Mêmeavecunpetitmarteau,mamanBrontofaitdubonboulot.QuandLoïcinterrogeraJuliettepouressayerde comprendre comment elle a pu subir ces improbables dégâts, elle pourrarépondrelaboucheencœuretlesyeuxpapillotants:«Aucuneidée.»Pourunefois,ceseravrai.

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Lenouvelarrivants'estgaréetaquittéleniveausouterrain.Eugénieserelèveavecprudence.Ilyadesmorceauxdeverrepartout.Unebonnechosedefaite.Unjour,c'estcertain,Juliettelaremerciera.Eugéniesesentenharmonieavec

lemonde.Unevraiepaixintérieure.Etvlan!Pourlaroute,undernierpetitcoupsurlerétroviseur.

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Telunaréopagededemoisellesd'honneurdévouéesàleurprincesse,Eugénie,CélineetChantal,l'habilleuse,s'activentautourdeNatacha,juchéesuruncubedeboisetvêtued'unedesesplusbellesrobesdescène.Dans l'atelierdeconfection,ellesdiscutentdesajustementsàprévoir sur les

tenuesdelacomédienne.LavedettedeCœuràretardementseplaintdefinirlesreprésentations engoncée dans ses costumes au bord de l'apoplexie. Pourménagerl'egodeladiva, tout lemondeadmetofficiellementquelestissusontsansdouterétréciaulavage,maispersonnen'estdupe.Bienqu'elles'endéfende,l'actrice a pris un peu de poids.C'est d'ailleurs pour cela que la réunion a étéclasséetopsecretetgentimentsurnommée«Opérationbouboule»parEugénie.Nicolas, lemetteurenscène,maisplusencoreMaximilien,songrandrival,nedoivent en aucun cas entendre parler des kilos malvenus de la tête d'afficheféminine,souspeinedereprochespourl'unetdesarcasmespourl'autre.Ontoqueàlaporte.—J'avaisdemandéàcequel'onnesoitpasdérangées,bougonneNatacha.ChantalvaouvriretdécouvreAnnie,tremblantedelatêteauxpieds.—Qu'est-cequisepasse?T'asvuunearaignée?—Vousm'auriezentenduehurler,rétorquelacoiffeuse.Non,c'estplusgrave:

ilyauninspecteurdepoliceavecdeuxagents…Eugéniemanquedes'évanouir.C'estcertain,elleaétérepéréeparunecaméra

quiauraéchappéàsavigilance.Sonattentataumarteauaétédécouvert.Lavoilàprise d'un violent hoquet qui perturbe son sens de l'équilibre. Elle tente de serattraperàlatable,maiselleloupesoncoupetseraccrocheàlarobedeNatacha,quin'attendaitquecelapourcéder.Undéchirementausenspropre.«L'opérationbouboule » est un fiasco complet, une plantademagistrale.Ceci dit, avec unefentepareille,ladivaadésormaislaplacedeprendretousleskilosqu'elleveut.

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Bon appétitmémère ! Pour Eugénie, tout n'est cependant pas perdu. Elle doitpouvoirs'enfuirparlesoupiraildestoilettes.Elleretomberadanslespoubelles,maisça, ellea l'habitude.C'estunpeu l'histoirede savie.Couverted'ordures,titubantcommeunehallucinée,elleprendra l'avionenclasseécoversunpaysexotiquen'ayantaucunaccordd'extraditionetoùl'ontrouvedesautruchespourleurfairemangervoussavezquoi.Là-bas,elleapprendralalangue,nevivraquelanuit et s'habituera àdétourner lesyeuxen croisant lespatrouillesdepolice.Avec le temps, elle refera sa vie. Pour les locaux, au fil des années, elledeviendralalégendaire«Yoliemisteroso»,lafemmesanspassé,présentéeselonlesversionscommeunesorcièreimmortelleoucommelapremièreastronauteàavoirvucequisecachede l'autrecôtéde la lune.Dans lesdeuxcas,mauditepour l'éternité. Bien sûr, Victor lui manquera, mais ils pourront échanger parInternetavecdesnomsdecode.Commelorsqu'ilssesont rencontrés,ellesera«Cocottedodue»etlui«Coincoind'amour».Pourtant,unproblèmegraveseposedéjà:lesenfants.Déjàqu'elleestmalade

en les voyant peu, comment pourrait-elle survivre sans aucun espoir de lesretrouverunjour?Ellepourraitévidemmentpayerunchirurgienvéreuxpourluirefaire levisage,ainsi, elle reviendraitenFrance incognito,maisellen'estpascertainequeNoémieetEliottaientenviedelavoiraveclevisaged'unvampirefondu parce que, ne nous mentons pas, les chirurgiens véreux sont rarementdoués.Eugénieestpiégée,ellenes'ensortirapas.Pourunefoisqu'elle faitun truc

illégal,elle se faitpincer.Lapoisse,c'est toujourspourelle. Ilyapartoutdescrevuresquicommettentlepireets'ensortentindemnes,parfoismêmeavecleshonneurs,alorsque,pourquelquesmalheureuxcoupsdemarteau–unecentainetoutauplus,etsurlavoitured'uneamiequiplusest–elledevracroupirdansdesgeôles humides infestées de rats où l'on ne capte qu'une seule chaîne de télé.C'estdégueulasse.—Ilestlàpourquoicepolicier?demandeChantal.—IlveutvoirCéline.Lanaturehumaineréserved'incroyablessurprises.Sil'onsedonnelapeinede

l'étudierdeprès,cesontdestrésorsquel'onpeutydécouvrir.Làparexemple,entre le scénario délirant qu'Eugénie a réussi à se monter toute seule et lemomentoùelles'inquièteàl'idéequeCélinepuisseavoirdesproblèmes,ellearéussiàcaserunemicrosecondedejoiepureenapprenantquelesflicsn'étaientpas là pour elle. Malgré toute l'affection qu'elle éprouve pour Céline, elle aquand même été vachement contente que la foudre s'abatte plutôt sur elle.Comment assumer cette satisfaction indécente sans se consumer de honte ?

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Eugénie s'en veut, et elle est prête à tout pour aider sa copine, d'autant plusragaillardiequecenesontplussesfessesquisontdanslalignedemire.Ellesetourneversl'intéressée,quiestsouslechoc.Dansunélansincèremais

dontl'intégritérestedouteuse,Eugénieseprécipitepourlaprendredanssesbrasetlaréconforter.SiDieuparleparfoisànoscœurs,ildoitcertainementdiscuteraussiavecnospieds,carcesonteuxquicettefoissontl'outildesonchâtiment:EugéniebutedanslecubedeNatacha,quimanquedeperdrel'équilibredanssarobe déchirée tandis que la gardienne s'étale de tout son long au milieu destabourets.Lachuteestridicule,etlecriquil'accompagnepourraitfairefuirtouslesoiseauxmigrateursd'uncontinentenunseulenvol.Tout le monde se précipite pour aider Eugénie, sauf Natacha qui se

contorsionnepourvoirjusqu'oùsarobeacraqué.Célinesepenchesursonamieàterre.—Nebougepas,situaslacolonnebrisée,çapourraittetuer.—Riendecaffé,bafouilleEugénie,àpartmonamour-propre.Fafaitmal.Chantals'accroupitprèsd'elle.—Eugénie,queljoursommes-nous,etquelesttonnom?—Monnom,tufiensdeledire,bouffonne,etonestmercredi.—Formidable,elleatoutesatête!Commeunemouranteàl'heuredesonderniersouffle,Eugénietendunemain

tremblanteverssonamie,quilasaisit.—Qu'ya-t-il?—Favoirlesfoulets.—Tuveuxquej'aillevoirquoi?—Lesfoulets!—Ah,lespoulets!Tuparlesbizarre,t'asdûtecognerentombant.—F'estfa.Bobotête.Pasgraf.Vafoirlesflicsmaisn'afouerien.Net'enfais

pas,veleurdiraiquef'étaitmonidée.Foutvaf'arranger.Céline,leslarmesauxyeux,selèvepouralleraffrontersondestin.Chantalsemetàhurler,maisc'estparcequ'elleaaperçuunesouris.Natacha

hurleaussi,maisparcequ'ellevientdevoircequirestaitdesarobe.

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Danslehallduthéâtre,troispolicierspatiententencompagniedeVictor,quine sait plus comment entretenir la conversation. Deux d'entre eux sont enuniforme.Celuiquinel'estpass'avanceversCélineaupasdechargedèsqu'elleapparaît.—MadameLamiot?—MadameHaas.Jesuisdivorcée.Bonjour.—Navréd'avoiràvousdéranger.InspecteurDeFreitas.Vousn'avezpasreçu

notrecourrier?—J'enaieffectivementreçuunquimedemandaitdemeprésenterchezvous

«dèsquepossible»,cequejecomptaisfaire…—Dansnotrejargon,c'estunefaçonpoliededire«trèsrapidement».—Je travailledans les assurances, je sais cequ'estuneurgence.«Dèsque

possible»n'indiquepasuneprioritéparticulière.Céline n'est pas décidée à être conciliante. Elle se doute que son ex est

derrièrecettevisite,etçal'énerve.—Commentm'avez-voustrouvéeici?—Votreemployeurnousainformésquevouspassiezdanscetétablissement

unegrandepartiedevotretempslibre.Entantquecostumièrebénévole,sinosrenseignementssontexacts.—Toutàfait.Rassurez-moi,cen'estpasundélit?L'hommes'amusedelaremarqueetenchaîne:— Nous sommes ici parce que M. Martial Lamiot, votre ex-mari donc, a

déposéuneplaintecontrevous.L'expressiondeCéline,maisplusencoresespoingsquisecrispent,nelaissent

aucundoutesurcequ'elleressent.Saréactionn'échappepasàl'inspecteurqui,l'airderien,ajoute:

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—Jeneconnaispascemonsieur,maisildoitavoirdesacréesrelationspourqu'onhéritedecedossier.Notremétiernousdonneaussiunecertaineexpériencede ce qu'est une priorité, et croyez-moi, nous avons des cas autrement plusimportantsàgérer.—Ilaeffectivementbeaucoupderelations,souventdouteuses…—Avez-vousuneidéedumotifdesaplainte?Célinesesouvientduconseild'Eugénie:«N'afouerien.»—Aucune.Undespoliciersenuniformetenduneenveloppeàsonsupérieur.—Étiez-vousenvacancesvoilàenvironquatresemaines?Célineestdécontenancée,cen'estpaslaquestionàlaquelleelles'attendait.—Oui, j'aipasséquelques joursavecmonfils,Ulysse,queM.Lamiot, son

père, a refusé de prendre au derniermomentmalgré nos accords parce qu'il apréférépartirenvacancesavecunedesespoules.—Je suis désolé,mais je dois formellement vousposer une autre question.

Gardez à l'esprit que votre réponse vous engage, mes collègues et moi étantassermentés.—Jevousécoute.—Avez-vousproférédesmenacesdemortàl'encontredeM.Lamiot?—Jevousavouequ'ilm'estarrivé…L'inspecteursourit.—MadameHaas, si je peuxmepermettre un conseil, vousdevez répondre

avecleplusgrandsérieux.Jenefaispasallusionàcesmotsdecolèrequel'onpeuttouslaisseréchapper,jevousparledemenacesréelles.Tenez-vous-enauxfaitsdanscequ'ilsontdeplusstricts.—Alorsmaréponseestnon.—Luiavez-vousenvoyéunelettredemenaces?—Jamais.Ilsortunephotocopiedel'enveloppeetlatendàCéline.—Avez-vousécritcettecarte?Céline s'empare du document et découvre une carte postale, envoyée de

Floride,surlaquelleestécrit:Salecharogne,tuvascrever,jevaistefairepayertatrahison.Çatecoûteratouttonblé.Jevaistesaignercommelesalevoleurquetues.Aucunesignature.Céline éclate d'un rire qui résonnebien au-delàduhall.Elle est secouéede

spasmesetleslarmesluicoulentdesyeux.L'inspecteurlaregardefroidement.—Qu'est-cequivousamuseàcepoint?—Jemesenssoudainmoinsseule!Onestaumoinsdeuxàpenserlamême

chosedecetteordure.Maisjevousprometsquejen'aipasécritcettecarte.J'ai

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cruque…enfin,aucuneimportance.Soulagéeque lapolice soitvenuepourunactedont ellen'estpascoupable,

Célinerespire.Enplus,elleadorel'idéequequelqu'und'autreenveuilleàmortàsoncrétind'ex-mari.—Vousêtescertainequevousn'avezpasenvoyécettecarte?— Absolument. Des dizaines de personnes doivent pouvoir témoigner que

j'étais trop occupée à essayer de m'en sortir ici pour aller écrire ce genre defoutaisesenFloride.— Pour brouiller les pistes, vous auriez pu demander à un complice de la

poster…Célineritdeplusbelle.—Jeneconnaisniflamantrose,niricheretraité,nitrafiquantdedrogue.Mes

prochesn'ontrienàfaireenFloride!L'hommes'avanced'unpasverselle. Il la regardedroitdans lesyeuxet lui

murmure:— J'adore votre rire, madame Haas, je le trouve terriblement sexy. Mais

lorsquevousêtesarrivée,vousaviezlatêted'unecoupableetjem'yconnaisunpeu.Alors je ne sais pas de quoi il s'agit,mais j'ai la conviction que si vousn'avezpasécritcettecarte,vousavezautrechosesurlaconscience.Célinenerigoleplusdutout.Commeuneportedecoffre-fortfaceàunelance

thermique,elleessaiederésisterauregardinquisiteurdel'inspecteur.—Jevoussouhaiteuneexcellentesoirée,madame.Jesuiscertainquenous

allonsnousrevoirtrèsbientôt…

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Par les haut-parleurs, une voix triste à pleurer se répand dans le théâtre.Daniel, le perpétuelmalade imaginaire, se charge d'une annonce régie commes'il décrétait un deuil national : « Ouverture au public dans dix minutes.Vérification de la mise en place des accessoires. S'il vous plaît, on libère leplateauetonrefermelesrideaux.»Letondesescommunicationsaaumoinslemérite d'amuser toute la troupe, qui se les répète en mimant une agonie ou,mieux,unependaison.PourEugénie,cemessageannoncelafindesonservice.Leséquipesprennent

désormaislerelaiset,dansunemécaniquebienhuilée,chacunvajouersonrôlepour assurer le bon déroulement du spectacle. La ruche fonctionne à pleinrégime,tandisquelareinedoitcoûtequecoûteenfilersaroberafistolée.Eugéniedevientalorslaspectatriceprivilégiéedel'effervescencequiprécède

lasoirée.Ellesavourel'énergiedeceuxquitravaillentensemble.Elleadoreça.Unevraiedrogue,dontellereçoitsadosedujouravecgourmandise.Les techniciens sont lesmaîtres en coulisses, où ils règlent et agencent une

multituded'éléments.Ilyatantàfairequ'Oliviernepeutplusrépéterplusieursfoischacundesesmouvementsderenforcementmusculaire.Danslecouloirdesloges,touteslesportessontouvertes.Maquilleusesetcoiffeusespassentdel'uneàl'autreens'apostrophantjoyeusementpourpréparerlescomédiens.Eugénienese lasse pas de cette ambiance, de ces gens mêlés dans une intimité unique.Avantdemontersurscènecommeonmonteaufront,latroupeseresserreetfaitcorps,pouraller ensuite rencontrer la foulequ'il faudraapprivoiser souspeined'êtrepiétiné.Chaquesoir,aufild'unepromenadebienbalisée,Eugénietraverselesdifférentsespacesensefaisantlaplusdiscrètepossible.L'heureestautravailet elle ne veut gêner personne. Elle délaisse les blagues potaches des électrospours'intéresserauxpaniquesdeshabilleusesqui,commechaquesoir,ontperdu

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unebarretteouunvêtementqu'ellesretrouverontdansquelquesinstants.Parfois,elleparticipe,maiscequiluiplaîtsurtout,c'estdesaisirlespetitesétincellesdevie qui naissent entre les gens aumoment où ils s'apprêtent à se lancer. Ellerejointensuitelagrandesalleoùlesouvreusesfontleurdernièreinspection.EugénieaperçoitLaura,àquiellevoulaitjustementdireunmot.Elleremonte

l'alléecentraleetl'interpelle:—Bonsoir!Toutvabien,paréeàgérerlameutedéferlante?—Çava,jesuisprête,répondlajeunefillesansentrain.Ellesembleéviterdefairefaceàsoninterlocutrice.Lagardiennepoursuit:—Arnaudnousa racontéque tu luiavaisoffertdeuxcasquettes identiques,

unepourluietl'autrepourNorbert.Laurahochelatête,toujoursdebiais.Eugénies'enthousiasme:—Ilétaitfoudejoie!IlnelaquitteplusetNorbertnonplus,mêmesiçane

va pas vraiment avec le costume d'Indien qu'il portait aujourd'hui. Je te pariequ'ilsvontdormiravec!Lauraréagitàpeine.—Tonpèretravailledanslestravauxpublics?demandeEugénie.—Non.Pourquoi?—Lescasquettessontàlamarqued'unesociétédeconstruction.—Effectivement.—Entoutcas,tuasfaitunheureux,etmêmedeux!«Ouverturedesportesaupublicdanscinqminutes.»Sil'onenjugeparleton

deDaniel,ilneluiresteplusquequelquesinstantsàvivre.—Jedoisallermemettreenplace,madame.«Madame»?Quelquechosecloche.L'attitudedécidément très inhabituelle

del'ouvreusealerteEugénie,quiposelamainsursonépaule.—Laura,toutvabien?Lajeunefilles'obstineàdétournerlevisage.—Aucunproblème,toutsepasserabien.—Pardond'insister,maistun'aspasl'airdanstonétatnormal…Eugénie seglissedevant la jeune filleetdécouvrequ'ellea lesyeux rougis.

Sesjouesportentencoredestracesdelarmes.—Tupleures?Qu'est-cequit'arrive?—Rien,pardon,jesuisdésolée…Celanesereproduiraplus.Jevouspromets

quelesspectateursneleverrontpas.—Cen'estpaspourlepublicquejem'inquiète,maispourtoi.Veux-tuqueje

tefasseremplacer?—Non,s'ilvousplaît,jeveuxfairemontravail.C'estimportantpourmoi.—Tuaseuunproblèmeici,quelqu'unt'aennuyée?

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— Non, non. Tout le monde est charmant. Heureusement que je vous aitous…—Ils'agitdetesétudes,d'unpetitami,detesparents?—Jevousassure,cen'estquemoi.Toutvabien.Le«toutvabien»sentlaformuletoutefaite,maisEugéniesaitqu'ellen'en

apprendrapasdavantagesansdevenirintrusive,cequ'ellenesouhaitepas.— Tu sais, Laura, tout le monde ici t'apprécie énormément. Tu t'es

parfaitementintégréeàlatroupe.Chacunaremarquétonsensdeladiplomatieettonefficacité.D'ailleurs,plusaucunspectateurneseplaintdepuisquec'est toiquilesplaces.Tufaistoujoursl'impossiblepourarrangerlescasépineux.Maistaprésenceneserésumepasàtonutilité.Cen'estpaslaphilosophiedulieu.Onatousnosproblèmes,noshistoires,etparfois,entrenous,onpeutenparleretçafaitdubien.Noussommesunebellebandedebranquignols,maislaplupartontuncœurenor.—Jesais.Eugénieluiremetsafrangeenordreetluicaresselajoue.—N'oubliepas,situasbesoin,noussommeslà.

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Lepublicduvendredineressembleàaucunautre.Onyremarquedavantagedegroupesd'amis,defamilles;moinsdecélibatairesoudecouples.Maissisacomposition est sociologiquement différente, c'est d'abord l'énergie qui s'endégage qui le distingue. L'ambiance est plus vive, plus réactive.Ça rigole, çaéchange, c'estmoins formel qu'avec les spectateurs du samedi soir qui sont –avecunjourd'avance–plus«endimanchés».Commesiceuxquisortentlesoirdudernierjourdetravailavaientencommununappétitdevivresupplémentairequi les pousse à prendre de l'avance sur leur temps de loisirs. Lorsqu'ils seréveillerontlesamedimatin,ilsserontdéjàsortis,etilleurresteraencoredeuxjoursàsavourerlibrement.Pourtant, depuis sa loge habituelle, ce n'est pas aux spectateurs qu'Eugénie

s'intéresse.ElleobserveLaura,quiplacelesarrivantslesunsaprèslesautres.Àchaquefoisunsourire,quelquesmotsenprenant le tempsde lesaccompagnerjusqu'à leursiège, sansperdredevueceuxquientrentet sepermettentparfoisn'importequoi.Pourmaintenirunrythmesoutenu,ellecompenselesprécieusessecondesqu'elleaccordeàchacunparunretourverssabaseaupasdecourse.Ellen'estpasseulepourplacer,maisc'estdeloincellequiassureleplus.Elleatoutdesuitecomprisl'espritdesafonction,et,mêmesiellen'estpasvenueauthéâtrepourcela,s'yconsacredebonnegrâce.Victoraraison:c'estunepetitequienasouslepied.Eugénielasuitdesyeux,encoretroubléeparlechagrinqu'elleasurprischez

lajeunefille.Trèsdiscrète,Lauranelaissejamaisfiltreraucuneémotion,quecesoit faceauxblaguesd'Olivier,aux réflexionspince-sans-riredeVictorouauxcomportements arrogants de Maximilien et Natacha. Même pendant lesauditions, alorsquepersonnene seprivede commenter, ellegarde sa réserve.Seslarmessontd'autantplussignifiantes.

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La lumière de la salle décline et une petitemusique entraînante annonce ledébut imminent de la pièce. À l'orchestre et aux balcons, chacun se caleconfortablementdanssonfauteuil.Ayantachevésamission,Lauraseretire.Sasilhouette recule dans l'ombre jusqu'à s'y fondre. À quoi pense-t-elle à cetinstant?Quelletristessecache-t-elle?Lerideaus'ouvresurl'appartementdeCœuràretardement.Lumièredupetit

matin. Maximilien entre en coup de vent dans le décor, salué par quelquesapplaudissements. Sur ses gardes, débraillé, sa chemise dépassant àmoitié desonpantalon,ils'arrêtedevantlemiroiretselamentesurlesmarquesderougeàlèvresquesonvisageporteencore.—Mongarçon,tufrôlesdeplusenplussouventlalimite!Tuvasfinirparte

faireprendre…Unevoixfémininel'interpelled'unepiècevoisine:—C'esttoi,chéri?—Oui!Jesuisenfinrentré!Pardonne-moipourceretard.Finalement,ona

travaillétoutelanuit,mais–bonnenouvelle!–lecontratestenfinbouclé.Pendantqu'ilment,iltented'effacerlestracescompromettantessursesjoues,

sansyparvenircomplètement.Lavoixdelafemmeenchaîne:—Tudoisêtreépuisé.Jeteprépareunpetitdéjeuner?Installe-toi.—Tuesunange,jevaisd'abordmerafraîchir…Avec une parfaite synchronisation, il s'engouffre dans la salle de bains au

momentprécisoùNatachadébouledelacuisine.En songeant à laportéede la scène,Eugénie comprendpourquoiCélinen'a

assistéqu'àuneseulereprésentationdecettepièce.Lasituationdececoupledoitfairedouloureusementéchoenelle.Elleaussiaététrompée.Peut-êtremêmea-t-elle entenducertainesde ces répliques si tristementuniverselles.Commecettefemmequiarriveavecsonplateausouslesapplaudissements,elleaétéaveugle.Mais–etc'esttouteladifférenceentrelaréalitéetlafiction–ellen'apasréglél'échecde soncoupleenmoinsdedeuxheures.Ellen'apasmis leschosesaupointetrefaitsavieenunesoirée.Quantauprincecharmantquiviendraluifaireoubliersonhistoiremalheureuse,ellel'attendtoujours.Maximilienréapparaît,changé,coiffé,etlibérédesstigmatesdesesinfidélités

avecunecéléritéqueseules l'ellipseet lamiseenscèneautorisent.Natachaseprécipiteàsoncouetl'embrasseavecfougue.Unvéritablerôledecomposition.Alorsqu'elles'installeàtableenespérantpartagerunmomentaveclui,ils'affaledavantagedanslecanapéetcommenceàfeuilleterunmagazine.Elleluiracontesajournéedelaveille,quin'ariendepassionnantmaisquiestauthentique,alorsqu'il s'invente mille péripéties – agrémentées de quelques actes de grandeurchimériques–pour justifier son absence. Il est formel : ellene connaît pas sa

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chance d'avoir une vie si facile, alors que lui croule sous les soucis et lesresponsabilités.Lepublicnotequ'iltrouvelemoyendeseplaindrealorsmêmequ'il la baratine. Le processus conduisant à la détestation du méchant estenclenché.Tout l'enjeu de la scène consiste à révéler l'abîme qui sépare les deux

protagonistes. Une sincérité naïvemanipulée par un odieux cynisme. Plus lesspectateurshaïrontceluiquisemontrefourbe,lâcheetcruel,pluslapièceseraunsuccès.Cesoir, le jeudeMaximilienaquelquechosedelégèrementdifférent. Ilest

bondissantetincarnesonpersonnageavecuneintensitéinédite.Natachasembleavoirunpeudemalàfairepreuvedelamêmeprésencequeluisurscène.Mêmeenayant lemauvais rôle, il s'ensortmieux.EugéniesaitqueMaximilienn'estpas du genre à faire des efforts sans raison. D'où lui vient cette énergie ?Quelqu'un à impressionner dans le public ? Un nouvel épisode de la guerreinfantileque lesdeuxcomédiensse livrentà travers leur texte?Eugénieva lesurveillerdeprès,parcequ'ilestévidentquetoutn'estpasclair…

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—Àcesoir,machérie!— Reviens-moi vite, mon amour ! Je suis tellement impatiente de te

retrouver!Les intentions de jeu et l'articulation desmots sont caricaturaux, exacerbés,

pourquemêmelesspectateursdesrangslespluséloignéspuissentsaisircequi,dans la vraie vie, ne serait que murmuré. La nuance perd ce que l'évidencegagne.L'hommeembrassehypocritementlafemmequ'iltrompeetprendcongé.À partir du moment où il sort de scène, le compte à rebours est lancé.

Maximiliensaitqu'ildisposedemoinsdequatreminutespourmettresonprojetàexécution.Ils'enamusedéjà,avecunecruautédignedesonpersonnage.Leskilossuperflusquifragilisentsapartenaireetdontilaentenduparlerparhasardsontunechancequ'ilnepeutlaisserpasser.Ilsehâtesansenavoirl'air,croiseOlivier etdeuxautresmachinosqui jouent avec leur téléphoneenattendant leprochain changement de décor. La voix de Natacha emplit la scène. Unmonologuedurant lequel elle appelle sameilleureamieafinde lui raconter cequ'ellecroitencoreêtresonbonheur.Maximilien feint de se rendre dans sa loge mais, après avoir vérifié que

personneneluiprêteattention,bifurqueendirectiondesmachineriesetseglissepar la porte qui descend vers les dessous de scène. Il n'a pas une seconde àperdre.S'ilveutréussirsoncoup,ildoitfoncerafindesetrouverpileaubonendroit,

àl'instantidéal.Laréussitedesonplanreposesuruneconjonctiondepositionstrèsprécise.Aubasdel'escalier,ilmarqueunepause.Sesyeuxontbesoindes'habituerà

lapénombre. Il s'insinueentre lespiliers, comme lecomploteurqu'il est.Tousceuxquis'aventurentdanscetenvironnementobscurontdécidémentdesallures

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debrigands.Maximilienprogresseverslepointstratégique.LavoixétoufféedeNatachaluiparvientàtraversleplancherdelascène.Pourlemoment,ilestdanslestemps.Sisonforfaitsedéroulecommeill'espère,personnenesoupçonnerace qu'il s'apprête à commettre.En bon comédien qui connaît ses classiques, ilsaitquelescrimesparfaitssontceuxquepersonnenedécouvre.Ilenaplusqu'assezdesréflexionsdesapartenairesursadésinvoltureetson

prétendumanquedetalent.Ilnelasupporteplus,c'estépidermique.Argumenterne servira à rien.La seule façon de contre-attaquer est de la pousser dans sesderniersretranchementspourl'obligeràdévoilersespropreslimites.Il arrive au trou du souffleur. Par l'ouverture, la voix de la comédienne est

claire, toute proche. Elle est pile sur l'avant-scène.Maximilien déplie la largefeuillequ'ilasoigneusementpréparée.SeuleNatachaverracequ'ilyaécrit.Nile public ni l'équipe n'en devineront rien. Alors qu'elle ne s'y attend pas, enpleine tirade, cette bêcheuse qui le houspille va se prendre un message trèspersonnel auquel elle ne pourra pas échapper, et encore moins répondre. Unvéritablemissilepsychologiquedontelleestl'uniquecible,unechargeexplosivequivapercersonblindagemoralet luifaireperdre lespédales.Moinsbruyantqu'uncoupdecanon,plusdestructeurqu'untirdelance-roquettes,plussournoisqu'unemine.Maximiliendétientl'armeabsolue.Ilenricanedéjà.Connaissantparfaitementledéroulédelamiseenscène,ilsaitprécisémentoù

Natachasesituesurleplateauenfonctiondesmotsqu'elleprononce.Plusquequelquessecondesetellesetiendraexactementfaceautroudusouffleur.C'est certain, l'effet sera fulgurant. Comment Natacha va-t-elle réagir ?

Bafouiller, lâcher le filde son texte?Un instant,Maximilien seprendà rêverqu'elle éclate en sanglots et quitte la scène sous les huées avant demettre untermeàsamisérablepetitecarrière.Lemomentestvenu.Ilprésentesafeuilleàl'intéresséeparl'ouverture.Éclatetarobe,grossepatate,ceseratonmeilleurrôle.L'inflexionbrutaledans lavoixdeNatachanelaisseaucundoute :ellea lu.

L'objectifestatteint.Elletrébuchesursontexte.Cequiauraitdûêtrejouéavecuneallégressecommunicativeestânonnéavecuneconsternanteplatitude:—Aux prochaines vacances, nous partons au bout du monde, sur des îles

paradisiaques…Ladivanerespecteplus les indicationsdemiseenscène.Maximiliengoûte

l'instant. Ilnedoitcependantpass'éterniser,souspeinede loupersaprochaineentrée.Ilestunpeudéçu:Natachasemblesereprendreplusvitequ'ilnel'avaitespéré.Maislecoupaquandmêmeporté,etc'estlaseulechosequicompte.Ellevapeut-êtreréussiràacheverlareprésentation,maisauprixdequelsefforts!La

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«patate»auradumalàseconcentrersursonjeu.Maximilienn'enparaîtraquemeilleur,etc'esttoutcequiluiimporte.

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Sortantdelasalledebains,Eugénieseglissedanslelitoùsetrouvedéjàsonmari.Elles'est«préparéepourlanuit».L'expressionatoujoursamuséVictor,qui lui,balancesesvêtementsen tasavantdese laisser tombersur lematelas.«Sepréparerpourlanuit»,quelleétrangenotion…Est-cequel'onsepréparepourlejour?Pourquoicerituelsecretest-ilsilong?Victorsentbienqu'ilvautmieuxnepasplaisantersurlesujet,carEugénienedécolèrepas.—Lethéâtreestendangerettoutcequel'autreimbéciletrouveàfaire,c'est

déstabilisersapartenaireaurisquedesaboterlareprésentationdevantunesallepleine!Lasimpleévocationdel'incidentsuffitàfairerepartirVictordansunrirequ'il

neparvientpasàcontenir.Ilsaitpourtantcequ'ilrisque…Eugénieluilanceunregardnoir.—Ondiraitqueleursenfantillagest'amusent…—Onnevapasenpleurer.—Évidemment,toi,toutcequit'intéresse,c'estfairel'idiotavecOlivieretle

restedelabande!Parfois,jemedemandesivousvousrendezcomptedecequisejoueencemoment.Vousêtesirresponsables.—Iln'yapasmortd'homme.Leurpetitjeustupideneblessequ'eux.L'argument ne calme pas la gardienne, bien au contraire : elle s'en prend

désormaisàsonmari.—J'enaiassezquetuprennestoutàlarigolade.J'aimeraisquetutesentesun

peuplusconcernéparcequisepasseautourdenous.—Jelesuis,protesteVictor,saufquejeneprendspastoutautragique.— Tu l'as vue, la pauvre, pendant son monologue ? On a tous cru qu'elle

faisaitunmalaise.Ilyavaitdequoi!Lesspectateursontdûpenserqu'ellejouaitcommeunpied.

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—Enmêmetemps,safaiblessepassagèrealargementétécompenséeparlaviolencede lagiflequ'elle luia flanquée lorsde lascène finale.Pour lecoup,c'étaitsuperbienjoué!Maxadûlasentirpasser.— C'est vrai qu'elle était belle, cette claque. Il ne l'a pas volée. Peut-être

devrait-ongarderl'idéeetsuggéreràNicolasdel'intégreràlamiseenscène?—Passûrquenotregrandevedetteacceptedes'enprendreunepareilletous

lessoirs.Eugéniesourit.Soncourrouxsembles'apaiser.Victorseglisseverssafemme.

Commeunchiot, ilvientnicher sonmuseauaucreuxdesoncou. Il ferme lesyeux. Il ne veut rien de spécial. Aucunemanœuvre, aucune arrière-pensée. Ilespère simplement pouvoir rester ainsi le plus longtemps possible. Sentir sachaleur,respirerleparfumdesapeau.Ilatoujoursaimécalersatêtecontreelle.Sonpropreesprit luiparaîtmoins lourd.Alorsqu'ilsvenaientdeserencontrer,c'estl'undespremiersgestesdetendressequ'ils'estpermis.Ilnes'enestjamaislassé.Aufildesannées,cen'estdevenuniunehabitude,niunemanie,justeunplaisirsanscesserenouvelé.— Tu t'inquiètes pour Laura, murmure-t-il, tu t'énerves sur Max. J'ai

l'impressionquetuvasmieux.Voilàdesmoisquetuneréagissaisplusàrien.Eugénien'apasenviederépondre.Ellehésiteàprendresonlivresursatable

denuit,histoiredesechangerlesidées,maisilnecomprendraitpas.Alorselleluicaresselescheveux,mécaniquement.Ilneditrien,maisillesent.Ellefinitparluidemander:—Tutesouviens,nousdeux,audébut?—Plutôtbien.—Terappelles-tucequit'adonnéenviedeterapprocherdemoi?Victorseredresse.—Quellequestion…Pourquoiabordercelacesoir?—UneconversationavecJuliettem'afaitréfléchir.—Pasévidentderépondre.—Était-ceilyasilongtempsquetuasoublié?—Pasdutout.Simplement,àl'époque,jeneteconnaissaispasaussibienque

maintenant.—Turegrettescetemps-là?—Absolumentpas.Ellessontspéciales, tesquestions,quandmême! Ilya

quelquessemaines,onnepouvaitparlerderien,etmaintenanttutelancesdansun véritable interrogatoire affectif… Tout ce que j'essaie de dire, c'estqu'aujourd'hui,jeteconnaisparfaitement–enfinjecrois–alorsqu'aumomentoùjet'airencontrée,jetedécouvrais.Jenesuispasseulementtombéamoureuxdecequetuétaisàl'époque,j'aiaussieuenviedecequetupouvaisdevenir.

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—Tuétaiscapabledevoircela?—Probablement,puisquejen'aijamaisétédéçu.—C'estbienjoli,maistun'aspasréponduàmaquestion.Victorbougonneetfaituneffortdemémoire.— Les premières fois où je t'ai vue… Ton prénom d'abord, celui d'une

impératrice, m'impressionnait. Un prénom hors du temps, hors des modes.Particulier,commetoi-mêmesemblaisl'être.Certainsletrouvaientvieillot,maismoijel'aitoutdesuiteaimé.Etpuistuavaisl'airdifférentedesautresfilles.Tuprenaistoutausérieux,tunefaisaisrienàmoitié.Quecesoitpourungâteauouunerévolution,tuyallaisàfond,entonâmeetconscience.—Faireungâteauenmonâmeetconscience…—Tumedemandes,jeteréponds.Tuétaisentière,intègre,loyale.—J'aichangé?—Non.Mais donner son avis quand on a vingt ans, c'est facile.On a des

idéesarrêtéessur tout,onjugevite,oncroitsavoiretonn'hésitepasà ledire.Ensuite,avecletemps,ilfautavoirlaforcedenepasrenonceràsesconvictions,nepascéderàlafacilitéouaubordelambiant.— Tu ne te dis jamais que ta vie aurait pu être meilleure avec une autre

femme?—C'esttoiquej'aichoisieetjeneleregrettepas.— Il ne t'arrive jamaisd'imaginer tavie autrement ?Tune tedispasqu'en

vivantavecmoi,tuaspeut-êtreétéprivédechosesquetuauraiseuesavecuneautre?Victorhausseunsourcil.—Quelledrôled'idée…Jepréfèreprofiterdecequej'aiplutôtquedecouiner

surceque jen'aipas.Lavieest faitedechoix, tues lemien.Onnepeutpasprendre tous les chemins. Peut-être que je ne suis pas un aventurier, peut-êtrequejenevisepaslesextrêmesoulessommetsdontd'autresrêvent,maisjem'enfiche. Je ne manque de rien. Tu n'es pas devenue ma femme par dépit. Etmaintenant, laisse-moi te retourner la question : penses-tu que nous devrionsavoirdesregretsausujetdenotrevie?—Jenevaispasjusque-là,mais…Sinousnevivionspasensemble,tunete

serais pas senti obligé de me suivre ici. Tu aurais d'autres loisirs que det'acharneràtenterdemaintenircethéâtredebout.—Toutvabien.Maisrépondsplutôtpourtoi-même.Puisquetuesenpleine

introspection,as-tudesregrets,toi?Eugéniepèsesesmots:—Letempsavance,onademoinsenmoinsd'options.Onperdbeaucoupde

choses,deforce,desgens…

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—Onengagneaussi.Onidentifiedemieuxenmieuxcequicompte.Onnetombeplusdanstouslespièges.— Tu as raison, fait-elle avec un soupir. Finalement, même si tu as la

réputationd'êtreunpeufou,c'estsansdoutetoileplussagedenousdeux.—Le plus sage, je ne sais pas,mais lemoins aventureux, c'est certain. Tu

sais, Eugénie, je t'ai couru après parce que tu cavalais devant. Je t'ai toujourssuivie.Jemesuisagrippéàtonsacrécaractère,cramponnéàtonénergie,etçamevatrèsbien.Eugénien'arienàrépondre.Ellemarqueuntemps.—Victor,jevoudraisteparlerdequelquechose,maistudoispromettredene

pastemoquer…—Tuascasséuntruc?Tuasachetéunesaloperieàundecestélévendeurs

de…—Pasdutout.L'autrenuit,alorsquejefaisaisunerondedanslethéâtre…—Tufaisdesrondeslanuit?C'estnouveau?—Quandjen'arrivepasàdormir,jepréfèremelever.Donc,l'autrenuitdans

lethéâtre,j'aientendudesbruitssuspectsdanslescombles.—Desbruitssuspects?Danslescombles?—Arrêtedetoutrépéter,çam'énerve.Donc,commej'essaiedetel'expliquer,

j'aientendudesbruitsétranges,alorsjesuismontée,etj'aicruvoirquelqu'un.—Danslethéâtre,enpleinenuit?— Je viens de te le dire ! Et figure-toi que j'aimême vu des yeux quime

regardaient…Victorfixesafemme,ébahi.—J'aieupeurcommejamais,confie-t-elleavecunpetitfrisson.—Pourquoin'es-tupasvenuemechercher?— Je me suis précipitée, mais tu ne t'es même pas réveillé malgré mon

affolement.—Désolé. Tu aurais dûme secouer.N'hésite jamais à y aller franchement.

Maisquelleétrangehistoire…Jeneprétendspasqueriennes'estpassé,ajoute-t-ilprudemment,maistusais,danscegenredevieuxbâtiments…Eugéniedémarreauquartdetour:—J'étaiscertainequetuallaismesortircegenredejustification!Maisily

avaitbienquelquechose,j'ensuiscertaine!—D'accord, d'accord. Si ça peut te rassurer, onmontera voir ensemble dès

quepossible.—Jeveuxbien,merci.Chacunsetournedesoncôté.Eugéniealatêteenvrac.Tropd'idéesconfuses

sebousculentenelle.Victoraussis'agitesursamoitiéde lit. Iln'arrêtepasde

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gesticuler.Puistoutàcoup,ils'immobilise.Fascinéequ'ilaitpus'endormiraussiviteaprèsleurconversation,Eugénieseretournepourvérifier.Ellepoussealorsuneffroyablecrid'horreur.Unesilhouettespectraletendles

brasverselle…—Oooouuuh ! fait sonmari, caché sous un drap. Je t'avais bien dit qu'il y

avaitunfantôme,Cocottedodue!Detoutessesforces,elleluijettesongroslivreenpleinetête.

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Afin de ne pas manquer l'arrivée de Juliette, Eugénie s'invente tous lesprétextespour s'occuper en restant dans lehall.Bienquen'étant pas supposéeêtreaucourant,elleestimpatientedemesureràquelpointlesabotagesecretdelavoituredesonamievalarendreheureuse.Cetacteinfâmeluioffreeneffetuneexcellenteraisonderetournerchezlegaragistedesoncœur.Voilà déjà près d'une heure que la gardienne s'affaire sur tout et n'importe

quoi.Après avoirminutieusement vérifié l'alignement des cordons guide-files,inspecté les tapisd'accueil, les jointsdes radiateursetbalayé làoù leséquipesd'entretien l'ont déjà fait, elle met un soin aussi suspect que maniaque àrepositionnerlesaffichettesinformativesquientourentleguichet.De l'autre côté de la vitre, enfermé dans son bocal, Franky tente de se

concentrer sur sesbordereaux,mais il adumal.La situationest effectivementgênante. Eugénie s'agite juste derrière la paroi. Il s'efforce de ne pas prêterattentionàsonmanège,évitantmêmedecroisersonregard.Lecaissiersesentcommeunpoissonassiégédans sonaquarium, sans lemoindre rocherpour sedissimuler.Bienqu'occupéeparsa frénésiede réorganisation,Eugéniea la têteailleurs.

Elle s'est déjà construit son scénario idéal : Juliette débarque, radieuse, et luiannonce que par un fabuleuxhasard, unmystérieuxvandale a ruiné sa caisse.Quel bonheur ! Elle lui en est éperdument reconnaissante. D'ailleurs, elle estdésoléemaisnepeutpasresterparcequ'ellearendez-vousdansunedemi-heureavec«son»Loïcpourdiscuterréparations,etplussiaffinités.Quelquescoupsdemarteauvalentbienuncoupdepoucedudestin…Eugénieenestcertaine,lesdégâtsqu'elle aprovoquésmarquent ledébutd'un joli contede fées.« Il étaitunefoisunejouvencellebientôtrésiliéed'officeparsacompagnied'assurancesparcequedespetits lapinsfarceursetdesoiseauxquichantent luiontbousillé

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gravelamoitiédesesportières…»Lejourdeleursnoces,dansunfeud'artificed'émotions,Eugénie avouera aux jeunesmariés que c'est grâce à elle qu'ils sesontvusce soir etque toutaenfincommencéentreeux.Àn'enpasdouter, ils'agirad'untrèsbeaumoment,quiméritaitamplementlapeur,lahonteetl'argentqu'ilacoûté.Victordescenddeleurlogementdefonction.—SalutFranky,alors,lesscores?—HelloVictor,çaremonteunpeu.JemedemandesilabaffereçueparMax

negénèrepasunexcellentbouche-à-oreille…Il s'interrompt brutalement en remarquant l'énorme bosse sur le front de

Victor.—Lavache,tut'espasloupé!Dansquoitut'escogné?—Tunevaspaslecroire.Cettenuit,j'airêvéquej'étaisunetétinepourbébé.—Unetétine?—Ouais,ensilicone,toutejolie.J'étaisenroutepourprendremonpostedans

la bouche d'un chérubin baveux, lorsque, dansmaprécipitation, je n'ai pas vuquec'était une statue enmarbre !Tu imagines le choc ?Uncauchemar.Et cematin,tiens-toibien,j'avaisçasurlefront.Commequoiilfautseméfierdecequ'onimagine,parcequeparfois,çasematérialise…Eugénieestatterrée.Franky,plutôtpensif.— Trop puissant, fait-il, les yeux dans le vague. Il existe vraiment des

mystèresquinousdépassent…Victorrôdeautourdesafemme.Elleéprouveunsentimentmitigévis-à-visde

l'œufquiornesatête.Àmi-cheminentre«lepauvre,ildoitsouffrir…»et«tul'aspasvolé!»,elleoscilleentrelesdeuxpôles,façoncourantalternatif.Àdeuxdoigtsducourt-circuit.—Qu'est-ce que tu fabriques avec ces affiches ? lui demande-t-il. C'est le

grandménagedeprintemps?—Jeprioriselesinformations.Onneprendjamaisletemps…—C'estsuper,grâceàcetteactionessentielle,lethéâtreserabientôtnommé

aucélèbre«Grandprixdesaffichespriorisées»…—Uncoupparjour,çanetesuffitpas?Victor fait mine d'avoir la tête qui tourne. Il porte la main à son front en

faisantsemblantdedéfaillir.—OhmonDieu,jevoisdesmoucherons!Ilsportentdeslunettesdesoleil,

attendent un bus pour partir en vacances sur une poire pourrie très en vogue.Sansdouteladouleurquim'égare.Eugénies'assombritetgrommelleàvoixbasse:

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—Arrêteça.Tul'asbiencherché.Osermefairepeuraprèscequejet'avaisconfié…—Quiêtes-vous?Jenevousreconnaispas.Ilmesemblepourtantvousavoir

déjà vue…Ça y est, j'y suis : vous étiez la vedette d'un documentaire sur lesdragonsmangeursd'hommes…Eugéniene réagitmêmepas.Ellevientd'apercevoir Juliette,qui survole les

marches extérieures en quelques enjambées.Tous les capteurs de la gardiennepassentenalertemaximale.Lachorégraphefaitsonentrée.—BonjourmaJuliette!—SalutEugénie!SalutVictor!Punaise,qu'est-cequit'estarrivéàlatête?—Un gros pigeon a fait son nid en pleinmilieu demon front. Il manque

encorelesbrindilles,maisilyadéjàl'œuf…—Ons'enfout!lecoupeEugénie,survoltéeettrèsétonnéequesacopinene

soit pas plus enjouée que cela. Peut-être évite-t-elle de sourire pour prévenirl'apparitiondesrides?«Ettoi,commentvas-tu?lapresse-t-elle.—Trèsbien.—Aucunproblèmepourvenir?Lesembouteillages,tavoiture,aucuneavarie

notable?—Tuttovabene.Eugénieasoudaindesdoutessursapropresantémentale.Sonmariseprend

pourunetétine,tandisqu'elletabassedesvoituresavecdesoiseauxquichantent.Toutçan'estpeut-êtrepasréel.Pourtant,lepigeonabienlaissésonœuf…Juliette s'éloigne déjà en direction des coulisses. Eugénie reste comme une

gourdeavecsonaffichedetravers,maisdésormais,ellen'enaplusrienàfaire.Dégoûtée, elle la colle n'importe où. Peu importe si on ne voit même plusFranky, qui n'ose pas protester. Il a dû, lui aussi, voir le documentaire sur lesdragons.Olivier arrive à son tour. Lui, par contre, semble franchement réjoui. Il n'a

évidemmentpaspeurdesrides.Ilentreentrombeetlance:— Salut la compagnie ! Vous ne connaissez pas la dernière ? Ohmerde !

Victor,tonfront!Soittut'esfaitpéterlagueule,soittudeviensunelicorne!—C'est un livre quim'a fait ça. Aucun bouquin n'avait encore produit cet

effet-làsurmoi.Unvraichocculturel…Eugénieexplose:—Puisqueçasesaurade toute façon,autant lâcher lavraieversion toutde

suite.Ilafaitlefantômecettenuitetilm'atellementfichulatrouillequejeluiaibalancémonlivre!

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—Je ne veux rien savoir de vos pratiques sexuelles, vous allezme filer lanausée…Derrièresavitre,Frankyestdéçu.—Benalors,t'espasunetétinedanstesrêves?Olivierouvredesyeuxfascinésetrebondit,hilare:—Toiaussi,tufaiscegenredesonges?Moi,unefois,j'étaisunchausse-pied

dansunmagasindetongs.Jeneservaisàriendutout.Lalosetotale!J'aipleuré,maispleuré…Eugénies'interpose:—Tunevas pas t'ymettre,Olivier…Sinon, je crois que j'ai le tomedeux

pourtecalmer!L'interpellélèvelesmainspoursignifiersareddition.Aussibaraquésoit-il,il

saitqu'ilneserapasdetaillefaceàEugénie.—Tout doux ! Je nem'interpose jamais dans les querelles d'amoureux.Un

conseilcependant:lisezdesillustrés,c'estmoinslourd.Victorchangedesujet:—Alors,c'estquoiladernièrequetuveuxnousraconter?—Avecvosturpitudes,j'allaisoublier!Figurez-vousqu'auparking,ilyaun

mecqui s'est faitdéfoncer sacaisse. J'avais jamaisvuça. Jenepensaismêmepasquec'étaitpossible.Probablementdesadossousacide,ouunanimalsauvageàbecdur.Tuverraissabagnole…Elleesttoutemartelée.Lesflicsontprisdesphotos,ilsveulentvérifiersilespointsd'impactnedessinentpasdessymbolessataniques…Eugénie chancelle. Elle sait qu'elle ne pourra pas rester sans réaction. Son

corpsneleluipermettrapas.C'estau-dessusdesesforces.Lecielluienveut.Car une volonté supérieure est forcément dans le coup pour que ce genre deconjonctionmauditeseproduise.Pourquoifaut-ilqu'unpauvretypepossèdelamêmevoiturequeJulietteetsegareaumêmeétage?Cen'estplusduhasard,çafriselathéorieducomplot.Enattendant,lavoilàànouveaudedansjusqu'aucou.Lesflicsvontrevenir,et

cette fois, cene serapaspourCéline.Maiselle saitquoi faire.Elleconnaît lechemin : au fond du théâtre, les toilettes, le soupirail, boumdans les ordures,l'avion, le chirurgien foireux et les messages électroniques cryptés envoyés à«Coincoind'amour»quiluimanque.Maisquandmême,çacommenceàfairebeaucoup.C'est la première fois que Victor voit sa femme s'asseoir par terre au beau

milieuduhallenémettantdesbruitsdebébé.Ellesemetd'ailleursàavancersurles fesses comme un petit qui ne sait pas encore marcher et se traîne sur sacouche.Dommagequ'ilnesoitpasunetétine.Oliviernonplusn'ajamaisvuun

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adulte faire cela, ni aucune créature d'ailleurs, à part une fois un labrador quiavaitdesvers.QuantàFranky,ilestbluffé.C'estcertain,ils'agitencored'undecesmystèresquinousdépassent…

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À peine Juliette a-t-elle sonné que la porte s'ouvre. Céline l'accueille enfinissantdes'habillerentoutehâte.Elless'embrassent.—T'attendaisjustederrière,pourréagiraussivite?demandeJuliette.—Vulatailledemonterrier,mêmesijesuisàl'autrebout,ilnemefautque

troispaspourarriveràl'entrée.Mercibeaucoupdemedépannercesoir.—Jet'enprie.— Ulysse a pris sa douche. Il est en train d'enfiler son pyjama dans sa

chambre.Onafaitlesdevoirsmaissituasletemps,ilfaudraitluifairerelireunextraitdeRobinsonCrusoé.Juliettedéambuledanslesalonpendantquesonamiefoncesemaquiller.Elle

n'était pasvenuedepuis quelquesmois,mais rienn'a changé, à part les jouetsd'Ulysse qui évoluent aussi vite que le gamin grandit. Plus rien ne traîne parterre,maisuneconsoleestapparueàcôtédelatélé.—Oùt'invite-t-ilcesoir?Ilnevapasterefairelecoupdurestomexicain,au

moins?Célinepasselatêtehorsdesaminusculesalledebains.—Non,cesoir,c'estjamaïcain.Onverrasilesboutonsquejevaisrécoltersur

latroncheserontd'unecouleurdifférente…Elleronchonneenappliquantsonfonddeteintàlava-vite.—Jenesaispaspourquoijem'affole,detoutefaçon,ilseraencoreenretard.

Quellemidinettedécérébréejefais…Juliettes'approcheets'appuiesurlemontantdelaporte.Ellecroiseleregard

desonamiedanslemiroir.—Tun'aspasl'airfolledebonheurd'yaller.—Çasevoittantqueça?Jemedemanded'ailleurspourquoij'yvais.Jesais

déjàquejevaisrevenirdéçueeténervée.

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—Iln'yarienàsauverdanslesmomentsquevouspartagez?—Si.Quandilmement.Parfois, jem'anesthésiesuffisammentlesneurones

pourmebercerd'illusions.JuliettenecomprendpasCéline.Poursapart,ellenes'engagequesielleest

réellementattirée.Ilfautqu'ellesentequelquechosechezl'autre.Àlasecondeoùl'envien'estpluslà,ellerompt.SaufavecLoïc.Là,elleseraitprêteàyallermêmesiluinevoulaitpas.Elleosedemander:—Tuastoujourseul'impressiondetefaireavoirpartespetitscopains?Célinesuspendsongeste,l'eye-lineràlamain,etregardesacadette.—Non,pasaudébut.Lespremièresfois,j'étaisconvaincue.Tuparles!Une

luciole fascinée par la lampe qui va lui griller les ailes.Même pas peur !Detoutefaçon,quandonestjeune,onseditqu'onaletemps.Sicen'estpaslebon,il y en aura bienun autre !Et puis les années passent sans que tu t'en rendescompte.Cen'esttoujourspaslebon,etilyenademoinsenmoinsquiattendentderrière.Etunbeaumatin,sanstropsavoirpourquoi,cen'estplusl'enviequiteguide,maislatrouille.Tutedisqu'ilfaudraittetrouverunportd'attacheavantlesgrandesmarées.—Tun'asjamaisétéamoureuse,aumoinslespremierstemps,mêmedeton

ex-mari?—Tu sais, Juliette, l'amour, jeme demande parfois si ce n'est pas un truc

qu'on s'invente toutes seules dans nos têtes. Est-ce qu'à force de vouloir letrouver on finit par avoir l'impression de le voir ? Comme unmirage dans ledésert ? On pense que rencontrer sa moitié, son alter ego masculin, seramagique. On se joue une vraie comédie romantique, et puis le quotidien sechargedeteramenersurterre.—Eugénievoitleschosesexactementdelamêmefaçon.Tiens-toibien,elle

m'aconfiéqu'ellen'avaitpourainsidirepaschoisiVictor.Tuterendscompte?—Elleestquandmêmebientombée.Luiaumoinsestresté,etilestgentil.Célinevérifiesonapparencedanslemiroir.Unetouchedegloss,etellesourit

pours'assurerdel'effet.—Maintenant, l'amour, pourmoi, c'est comme ce sourire : je sais le faire,

mais il me manque ce qui est supposé lui donner naissance. Je maîtrise lesymptôme,maisjesuiscruellementprivéedecequileprovoque.Àtonâge,onneréfléchitmêmepasàcequ'ilfautfairepouravoirl'airlumineuse.Onl'estparnature !C'est toute la force de l'innocence.Dansma situation, on se souvientqu'ilfauttirerdechaquecôtédelabouchepourqueçayressemble.Onjouelejeuenespéranttenirassezlongtempspourqu'unjour,quelquechosenoussauvedecequetusais.—Neparlepascommeça!Ilfautycroire,maCéline!

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Lepauvresouriredesonamieluiétreintlecœur.—Jevousaipréparédeuxassiettessympaspourledîner,sereprendCéline.

ÉvitedelaisserUlyssemangerdevantlatélé.Quandilseracouché,installe-toidansmachambre,jenedevraispasrentrertard.—T'inquiètepaspourmoi,prendsletempsdeprofiter.Surlelitdesonamie,Juliettedécouvredesdizainesdephotosétaléesenvrac.—Tufaisunalbum?—Dutri.JegardecequipourrafaireplaisiràUlysse,etjebalancelereste.Je

neveuxplusm'encombrerdeces souvenirs.Quigarderait laphotodupiègeàloupdanslequelilesttombé?—Jepeuxjeterunœil?—Jet'enprie.Despaysages,descouchersdesoleil,desphotosdeCélineavecl'hommeque

Juliette n'a vu qu'à travers un masque de vache. Ils sourient – surtout elle.Julietteseditqu'ellenepossèdeaucunephotoavecLoïc.Commentseront-ilssurlapremière?Est-cequ'ellelajetteraunjour?Célinelarejointdevantlelit.—Tuterendscompte?Desphotospapier.Etdirequejememoquaisdema

grand-mèreavecsestiragessépia…Lesgensdetonâgenefontpluscela,vousaveztoutdansvotretéléphone.Desselfies,descentainesdephotosden'importequoiparcequevousn'êtespluslimitésparlapellicule.Etvoilàquejememetsàparlercommeunemémé!—C'étaitmieuxavant?—Jenesaispas.Nous,onfaisaitlestiragesaufuretàmesure,àl'économie,

ennephotographiantquecequinousparaissaitdigned'êtrefixépourl'éternité.Etongardaitlesclichésprécieusement.C'étaitlamémoiredelafamille!Vous,si votre téléphone plante, vous perdez tout,mais par contre vous pouvez fairedesphotospartout.Mieuxoumoinsbien, jenesaispas.C'estcommeça.Toutchangeetonn'ypeutrien.Juliette s'empare d'une photo où Céline, radieuse, se tient béate devant son

mari.—Àquelmomentas-tusentiqueçachangeaitentrevous?—Lorsque j'aicompris.Lorsque j'aicesséd'alimenter lachaudièredenotre

histoirebanaleenybrûlantmesrêves.Çaatenuaussilongtempsquej'yaicru.Maisnetesouciepasdeça,cen'estpasparcequej'ailoupémoncoupquetoitule manqueras. Vas-y à fond ! N'écoute que tes sentiments, ta conscience sepointerabienasseztôt!Endétaillantlesphotos,JulietteseditqueCélineetMartialformaientmalgré

toutunbeaucouple.

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—Revoirtoutçanetefaitpastropsouffrir?— Les photos sont trompeuses. Quelques instants de bonheur isolés qui

peuventfaireillusionpourceuxquin'étaientpasprésents.Tunevoisiciquelesmoments lesplusforts, lesplusbeauxdécors, lesfoisoùonétaitdignesd'êtreimmortalisés.Maisentrecesdixièmesdesecondeoùl'appareiltesaisissait,ilyavaitlaréalité.Là,tuvois,jemesouviensquejusteaprèscettephotoj'avaisététriste parce que j'avais surpris son coup d'œil vers une autre fille. Il l'avaitlittéralement déshabillée du regard. Toi, tu vois un beau souvenir, moi je merappelle un coupde couteaudans le cœur… Il ne faut pas se focaliser sur lesmeilleurs moments, ils ne sont finalement pas représentatifs. Avec vostéléphones, vous avez peut-être de la chance. Partout, tout le temps, c'est lequotidien que vous attrapez. C'est là que le bonheur est sans doute le plusperceptible…lorsqu'ilexiste.Sur la table de nuit, Juliette remarque le manuscrit de la pièce Cœur à

retardement.—Tulisça?fait-elleenlepointantdudoigt.—Jene lismêmequeceladepuisdesmois.Unevraie thérapie.Jemesens

tellementprochede l'héroïne. Jeconnaisses répliquesparcœur.Parfois, je lesjouetouteseule,devantlaglaceouauvolant,commesiMartialsetenaitdevantmoi.J'auraistellementaiméavoirlecrandeluibalancertoutça…Juliettevérifiesamontre.—Ondiscute,ondiscute,ettuvasfinirparêtreplusenretardquelui.Ulyssesortdesachambre,vêtud'unpyjamadécorédevoituresmulticolores.—Juliette!s'écrie-t-ilencourantverslajeunefemme.Illuisautedanslesbras.—Jevouslaisse,vousallezpasserunemeilleuresoiréequemoi.Lejeunegarçonaccompagnesamèrejusqu'àl'entréeetl'embrasse.—Essaied'enprofitertoutdemême,glisseJulietteàsonamie.—Mercid'êtrelà.Laporteclaquée,Ulysseattendquelespass'éloignentdansl'escalier,puisil

regardesababy-sittertrèssérieusement.— Avant qu'on joue à mon nouveau jeu de course auto, je dois chercher

quelquechose.—TonextraitdeRobinsonCrusoé?—Non,unrenseignement.Mamanneveutpasquejemeserved'Internettout

seulquandellen'estpaslà.Tuveuxbienm'aider?—Pourtesdevoirs?—Non,pourVictor.Ilm'aditqu'ilavaitbesoind'unemachinequifaitdela

«soudureà l'arc»pour renforcercertainespiècesde lamachineriedu théâtre.

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Sinon, il dit que ça tombera de partout. Je vais l'aider à trouver samachine àsouder.—C'esttrèsgentil.Ulysse s'installe devant l'ordinateur et commence à taper dans lemoteur de

recherche.—C'estrare,l'enginquetucherches?—Jesaispas trop.Audébut, j'aimêmecruqueçaavaitété inventépar les

Indiensàcausedel'arc,maisenfait,c'estunemachinequetuutilisesavecunebaguettequifaitdesétincellesdansunelumièreaveuglante.LecœurdeJuliettefaitunbond.—J'enaidéjàvu!Jesaiscequec'est!Sur la page de recherche, des dizaines de photos s'affichent. Des hommes

équipésdemasquesfaceàdesgerbes lumineuses.Juliette reconnaîtaussitôt lepostedesouduredeLoïc.Elles'enthousiasme:—Jeconnaisquelqu'unquienaun!—Vrai?TupourraisluidemanderdeleprêteràVictor?—Biensûr!—C'estunamiàtoi?—J'aimeraisbienquecesoitmonami…—Tuluienparleras?—Promis,dèsdemain.—Génial, alors on peut faire des Grands Prix ! Je prends le Super Racer

bleu!—Tamèrem'afaitpromettredenepasabuserdesjeuxvidéo.Etc'estmon

amie.—Parcequemoijenesuispastonami?UnsourireasuffipourqueJuliettesefasseavoir.

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Victorsoulèveledrapjaunietdécouvreunportemanteau.— C'est sans doute ce vieux machin que tu auras pris pour le spectre de

VioletteMarchenod.—Jen'aijamaisparlédefantôme.Jenesuispasfolle.Detoutefaçon,c'était

plusàgauche.Olivierseglisseentredeuxrangéesdevieillesmallespourallervérifier.—Parlà,Eugénie?—Unpeuplusloin.La gardienne est montée inspecter les combles en compagnie des deux

hommes.Olivierpassesontempsàsouleverdescaissesquin'enontpasbesoin,heureuxd'entrouverdetrèslourdes.Iléternue.—Quellepoussière!Mieuxvautnepasêtreallergique.Qu'est-cequ'ilyalà-

dedans?— Aucune idée, répond Victor. Certainement des archives ou de vieux

costumes. Il faudra fairedégager toutçaavantqu'un feunesedéclare. Je suisd'ailleurssurprisquelespompiersnel'aientpasdéjàexigé.Alors que les deux hommes élargissent le champ de leur investigation,

Eugénie retournevers l'escalierpourseplacerexactementdans lemêmeanglequelanuitoùelleaeusipeur.Celaluidemandeuneffort,maiselleestdécidéeà surmonter son malaise pour réussir à situer l'endroit précis d'où les yeuxmystérieux la regardaient.D'un seul coup, la vision lui revient, tellement vivequ'elleenesteffrayée.Elleseconcentrepourtantetfinitparidentifierlescaissesderrière lesquelles la présence pouvait se cacher. Prenant sur elle, elle s'enapproche.À sa grande stupeur, des traces ont été laissées dans la fine pellicule de

poussière.Unfrissonlasaisit.

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Eugénie s'apprête à alerter Victor,mais se ravise. Sonmari et Olivier vontencoreluiexpliquerqu'ellearêvé,qu'ils'agitsansdouted'unrongeurquiauradéposécesdrôlesd'empreintes.Maiselleestbienplacéepoursavoirquecen'estpaslecas.Ilfaudraitbienplusqu'unesourispourfairelebruitqu'elleaentendu.Olivierl'interpelle:— Désolé, Eugénie, mais on ne trouve vraiment rien. Tu te seras

probablementlaisséemporterpartonimagination.—Vousavezsansdoute raison.Mercid'êtrevenus.Neperdonspasplusde

tempsici,redescendons.

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—Puis-jetedireunmotsanstedéranger?—Biensûr,entre,jenepeuxrienrefuseràl'angegardiendecethéâtre.Comme pour chaque représentation, après le passage d'Annie, la coiffeuse,

Maximiliensemaquilleseuldanssa loge. Ilseréserve toujoursce tempspourparfairesonapparenceetsaconcentration.Devantlui,quelquestubesdecrèmeetdespotsdepoudre.—Ceneserapaslong,maisc'estimportant,prévientEugénie.Illibèrelefauteuildesonmanteauetl'inviteàyprendreplace.—Tunem'enveuxpassijecontinueàmepréparer,celanem'empêcherapas

d'êtreattentifàtesparoles.— Ce que j'ai à te dire n'est pas facile, mais je crois que nous nous

connaissonsassezpourquejemelepermette.Illuifaitunclind'œildanslaglaceetrépond:—Onseconnaîtbien,c'estsûr.Dis-moi.—Tusaisquenoussommesàlarecherchedeprojetscapablesdedynamiser

notreprogrammation.— Bien sûr, je me suis d'ailleurs plongé dans plusieurs classiques afin de

fignolermespropositions.—Cen'estpastantlecontenudesprojetsquejesouhaiteaborder.Maisplutôt

del'équipequilesportera.—Queveux-tudire?—C'estàproposdecequetuasfaitàNatachal'autresoir…Maximilien ne se contente plus de la regarder dans lemiroir et se retourne

pourluifaireface.—Nicolasm'adéjàfaitlamorale,commeàuncollégien…

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—Jenevienspastedonnerdeleçons,maisfaireappelàcequ'ilyadeplusresponsableentoi.Flatté,l'hommesereplacefaceàsonimageetcontinueàsefarder.—Tu es un comédien puissant etmême si je n'approuve pas votre rivalité

avecNatacha,jepeuxlacomprendre.—C'estellequiacommencé…—Maximilien,pasdemauvaisefoientrenous.C'est toiquiasessayéde la

mettremalàl'aiseenl'insultantsournoisementdevantunesallepleineàcraquer.Jusqu'àprésent,vospetiteschamailleriessejouaientencoulisses,maislà,tuesentrédanslazonerouge.—Jen'aipasététrèsfin,jel'admets…— Pas très fin ? Tu t'es comporté en véritable mufle, et ta blague stupide

aurait pu avoir des conséquences catastrophiques. Beaucoup n'attendent qu'unfauxpaspournouscouperlesvivres.L'acteur encaisse en baissant les yeux. Il n'a plus rien du tempétueux

comédienadeptedescoupsd'éclat.Levoilàtoutpenaud.Pourquoileshommesont-ilstousl'aird'avoirdixanslorsqu'ilssontprisenfauteparunefemme?—Jene tegrondepas, tempèreEugénie, j'essaied'yvoir clair avec toi.Ce

théâtreabesoindetontalentetdeceluideNatacha.Ilabesoindevotrecouple.Ensemble,vousvalezbienplusqueséparément.—Tulepensesvraiment?—Prendrais-jelerisquedetelediresijen'enétaispasconvaincue?—Teconnaissant,certainementpas.— Vous n'êtes jamais aussi bons que lorsque vous vous appuyez l'un sur

l'autre. Elle a besoin de toi pour être à son maximum, et je suis convaincuequ'elletemotiveaussi.—Cen'estsansdoutepasfaux.— Alors s'il te plaît, tu vas me faire le plaisir d'aller lui présenter tes

excuses…—Pasquestion!Ellem'agiflé!—Maximilien,écoute-moi : tuespeut-êtreungrandacteurmaissi tune le

faispas,jeteconsidéreraicommeunsalebonhomme.—Cen'estpasjuste!—C'esttoiquiasmislefeuauxpoudres.Jetedemanded'éteindrel'incendie

parcequelethéâtreabesoindesforcesdechacun.Iltentedebougonnermaisellenelelaissepasfaire.—S'ilteplaît,tuluioffrirasunbouquetderoses,etpasartificielles.Ilgrogneencoreetrétorque:—Tuterendscomptedel'effortquetuexigesdemoi?

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—Situesaussinoblequejelepense,tuserasheureuxdetongeste.—Onverra.Illuifaitfaceànouveau.—Jevaisfairecequetumedemandes,Eugénie,nonpasparcequejetrouve

çapertinent,maisparcequejet'admireetquej'aiconfianceentoi.Nicolasestpeut-être lemetteur en scène des spectacles, mais c'est toi qui fais tourner lethéâtre. Alors je te promets que je vais aller demander pardon à ma patatepréférée.Maissachequejenelefaisquepouruneseulebelleraison:toi.Eugénien'enapasl'habitude,maisellerougit.

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Juliette fixe intensément le feu rouge, espérant le fairepasser auvert par laseule force de ses ondes psychiques. Elle a besoin de ce super pouvoir. C'estquasimentunequestiondevieoudemort.Dansquelétat faut-il êtrepouressayerd'envoûterun feude signalisationet

considérerquesonexistencedépendd'uneampoulecolorée?Lajeunefemmeredouted'arriveraprèslafermeturedugarage.Ellevérifiesa

montre : 18 h 45. Elle devrait pouvoir être prête à temps. C'est vert.L'enthousiasmesauvagesuccèdeàladéprimelaplustotale,etc'estcommeçaàchaque carrefour depuis qu'elle a tourné la clef de contact. Triste conditionhumaine.Comme chaque soir en quittant le cabinet de radiologie, elle fait un grand

crochetpourpasserdevantl'atelierdeLoïc.Ellen'osepass'arrêter;toutauplusréduit-elle savitessepourmieuxobserveretprolonger lemomentdequelquessecondes supplémentaires. C'est sa façon à elle de s'en approcher, le moyendérisoirequ'ellea trouvépouravoirunquotidienavec lui,mêmes'ilne lesaitpas. Toute à son attente, elle compte les heures, puis lesminutes. Sa journéeentière n'est qu'un compte à rebours. Une fois l'heure venue, elle devient unemétéorite,uneétoilefilantequidécollepourallerfrôlersonastresolaire.Mêmesi cela ne dure qu'un instant, elle s'en fait tout un événement. Elle regarde legaragedetoutessesforces, jusqu'àgraverchaquedétaildanssamémoire.Elletireensuitetoutcequ'ellepeutdecesvisionsvoléesquilanourrissent.Àpartirdupeud'indicesqu'elleglane,elletented'imaginercequ'apuêtrelajournéedeceluiquioccupetoutessespensées.Unevoitureinconnuegaréedevantl'atelier?Silacarrosserieestintacte,ildoits'agird'unproblèmedemoteur.Loïcesttrèscompétent pour cela, elle en est certaine. Jusqu'à présent, lors de ses visitesincognito,Julietten'asurprisqu'ungros4×4etunutilitaire.Tantmieux.Lefait

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quecenesoitpasdesvéhiculesdejeunesfillesl'arrangebien.Sahantiseseraitd'apercevoirunepetitevoituredesportrougerutilanteoupire,roseàpaillettes.Elleseraitcapabled'allerymettrelefeu.Depuis qu'elle a pris l'habitude de passer, elle n'a trouvé les portes closes

qu'uneseulefois.Undrame.OùpouvaitêtreLoïc?Quefaisait-il?Plusgraveencore:avecqui?Perduedansdeshypothèsesqu'elleavaitbeausavoirridiculesmaisauxquelleselleneparvenaitpasàéchapper,Julietteavaitpasséunesoiréesiterriblequedepuis,elleprendgarded'êtreàl'heure.Tantdechosesontchangéenquelquessemaines…Ellequiseconsidéraitcommelibre,sansattaches!Lavirevoltante petite abeille qui butinait au gré des rencontres se retrouveaujourd'huiprisonnièred'unsentimentquiladépasseetlarendplusvivantequejamais.Toutcequ'elleaconnuauparavantluiparaîtdésormaisbienfutileetnecompteplus.Ilnes'agissaitqued'enfantillagessansréellesignification–quineplairaient d'ailleurs certainement pas à Loïc s'il en entendait parler un jour.Tellementd'étreintespoursipeud'amour…Cequ'elledécouvreaujourd'huiluiprouveque le geste n'est rien sans le sentiment.Commentvit-onune fois quel'onacettecertitude?Elleactionnesonclignotant, remonte la rueencherchantdéjà l'enseignequi

lui sert de point de repère dans le décor industriel. Les lettres rougesapparaissent, coloréesdans lagrisaille.Soncœur accélère alorsqu'elle ralentitl'allure. Comme chaque soir, elle imagine qu'elle se gare, descend, entre etl'embrasse avec passion, comme si c'était naturel. Son rêve ne va jamais plusloin.Tropsuperstitieuse.Siellepouvaitsimplementsepermettrecetteentréeenmatière,savieseraitbienplusbelleetbeaucoupplussimple.Pourquoicetteruesi triste est-elle devenue une oasis de bonheur ? Par quelmiracle ces hangarsternessont-ilsdésormaisàsesyeuxpluslumineuxquetouteslesboîtesdenuitdanslesquelleselleapufairelafête?Pourquois'est-elleattachéeàcestrottoirsdéfoncés,àceslampadairesrouillésettordus?C'estidiot,maiselleleurtrouvedu charme. Ils sont devenus les témoins et les complices bienveillants de cequ'elle éprouve ici. Car Juliette est catégorique : ce qu'elle ressent est sidémesuréquetoutematièreviveouinertesituéedanslesenvironsnepeutqu'enpercevoirlerayonnement.Enapprochantdugarage,ellerentrelatêtedanslesépaulesetsetassesurson

siègepoursefairelaplusdiscrètepossible.Ceseraitvraimentpasdechances'ilsortait pile au moment où elle passe. À moins que ce soit, au contraire, uncadeaududestin?Illareconnaîtrait,ilcomprendrait,etellen'auraitplusjamaisà rôderdevant chez lui commeuneespionne.Ducoup, Juliettepriepourqu'ilsurgisse sur lepasde laporte.La seconded'après, elle supplie le ciel qu'il nesorte pas afin qu'elle puisse imaginer à sa guise ce qu'il est en train de faire.

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Fragilecommeelleest, ellepréfère se satisfaired'une illusionquede subirunéchec.Ellen'auraitpaslaforced'apprendrequ'elleetluin'ontaucunavenir.Ce soir,malgré ce qu'elle s'était promis, elle ne se sent pas prête à s'arrêter

pour aller lui demander de l'aide pourVictor.Mais demain, elle osera.Vingt-quatreheuresdeplus lui laisseront ledélainécessairepour trouver lecourage,commeonréunitunerançon.Rien ne l'a jamais mise dans cet état-là, pas même la pression de ses

championnats de gymnastique lorsqu'elle était adolescente. Parler à Loïcreprésentebienplusd'enjeu.Cesera lapremière foisqu'ellevient levoir sansprétexte inventé de toutes pièces. Elle n'ira pas à lui parce qu'il est garagiste,maisparcequ'elleabesoindesonaideentantqu'homme.Cen'estplusuntravailcontrefacturequ'elledemande,c'estunservice.Le garage est en vue. Les portes sont ouvertes, et aucune nouvelle voiture

n'est stationnée devant. L'entrée de l'atelier est un gouffre sombre dans lequelellenedistinguerien.Commelespuitsmagiquesdescontes,ellepeutyprojetersesespoirsouenvoirsurgirsescraintes.Lapénombreestunécrindanslequelsonimaginationdéposecequ'ellesécrète.Julietteyentrevoitplusdepeursquederaisonsd'espérer.Lejourdelabrûlure,ils'estréellementpasséquelquechoseentreeux.Est-ce

assez pour devenir davantage qu'un feu de paille ? Juliette ne connaît aucuncontedeféesquicommenceavecunpostedesoudure.

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Aumêmemoment,danslecentre-ville,lafindejournéedeCélineestrégléeàlaminute près. Personne ne l'y oblige,mais chaque soir, elle a besoin de cetemploi du tempsmillimétré pour avoir l'impression de garder un semblant decontrôlesursavie.Dansquelquesinstants,ilsera19heures.Ulyssevasortirdelasalledebains

etilsdînerontensemble.Latableestdéjàdressée.Elleestentraindeluiagencerson entrée. Elle fait toujours l'effort de composer un dessin avec ses alimentsparcequ'ellesesouvientdelajoiequecelaluiprocuraitlorsqu'elleavaitsonâge.À l'époque, elle se régalait plus avec les yeux qu'avec ses papilles. Il lui estmême arrivé de refuser de dévorer les adorables petits animaux que sa mèrearrivait à représenter parce qu'ils étaient tropmignons. Pour Ulysse, les seulsmotifsquifontdel'effetsontlesvoituresetlesenginsdetravauxpublics.Ilnemange ses rondelles de tomate que lorsque ce sont des roues…Un des raresrituelsd'enfancequ'ilconserveencore.Dans quelques secondes, il sera l'heure. Céline adore quand le four sonne

exactementaumomentoùsonfilsvients'asseoir.Aprèssesjournéesàgérerdesdossiersd'imprévusdestructeurs,c'estpourelleunenchaînementsécurisantdansunmondequinel'estpas.Enentendantlaportedelasalledebains,ellesehâte.—Maman,j'aifaim!Paselle.—C'estprêt,mongrand.Tupeuxveniràtable.Ils vont parler de l'école, surtout de ses copains et des histoires qui

commencentàsenouerentre lesfilleset lesgarçons.Mêmeàdouzeans,c'estdéjàcompliqué.Unefoislerepasachevé,ellelelaisseras'amuserunpeuàsesjeuxdevoitures

surconsolependantqu'ellepointerasesrelevésdebanque.C'estsansdoutel'un

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desmomentslesplusdifficilespourelle,celuioùlepoidsdesasolitudesefaitleplussentir.Étantdonné lepeud'opérationsqu'elleeffectue,ellenedevraitpasavoirbesoinderefairesescompteschaquesoir,maisc'estplusfortqu'elle.Peurdenepasfinir lemois,peurdescourriersdelabanque,peurdesmessagessurson portable, peur de tout, et l'impression d'écoper la mer avec une petitecuillère. Aussi fastidieuses que ces formalités puissent se révéler, elle préfèreencores'yconsacrerplutôtquedelaissersonespritvagabonderensongeantauxviesmeilleuresquepeuventconnaîtred'autres femmes.Caralors,elle finitparêtreobligéedeconstaterquesonex-marilaplombeetquesonamantlafrustre.Elle devra attendre qu'Ulysse soit endormi pour s'autoriser à pleurer. Peut-êtres'inquiétera-t-elle ensuite de la police qui l'a dans le collimateur. Commentavanceravecça?Commentseulementdormir?Cesoir,elleveutenfiniravecletridesphotos.Elleenagardépeu,sonseul

critèreétantdesauvegarderquelquessouvenirssiunjoursonfilsvoulaitsavoiràquoiressemblaientsesparentsàleursdébuts.Lasoirées'estdérouléeselonleplanétabli.Aucunmérite,l'universdeCéline

est troppetitpour laisserplaceà l'imprévu.Ellen'estpasuneétoilefilantequirêvedes'approcherdusoleil,maisuneplanètemorteautourdelaquellegraviteun adorable satellite en pyjama qui un jour – de moins en moins lointain –quitterasonorbitepourallervisiter l'immensitéde l'espace.Ulysseestdanssachambre,ilvatraînerunpeuavantdes'endormir,maisc'estnormalàsonâge.Céline en a fini avec tout ce qui était programmé.Elle peut passer au pire.

D'ungestedéterminé,elleramasselesphotosdontelleneveutplusetlesfourredans un sac-poubelle. Paradoxalement, elle est à la fois soulagée de s'endébarrasserettristedesedirequ'ellenelesverraplusjamais.C'estladernièrefoisqu'ellecontemplecesimagesdeSicile,ellenepourrapluspasserenrevueles paysages des États-Unis qu'ils avaient traversés lors de leur deuxième étéensemble.Unadieuàunepartdesavie.Célineadepuislongtempsdécouvertlesensdel'expression«plusjamais»,maiselleluitrouvecesoirunsensdeplus,intimementdouloureux.Elleéliminelesclichésparpoignées.Sanss'enrendrecompte,elles'estmiseà

pleurer.Sansbruit,sanshaine.Unevraietristesse,profonde,poignante.Cen'estpas la vie avec Martial qu'elle regrette, mais une époque d'elle-même.L'insouciance,l'envie,laconvictiond'avoirunaveniràdeux.C'estunpeudesonexistencequivapartiràlabenne.Qu'engardera-t-elle?Désillusion,méfiance,fragilité.Aucunespoir.Chaque jour, elle traite les dossiers de gens qui affrontent des sinistres, des

incendies, des accidents, des invalidités… Difficile d'en tirer une visionoptimistelorsquepersonnen'estlàpourcontrebalancerdanssavieprivée.Sielle

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devait remplir sa fiche diagnostic avec la même précision clinique que cellequ'exige sa compagnie d'assurances, elle opterait pour la mention«affectivementinvalideà90%».Heureusement,Ulysseestlàpourluidonnerenviedesebattre.Parchance,il

yaaussiEugénie,Julietteetlethéâtre.Sansparlerdelacouture,quiluifaittantdebien.Danssonmarasme,peudepointspositifs,maisilyenaquandmême.Elle a presque envie de commettre un bon gros péché pour retourner voir ceprêtre.

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Dix-neuf heures passées de quelques minutes. Pendant que sur scène, leséquipess'affairentauxretouchesd'entretiendesdécors,Eugénie faitunepausedans sa tournée et prendplace au fondde la salle pour les observer.Un autregenredeshow.Aprèsavoirgrimpéàl'échelletechniqueàlaseuleforcedesbras,Olivierfait

tournoyer laportede l'appartementpouraider lapeinture fraîcheàsécherplusvite.Eugéniesourit.Le public ne soupçonne pas à quel point un spectacle est une matière en

évolution permanente. Qu'il s'agisse du jeu des comédiens ou de la mise enscène,chaquesoirapportesonlotd'expériencesquiviendrontnourrirlasuite.ArnaudarriveavecNorbert.Bellepreuvedeconfiance, il installesonpoteà

côtédelagardiennependantqu'ilvaréglerdeuxalignementsdeprojecteurs.Legrand mannequin regarde fixement devant lui. Aujourd'hui, il est habillé enmagicienduMoyenÂge.—Sympa,tonchapeaupointu,luiglisseEugénie.Norbertnerépondpas.—Etsinon,tajournée?EugéniesesentcommeJuliette,quis'inventedesconversations imaginaires.

Est-ceparcequ'elleagardéunpeudelafoliedesajeunesse,ouparcequ'iln'yapasd'âgepourêtredingue?—Demon côté, si tu veux savoir, reprend-elle, elle n'a pas été terrible. Je

m'inquiètepourLaura.Jen'arrivepasàdécouvrircequilatracasse.Jem'enfaisaussipourJulietteetCéline.Ellessont,chacuneà leurfaçon,àuntournantdeleurvie.J'aienviedelesaidermaispourlemoment,jem'yprendscommeunenouille.Etpourcouronner le tout, j'aiappris toutà l'heureque l'enquêtesur lavoituredéfoncéedansleparkingavancebien…Jesuiscernéedetoutesparts.Je

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te raconte tout ça parce que j'ai confiance en toi. N'en parle à personne, pasmêmeàArnaud.La tête de Norbert s'abaisse toute seule, comme s'il acquiesçait. C'est la

seconde fois qu'Eugénie est témoin de ce genre de réaction. Franky y verraitcertainementlamanifestationdesmystèresdelaviequinousdépassent…Eugénienetrouvepasridiculedediscuteravecunepoupéegéante.Lespropos

qu'elle tient sont parfaitement cohérents et elle ne peut les confier à personned'autre. Avec qui pourrait-elle en effet parler aussi librement ? Norbert, aumoins,tiendrasalangueetnelajugerapas.Maiscommentensuis-jearrivéelà?sedemande-t-elle.Victor fait sonentrée sur leplateauenportant la luneenfin réparée.Olivier

plaisante sur le fait que c'est la première fois qu'il voit quelqu'un à qui ondemandelalunel'apporter.L'équipes'esclaffe.Leriresuraigud'Anniesurpassetouslesautres.Unbref instant,Eugénieperçoit sonmari commeunparfait inconnuqu'elle

découvrirait parmi tous les intervenants. Une sorte de réinitialisation d'image.Capter son allure, son énergie, ce qu'il dégage. Une émotion fugace maispuissante, qui se faufile juste avant qu'elle ne le considère à nouveau commel'hommedontellepartagel'existencedepuissilongtemps.Troiscaractéristiquesluisautentauxyeux:ilfaitplutôtjeune;onsentletypequidémarreauquartdetourlorsqu'ils'agitdes'amuser;ilal'airunpeugauche.Curieuse sensation que celle de découvrir un proche comme n'importe quel

individu aperçu au hasard. L'espace d'un instant, Victor n'est plus l'imposantmanuscrit d'une vie partagée, mais une simple page blanche sur laquelle ongriffonnelestoutespremièresimpressions.Si elle le rencontrait aujourd'hui, qu'en penserait-elle ? Attirerait-il son

attention?Envisagerait-elledes'enapprocher?Imaginerait-ellederesterensacompagniejusqu'àluidonnerdeuxenfants?Maximilien vient de monter sur la scène pour discuter des éclairages avec

Arnaud.Eugénieesttroublée.Quelquesmètresséparentsonmarietlecomédien,mais l'écart de comportement est bien plus important. Victor fait l'andouilleautantqu'iltravaille.Maximilienécouteetraisonneavecassurance.Sastatureetsaprestancenaturelleenimposent.MêmeàNorbert,Eugénienepeutpasavouercequiluitraversel'esprit.

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Àmidi,lestroisamiesontrendez-vouspourleurtraditionneldéjeuner.CélineetJuliettes'impatiententdanslehall:Eugéniesefaitdésirer.Êtreenretardn'estpourtantpassongenre,maiselleleurprépareunesurprise.Lorsque lagardiennedescendenfindesonappartement,elleporteungrand

panierrecouvertd'untorchon.—Salutlesfilles!—Qu'est-cequetufabriques?ronchonneJuliette.Onnevaplustrouverde

placenullepart!—Aucunproblème,onnevapasaurestaurant.Suivez-moi,jevousemmène

pique-niquerdansmonrepairesecret…Sans rien ajouter, elle s'engage déjà vers les coulisses. Ses deux complices

s'interrogentduregard.D'unpasalerte,Eugénieouvrelamarche.Elleenfilelescouloirsetgrimpeles

escaliers.—Oùnousconduis-tu?demandeCéline,intriguée.—Faites-moiconfiance.—Onnevapasseretrouverdansunrecoinmoisiàpartagernotreencasavec

dessouris?s'inquièteJuliette.—Vousverrezbien.Enattendant,faitesattentionoùvousmettezlespieds.Le trio gravit les étages, franchit les portes, traverse les combles, et se

retrouvebientôtsurlescoursivesquicontournentlacoupoledelagrandesalle.— Je n'étais jamais venue ici ! commente Céline, impressionnée. Quel

dédale…J'espèrequelethéâtreestbienassuré!Julietteajoute,fascinée:—Onnesedoutepasquecesendroitsexistent.C'estunautremonde!Parvenuedevantlaportequimèneautoit,Eugénieménagesoneffet.

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—Vousêteslespremièresquej'amèneici.Personnenesaitquej'yviens,pasmêmeVictor.Jevousdemandedegarderlesecret.—Promis,juré!répondentenchœurlesdeuxvisiteuses.Le ton et le décor inhabituel rappellent ces pactes que les amis d'enfance

concluentavantdebraverl'interdit.Eugénie ouvre le battant de sécurité. Le vent et l'aveuglante lumière d'une

journéedeprintempsfontvolerenéclats lapénombrepoussiéreusedugrenier.Céline et Juliette sont éblouies, saisies, comme si une porte d'avion avait étéouverteenpleinciel.Levisage inondédesoleil, l'œilbrillant, lagardienne lesinviteàpasserlaporte.Juliettes'yrisquelapremière.Débouchantsurletoit,sonexclamationestàla

mesuredupanoramaqu'elledécouvre:—Waouh ! C'est dément ! Tu veux vraiment qu'on pique-nique ici ? C'est

génial.À son tour,Célineposeunpieddehors en se tenant aumontantmétallique.

Lescourantsd'airfontvolersescheveux.—C'estbeau,maisc'estsuperdangereux.—C'estclair,ilnefaudrapasquelabouteilleroule…plaisanteEugénie.Trèsàl'aise,ellelesentraîneunpeuplushautsurlatoitureenfaiblepentedu

bâtiment.Elledésigneunrecoinentredescheminées.—On va s'installer ici.Adossées à l'abri des conduits, on est protégées du

ventetlavueestimprenable.—Ons'assoitdirectsurlezinc?—On apportera des coussins la prochaine fois,mais aujourd'hui, c'est à la

dure!Juliettefaitquelquespaspourprofiterdel'incroyablepointdevue.Sonregard

embrasselavilleetellerespireàpleinspoumons.—Net'approchepasdubord,avertitCéline.Unaccidentestvitearrivé.Unbrefinstant,Eugénierevoitlapremièrenuitoùelleestmontée.Elles'était

approchée très près du bord. La situation est bien différente aujourd'hui. Elledéballesonpanieretdisposecequ'elleapréparésurlasurfaceinclinée.—Vousallezdevoirtenirvosflûtes,lesfilles,parcequesinon,lechampagne

finiradanslesgouttières!—Duchampagne?demandeJuliette.Qu'est-cequ'oncélèbre?Eugénien'yapasvraimentréfléchi.Elleimprovise:—Lachanced'êtrevivantes,lebonheurdeseconnaître,etlefaitqu'ici,nous

sommesbienau-dessusdetouslesproblèmesquinousclouentausol!Lebouchonsauteets'échappe.Ilrouleverslafaçadeetdisparaîtdanslevide.

Les trois amies prennent d'abord un air catastrophé, avant d'éclater de rire

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ensemble.—Siçase trouve, rigoleCéline,demain jevais recevoirunedéclarationde

sinistre pour un véhicule dont le toit aura été embouti par un bouchon dechampagnetombédenullepart!Eugénieremplitlesflûtesetlèvelasienne:—À vous deux, formidables compagnes de vie ! Je lèvemon verre à vos

bonheursàveniretauxennuisquin'ysurvivrontpas!—Ànoustrois!répondentsescomparses.Lesverrestintent.Ainsibaignéesdesoleil,dansleventvif,ellesressemblent

àtroisadolescentespartiesenexcursionsurunefalaisedominantl'océan.Chacune savoure sa première gorgée en fermant les yeux. À travers leurs

paupières,ellesreçoiventlaforcedelalumièredansunhaloaussirougequelesrideauxduthéâtre.— Avant toute chose, commence l'aînée, je dois vous poser une question.

L'une de vous sait-elle ce qui tracasse Laura depuis quelque temps ? Ellemeparaît bien sombre, je l'ai vue pleurer et j'ignore pourquoi.Vous a-t-elle parléd'unproblème?—J'airemarquéqu'ellen'étaitpasbien,répondCéline,maischaquefoisque

l'onchercheàsavoirpourquoi,elleéludeetsedétourne.—Ilyaenvironunesemaine,noteJuliette,jel'aientenduepasseruncoupde

fil.Jen'aipascherchéàécoutermaisj'ainotéquecontrairementàsonhumeurhabituelle,elleriaitpendantsaconversation.Parcontre,elleestredevenuetristeàlasecondeoùellearaccroché.Eugénieestsongeuse.— Je ne sais pas pour vousmais à son âge, ce n'était pas simple dansma

tête…—Jeconfirme ! s'exclameJuliette, et jem'aperçoisqueçane s'arrangepas

après!—J'aimebiencettepetite,reprendEugénie.Pasquestiondenousmêlerdece

qui ne nous regarde pas, mais je serais d'avis de garder un œil sur elle etd'essayerdel'aider.Juliettelèvesonverre.—Excellenteidée.ÀLaura!Ellestrinquentànouveau,réchaufféesparlesoleil, leuramitié,et leurenvie

d'aiderunejeunefilleàretrouverlesourire.

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Lesoleil tapeet ilneresteplusgrand-chosedessaladespréparéesavecsoinparEugénie.Juliettes'estétenduesurlezincchaudets'abandonneaumoment.—Pourmapart,fait-ellelesyeuxfermés,siletempslepermet,jevotepour

quel'onfassetousnosdéjeunersici.Eugénieacquiescefranchement.Célinesemontremoinsenthousiaste.—Commeça,siprèsduvide?Sansaucunesécurité?—Situveux,ont'attacheracommeunealpiniste!plaisanteJuliette.—Onpourramêmet'équiperd'unparachute,ajoutelagardienne.— Vous pouvez vous moquer de moi. Si vous saviez tout ce que je vois

chaquejour…Eugéniebranditlabouteille.—Ilrestedequoiporterunderniertoast!Àquoibuvons-nous?Célinetendsaflûte.—Qu'est-cequevoussouhaitezleplus?Dequoirêvez-vous?JulietteetEugénieréfléchissent.—Jesais!lanceJuliette.L'annéedernière,j'aiétéinvitéeàtroismariagesde

copines.Àchaquefois,jemesuisbattuepourattraperlebouquetdelamariée.Onracontequeçaportechanceenamour…—As-turéussi?—Deuxfoissurtrois,etpourl'und'eux,ilafalluquejemebagarreavecune

grandesauterelle.—Quelrapportaveccequetusouhaitesleplus?—Jerêvequ'unefoisdansmavie,uneseuleparcequeceseralebonmec,ce

soitmoiquilancelebouquetaulieudel'attraper.Ses deux aînées ont une exclamation attendrie et lèvent leur verre pour

trinqueraufuturbonheurdeJuliette.

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—Àtoimaintenant,Céline.Dis-nous!— Ce dont je rêve ? Je ne suis pas certaine d'avoir une réponse à cette

question…Àmoins qu'il y en ait trop. Ne plus rentrer chezmoi toute seule.Arrêter de flipper pour tout. Qu'Ulysse ait une belle vie. Vous garder commeamies.EtaussicréeretconfectionnerlarobedemariéedeJuliette!—Çafaitbeaucoup!s'amusel'intéressée.Pourmarobe,jesuisd'accordetça

mefaittrèsplaisir!Maispourlereste,tun'asdroitqu'àunseulsouhait.— Un seul… Alors peut-être un qui rendrait tous les autres possibles.

Rencontrer quelqu'un de bien.Oublier tout ce que j'ai vécu et recommencer àzéro.Neplusmeforceràycroireà toutprix,neplusattendredésespérément,parcequ'aufonddemoijen'enauraisplusbesoin:j'auraisenfintrouvécequejecherchedepuistoujours.Unefoisdansmavie,j'aimeraissavoirquejesuisavecquelqu'unsurquijepeuxcompter.C'estsansdoutecelaquej'espèreleplus.Un silence.Levent souffle.Elles vont toutes avoir un coupde soleil sur la

figure,maispourlemomentelless'enfichent.Ellessontémues.Eugénietendsaflûte.—Que le destin fasse que tu le croises vite. Tu l'as peut-être déjà vu sans

savoirquec'étaitlui.Ellesunissentleursélans.CélinepasseleflambeauàEugénie.—Et toi ?Que peux-tu souhaiter ? Tu as unmari fantastique, deux beaux

enfants qui s'en sortent bien…Mais cela ne veut pas dire que tu es comblée.Qu'est-cequetuespèresaufonddetoi?—Jevousaiécoutées,jemesuisrevueàvosâges.J'espèredetoutcœurque

vos vœux se réaliseront. Je n'ai pas eu le temps deme dire que je voulais unhommequel'und'euxestvenuversmoi.J'aitoujoursespéréavoirdesenfants,etElliot etNoémieexistent. J'ai rêvéde travaillerdansce théâtre, et c'est arrivé,avecvousenprime.Jesuisuneprivilégiée.Voussavez,jeneveuxplusrienpourmoi-même,etvousn'imaginezpasàquelpointçamefaitdrôledevousconfiercela sur ce toit dont le bord est si proche. Par contre, une fois dans ma vie,j'aimeraispouvoirmedirequetousceuxquej'aimesontensécurité,heureux,etquemodestement,j'aipuycontribuer.Jenevoispascequ'ilpourraityavoirdeplusfort.Lestroisamieslèventleurflûtedanslalumièredusoleil.Eugéniereprend:—Quenosrêveslespluschersseréalisent!Qu'unefoisdansnosvies,nous

puissionsnousdire,chacuneànotre façon,queceschemins tortueuxnousontconduites, au bout du compte, à l'endroit où nous pouvons enfin être nous-mêmes,enpaix,aumilieudeceuxquenousaimons.

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Danslaruellederrièrelethéâtre,justedevantl'entréedesartistes,VictoraideLoïcàdéchargersonmatériel.—C'estvraimentsympadevenirmedonneruncoupdemain,dit-ilentirant

unecaisseducoffre.—Aucunproblème.—Dansl'usineoùjetravaillaisavant,ilyavaitd'excellentssoudeurs,maisla

plupartsontpartisàlaretraiteetjeneconnaispaslesnouveaux.—J'espèreréussiràfairecequ'ilfautpourvouséviterdesproblèmes.Victorembarquelavalised'accessoiresetlesmasquesdesoudurependantque

legaragistes'occupedublocgénérateurmontésurchariot.—Venez,jevousguide.—MademoiselleFranquetn'estpaslà?Victornecomprendpasimmédiatement.—VousvoulezdireJuliette!Ellenedevraitpastarder.Engénéral,c'estson

heure.Les deux hommes remontent les couloirs qui traversent les loges jusqu'aux

coulisses. Ils croisent Annie et Chantal, dont les regards indiquent sanséquivoquequ'ellesontaussitôtremarquélejeuneinconnuenbleudetravail.Unpeu plus loin, c'est Taylor qui a la réaction la plus spectaculaire. Il sort dumagasindesaccessoireset,enapercevantLoïc,manquedelaisseréchapperlesdeux vestes qu'il porte.Celui-ci ne se rend compte de rien.Victor s'en amuseavecbienveillanceetluisouffleenpassant:—Retienstamâchoire,mongrand,ellevasedécrocher…Le régisseur entraîne le garagiste tout au fond du théâtre, derrière la scène,

sous les cintres, là où se trouvent les plus anciennes commandes de lamachinerie.

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—C'esttrèsgrand,commenteLoïcenregardantautourdelui.— Il faut beaucoup de place et dematériel pour faire rêver les gens.Vous

n'étiezjamaisvenu?—Dans aucun théâtre, monsieur. Chez nous, on n'a pas trop l'habitude de

sortirpoursedivertir.—Cecidit,avantdebosserici,jecroisquejen'avaismislespiedsqu'uneou

deuxfoisdansunesalledespectacle.—C'esttoujoursplusquemoi.—Rapporté à nos âges, on doit être dans lamêmemoyenne. Je suis quoi,

deuxfoisplusvieuxquetoi?—Jenesaispas,monsieur.—Commenceparm'appelerVictor,çaprolongeramonespérancedevie.Ilsarriventdevantunalignementdetreuilsd'oùpartentdescâblesquivontse

perdredansl'obscuritéau-dessusdeleurtête.—Voicileventredelabête,expliqueVictor.Laplupartdeséquipementsde

levage pour la scène et les décors ont été électrifiés et automatisés voilà unetrentained'années.Maispourdesraisonsbudgétaires,lesmoinsutilisésn'ontpasétémodernisés.Cesonteuxquimedonnentdessueursfroides.Le régisseurdésigneunesériedepalansetdebornesenacierboulonnésau

mursurdegrandesplatines.—Voicimon cauchemar. Ces suspensions-là sont supposées retenir jusqu'à

unetonnechacune.Lafixationàlaparoiestencoresaine,maissions'approchedeséquerresdesoutien…Ildégaineunelampeélectriqueetpointesondoigtsurlesfaiblesses.—C'est rongé de partout, constate Loïc. Vous dites qu'il y a une tonne de

tractionsurchaque?—C'estunmaximumthéorique,maisilestsouventatteint.—Jecomprendsquevoussoyezinquiet…Sansperdreuninstant, legaragistepréparesonmatériel. Iléquipesonposte

de soudure tout en commençant à évaluer la façon dont il peut placer lesrenforts.—Sivousêtesd'accord,jevousproposedecurerlespartiesfragilisées,puis

d'yfixerdescornièresdemaintien.Cellesquej'aiapportéesdevraientconvenir.Ilseraitplusrassurantd'enajouterunedechaquecôtépourchaquepalan.— L'écartement n'est pas énorme. Tu auras suffisamment de place pour

souder?Loïchochelatête.Victorlesentinstinctivementdignedeconfiance.Pendantquelegaragisteorganisesespiècesetlessupports,Victors'occupede

dégager lescâbles.Le régisseurobserve soncadetducoinde l'œil.Sesgestes

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sontprécis,iln'hésitepas.Ilconnaîtsonaffaire.—Alorscommeça,tuesdanslaréparationautomobile?—C'estça.—Mécanique,tôlerie,tut'occupesdetout?—Detoutcedontunevoiturepeutavoirbesoin.—Excuse-moi,jetetutoie,unevieillehabitudedutravailenéquipe.—Aucunproblème.Moiparcontre,jebosseseul.Victoraccueillelarépliquecommeunemarquedetimiditéplutôtquecomme

unevolontédemaintenirunedistance.Lesdeuxhommespréparentletravailcôteàcôte.Loïcestvisiblementhabitué

àsedébrouillerparlui-même.Victor,parcontre,atoujoursétéattachéaufaitdefonctionner en tandem. Lorsque le moment de passer aux choses sérieusesarrive,Loïcluitendunmasquedeprotectionetenfilelesien.—Onva commencer par le support lemoins abîmé.Celamepermettra de

testerl'aciersansrisquerdepasserautravers.—C'esttoilespécialiste.Loïc enfile sesgants isolants, place lapince électrique sur lapièce fixée au

mur,puissaisitsonélectrode.D'uncoupdetête,ilabaissesavisière.Aupremiercontact, dans un grésillement, l'arc haute tension produit une lumière bleutéeaveuglante.Legaragisteprocèdeparpetitestouches.Pouravoirvupasmaldesoudeursà

l'œuvre,Victorsaitqueletravailn'estpasévident.Lejeunehommefaitpreuved'unejoliedextéritéetd'uneindéniablemaîtrise.Sesgestessontprécis,posés.Ilprogresseavecméthode.Ilneselaissepasdistraireparlesgerbesd'étincellesetsaitdosersapuissancedesoudure.Àpeine lepremier renfort fixé,Loïc relève savisière et contrôle le résultat

avecsalampe.—Yapasàdire,commente-t-il,àl'époque,ilsn'utilisaientpasdel'acierde

boîtedeconserve.—Tupensesqueçatiendra?—Quandj'enauraifini,voussereztranquillepourunsiècle.—Heureuxdel'entendre.Tumeretiresunesacréeépinedupied.AlorsqueVictorsepenchepourregarder,Loïclemetengarde:—Ne touchez à rien, c'est encore brûlant. L'autre jour,Mlle Franquet s'est

brûléeparcequ'ellenes'estpasméfiée.—J'aiplusl'habitudequeJuliette…Lesdeuxhommesricanent.Victorajoute:—Aufait,commentçasepasseavecelle?—Commentça?

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—C'esttapetiteamie,sij'aibiencompris.Loïc reçoit la remarque commeune décharge électrique. Il n'a soudain plus

rienduprotranquillequiassure.Ondiraitplutôtunchimpanzédevantunvoyantdecontrôledecentralenucléairequiclignote.S'il toucheàquoiquecesoit,çarisquedepéter.Sonoutilluiglisseàmoitiédesmains.—Pasdu tout, sedéfend-ilmaladroitement.C'est justeunecliente.Elle est

gentillemaiselleaunesacréepoisseavecsabagnole.Lejeunehommeestrougecommel'acierincandescent.Victorsaitbienquela

chaleurde lasouduren'yestpourrien.Après tout, le régisseurestunétrangerquis'aventuresurdesterresintimes.Pourquiconnaîtunpeulavie,lafaçondedémentirdeLoïcestsurtout l'aveud'unmanquedeconfianceen lui légitimeàsonâgeetd'unetimiditéplutôttouchante.Laréactionpeutsecomprendre.Parcontre,pourcellequilesespionnedepuislescintres,larépliquefaitl'effet

d'une flèche en plein cœur. Tapie dans l'ombre à dix mètres au-dessus d'eux,Julietteveutmourir.

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Juliette ne voit plus rien.Parce qu'elle est aveuglée par la soudure qu'elle astupidementregardéesansprotection,etsurtoutparcequeleslarmesluibrûlentlesyeux.Poursehissersurlaplushautepasserelledescintres,elleadûmobilisertous

sestalentsdegymnasteetlatotalitédesrusesvuesdansdessériesd'espionnage.Ellen'allaitcertainementpaslouperlavenuedeLoïcauthéâtre.Pourtant,elleseditmaintenantqu'elleauraitpeut-êtremieuxfait.Paradoxalement,lorsqu'elleluiarenduvisitepourluidemanderdel'aide,tout

s'estmerveilleusementpassé.Elleamêmeeul'impressionqu'ilétaitheureuxdelavoir.Évidemment,ellenel'ajamaisvuaccueillirquelqu'und'autre.Peut-êtreest-il aussichaleureuxavec tout lemonde? Il a toutde suiteacceptédeveniraiderVictorau théâtre.Julietteet luisont restésàdiscuterunbonmoment,dechosesimportantescommelamétéo,leprixdestimbresoulescandaledusucreajoutéauxcéréalespourenfants,puiselleestrepartiesurunpetitnuage.Et depuis, elle n'a finalement rien fait d'autre que d'attendre sa venue. Elle

seraitbienincapablededirecequ'elleamangé,combienderadioselleafaitesaucabinet,oumêmesielleadormi.Ellebouillaitd'impatiencedelerevoir,desavoircommentluietlerégisseurallaients'entendre.JulietteappréciebeaucoupVictor,elleauraitbienaiméavoirunpèredanssongenre.MêmesiLoïcestarrivéàl'heure,elleattendaitdéjàdepuislongtempsaucoin

de la ruelle.Elle l'avusegarer.Elle s'est alorsprécipitéedans le théâtrepourrejoindre leposted'observationqu'elle avait préalablement choisi avec soin. Ils'agissaitdenerienmanquerdesonintervention.Toutvoir, toutentendre.Ellen'estpasdéçue.Cequ'elleavuluiacramélesyeux,etcequ'elleaentenduluiadévastélecœur.

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LorsqueVictor a commencéàdétacher les câblespour libérer lespalans, lapasserelle sur laquelle était allongée Juliette s'est mise à se balancer et às'inclinerdangereusement.Elle a cruqu'elle allait tomber commeun fruit tropmûrduhautdesonarbre.Alors,commedansunfilmd'actionàsuspense,elles'est rattrapée à la coursived'à côté, sans faire debruit, enminimisant le pluspossiblesesmouvements,jusqu'àcequelasituationsoitànouveaustabilisée.Elle s'était finalement bien sortie de sonnumérodehaute voltige.Après en

avoirterminé,ellepensaitavoiraffrontéleplusdur.Ellesetrompait.À présent, couchée à plat ventre sur la passerelle, le visage dans son bras

replié,ellepleure.Elleseméfiequandmême,parcequ'ilnefaudraitpasqu'unedesesnombreuseslarmestrahissesapositionentombantsurlesdeuxhommesjusteendessous.Commentjustifierait-ellesaprésence,etsurtout,sonétat?C'est vrai qu'elle a la poisse avec sa voiture, mais non, elle n'est pas une

simplecliente.Ça,c'estn'importequoi.Elleaenviedeledire,elleaenviedelehurler,maisellesaitqu'ellenedoitpas.Alorslecriresteaufondd'elleetilfaitmal.Même les yeux fermés, à travers les lattes de la passerelle, elle perçoit

l'aveuglantelumièreduchalumeaudugaragistequis'estremisàsouder.Victorne parle que de travail. Loïc ne dit pas grand-chose. Ils poncent, grattent,préparent et soudent.Après les deuxpremiers palans, ils ont pris le rythme ettravaillentbienensemble.Pendantcetemps-là,lecœurdeJulietten'enfinitpasde tomberdansunabîme sans fond.S'il était enmétal, elle aurait bienbesoind'unpostedesoudurepourlerecoller.Lajeunefemmen'avaitjamaisconnucetétat-lànonplus.Voilàencoreuneheure,ellecroyaitquelemondeétaitimmenseetmerveilleux.Maintenant,ellesaitqu'ilestsombreet froid.Toutàcoup,ellecomprendlesdoutesd'EugénieetledésespoirdeCéline.Lesfemmessontbeletbiendescréaturesmaudites.Pourleurplusgrandmalheur,ellesaimentceuxquinelescomprennentpas.Pourtant, aussi malheureuse soit-elle, Juliette ne voudrait pas se trouver

ailleursqu'auprèsdeLoïc.Mêmesi ellen'est rienpour lui, il est toujours toutpourelle.Queleurréservel'avenir?Ellenepourrapaséternellementdéfoncersavoiturepourluirendrevisite.Alorsforcément,àunmomentilsneseverrontplus.Ellesaitquecelaarrivera,ilenvaainsides«simplesclientes».Elle sent la chaleur de la soudure quimonte jusqu'à elle avec un temps de

retard. Elle respire l'odeur du métal chauffé, comme au garage. La lumièrebleutéeetcruedesétincellesprojettedesombresultranettesdanslesstructuresajourées. Pour l'éternité, ces ingrédients sont attachés à sa perception deLoïc.Lorsqu'elle sera vieille, aveugle et sourde, une simple lueur, un parfumou ungrésillementcaractéristiquesuffirontàfaireresurgirlamémoiredecesinstants

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enfouis en elle. Le temps du bonheur et sa fin tragique avant même d'avoircommencé.Chiennedevie.Encore une platine de réparée. Loïc soulève sa visière. Victor le félicite

chaleureusementenluitapantsurl'épaule.—Dubonboulot,mongars,dubonboulot,etjem'yconnais.—Merci…Victor.Juliette est terrassée. Il leur aura fallu le temps d'un bricolage pour devenir

plusprochesqu'elle-mêmenel'ajamaisétédelui.Faut-ilêtreunmecpouravoirunechanced'enapprocherréellementunautre?Pourquoilesmâlesn'accordent-ilspasauxfemmescettecomplicitéquinaîtsifacilemententreeux?Aupremiermatch, ils prennent des douches ensemble, alors que même avec ses petitscopainsquin'étaientpourtantpasfarouches,Julietteadûattendre…Loïcs'attaqueauderniersupport.Dansquelquesminutes, ilaurafini.Luiet

Victorrepartiront,etJulietteseretrouveraseulesursapasserelle.Ellevaresterlà,àcuversatristesse,àsedéshydrateràforcedepleurer,jusqu'àcequ'unjour,quelqu'un retrouve son petit corps tout sec. Elle manquera certainement àquelquespersonnesquis'inquiéterontdesonsort,maispasàl'hommepourquielleaimeraitcompter.C'estlavie…ouplutôtlamort.Lalumièreaveuglantes'interrompt,maisl'odeurdemétalchaudperdure.Loïc

coupesongénérateur.Victorleremercieencore.Envoilàaumoinsunquiestheureux.Legaragiste

remballe son attirail. Juliette trouve la force d'ouvrir les paupières pourl'observer autant qu'elle le peut, s'en remplir les yeux. Voir ses cheveux, dudessus. La dernière fois, elle était bien plus près de lui. La dernière fois, elles'imaginaitqu'elleetluiétaientbienplusproches.Loïc pose un genou à terre pour ranger son matériel. Il relève la tête vers

Victoretdemanded'unevoixhésitante:—Sérieux,vousavezvraimentcruqueMlleFranquetétaitmapetiteamie?—Biensûr.C'estcequej'avaiscompris.Maisjeneveuxpasmemêlerdece

quinemeregardepas.—Vous imaginez ?Une fille aussi belle et aussi bien qu'elle avec un gars

commemoi?—Etpourquoipas?Quandj'avaistonâge,j'étaisraidedingued'unefillequi

étaitaussijoliequeJuliette,maisj'étaisbeaucoupmoinsbeaugossequetoi.Jepartaisdebienplusloin!—Etvousavezfaitquoi?—J'aitentémachance.J'aitenubon.—Elleaditoui?

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—Unpeuqu'elleaditoui,etj'aimêmeeuledroitdeluifairedeuxenfants.Tiens-toibien:c'estmêmeàcaused'ellequ'onsecramelesyeuxàréparercessaloperiesdepalans.Loïcsourit.—Vouscroyezquej'aiunechanceavecJuliette?—T'essacrémentbonpourlessoudures,maist'asencoredeuxoutroistrucsà

apprendresurlesfilles.D'oùtupensesquej'aicruqu'elleétaittapetiteamie?Elleparledetoiàtoutlemonde.—Vousneditespasçapourvousmoquerdemoi?—Jevaisteconfierunsecret,mongars.Jepeuxmefoutredetout,maisjene

plaisantejamaisaveccequifaitbattreuncœur.Loïcse relève. Il sesent toutdrôle.Laseulechosequ'il trouveà faire,c'est

prendrel'hommequ'ilneconnaîtquedepuisuneheuredanssesbras.Taylorvaêtrejaloux.Etc'estquoicettegouttetombéedenullepartqu'ilvientderecevoirsurlamain?

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Alorsqu'elledescenddesavoiture,Juliettes'efforcedecalmerlatempêtequisévit sous soncrâne.ElleamémoriséchaquemotdecequeLoïcetVictor sesont dit, mais elle n'est pas supposée les avoir entendus. Pas évident d'agircommesiderienn'était…Ellemeurtd'enviedeluisauteraucou,elledésireraitlerassurer,lelibérer,luidirequ'entreeuxtoutestpossible,maiselleneledoitpas.Ellevoudraitaussi luiavouer toutcequ'elleespèrepour le futur,mais lesgarçonsnevoientpassi loin.Àdéfaut,ellepourraitaumoins luiarrachersonbleu de travail et se jeter sur lui, mais les garçons ne voient pas si près.Condamnéeàcontenirlapressionetsapassion,commeunbarrageretiendraitunocéan.Cen'estpasdelamaîtrisequ'ilvaluifalloir,c'estunecamisole.ElleadéjàfailligafferauprèsdeVictor,àquielleademandécomments'était

passéelaréparationenévitantsoigneusementsonregard.«Remarquablement,a-t-ilrépondu.C'estuntypebienquiconnaîtsonboulot.

Pasprétentieux,carré.J'espèrequeçamarcheraentrevous.»Heureusement qu'elle était aux premières loges pour tout entendre par elle-

même,parcequesinonellel'auraitmenacéphysiquementpourqu'ilsoitunpeuplusprécisdanssonrapport.Elle entre dans l'atelier demécanique enmarchant comme une fille « aussi

belleetbienqu'elle»peutlefaire,maisiln'estpaslà.—Loïc?C'estlapremièrefoisqu'elleosel'appelerparsonprénom.—Jesuisaufond,venez,jesuiscoincésouslaBuickjaune.Il est coincé, c'est fabuleux. Elle va pouvoir le sauver. Elle arrive à point

nommé.C'estnormal,ceuxquis'aimentdoiventpouvoircompterl'unsurl'autre.Ce lien télépathique réservé aux âmes sœurs les relie déjà.Elle a senti qu'elledevait lui rendre visite pile aumoment où il était en détresse. C'estmagique.

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Maisc'estquoiuneBuick?Heureusement,« jaune»,ellecomprend.Lavoilàquierredanslegarage.Ellerepèrerapidementunegrosseaméricainedécapotéecouleurcanari.Deuxjambesdépassentducôté.—Nebougezpas,s'écrie-t-elle,jevaisessayerdevoussortirdelà!Parchance,levacarmedesesoutilsempêchelegaragisted'entendrecequ'elle

vientdedire,cequiéviteàJuliettedeseridiculiserunenouvellefois.—Pardondenepassortirtoutdesuite,fait-ildesouslavoiture,maisjesuis

sur une petite pompe hydraulique qui me complique la vie… Un instant, jetermineetjesuisàvous.«Jesuisàvous»,demieuxenmieux…Enattendant,elleobservesespieds

quigigotent.Leschiensfontcegenredemouvementsconvulsifsquandilssontassoupisetqu'ilsrêvent.Là,ildoitcavaleraprèsunchatoucreuserpourenterrerunos.Loïcfinitpars'extirpersursapetiteplaqueàroulettes.—Jenevaispasm'entirer,alorsonverraplustard!Ilserelèved'unbond.L'espaced'uninstant,ellecroitqu'ilestpartipour lui

faire la bise, mais il se ravise. Est-ce parce qu'il est conscient d'avoir ducambouis plein la figure, ou parce qu'il est trop timide ? Pour se donner unecontenance,ilattrapeunvieuxchiffonets'essuielesmains.—Nemeditespasquevousavezencoredesproblèmesavecvotrevoiture…—Non,ellevabien,grâceàvous.Jesuissimplementpasséevousremercier

pourlecoupdemainquevousavezdonnéàVictor.—Aucunproblème.—Ilaététrèsimpressionnéparvotresavoir-faire.—Tantmieux.—Jepensemêmequ'ilrisquedevousdemanderd'autresservices.—Sic'estdansmescordes,ceseraavecplaisir.—Victorm'a dit que pour vous remercier, il vous avait proposéunebonne

bouteille…—…maisjeneboispas.—Ilmel'aexpliqué.Alorspourvoustémoignernotregratitude,jemesuisdit

quejepourraispeut-êtrevousinviteràvenirvoirlapièce,authéâtre.Loïcestsurpris.IlregardealternativementlaBuicketJuliette.Elleespèrede

toutcœurqu'iln'estpasentraind'hésitersurcelleavecquiilaleplusenviedesortir.—C'estvraimentgentil,maisvoussavez…—On irait ensemble.Maintenant que vous connaissez lamachinerie, vous

pourriezvoiràquoiellesert…Quelquessecondess'écoulent.PourJuliette,ellesdurentuneéternité.

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—D'accord,maisc'estmoiquivousinvite.—Nevousenfaitespaspourça.Ravie,Juliettes'autoriseunpetitsautsurplace.—Jesuistellementcontentequevousacceptiez!Legrandcerfapeur.Iln'ajamaisvuunetartesautersurplace.Niunehuître,

d'ailleurs.

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Eugénie tire la chaise et prend place à la table. Ce tête-à-tête, elle l'attenddepuislongtemps.Pourtant,iln'yapersonneenfaced'elle.Lethéâtreendormiluiassurelapaixdontelleabesoinpourtenterd'yvoirclairparmilamultitudedesentimentsquilatraversentdanscettepériodemouvementéedesavie.Lorsquetoutlemondedort,àcommencerparVictor,l'appartementdésertde

Cœurà retardement devient un peu son deuxième chez-elle. Elle y a pris seshabitudes.De temps en temps, elle entendbienquelques bruits suspects,maisriendecomparableàcequil'avaitterrifiéelapremièrefois.Rideaux fermés, la scène s'est naturellement imposée comme un cocon

rassurant,lelieuderendez-vousaveccellesetceuxàquielleaquelquechoseàdire.Àdéfautd'avoirl'audacedelefaireenvrai,elleneseretrancheiciderrièreaucunnon-dit.Aujourd'hui,elleestimpatientederetrouverNoémie,safille.Depuiscombien

de tempsn'ont-elles paspartagéun repas ensemble ?Même si cela n'aurapasréellementlieucettenuit,pourEugénie,ils'agittoutdemêmederetrouvailles.Les premiers temps, lorsque sa petite est partie en stage à l'autre bout du

monde, Eugénie était tellement désemparée qu'elle dînait aumilieu de la nuitafin de garder ce lien quotidien avec son enfant. Branchée sur les réseauxInternet,ellecalaitsatablettecontreunebouteilleetfautedepouvoirvivreavecsa fille,de la toucher,ellepouvaitainsiaumoins lavoiret luiparler.Cesoir,Eugénie va pouvoir lui faire savoir ce qu'elle éprouve. Depuis qu'elle a prisl'habitude de s'exprimer à voix haute dans le théâtre vide, elle a renoué avecbeaucoupdegens.Lefaitdedirel'apaise.Elleregardedevantelle.Mêmes'iln'yarien,ellen'aaucunmalàimaginerles

traitsdesafille,ellelesconnaîtsibien.Elleobservesesenfantsdepuisqu'elle

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leuradonné le jour.Elle lesavusgrandirsansquerienne luiéchappe–saufeux-mêmeslorsqu'ilsontquittélamaison.—Noémie,chérie,ilfautquejetedise.Tunousinvitessansarrêtcheztoiet

tudoistrouverbizarrequenousnevenionspas.Tonpèren'yestpourrien.Toncompagnonnonplus.Jesaisquetuasenviedememontrerl'endroitoùtuvisettoutcequevousyavezfait.C'estbiennormal.Maisjenesuispasencoreprête.Pas tout à fait.Tu es devenueune trèsbelle jeune femme, indépendante, avecunecarrièrecommejen'enaijamaiseu.Jenesuispasjalouse,bienaucontraire.J'ensuisextrêmementfière.Mais taréussiteet lebeaucheminque tudessinesdans ta vieme renvoient à ce que je ne suis plus pour toi : utile, essentielle,quotidienne, indispensable. Je suis consciente que c'est une étape que tous lesparents traversent,mais cela nem'aide pas.Nous savons tous que nous allonsmourirunjour,cen'estpasplusfacilepourautantlemomentvenu.Jesaisaussique je suis ridicule quand jeme plains de ne pas vous voir assez tout enmeprivantdesfoisoùtum'invitesàvenir.Maiscommenttedire…Jecroisquelemanqueestmoinsdouloureuxquelefaitdeneplusmesentiraussiproche.Sais-tucedontjesouffreleplus?Ellemarqueunepause.—De ne plus rien avoir à vous faire découvrir. J'étais si heureuse de vous

présenterlemonde…Teséclatsderiredevantlestêtardsdelamare,tafaçondet'accrocheràmajambelorsquetuasvutonpremierchien.J'aieulachanced'êtretémoindebeaucoupdevospremièresfois.Tun'asplusbesoindemoi,etc'estlogique.Maisêtresipeuaprèsavoirétéautantestunetorture.Jesaisquejevaissurmonter ce cap. Je l'ai moi-même infligé à mes parents sans m'en rendrecompte. J'espère que tu me pardonneras ma fragilité et que tu continueras àm'inviter.Tun'yespourrien,ilenvaainsidelavie,etj'aidéjàeulachancedevivreauprèsdetoietdetonfrèredesannéesmagnifiques.L'étéfinittoujoursparlaisserlaplaceàl'automne.Eugéniebaisselatêteavantd'ajouter:— J'espère qu'un jour, j'aurai le courage de te dire tout cela en face. Si tu

savaisàquelpointjet'aime…Eugénieexpirejusqu'àcequesonsouffleseperde.Vidée,épuisée.Ellesesent

comme une épave échouée, certes à l'abri des tempêtes, mais bien loin descourantsquinousfontvoguerverslesaubesnaissantes.Ellevadevoirattendreun peu avant de trouver la force de retourner se coucher auprès de Victor.Souvent,quand ses enfants,plus jeunes,n'étaientpas là, elle s'adressaitdéjà àeux.Pourleurdonnerducourage,pourlesrassurer.Elleétaitconvaincuequ'ilsen recevaient au moins l'intention, comme une onde de bienveillance qui se

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jouerait des distances. Plus que jamais, Eugénie espère que ce lien magiquenourrid'affectionexiste,qu'iln'estpasrompumalgréseserrements.Elle ne saura jamais si ses enfants perçoivent ce qu'elle leurmurmure avec

tant d'amour. Ce n'est pas grave. Par contre, quelqu'un d'autre, dont elle nesoupçonnepaslaprésence,aparfaitemententendu.

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La porte de la loge de Natacha s'ouvre. Nicolas en sort, livide. Il s'appuiecontrelechambranle.Juliette,quiestentraind'annonceràtoutlemondequ'elleassistera à la représentation de ce soir en compagnie de Loïc, s'arrête à sahauteur.—Ehbenalors?Notremetteurenscènepréféréaurait-ilmangéuntrucpas

frais?—Ilvafalloirannuler…—Qu'est-cequetudis?Par l'entrebâillement, Juliette aperçoit Natacha, effondrée sur sa coiffeuse.

Elle sanglote. Alertés par ses gémissements, Chantal et Taylor arrivent à leurtour.L'habilleurseprécipitepourréconforterlacomédienne.— Il va falloir annuler, répèteNicolas, désemparé.Onnepeut pas jouer ce

soir.—Maispourquoiferait-onça?s'étonneChantal.C'estlaplusgrossesoiréede

lasemaine!Nicolasseretourneetdésignesonactriceprincipaled'ungestelas.— Extinction de voix. Madame est tellement stressée qu'elle a le larynx

bloqué.La vedette se retourne, le visage ravagé, et fait mine de parler. Un bruit

étrangesortdesagorge.Lecouinementd'unebarquettesousvidemalouvertepasséeaumicro-ondes.—C'estterrible!selamenteTaylor.Julietteblêmitàsontour.—Onvaluidonnerdulaitchaud,dumiel,etçavaaller!Ilfauttrouverune

solution,coûtequecoûte!J'aiuninvitédemarque,moi…

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La nouvelle se répand commeune traînée de poudre, au point que les troisquartsdel'équipesontbientôtdanslecouloiràcommenterlasituation.Certainsproposentaussidessolutions:—On n'a qu'à la faire jouer en play-back, lance un machino. Elle fait les

gestesetNicolaslirasontexteavecunevoixdefille.Daniel est appuyé contre le mur. Lui aussi pleure parce que depuis six

minutes, il souffre exactement de la même maladie que Natacha. Après sonostéoporosedulobedel'oreilleetsaschizophréniedel'haleine,ilestàsontourvictimedecetteépidémieplanétairemortellequicommenceparuneextinctiondevoix,etdontNatachaetluiserontlesdeuxpremièresvictimes.Illuiproposed'aller se suicider ensemble pour abréger leurs souffrances, mais personnen'entend.Signequelasituationestgrave,Victorneplaisantepas.— Ça tombe mal, dit-il. Si on doit rembourser, ça ne va pas arranger nos

comptes,etcen'estvraimentpaslemomentdesefaireépinglerpourdessoucisdegestion.Eugéniesefrayeuncheminjusqu'àladivaetluiétreintlesépaules.—Siontechouchoute,gorgebienauchaudavecunpetitmassage,tudevrais

pouvoirrécupérer?Lerideauneselèvequedansdeuxheures.NatachasecouelatêtenégativementpendantqueNicolasexplique:— Ça ne changera rien. Elle a déjà fait une crise du même genre voilà

quelques années. On était allés à l'hôpital en urgence et lesmédecins avaientassuré qu'il n'y avait rien à faire.Après une bonnenuit de sommeil, tout étaitredevenunormal.—Unenuitdesommeildedeuxheures,tenteEugénie,çapourraitmarcher…L'actrice s'effondre à nouveau, mais sans émettre aucun son. L'effet est

surprenant.Dépité,Nicolastranche:— C'est une catastrophe, mais nous devons assumer. J'ai besoin de quatre

volontaires pour accueillir les spectateurs et leur dire que la pièce ne sera pasjouéecesoir.L'équipeestsouslechoc.Unsalecoup.Personnen'enveutàNatacha,maisil

vafalloirgérer.Soudain,Juliettes'écrie:—Attendez,j'aipeut-êtreunesolution!

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—Vousêtesdesmalades,c'esthorsdequestion!Dansl'atelierdeconfectiondescostumes, la tensionestpalpable.Pouraider

JulietteàconvaincreCélinequesonidéeestbonne,Eugénie,VictoretNicolassontvenusluiprêtermain-forte.Lachorégrapheplaideavectoutelapersuasiondontelleestcapable:—Tu connais le texte par cœur ! Tu es peut-être beaucoup plus jeune que

Natacha,maistuaslamaturitépourincarnerlepersonnage.Célinen'endémordpas.—Jen'aijamaisrienjouédevantpersonne.Vousneréalisezpascequevous

me demandez. Lire la pièce le soir dans son lit pour pleurer ou balancer desrépliques face à un miroir est une chose. Mais interpréter un texte completdevantunesallepleineenestuneautre!Nicolass'enmêle:—Écoute,Céline, jesuisd'accordavectoi,c'estuneidéedingue,maisc'est

encorecellequiferalemoinsdedégâts.Lefaitquetuconnaisseslesdialoguesestunechanceextraordinaire.—Et lamise en scène ?Qu'est-ce que vous en faites ? Je n'ai vu la pièce

qu'uneseulefois.Jenemesouviensplusderien!—Ilnousresteencoreplusd'uneheure,onpeutfaireunfilage,oumieux,on

t'équiped'uneoreilletteetjeteguide.—Vousnevousrendezpascompte…Eugénieluiprendlamain.—Si,parfaitement.Maisnousn'avonspaslechoix.Tuesnotreseuleplanche

desalut.Sijeconnaissaislestextes,jetejurequejefoncerais.Célinejetteunregardfurtifàsonamie.

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—Etsijemeplante?Sijesuisnulle?Nonseulementlesgensserontfurieux,maisc'estmoiquiporterailepoidsdel'échecalorsquejen'ysuispourrien.—Neraisonnepasainsi,tempèreVictor.Onnetedemandepasdesauverle

théâtre ou de calmer les gens, juste de jouer, avec tes tripes, un texte que tumaîtrises.Les yeux de Céline volent de visage en visage, à la recherche d'une autre

solutionquecellequilaterrifie…

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Alorsque la salle se remplit,Eugénieaideà l'installationdes spectateursengardant un œil sur Laura. La jeune fille fait parfaitement son travail, commetoujours,mais le sourirequ'elle arborequand elle s'adresse auxgens contrastesévèrementavec laminegrisequi ternit ses traitsdèsquepluspersonnene laregarde.Eugénien'aaucundoute:cettepetiteluttecontrequelquechosequilaronge.EnescortantunefamilleaurangG,EugénieaperçoitMarcelleetJean,lepetit

couplederetraitésquivientrégulièrement.Elleéprouveunevraietendressepoureux. Elle se souvient encore de la première fois où elle les a remarqués. Ilsétaientdedos,àlacaissedeFranky.Ilsparaissaientbienpetitsetfrêlesdevantlecomptoir,maisc'estsurtoutlefaitqu'ilssetiennentlamainmêmeenpayantquiavait attiré son attention. On aurait dit deux enfants amoureux que le tempsaurait prématurément voûtés.Eugénie s'était approchée et s'était aperçuequ'ilsréglaientleursplacesenliquide.Depuis, elle a pu constater que, fidèlement, ils étaient présents tous les

premiers samedis dumois. Au début, ils venaient à cette date parce que leurpetite pension tombait au même moment. Eugénie a réussi à leur obtenir un« tarif abonnement retraités réguliers » qui n'existe pas, mais leur permet devenirgratuitement.Ilsontcependantgardéleurdatehabituelle.Peuimportecequise joue, ils sont là.Quelquesannéesauparavant, ils se rendaientencoreaucinéma,maislerythmeeffrénédesfilmsmodernesleurdonnemalàlatête.«Lethéâtre,lui,nepeutpasallerplusvitequelesêtresquilefontexister»,commeilsdisent.Depuisquelque temps, ilsmarchentmoinsbien,Marcelleaunecanne,mais

ils se mettent toujours sur leur trente et un. Sa robe à fleurs date d'un autretemps,maiselleestornéedelilas,cequicorrespondjolimentauthéâtre.Luia

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toujours lemême costume. Une fois, il a expliqué qu'il l'avait acheté pour lemariagedeleurfils,voilàbienlongtemps.Eugéniefinitdeplacersesspectateursetvientlessaluer.—BonsoirMarcelle.BonsoirJean.Commentallez-vous?Elleleurfaitlabiseets'aperçoitqu'ilsportenttouslesdeuxlemêmeparfum.

ImpossibledesavoirsicetteeaudeCologneestmasculineouféminine,unedecesfragrancesquinousrappellentnosgrands-parents.MarcellesourittimidementetJeanrépond:—Tantbienquemal,entrelesexamensmédicauxetlavieillerie.Maisicion

oublietout.Merciencoreàtoutevotretroupe.C'estnotresoirdefête.Onl'attendtoujoursavecimpatience.—Vouscommencezàbienconnaîtrelapièce.Marcelleréagit:—Maisjel'aimebien,celle-là.Jesuiscontentequelapetitedames'ensorte.

Sijecroisel'autresaletypedanslarue,jeluiflanqueuncoupdecanne.L'annéedernière,pourleursnocesd'or,Eugénielesafaitinstalleraupremier

rangdelalogenuméro10.Victorleuralivrélechampagneetlacompagnielesafaitapplaudirpartoutelasalle.Ilssetenaientdeboutaubalcon,fragiles,agitantchacunleurseulemainlibreparcequ'iln'étaitpasquestionqu'ilsselâchentpourautant.Eugéniesesouvientencoredel'émotiondel'équipe.KarimavaitpleurésanssecacherenfrappantfortdanssesmainsetOlivierétaitsortientoutehâteleuracheterunbouquetderoses.Cesoir-là,pendantquelquesinstants,cen'étaitplus la scène qui était dans la lumière, mais eux. Au balcon, dans leursvêtementsusés,ilsavaientlaprestanceetladignitéd'uncoupleroyal.—Sivousavezbesoindequoiquecesoit,n'hésitezpas,toutlemondeestlà

pourvousfairepasserunebonnesoirée.—Merci,mercibeaucoup.Eugénielesquitteavecunlégerpincementaucœur.Elleauraitaimépouvoir

prendresoindesespropresparentsainsi.Chaquefauteuildecettesallenecorrespondpasseulementàuneplaceouàun

numéro ; c'est d'abord un écrin pour toutes les âmes qui viennent y reprendreleursouffledanslalonguecoursed'obstaclesqu'estlavie.

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Ilsontconvenude se retrouverdevant le théâtre. Julietteattendenhautdesmarchestandisquelesspectateurssepressentpourentrer.Elleatoujoursaimécettefièvred'avantspectacle.Onperçoitdéjàlefrissondel'attente,l'impatiencede découvrir la pièce. Les centaines d'ampoules de l'auvent composent unfirmamentétoiléquidonnebonnemineàchacun.Juliette n'arrête pas de regarder sa montre, mais elle est confiante : Loïc a

toujoursétéponctuel.C'estellequiestenavance.Pourl'occasion,elleporteunerobetoutesimpleavecunevestecourte.Célineluiaévitélesaffresduchoixenluidonnantceprécieuxconseil:«Évitelesvêtementsquiseremarquent.C'esttoique l'ondoitvoir,pas ta robe.Trouve-toiquelquechosedeconfortable.Cen'est jamais l'habit qui doit attirer l'attention mais ta façon de le porter, debouger, de te tenir, et surtout, le visage que tu te composes. »Des heures denégociations avecchaquepartiede soncorps évitées Juliette est impatientededécouvrircommentLoïcseravêtu.Alorsqu'ellel'imaginedanstoutessortesdetenues,undoute luivient.Serait-ilcapabledevenirenbleude travail?Aprèstout,ellenel'ajamaisvuqu'ainsi.Pourlapremièrefois,ilvientàelle.Maisavecquia-t-ellerendez-vous?Un

ami,unpetitami?Unsimpleadjectifchange tout.Quelcheminest-ilen traind'accomplir dans les méandres de son esprit ? Vont-ils se faire la bise ? Luitiendra-t-il la main pendant le spectacle ? Leurs genoux finiront-ils par sefrôler?Julietteestfébrile.Ellesesouvientdesfoisoùelleaattenduungarçon.Ilyen

aeubeaucoup.Jamaisellenes'estmisedanscetétat-là.Sansdouteparcequ'aufond,ellen'enavaitpasgrand-choseàfaire.Maisdepuisqu'elleespère,depuisqu'elle envisage, elle a quelque chose à perdre, et l'indifférence n'est plus demise.

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Ilyamaintenantunmondefou.Ellesurveillelesabordsaveclavigilancequelasituation impose,mais lepublicarriveenmasse.Sonœilpasseenrevue lesvisages comme un véritable système de surveillance. Un peu plus loin sur leperron,uneautrefemmeattend.Légèrementplusâgéemaisavecénormémentdeclasse.Est-cequeLoïclatrouveraitplusjolie?Va-t-ilsetromperetallervoirlapièceavecelle?Sil'autrefaitseulementminedefaireunpasverslui,Julietteladéfoncerasanssommation.Elleluiferabouffersoncollierdegrossesperlesetsarobehorsdeprix.Avant qu'elle ait pu se recomposer le visage si avenant dont Céline avait

expliquél'importance,unesilhouetteseplantedevantelle.—Bonsoir!Il est là. Le grand cerf est venu.Et il amis ses bois du dimanche.C'est la

premièrefoisqueJuliettevoitsonvisagesanscambouis.Ellen'enappréciequedavantagesesyeux.Ilporteunjean,desbaskets–alorsqu'ellevaseruinerlespieds dans ses escarpins –, une chemise blanche et une veste sombre. Riend'extraordinaire,maisquelleallure!Célinearaison:leboncostume,c'estceluiqui vous laisse la place d'être vous-même, et en l'occurrence…La carrure, lamâchoire,ceregardàfaireflamberunetarte…toutestlà.— Bonsoir, répond-elle d'une voix qui n'est ni enjouée, ni sensuelle, ni

responsable.Juliette tremble. Il a beau être deuxmarches plus bas, ils sont presque à la

même hauteur. Elle voudrait que le temps s'arrête pour avoir le temps deréfléchirà toutes les informationsqu'elle recueille.Avoirunechancede traiterlesinnombrablesquestionsquidébordentsoncerveausaturé.Elleabesoind'untempsmortpournepas se tromper. Il lui sourit.Peut-êtrene sait-ilpasquelleattitudeadopterluinonplus?Ilnesemblepasvouloirl'embrasser,etellen'osepasprendrel'initiative.Ellevoudraitprofiterdufaitqu'ilssontparfaitementfaceà face pour regarder ses yeux, pour s'y plonger tout entière, mais ce n'est nil'endroitnilemoment,avectoutcemondeautour.Julietteestentraindevivrel'undecesinstantsoùl'intensitédecequel'onéprouvenousarracheàl'espace-tempspournousplacerdansunebulleoù tout estplus fort,où riend'autrenecomptequenotreperception.UnhommepressébousculeJuliette,quiperdl'équilibre.Loïclarattrape.Illa

tientdanssesbras.C'est lapremièrefoisqu'il laserreainsi.Unpeugêné, il lalibèreaussitôt.Ellen'avait jamais ressenti autant en sipeude temps. Il faudraqu'elleracontetoutçaàquelqu'un.Peut-êtreàleursenfants.

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Écartant discrètement le rideau, Victor jette un œil sur la salle depuis lescoulisses.—Alors?luidemandeOlivier.—C'estplein.Sionseramassecesoir,ilyaurapasmaldetémoins.Étantdonnélasituationparticulière,mêmeceuxquid'habitudenerestentpas

pourlareprésentationcomptentbienyassister.Lesdeuxhommesretournentenhâteverslesloges,oùMaximiliententederassurerCéline.— Ne pense à rien d'autre qu'à ton texte. Même si au travers de la

dramaturgie,nousnesommespasalliés,danslejeun'hésitepasàt'appuyersurmoi.L'actrice d'un soir est bombardée de conseils. Tout lemonde lui en donne.

Nicolas,larégie,Chantal,Taylor…Ellen'enpeutplus.Toutsemélangedanssapauvre tête. Iln'yaqueNorbertpourse taireet lui témoignerunecompassionmuette. Avec ses boutons cousus à la place des yeux, il semble lui lancer unregarddesoutien.Danielestvenuluiexpliquerque,de toutefaçon,riendecequivasepassern'estgraveparcequ'onfinittousparmourir.Annieaussiavoululuidireunmot,maiselleavuunearaignée,alors sesencouragements se sontmuésencrisetjurons.Eugéniedébarquedanslalogecommeunetornade.— Allez tout le monde, merci de vos visites ! fait-elle en tapant dans ses

mains.Maintenant,onlaisselademoiselleseconcentrer!Unefois laportedela logerefermée,Eugénies'assoitprèsdesonamie,qui

resteprostrée.—Tuveuxquejetelaisseaussi?—Non,s'ilteplaît,reste.Sinonjevaismeflinguer.—Pasévidentd'yarriveravecunebrosseàcheveuxetdufonddeteint…

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Célineaunpauvresourireetdemande:—OùestJuliette?—Danslasalle,avecLoïc.EnN10etN11.Ellet'embrasse.Tulesverrais,ils

sontcollésl'unàl'autre,maissansosersetoucher.—C'estpossible,techniquement?—Çadonneuntrucbizarre.—J'espèrequ'ilneladécevrajamais.—Cequetuvasjouercesoirneparlequedecela.JesuisheureusequeLoïc

découvrecettehistoirequi,unjourpeut-être,luiéviteradefairedumalànotreJuju.—Etc'estmoiquivaisluijouerlafable…—Àtitretoutàfaitpersonnel,jetrouvelehasardmagnifique.Toiquijoues

cettehistoirepourJulietteetsonamoureux.— C'est vrai, c'est joli. Mais je crois quand même qu'on fait une énorme

bêtise.—Tusaismieuxquepersonneceque«couvrirunrisque»signifie,alorsdis-

toiquetuesnotreassurance-vie,notrefiletdesécurité.—J'espèrenepascraquer.On toque à la porte. Eugénie se lève d'un bond, prête à protéger son amie

d'unevisiteinopportuneoud'unenouvellesalvedeconseils.Ellevaouvrir.Dans le couloir, c'est toujours l'effervescence. Natacha s'avance et referme

derrièreelle.Lesyeuxembuésde larmes,elle fixeCéline.Ellevoudraitparlermaisnepeutpas.Elleestvenueavecunefeuille,unmotécritqu'elleluitend.«N'aiepaspeur.Tefairejouerestunebonneidée.Situyvasendoutant,tu

échoueras.Jette-toidanslevideettuverrasquelepublicteportera.Jeviscelaàchaquefois.Jesuisavectoi.»Ayant lu,CélineregardeNatachadans lesyeux.Lacomédienneesquisseun

sourire en joignant ses mains, comme pour une prière. Puis elle prend lacouturièredanssesbras.Onfrappeànouveauàlaporte.Cettefois,Eugéniegrogne.C'estunassistant

régiequiannonce:—Céline,tudoisrejoindreleplateaudansquatreminutes.Jevienst'équiper

avecl'oreillette.Nicolasseradansletroudusouffleurpourt'aidersi tuoubliesdesrépliques.—Pasdedangerquej'enoublie,c'estl'histoiredemavie.Lejeunehommeaidel'actriced'unsoiràposerletransmetteurminiature.—Troisminutes,luiprécise-t-il.—C'estbiensuffisantpourquej'aillevomir.

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Alorsques'achève lapetitemusiqued'introduction, la lumièrediminueet lebruissement de l'assistance s'estompe. Eugénie est installée dans sa logehabituelle.Exceptionnellement, elle s'y trouve en compagniedeNatacha, chezqui voir le rideau s'ouvrir du côté du public va sans doute produire un drôled'effet. Étrange expérience pour une comédienne de regarder une costumièreendossersonrôle…Le rideau s'écarte sur l'appartement. Le mari infidèle entre sous les

applaudissementsetmentpourlapremièrefois.Ilyaquelquechosed'électriquedanslasallecesoir,commesi,àdéfautdelesavoir,lesgenssentaientquecettereprésentation-làestspéciale.DèslapremièreapparitiondeCéline,ilseproduitquelquechosed'inhabituel.

Alorsqu'ellefaitsonentréeavecsonplateaudepetitdéjeuner,c'estuntonnerred'applaudissements lancé par l'équipe qui l'accueille. Eugénie frappevigoureusement dans ses mains mais Natacha reste impassible, commehypnotisée par ce qui se déroule devant elle. Pourquoi n'est-ce pas elle qui setrouvesurscène?Lespremièresrépliquessonttrèslégèrementhésitantes,maiscelanedurepas

etdetoutefaçon,danslefeudel'action,lepublicnel'asansdoutepasdécelé.Desonbalcon,EugénieaperçoitJulietteetLoïc,chacunn'osantpasdépassersamoitiéd'accoudoir.EllevoitaussiMarcelleetJean,quieuxsetiennentlamain.Laura est postée près de l'entrée principale.Chantal s'est installée à une placevide et, dans les coulisses, Karim est tellement dans le jeu qu'il approchedangereusementdelalimitedevisibilitépourtantmatérialiséeparuneligneausol.Aufildutexte,Célineprendpeuàpeudel'assurance.C'estlorsdelapremière

répliqueoffensivedesonpersonnagequetoutlemondes'enrendcompte.Acte

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I,scène5.—Celanet'ennuiepasquejem'inscriveavecOlgaàceclubdegymnastique

douce?—Maispasdu toutmachérie, au contraire.Profitede lavie.C'est pour te

permettrecelaquejem'échinechaquejour.Le ton estméprisant et le proposhumiliant.La femmene laissepaspasser.

Elles'approchedesoncompagnonetluilâche:—J'acceptecegenred'activitéuniquementparcequetun'espaslà.C'estavec

toiquej'aichoisidepassermavie,pasavecmescopines.Jepréféreraisquenousayons des projets tous les deux, mais ton « travail » ne t'en laisse jamais letemps. Alors je m'occupe comme je peux en attendant de te servir les repaspréparésavecamourquetumangestoujoursfroids–quandtudaignesytoucher.La salle est en haleine. Les choses sérieuses commencent. Natacha est

immobile, figée. Eugénie est incapable de deviner ce qui se passe dans sonesprit.Est-ellemortifiée, fascinée?A-t-elleperduconnaissance?L'actriceestcomme en panne. Elle n'applaudit jamais alors que la salle s'enthousiasme deplus en plus, et que même Marcelle et Jean se lâchent parfois la main pourplébisciterl'action.LejeudeMaximilienn'estpaslemêmequed'habitudenonplus. Si, dans les premières scènes, il jouait comme d'ordinaire, il sembledésormaisemportéparl'interprétationtoutepersonnelledeCéline.Lapiècen'aprobablementjamaisétéjouée–niregardéed'ailleurs–avecunetelleintensité.Au milieu de l'acte II, Céline franchit encore un palier. En plein dialogue,

alorsqu'ellenesetrouvepasàl'endroitoùlepersonnageestsupposéseplacer,elle fait carrément volte-face pour avancer sur sonmari, dont elle soupçonnedésormaislatrahison.Discrètement,elleretiresonoreilletteetlabalancedansletroudusouffleur.Nicolasnecontrôleplussonactrice.Labêtes'estlibérée.Ellen'obéitplusqu'à

sonpropreressentidutexte,habitéetoutentièreparsonpersonnage.Maximiliena bien du mal à garder le dessus. Cette nouvelle donne l'oblige à jouer avecencore plus de finesse, pour le bonheur de tous. Il est brillamment odieux,sublimement hypocrite, et magnifiquement malhonnête. Face à lui, Céline estd'unesincéritéabsolue.Dans la salle, alors que la tensionmonte de scène en scène, il n'y a pas le

moindre bruit. La petite dame qui a toussé deux fois a même failli se fairelyncher par ses voisins. Loïc a les yeux rivés sur la scène. Eugénie estimpressionnée par la capacité d'adaptation dont fait preuve Maximilien. Pourcompenser les transgressionsdemiseenscène, ilsepositionnedansunparfaitéquilibre.Faceàcettepartenairepugnace,ilfaitpreuved'untalentqu'iln'apaseu souvent l'occasion d'exprimer.Malgré son personnage détestable, il réussit

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l'exploitd'avoirducharme.Onluipardonneraitpresquesesbassesses,siellesnefaisaientpasautantdemalàcelledontonsuit l'évolutionavecdeplusenplusd'intérêt.Eugénie se dit que pour jouer la douleur, Céline n'a sans doute pas à aller

chercher très loin en elle.Pourmimer la colère, ellen'aqu'à imaginerMartialdans le rôle du beau parleur, bien queMaximilien ait infiniment plus d'allure.Mais à qui pense la comédienne lorsqu'elle rencontre celui qui deviendra sonvéritableamour?Toutel'équipemeurtd'impatienceàl'idéedevoircequevadonnerledernier

acte, jouédans ces conditions.En construisant son théâtre, feuM.Marchenodn'imaginaitsansdoutepasqu'unjour,ils'ypasseraitquelquechosed'aussifort.Etpourtant…

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Lepublicestdeboutetapplauditàtoutrompre.Rarementlesmursduthéâtreonttrembléàcepoint.Desaloge,Eugénieperçoitparfaitementlapuissancedesacclamations. Elle n'a jamais connu cela. Les membres de l'équipe sifflent ethurlentdesvivats.Certainsspectateurss'ymettentaussi.Sur la scène, Maximilien s'efface pour laisser à Céline le triomphe qui lui

revient.Ilporteencoresurla jouelamarquedelamonumentaleclaquequ'elleaussiluiaflanquée,pourdesraisonsdontiln'estcettefoispascoupable.Célinese tientdebout, lesbrasballants,ennage,sous lechoc.Ellenesalue

pas,nes'inclinepas,n'aaucuneexpressionsurlevisage.Elles'efforcejustedetenirdeboutalorsquelepublicluitémoigneunereconnaissanceinédite.Lorsquelessecondsrôlesviennentsalueràleurtour,ilsapplaudissentd'abord

leurpartenaired'unsoir.Ilestclairqu'ellenes'estpascontentéedejouerlerôle;elle l'a littéralementvécu,passantdes larmesà larageavecunepuissancequetout le monde a sentie. Karim est tellement subjugué qu'il a quitté l'abri despendrillons, les rideaux cachant les coulisses, afin d'entrer sur le plateau pourmieuxsaluerlescomédiens.LoïcetJuliettesontdebout,Jeanaussi,maisMarcelleestrestéeassise.Céline esquisse enfin un sourire, et l'ovation repart de plus belle.Après de

longues minutes, Maximilien fait signe à Olivier de refermer le rideau, et lepublic commence à ramasser ses affaires. Alors qu'elle n'a pas bougé un cilpendanttoutelapièceetn'amanifestéaucuneréaction,Natachaselèveetquittelalogeentoutehâte.—Oùcours-tu? l'appelleEugénie.Tun'asmêmepasditcequetuenavais

pensé!

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Devantlalogehabituellementdévolueàlavedetteofficielle,Olivierjouelesgardes du corps, empêchant les membres de l'équipe et même quelquesspectateurs de venir féliciter Céline pour sa performance. Les coulisses duthéâtren'ontpasdûconnaîtrecettebelleeffervescencedepuislespremièresdesspectaclesdeVioletteMarchenod.«Céline se repose, vous la verrez plus tard » ; « Je lui dirai que vous êtes

passé, elle sera touchée… » Olivier prend son rôle très au sérieux. LorsqueNatacha se présente, il s'écarte pour la laisser entrer. Eugénie, qui redoute laréactiondel'actricetitulaire,estsursestalons,bientôtrejointeparJuliette.Toutes les trois pénètrent dans la loge en s'extrayant de la foule qui piétine

bruyammentdanslecouloir.Célineestassisedevantlemiroir.Ellesetientlatêtedanslesmains.—Qu'est-cequevousm'avezfaitfaire?gémit-elle,épuisée.Lui confier le rôle était l'idée de Juliette, mais c'est Eugénie qui l'a

convaincue. Les deux femmes s'approchent et l'enlacent. Nichée au creux deleursbras,protégée,littéralementcouvée,lacouturièreleurglisse:—Mercilesfilles,mercidufondducœur.C'étaitstupide,c'étaitrisqué,mais

qu'est-cequeçam'afaitcommebien!Lestroisfemmesseserrentencoreunpeuplus.— Tu as été géniale, souffle Eugénie. Tu vas sûrement avoir plein de

demandesenmariage,etchacundetesprétendantssauracequ'ilrisque!—Tum'asfaitpleurer,ajouteJuliette,etLoïcaadoré.Ilditquec'estlaplus

bellepiècequ'ilaitvue–enmêmetemps,c'estlaseule.Les trois amies se redressent. Natacha est toujours là, qui attend son tour.

Eugénie se tient prête à intervenir au moindre dérapage. L'actrice s'approchealors,ets'agenouilleauprèsdeCélineenluiprenantlesmains.—Merci,mercidufondducœur.—Ben,tuparles?—Lestressm'abloquée,tum'asréveillée.Tuviensdemerappelerpourquoi

j'aivouludevenir comédienne. Je l'avaisoublié.Chaque soir je faisunmétier,alors que toi tu as tout donné. C'est pour offrir cela que l'on construit desthéâtres.C'estpourressentircelaquelepublicsortdechezluietfaitl'effortdevenirnousvoir.Toutleresten'estquevacuitéprétentieuse.C'estàcelaquenousespéronsqu'unepièceressemblelorsquenousnousfardons.—MerciNatacha,c'estsupergentil.—Ce n'est pas super gentil.C'est ta sublime vérité. Il va falloir que jeme

bougepourapprocherlafougueetlaflammedonttuasfaitpreuvecesoir,fautedequoiceuxquiviendrontlessoirssuivantsserontdéçus.—Ilsnesesontjamaisplaints.

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—Parcequ'ilsnesavaientpasquecequetuasfaitétaitpossible.Parcequ'ilssonthabituésànosjeuxtechniquesdeprofessionnels.Maisunefoisquetuasvuunereprésentationcommecelle-là,tusaiscequepeutêtrelethéâtre,mêmeavecuntexteaussimoyen,etturefusesdetecontenterdutout-venant.Merci,Céline,je n'oublierai jamais cette soirée. J'ai fait le conservatoire, j'ai eu de grandsprofesseurs, j'ai jouéplusdedeuxcentspiècessurdesscènesde toutessortes,maisc'esttoiquim'asdonnélaplusgrandeleçondemacarrière.Lorsque le théâtre redevint silencieux ce soir-là, quelque chose

d'imperceptibleyplanaitencore.QuandVictoretEugéniefirentleurronde,lessiègesdeMarcelleetJean,ceuxdeJulietteetLoïcnesemblaientpastoutàfaitvides.C'estcettemêmenuitquel'idéelaplusfollequelagardienneait jamaiseue

germadanssonesprit…

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Céline s'élance ; elle grimpe les marches quatre à quatre. Victor et Oliviern'ontqueletempsdelasuivre,sansrienremarquerduhallluxueux.Ayantatteint–enun tempsrecord– lepalierprécédantceluioùvitsonex-

mari,elleannonceàvoixbasse:— Nous y sommes presque. Si vous êtes toujours partants pour

m'accompagner,c'esticiqu'ilfautsepréparer.Sanshésiter,VictorouvresonsacàdosettendlemasquedevacheàOlivier,

toutenenfilantceluiducheval.—Évidemmentqu'onestd'accordpour t'épauler, réplique-t-il.C'estmêmeà

nousquetuauraisdûdemanderuncoupdemainlapremièrefois.—C'étaitl'idéed'Eugénie.— Le concept était brillant, mais le casting risqué… Aujourd'hui, si ton

gugusserefusedepayeroutemanquederespect,iltrouveraàquisefrotter.—Bienentendu,préciseOlivier,sivousoul'undevosagentsétiezcapturés,

nousnierionsavoir euconnaissancedevosagissementsetnousmettrions toutsurledosdeNorbert!Le régisseur et le machiniste ont la même tenue que la gardienne et la

chorégraphe lors de la première visite : pulls marins et pantalons de velourscôtelé.Ilsontvolontairementoubliélafaussebattedebase-balletlenunchakuenplastique…—Prêts?demandeCéline.La vache et le cheval hochent la tête. Célinemonte aussitôt à l'assaut. Les

deuxanimaux,quinevoientplusgrand-choseàtraversleursmasques,lasuiventmaladroitementenessayantdenepass'étalerdansladernièrevoléedemarches.Si une entité extraterrestre devait juger notre espèce sur la foi de cette seulescène,onseraitcuits.

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QuelquechoseachangéenCélinedepuislareprésentation.Cesoir-là,lelourdcouverclequi recouvrait son stockdecolèrea explosé.Cen'estpasunepetitefaillequiestapparue,maisunelargebrèchequis'estouverte.Loindevivrecelacommeunecatastrophe,elleenprofitepourfairelegrandménage.Riennevautlaragepourenleverlestaches,mêmelesplustenaces.Céline n'a plus du tout l'intention de se laisser faire, par personne. Puisque

cettevieestunetigressequichercheàladévorer,elleestdécidéeàfaireclaquerlefouetpourladompter.Le trio prend position devant chez Martial. Céline poste ses acolytes de

chaquecôtédelaporte.—Onestbiend'accord,vousneditespasunmot,etvousn'intervenezques'il

vatroploin.Lesanimauxacquiescent.Cettefois,c'estellequimènelejeu.Ellen'hésiteplus.Ellearetenulaleçon

du premier échec. Ce coup-ci, elle ne se laissera pas éconduire. Elle n'a pluspeur.Ellenerepartirapassanssonargent.Grâceàcetterégularisationfinancièresi longtemps attendue, sa vie va changer dans un spectaculaire effet domino :avec les sous, adieu les dettes, donc envolée l'insupportable pression de labanque.Toutirabeaucoupmieux.Ulyssen'auraplusàrougirdesesvêtementstroppetitsetelleneseraplusobligéedejongleravecdeuxmalheureusespairesde chaussures.Puisque lepot au lait nepeutplus lui échapper, bienvenueauxveaux, vaches et cochons ! SiMartial fait seulementmine de refuser, elle estcapabledeluiflanquerlamêmebaffequ'àMaximilienpendantlapièce.Elleenestpresqueàespérerqu'ilfassedesdifficultéspours'offrirceplaisir…Ellesouffleet secouesesbrascommeunboxeuravant legongdudébutde

combat.—Çamefaitbizarrederevivrecettesituationavecvousdeux,confieCéline

àsescomplices.Mercid'êtrelà,messieurs.L'hommequevousallezrencontrerm'aéloignéedevotreespèce,maisvousmeredonnezenvied'ycroire.Lechevaletlavacheseregardent.Ilssontcontents.SiOlivierétaitdéguiséen

poule,ilpondraitunœufdejoie.Prêtàendécoudre,ilplaisante:—Sitonexmecherchelespis,ilvaavoirunesurprise!Lechevalricane:—Turuminestrop,onnevapasenfaireunfoin!Les voilà partis dans un rire étouffé, comme des gamins qui tentent de se

contenirdevantleurinstitutrice.Eugéniearaison:cesdeux-làneprennentrienausérieux.

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Céline enfonce le bouton de la sonnette, puis recommence en insistantfrénétiquement.Plusdetempsàperdre,zéropatience.Laportenetardepasàs'ouvrir.Contrairementàl'épisodeprécédent,Célinene

clignemêmepasdesyeux.Elleestsereine.Endécouvrantsavisiteuse,Martials'agace:—Encoretoi!Çavapasdesonnercommeunehystérique.Qu'est-cequet'as

pas compris ? Ça a toujours été ton problème. Tu vis dans tes rêves,mais laréalité est un peu plus compliquée que tes petits plans de gamine,ma pauvreCéline.Celle-cinesedémontepas.—Jen'airienàfairedetescommentaires.Tuvassimplementmedonnerce

quimerevientet toutsepasserabien.Tumedois11130,maisdansunsoucid'apaisement,j'arrondisà11000,etjetefaiscadeaudesintérêtsderetard.Iléclated'unrireforcé.—Tuveuxpasunpaquetcadeau,enplus?Puis,enjetantunœilaupalier,ilinterroge:— T'es revenue avec la ferme en folie ? Parce que c'était plutôt rigolo la

dernièrefois.Lesdeuxcomparsesapparaissent.Martialapplaudit:—Super,lesfilles!Est-cequevouspouvezmerefairevotrepetitnumérode

l'armeenplastiquequicasse?S'ilvousplaît?Tropmarrant!—Jenesuispaslàpourm'amuser,Martial.J'attendsl'argentquetunousdois,

àtonfilsetàmoi,sinonjetejurequejeretournetonappartjusqu'àtrouveroùtucachestoutcequetuasdétournédepuisdesannées.—Tunesaismêmepasdequoituparles…—Tuparies?Tumejugesvraimentassezcruchepournerienavoircompris

de tes petits trafics ?Avec tes liasses douteuses et tamanie de tout payer enliquide?Veux-tuqu'onabordelechapitredetesmagouillesimmobilières?—Jetel'aidéjàdit,tun'espasdetaille.Detoutefaçon,iln'yauraitquedela

menuemonnaieàramasserici.Poussantencoreplusloinlaprovocation,illâche:—Pouravoirunechancedemettre lamainsur lepactole, il faudraitquetu

lisesdansmespensées…Iltapotesapropretêtedel'index.—Aucunechancequetutrouveslaclefdececoffre-fortlà.Tun'asdéjàpas

étéfichuededénichercelledemoncœur…Son sourire arrogant et son excès de confiance en lui font réagir Victor et

Olivier,quipiétinent.Martiallesent.

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—Qu'est-cequ'ellesvontfaire,CataclopetMeuh-meuh?Vouscroyezquej'aipeurdedeuxherbivoresridicules?Iltendlamainpouratteindrecequ'ilsupposeêtrelapoitrinedelavache.D'un

gestesec,Olivierécartesonbras.Lemouvementestvif,anormalementpuissant.Déstabilisé, Martial plisse les yeux. Il devine que la configuration n'est plusexactement lamême qu'à la visite précédente. Cette fois, la situation peut luiéchapper.Célineinsiste:— Le marché est très simple. Tu payes : je pars sans faire d'histoires. Tu

tentesencoredefairelemalin:iltefaudraassumercequivasuivre…Martialestébranlé.Ilnereconnaîtpassonex.Lapauvrecréaturequiagobé

sonbaratinpendantdesannéesn'apaspudevenir la femmedéterminéequisetientdevantlui.Ellejoueforcémentlacomédie.Avecsescopinesdéguiséesendéménageurs,ellesecroitforte,maiscen'estquedubluff.Etlebluff,ilconnaît.C'est lui le joueur de poker ! C'est lui le mec ! On ne va pas la lui faire àl'envers ! Qui s'en sort toujours dans les négociations ? Qui arrive toujours àl'emportermêmesurlesplusroublards?C'estMartial!Sonsourireestrevenu,cynique,carnassier,révoltant.—T'espasprêtedelevoir,tonpognon,lâche-t-il.Toiettesconnasses,vous

pouvezallerbrouterailleurs.Célinearmesonbraspourluibalancerunegifle,maisellen'enapasletemps.

Touts'enchaînetropvite.Lavachesoulèvesonpull,laissantapparaîtredesuperbesabdosquin'ontrien

deféminin,etOliviergrogne:—Dis-moi, pauvre blaireau, tu t'es déjà fait péter la gueule par une vache

transsexuelle?Martialpanique.Enunéclair, lemauvaispayeurprendlamesuredecequ'il

risque. Il tentemaladroitement de leur claquer la porte au nez,maisVictor labloque. Olivier se précipite pour lui prêter main-forte. Martial ne fait pas lepoids. Il ne réussira pas à sebarricader chez lui.Espérant trouver refugedansuneautrepièced'oùilpourraappelerlapolice,ildétaleàtoutesjambes.Victorarrachesonmasqueets'engouffreàsapoursuite,Oliviersurses talons.Célinerestefigéedevantl'entrée,stupéfaiteparlasauvageriequiafaitirruptionenunefractiondeseconde.Elleentenddesclaquementssecs,desbruitsdecavalcade.Plusdebonsmots,plusd'ironie,seulementundéchaînementdeforcesbrutes.Dans la garçonnière, la chasse à l'homme est de courte durée. Martial se

démènepouréchapperàsespoursuivants. Il fonceavec l'énergiedudésespoir.En se retournant pour vérifier leur position, complètement affolé, il loupe laportede sa chambre et heurte le chambranledeplein fouet.Le choc est d'une

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violenceinouïe.Ilrebonditcommeunemarionnettedésarticuléeets'écroulesurlesol.Inerte.

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—Mademoiselle?Oui,vousaveclechemisieràpoisblancs,pouvez-vousmerejoindresurscène,s'ilvousplaît?LemagiciendésigneLaura,assiseenE17.EncouragéeparTayloretChantal,

lajeunefilleselèvesanssefaireprier.Lesauditionssepoursuivent,alternant lesgenres,avecparfoisdetrèsbelles

surprises. Malheureusement, aucun des numéros proposés jusque-là n'estsuffisantpourrésoudrelacrisedeprogrammationquetraverselethéâtre.L'équipe applaudit l'ouvreuse, qui monte sur le plateau. Le prestidigitateur

n'estpasbeaucoupplusvieuxquecellequ'ilaccueilleenluioffrantsamaindansungesteélégant.—Vousvousappelez…?—Laura.—S'ilvousplaît,Laura,pouvez-vousassurerànotrepublicquenousnenous

sommes jamais rencontrés auparavant et que nous n'avons rien arrangéensemble?—Jeconfirme.Onnes'estjamaisvus,nimêmeparlé.Nicolasprenddesnotessursoncahier.L'assistance,toujoursfriandedetours

demagie,estimpatientededécouvrircequiseprépare.Eugénie, installée au fond de la salle avecArnaud etNorbert – aujourd'hui

vêtu en scout – cherche à lire les émotions de la jeune fille, sans y parvenir.Mêmedansdescirconstancesinhabituelles,Lauranelaissetransparaîtreaucuneémotion. Surprenante aptitude, qui n'est développée que par ceux qui sebarricadentàl'excès,ouceuxquidissimulent…Dans un mouvement classique mais parfaitement exécuté, le magicien fait

apparaître une très belle bague. Au bout de ses doigts scintille un anneausurmontéd'unimposantbrillantdontlesprojecteursvalorisentl'éclat.Quelques

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applaudissementsbienveillantssaluentcetteentréeenmatière.Ilfaitadmirerlebijouàl'auditoireclairseméavantdeletendreàsapartenaire.—ChèreLaura,accepteriez-vousdeplacercesolitairedansunedespoches

devotrepantalon,s'ilvousplaît?Lajeunefillesaisitdélicatementl'objetet,aprèsavoirhésitéuninstant,bienà

lavuedetous,leglissedanssapochegauche.—Veuillezàprésentnousmontrerquevousn'avezplusriendanslesmains.Lauras'exécute.Lemagicienenjointàl'assistanced'applaudir.Victor s'ennuie. Il trouve que le numéro manque de rythme. Comme les

enfants, ildétestequandça traîne.Sonespritdécrochepourvagabonderparmiles idées lesplussaugrenues.Là, toutdesuite, il imagine lamêmescèneavecLauraquiporterait lemasquedechevalet lemagicienceluide lavache.Toutdeviendraitdéjàbeaucoupplusintéressant.EtpourquoinepasremplacertouslesdialoguesdeCœuràretardementpardescrisd'animaux?Lacritiquepourraitenfinsesatisfairedecetteépureavant-gardiste!PendantqueVictorseperddanssesdivagations,l'illusionnistefaittournersa

partenairesurelle-même,sansjamaislatoucher.Ilprécise:—Enprincipe, le tourestagrémentéd'unhabillagemusical.Cepassageest

théoriquementaccompagnéd'unflamenco…Il évolue autour d'elle pendant qu'elle tournoie toujours. Il lui fait signe de

relever les bras en l'air. Le résultat est déconcertant. Étrange sarabande sansmusique,danseespagnolesilencieuseprivéedesafouguemartelée.Le public des auditions est terriblement exigeant. Il n'est composé que de

professionnelsàquionnelaracontepas.Ceshabituésn'ontquefairedecequidevrait«théoriquement»figurersurscènemaisnes'ytrouvepas.Seulcomptecequ'ilsobserventetressententdansl'instant.Lesspectateurscommencentànepluscroireàcejeunemagicienpourtanttrèssympathique.Celui-ciarrêtesoudainlajeunefilledanssarotationetluidemandedevérifier

silabaguesetrouvetoujoursdanssapoche.Laurafouille,s'étonne,fouilleencoreens'aidantdesonautremain,etfinitpar

annoncer qu'elle n'a plus l'anneau sur elle. Son expression stupéfaite ramèneVictoràlaréalitédunuméro.Pourlapremièrefois,Eugénienotequel'ouvreuseexprimeuneémotionspontanée.Leprestidigitateurinsiste:— Puis-je vous demander de retourner votre poche afin de bien montrer

qu'elleesteffectivementvide?Lauras'yemploie,envérifiantmêmesesautrespoches.L'assistanceessaiede

comprendrecommentlesubterfuges'estproduit.Envain.Serait-ilpossiblequeLauraaitjouélacomédieetsoitsacomplice?Aprèstout,personnenesaitrien

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desavieprivée,etl'illusionnistepourraittrèsbienêtreunprochequ'elleaide.Lemagiciensetourneverslasalle.—Vous,monsieur,avecleT-shirtviolet,commentvousappelez-vous?—Taylor.—MoncherTaylor,pouvez-vousassurerànosspectateursquenousnenous

sommesjamaisvusetquenousn'avonsrienconvenu?L'habilleurattested'unmouvementdetêteconvaincu.—Auriez-vousl'obligeancedevérifierdansvotrepochegauche,lamêmeque

cellequeLauraavaitlibrementchoisie?Taylorplongesamainavecfébrilité.Toutàcoup,sonvisagesefige.Ilvient

de sentir quelque chose. Cela tient du prodige. Sidéré, il sort la bague de sapocheetl'exhibeàlarondeavecdesexclamationsbilingues.—Ohmygod,c'estincroyable!Lemagicien salue la petite foule, gratifie Laura d'un baisemain avant de la

raccompagnerauborddelascène.Victor est le premier à se lever pour applaudir, bientôt imité par toute la

troupe,saufNorbert.—Àprésent,s'ilvousplaît,déclarelemagicien,j'auraisbesoindequelqu'un

pourlescierendeux.Victors'emparedubrasd'Olivieretlelèvedeforce.

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Eugéniedéploiedestrésorsdebonnevolontéassociésàdespériphrasessansfin pour complimenterAnnie sur sa nouvelle teinture de cheveux – soi-disant«effetnaturel»–dontelleestsifière.Impossibledeluiraconterqu'enfant,elleavait un chienàpoils longsqui avait exactement lamêmecouleur lorsqu'il seroulaitdansuneflaquedeboue.Lacoiffeuseconservecependantdeuxavantagessurl'animalenquestion:ellesentbonetjusqu'àprésent,ellen'ajamaisboufféaucuncoussin.La gardienne s'interrompt soudain et lève le nez comme un suricate ayant

flairéunemenace.—Qu'est-cequisentlebrûlécommeça?—J'ensaisrien,répliqueAnnie,quipréféraitlacélébrationdesacoiffure.Ça

puaitdéjàleplastiquefondulorsquejesuisarrivée.—Ilfaut trouverd'oùçavient.Onn'avraimentpasbesoind'unincendieen

plusdureste.Truffe au vent,Eugénie semet en chasse, suivant la piste de l'âcre parfum.

Elle respire, s'engage dans un couloir, renifle, oblique vers la zone technique,revient sur ses pas en courant presque. Les effluves toxiques finissent par laconduireàl'extrémitéducouloirdesloges,àl'entréedesartistes,oùl'odeurestplus marquée. La gardienne constate aussitôt que la porte est maintenueentrebâilléeparunecalequil'empêchedeserefermer.C'estlouche.Eugénie pousse le battant avec prudence et découvre Victor en compagnie

d'Olivier devant un brasero improvisé dont le feu dégage une épouvantablefuméenoire.Àcôtéd'eux,perchésurunecaisse,Karimbranditunextincteurentenantlefoyerenjoue,dansuneattitudededieugrecprêtàrépandresafoudresurlebaspeuple.—Qu'est-cequevousfabriquez?Vousenfumeztoutlethéâtre…

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Elle s'approche du bidon dans lequel les flammes consument une matièreinforme.Descloquesseformentavantd'éclater.—Onéliminelespreuves,déclareVictor.—Lespreuvesdequoi?—Lespulls,lespantalons.D'ailleurs,regardecommentçabrûle,cen'estpas

delalaine,c'estdusynthétique!—C'estpourçaqueçagrattait,commenteOlivier.C'étaitpasnaturel!Victorrenchérit:—Unvraiscandale.L'étiquetteétaitmensongère.Valaitmieuxtoutdétruire.Eugénieregardealternativementlesdeuxhommes.—Nonmaisfranchement?Qu'est-cequevousredoutiez?Qu'onrelèvevotre

ADNsurlesdoublures?Onn'estpasdansunesérieaméricaine!—Mieuxvautêtreprudent,insistesonmari.Martialestàl'hôpitaletilyaura

certainementuneenquête.—Nemeditespasquevousavezaussidétruitlesmasques!Ilsprovenaient

d'unspectaclepourenfants!Olivierironise:—Ilsnerisquaientpasd'avoirservipourHamlet.Quoique…Tuimaginesle

chevaltenantunepommeauboutdesonsabot?«Bêêêtreounepasbêêêêtre!»Victorsecouelatête:— C'est une chèvre, ton cheval ! Il hennirait plutôt : « Hiiitre ou ne pas

hiiiitre,làestl'canasson!»Lesgarçonssemarrent.Eugénieestécarlate,auborddel'explosion.—Jevouspréviens,sivousavezdétruitlesmasques…—Net'énervepas,ilssontintacts,répliqueVictor.Parcontre,onlesacachés

làoùmêmeleplusfindeslimiersnepourrajamaislestrouver.Le clin d'œil qu'échangent le régisseur et le machiniste n'échappe pas à la

gardienne.—Qu'entendez-vouspar«làoùonnepourrajamaislestrouver»?Lemarirétorque:—Ilvautmieuxquetul'ignores,pourtapropresécurité.—J'espèrequetun'aspasfaitcommeaveclescadeauxdeNoëldesenfants,

quandilsétaientpetits…Làaussi,personnenerisquaitdelestrouver!Karimsembleintéressé.Olivierhausseunsourcil.—Qu'avait-ilfait?Justepoursavoir…—À l'époque, pour éviter le chômage entre deux emplois, cemonsieur ici

présentavaittrouvéunjobdansuneentreprisedepompesfunèbres.—Ilfallaitbienquejegagnenotrecroûte!sedéfendVictor.

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—Laquestionn'estpaslà.Pourêtrecertainquelespetitsnetombentpassurleurs cadeaux avant la bonne date, il n'avait rien trouvé demieux que de lesplanquer dans un cercueil ! Mais quelle idée débile quand j'y pense !Heureusementqu'onn'étaitpassuperstitieux.—Aumoins,ilsnepouvaientpaslesdébusquer…—Mais il y a eu un enterrement, et les croquemorts ont cru qu'il s'agissait

d'offrandesfaitesaudéfuntparsesprochespoursonderniervoyage.Victorsesouvient,malàl'aise:—Ilyenavaitdespaquets…Ilsontdûavoirdumalàcaserlemacchabée…—Résultat,lesjoujouxdemesgaminsontétéenterrésonnesaitmêmepas

où,niavecqui!Oliviersourit:—Latombedujoujouinconnu…Tropclasse!—Rigole!Onaétéobligésderachetercequ'onpouvait,maisonn'avaitpas

vraiment lesmoyens. Tu te rends compte, le Noël des petits inhumé avec unmort!Victor est contrarié. Même de nombreuses années après cette regrettable

bévue, ils'enveutencore.Karimn'oseriendire,maissonregardfuyantenditlong sur sa perplexité. Olivier se mord les lèvres pour ne pas accabler soncomparse.Ilmurmure,rêveur:— Donc quelque part, dans un cimetière, des jouets sont ensevelis pour

l'éternité…— Ils vont être contents les archéologues ! s'indigne Eugénie. Ils pourront

joueràladînetteoudéguiserlebébéponeyavectoussesaccessoires,oumêmes'éclater avec la basedes agents secrets, effets sonores compris –même si lespilesserontaussimortesquelebonhommedanslaboîte!Une bouffée de fumée nauséabonde monte jusqu'à elle. Elle se protège

aussitôt avec son bras en toussant. Victor profite de cette diversion inespéréepourchangerdesujet.—Dis-moi,chérie,pour reveniràplussérieux,puisqu'onestdevant l'entrée

des artistes, est-ce toi qui, tôt ce matin, aurais oublié de la refermercorrectement?—Biensûrquenon.Detoutefaçon,jenepassejamaisparlà.Qu'est-ceque

c'estencorequecettehistoire?Oliverintervient:—Enarrivant,j'aitrouvélaporterepoussée,maispasàfond.Pourtant,iln'y

avaitpersonned'autrequevousdanslethéâtre…Eugéniefaitimmédiatementlerapprochementaveclesbruitssuspectsqu'elle

aentendusdanslescomblesl'autrenuit.Elleinterroge:

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—Quelqu'unaurait-ilpus'introduiredanslebâtiment?—Possible, répondOlivier.D'autant qu'elle n'a pas pu s'ouvrir toute seule.

Vousfaitesbienvosrondesdevérificationtouslessoirs?Victorconfirme,etEugénieprécise:—Hiersoir,laporteétaitparfaitementclose,jesuiscatégorique.Unfrissons'emparedelagardienne.Ellenevoudraitsurtoutpas tombersur

unintruslorsdesesbaladesnocturnes.Remarquantsontrouble,Olivierpropose:—Ne t'en faispas, j'aidéjà réfléchi.Onpeut facilement installerunsecond

verrou.Pluspersonnenepourraentrerdel'extérieur,mêmes'ilaundoubledelaclef.Çadevraitéliminertoutrisque.Laporteenquestions'ouvre:c'estAnniequidébarque.—Génial,unbarbecue!Maisenrespirantlesvolutesdefuméenoire,sonenthousiasmeretombe.—Iln'estpasnetvotrefeu,constate-t-elleavecunegrimace.Sionmetdes

saucisseslà-dessus,ellesvontsentirlevieuxpneu.Karimsemetàrire,pourçaetpourtoutcequ'ilaentenduavant.— Eugénie, c'est toi que je cherche, annonce la coiffeuse. Laura vient

d'arriver.Cen'estpaslagrandeforme.Elleademandéoùtuétais.Jemesuisditqu'ilvalaitmieuxteprévenir.—J'arrive.

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C'estlapremièrefoisqu'Eugénies'installeréellementavecquelqu'unàlatabledudécordeCœuràretardement.Lesrideauxsontfermésetlesmachinistesneseront pas à la manœuvre avant une bonne heure. Une pénombre protectriceenveloppeleplateauencoreensommeil.Enfind'après-midi, le lieucentralduthéâtre,celuiautourduqueltouts'articule,s'avèrelepluscalme.Lauraregardeautourd'elle.Aprèstout,c'estpourmontericiqu'elleasouhaité

intégrer la troupe. Alors qu'Eugénie l'invite à prendre place, la jeune filles'inquiète:—Vousavezsansdouted'autreschosesàfaire.Onpourrasevoirplustard…—Toutvabien.Jet'enprie,assieds-toi.Laura jette des coups d'œil craintifs chaque fois qu'elle entend le moindre

bruit.—Cequej'aiàvousdemanderestassezpersonnel…—Ne t'en fais pas. Même si ça bouge derrière, personne ne viendra nous

dérangerici.C'estassezparadoxal,maiscetendroitestenfaitassezintime.J'ydonnepasmalderendez-vous…Lauracessedesetortillersursachaiseetcommencetimidement:—Jemesuissouvenuedecequevousm'aviezproposé lesoiroù jen'étais

pasbien.—Tantmieux.C'étaituneperchetendue.Lajeunefillesetientdroite,lesdoigtsentrelacés,serréscommesichacunede

sesmainssecramponnaitàl'autrepouréviterdetomber.—Si vous le permettez, fait-elle d'un ton hésitant, j'ai une question à vous

poser.Ellevasansdoutevousparaîtreincongrue,oustupide…Maisj'aibesoind'enpasserparlà.Voilàplusieurssemainesquej'hésiteàvoussolliciter.Trente-quatrejoursexactement.

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—C'estlongquandonattenduneréponse…Lauratenteunsourire,maiselleesttropcrispée.—Cen'estpassimplepourmoid'évoquercequim'amisedanscetétat-là.J'ai

mêmedumalàypenser!Leslarmesviennentsivite.Nem'enveuillezpas.— Tranquillise-toi. Dis-toi qu'il n'existe pas meilleur endroit qu'une scène

pourlibérersesémotions.— J'ai imaginé et répété cette conversation des dizaines de fois. J'avais

préparé mes premières phrases, la façon de vous présenter la situation, etmaintenantquej'ysuis,plusriennemevient.—Net'inquiètepas.Dequoiveux-tuquenousparlions?—DeVictor,enfin,devotremari.—Excellentsujetdeconversation.— Il n'est pas vraiment question de lui,mais de ce que vous seriez prête à

faires'ilvousledemandait…Laurarassemblesoncourageetselance:— Admettons qu'il vous ordonne de le quitter, afin de vous protéger.

Accepteriez-vous?Eugéniehausselessourcils.—Est-ceque j'accepteraisde lequitter s'ilme ledemandait ?C'estbience

quetuveuxsavoir?Lauraconfirmed'unhochementdetête.Lagardienneréfléchit.—Drôledequestion.Ilfaudraitd'abordquejesachepourquoi.Impossiblede

décidersanscomprendre,celan'auraitaucunsens.Tonpetitamit'ademandédelequitter?Laurapréféreraitéviterd'endiretrop.—Quelquechoseachangéentrenous,sedécide-t-elletoutdemêmeàavouer,

etpourmonbien,Quentinveutquejelequitte.—Ils'appelledoncQuentin…Puis-jetedemanderpourquoiilsouhaitecela?

Ilaquelqu'und'autredanssavie?—Non,personne.—Est-ceuneexcuseinventéepourt'éloignerparcequ'iln'osepastedirequ'il

enasimplementassez?Leshommesensontcapables.—Paslui.—Vousvousaimez?—Oui,beaucoup.Enfin,jecrois.Onsefréquentedepuisplusieursannéeset

nousétionsheureuxensemble.—Tuenparlesaupassé…—Pardon,jesuisconfuse.Eugéniedevinequelesujetestsensibleetnesaitsurquelpieddanser.

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—Tusollicitesmonavissurunequestionqui t'impliqueauplushautpoint,maisj'ail'impressionquetuneveuxpasmelivrerlecontexte.Jerespectecettepudeur, mais il n'est pas évident de réfléchir sans connaître les tenants et lesaboutissants.— Je sais.Mon cas est tellement difficile.Vous vous demandez sans doute

pourquoic'estàvousquejem'adresse…—Ilestsouventmoinscompliquédeseconfieràuneconnaissancequ'àses

proches. On redoute leur jugement… J'ai connu ça. Tu n'as pas à te justifier,maissituveuxunavissincère,laisse-moiunechancedecomprendrevraimentcequitetracasse.Laura semble chahutée par des sentiments contradictoires. Elle lève le

menton,essayede respirerà fond.Sesyeuxs'embuent,maisellene laissepasauxlarmesletempsdesortiretlesbalayedèsqu'ellesnaissent.— J'ai connuQuentin au lycée. On a d'abord été amis. Ce n'était pasmon

premierpetitcopain,maisavecluitoutatoujoursétéplusagréable.Plussérieuxaussi.Ilestgentil,ilmefaitrire.Jemevoyaisbienfaireunboutdecheminaveclui.Mêmequandilaarrêtésesétudes,onnes'estjamaisperdus.Ilatrouvédutravail l'année dernière, dans une entreprise de construction. Il a suivi desformations et il est devenu coffreur pour les bétons. Ça paye plutôt bien. Onavait des projets.On comptait s'installer ensemble. Il amis de côté et pris unappart.Onétaitd'accordpourquejefinissemesétudes…Sa voix se brise. Eugénie lui laisse du temps mais, constatant que Laura

n'arrivepasàreprendre,finitparposersamainsurlasiennepourl'encourager.—Ques'est-ilpassé?—Lemoisdernier,surunchantier,unepotenceàfixer.Aucunrisque,iln'a

pasjugéutiledes'attacheret…Lajeunefillen'achèvepassaphrase.Elleresteuninstantsilencieuseavantde

s'obligeràpoursuivre:—Ilafaitunechute.Lematinmême,jel'avaisdéposéàlagare.Jelerevois

encorecourirpourattrapersontrain.Sadictionesthachée,ellecherchesesmots,sonsouffle.—Dans l'après-midi, j'ai reçu un coup de fil de samère.Elle nem'appelle

jamais. Jeme suis tout de suite doutée qu'il était arrivé quelque chose. Il esttombé de septmètres de hauteur. Il aurait pu se tuer. Il s'en est sortimais lesmédecinssontformels,ilneremarcheraplusjamais.Ilvapasserlerestedesesjoursdansunfauteuil.Laura s'interrompt. Refusant de céder à l'émotion, elle se cambre pour

expliquer:

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—Cet accident fait exploser tous nos projets, toute notre vie, mais je n'aijamaisenvisagédelâcherQuentin,jelejure.Jeluiaiconsacréleplusdetempspossible. J'étais consciente que la situation s'était compliquée, c'est d'ailleurspourcelaque je suisvenuepostuler ici, pour avoiruneéchappatoire,unautreuniversàfréquenterqueceluideshôpitaux.Maisquelquesjoursaprèsêtresortidessoinsintensifs,Quentinm'ademandédel'oublierpourrefairemavie.Laura suspend son récit une fois de plus.Sonvisage estmarqué, comme si

ellerevivaitendirectcethorriblemoment.—Ils'estmontrétrèsdur.Ilm'arepoussée.Jesaisqu'ilnel'afaitquepourme

dégoûterdeluietfaciliterlaséparation,maisqu'est-cequeçam'afaitmal!Ilyamêmedesjoursoùilarefusédemeparlerautéléphone.—Pauvrepetite…—Jem'efforcedetenirbon,maisjenesuisplussûrederien.Est-ilpossible

de rester auprès de quelqu'un qui veut vous renvoyer ? Comment continuer àvivre avec lui alors que tous nos plans s'effondrent ? Puis-je faire le deuil deQuentin telqu'il étaitpour tout repenseren fonctiondecequecetaccidentvafaire de lui ? Il a perdu l'usage de ses jambes, mais ce n'est pas la seuleconséquence de son accident. Quelle part de lui, de sa personnalité, vadisparaîtreaussi?Quelleattitudeadoptersioncontinueensemble?Jenesuispascertained'êtreassezfortepourresterauprèsdeluicontresavolonté.—Quelleépreuve…Alorspourtenterdet'yretrouver,tutedemandescequ'à

taplacej'auraisfaitvis-à-visdeVictor?—C'estl'idée.Eugénie se renverse en arrière. À présent, c'est elle qui cherche de l'air, le

regardperduversleplafond.Bouleversée,elletentedeseprojeterdansleursituation.Detoutessesforces,

elle essaie d'imaginer, mais son esprit s'y refuse, sans doute effrayé par lesinnombrablespeursquecelaréveilleenelle.— Je suis désolée, Laura, mais je n'ai pas de réponse à t'offrir. On peut

toujoursraisonner,sedirequel'onauraittelleoutelleattitude,maiscelanevautrientantquel'onn'apasàaffronterlaréalité.ChacunaurasavisiondecequeQuentinettoiendurez,maispersonnenepeutsavoircequ'ilferaitvraimentaupieddumur.Toutcequejepourraistedirenet'aiderapasàchoisir,àvivrecequetuasàvivre.—Mercid'êtrehonnête.—Quentinveutteprotéger,ilseconsidèrecommeperdu.Detoncôté,tune

veuxpasl'abandonner,maistutedemandessitupeuxassumer.—Queva-t-ondevenir?Jenegagnemêmepasencoremavieetsonappart

n'estpasadapté…

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—Commevousdevezsouffrir…—Sesparentsetsescopainssontdétruits.J'ail'impressiond'êtrelaseuleàme

battrepourqu'ilaitunavenir,pourquenousl'ayonsensemble.— Oublie les questions existentielles pour le moment. Accroche-toi. Une

journée à la fois.Ne t'occupe que duquotidien.Laisse-toi du temps.Tune tepardonnerais pas d'avoir obéi à sa folle idée de rupture.Ne décidez rien dansl'urgence.TavieavecQuentinneserapascellequevousaviezenvisagée,c'estcertain.Tusais,mêmesansdrame,l'existencenesedéroulejamaistellequ'onlaprévoit.Cequiluiarriveesttragique,désolant,etcelavaremettreencausevosprojets.Jenesaispascequivousarrivera,maisj'aivécuassezlongtempspourt'assurer que de toute façon, ce n'est jamais ce que l'on espère qui se produit.Parfoisc'estmieux,leplussouventc'estbienpire!Maiscequiestcertain,c'estquesuivreunschémapréétabliestillusoire.Ilfautsanscesses'adapter.—Avons-nousunechanced'êtreheureuxaprèsça?—Rienn'estimpossible.Tudoiscroulersouslesquestions.Ilvafalloirquetu

acceptesdenepasobtenirde réponsesdans l'immédiat.La seule interrogationquetudoisgarderàl'espritconcernelelienquivousunit.Sivousregardezdanslamêmedirection,quelsquesoientlesmursquelaviedressedevantvous,alorsvousavezunechancedevousensortirensemble.—J'aihontededouter.Jedevraisêtrefortepourdeux.—Ce sont de nobles idées qui t'honorent, Laura, mais ce ne sont que des

principes. On ne tient pas chaque jour, chaque heure, avec des principes. Onsurvit,onrisqueetonendurepourceuxquenousaimons,sansmêmequ'ils ledemandent.Lajeunefilleserelâche.Ellesemetàtrembler.—Jen'avaispasréussiàenparlerjusque-là.—J'espèrequeçatefaitdubien.—J'ai peur des choixqui s'annoncent. Je sais que je n'y échapperai pas. Je

rêvaisdedevenirsafemme,maissoninfirmière…Commentva-t-ongérer?J'aibeautoutenvisager,jenevoisquedunégatif.Sijereste,lesgenssedirontquec'estparpitié,etsijepars,ilspenserontquejel'aiabandonné.—Cen'estpastonproblème.Tudoistrouvertespropresraisonsderesterou

de partir. Ceux qui te jugeront ne seront jamais là pour t'aider à assumer teschoix au quotidien. Il est toujours facile d'avoir un avis lorsque l'on n'est pasconcerné.Maisc'estvotrevieàvous.Netelaissepasdistraireparlesleçonsdesautres.Reste concentrée sur ce que tu ressens tout au fond de toi.Quentin t'aoffertuneportedesortie.Àtoidechoisirsitudoislafranchirounon.

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—Vousmeremettez?InspecteurDeFreitas.—Bonjour,inspecteur.Avez-vousenfinélucidélemystèredelacartepostale

quiafaitsipeuràmonpauvreex-mari?—Trèsfranchement,çam'estparfaitementégal.Jenesuispas làpourcette

partiedudossier.Maisjetrouvelasituationdeplusenpluspassionnante.—Pourquoidonc?—Jepressentaisquenousallionsnousrevoir,malgré tout jenepensaispas

que cela se produirait aussi rapidement. Admettez que votre relation avec luiprenduneétrangetournure.—Martialetmoin'avonsplusderelation,inspecteur.—Vousétiezquandmêmeprésentelorsdeson«accidentdomestique»…—Vousn'allezpasm'accuserd'avoirenvoyémonex-mariàl'hôpital,toutde

même?—Jen'airienprétendudetel,permettez-moijustedem'étonnerqu'ilsoitsorti

de votre dernière entrevue sur une civière, amnésique, après un chocunanimement qualifié par les médecins « d'inhabituellement violent dans uncadredevieordinaire».—J'étaischezluiparcequenousavionsdesaffairesàrégler.—Etc'estalorsqu'ils'estjetédetoutessesforcescontreunmur,aupointd'en

perdrelamémoire…Nousvivonsuneépoqueterrible,chèremadame.Lesgensfontn'importequoi.—Quesous-entendez-vous,inspecteur?— Rien. Je me pose seulement des questions. Rappelez-vous, c'est mon

métier.Noussommesentraindevérifiers'iln'avaitpassouscrituneassurance-viedontvousseriezrestéebénéficiairemalgrévotredivorce.—Iln'estpasmort,quejesache.

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—Iln'estpaspasséloin.— Vous enquêtez donc sur les cartes postales et les meurtres qui auraient

potentiellementpuavoirlieu?Pasétonnantquelapolicesoitdébordée.—Qu'aviez-vouscomme«affaire»àrégleraveclui?—Aucasoùvousl'auriezoublié,nousavonsunfils,etbienquejeledéplore,

cela occasionne certaines décisions à prendre en commun, pour sa scolariténotamment.— Ne vous en faites pas. Le jeune Ulysse, douze ans, dont les résultats

scolairesnesontd'ailleurspasmauvaisdu tout, figureenbonneplacesurmesécransradar.—Nemêlezpasmonfilsàcettehistoire,s'ilvousplaît.—Jen'enaipasl'intention.Sivousmeditescequejeveuxsavoir,jen'aurai

pasàleconvoquer.Célineseraidit.L'idéequesongarçonpuisseseretrouverconvoquépourun

interrogatoirelarévulse.Elleargumente:— Ce n'est pas ma faute si Martial avait pour habitude de se balader en

chaussettessursonparquet tropciré–maniecontre laquelle jemebattaisdéjàlorsque nous vivions ensemble parce que cela donnait unmauvais exemple ànotrefils.—C'estparcequ'ilsebaladaitenchaussettesquevousavezdivorcé?— Votre remarque est déplacée. Si vous posez des questions, posez les

bonnes.—Vous avez raison.Donc jemedemande pourquoi il a faillimourir après

avoirreçucettecartedemenacesquevousn'avezpasenvoyéemaisquivousatantfaitrire.—Lesaccidentsdomestiquesreprésentent17%desdécèset34%descauses

d'hospitalisation,chermonsieur.Rappelez-vous,c'estmonmétier.Martialrentreparfaitementdanslesstatistiques.—Ilestsurtoutparfaitementrentrédansunmontantdeporte.—Cen'estpastrèsfin,maisc'estassezdrôle.—Vousnesouhaitezrienmodifierdansvotredéposition?— Absolument rien. Je vous le répète, j'étais venue lui rendre visite pour

discuter,etpendantquej'étaisdanslesalon,j'aientenduunterriblechoc.Jemesuisprécipitéeetjel'aitrouvédanssoncouloir,étalédetoutsonlong,levisageensang.—Avouezquec'estétrange.—Jen'airienàavouer.Quetrouvez-vous«étrange»?—Vousquiêtesdanslesassurances,sivouslisiezcetteversiondesfaitsdans

unrapportd'accident,yapporteriez-vousducrédit?

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Céline ne doit en aucun cas laisser deviner ce qu'elle pense. L'inspecteursourit.Ilvientdemarquerunpoint.—Bienquevousnerépondiezpas,jesuisd'accordavecvous.—Vousimaginezsérieusementquejel'aifrappé?Avecquellearme?— J'ai envisagé cet aspect,mais les cicatrices et contusions relevées sur le

visageet le torsedeM.Lamiotattestentquec'estbien l'impactcontre laportequil'aterrassé.—Àlabonneheure,mevoilàdoncinnocentée!—D'unecertainefaçon,oui.Maislefaitestquevousnel'aimiezplus,n'est-ce

pas?—Bravoinspecteur,vousvenezdedécouvrirlavéritablecausedudivorce.— Je devine en vous des sentiments contradictoires, madame Haas. Vous

clamezvotreinnocence,etpourtantjevousfaispeur.Célinebafouille.L'inspecteurplongeànouveausonregarddanslesien.Elle

détestecela,maiselleestincapabledes'ysoustraire.—Commelorsdenotrepremièrerencontre,jesuisprêtàparierquevousme

cachezquelquechose.Ilnefaudraitpasqueceladevienneunehabitude…—Plutôtquedevousacharnercontremoi,vous feriezmieuxd'orientervos

recherchesverscelleouceluiquil'aréellementmenacédemort.—C'estvousquiétiezprèsdeluiquandilafailliypasser.Voussavez,chère

madame, je me suis renseigné sur votre ex-mari, et vous aviez raison sur unpoint.—Ilnedevraitpascourirenchaussettessurdesparquetscirés?— Non, mais il est effectivement impliqué dans plusieurs transactions

immobilièresfrauduleuses.—Ilfaudraluienparlerdèsqu'ilretrouverasesesprits.—Vouspouvezcomptersurmoi.Maisjenevaispasvouslâcherpourautant.

Car j'ai hâte d'apprendre pourquoi, alors que vous étiez tranquillement assisedanslesalon,ilseseraitmisàsprinterdanssoncouloirpourallersefracassercontreunchambranle.

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—HenriIV!C'estça?Victors'enthousiasmeautéléphone.— Il ne s'agit pas d'un jeu, monsieur Camara, mais d'un questionnaire de

consommation qui peut vous permettre de remporter un très beau séjour pourdeuxdansunestationthermaleréputée.—Onestsurquelleradio?Dites-moi,quej'allumemonposteàgalènepour

écouter!—Nousnesommespassurlesondes.—Mais je ne suis pas fou, j'entendsbienvotrevoix, et vousmeposezdes

questions!— Tout à fait, monsieur, je souhaite connaître vos habitudes lorsque vous

faitesvoscourses.— Un champion de courses automobiles, vous me demandez le nom d'un

champion deFormule 1 ! Je comprendsmieux.Effectivement, ça ne peut pasêtreHenri IV, ni le yéti.Allez, laissez-moi encore une chance, s'il vous plaît.Posez-moivotrequestion.J'aicombiendetempspourrépondre?— Nous avons tout le temps nécessaire, monsieur Camara. Première

question:est-cevousoumadamequiassurezlesachatsd'alimentation?—Mapauvrefemmenepeutplus,chermonsieur,elles'estremiseàboire.Un

désastre.Ellesifflemêmemonaprès-rasage.Du40degrés !Vousvousrendezcompte?Après,elleessaiedemefrapper,parcequ'elleal'après-rasagemauvais.Jenoted'ailleursaupassagequecequisentbonsurmesjouesnefleurepasaussibondanssabouche.—Donc,c'estvousquifaiteslescommissions.—C'estBlanche-Neige!J'aigagné?Jesuistellementcontent!Ilhurledanslecombiné:

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—Mercibeaucoup!Voussavez,jevousécoutedepuisdesannéesàlaradio,etjen'avaisjamaisriengagné,enplusj'aiunemaladieincur…Le télévendeur a raccroché. Victor consulte son chronomètre. Presque trois

minutes.Excellentscore.Ilexulte.Quelbonheurdeconstaterqu'ilexisteencoredespetitsnouveauxquiontfoidansleurmétierpourri!Entendantlaportedel'appartements'ouvrir,ilselèved'unbond.—Eugénie,c'esttoi?—Quiveux-tuquecesoit?Victor envisage bien des réponses qui le feraient rire, mais il ne veut pas

braquersamoitié.—Oùétais-tu?demande-t-il.—Jetel'aidit,maistun'écoutesrien.—AvecOlivier,onafixéleverrousupplémentairesurl'entréedesartistes.Tu

n'as plus à t'en faire. On a eu un peu de mal à percer parce que c'est del'excellenteferraille,maisc'estréglé.Eugéniedébarquedans lesalonetposesonsacd'emplettes.C'estdoncbien

ellequilesfait.Commeàchaquefoisqu'elleetVictorontétéséparésquelquesheures, il parle trop. Il est comme ces enfants qui, après s'être sentis seuls,racontent à l'excès et cherchent le contact pour rattraper le temps qu'ils onttrouvésilong.Ilpoursuit:—Avantquej'oublie,Noémieatéléphoné.Elleétaitdéçuedenepaspouvoir

teparlerett'embrasse.Ilsontpresquefiniderénoverleursalledebains.Ilsvontpartir une semaine en randonnée chez des copains mais dès leur retour, elleaimeraitvraimentqu'onvienne.Eugénieseconcentre.—D'accord.Onvafixerunedate.Victor ne bronche pas,mais il n'en croit pas ses oreilles. Pas de refus, pas

d'excusevisantàreporter.C'estunimmensepasenavant.Ilcontinuecommesicetteréponseétaitbanale,maisaufonddelui,iljubile.—Jeteprépareunthé?—C'estgentil,maistunesaispaslefaire.—Commetuveux.Aufait, tutesouviens,l'enquêtesurlavoituredéfoncée

dansleparking…—Oui?—Ilsavancentbien.Jen'aipastoutcompris,maisilstiennentdespistes.Une

histoired'ADNsurundébrisdeverreoud'imagederefletindirectcaptéparlavidéosurveillance.Eugénien'aplusenviedesedétendre.Ilvafalloiragir.

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Hasard des rendez-vous, cette session d'auditions rassemble beaucoup denuméros de cabaret, ce qui a lemérite d'installer une atmosphère plus festivequ'à l'accoutumée. De la musique, des voix et des refrains résonnent sous lavoûteduthéâtre.Après quelques chanteuses aux styles variés, un couple de jongleurs, une

chorale gospel et un humoriste pas vraiment drôle, c'est un imitateur débutantquiachèvesaprésentation.Labonnevolontéetl'abattagesontlà,maisletalentpas encore. Nicolas bâille discrètement et l'encourage en lui conseillant detravaillerencoreavantderevenirproposersesservices.Danschacundesescommentaires,lemetteurenscènes'évertueàfairepreuve

debienveillance,parcequ'ilsaitquederrièrechaqueprestation,mêmelesmoinsabouties,secachentunrêveetunesensibilitéqu'ilneveutpasabîmer.Touslesgrandsartistesontentaméleurcarrièreencherchantleurstyle,souventéreintéspardesindividuschargésdelesévaluerquin'ontpassudétecterleurpotentiel.Nicolasn'oubliejamaiscela.Enattendantdedénicherlaperlequiluipermettrad'élargir saprogrammation, il a rarementpris autantdenoteset soncahier estquasimentplein.Une troupe d'une douzaine de danseurs, composée autant de femmes que

d'hommes,s'emparedelascène.Leurstenuessontunpeurétro,trèscolorées,etsurtouttrèssoignées.Costumesàgiletpourlesgarçonsetjupescourtesplisséespour les filles. Impeccablementalignés, ils saluentavecprofessionnalisme.Ungrandbrunélancéprendlaparole:—Bonjour!Mercidenousrecevoir.Nousallonsvousprésenterunmedleyde

troisminutesdecequenousaimonsoffriraupublic.Nousseronsensuiteàvotredispositionsivoussouhaitezvoirunmorceauenentier.

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Les membres de l'équipe disséminés dans la salle les encouragent avec unenthousiasme de principe. Seule Juliette les applaudit franchement. La danse,c'estsondomaine.Elleaaussiuneautreraisond'êtreparticulièrementenforme:Loïcestassisàcôtéd'elle.M27etM28.Ens'installant,elles'estditque leMpouvait signifier «Mon amour » ou «Main dans lamain » et que le numérocorrespondaitàleursâges.C'estbonsigne.Pourlapremièrefois,Loïcaacceptéd'assister à cemomentparticulierde lavied'une sallede spectacle.Le faitdedécouvrirdevraisnumérosexécutésdevantunparterrepresquevideleperturbe.Iln'yaqu'àlatélévisionqu'ilavucegenredeshows,maisàchaquefois,ilssedéroulaientdevantunpublicnombreuxetréactif.Ici,ledécalageentrel'énergiede la représentation qui cherche à convaincre et ce public si restreint qu'il endevientinexistantprovoqueunmalaise.Del'eaucoulantdansledésert.Unefêtesansfêtards.Unorchestrejouantdansunesalledeconcertprivéedespectateurs.Tous les accords sont là, la même musique, l'ampleur et la puissance desinstruments, mais il manque ceux pour qui ce talent est supposé se déployer.L'œuvre ne peut prendre seule sa pleine dimension lorsque ceux pour qui ellenaîtsontabsents.C'estalorsunedéclarationd'amourquin'estpasentendue.Uncoucherdesoleilsanspersonnedevant.Loïcenressentpresquedelagêne,etdelatristesse.Chaquefoisqu'unnuméros'achève,legaragistesefaitdiscretetsecontente

d'écouterlesréactionsdesprosentreeux.Ilestsouventd'accordavecVictor.Iltrouve les argumentsdeChantal bizarres. Il ne comprendpaspourquoiTayloradoretoutalorsqueDanieln'aimerien.Juliettelefascine.Loïcsedemandeaussicequ'ilfaitlà.L'universduthéâtreluiestcomplètementétranger.Touscesgenssont à l'aise avec les sentiments. Ils parlent d'« émotion », de « ressenti », de«charisme».Luin'ajamaisutilisécesmots-là.Ceuxquil'entourentdanscelieuimpressionnant savent bouger, s'exprimer. Ils disent des choses que lui n'osemêmepaspenser.Ilssemblentsibiendansleurpeau,silibres.Ilsjonglentavecdesnotionsdontlemécanicienn'avraimentpasl'habitude.Celanesignifiepasqu'il n'éprouve rien, mais il n'a simplement pas les outils – ou suffisammentconfianceenlui–pourafficheruneopinion.Mais il n'estpasvenupour assister àdes essais, il est làpour accompagner

celleavecquiildoitensuitedîner.Leurpremierrepas.Untête-à-tête.Juliettenesemblepasinquiète.Luiestmortdetrouille.Voilà une semaine que lorsque Juliette et lui se retrouvent, ils s'embrassent.

Sur la joue. Il admire son aisance, sa capacité à s'enthousiasmer et à faireattentionauxautres.Sabeautéégalement.Cen'estpas tant saplastiquequi leséduit que ce mélange pétillant de grâce et de vivacité. Il apprécie aussi lescomportements inattendus dont elle peut faire preuve. Elle ne copie personne.

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Elleneressembleniàcesgravuresdemodedontelleapourtantl'élégance,niàces filles se donnant de grands airs. Juliette reste naturelle en toutescirconstances.Quecesoitdanslechaosmécaniquedel'atelierousouslesorsduthéâtre,elleestunique.À son contact, Loïc a l'impression de s'ouvrir, de découvrir de nouvelles

dimensionsdont il ignorait jusqu'alorsl'existence.Lesboulons, lesdémarreurs,leschromesetlesbiellesnel'ontjamaisimpressionné.Toutcequ'ilentrevoitàtraversJuliette,si. Iln'osepas ladévisagermaisdèsqu'ilena l'occasion, ilenprofite.Ilsentbienquedesoncôté,elleledétaillesouvent.Ilfaitalorssemblantdene pas s'en rendre compte.Avec les rares demoiselles qu'il a pu fréquenterauparavant,celanesepassaitpasainsi. Il les trouvaitmignonneset les laissaitapprocher.Àbienyréfléchir,iln'ajamaisfaitlepremierpas.Ilsnepartageaientpasgrand-chose,hormisl'enviedepasserdubontemps.Ilyenamêmeunedontiln'avaitjamaiscomprislemétier,qu'elleavaitpourtantessayédeluiexpliquer.Unposteàrallongedansl'administration,enrapportaveclagestiondequelquechose.Julietteestsiloindetoutcela.Àpart.Au-dessus.Parcequ'ilnepeutseréférerqu'àcequ'ilconnaîtbien,Loïcsedemandequel

typedevoiturepourraitlemieuxluicorrespondre.Legenredemodèlequel'onvoit passer en se disant qu'on a eu de la chance de l'apercevoir parce qu'il nes'arrête jamais pour des gars comme vous. Une bombe, toujours le moteurallumé.Ellefrémitenpermanence,prêteàtaillerlaroute.Ellenemanquenidechevauxnide reprise, et lacarrosserieestplusque jolie. Il aimeraitbienallerplusloinavecelle,maisildevinedéjàquecelanepourrapassefairedelamêmefaçonqu'aveclesautres.Ilapeurdenepassavoirs'yprendre,etsurtout,denepasêtreàlahauteur.Le numéro commence aux premières mesures d'un tango dont le tempo

semblecommanderlescorps.Latroupededanseursfonctionneàl'unisson.Loïcneconnaîtrienàcegenredeperformance,maisilaimebien.Ilvoitlescoupless'attirer, se former, évoluer sur la scène comme s'ils n'étaient qu'une seule etmême entité. Il se dégage de l'ensemble une fluidité et un esprit de libertépartagée.Unefois,déjà,ilaéprouvéunsentimentapprochant,devantunenvolde palombes sur un ciel d'aube rougeoyante. Ici, c'est encore plus fort. Lesfemmessontbellesetleshommesontdel'allure.Juliettedoitylireencoreplusde choses que lui, parce qu'elle est littéralement subjuguée. Un sourire debonheursedessinesursonvisageàmesurequelesdanseursrévèlentleurtalent.Elle est heureuse de les regarder. Ses pieds battent la mesure au rythme desextraitsquis'enchaînent,ducharlestonaudisco.Loïcseditquejamaisilneseracapabledeprovoquerenellecemélanged'admirationetdebonheur.Iln'estpasjaloux,ilestabattu.Julietten'estplusaveclui.Elleesttoutentièreabsorbéepar

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laspectaculairechorégraphiequifaitvibrerlasalle.Luines'intéresseplusàlascène. Il en profite pour contempler son profil. Ses longs cils, ses adorablesfossettes,sapeauveloutée,lesrefletsdanssescheveux,seslèvres.Iln'ajamaisautantregardéunefille,et ilaimeça.Cen'estpashabituelchezlui,maisavecJuliette,ilal'impressionqu'ilpourraitypasserdesheures.Lestroisminutesfilentvite,etJulietten'estpaslaseuleàovationnerlatroupe.

Tout lemondeest debout.Elle siffledans sesdoigts. Ils ontdonné lapêche àl'équipe.Ilsméritentamplementd'êtresurscène.MêmeNicolass'estlevé.Loïcne sait pas comment réagir. Il a trouvé lenuméro trèsbien,maispas aupointd'oserlemanifesteràcepoint.Peut-êtrenecomprend-ilpas?Peut-êtren'est-ilpasassezéduquépoursaisircetunivers?JulietteinterpelleNicolas:—Tuveuxbienqu'onleurdemandeunmorceaucomplet?Tout le monde acquiesce en même temps que le metteur en scène. La

chorégraphes'adressealorsàlatroupe:— Vous êtes fabuleux. Vous donnez envie de bouger ! C'est fluide,

parfaitementréglé,vousaimezçaetvousparvenezàcommuniquervotreplaisir.Vousêtesunevraieboufféed'airfrais!Franchement,j'auraisadorédanserdansunecompagniecommelavôtre.Àpeineessoufflés,lesartistesremercient.—Vousdansez?demandeceluiquiavaitprésentélatroupe.—Oui,c'estmapassion.—Alorsvenezavecnoussurscène!Julietteestplusquetentée.—Maisjenesuismêmepaséchauffée!—Allez,lâchez-vous!Les membres de la troupe l'encouragent. Du regard, elle demande la

permissionàNicolas,quiluifaitsigned'yaller.Dansl'élan,ellesetourneversLoïcetl'embrasse–surlajoue–avantdepartirencourantrejoindreleplateau.Lemécanicien se rassoit, seul.Le tempsdecaler lamusique, et lemorceau

démarre. Les cuivres de ce swing d'après-guerre décollent dans un rythmeendiablé.Alorsquelatroupes'élance,l'undesdanseursinviteJulietteàprendreplace entre eux.Aumilieu des couples accomplissant toutes sortes de figures,elletrouveimmédiatementsaplace.Ellevirevoltefaceàunpremierpartenaire,puis vers un autre. Elle tournoie de bras en bras, répondant parfaitement à lamusiqueetauxfiguresdugenre.LeregarddeLoïcs'assombrit.Julietteévolueaumilieud'untourbillond'énergieetselaisseemporter.Ellen'aquerarementeul'occasiondedanserdansdetellesconditions.Portéeparl'orchestration,ellesesent bien parmi ceux qui partagent sa passion et dont le langage du corps est

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universel. Elle passe d'homme en homme, souple, aérienne, sensuelle. Ellevoudrait que lemorceau ne s'arrête jamais, et en apprécie chaquemesure. Letempoaccélèreencore,et lespectacleest total.Ceshommesetces femmesnesontpasentraindepasseruneaudition,ilsfontsimplementcequ'ilsaiment.Lefinale est superbe et s'achève en un véritable feu d'artifice. Tout lemonde estsous le charme de cemoment unique, les applaudissements crépitent. Juliettesaluesespartenaireséphémèresetlesremercie.Pasévidentderedescendreaprèsunetelledensitéd'émotions.SonpremierregardverslasalleestpourLoïc,maisellenelevoitpas.Iln'est

plus à sa place. Elle s'inquiète. Aurait-il manqué son numéro ? Victor, toutproche, semble désemparé.Alors que tout lemonde est encore dans la bonnehumeurdumorceau,ilesquisseungested'impuissance,commesiquelquechosede grave s'était produit et qu'il regrettait de ne pas avoir été capable del'empêcher.

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Depuisletempsqu'elleerresurcetteplanète,àmaintesreprises,Eugénies'estretrouvée obligée d'accomplir des actes insensés. Le plus souvent pour sesenfants,d'ailleurs.Elle se souvientde la foisoùelle a étécontraintede sautertout habillée dans le grand étang du jardin public pour aller récupérer le petitvoilier bleu auquel Eliott tenait tant et que le vent refusait obstinément deramenerverslarive.Facétieusenature…Uneautrefois,illuiafallusetraîneràgenouxenoublianttoutedignitéetpayerunefortuneledernierspécimend'unepeluchepourremplacercellequeNoémieavaitégarée.Vousnoterez,pourl'avoirsansdoutesubiaussi,quecegenredemésaventuren'arrivejamaisàl'objetdontl'enfantn'arienàfaire.Lemalheur,cefourbe,s'enprendtoujoursauxdoudous.Eugénie s'était évertuéeà remplacer le fameuxcastor–encontrefaisantmêmel'usure !–pourque lapetitene se rendecomptede rien.Vousvous retrouvezà2heuresdumatinàuserdesdentsdefeutrineetunequeueplateavecunerâpeà gruyère, abîmant ainsi volontairement le précieux butin qui vous a coûté unbras. Si Eliott s'était contenté de reprendre son voilier pour le remettreimmédiatement à l'eau sans le moindre regard de gratitude, Eugénie avaitéprouvé une joie immense lorsque sa fille avait «miraculeusement » retrouvéson trésor et serré dans ces bras la copie avec lemême plaisir que l'original.Parfois, l'absence de réaction est la plus belle manifestation d'une éclatantevictoiresurledestin.Lesfaussairesetlesmenteurslesaventbien.Eugéniearégulièrementconnudessituationsimpossibles,ridicules,gênantes,

maispourtantjamaisduniveaudecellequ'elledoitaffrontercematin.Poursedonnerducourage,elle se répètequec'est sapunitionbienméritéeetqueparbonheur,personnen'ensaurajamaisrien.Entamantuneultimemanœuvre,l'hommefinitdegarersavoitureréparéede

fraîche date dans le parking souterrain. Il n'a pas remarqué la silhouette tapie

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dansl'ombrequil'attend.Ilbloquelefreinàmain,attrapelasacocheposéesurlesiègepassageretdescend.Ses pas résonnent dans la structure déserte de béton brut. Il sursaute

lorsqu'uneformeàpeinehumainesedresseentraversdesonchemin.—Bonjour,luilancecelle-cid'unevoixindéfinissable.Ilhésiteàrépondre.Ladictionetletimbresontvraimentanormaux.Ondirait

unpersonnagededessinaniméquiparleraitdunez.Ilsedemandeàqui–ouàquoi – il a affaire. Taillemoyenne, vêtements informes, immenses lunettes desoleil et foulardqui ne laissent riendeviner duvisage.À l'instinct, il parieraitpourunefemme,maislanatureréserveparfoisdessurprises.—Bonjour,finit-ilparrépliqueravecméfiance.—Nevousinquiétezpas.Jeviensenpaix.À l'instantmêmeoùelleprononcecettephrase,Eugénie semord les lèvres.

Avec sa dégaine, le pauvre type va penser qu'elle est un extraterrestre sapécomme un plouc qui projette d'envahir notre planète en commençant par lesparkings, parce que dans sa galaxie, les Troulalas cosmiques manquentcruellementd'espacedestationnement.—Quevoulez-vous?—Jesuislàpourvotrevoiturequiaétéabîmée.Jeledéplore.—Quiêtes-vous?—Celan'apasd'importance.Maisjeconnaisceuxquiontcommiscela.Ce

sontdes jeunesquin'ontpasunevie facile.Encoreundramedenotre sociétémoderne.Maisilsontcomprislaleçon.Eugénienepeutpass'empêcherdesedirequec'estelle,ledramedelasociété

moderne.Commentenest-ellearrivéelà?—Vousnevoulezpasquej'aiepitiédecespetitsdélinquants,quandmême?L'hommeplisselesyeuxpouressayerdemieuxcernersoninterlocutrice,mais

son accoutrement l'en empêche.Ondirait que la chosequi parle a empilé unemultitudedecouchesd'habits.—Jeviensvousproposerunarrangementprofitablepourvouscommepour

eux.Jevousdédommage,etcesgaminsdesrues,quiontledroitàunesecondechance,éviterontainsidesproblèmesaveclajustice.Elleluitenduneenveloppe.—Voilàdequoioubliercettemésaventure.Enéchange,jevousdemandede

retirervotreplainteetdefaireensortequel'enquêtesoitclassée.L'hommehésitesurlaréactionàadopter.—Vousêtesdelafamilledecesvauriens?—D'unecertainefaçon.—Lesréparationsm'ontcoûtétrèscher.

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—Votreassuranceadûlesrembourser.Considérezdonccettesommecommeuneconfortableprime.—Ilsm'ontaussifaitperdrebeaucoupdetempsetm'ontstressé.LapremièreréponsequivientàEugénieestlasuivante:«Pauvrechou,sion

étaitpayépoursonstress,j'auraisdequoim'acheterHonolulupournageretunporte-avionspourrangermespalmes.»Mais elle ne peut pas lui dire cela parce que son plan tomberait à l'eau, et

plutôtcelle,vaseuse,del'étangqu'elleadéjàbuequecelle,bleueettranslucide,d'Hawaïoùellen'ajamaismislespieds.Aussipréfère-t-elledire:— Jeme doute que cela n'a pas été facile, c'est pourquoi je suis ici. Cette

sommerondelettedevraitvousaideràsurmontercepréjudice.L'hommefaitunpasversEugénie,maisellel'arrête:—N'approchezpas!Sinon,jedisparaisetvousaurezmanquévotrechance!Elle crève de chaud.Elle est à deux doigts dumalaise.La pince sur le nez

cachée sous son foulard ne l'aide pas à avoir une voix intimidante. Le timbrenasillardethautperchéaccréditelathèsedelabestioleàbecdur.Cettefois,c'estcertain, l'hommevapenserqu'ellevientd'uneautreplanète,oudumoinsd'uneautrebranchedu règneanimal.Quelle joied'apprendreque l'espècedesdodosn'estpaséteinte!—Sicemarchévousconvient,jedéposel'argentsurlesolettoutestbienqui

finitbien.—Sivousledites…—Alors nous sommes d'accord. Je vous renouvelle toutesmes excuses au

nomdeceschenapans.Eugénie se baisse laborieusement. Les nombreuses épaisseurs de tissu

l'entraventetsapinceluiécorchelesnarines.L'anonymatestàceprix.Elleabandonnel'enveloppe.—Àprésent,jevaissortir.Nousnenousreverronspas.Adieu,monsieur.S'il lui court après, elleest fichue.Sous sagarde-robemulticouche issuedu

stockduthéâtre,ellepeineàrespirer.EnfilerunerobeGrandSièclepar-dessusuncostumed'apiculteurn'étaitpasunebonneidée.Enplus,ellepassedejustessedanslesportes.Ellenevoitmêmeplussespieds.Tantmieux–ellenesaitpluscequ'elleportecommechaussures,maiselleneregrettepasdes'êtreépargnélespalmes.Pourtrouverlaforcedontelleaencorebesoin,Eugénieseditqu'ellevientde

résoudre un épineux problème et qu'elle n'aura sans doute jamais à faire piredanssachiennedevie.Parfois,onsefaitdesidées.

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—Alorsdocteur,commentva-t-il?—Surleplanphysique,plutôtbien.Ilvaévidemmentgarderunecicatricesur

le visage pendant quelque temps, mais il ne conservera aucune séquellestructurelle.—Samémoire?—Dececôté-là,lesnouvellesnesontpasaussibonnes…Nousnedécelons

aucune évolution pour lemoment. Il ne se souvient de rien avant son arrivéedansleservice.Onaétéobligésdeluirappelersonproprenom…—Paslemoindresouvenir?—Ilestincapabledenousprécisersonadresse,sonactivitéprofessionnelle,

s'iladesfrèresetsœurs,desenfants,oumêmes'ilestmarié.—Est-cequec'esttemporaire?—Mêmeaveclesprogrèsdelascience,lesarcanesducerveaugardentleurs

secrets.Cegenred'amnésiepeuttrèsbiendisparaîtreenquelquesjours,oudurerdesannées.Jenemerisqueraipasàformulerunpronostic.Célinesedemandedéjàcommentellevapouvoirgérerlapertedemémoirede

Martial.Eugénielaréconforte,tandisqueledocteurajoute:—Ilaquandmêmefaitpreuved'uncomportement trèssurprenanthiersoir.

Troublant, devrais-je dire.Alors qu'il regardait la télé, il a soudain été pris depanique en voyant des images d'animaux. Les vaches et les chevaux,particulièrement, semblaient le terrifier. Vous avez une explication ? Untraumatismeliéàl'enfance?—Lesarcanesducerveau,docteur…—C'esttrèsjuste.Jevouslaisseluirendrevisite.Lamainsurlapoignéedelaporte,devantlachambre,Célinehésite.—Soisforte,l'encourageEugénie,jesaisquecen'estpasévident.

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— Je voudrais ne plus jamais être en contact avec cet individu. Il m'a faitsouffriretc'estencoremoiquimesenscoupable,tuterendscompte?—Onnerestequequelquesminutes,jesuislà.Elleentre.Endécouvrantsonex-mariavecsonlongpansementsurlevisage

dans le décor aseptisé de cette chambre d'hôpital, Céline est prise d'émotionscontradictoires.Elleenveuténormémentàcethomme,mais levoirainsialité,endormi, empêche sa rancœur de s'exprimer. Au pied du lit, elle l'observe.Eugéniesetientunpeuenretrait.Célineestperturbée.SielleavaitvuMartialdanslamêmesituationtroisans

auparavant,elleauraitétécapablededonnersesdeuxreinspourqu'ilguérisse.Elleauraitétémortifiée,anéantieàl'idéequel'hommequ'elleaimaittantpuissesouffrir.Aujourd'hui, elle se dresse devant lui, distante, froide, peu concernée,d'abord satisfaite qu'Ulysse n'ait pas insisté pour venir rendre visite à songéniteur.Ellemesurel'évolutiondesessentimentsetlegouffreabyssalquis'estouvertentrecequ'elleéprouvaitavantetcequ'elleressentmaintenant.Commenta-t-ellepuaimercethomme?Alors qu'elle envisage déjà de repartir, Martial ouvre les yeux. La voilà

commeun lapinprisdans lespharesd'unecamionnettedecharcuterie.Pourvuqu'ilnesesouviennederien,sinonellevafinirenterrine.Illadévisagecommeuneparfaiteinconnue.Étrangesensation.—Vousn'êtespastoubib?demande-t-il.—Non.—Onseconnaît?—Unpeu.—Vousêtesvenueavecmamère,ouest-celavôtre?Eugéniesecontient.MamanBrontoàl'hosto,encoredesgaminsencadeau.—C'estuneamie,préciseCéline.—Bienaimableàvousdemerendrevisite.Martial lavouvoie.Ilnel'avait jamaisfait.Mêmeàleurpremièrerencontre,

lorsd'unesoiréeprofessionnelle,ill'avaittoutdesuitetutoyée.—Vousnemereconnaissezpas?demande-t-elle.—Non,franchementnon.Célinetrouveétrangequ'ilneluidemandepasquielleest.Maiscelal'arrange

bien.Àlafaçondontillaregarde,Célinedevinequ'illatrouveencoreàsongoût.

Pourlapremièrefoisdesavie,elleadroitàundecescoupsd'œilvaguementlubriques qu'il réservait habituellement à toutes les femmes sauf à la sienne.Certainshommesne convoitentque cequ'ils nepossèdentpas encore, sans sesoucierdecedontilsdevraientprendresoin.

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—Savez-vouscequim'estarrivé?Personnen'aétécapabledemel'expliquer.J'aieuunaccidentdevoiture,c'estça?—Pasexactement.Jeneconnaispaslesdétails,mais…Martialgrimaceetportelamainàsonvisage.—Çamelanceencore!gémit-il.Allezmechercherunantidouleur,vite!Célineobéitauquartdetour.Lesvieuxréflexesneseperdentpasfacilement.

Elle sort immédiatement, suivie d'Eugénie, qui l'attrape par lamanche dans lecouloir.—Passivite!—Ilamal,jedoisprévenirlesinfirmières.—Tun'esplussabonne,iln'aqu'àutilisersonboutond'appel.Célineréalisequ'ilneluiafalluqu'uninstantpourretomberdanssesanciens

travers.—Tuasraison.Unpansementsursasaletêteetvoilàquej'oubliequiilest.

C'estmoi,l'amnésique.—Justement,ilyapeut-êtreunechanceàsaisir.—Commentça?—Ilnesesouvientderiendutout.Ilestcommeundisquedurvierge…—Quelle idéeas-tu? Jeconnaiscetair-là.Quelplan torduaencoregermé

danstonespritmalade?—Réfléchis.Onpeutluiracontercequ'onveut,surtout!Cettefois,c'estlui

quigoberanoshistoires.—Tumeficheslatrouille.Maistum'intéresses…— Il t'a bien dit que pour mettre la main sur le pactole, il faudrait que tu

puissesliredanssespensées?—Cesontsesmotsexacts.—Pendantqu'iln'apastoutesatête,onpourraitpeut-êtreessayerdefouiller

dedans…

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—Hello,vousêteslà?—Jesuisdanslaréserve,j'arrivetoutdesuite.Victors'avancepourlapremièrefoisdansl'atelieretdécouvreàquelpointle

garage deLoïc est rempli. Pour lui, ce n'est cependant pas un capharnaüm. Ilcomprendparfaitementlalogiquequirégitlelieu.Lesoutilssontposésauplusprès des endroits où ils doivent être utilisés, en fonction des opérations àaccomplir.Cequipeutpasserpourunbeaufoutoirauxyeuxduprofaneestenfaitlefruitd'unerechercheinstinctived'efficacitémécanique.En déambulant, Victor remarque une moto en partie démontée. Il s'en

approcheets'accroupitpourl'étudierdeprès.Loïcarrivederrièrelui,uneboîtedebougiesd'allumageàlamain.—Bonjour!Victorseredresseetsetourneverslui.—Salut.Enlereconnaissant,legaragisteaunlégermouvementderecul.—Sic'estJuliettequi…—Personnenem'envoie.Jetel'aidit,jepeuxriredetout,maispasdecequi

faitbattrelecœur.Dis-moi,c'estuneHarleySportsterquetuaslà?1961sijenem'abuse?—Exact.J'attendsdespièces,jelaretapepourunpote.—Bellebête.—Vousêtesmotard?—Pasdutout,maisquandj'étaisgamin,undenosvoisinsenpossédaitune.

Jecroisqu'ill'aimaitplusquesafemmeetsesgosses.Loïcposesaboîtedebougies.

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—Monpèreétaitunpeucommeça.Ilafiniparsetirerennousoubliant.Àcroirequelesmoteurssontmauvaispourl'espritdefamille.—Pourmesquatorzeans,cefameuxvoisinm'aemmenéfaireuntoursurson

bolide.Unevraiefusée.—Vousavezaimé?—Pasvraiment.C'estlaseulefoisdemavieoùj'aidégueulédansledosde

quelqu'un.Loïcsouritavantderedevenirsérieux.—Pourquoiêtes-vousvenu?—Pourquoies-tupartil'autresoir?—J'aimesraisons.—Loindemoil'idéedetejuger,maisj'aimeraiscomprendre.Tuesuntype

réglo, j'aime bien ta façon de faire.Même ton garageme plaît.Avec Juliette,vous aviez l'air bien partis, et puis tout à coup, tu disparais. Pas un motd'explication,rien.—Ellevabien?—Pastrop.Tusaiscommentsontlesfemmes…D'ailleurs,non,jecroisque

tu ne le sais pas.Elle est anéantie.Logique.Elle se demande pourquoi tu t'essauvé.—Vousl'avezvuedanser?—Plusd'unefois.—Queleffetçavousfait?— Un peu comme la tourte aux champignons que prépare ma femme. Je

trouveçaplutôtbonquandc'estdansmonassiette,maisjenemerelèveraispaslanuitpourenmanger.—Jenecomprendspas.—Disonsquejetrouvequ'elledansebien,maisquecen'estpasl'expression

artistiquedontjemesensleplusproche.—Jenesuismêmepasfoutudefaireunephrasecommecelle-là.— Si tu veux, je demande à Eugénie de te préparer une tourte aux

champignons,ettuverrasquetufinirasparyarriver.—Jesuisincapabled'expliquerpourquoijesuisparticommeunvoleur,mais

jenesupportaispasl'idéederesterdavantage.C'étaitplusfortquemoi.—Quelquechoset'adépludanslefaitqu'elledanse?—C'étaitlapremièrefoisquejelavoyais.—Engénéral,c'estimpressionnant.Elleestdouée.—Vousavezraison,elleestdouée,tropdouéepourungarscommemoi.Jene

vousdispasquandjel'aivueavectousceshommes,passerdel'unàl'autre…

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—Ilsdansaient,c'esttout.C'estexactementcommedanslapièce:NatachaetMaximiliens'embrassent,maisc'estune illusion. Ilsnecouchentpasensembledans la vraie vie. Le mec qui beugle son désespoir dans les chansons pourminettesne se suicidepasà la findechaque interprétation, tu le saisbien.Cequ'afaitJulietten'estquedel'expressioncorporelle.C'estdel'art.—Ehbenjepeuxvousdirequeçam'afaitbouillirde lavoirsibelle,dans

touscesbras.Etvas-yquejet'enlace,etvas-yquejemecolleàtoi…—C'estleurfaçondedéclencherdesémotions.C'estlebutdetoutspectacle.

Visiblement,tuasressentiquelquechose.Saufquecen'étaitpaspositifdutout.Tun'aspassupportédelavoirphysiquementsiproched'autreshommes.—Ilyadeça.—Malàl'aise?—Pire.Jen'enpouvaisplus.J'aicruquej'allaisleuréclaterlatête.Alorsj'ai

préférémetirer.—Tuauraisdûrester,etonenauraitparlé.— Je ne suis pas doué pour discuter. Par contre, je me sens bien avec les

moteurs.Jelescomprends.—Jenevoispaslerapport.Onvitentrehumains,Loïc.Pasavecdesoutils.

Aucunemécaniqueneterendraheureuxcommeunêtrevivantdouédevolontépeutlefaire.Çavautlecoupd'ymettreunpeudutien.Aujourd'hui,tuesàl'aiseaveclesbagnoles,maistunel'aspastoujoursété.—Cen'estpasfaux.—Alorsdis-toiquec'estpareilavectessemblables.Rappelle-toi tesdébuts.

EssaiedecomprendreJuliette,etfaites-vousconfiance.Jen'airienàtevendre;quevoussoyezensembleounonnechangerastrictementrienàmavie.Jevaisenplusmefairepourrirdequestionsparmafemmelorsqu'ellesauraquejesuisvenu.—Vousn'êtespasobligédeleluidire.—C'estjuste,maisjeluifaisconfiance,alorsforcément,jevivraistrèsmalde

leluicacher.Tuverras,laconfianceestunexcellentconcept.Julietteettoiferezcequevousvoudrez,maisjetrouveraisdommagequevousvousarrêtiezlàjusteparcequ'elledansesacrémentbien.Vousvousconnaissezàpeine.Jecomprendsquecequetuasdécouvertd'ellesurscènet'aitsurpris,maistudevraisyregarderdeplusprès.Cettefilleestunjoyaudontl'apparenceneditpastout.Commetoi,jecrois.LoïcregardeVictorenface.—Àquelmomentconnaît-onvraimentquelqu'un?—Jamaisaudébut.Commeauxcartes,ilfautpayerdesapersonnepourvoir

le jeude l'autre.C'estunrisqueàprendre.Elleestplutôtmaligne, taquestion,

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pour un mec qui ne s'intéresse soi-disant qu'aux bécanes… Je dirais que tuconnais quelqu'un lorsque dans chacune de ses paroles, dans chacun de sesgestes, tupeux identifier lesmoteursdesapersonnalitéquisontà l'œuvre.Unindividu est une mécanique incroyablement complexe, Loïc. Quoi qu'il fasse,cela trahit toujours d'une façon ou d'une autre ce qui l'anime. Sauf que,contrairement aux machines, nous choisissons nous-mêmes notre carburant.L'amour,lahaine,l'envie,lapeur,l'intérêt,l'espoir…Ilenexistetant.Maistousles sentimentsde l'humanité se lisentdans les actesqu'ils engendrent.Commelesmusclesfontbougernotrecorps,nosémotionsnouspoussentàagir.Quandtucommencesà liresessentimentsderrièresesgestes,mêmelesplus infimes,alorsj'auraistendanceàdirequetun'espasloindeconnaîtreunepersonne.—J'ensuisincapableavecJuliette.—Évidemment,ilestencoretroptôt.Maispuis-jetedonnerunconseil?—Devous,jesuispreneur.— Ce n'est pas d'elle dont tu as peur, c'est de toi. Laisse-la t'apprendre à

danser.

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Une pauvre fille en sari délavé ondule à côté du buffet des hors-d'œuvre,synthèseabsoluedupire.Ellesedandineplusqu'ellenedanse,etn'essayemêmepas de dissimuler qu'être là ne lui plaît pas. La traditionmillénaire qu'elle estsupposéeincarners'entrouvecomplètementmassacrée.Unemascaradequipillela culture indienne sur fond demusique trop forte. Les lumièresmulticolorescriardes se reflètent dans les plateaux en Inox déjà dévastés par des clientsdécidésàsegaverpuisquec'est«àvolonté».Céline n'a pris que du riz blanc. Sa sobriété lui épargnera peut-être de

nouveaux boutons. Piochant dans tous les plats, son amant accumule descuillères pleines à ras bord de nourriture en sauce de différentes couleurs.L'assiettefinitparévoquerunassortimentdeglacesitaliennesruinéesaprèsunaprès-midiausoleil.—J'adorececadreexotique,pastoi?demande-t-ilenrevenantàleurtable.— Si l'on fait abstraction du centre commercial autour et des gaines de

chauffagequiressemblentàdeslarvesgéantes,c'esteffectivementunvéritablevoyage…—Petitplusquetuapprécieras,jenousaidénichéunhôteltrèssympa,justeà

côté.Pasbesoindedéplacerlavoiture,letop…Clind'œilcoquin.Célinealanausée.—Jenevaispaspouvoirrestercesoir.Ulyssen'estpasbien.—Quiça?—Monfilsn'estpasbien.Ils doivent parler fort pour s'entendre. Lui commence à s'empiffrer pendant

qu'ellen'en finit pasdedétailler l'invraisemblabledécor.Riennemanque à cepalais des délices indiens, ni les fautes de goût, ni les emprunts totalementdéplacés, voire irrespectueux à d'autres cultures. Céline est particulièrement

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fascinéepar ladéesseShiva enplastique suspendueaumurdont l'undesbrass'étendjusqu'àl'alarmeincendie,surlaquelleellesemblevouloirappuyer.Maisqu'elle le fasse donc ! Il se passera aumoins quelque chose dans cet endroitsordide.Certains font des photos, du restaurant, de ce qu'ils mangent. Une richesse

humaine de plus à partager sur les réseaux sociaux. Il y en a même un quis'autorise un selfie avec la danseuse. Entre deux bouchées, le mari volage sepencheetglisse:—À 10h10,mate. Deux folles qui font des photos de nous. Sûrement des

gouinesquitetrouventmignonne.Célinenerelèvepasetannonce:—Cesoir,c'estmoiquit'invite.—Super!Comptesurmoipourteremercieràmafaçontoutàl'heure!—Jet'aiditquejenepouvaispasrester.—Ahoui,c'estvrai,pardon.Alors,enquelhonneurcette invitation?C'est

notreanniversaire?—Pasceluidenotremariage,çac'estsûr…Ilsembleàpeinegêné.Ellereprend:—Jet'inviteparcequec'estladernièrefoisquenousnousvoyons.Il suspend son geste. Sa fourchette dégoulinante pleure au-dessus de son

assiette.—Qu'est-cequeturacontes?—Jetequitte.Jelaissetomber.Nousdeux,c'estterminé.Ilposesafourchetteets'essuielabouche.—Pourquoi,bébé?Qu'est-cequinevapas?T'asdessoucisàtontravail?

Onpeutenparler,bibiche,jesuislàpourtoi,tusais.—Bennon,justement.Voilàdesannéesquetupromets,quej'ycrois,etonen

esttoujoursaumêmepoint.Nonmaisregardeautourdenous!—Situveux,oniramangerailleurs.Jenecomprendspas.— Toi qui passes ta vie à rédiger des contrats, toi qui adores les petites

phrases en bas de page qu'on ne lit jamais et qui nous coûtent cher, je vaisessayerdet'expliquer.L'opérationpromotionnelle«Amuse-toiavecunepauvrefilleetpuisrentrecheztoi»pouvaitêtreclôturéesanspréavis.Figure-toiqueleservicedegestiondemesfessesadécidéquec'étaitmaintenant.—C'estsuperdrôle!Tumefaismarcher,c'estça?—Danslalimitedesstocksdisponibles,voirconditionsdansmespremières

lettresd'amour.—Àquoitujoues?Allez,c'estvrai,j'auraisdût'emmenerdansdesendroits

plusclasses.Promis,laprochainefois…

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—Désolée,laconnexionaétéinterrompue,vousallezêtreredirigéversunepagegénérique.Cetterubriqueestréservéeauxmembres.Célines'amusebien.Paslui.D'habitude,c'estplutôtl'inverse.— Mais arrête, je te dis que la prochaine fois on ira dans un excellent

restaurant!—C'estpas le resto,c'est toi.Détends-toi.Cen'estpassigrave.Onestdes

adultes,onnevariensereprocher,onvagentimentsedireaurevoiretpasseràlasuite.—Maisjet'aime!—Commentpeux-tuoser?frémitCéline.Arrêteçaimmédiatement.—Jetetrouveduretoutdemême.J'aifaittoutcequej'aipu…—Moiaussi.Sousréserved'acceptationdudossier.—Nousdeux,jeneveuxpasqueças'arrête.—Moi si. Tout manquement à l'un des articles du savoir-vivre entraîne la

nullitédelaparticipation.Aucunprixdeconsolation.Céline se sent mieux. En fait, elle se sent incroyablement bien. Pour la

premièrefoisdepuisdesannées,ellerespirelibrement,commesiunpoidss'étaitenvoléde sapoitrine.Unedécision,quelquesmots, et c'estplié !Satisfaiteouremboursée?Ellen'estnil'unenil'autre,maiselleramassequandmêmelegroslot:laliberté!Ellesouritàtoutlemondecommeunegourde,maiscen'estpasgrave.—Aprèstoutcequ'onavécu…—Surtout après ce qu'on n'a pas vécu. Certaines restrictions s'appliquaient

chaquefoisqueçat'arrangeait.Danslalimitedesdatesetdesrestaurantsmiteuxparticipantàtonopérationminable.Ils'assombrit:—Tupousseslebouchon.Nem'énervepas.Situveuxjoueràça,tuvasme

trouver.—Votreparticipationentraîneautomatiquementl'acceptationsansréservedes

termesducontrat.—Arrêtecepetitjeu.Crois-moi,tunevaspast'ensortircommeça.—Pourmapart,jevaist'aider.Lesconditionsderésiliationsontsuperclaires.

Tuvois les deux femmes là-bas ?À18h 32 comme tu dis, espècede kéké àdeuxballesquiseprendpourunpilotedechasse.Cenesontpasdeslesbiennes,pauvrecrétin,maisdeuxamies.Etsitut'avisesdemerecontacterousitutentesquoi que ce soit pourme nuire, j'envoie les jolies photos qu'elles viennent deprendreàtacharmanteépouseetàtescollègues.Pigé?Finistonassiette,jen'aipasqueçaàfaire.

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Danslasallederépétition,iln'yapassuffisammentdechaisespourtouslesmembres de la troupe venus assister à cette réunion décisive. Il ne manquepersonne. Laura et Céline sont arrivées ensemble. Eugénie a pris place entreMaximilien et Natacha. Victor reste debout, au fond, en compagnie deséclairagistes et desmachinos.Norbert est au piano. Il semble triste de ne pasavoirdedoigtspourjouer.Nicolasouvrelaséance:—Avantquenousne lancions lesdébats, je souhaite remercierM.Thibaud

Marchenod,propriétairedece théâtre,d'avoirbienvouluse joindreànous.Laprésence de l'arrière-arrière-petit-fils du fondateur est un signe fort. Unengagementpositifenfaveurdel'avenirdel'établissementfaceauxéchéancesdenégociationaveclamairie.Letonofficieladoptéparlemetteurenscèneetlaprésencedel'héritierdans

soncostumegrisconfèrentà l'assembléeuncaractère inhabituellement formel.Karim est dans ses petits souliers, et beaucoup demembres de la troupe sontdans lemême état. La participation d'un invité demarque risque de brider laspontanéitédesplustimides.M.Marchenodselève,saluel'assembléeetdéclare:—Sijesuisparmivousaujourd'hui,c'estparcequevousfaitesvivrecelieu

au quotidien. En cela, vous perpétuez le rêve de mon aïeul qui – selon sesproprestermes–décrivaitcethéâtrecomme«unesortedezoodesémotionsenvoie de disparition », une réserve naturelle où viendraient s'ébattre tous lessentimentsmenacésd'extinctionque l'onchasse tropsouventd'uneréalitéqu'iljugeaitdéjà,voilàplusd'unsiècle, tropmatérialiste.Jevoussuisreconnaissantdeperpétuerlatraditionduspectacle.Jenesuisquesonhéritieretjenepossèdeni son talent visionnaire, ni sa puissance financière, mais uniquement ces

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quelquesmurs. Les actionnaires qui contrôlent désormais l'entreprise autrefoisfamiliale espèrent que son emplacement exceptionnel pourrait prochainementpermettreunetrèsrentableopérationimmobilière.Vousavezledroitdepenserque,parintérêt,jesuisdeleuravis.Pourtant,cen'estpaslecas.Etcepouruneraisontrèssimple:jeneveuxpasêtreceluiquiaurafermécethéâtre.Jeneveuxpasêtreceluiquimettrafinàl'accomplissementleplushumaindenotrefamille,et encore moins celui qui restera comme le fossoyeur d'une merveilleuseaventureauxyeuxdesesenfants.Alors jesuisàvoscôtés,décidéà faire toutmonpossiblepourlasurviedecetendroitoùj'aiaussigrandi.Monpère,commele sien avant lui, passait tous ses samedis soir ici. Papame confiait qu'enfant,c'était un fabuleux terrain de jeu, et qu'une fois devenu adulte, il pouvait yprendre du recul, renouer avec les états d'âme dont ses responsabilités ne luilaissaientplusleloisir.Ilavaitcoutumededirequ'ici,ilsesoignait.J'aiprisladécision de faire de même. À compter de ce jour, je serai présent tous lessamedissoir.« Mais pour l'heure, je suis venu vous écouter. J'ai hâte d'entendre vos

propositions,pourmieuxvousaideràlesdéfendrelorsqu'ilfaudraplaidervotrecause, qui est aussi la mienne. Nous nous apprêtons à traverser un épisodecrucialdel'existencedecethéâtre.Faisonsensortequecenesoitpasledernier.Sivousm'acceptez,jemeconsidéreraiscommemembredevotrecompagnie.JepensepouvoirvousassurerquelesespritsdeVioletteetdeFernandveillentsurnous.Un léger murmure parcourt l'assemblée. La sincérité de l'homme a fait

mouche.MaximilienadresseunsigneàNicolaspourindiquerqu'ilveutintervenir.—Jet'enprie,Max,faitlemetteurenscène,ont'écoute.—MerciàM.Marchenodpoursonémouvanteintroduction,quirejointmon

intime conviction.Son ancêtre, comme sesdescendants jusqu'à lui, ont été lesmécènesdecelieuafindepermettreauxfoulesdeprofiterdetouteslesbeautésd'unartmillénaire.Personnen'adedoute :Maximilienva resservir son sempiternel couplet sur

lesclassiques.Toutlemondes'enmoque.Aufonddelasalle,unevoixdiscrètemaisnéanmoinsparfaitementaudiblelanceun«Àpoil!»quiréjouittousceuxqui ne se reconnaissent pas dans le préambule pompeux du comédien.Maximiliennerelèvepasetpoursuit:— Le répertoire classique a offert à ce lieu sa raison d'être. C'est lui qui

assurerasarésurrection.Unmurmuredubitatifserépand.Frankylèvelamain.

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—PuisqueM.Marchenodestlà,j'enprofitepourexposerleconceptoriginaldontjevousavaisparléetquej'aipousséàsonmaximum.Carnenousmentonspas:nousdevonsd'abordtenterlepublicpourqu'ilviennelouernosfauteuils.Or donc, que désire ce public ? Il suffit de regarder ce qui marche le mieuxautourdenous,quecesoitaucinémaouàlatélé:lepublicveutdel'aventure,du romantisme ; il veut rire, il aime bien avoir peur aussi, le tout avec unsoupçondesensualité.J'aidoncmisaupointl'histoirequiréunitlatotalitédecesingrédients en actualisant les mythes que nous aimons tous. Vous voulezentendrelepitch?NicolasseméfiemaisnepeutfaireautrementquedelaisserFrankyraconter.—Vousallezvoircequevousallezvoir!Onyva.Toutcommenceaucœur

d'une nuit sans lune. Alors qu'il fuit un orage dont les éclairs risquent de letransformerenzombiepour l'éternité,Frankenstein tombesur lesminesdu roiSalomonetleursfabuleusesrichesses.Maisl'argentnefaitpaslebonheur.Bienquepétéde thunes, il estmaudit,car sonamourpour la sublimeCléopâtreestimpossible.Labelleestretenueprisonnièreparl'infâmeseigneurBloodyou,unMartienlibidineuxdontlestroupesn'attendentqu'ungestepourenvahirlaTerreentrottinetteélectrique.Lescélératprofitedufaitquelaséduisantereinesouffred'unemaladierare,uneallergieautissuquil'obligeàvivreentièrementnue…Lamêmevoixvenuedu fondcrie ànouveau :«Àpoil !»L'assistanceest

bouchebée.MêmeNatachaestdépassée.Peut-êtres'imagine-t-elledéjàenreinesensuelleuniquementvêtuedeseschaînes?TouslesregardsconvergentversThibaudMarchenodquiresteimpassible.On

lecomprend.IlfautreconnaîtreàNicolaslecouragedesafonction,cardanscegenre de situation, c'est toujours à lui que revient le redoutable privilège deréagir.— Franky, répond-il d'un ton égal, une fois encore, nous saluons l'esprit

pionnier de ton idée,mais ellemeparaît trop avant-gardiste pour rassurer nosbailleursdefonds.—Tucrois?Pourtant,ceconceptcochetouteslescases.—C'estvrai.Ilencochemêmetrop.—J'aihésitésurleszombies.Jepeuxsansdouteluiapporterunetonalitéplus

politique.—Nousdevonsyréfléchir.Eugénielèvelamain:—J'aiuneidéeàproposer…Nicolas,tropheureuxdepouvoirs'ensortir,s'empressederebondir:—Fantastique!Noussommesimpatientsdet'entendre.—…maisellen'estpasencorecomplètementprête.

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—Peux-tu aumoins nous en tracer les grandes lignes ? insisteNicolas.Lerendez-vousaveclamairieestprévudansunesemaine…—Je sais. Je n'en dors plus, commebeaucoup d'entre vous, je présume. Je

voudraispouvoirvousprésenterunprojet,maiscen'estencorequ'uneébauche.Cependant,depuisquecetteidéem'estvenue,jenecessepasd'ypenser.Toutmepousse à la rejeter. Elle est risquée, insensée, impossible… et pourtant, ellem'apparaîtcommeuneévidence.Lagardiennemarqueunepause.Ellepèsesesmots:—Jevousconnaistoutesettous,j'aimecetendroit.Commevous,jeneveux

pas qu'il disparaisse. Pour chacun de nous, il représente quelque chosed'essentiel. Un lieu d'expression, que ce soit par la lumière, les costumes, lesdécors,lesmisesenscèneoulespersonnagesquevousycréez.Jen'aiaucundecesdons.Pourmoi,cethéâtreestmonfoyer.Avecmonmari,noussommeslesseulsàyvivrejouretnuit.Nousenprenonssoincommedenotrepropremaison.Et jen'aipaspeurdedirequevousêtesmafamille.Alors jenesaispasoù jevais,mais jesaisque jedoisyaller.Sivousmefaitesconfiance, jevaisavoirbesoindevous,dechacund'entrevous.

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Le couloir de l'hôpital est d'une improbable couleur pistache. À croire quetouslespotsdepeinturedontpersonneneveutfinissentdanslesétablissementspublics…Ladamede servicequidébarrasse lesplateaux-repaspasseprèsdestroisamiesetdisparaîtavecsonchariotàl'angleducouloir.Ellesreprennentleurconversationàvoixbasse.—Vousnevoulezvraimentpasluirendrevisiteavecmoi?demandeJuliette.

Onpourraitseconnaître…—Troprisqué,faitremarquerEugénie.Ilnedoitsedouterderien.—Mêmeamnésique,approuveCéline,çaresteunsacréfilou.S'ilnousvoit

ensemble,ilseraitcapabledesefigureruncomplot.Pourunefois,iln'auraitpastort…—Etsilamémoireluirevient?—Aucuneraisondepaniquer.Tut'entiensauscénario.Detoutefaçon,avec

lemicroetl'oreillette,nouspourronsentendrevotreconversationetteguider.Julietteestrassurée.—Jen'aidoncplusqu'àentrerenscèneetluiservirmonpetitnuméro.Célinelaprenddanssesbras.—Merci,petitesœur,oncroiselesdoigts,tuportesnosespoirs.Eugénieplaisante:—Si j'étais votre agent, je prendrais 10% de toutes les sommes que vous

arriverezàrécupérer.Juliettefeintlagrogne:—Ma carrière n'a même pas commencé que je suis déjà une comédienne

exploitée.Ellemastique le chewing-gum qui fait partie intégrante de son personnage,

ajustesajupetrèscourtepuissedirigeverslachambredeMartial.

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L'hommeestréveilléetfaitdéfilerleschaînesdetélé.Àlasecondeoùentrela

trèsbellejeunefemme,ilsedésintéressedel'écranpourdétaillersavisiteusedelatêteauxpieds.—Hello!Laissez-moideviner:nousnenoussommesjamaisrencontrés.J'en

suiscertain,parcequemêmeblessé,jen'auraispaspuoublierpareillebeauté.Il la dévore littéralement des yeux. La mémoire est foutue, mais pas les

hormones.Vilainebête.Julietteprenduneposedéhanchéetrèssexy.—Tunem'asjamaisvue?Turigoles!C'esttoiquim'asdonnémonpremier

biberon!Martial ouvre de grands yeux incrédules. Juliette contourne le lit et vient

l'embrassercommesielleleconnaissaitdepuistoujours.Unbisouparfaitementdoséentrehabitudeetproximité,undeceuxquel'onréserveauxmembresdesafamille.—Maisquiêtes-vous?—Sansblague,tunemereconnaisvraimentpas?—Pardon,maisnon.Elle touche sonvisage sansgêne, suivant dubout desdoigts le contourdes

cicatrices.—C'estvraiquetuasprisunsacrécoupsurlacaboche.Jesuistapetitesœur,

Tiffany.—Masœur?Maisvousêtessijeune!Elleéclatederire.—T'asvraimentdescasesvides!Mamanm'aeueaprèssonremariage,mais

tu es bienmon grand frère, et je suis venue aussi vite que possible quand j'aiapprispourtonaccident.Juliettes'assoitsurlelit,enprenantsoindelaisserseslonguesjambesbienen

vue.Martialdemande:—Tusaiscequim'estarrivé?—Tunetesouviensvraimentderien?—Paslemoindredétail.—D'aprèscequej'aicompris,tuasreçuunpandemurquis'esteffondrésur

latête.Untrucdanslegenre.Cracboum.—Sérieux?—Jen'ensaispasplus,maislesdocteursdisentquetuvasviteretrouverla

mémoire.Tunelasenspasrevenir?—Pasdutout.Jenet'aimêmepasreconnue,tuterendscompte?Jet'aijuste

calculéecommeunpetitcanon!—Maisjesuisunpetitcanon!

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—C'estvrai,maistuesmasœur.Jamaisj'auraisdûimaginer…enfinpassons.Julietteluicaresselefrontpourledéstabiliserunpeuplus.—Tun'aspasdetempérature.Sanscespansements,onpourraitcroirequetu

esenparfaitesanté.—Exceptéquejenesaismêmeplusoùj'habite.J'airedécouvertmonnomà

monréveil.«MartialLamiot», j'étaispresquedéçu.Jemeseraisbienvuavecunnomaméricainquipète,dustyleKyleStrong…—C'est superbizarre !Mamanm'a racontéque lorsque tuétaispetit,Kyle,

c'étaitleprénomquetutechoisissaistoujourspourjouerauxespions.—Cool!Commequoilechocn'apastouteffacédemoncerveau.— Dis-moi, Martial, je ne comptais pas t'en parler immédiatement mais

puisque tu es bien réveillé… J'ai toujoursmon problème. Tu sais bien. Enfinnon,tunesaisplus!L'hommeseramassesurlui-même.—Çanepeutpasattendre?ronchonne-t-il.J'aidesmigrainesatroces.—Celaneprendrapaslongtempsetc'estassezurgent.Voilàunpeuplusd'un

mois, je t'ai annoncé que j'avais des soucis d'argent et tu avais accepté dem'aider.Tum'avaisconfiéque tuavais«quelques liassesauchaud»,selon tapropreexpression.—Jenem'ensouvienspas.—Logique.Maisvoilà,situpouvaismedépanner,ceseraitbienparcequelà,

ilyavraimentlefeu.Jerisqued'êtreexpulsée.—Jen'airiensurmoi.Julietterigole:—Iln'étaitpasquestiondemeprêterunbillet,maisdavantage.Tuétaisen

mesuredelefaire.Il plisse les yeux et se force à réfléchir. Un léger haussement de sourcils

indiqueàJuliettequel'informationsembleréveillerquelquechoseenlui.—Ilfautquejegamberge.Decombienas-tubesoin?—15000.Julietteaccompagnel'annoncedelasommed'unemoueabsolumentcraquante

etd'unebulledechewing-gum.C'estfoucommeunmontantpareilpassemieuxavecunebullerose!—Quoi?Tuescertainequejet'aidonnémonaccordpourautant?—Pourquelquesmois,oui.Jet'enremercied'ailleursdetoutmoncorps.Ellesetrémousse.— On verra ça. Je devais déjà avoir pris un coup sur la tête pour avoir

accepté…

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—…ousimplementavoirenviedesauvertapetitesœuradorée!Jecomptedessus,tusais.D'autantquejenet'aijamaisriendemandéavant.Ilgrogneets'intéressedenouveauàlatélé.Julietteinsiste:—Tu as dit que tu disposais des fonds, une réserve pour tes affaires…Tu

m'asparléd'unlieusécuriséquetoiseulconnais.Jepeuxyallerpourtoi,situveux.Martialjetteuncoupd'œilsuspicieuxàlajeunefemme.L'effortqu'ilfaitpour

retrouverlechemindesonsecretdanssatêteselitsursestraitscontractés.—Écoute,Tiffany,n'enparlonspluspouraujourd'hui.Jenesaispasdansquel

pétrin tu t'es fourrée,maiscen'estpasàmoid'assumer. Jene suispas lepèreNoël.Au moment même où elle est en train de le penser Céline lui glisse dans

l'oreillette:«Mêmeamnésique,unratfoireuxresteunratfoireux.»

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ÀpeineentréedanslalogedeMaximilien,Eugénierefermelaportederrièreelle.Personnenedoitsavoirqu'ellelerejoint.—MerciMaxd'avoiracceptécerendez-vous,c'estadorable.—Jet'enprie.J'aitrouvétonmessagesurmaboîtevocale.J'avouequ'ilm'a

intrigué.Qu'ya-t-ildesiimportant?—Jevoudraisqueturépondesàunequestion.Elleesttrèspersonnelle,intime

même.Sielletegêne,jecomprendrai.—Tuexcitesmacuriosité.Assieds-toi.Eugénies'installe.—Ilfautquetumedisesfranchement.Jen'aijamaisfaitcela,jenesaispassi

c'estinconvenant,irrespectueuxoujenesaisquoi.J'aipeur.—Toi,peur?— Tellement de choses sont en jeu. Tu es le premier homme à qui j'ose

demandercela.Alorsvoilà…AumomentoùEugénies'apprêteàparler,Maximilienposeunindexsurses

lèvrespourluiintimerlesilence.—Avantque tune te livres, tudois savoirque jen'ai jamais rencontréune

femmecomme toi.Quoique tumedises, sacheque j'éprouverai toujourspourtoileplusgranddesrespectsetlaplussincèredesaffections.—C'estgentilàtoi…Jemelance.Pasévident.J'yvais.Voilà:aufonddetoi,

au-delàdupersonnagemagnifiquequetut'esconstruit,j'aibesoindesavoirquelhommese cachevraiment.Pouryparvenir, jen'ai trouvéqu'unequestion à teposer.Jet'ensupplie,sicequetuvasmerépondren'estpaslavérité,jepréfèrequetutetaises.Danslapériodequejetraverse,aveclesenjeuxquej'affronte,jeneveuxaucunmensonge,aucunfaux-semblant.—Jecomprends,j'ensuislàaussi.Demande-moi.

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—Maximilien,qu'est-cequiterappellequetuesvivant?Lecomédienestsurpris.Ilnes'attendaitvraimentpasàcela.—Jenesuispascertaind'avoirbiensaisi.—Jevais tenterd'êtreplusclaire.Parmi toutceque tuasvécuouentendu,

quelestlesouveniroul'histoirequiterappellequetuaslachancedevivre?Maximilien est décontenancé. En lui posant cette question, Eugénie l'a non

seulement arraché au terrain de la séduction sur lequel il pensait s'aventurer,mais elle a enplus frappé à la porte dérobéed'unepartie de sa personnalité àlaquelle personne n'a jamais eu accès. Il souffle, sans savoir si c'est pour selibérerd'uneoppressionousedonnerlecouragederépondre.—Cequejeveuxtedemander,Max…— J'ai compris. Il me faut juste quelques instants. Ta question trouve une

résonanceparticulière.Ellemeprendaudépourvu.Jen'aijamaisabordécesujetavecpersonne.Unrirenerveuxlesecoue.—Jenesuispassurprisquecettepercéedansmonintimitéviennedetoi.—Situtesensmalàl'aise…—Aucunement.Ilfautsimplementquejemereconfigure.J'étaisprêtàjouer

unrôle,commeleplussouvent,ettumedemandessoudaindedévoilerlecœurd'unevie.—C'estexactementcequej'espèreentrevoir.—Ce n'est pas si évident. J'ai l'habitude d'interpréter les grands sentiments

desautres,maissijedoistelivrerlesmiens…—Prendsletempsd'yréfléchir.Jenesuispasàunjourprès.— Inutile d'attendre, c'est le bon moment. Ta question a transpercé ma

carapacecommeunechargeauraitfaitsauterlafalaisederrièrelaquellesecachelagrotte.« Il y a une réponse, une clé de voûte sur laquelle repose ce que je suis

devenu. Il s'agitd'uncauchemar secret,unehistoire familiale transmisedepuisquatregénérationspar leshommesdont jedescends. Jevis avec auquotidien.J'aigrandiavec,etilm'acertainementinfluencédanschacunedemesdécisions.Personnenelesait.Mongrand-pèremel'aracontélorsquej'avaisdixans,etcejour-là,mavieachangé.Jen'aiplusjamaisvulemondedelamêmefaçon.—Tuessûrque…—Certain.Puisquetuasouvertcetteporte,j'aibesoinquetuenfranchissesle

pas.Voilàl'affaire:àlafinduXIXesiècle,Louis,unarrière-grand-onclepaternel,travaillaitsurunchantiernavaldel'Atlantique.Àcetteépoque-là,lesprincipauxpaysd'Europerivalisaientd'audacepourconstruiredespaquebotstoujoursplusgrandsetplusluxueux.Desmilliersd'hommess'épuisaientpourtenirlesdélais

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desarmateursafindelivrercesincroyablesconstructionsdanslestemps.Louisétaitpréposéaurivetagedesplaquesquiformaientlacoque.Commeunpuzzlegéant, sur les structures métalliques, lui et son copain Edmond accrochaientinlassablementcequiallaitconstituerlecorpsdecesfutursgéantsdesmers.Ilsétaient fiers d'œuvrer sur ces vaisseaux majestueux capables d'emporter leshommeslesplusfortunésdumonded'uncontinentàl'autre.Ilscontribuaientàunrêve.« En ce temps-là, pour renforcer la solidité des navires, les ingénieurs les

équipaientd'unedoublecoque.Deuxparoisparallèlesavecunvideséparatif,cequiaugmentaitlaflottabilitédubateauencasd'avarie.Chaquejour,monaïeuletsonamimontaientdeplusenplushautpourdonnersaformeautitandesocéans.D'aprèsceque l'onm'adit, ilsn'étaientplusqu'àquelques rangéesde tôlesdupont supérieur quand c'est arrivé. Donc très haut. Le paquebot avait déjà sasilhouette et on le repérait de loin au-delà du port. Soumis à des cadences detravail infernales, dans un vacarme constant où se côtoyaient des dizaines demétiers,presséspardescontremaîtresavidesderésultats,leshommesn'avaientquerarementletempsdesereposer.«Un jour, épuisé,Edmond a basculé. Il est tombé entre les deux parois de

tôle.Iladisparudanscettefailleétroiteetaussiprofondequ'unsous-soldehuitétages. Louis l'a vu glisser dans l'ombre, il a entendu son cri s'éloignant danscette nuit de fer. Il s'est précipité pour aller chercher du secours. On lui arépondu que son collègue n'était pas le premier, qu'il était déjà probablementmort et que, de toute façon, il était hors de questiond'interrompre le chantier.Avecdeuxautres copains, il a récupéréunecorde, il estdescendu leplus loinpossible pour essayer de sauver Edmond, mais les hauteurs étaient telles,l'obscurité si grande et le passage si étroit que, la mort dans l'âme, il a dûrenoncer…Ilapassédesheuresàappelersonami,s'époumonantdans l'entre-coque.Edmondn'estpasmortsurlecoup.Ilsontmêmepuéchangerquelquesparoles. Ses derniers mots ont été pour sa fille. Il a demandé à Louis del'embrasser et de veiller sur elle. Louis est resté toute la nuit et tout le joursuivant, jusqu'à ce qu'il n'obtienne plus de réponse et que le contremaître lerenvoie chez lui, viréparcequ'il n'avaitpas tenu sonprogramme.D'autresontpris leurplace,et ilsontcontinuéà riveter les tôles, jusqu'àachever lebateau.Lorsque le paquebot a été baptisé etmis à flot, toute la ville était en liesse etfièredutravailaccompli.Poursapart,Louispleurait.Pourlui,cen'étaitpasunpalaceflottant,maisuntombeau.Maximiliensetait,blême.Eugénierestesansvoix.—Eugénie, je suis claustrophobe. Je déteste les croisières. J'évite les ports.

J'aimelesgrandssentimentsdestragédies,etjem'yréfugieparcequ'ilssonttout

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justesuffisantspourmefaireoublierceuxquenous imposenotreconditiondemortels.Ilpasselamaindanslapocheintérieuredesavesteetsortdesonportefeuille

une reproduction de photo jaunie par le temps. Deux hommes vigoureux setenantparlesépaules,casquettesurlatêteetmoustacheàlamodedel'époque.—JepenseàEdmondetàLouischaquejour,etmêmechaquenuit.Souvent,

je me réveille en sursaut, m'imaginant coincé dans les ténèbres, incapable debouger, ne respirant presque plus. D'autres fois jeme vois à la place demonarrière-grand-oncle,impuissantdevantledrame.Louisaprisenchargelafemmeetlafilledesoncopain.Rienn'aétésimple,maisilss'ensontsortis,ensemble,danslesouvenirdeceluiqu'ilsavaientperdu.Mêmesijen'aipasentendulecrid'Edmond et les appels désespérés de Louis, ils résonnent en moi. Souvent,j'imaginecequecesdeuxamisontressentidurantcettedernièrenuit.Malgrélesannées,jenesuisjamaisparvenuàenfaireletourouàlerésumer.Queressent-on au fond de ce piège, lorsque la lumière du jour n'est aumieuxqu'une fineligne inaccessible si loinau-dessusde sa tête ?Àquoipense-t-on lorsque l'onsaitquelamortestleseulfutur,mêmesiquelquesminutesavant,onplaisantaitencoresurlafêteàvenirlesamedisuivant?Commentpeut-onvivrealorsqu'onestlesurvivant?Àtraverseux,chaquejour,jedécouvredenouveauxterritoiresducœurhumain,et ilsmeterrassent.Tul'ignores,Eugénie,personned'ailleursnelesait,maischaquefoisquejequittelethéâtre,jecommenceparregarderlecieletjeleremerciedenepasêtrecoincéentredeuxtôlesàattendrelamort.

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—Cettefois,monpère,jevousprometsdenerienvouscacher.—C'est,enprincipe,laraisond'êtred'uneconfession.—J'espèrequevousnem'envoudrezpas…—Souvenez-vousquejenesuispasicipourvousjuger.Voussemblezavoirà

nouveaulesentimentd'avoircommisunefaute…—Jesuisalléerendrevisiteàmonex-mariavecunevacheetunchevalpour

qu'ilmeversemapension.—Unevacheetuncheval?—Desamisquiportaientdesmasquespournepasêtre identifiés.Mais les

chosessesontemballéesetils'estviolemmentassommécontreunmur.—Pasétonnantquelechevalsesoitemballé!plaisanteleprêtre.—Quevousneme jugiezpas, çam'arrange,mais essayezaumoinsdeme

prendreausérieux.—Désolé,poursuivez.—Doncmonexs'estassomméetilaperdulamémoire.—Alorsvousn'avezpasrécupérévotreargent?—Exactement.Ducoup,commeilestàl'hôpital,amnésique,unetrèsbonne

amie à moi – la vache – a eu l'idée de lui raconter n'importe quoi pour luisoutirerunepartiedelapetitefortunequ'ilplanque.—Votreamiedevraitpeut-êtrevenirseconfesser,elleaussi…— C'est certain, bien que dans son cas, un exorcisme me paraisse plus

indiqué.De toute façon, au point où nous en sommes,Dieu ne peut plus rienpourelle.Donc,enattendantd'allerbrûlerenenfer,nousnousrelayonsauprèsdupèredemonfilspourlemanipuleretdécouvriroùilcachesonmagot.Lecurénerépondpasimmédiatement.

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—Vousêteslà?s'inquièteCéline.Vousavezdémissionné?Maviepourriea-t-elleeuraisondevotrefoi?— Laissez-moi le temps de digérer votre histoire, elle n'est pas banale.

Effectivement,cettefois,c'estbienunpéchéquevousavezcommis.—Cen'estpasfini.J'aiaussilarguémonamant,unhommemariéaveclequel

j'entretenais une misérable liaison depuis trois ans en espérant qu'il quitte safemme…Leprêtrerestesilencieux.Célineprécise:—Pourêtrecertainequ'ilnemefassepasd'ennuis–j'enaiassezavecl'autre

–,mesamiesontprisdesphotoscompromettantesquejemenaced'envoyeràsesproches.—C'estlavachequiafaitlesphotos…—Lecheval,maisc'estsansimportance.Silencedansleconfessionnal.Elleentendunsoupir.—Vousêtesdéçu?demandeCéline.Vousvousditesquejenesuispasune

femmeaussibienquevouslepensiez?—Disonsqueçafaitbeaucoup.Maisqu'importe,vousêtes labrebiségarée

queDieuplacesurmaroute.—On a déjà la vache et le cheval, avec la brebis, on a presque la crèche

complète!— Plusieurs de mes coreligionnaires sont devenus fous après avoir reçu

certaines confessions. Je me demande si elles n'étaient pas de cette nature…Sinon,Ulyssevabien?— J'arrive à le préserver de tout cela, c'estmon seulmotif de satisfaction.

Parcequepourlereste,jecroisquejepeuxfinirderrièrelesbarreaux.—Cecidit, techniquement, jepensequ'aucun juryne retiendra l'association

délictueuseavecunéquidéetunbovin.—J'aivraimentpeur,monpère.Uninspecteurmesoupçonnedéjà.Ilneme

lâcherapas.— Les prières ne peuvent rien contre les investigations de police, et à ma

connaissance, iln'existeaucunsaintpatronpourvotrecause.SainteRita,peut-être…—C'est la patronne de ceux qui profitent des amnésies ? Ou de ceux qui

complotent avec des animaux ? À moins que ce ne soit celle des créatureslubriquesquiattententauxlienssacrésdumariage?—Nil'unnil'autre.Elleestspécialistedescausesperdues…—Mercibien.Çafaitdrôlementplaisird'êtredansl'équipedesvainqueurs!

J'aiunequestionàvousposer…—Jevousenprie.

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—L'Église accorde-t-elle toujours l'asile à ceuxqui sontpourchasséspar lajustice?—Depuisdesmillénaires,chaquemaisondeDieuconstitueunsanctuaireoù

ceuxquiledésirentpeuventtrouverrefugepourseplacersouslaprotectionduTrès-Hautsanscraindrelejugementdeshommes.—Jepourraisdoncemménagerici?—Pardon?—Siunmatinjedébarqueavecmonbaluchonetqueje tambourineàvotre

porteenhurlant:«Asile,asile!»,m'ouvrirez-vous?—Sanshésiter.Maisvousnepourrezpasséjournericiéternellement.—Pourquoi pas ? Je pourraisme rendre utile, vous aider. Je cuisine plutôt

bien.Vousaimezlespâtesaupesto?C'estunedemesspécialités.Jesuisaussicapabled'accomplir demenus travaux.Enplus, je suisbonne couturière, et jevousprometsdeprendreleménageencharge.—J'aidéjàquelqu'un.—Elletricheauxcartes.Vousdevriezvousenméfier.Alorsquemoi,jesuis

l'honnêtetémême.—MonDieu!Jevaisprierpourvous.

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Bienquelesdoruresornantlesplafondsdatentsansdoutedelamêmeépoquequecellesdu théâtre,Nicolas,Eugénieet tous lesmembresde la troupevenuslesaccompagnersontbienmoinsàleuraisesouscelles-ci.Le faste et la richessedes décorationsd'une salle de spectacle concourent à

installerlevisiteurdansuneatmosphèredeconfortetdeluxehorsduquotidien.Mais dans les salons d'apparat de l'hôtel de ville, ces artifices chargés desymboleontd'abordpour fonctionde rappeler la toute-puissancedes instancesquirégissentlacité.Devantl'ampleurdeladélégation,l'agentd'accueils'étonne:—Vousêtestouslàpourl'auditiondevantleconseil?NicolasetM.Marchenodconfirmentd'uneseulevoix.Depuislesoiroùilest

venu au théâtre, l'héritier tient parole, et chacun peut le voir tous les samedissoir,parfoisenfamille,danslaloged'honneurqu'occupaitsonancêtre.MêmesiEugénieacruremarquerqu'ilnerestaitpassystématiquementjusqu'àlafindesreprésentations,saprésencerassurel'équipe.Après avoir longuement patienté pendant que la commission des finances

examinait des affaires plus importantes que la survie d'un « établissement deloisirs»,ilssontinvitésàseprésenterenséance.La salle de réunion est rapidement pleine à craquer. Pour permettre à ceux

restésdanslecouloird'entendreladélibération,ilestexceptionnellementdécidédenepas fermer ladoubleporte.L'adjoint chargéde la cultureaccueille cettefouleinattendue:— Ce n'est plus une audience que vous nous préparez, c'est une

représentation!Redoutablepublicenl'occurrence,caraujourd'hui,cesont lessaltimbanques

qui passent une audition. Chacun d'eux sait que l'avenir va se jouer dans les

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minutesquisuivront.Toutestpossible,surtoutlafin.L'époquead'autresurgencesqued'entretenirunzoopourémotions, fussent-

ellesenvoiededisparition.Aucuntracéd'autorouten'ajamaisétéannulépoursauver quelques zèbres. Décorateurs, comédiens, ouvreuses, charpentiers,maquilleuses, coiffeurs, peintres, administratifs et tous les autres sont venustémoignerdeleursolidaritéetappuyerlaseulequi,parmieux,aunechancedeconvaincre.Laveilleausoir,Eugénieademandéàréunir tout lemonde.Ellen'étaitpas

vraiment prête, mais le délai l'imposait. Le bruit s'était déjà répandu qu'ellerencontrait certainsmembres pour leur poser des questions dont aucun n'avaitrienvoulurévéler.Elleaexposésonidéeàlatroupe,sanstropsavoirelle-mêmeoùcelapourrait lesmener.Laréactionaétésurprenante.Loindeleconsidérercommeuneultimebouéedesauvetageavantlenaufrage,unemajoritéatrouvéleconceptpertinent.Cen'estpasunefeuillederoutequiaséduit,maisunesprit,etsurtoutuneenviederetourauxsourcesrafraîchissantes.Alorsquetousétaientarrivés résignés, beaucoup étaient repartis prêts à s'y atteler, combatifs etconfiants.C'estainsiqu'ilsontdécidédevenirtousensembleplaiderleurcause.Unadjointaumaireouvrelaséance.Ilestjuchéparmilesautresmembresdu

conseil,derrièreun imposantcomptoirenhauteur,commeunmagistrat.Encelieu solennel, ce sont les officiels qui occupent l'estrade. Ici, les artistes netiennentpaslascèneetonlesregardedehaut.— Bonsoir mesdames, bonsoir messieurs. Votre venue en force est

impressionnante. Je prends la mesure de ce qui vous amène, et je vouscomprends. Je peux vous assurer de la bienveillance deM. le maire. Qui vaparlerenvotrenomàtous?Nicolass'avance:—Si vous le permettez, je vais commencer. Je suis lemetteur en scène du

théâtre,etM.ThibaudMarchenod,iciprésent,enestlepropriétairefoncier.—Vouslesavez,lesfinancesdelavillesontàpeinemaintenuesàl'équilibre,

et la dégradation des conditions économiques nous oblige à réaffecter certainsfondsàdesurgences,socialesnotamment.—Nousensommesconscients,répondNicolas,maisnouspensonségalement

quedanscecontexte,lepublicaplusquejamaisbesoindesechangerlesidées.Notre vocation n'est pas commerciale, et nos recettes sont intégralementréinjectéesdanslefonctionnementdelastructure.J'ajoutequelaplupartd'entrenous sont bénévoles. L'aspect éducatif est également primordial dans notredémarche. Le théâtre reçoit énormément de scolaires,mais aussi des clubs deretraitésetdespopulationsvivantdanslaprécarité.—Jeneleniepas.Maiscertainesréalitésnousdépassent,vouscommemoi.

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M.Marchenodintervient:—Vosproposlaissententendrequeladécisionestdéjàpriseetquenousne

sommesiciquepourl'entendre…—Nousrestonsouvertsauxarguments,maisjenevaispasvousmentir:nous

n'avonspasd'autrechoixqued'actercequelarigueurbudgétairenousimpose,mêmesic'estàregret.Vousn'êtesd'ailleurspaslesseulstouchés.—Puis-jefaireremarquerqu'enbâtissantcethéâtreetenlefaisantvivresans

aucuneaidependantplusd'unsiècle,mafamilleacontribuéaurayonnementdenotreville?—C'estindéniable,mais…—Avant de rendre votre décision et de nous couper les dernières aides, je

vousdemandedebienvouloirécoutercequecesgensontàproposer.L'hommehésite,maisfinitparaccepter.—Soit.Nicolasreprendlamain:— C'est un projet ambitieux que nous vous présentons. Pas de vaines

promesses,maisun risquequenousprenons.Nousavonsbesoindevouspouravoirunechancederéussir,etsinousn'yparvenonspas,nousnousrendronsàvotrejugement.Çapasseouçacasse.—Maisencore?—Pour vous l'expliquer, je préfère laisser la parole à celle qui l'a imaginé,

MmeCamara.Eugéniesortdurang.Discrètement,ensignedesoutien,Victorluicaressela

mainaupassage.—Bonsoir,messieurs.Ellesetienttellementdroitequ'elleendevientraide.C'estlapremièrefoisque

Célinelavoitintimidée.— C'est une idée qui m'est venue voilà quelques semaines, mais je pense

qu'elleestenmoidepuistoujours.Elleestsansdoutenéelorsque,enfant,jesuismoi-mêmevenuedans ce théâtre, et en suis ressortie émerveillée.C'était pourmoi un autremonde où tout était plus grand, plus beau.Un lieu à l'abri de labassesseetdesvraiesdouleurs.Jepourraisvousparlerdecemétierhorsnorme,decesgensunpeufous,attachantsetsensiblesquis'yconsacrentcorpsetâme,maiscesoir,jeveuxplutôtévoquerceuxpourquietparquinousexistons:lesspectateurs.« Depuis la nuit des temps, sous toutes les latitudes, hommes et femmes

aspirentà rêver,àoublier leurquotidienetàseprojeterdansdesrécitsqui lestransportent et les touchent. Notre espèce est gourmande de cela par nature.Parfois, en découvrant ces destins tragiques qui ne sont que fiction, nous

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sommes heureux d'y échapper. Mais, après les avoir éprouvés en tant quetémoins,noussurmontonsmieuxnospropresdramesetnoscasdeconscience,parce que l'on nous a conté que d'autres les ont affrontés et en ont triomphé.Quantauxdénouementslesplusheureux,onespèreavoirunjourlachancedelesconnaîtreànotretour.Onsepassionnetouspourleshistoiresd'amouravantdelesvivre.Telleestl'inestimablevaleurdesfables.«Le théâtreestnéd'un sentimentprofond, exclusivementhumain,quinous

pousse sans cesse à nous raconter pour partager et comprendre, à imaginer,espérer,etsurtout,transmettre.Peuàpeu,lespassionnésguidésparleurinstinct,qui n'avaient pas d'autremoyen que de semettre eux-mêmes en scène devantleurssemblables,ontétérejointspard'autres,moinspionniers,quienontfaitunmétier.Aufildutemps,desépoques,etaveclamultiplicationdesmoyens,ceséclats d'humanité universelle ont peu à peu été transformés en un marchécommercial de plus. Aujourd'hui, l'émotion est industrialisée, diffusée,amplifiée,déclinée,avecpourbutd'atteindrelesgensàoutrance,jusqu'àl'excès.Notreinclinationsincèreestleplussouventinstrumentaliséeafindenousinciterà consommer ou à adhérer à des causes, des idées politiques. L'émotion estdevenueunoutilquidoitêtreutile,voirerentable.Entantquetelle,ellen'aplusvoixauchapitreetnesepratiqueplusdanssaformeoriginellequ'aucœurdelasphèreprivée.Desboissonsgazeusess'approprientnossensations,desvoituress'arrogent notre sensualité, verser de l'huile dans une poêle serait un petitbonheurquotidien.Onsefaitpiéger.Unenfantquifaitsespremierspasn'arienàvoiravecunecuisineenpromotion.Fairecroirequ'uncafépeutdéclencherunepassionestunmensonge.Mangerdesplatsàlacompositionincertainenepeutenaucuncasassurerlebonheurd'unefamille…Noussommesétouffés,saturés,envahis. Partout, cet esprit qui nous élève et fait de nous autre chose que desbêtesestconfisquéettrahi.Onnouseffraie,onnousapitoie,onnousrévolte,onnoustente,onnousfrustre.Leshistoiresquimarchentsontreprises,lesficellescopiées,onlibèrelepirepourexciterplutôtqu'émouvoir,pourvendretoutsaufdurêve.Onnousenfermedansdesémotionsdeprincipe,unimaginairecalibré;onnousbâtitdes labyrinthesdesensationsprépayéesqu'il faudraitabsolumentparcourir,tellesdessourisdelaboratoire,pourréussirsavie.Ilfautavoirvéculebaldefind'annéeenespérantpouvoirenêtreleroioulareine,serévoltercontreses parents et lesmépriser, enterrer sa vie de jeune fille ou de garçon commedans un film américain, et prendre un crédit pour acheter un truc inutile qued'autres auront choisipournous…Oùest lavie là-dedans ?Où sont, loindesclichés,nospremièresfoisquel'onn'attendpas?Oùsontlesgalops,aurisquede se tromper et d'apprendre ; où sont les secrets, au risque de découvrir et

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d'aimer ? La vie ne serait-elle qu'un jeu de petits chevaux pour lequel on nejetteraitmêmepaslesdés?—Édifianteprésentation,chèremadame…Quelestvotrenomdéjà?—Camara.—…Édifiante,disais-je,maissivouslevoulezbien,venons-enaufait.—Jepenseutilederesituer lecontextepourvousaideràcomprendrenotre

démarche.—Poursuivez.—Ressentirn'estpasunmétier,imaginernecorrespondàaucundiplôme.Ce

sontdesaptitudesque tous lesêtreshumainspossèdentchacunà samesureetquel'onprendenotage.Jen'aipasenviedebrisermatéléparcequetropdeceuxquilaremplissentsontmédiocres.Jeneveuxpasfermerlesthéâtresparcequeceux qui se les sont appropriés en ont fait des endroits vides de sens oupoussiéreux.Maisj'aidésespérémentbesoindecequelespremiersenfantsdelaballeontréussiàysemer: leplusfortdecequenoussommes.Si lafaçondeproposerl'émotionachangé,c'esttoujourslemêmeélanquiréunit,partoutdansle monde et par tous les moyens, ceux qui veulent rêver et ceux qui sontvolontairespourlesemporter.Jesuisdansl'étatd'unenfantàquil'ondemanded'allerdormirparcequ'ilestl'heure,etquisuppliequ'onluiraconteencoreunehistoireparcequ'iln'apassommeil.Jeneveuxpasfermerlesyeux,jeneveuxpasêtresage.J'aienviedepartiràl'aventure,envied'avoirpeur,devoirdesgensqui triomphentdupireetquis'aiment.Alorsquel'onmedemandedemetenirtranquilleetd'acceptercequiseraitbonpourmoi,jecrèved'enviedemesentirvivante.Etjenesuispaslaseule…Elleseretourneetdésignelatroupe:— Je connais ces gens. Je vis chaque jour avec eux, et je suis à la fois

spectatricedeleurtalentetfascinéeparlespersonnalitéssirichesquilesportent.Cesonteuxquimeracontentdeshistoires tous lessoirs. Ilsne lefontnipourrecycler,nipourrécupérer.Ils lefontparcequecelaleurpermetd'exprimercequ'ilyadeplusbeaueneux.Enleurcompagnie,commedansunbonlivreouungrandfilm,jeveuxprendrelerisqued'allerauplusprofonddenous,chercherlamatière dont nous faisonsnosocéansdedésespoir,mais aussi les radeauxquinouspermettentd'ysurvivreenattendantuneîle.«Jenevaispasmeperdreenarguments.Jedétestemoi-mêmelorsquel'onme

ditceque je suis supposée ressentir.Alorsvoilà : enguisedeprogrammation,nousvousproposons,pourlarentrée,unspectacleuniquementconstruitàpartirdecequinoustouchetous,vous,moi,eux,commecelan'ajamaisétéfait.— Comment accomplirez-vous cet exploit ? Vous avez déniché une pièce

inédite?

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—Non,monsieur.Nous allons l'écrire.Nous y consacrerons chaque instantdesmoisàvenir.—Vousrendez-vouscomptedeladifficultédelatâche?Sansparlerdurisque

quevousprenez…—Quel autre choix avons-nous ?Nous sommes au bord du gouffre, autant

nousenvoler.—Jesuistenté,maisdites-m'enplussurvotreprojet.— Pardonnez-moi, mais il est trop tôt. Je me doute que vous avez besoin

d'éléments tangibles pour nous accorder un sursis, mais je n'ai pas d'autreargumentque celuiqui apoussémes complices àvenirplaidernotre cause cesoir:l'envie,etlaconvictionquec'estpossible.—Quelseraitletitredevotrespectaclesiparticulier?Eugéniepanique:ellen'yapasréfléchi.Elleseretourneverslessiens.Elle

croiseleregarddeVictor,celuideCéline.ElleaperçoitOlivier,etjusteàcôtédelui,ArnaudquisoutientNorberthabilléencostume-cravatepourlacirconstance.EllenevoitpaslesyeuxdeJuliette,quidepuisledépartdeLoïc,neretireplusses lunettes noires. Tout le monde attend qu'elle parle, même Daniel estsuspenduàseslèvres,etsielleneditrien,ilpourraitcertainementenmourir.Elleseretourneversleconseil.—Une fois dans ma vie. Si vous le permettez, ce sera le titre de notre

spectacle.— J'aime bien… Je crois pouvoir dire que votre discours nous séduit

vraiment.Quiêtes-vouspourimaginercela?—Lagardienneduthéâtre,monsieur.L'hommeesquisseunsourirequipourraitêtremoqueur.Ilconsultesesvoisins

pourrecueillirleurréaction.Murmuresetapartés.L'instantestdélicat.L'intérêtsuscitéestfragileetpeutretomber.Pour soutenir sa femme,Victor ne trouve riend'autre à offrir que ceque le

publicpropose lorsqu'ilveutporteruneartiste : ilapplaudit.Trèsviteamplifiéparl'ensembledelatroupequil'imite,leplébiscitetourneàl'ovation.Lesmursde la salle tremblent. La ferveur enflamme le lieu et étouffe le silence quidevenaitglacial.ThibaudMarchenodmonteaucréneau:—Jenesuispasdeleurmonde,dit-ilendésignantlegroupe,maisj'aifoien

eux. En tant que spectateur, j'ai envie de voir ce qu'ils vont proposer. Je nesouhaite pas me contenter du minimum syndical réchauffé que propose notreépoque.Voustrouverezsansdoutelesprémicesdeceprogrammebienfragilesface à vos impératifs.Mais j'ai une proposition à vous faire.Vous ne pourrezqu'ysouscrire.Laissez-nousjusqu'àlafindel'année.Laissez-lestravaillersans

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la menace d'une fermeture. Ils sont conscients que l'échec entraînera leurdisparition.Ils'interrompt,commes'ilprenaitconsciencedelaportéedesonpropos.—Ilssontcondamnésàréussir…Combiendechefs-d'œuvresontnésdecet

ultimatum ? Finalement, à bien y regarder, dans l'Histoire, ce sont presquetoujours des débutants qui ont ouvert la voie. Beaucoup d'artistes qui ne seprévalaient pas de ce nom se sont révélés sous cette pression. La troupe iciprésente ne demande pas une béquille,mais une chance demarcher. Pourmapart, je vous promets que si nous échouons, c'est à la ville que je céderai lethéâtre.Sinousnenousensortonspas,vouspourrezraserlethéâtreimaginéparmonaïeuletconstruireuncentrecommercialdeplus.

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Dansl'atelierdeconfection,Célineestauchevetd'uneéléganterobeasiatiquedont la soie a été fragilisée par le temps. La matière étant l'une des pluscomplexes à travailler, les opérations de réparation s'annoncent délicates. Lavoisine âgée qui l'avait initiée à la couture répétait souvent que ce tissu estcomparable à la vie : né d'un miracle de la nature, magnifié par les rayonssolairesdupetitmatin,etplusprécieuxquetout.Célineestheureusedenepenserqu'àsonouvrage.Elleattendchacunedeses

séancesderestaurationavecimpatience.Seconcentrersursonaiguilleetsonfillui libère l'esprit et l'apaise. C'est absolument nécessaire, surtout ces dernierstemps.Enquelquessemaines,lesrévolutionssemultiplientdanssonexistence,etsapassion,unefoisencore,luioffreunhavredepaix.Aucontactdesétoffes,ellepeutselaisseralleràtoutcequ'elleest,sansaucuncompromis.Ellerepositionnelarobesousla lumière.Quiétait l'actricequi l'avaitportée

voilàdéjàbienlongtemps?Levêtementévoquelepassé,maisraviveégalementl'éternel esprit de ceux qui s'habillent pour jouer la comédie.Que deviendrontces pièces de costumes si le théâtre ferme ? Cet héritage sera-t-il détruit ?Vendu?Dispersé?Lescentainesd'heuresconsacréesà sa sauvegarde l'aurontalors été en pure perte.Mais Céline ne compte pas pour autant renoncer à lamissionqu'elles'estfixée.Jusqu'àl'ultimelimite,ellepoursuivrasontravaildefourmiaveclamêmeénergie.Detoutefaçon,iln'yaqu'iciqu'ellesesenteàsaplace.Eugénietoqueàlaporteouverte.—Toujoursauxpetitssoinspourcesbellesreliques?—Ulyssedortchezuncopain.Jenemevoyaispasresterà tournerenrond

dansmon appart. Je préfèrem'occuper. Et toi ?Comment vas-tu ?Anniem'aracontéquevousavieztravaillétrèstardsurlastructureduspectacle.

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—Ontâtonne.Victorpensequ'ilserait judicieuxd'yassocier lesplusbeauxnumérosquenousavonsvus,àconditionquecelaaitdusensetquelesartistesacceptentdeprendrelerisqueavecnous.—C'est plutôtmalin. Comme nous, ils n'ont pas grand-chose à perdre.Au

fait,as-tudesnouvellesdeJuliette?Jeluiailaissédeuxmessagesmaisellen'apasdonnésignedevie.—Elle estmoinsprésente ces jours-ci.Elle dit quevenir ici lui rappelle le

jouroùLoïc est parti.Le simple fait d'entrer dans la salle lametmal à l'aise.L'autresoir,elles'estarrêtéedevantlessiègesoùilsétaientassiscommedevantunmausolée…—Lapauvre.Pourquoinetente-t-ellepasdelejoindre?—Ellen'osepas.Elleatroppeurqu'illuidisequetoutestfini.—Jelacomprends.Quandonestdésespéré,ledouteestencorepréférableà

lacertitudedel'échec…Eugénien'estpasvenuepourpapoteravecsonamie.Maisellenesaitpastrop

comment aborder la question. Pour se donner une contenance, elle rejoint latabledecoutureetjoueavecundéàcoudre.—Jedoisteparlerd'unpointimportantausujetduspectacle…Letonestinhabituellementgrave.Célinelèvelesyeux.—Quesepasse-t-il?—Nousallonsdevoirnouspasserdetestalentsdecréatricedecostumes.—Vraiment?—En partie pour éviter les coûts de fabrication,mais surtout parce qu'afin

d'ancrer l'histoiredans leprésent,nousallonssansdoutechoisirdesvêtementscontemporains.—Logique.Cen'estpasgrave.Net'enfaispaspourmoi.Célineseremetàcoudre.Lagardienneajoute:—Parcontre,jevaisavoirbesoindetoisurunautreposte.Lacouturièreinterromptànouveausonouvrageetplaisante:—Videuseàl'entrée?J'aiapprisdenouvellesinsultes…—Jevoudraisquetujouesdanslapièce.Jenesaispasencorequelrôle,mais

celameparaîtévident.Célineresteinterditeavantdefinirparlâcher:—As-tudéjàoublié l'étatdans lequel j'étais lorsquevousm'avezpousséeà

montersurscène?—Lespectacleabesoindetapersonnalité.Pluségoïstement,j'aimeraist'avoir

àmescôtés,pourlesdialoguesnotamment.Personned'autren'oseramediresijeme trompe. Toi, si. Tu es une créatrice de costumes fantastique, mais à mes

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yeux,tuesd'abordunepersonneextraordinaire.Jeveuxpouvoircomptersurtonregardincisif,tonhumour,tacolère,ettonenvied'aimer.—Tuvasmefairechialer.—J'espèrebien.—Pasuntropgrandrôlealors…—Unpersonnagequiteressemble.—Unepauméequiaimecoudre?—Uncœurimmenseenvoiedeguérison.

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Lavoixchuchote,délivrantsaconfidence:— J'avais si peur que tu viennes, Eugénie. Et pourtant, j'en avais tellement

envie…Crazy,n'est-cepas?Taylorregardelagardiennedroitdanslesyeux.Ilsecomportetoujoursainsi.

Bien que timide, il va chercher la réaction des individus là où ils mentent lemoins.Ils'empressed'ajouter:—Depuis des jours, je te guette. J'avais la gorge sèche chaque fois que tu

approchais. Jemedisais : ça y est, c'estmon tour !Tu imagines ?Comme lamort!Onsaitqu'ellefinirapararriver,maisonsedemandequand.—Rassure-toi, j'ai laisséma faux dans le placard à balais. Je ne viens pas

t'ôterlavie,jesuislàpouressayerdelacomprendre.—Certainsm'ontconfiéque tu leuravaisparlé. Ilsn'ont rien révélédevos

échanges,maisilsétaientchamboulés.Tuposesdesquestionsquiremuent.—Cesontplutôtlesréponsesquisontfortes.—Tuarrivesàenextrairedesingrédientspourlespectacle?—Lamatièreestmagnifique,maisquipeutdiresi j'arriveraià lamettreen

forme pour la transmettre… En tout cas, l'expérience est incroyable. Peu dedramaturgesontdûavoir leprivilèged'accéderàcequevousm'offrez.Suis-jedignedelerecevoir?—Tuescommel'abeillequibutineenattendantdefabriquersonmiel!—Espéronsquejesoiscapabled'enfaireaumoinsunpot…—Queveux-tusavoirdemoi?—J'essaiedecernercequivousrendtoussiparticuliersdanscettetroupe.—Onesttescobayes?—Plutôtmon échantillon représentatif d'humanité.Qu'est-ce qui vous rend

universels?Pourquoiêtes-vousuniques?

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—Cesonttesquestions?—Non.C'estmonapproche.—Tantmieux,parcequejenemevoyaispascapablederépondreàça.As-tu

trouvécequimerendunique?ÀpartmesT-shirtsflashy!Eugénieconsidèrel'habilleur.—Tudoutesenpermanence.Tues toujoursen recherchede signauxvenus

desautres.Ondiraitquetuattends,ouplutôtquetuespères.Ai-jetort?Taylordétournelesyeux.Eugénieeffleuresonbrasavecchaleur.—Pardon,jenevoulaispastebrusquer.Riennet'obligeàmerépondre.Ence

moment, jenemanipulequedusentimenthautementradioactif.Jenesaisplusmettre les formes, je plonge directement au cœur des réacteurs. Je passemontempsàdéterrerdeschosesdontonneparlejamais…—Jenesuispashabitué,maisçameva.Pose-moitaquestion.—Taylor,qu'est-cequitefaitlepluspeur?Ilréfléchit.—Onneparlenidesserpents,nidesboîtesdeconservepériméesquipeuvent

exploser,onestbiend'accord.Tumedemandescequimeterrifievraiment?—S'ilt'estpossibledel'évoquer,oui.—Tuposeslamêmequestionàtoutlemonde?— Jamais. J'essaie de glaner ce que chaque individu est le seul à pouvoir

m'enseigner.—Jevaisdoncàmontourfairepartieduclubdeschamboulés.—Tun'avaispasbesoindemoipourça…Taylorprendappuicontrelemurdebrique,commepourserassurer.—Finalement,tesquestionssontcommecesinterrogationsexistentiellesque

l'ondevraitsystématiquementaffronter.Histoiredesavoiroùonenest,afinqu'ilnesoitpastroptardlorsqu'ondécouvrelesréponses.Voirclairensoi.C'estunexcellent principe. Si tu sais ce qui compte ou ce qui t'épouvante, tu net'éparpillesplus.Laisse-moiréfléchir…Les expressions qui se succèdent sur son visage traduisent les multiples

émotionsqu'empruntentsespenséesàtraverslelabyrinthedesaconscience.Àquoisonge-t-il?Ouàqui?À plusieurs reprises, Eugénie pressent qu'il va s'exprimer, mais Taylor se

bloque, la bouche ouverte, poursuivant sa réflexion intérieure. Tout à coup,commeunpaysagequis'éclaireauleverdujour,sonregardchange.—L'idéedevivreseulmeterrifieplusquetoutaumonde.Lui d'habitude si loquace, si volubile, ne répond que d'une phrase, sans le

moindredoute,commes'ilavaittouchél'épicentredesonêtre.Eugéniesentqu'iln'apasfinideformulersapensée.Ilsseregardentlonguement.

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—C'estmêmemaseulepeur,confieTaylor.J'aibeauchercher,jenevoisriend'autre susceptible de m'effrayer. Le pire pour moi serait de n'exister pourpersonne,nepastrouverl'autreàquil'onpeuttoutdonner.ToituasVictor,tesenfants,maismoijechercheencore.Jenepensepasvaloirgrand-chose,maisjesaisquesiquelqu'unmefaisaitconfiance,sionmelaissaitmachance, j'auraistouslescourages.Lepeuquej'aifaitdebiendepuisquejesuissurcetteterre,jel'aifaitpourd'autres,paramour…Ilpasselamaindanssescheveuxcourtsetsoupire:—Onneparlejamaisdeceschoses-là.Onnepeutendiscuteravecpersonne.

Pourtant,qu'est-cequeçafaitcommebien!Toutparaîtsisimpleunefoisquelesmotsontétédits !Onperd tellementde tempsàparlerpourne riendirealorsqueleplusimportantresteenferméensoi…Taylormarqueunepause.Ilsemblelibéré.—Enfait,jepassemavieàattendrelapersonnequiferademoicequejesuis

vraiment!J'espèrel'étincellequimettralefeuauxpoudres.Pourtant,souvent,jen'y crois plus. J'ai peur qu'elle ne vienne jamais. Toutes ces années à avancerseul,convaincuquelemondeestdixfoisplusbeaulorsquetuleregardesavecquelqu'un…—As-tudéjàétéamoureux,Taylor?—Souvent.Maisjamaisdecellesquemamères'évertuaitàmeprésenter!Sonrireseperddansuneexpressiontriste.—Étrange alchimie à laquelle nul ne peut se soustraire.Certains nous font

bouilliretd'autresnouslaissentfroids.Onnechoisitpascequinousenflamme.Commesinousétions incapablesd'identifier le réactifquinous rendravivantsavant qu'il ait atteint notre peau. Cette réaction existe-t-elle vraiment, ou nefaisons-nous que la rêver ? Je me demande souvent si nous ne sommes paséternellementseuls.—Pasàcetinstant,Taylor.Pasàcetinstant.

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—Lechocapeut-êtrefaitsauterdesbranchementsetducoup,àl'intérieurdetatête,c'estlegrandcourt-circuit!Commeunearmoireélectriquedanslaquelleunmec aurait passé le Rotofil. Pas étonnant que tu ne te souviennes plus derien!Siçasetrouve,t'esLénine,ElvisoulaprincessedeClèves.Pendantquet'eslààglandersurtonlitenessayantdetesouvenirdequitues,ilst'ontpiquélaRussie,tonbeurredecacahuètesettesrobesendentelle!Le charme de Tiffany n'ayant pas opéré, Daniel constitue la nouvelle arme

secrète du trio infernal pour déstabiliser Martial. L'idée, venue de Victor,consiste à envoyer un hypocondriaque paranoïaque affoler un amnésiquehospitalisé afin de le fragiliser psychiquement avant de lui rendre une visitedécisive.Inquiet, l'ex de Céline fixe son interlocuteur qui, lui, le dévisage sans

vergogne. L'homme penché au-dessus de son pansement est si proche queMartialpeutcompterlespoilsdesabarbe.Iln'aaucuneidéedel'identitédesonvisiteur,pasplusdecellede tous lesgensquisontvenus levoirdepuisqu'ilareprisconnaissance.Parfois,ilal'impressiondedevenirfou.Danielsecouelatête,désolé.—Ilsprétendentquetunegarderasaucunecicatrice,maisilsmentent.Àmoi

aussi, ilsont racontédescraques.Unefois,en lavantmoncompteurélectriqueau jet, j'aiprisunegrossedéchargeetducoup,monbrasne fonctionnaitplus.J'ai rampé sur des kilomètres pourme traîner jusqu'à l'hosto. J'étais tellementmal qu'ils m'ont gardé une nuit en observation. Le lendemain, comme parmiracle,mon bras remarchait à nouveau parfaitement.Ces affreuxm'ont alorsjetédehorsenmepipotantque j'étaisguéri,mais jesaisquec'étaitde l'intox!Mamainàcouperquependantmonsommeil, ilsm'ontgrefféunecochonneriede bras bionique. Ils le contrôlent à distance. Un jour, je vais me coller des

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claquesàmoi-mêmeetjen'ypourrairien!IlsmetéléguiderontdepuisleurQ.G.secret!Aveclegadgetqu'ilsm'ontposé,ilspeuventenplusentendretoutcequejepenseetmesuivreàlatrace.Ettiens-toibien,ilsontdûramasserunefortuneenrevendantmonvraibrasàunpetitmanchot.Cesfumiersgagnentsurlesdeuxtableaux.Ilsnouscontrôlentetfontfortune!Onpeutpaslutter.Cequ'ilyadebienavecDaniel,c'estqu'ilestinutiledeluiécriresestextes.Il

suffit de le lâcher en roue libre et le résultat est garanti. Il épouvanterait unebûche, juste après l'avoir déprimée. Le voilà qui tend lamain en direction del'amnésiqueetluicollesonindexsouslenez.—Matel'extrémitédemondoigt.Martialvajusqu'àloucherpouressayerdedistinguerquelquechose,maisne

remarqueriendespécial.—Faisuneffort,insisteDaniel.Souslapeau,onaperçoitunetracesombre.

Jetepariequec'estunnanoémetteur.Martialessaiederamenerunpeuderationalitédansleurconversation.—Vousêteshospitalisédansceservice?—Iciouailleurs,quelleimportance?Detoutefaçon,jelesaitousfaits!Une

fois, j'étais là pour le même genre de choc que toi. À l'époque, je faisais ducamping et, une nuit, un truc insensé s'est écrasé sur ma tente. C'était unvendredi13…Àtroismètresàlaronde, iln'yaeuquemoietunratonlaveurpour survivre. J'aurais pu être broyé, écrabouillé.Heureusement que je pionceavecun casque !Çam'apété lespiquets et déchiqueté la toile !Pendant troisjours, jen'ai vuqued'unœil, jamais lemême.Çachangeait toutes lesheures.Uneflippesidérale!Ilsm'ontbaratinéquec'étaitunebranched'arbrequiavaitcédé à cause d'une rafale de vent, mais ensuite, j'ai vu un documentaire, uneenquête très sérieuse évidemment diffusée entre deux téléfilms érotiques enpleinenuit,quim'amislapuceàl'oreille.Ilparaîtquedanslesrégionsisolées,une section secrète de l'armée russe teste des nouveaux virus qu'ils balancentdanslanature.Ilsleslarguentparhélicoquandtoutlemondedort!Pasbesoindechercherplusloin:j'enaiprisungrossurlagueule.Unmastard.D'ailleurs,çam'adémangépendantsixans.Martialestdeplusenplusstressé.Iln'aimepasleshistoiresqueluiracontece

type.—Avez-vousdéjàétéamnésique?—Jenem'ensouviensplus!Cequejesais,c'estqu'unjouroù,commetoi,

j'avaisdes trousdemémoire, ilsm'ontmisdesélectrodessur la têtepourfairedes«mesures»…—J'aifaitdestestsdumêmegenrehier,avant-hier…

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—Ehbienméfie-toimonpote,parcequedansmoncas,ilsenontprofitépourpiquerdesidéesquej'avaisbienauchaudsouslescheveux.Figure-toiquej'étaissurlepointd'inventerl'airbagetlesnouillesprécuitesetquecommeparhasard,quand je suis sorti, toutes les voitures en étaient équipées et on trouvait mesnouilles enventepartout ! Je n'ai évidemmentpas touchéun centime surmesinventions.Siçase trouve, ilscomptent lespaquetsd'argentqu'ilsm'ontraflésaveclebrasqu'ilsm'ontpiqué…Maiscen'estpaslepire.—Ahbon?—Non.Tiens-toibien:aprèsm'avoirfouillélacervelle,ilsm'ontépluchépar

touslestrous,situvoiscequejeveuxdire…—Quelrapportavecl'amnésie?—Yenaaucun,cesontdespervers.Maislaisse-moitedirequequandilsen

onteufiniavecmoncul,ilressemblaitàuneminedecuivrebrésilienne.—C'est-à-dire?—Àcielouvert,visibledel'espace.Jevaistemontrer.

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Juliette n'a rien vu venir. Toute la journée, comme un automate, elle aenchaîné les radios et les échographies, résignée à subir ensuite une énièmesoiréededéprime,prisonnièredesesinterrogations,torturéeparsesdoutes.Elleesttellementlarguéequedimanchematin,elles'estprésentéeàsontravail

en se demandant pourquoi elle était la seule au cabinet. Dimanche, lundi,mercredi… Quelle importance ? Quand on est triste à mourir, les jours sontidentiquesetlesheuresbientroplongues.Samorneexistenceauraitpus'étirerainsijusqu'àcequemorts'ensuive,mais

undéclic a fini par se produire en elle. Juste avant la fin de son service.Unegifleadministréeparunemaininvisible.Unélectrochocavantl'arrêtcardiaque.Une étincelle. Sans qu'elle s'en rende compte, l'aiguille qui mesure l'indice« laisse tomber/tente le tout pour le tout » est entrée en zone rouge vif. Elleignorait même que cette jauge existait en elle, jusqu'à ce que la surpressionmenacedelafaireexploser.Soudain,plusquestionderentrerseterrerchezellecomme une bête blessée. Étrange de constater à quel point nos mécanismesinternestravaillentànotreinsu,suivantleurproprerythme,nesemanifestantànotreconsciencequelorsqu'ilsontachevéleurmystérieuxprocessusetqueplusaucunealternativen'estpossible…C'est làque l'instinctprendlescommandes,aprèsavoirviré«sagesse»et«raison»quisautentenmarchedutrain.Nousn'avonsplusalorsqu'ànousobéirànous-mêmes,aveuglément.C'estexactementcequevafaireJuliette.Lajeunefemmemontedanssavoiture.Ellenechantepas,ellen'enamême

pasl'idée.Sansbroncher,ellepatienteàchacundesfeux.Ellenecompteplussurd'hypothétiquessuperpouvoirspours'ensortir,seulementsurelle-même.Nepasse perdre en faux espoirs ou combats inutiles. Économiser ses forces pourl'épreuve qui s'annonce. En roulant, elle ne doute pas du bien-fondé de sa

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démarche.Detoutefaçon,ellenepourrapastenirunejournéedeplusdanscetétat-là.Elledoitsavoir.Elleveutdire.Ilfautqu'elledécouvresiellepeutvivreousielledoitcrever.Lorsqu'ellearriveauxenvironsdugarage,elles'aperçoitavechorreurqueles

lettressurvivantesde l'enseigne,prisesdansunautreordre,peuventégalementsignifier «ATTENTION».Qu'importe.Hors de question d'être prudente.Ellen'apaslesmoyensd'êtreraisonnable.Coûtequecoûte,elledoitparleràLoïc.Ildécideracequ'ilveut,maisellenepeutpluscontenir lecyclonequi luiravagel'âmedepuisl'auditionmaudite.Lesportesdel'ateliersontouvertes.Tantmieux,celaéviteraàJulietted'avoir

à les défoncer. Elle en aurait été capable. La jeune femme se gare n'importecomment.Tantpissicelagêne lesutilitairesou les immondespetitscabrioletsd'autresfillesquipourraientêtreattendues.Pourcesoir,c'estencoresaplace.D'un pas décidé, elle entre. Son bel élan ne fait pas long feu. Les odeurs

mêléesluifontundrôled'effet.Elleralentit.Carburant,métalchauffé,graisse…Lecocktailolfactifestfamilier,rassurant.Julietteal'impressionderevenirchezelle.Maisest-cetoujourslecas?—Loïc?Pasderéponse.Elleavance,s'aventuresouslepontdelevageenévitantcequi

pourrait la salir. Un bruit d'outillage venu du fond du garage l'alerte ; elle sefaufile et aperçoit de la lumière. Soudain, elle s'immobilise devant la Buickjaune.Ellevientd'entrevoirleschaussuresdugaragistequidépassentdesouslavoiture.Cen'estpaslapartiequ'ellepréfèrechezlejeunehomme,maiselleesttoutdemêmecontentedelesvoir.Mêmesespiedsluimanquent!Ceux-cigigotent,signequ'ilbricole.—Loïc,c'estmoi,Juliette.Lespiedssefigent.Lesjambescommencentàs'agiterpours'extraire,maisla

jeunefemmeréagit:—Non, s'il te plaît, reste là-dessous. Je préfère te parler sans affronter ton

regard.J'aitroppeurdeneplustrouverdanstesyeuxcequej'aimetantylire.—Mais…—Nedisrien.S'ilteplaît.Jeneseraipaslongue.Jetesuppliedem'écouter.

Après,sic'esttonchoix,jem'eniraietjenet'importuneraiplusjamais.Julietteselancecommeonsautedanslevide:—Lapremièrefoisquejet'aivu,c'étaiticimême.Jemesouviensdechaque

détail,mêmesijesuisbienincapabled'expliquercequetufabriquais!Tutenaisungrosboutde fer avec lequel tu essayaisd'en tordreun autre en lui parlant.Spécialecommepremièrevision,maispeuimporte.Jenesaispaspourquoi,jesuisinstantanémenttombéeamoureusedetoi.Tuétaisbeau,c'estvrai,maisce

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n'est pas ce qui m'a fait le plus d'effet. J'ai ressenti un truc dément. J'ai euimmédiatementenviedemeblottircontretoi,queturefermestesbrassurmoi.Pourtesentir.Pourneplusavoirpeur,pourneplusêtreseule,pourêtreavectoi.Toujours.J'auraisdonnén'importequoipourquetumeparles,mêmecommeàton bout de métal. Que tu me tiennes aussi fort que lui. Tout à coup, j'avaisl'impressiondecomprendrepourquoi j'existais, lacertitudedesavoirceque jedevaisfairedechaquesecondedemonexistence.Ensortantdetongarage,sanslesavoir,tum'avaisdéjàappriscequesignifiait«êtrefolledequelqu'un».Cettefois-là, notre rencontre était due au hasard. Pas les suivantes. Tume prendrassansdoute pour une folle,mais j'ai ensuitemoi-même sabotémavoiture pourrevenirtevoir.J'enavaisbesoin.Les pieds bougent à peine. Juliette les regarde comme s'ils étaient

l'interlocuteur qu'elle veut convaincre. Debout, dans un garage, elle s'exprimeautantavecsesmainsqu'avecsoncorpsdevantdeuxchaussures…—Jenemesuisjamaisamuséeàfaireleportrait-robotdemonhommeidéal,

maischaquefoisquejepassaisdutempsavectoi,jemerendaiscomptequetuycorrespondaisparfaitement.J'aimetonairsérieuxquandtuauscultesunevoiture,tafaçondeteglisserdessous,tesgestessiprécisquandtusaisisunevisseuseetsimaladroits lorsqu'il s'agit demamain…Le jouroù tu as soignémabrûlurerestera l'un de mes plus beaux souvenirs. Je sais déjà qu'il me tiendra chaudjusqu'àmonderniersouffle.Avectoi,j'aidécouvertquel'amourexistevraiment.J'aitouchécedontparlentleschansons,lesfilmsetleslivresetquinousfaittantrêver.J'aiaussiprisconsciencedetoutcequecesentimentalepouvoirdenousfaire faire. Jene regrette rien.Nimesmensongespour tevoir, ni lesheures àt'attendre, à passer devant ton garage pour essayer de t'apercevoir. Bon sang,qu'est-ce que c'était bien ! Tout était évident, indiscutable, possible. Pas uneseconde,jen'aiimaginéquequelquechosepuissesemettreentraversdenotrehistoire.Surtoutpasmoi.« Pourtant, un soir, tu as brutalement disparu. Je suis restée comme une

paumée,sansencomprendrelaraison.J'aipassémesnuitsàmesouvenirdenoséchanges,denosmots,nosgestes,sansrienydécelerdedestructeur.J'aisurvécudans l'attente d'un signe, n'importe lequel, même un reproche. Chaque visite,chaqueappelnepouvaitêtrequeletien.Maisrien.Jesuisconvaincuequetuesunhommebien,alorsforcément,j'aicommencéàmedirequej'étaisresponsablede ton absence. Est-ce que tu sais ce que ça fait de se juger coupable d'avoirruinécequivousimporteleplusaumonde?Jemesuishaïe.Jemesuistraînéeplusbasqueterre.Parquellemalédictionavais-jepumepriverdetoi?Chaqueminute,jemeremettaisencause.

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«J'aifiniparendéduirequetun'avaispasaiméquejemontesurscènepourdanser.Tum'as sansdoute trouvée légère, peut-être tropprochephysiquementd'autreshommes.Jet'aichoqué.Lespiedsnebougentplus.Julietten'estpluscapablederetenirseslarmes.—Alors,Loïc, je suisvenue tedemanderpardon.Si tu leveux, jepromets

quejenedanseraiplusjamais.Jem'enfous.Jefaisunecroixlà-dessus.Lavieestjalonnéedechoix,celui-làestbalèzemaisjen'hésitepas.Situpeuxoubliercequetuasvucesoir-là,laisse-moiunechanceetgarde-moi.Offre-moil'espoirdedevenirautrechosequ'unsouvenir.Les jambess'agitent. Ils'extirpedesous lavoiture,avecmoinsdesouplesse

que d'habitude. Juliette a peur, mais tout à coup, elle change radicalementd'expression.—Victor?Qu'est-cequetufaislà?Elles'attendaitàtout,saufàvoirapparaîtrelemaridesonamie.—Je suismal,ma Juliette, qu'est-ce que je suismal ! Je réparais le circuit

hydrauliquedontlepetitn'arrivepasàsedépêtrer.—Maispourquoin'as-turiendit?Pourquoim'avoirlaisséeracontertoutça?— J'ai essayé de te prévenir, mais tu m'as ordonné de me taire et tu as

démarré.C'étaitmagnifique!Franchement…Juliettelebombardeduregard.— Excuse-moi, mais ça ne t'était pas destiné. J'ai l'impression d'avoir été

surprisetoutenuesousmadouche.OùestLoïc?—Danslaréserve.Juliettesemetàtrembler.— Jamais je n'aurai la force de le lui redire. Il m'a fallu des semaines de

désespoirpourréunircetteinconscienceetvenirluidéballermoncœur…Pourcegenredereprésentation,onnefaitpasderépétition.C'estfoutu.—Tun'auraspasàrépéter.Lavoixasurgi,grave,posée.Juliettefaitvolte-face.Loïcestlà.Elleesttétanisée.Celan'arrivejamaisaux

tartes.Niauxhuîtresd'ailleurs. Il avanceverselle. Il lâchesabarreantiroulis,qui tombesur lesolentintant.Unfrissonparcourt lapeaudela jeunefemme.Uneonderarequialepouvoirdevousramenerinstantanémentàlavie.Il la prend dans ses bras et l'embrasse. Pas sur la joue. Les grands cerfs

n'enlacentpascommeça.—Jesuisdésolé.Jenemesuispasrenducomptedumalquejetefaisais.—Demande-moicequetuveux,maispermets-moiderester.—Reste,s'ilteplaît.Etapprends-moiàdanser.

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L'un des rêves de Juliette vient de se réaliser : son petit top estmaculé detraces de doigts noires et graisseuses. Par quel miracle un truc foutu peut-ildeveniraussiinestimable?Victorgémit:—Laissez-moiaumoinsletempsdem'échapper.Vousvousrendezcompteà

quelpointc'estgênant?Jen'aipasenviedepasserlanuitsouslabagnoleenmebouchantlesoreilles!

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ArnaudentraîneEugénieverslecentreduplateau.—J'airéfléchiàcequetum'asdemandé:faireentrerlalumièredusoleilsur

la scène. C'est assez inhabituel. En général, on réserve ce type d'éclairage aucinéma,pourdefaussesscènesd'extérieurtournéesenstudio.Cheznous,onestmajoritairementsurdesdécorsintérieurs.Maisj'aiquelquechoseàteproposer.Dis-moisicelateconvient.Il pianote sur sa console de commande. Certains projecteurs s'éteignent,

d'autres s'allument et se réorientent, modifiant radicalement l'ambiancelumineuse. Eugénie est éblouie par le flux de lumière. Cela lui rappelleimmédiatement sa première visite sur le toit du théâtre.Obligée de plisser lesyeuxenperdantl'équilibre.—C'est une question de température de couleur, explique l'éclairagiste.On

réchauffe la teinte et on intensifie les faisceaux pour rendre les contours desombresbiennets.Ébahie,Eugénieobserveledessusdesesmainsenfaisantjouersesdoigts.— C'est fantastique. On se croirait dehors. Merci, c'est exactement ce que

j'espérais.—Super.Onpourraaffinerquandtuaurasdéfinitestableaux.L'éclairagistes'éloignedéjà.—Arnaud,situasuneminute,jesouhaitaisteparlerd'autrechose.—Quepuis-jepourtoi?—OùestNorbert?—Ilm'attenddepuisunmoment.Iladûs'endormir.La troupe s'est habituée à entendre le technicien parler de son compagnon

rembourrécommed'unprocheparfaitementvivant.Maximilienpensequ'il faituntransfert,d'autresoptentpourdesversionsparfoisplusextravagantes,comme

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Chantal,convaincuequeNorbertestpourArnaudlareprésentationdesonpèredisparudontiln'apasréussiàprendresoinautantqu'ill'auraitsouhaité.Eugénieymetlesformes.—C'estde luidont ilestquestion.Peut-êtrevaut-ilmieuxendiscuterensa

présence.Arnaudacquiesceetvarejoindresoncopainencompagniedelagardienne.Le

mannequinestassissurunecaisse,adossécontreunecolonnesèche,habilléenouvrier–salopetteetT-shirtblanc.— J'aime beaucoup le soin avec lequel tu choisis ses tenues. Cela doit te

prendreuntempsfou.—Jemecontented'adaptersagarde-robeàcequ'ilaàfaire.Encemoment,

nousfaisonsdestravauxetilm'aide.Eugénien'osepas luidemandercequeNorbertétaitsupposéfaireenIndien

ouenspationaute…—Heureusequevouspuissiezfonctionnerensemble.LagardiennesetourneversNorbertetlefélicite:—Mercideprêtermain-forteànotreArnaud.Eugéniesaitquederrièrechaquepetitefoliesecachetoujoursunefailleouun

message.Parfoislesdeux.Ellen'ajamaisconsidérélesgensdécaléscommedesfous.Ilscherchentsimplementleurplaceàleurfaçon.—J'aimeraisdiscuterduspectacleavecvousdeux.Arnauds'assoitàcôtédesonpote,trèsàl'écoute.Lagardiennepoursuit:— Nous n'avons pas encore complètement défini les personnages, mais je

pensequel'histoirevas'articulerautourd'unrôlecentralquiserviradefilrouge.On le verra enfant, puis adulte, et même vieillard. Il sera notre guide dansl'histoire à travers ses aventures. Je me suis dit que pour incarner quelqu'und'aussiuniversel,Norbertseraitsansdoutelasolutionidéale.Levisaged'Arnauds'éclaire.Ilestàlafoisincréduleetextrêmementému.Il

fixeNorbertcommes'ilséchangeaientunregardcomplice.—Tuterendscompte?luidit-il.Ontedemandedejouerunhommevivant!Arnaudn'aplusriendutechniciensûrdelui.Ilesquisseungeste.Eugéniea

l'impressionqu'ilafailliprendreNorbertdanssesbrasmaisquesapudeurl'enaempêché.—Puis-jecomptersurvous?demande-t-elle.Vousacceptez?Lagratitudequiselitdanslesyeuxd'Arnaudvauttouslesengagements.La

gardienneprécise:—Ceseraungrosboulot.MêmesiNorbertn'apasdedialogues,ilfaudraque

tul'aidesàsechangeretàsemettreenplace.Réussiras-tuàassumercelaenplusdelalumière?

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Arnauds'emparedesmainsdelagardienneetlesembrasse.— Aucun problème, Eugénie. Tu peux compter sur nous. Merci de nous

permettredevivrecela.

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L'étéestlà.Lebeautempsetlesdépartsenvillégiatureontgagnélapartie.Ilsoccupentdésormaislamajeurepartiedutempslibredescitadins.Latrêveestivalemarquelafindelasaisonetcesoir,pourladernièrefois,on

joueCœurà retardement. Le théâtre fermera ensuite ses portes pour quelquessemaines.Dans les travées,Lauraet sescollègues installentdeshommessansvesteet

des femmes en robes légères.Dehors, lemercure grimpe. L'ambiance est auxvacances, et lepublic apprécie autant la fraîcheurde la salle climatiséeque lapièce.Les spectateurs ne soupçonnent rien du pincement au cœur que chacun

éprouve dans l'équipe. Voilà des mois que la troupe vit au rythme de cettehistoire de trahison conjugale. Un cumul ahurissant de centaines de cris, demenacesetdevengeances,agrémentésdelitresdefausseslarmes,dedésespoirsà répétition et de rages à heure fixe. On trouve aussi quelques authentiquesclaques. L'heure est au bilan : sur la durée, ce vaudeville aura permis unappréciablesuccèsdefondenayantmaintenulafréquentation,sanspourautantréussiràinverserlalenteérosionquisepoursuit.Dèsdemain,ondécrochera lesaffichesdufronton,etVictorn'allumeraplus

les lampes. Dans quelques jours, on démontera les décors et on attaquera legrandménage.Artistesettechnicienssonthabituésauxfinsdeprogrammation,maiscelle-ci

prometd'avoirunesaveurparticulière.Chacunespèrequ'elleneserapasamère.Mêmesilaperspectivedunouveauspectaclemotivetoutlemonde,vivreunefinn'estjamaisfacile.Eugénieaprisplacedans«sa»loge.ElleaperçoitLaura,àquiellen'osepas

poserdequestionsursasituationavecQuentin,bienqu'elleypensesouvent.La

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gardienneestdécidéeàproposeràlajeunefilleunvrairôledansleprojetqu'elleprépare.Commeilestdetraditionlorsd'unedernière,certainsontconcoctéquelques

petitessurprises.Eugénieestavertiedelamajoritéd'entreelles,soitparcequ'onestvenuluienparler,soitparcequeVictorenestcompliced'unefaçonoud'uneautre.LesmachinistesvontdemanderàKarimdelesaiderpourleschangementsdedécors.Annie,ChantaletTaylorontprisplacedans lasalleet jetterontdesconfettis à la fin. Olivier a prévu de bloquer la porte juste avant la sortie deMarco,undessecondsrôles,pourvoircommentilvaréagir.Maximiliencompteoffrir d'authentiques roses àNatacha aumoment des saluts ; elle-mêmeva luiservirduvraiwhiskyàlaplacedujusdepommedanslascène14.Quandlafinestlà,leplussouvent,c'estunejoyeusebienveillancequis'exprime.En balayant la salle du regard, Eugénie aperçoitM.Marchenod, installé au

balcon de la loge d'honneur. Il est accompagné de son épouse et d'un coupled'amis.Alorsque la lumièredéclinepourannoncer le leverde rideau, il est lepremieràlancerlesapplaudissements.Lasallesuit.Lerideauselève:intérieurjour,petitmatin…Maximilienesttrèsenforme,

Natachaaussi.Tousdeuxoffrentuneprestationdepremierordre.Leurtandemdebourreauetvictimeestparfaitementrodéetfonctionneàmerveille.Maispourceuxquilesconnaissentbien,aprèslesavoirvusinterprétercetextesisouvent,impossible de ne pas détecter une pointe de nostalgie dans leur jeu. Mêmelorsqu'ils sont supposés se haïr, on devine qu'ils s'aiment un peu. Émouvantecomplicitédedeuxcomédienspourquic'estl'ultimereprésentation.Peuimportes'ilsétaientenconcurrence.Pourse faire laguerre, il fautêtredeux,etcesoirchacuns'apprêteàquitterunchampdebatailleoùilssesontbienbattus,jusqu'às'y attacher ensemble. Les duellistes le savent : la dernière escarmouche n'estplustoutàfaitunaffrontement.Du coin de l'œil, Eugénie saisit un mouvement dans la loge d'honneur.

Thibaud Marchenod se lève. Ce n'est pas la première fois qu'il se retirediscrètementjusteaprèslascène2.Qu'est-cequil'appellehorsdelasalle?Desdossiersàlire,desmessagesàconsulter,descoupsdefilàpasser?Eugénieaimeraitbiensavoir,etc'estsadernièreoccasiond'enavoir lecœur

net.Elledécided'allervérifierparelle-même.Lagardienneselèveàsontouretquittesaloge.Àpasdeloup,ellelongelemurcourbeducouloirjusqu'auxabordsdelaloge

d'honneur.M.Marchenod n'est pas au téléphone. Il s'éloigne déjà. Eugénie leprendenfilature.Ellesupposeuninstantqu'ilpeutserendreauxlavabos,maislesoinqu'ilmetàrefermerlesportesbattantessansqu'ellesgrincentl'intrigue.L'héritiernesedonneraitpasautantdemalpouréviterdesefaireremarquers'il

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secontentaitd'alleraux toilettes.Aux intersections, il s'assureque lescouloirssontdésertsavantdepoursuivre.Pourquoiredoute-t-ildecroiserquelqu'un?Eugénieconnaîtlethéâtrecommesapoche.Lorsqu'elleperdsacibledevue,

elleestcapablededevinerlecheminqu'elleemprunterienqu'enidentifiantlesbruitsquesonpassageengendre.Elleestd'ailleursbeaucoupplusdouéequeM.Marchenodpourétoufferlessonsquipourraienttrahirsaprésence.Ellemaîtrisechaquegondàressortquigrince,chaquerampequivibre,etconnaît toutes lesmarches susceptibles de faire résonner les pas. Il gagne les étages en prenantsoin de privilégier les escaliers secondaires. Sa démarche rapide et ses gestesassurésprouventqu'iln'accomplitpascetrajetpourlapremièrefois.Lorsquelepropriétairequittelazonepubliquepoursefaufilerparlaportequi

grimpeverslescombles,Eugénieestdeplusenplusintriguée.Sonimaginations'emballe.Pourquoimonte-t-ilvers les sommetsdubâtiment ? Ira-t-il jusqu'autoit?Pourvuque,convaincuqueleurprojetdeladernièrechancenemarcherapas, l'héritierquineveutpasêtreresponsabledelafermetureduthéâtren'aillepassejeterdanslevide!Eugénienelelâchepas.Aumomentoùils'engagedansl'escalierconduisantà

la soupente rempliedevieilles caisses, elle n'est qu'à quelquesmètres derrièrelui, tapie dans un recoin entre un extincteur et une colonne incendie. Ellel'entendarriverenhaut.Ilfouille.Elleidentifieunfroissementdetissu,àmoinsqu'ilnes'agissedepapier.Lespass'éloignentverslefond.Eugénieprogresseetseposteaupieddel'escalier.Elleretientsonsouffleettendl'oreille.Soudain,unchocetun raclement.Sonsangseglace.Elleconnaîtcebruit :

c'estexactementceluiquil'aterrifiéelorsqu'ellesetrouvaitseuledanslethéâtreenpleinenuit.Soncœurs'accélère,sesmainssontmoites.Alorsquelesvoixdescomédiensluiparviennentétouffées,elleentendMarchenodquisouffle,commelorsd'uneffortphysique.Qu'est-ilentraindedéménager?C'estdoncpourveniriciqu'ils'éclipsependantlesreprésentations?Bloquantsarespiration,auxaguets,Eugénies'aventureàquatrepattesdansla

voléedemarches.Unefoisenhaut,elleresteàplatventreetobserveenprenantgardedenepassefairerepérer.Aufond,elleaperçoit lefaisceaud'unelampeélectriquequidansedanslapoussière.Soudain,elleétouffeuncri.Là-bas,entrelesamoncellementsdemallesetdevieilleries,elle reconnaît lasilhouette.Ellen'avaitdoncpasrêvélapremièrefois.Ellen'estpasfolle!ThibaudMarchenodarevêtuunecombinaisonintégraleverdâtreetdéplacedescaisses.Avecméthode,illesouvreeteninspecteminutieusementlecontenu.Parfois,ilsemblesoupeserdes objets ou même lire des documents. Que cherche-t-il ? Une fois sonexplorationachevée,ilpasseàlasuivante.Ceseraitdoncluiquiseglissedanslethéâtre,lanuit…

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Eugéniesedemandequelleattitudeadopter.Lasituationestrisquéeàbiendeségards. Comment réagira-t-il s'il la découvre en train de l'épier ? Il peut sansproblèmelafairelicencier.Leprojetdespectacletomberaitàl'eausansjamaisvoir le jour. Tout serait fini. Victor et elle se retrouveraient à la rue. M.Marchenodapeut-êtrementienprétendantquelecombatdelatroupeétaitaussilesien.Eugénienesaitplusquoipenser.Ellen'avaitvraimentpasbesoindecetracas-làenplusdesautres.Commesilaresponsabilitédecréerlespectacledeladernièrechancen'étaitpassuffisante,elledoitàprésentseméfierdeceluiquipossèdel'endroitoùilserajoué.Enattendant,ellen'aaucundoute : il faut fairemachinearrière. Jamaiselle

n'aurait dû le suivre.Qu'est-ce qui lui a pris ?Elle doit vite retourner dans saloge, faire comme si de rien n'était et tout oublier. Qu'elle essaie donc de sedistraire avec la dernière représentation de la pièce. Elle ne parlera de rien àpersonne,pasmêmeàVictor.Commeuneenfantquinesaitpasencoremarcher,elleentamesadescentedes

marchesàreculons,toujourssurleventre.Laretraiteestlaborieuse,maislafindesoncalvaireestproche.Ensuite,illuifaudraemprunterlepetitcouloirsurlapointedespieds,franchirdeuxportes,etelleseraenfinsauvée.Toutàcoup,unfrissond'effroiparcourtlagardienne.Ellesentuneprésence.

Ellerelèvelatête.ThibaudMarchenodsetientausommetdel'escalier, leregardsombre.Dans

sacombinaisonverdâtre,ilressembleàunfantômeluminescentouàuntueurensérie.Eugénien'aenviederencontrernil'unnil'autre.—Nousallonsdevoirnousexpliquer,madameCamara.

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—Vousallezmerenvoyer?— Pourquoi ferais-je cela ? Par contre, je vous demande de ne rien dire à

personne.Ceseranotresecret.J'auraisaimévousépargnerd'avoiràlepartagerétantdonnétoutcequireposedéjàsurvosépaules,maisvousnemelaissezpaslechoix.—Onpourraitconsidérerquejen'airienvu…— Si vous ne m'aviez pas suivi, tout aurait été effectivement plus simple.

Maisnousn'ensommespluslà.—C'estvousquiétiezcachéderrièrelescaisseslanuitoùjesuismontée?—Lenierseraitmentir.—Vousavezfaillimefairemourirdetrouille.—Quandvousavezfui,vousavezfaituntelvacarmequej'aicruquevous

étieztombéedansl'escalier.— Je vous ai pris pour un monstre et j'étais convaincue que vous me

pourchassiez.Mettez-vousàmaplace…— Je n'en menais pas large non plus. Vous redoutiez d'être attrapée et je

craignais d'être découvert. Lorsque je suis revenu les jours suivants, j'ai prisgardedefairemoinsdebruit,maiscelameralentissaitterriblement…—Lacombinaison,c'estpourprotégervotrecostume?—Sanselle,jeréapparaîtraisàlafindesreprésentationscouvertdepoussière

etdetoilesd'araignées.— Si je vous demande ce que vous cherchez dans ces caisses, serez-vous

obligédem'éliminer?—MapauvreEugénie,noussommesdansunthéâtre,maisquandmême…Ne

soyonspassidramatiques.Vousêtesbienplacéepour lesavoir : la réalitédesévénementsetlaperceptionquel'onpeutenavoirsontsouventbienéloignées.

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—Quecherchez-vous?— De quoi sauver ce vieux bâtiment. Tel que vous me voyez, je suis un

chasseurdetrésor.Vouslesavezsansdoute,monarrière-arrière-grand-pèreavaitoffertdenombreuxbijouxàcellepourquiilabâticettesalle.—LescélèbresparuresdeVioletteMarchenod?— Elles étaient très réputées. À l'époque, La Gazette mondaine leur avait

mêmeconsacréunreportageenlescomparantauxjoyauxd'unereine.—Ilestdoncvraiqu'aprèsladisparitiondeViolette,personnenelesajamais

retrouvées…—C'estexact.—Alors,monmarineracontepasn'importequoilorsqu'il leprécisechaque

foisqu'ilfaitvisiterlethéâtre…Ils'amuseaussiàfairecroirequelefantômedevotreaïeulehanteleslieux.—Enfants,nousenétionstousconvaincus.Maisdefaçonplusréaliste,ilya

unechancepourquesesbijouxsoientcachésquelquepartdanstoutcefatras.Ildésignelescomblesremplisàrasbord.Eugénieprendlamesuredelatâche.— Des centaines de malles et de caisses à passer au crible… fait-elle,

songeuse.—458pourêtreexact.Voilàdeuxans,lorsquej'aisuquelavillerisquaitde

neplusnoussubventionner,l'idéedechercherm'estvenue.Jen'avaisquecettesolutionpouravoirl'impressiond'agir.Jesuisledernierd'unelignéequin'afaitquepiocherdanslafortuneaccumuléeparFernand.Touteslesgénérationsn'onteuqu'àvendre–ouàbrader–despansdupatrimoine familialpourmaintenirleurniveaudevieet le lustredenotrenom.Pasmoi.Enprenant lesrênes, j'aidécouvert que les caisses étaient vides.La ruine en héritage. Je ne suismêmepluslepatrondanslesraresfilaturesquiportentencorenotrenom…Alorsjemesuisaccrochéàl'espoirderetrouverlederniermagotfamilial.Commeunenfantnaïf qui creuse dans son jardin en espérantmettre au jour un coffre de pirateremplid'or.Madémarchepeutparaître fantaisiste,mais ellem'offrait l'illusiondetenterquelquechose.Parfois,jen'ycroyaisplusetd'autresfois,despapiersoudessouvenirsdel'époquemelaissaientsupposerquej'étaissurlabonnevoie.« Au début, je venais une fois par mois. Puis, le risque de fermeture

augmentant, je suis venu plus souvent. Lorsque vous avez posé ce verrousupplémentaire sur l'entrée des artistes, je n'ai plus été en mesure d'entrer ensecret.Alors jeprofitedechaque représentationpourcontinuermon travaildefouillearchéologique.Mineurd'archives…—Combiendecaissesvousreste-t-ilàvérifier?—174.Leschancess'amenuisent,maisjecompteallerjusqu'aubout.—Vousn'avezrientrouvé?

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—Si, des lettres déchirantes, des documents passionnants, quelques photosincroyables,maisrienquipuissenoussauver.—Lorsque devant la troupe, vous avez dit que notre combat était le vôtre,

étiez-voussincère?—Bien sûr. Que croyez-vous ? Que je me traîne aumilieu des crottes de

sourispourmapropregloire?Jesaispertinemmentquejenerestaureraijamaisnotrepuissanceindustrielle,maiscethéâtreestletémoinleplusémouvantdecequ'a éténotre famille. J'aimeraisqu'ilme survive.Vousn'imaginezpas cequecesfouillesm'ontposécommeproblèmes.Mafemmeamêmefaillidemanderledivorce ! Elle était convaincue que lors de mes virées nocturnes, je partaisretrouverunemaîtresse…—MonsieurMarchenod…—Thibaud.—Pourquoivoulez-vousgardervotrerecherchesecrète?—Quediraientlesgens?— Les gens en général, je ne sais pas.Mais je sais ce dont sont capables

certainsdenotreéquipe.Faites-leurconfiance.

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Pendant les saluts, Natacha – les bras chargés de roses – a embrasséMaximilien. Pas un baiser de théâtre, mais une véritable marque d'affection.Annie et Chantal, qui ont parfois été obligées de les séparer physiquementtellement leur relation pouvait être violente, n'ont pu retenir leur émotion.L'acteur, radieux, a fait signe qu'il souhaitait prononcer quelques mots. Lesplébiscitesdelasallesesontcalmésdoucement.—Mesdames,mesdemoiselles,messieurs, pourvous ce soir, nous avons eu

l'immensehonneurdejouercettepiècepourlatoutedernièrefois.Qu'ilmesoitpermis, au nom de toute la troupe, de vous remercier de votre attention et devotrechaleureuseparticipation.Joignant le geste à la parole, il s'incline bien bas et fait une révérence à

laquellelasallerépondparunesalved'applaudissements.— Je veux partager le succès que vous nous offrez avec notre metteur en

scène,quej'inviteànousrejoindresurscène;avecleséquipestechniques,maisaussiavecM.ThibaudMarchenod,propriétaireetdescendantdirectdeceluiquifondacetillustrethéâtre.Maximilien désigne la loge centrale. La foule se retourne. Pendant un bref

instant,onnedistinguequ'unfauteuilvideentrel'épouseetlecoupled'amis,quiparaissentgênés.Unegrandesilhouettefinitparsortirdelapénombreetsalue.Lecomédienreprend:—Aunomdenotrecompagniemaisaussià titre trèspersonnel, jesouhaite

égalementremerciercellegrâceàquicettesallearetrouvéunsecondsouffle ;cellequi,sansjamaiss'épargner,veillesurchacundenoustoutenpréparantunspectacletrèspersonnelquevouspourrezdécouvrirdèsl'automne.J'aileplaisirdevousprésenternotrebien-aiméeEugénieCamara!

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Un tonnerre d'applaudissements retentit, emmené par les équipes et ladistribution. Juliette etCélinehurlent commedesadolescentes,Laura siffle, etTaylortentemêmedelanceruneola.L'intéresséenes'attendaitpasàcethommage.Ellen'apasd'autrechoixquede

se lever.Elleapparaîtdans la lumièreetprendappui sur leparapetdubalcon.Posté au pied de la scène, Victor la regarde. Il est bien loin de celle dont ilpartagelavie.Lerégisseurestàlafoisémudecethommagemérité,ettristedenepasavoirtrouvélemoyendeleluirendrelui-même.Pourtant,c'étaitsonidée.Eugéniesesentbizarre.Elleagitelamain.C'esttoutcequ'elleestcapablede

faire pour manifester sa gratitude. Pas question de parler. La clameurl'enveloppe.Touscesvisages,cessourires,cesovations,rienquepourelle.Ellen'ajamaisrienconnudetel.Uneémotiondeplusaprèscellesdéjàsifortesdecesderniersmois.Vouloirenfiniravantderemonterlapente.Perdresesrepèresavantdetrouverd'autresbuts.Lâchersesillusionspourpartirverssesrêves.Entre lespectacleàécrire,cequ'ellevientd'apprendredeM.Marchenod, la

dernière de la pièce et tout ce qui lui malaxe l'esprit et le cœur, Eugéniechancelle. C'est sans doute trop pour une seule femme.Alors qu'elle salue deplusenplusfaiblement,lagardiennes'effondre.

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Affichésauxmursdel'appartement,denombreuxcroquispréparatoirespourlesdécors.Desébauchesdescènes,alignéesjusquesurlesportesdesplacards.La table du salon est envahie de notes et de conducteurs inachevés. Àl'extrémité, le dossier rouge dans lequel Eugénie rassemble les notes qu'ellegriffonne à toute heure du jour ou de la nuit sur des petits bouts de papier.Personne n'a le droit de l'ouvrir, pasmême d'y toucher pour le déplacer, souspeinededésintégrationimmédiate.Victor revient de la cuisine avec une tasse de thé qu'il dépose devant sa

femme.—Nousn'yarriveronspas,selamentecelle-ci.Onaréussiàredresserlamise

enscènedutableau6maisducoup,jetrouvequel'onperdlefildel'évolutionintime de certains personnages. C'est l'inverse pour le 4 et le 10. Chaquemodificationdéséquilibrel'ensemble.—Revoyonstoutpointparpoint.Chaquechoseensontemps.—Victor,onn'enapas,dutemps!—Cen'estpasd'undélaidontnousavonsbesoin,maisdubonétatd'esprit.

Tuasfaitunmalaisehier,voilàdessemainesquetut'acharnesdouzeheuresparjoursurcespectacle!Pasétonnantquetufatigues.—Jenesaispasquoifaire.Unpasenavant,dixenarrière…—Nesoispasdéfaitiste :certainsélémentssemettentenplace.Pasundes

artistesàquionademandédeparticipern'arefusé.Lespremierscoursdechantpour l'équipe donnent déjà des résultats, avec de belles surprises. Les gens tesuivent!Ilscroiententoi.—C'estencorepluseffrayant.Qu'arrivera-t-ilsionseplante?—Cen'estpastonaffaire.Concentre-toisurl'histoireetsurcequitetouche.

On verra le reste plus tard. Reste sur la création, ne t'encombre pas avec

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l'analyse.—Enrelisant,j'ail'impressionquecequ'onafaitjusque-làn'estpassibon.

Dis-moicequetuenpenses,sincèrement.—Onestloind'avoirfini,maisjesuisconvaincuquelabaseestexcellente.

Netedémotivepas.Gardelafraîcheur.—Jeneressensplusrien,mêmesurlesgrandesscènes.—À forcede les revoir encoreet encore,de les retailler, tuperds l'effetde

surpriseettutenoiesdanslesdétails.C'estlogique.—Situnetrouvaispascelabon,tumeledirais?—Jel'aitoujoursfait.Surtousnosprojets,depuisquenousvivonsensemble.Elle boit une gorgée de thé puis repose sa tasse sans commentaire. Est-ce

parcequeVictoratrouvéletempsd'infusionidéal,ouparcequelagardienneestencoreaffaiblieparsachutedetension?VictorramasseledescriptifdupersonnagedeNorbert.— Tu as vraiment eu une excellente idée en confiant le rôle central à un

pantin.Celaévitel'écueild'uneincarnationréductrice,etchacunprojettecequ'ilveutsurlui.—Commedanslaréalité…—C'est-à-dire?—Toutlemondedanslatroupeasapropreversiondesraisonsquiontpoussé

Arnaudàs'attacheràcemannequin.—Vraiment?—Annie pense qu'Arnaud est gay et que, d'une certaine façon,Norbert lui

permetdelevivreaugrandjour.Frankylesoupçonned'êtreenpleinephasederégressioninfantileparcequesamère,décédéevoilàdeuxans, luimanque.Lechef électricien est convaincu qu'il cache son argent à l'intérieur sans quepersonnenes'endoute…—Norbertcristalliselesvisions…—Ettoi,Victor?—Quoi,moi?—Commentexpliques-tucetandem?—Jenesaispas.Maisl'attachementqu'Arnaudtémoigneàsonamipastoutà

faitimaginairemetouche.—Unantidoteàlasolitude?Victorsourit:—S'ilsuffisaitd'unmannequinpours'épargnerl'isolement,toutlemondeen

auraitun,etpersonnenes'encombreraitaveccessatanés rapportshumains ! Ildoitexisteruneautre…Letéléphonesonne.Ildécroche.

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—MonsieurCamara?—Lui-même.—J'ailegrandplaisirdevousannonceruneexcellentenouvelle:vousavez

ététiréausort…—Tagueule,onaduboulot.Ilraccroche.Eugénieledévisage,stupéfaite.Illeremarque.—Quoi?—C'étaituntélévendeur?—Iln'yaqu'euxquiappellent.—Tunet'amusespasàlefairetournerenbourrique?—Onaautrechoseàfaire,jecrois.—Maisd'habitude…—D'habitude,jem'emmerde.Lesenfantsmemanquentàcreverettuneveux

pasdemoidanstesjambes,alorsd'habitude,jem'amuseaveccequimepassesouslamain.Maislà,onestunpeudébordés,non?Eugénieestsurpriseparleton.—Quelquechosenevapas?Unproblème?—Monproblème,c'est toi!D'abordtudéprimes, je tevois t'étioler,puis tu

veuxchangerdeviepourvenirbosserici.Ensuitetuéviteslesenfantsaupointde t'en éloigner alors que tu les adores, et c'est le grand n'importe quoi quidébarque : tu te déguises en cheval pour attaquer l'autre abruti, tu vois desfantômes dans les greniers où tu ne devrais d'ailleurs pas traîner, et pourcouronner le tout, tu te colles un spectacle complet à créer pendant nosvacances!J'allaisoublier labellecerisesur legrosgâteau : tufaisunmalaisedevantunesallecomble.Alors,commejetentedeprendresoindetoiparcequejet'aime,j'aiunpeudetaf,là!—Net'énervepas.Jen'aipasfaitexprèsdem'évanouir.—Peut-être,mais j'ai cru que tu allais basculer par-dessus le balcon et, de

toutefaçon,jemesuisditquetuétaispeut-êtremorte!Qu'est-cequejedeviens,moi,situn'espluslà?Jeneteparlepasdelabouffeoudulinge.Ça,jem'enfous!JepeuxtoujoursépouserOlivier,etluiaumoinsn'essaierapasdemefaireingurgitertessaloperiesdelégumesanciensquifontpeurauxgosses,etilnemeplierapasmesT-shirtscommejedéteste!Non,jeteparledelavie,jeteparledenousdeux,jeteparledetoutcequinousresteàfaireavantdecrever!Onfrappeàlaporteenbasdel'escalier.Victorhurle:—Quoiencore?Quelqu'unmonted'unpasvif.—Bonjourbonjour!

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C'estMaximilien.—Vousêtesenplein travail !Pardon!Mais je tenaisabsolumentàprendre

desnouvellesdenotrebonnefée.Aprèsl'incidentd'hiersoir,jen'aipasdormidelanuit.Qu'est-cequetum'asfaitpeur!Eugénieseredresseetluisourit:— Je vais bien. Un simple coup de fatigue. Avec tout ça, je ne t'ai pas

remerciépourtonmagnifiquehommage.Tun'auraispasdû…— Bien sûr que si ! Ce n'est pas Victor qui dira le contraire ! Lui-même

voulaittecélébrer!L'intéressé détourne le visage.Eugénie ne s'en rendpas compte, car elle ne

regardequel'acteur.D'unevoixdouce,elleluidéclare:—Mercibeaucoup,Maximilien.Aucungestenem'ajamaisautanttouchée.Victorselèveetdisparaîtdanslacuisinepourrefaireduthé.Énervécommeil

l'est,ilvalerater.

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Martialouvrelesyeux.IlsursauteendécouvrantVictoràsonchevet.—Vousm'avezfaitpeur!—Quelledrôled'idée,moiquisuissigentil.—J'aicruquel'autretaréétaitrevenu.—Untaré?—Unmecquiracontedeshistoiresdemalades.— En même temps, vous êtes dans un hôpital… Alors les histoires de

malades…Avez-vousbiendormi?—Plutôtpasmal.—Tantmieux,parcequenousdevonsparlersérieusement.Victorselèveets'approchedel'exdeCéline.Enarticulantexagérément,illui

souffle:—Tabasse-mietTabasse-moisontdansunavion…— Ils ne sont pas dans un bateau d'habitude ? C'est un exercice pour ma

mémoire,c'estça?—Non,cen'estpasexerciceetd'autrepart,cesontPince-mietPince-moiqui

sontdansunbateau.Tabasse-mietTabasse-moipréfèrentprendrel'avion.Ilsontlemaldemer.—Pourquoimeracontez-vouscela?Jem'entape.—Vousnedevriezpas.ParcequeTabasse-mivientde sauter enparachute.

Quiest-cequireste?—Voussavezoùvouspouvezvouslemettre,votrejeuàlacon?—Danscecas-là,unbateauestpréférable,pourlaforme,parcequ'unavion

aveclesailes…—Maisquiêtes-vous,bordel?—Quelqu'unàquitudoisunjolipaquetdepognon.

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—Jenevousaijamaisvu.Sortezdemachambre.—Tuespèresvraimentt'ensortirenmecongédiant?Jenotequetutiquessur

lefaitquetunemeconnaispas,maisquedevoirdel'argentnetesurprendpas.Tamémoireestdoncrevenue.—Sivousnevousbarrezpas,j'appelleausecours.Commeunguépardquirôdetranquillementautourdesaproie,Victorsemetà

fairelescentpasautourdulit.—Si j'étais toi, j'attendraisunpeuavantdedemanderde l'aide.Onne joue

paslesgrossescartesendébutdepartie.Autantteprévenirtoutdesuite:onnetelaisseraaucunechance.Tuessupposésortirdemain.Onseralà.Situpayes,toutsepasserabien.Situessaiesdeteplanqueroudefuir,onteretrouveraetonteréexpédieradanscemêmehôpital–auservicetraumatologiesituasdubol,mais plus probablement en réanimation, voire à la morgue si tu pousses lebouchontroploin.—J'aiétévictimed'unaccident.Jenemesouviensplusderien.—Vraiment?Tun'asaucunsouvenirdecequit'aconduitici?—Puisque jevous ledis.Vouspouvezmemenacer, jenevoispasdequoi

vousparlez.—Excellentelignededéfense.Maisj'aidel'artillerielourde.—Qu'est-ce que vous allezme baratiner ?Que vous êtesma petite sœur ?

Quevousêtesmononcle?Monpèreoulepape?—JeterappellequeTabasse-miasauté,ilneterestequeTabasse-moi…—J'aipaspeur.—Bravo,j'aimecetespritaussibravachequestupide.J'aidéjàeul'occasion

deme rendre compte qu'en bon abruti, tu n'avais jamais la trouille au départ.Maisforceestdeconstaterque,quandlapressionmonteunpeu,tutedégonflescommeunmatelasdepiscinesurunbancd'oursins.J'aipourtantuneexcellentenouvelle pour toi. Tu es nommé pour la récompense suprême dans troiscatégories:grospignouf,salefouineetvilaingoujat.Martialrestesansvoix.Victormimeuneremisedeprix:—Roulementdetambour,j'ouvrel'enveloppedevantlafoulequiretientson

souffle… Bravo ma poule, t'as gagné les trois ! T'es un champion toutescatégories!—Superdrôle.—Veux-tuquejet'expliquecequidifférencielabestiolequiaunechancede

s'ensortirducrétinquivasefairemassacrer?— Méfiez-vous, je suis amnésique, pas impotent. Vous n'êtes plus tout

jeune…

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—Labestiolesaitsentirledangeravantdeseleramasserenpleinetronche.Maispuisquetuasdumalàsaisir,jevaist'aider.Victorclaquedesdoigts.Unemain surgit auxpiedsdeMartial,venuede sous le lit.Ellebranditune

seringuecommeunpoignard.Surprisetinquiet,celui-ciremontesesjambesetseramasseaumaximumsur

sonoreiller.—C'estquoicebordel?Vousêtesgivré!Quiseplanquesousleplumard,et

qu'est-cequec'estqueça?— Sous le lit se cache l'esprit des échéances passées. Il est très en colère.

Bientôtviendral'espritdeséchéancesfutures,quiespèredetoutsoncœurquetutemontrerasenfinraisonnable.Victordésignelaseringueetprécise:— Et ça, c'est un petit instrument médical pourvu d'une aiguille creuse

employépouradministrerdessubstancesparinjection.Ilaétéinventéen1720parunchirurgienfrançaisdunomdeDominiqueAnel…—Vousêtesdingue.—Situpayes,touts'arrêteettupeuxterendormirpaisiblement.La main avec la seringue s'agite au pied du lit et fait semblant de le

poignarder,commedansunescènedefilmd'horreur.Martialignoredequiildoitseméfierleplus,dutypequileregardeensouriantcommeundémentoudelamainsortiedenullepart.— Voilà le plan, explique Victor. Dès que tu sors d'ici, on t'accompagne

jusqu'à taplanque, tumedonnesceque tumedoiset–grandseigneur– je telaissemêmelerestedetonbutind'escroc.C'estaussisimplequecela.Ensuite,onsequittebonsamis.Qu'endis-tu?—Plutôtcrever.—Commetuveux.Victorclaqueànouveaudesdoigts.Cettefois,Oliviers'extirpedesouslelit.

Il porte le masque de vache. En le voyant, Martial pousse un hurlement deterreur.—Regarde qui est là, commenteVictor, c'estMeuh-meuh ! Lamémoire te

revient ?Attention, c'est une vache de combat, elle va te réduire la gueule enyaourtauxfruits!Martialtented'atteindreleboutond'appel,maisVictorleluiretireavantqu'il

n'aitpus'enservir.—Ausecours!Ausecours!L'hommehurledetoutessesforces.Ilestcomplètementpaniqué.VictorfaitsigneàOlivierdedisparaîtresouslelit.

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—Calme-toi.Inutiledebeuglercommeça,c'estpastoilavache.Maistudoisgarderàl'espritquepartoutoùtuiras,Meuh-meuhteretrouvera,etsonpotelechevalaussi.Laseulefaçondet'endébarrasser,c'estdepayer.—Ausecours!Àl'aide!Laportedelachambres'ouvreetuneinfirmièreentreentrombe.—Quesepasse-t-il?Pourquoiceshurlements?Victor s'avance vers elle. Son calme et sa maîtrise contrastent

spectaculairementavecl'affolementdeMartial.—Ilfautexcusermonami.Ilvientencored'avoirunedeseshallucinations…

Le pauvre. Regardez dans quel état il se met. On se prend à espérer que lamémoireluirevienneettoutàcoup,vlan,ildisjoncte!Hoquetant,Martialbraille:—Sousmonlit,ilyaunevacheavecuneseringue!Victorsecouelatêted'unairaffligé.—Çamefaittellementmaldelevoircommeça…Vousvousrendezcompte,

jel'aiconnubébé.Vousauriezdûlevoir,simignon.Ilressemblaitàunenoixdecocotouteboursoufléeavecunepetitetouffeenhaut.—C'estpasvrai!J'aijamaisvucemec!L'infirmière a pitié de Martial et de ses propos incohérents. Victor ajoute,

ému:—Sonpauvrepèreétaitcommeunfrèrepourmoi.Ilsetourneversleblesséetclame,lavoixvibranted'émotioncontenue:—Jetejure,monbonhomme,quejenetelaisseraipastomber.Onestcomme

çadansle82ed'infanterie.Ilsemetaugarde-à-vousetsalue.L'infirmièreesttouchée,çaluirappelleles

grandsfilmsdeguerrequifontpleurerlesfilles.C'estsibeau,leshérosquinelaissentjamaistombernileursfrèresd'armes,nileurfamille…Martials'énerve:—Vérifiezparvous-même,lavacheestsouslelit!Victorironise:—«Lavacheestsouslelit»…OndiraitundesmessagescodésqueRadio

Londresbalançaitpourdéclencherdesopérationsclandestines.Ilsepincelenez.—«IciLondres,lavacheestsouslelit, jerépète,lavacheestsouslelit.»

Pourquoipasuncrocodiledanslestoilettesouunperroquetdanslefalzar?Compréhensive,l'infirmièrelèvelesyeuxaucieletdemandeàvoixbasse:—Voulez-vousquejeluiadministreuncalmant?—Non,c'est inutile,mercibeaucoup. Jevais resteravec lui jusqu'àcequ'il

retrouvesoncalme.Jedoisbiençaàsonpère…

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—N'hésitezpasencasdebesoin.—Vous êtes adorable, encore toutes nos excuses pour le dérangement. Ne

vousenfaitespas,jevaislegérer.Etsivoustrouvezunevachedanslecouloir,mercidenouslaramener!L'infirmière pouffe. Victor la raccompagne jusqu'à la porte qu'il referme

derrièreelle.Lavacheréapparaît,maiscettefoistoutprèsdelui.Martialestterrifié.—Nemetuezpas!supplie-t-il.Victors'approche.—Lesvachesnetuentpas,têtedenœud,saufsituesuneappétissantepetite

fleur.Es-tuuneappétissantepetitefleur?—Non,non,jenesuispasuneappétissantepetitefleur!Martialsecouelatêteavecfrénésie.Ilestensueur,mûrpourl'estocade.—Es-tudécidéàpayer?—D'accord,jevaiscasquer.—30000?—Pasdeproblème.—Dèstasortie?—Dèsdemain.Maisaprès,vousmefoutezlapaix.—Tusaiscequeturisquessituessaiesdenousdoubler?Lavachejoueavecsaseringue,sansdouteparpureméchanceté.Lesvaches

ontaussiuncôtésombre.Martialnelaquittepasdesyeux.—Vousaurezvotreblé,juré.IloseenfinregarderVictor.—Vousmelaisserezvraimentlereste?—Paroled'herbivore.Lavachedanseensefrottantlapanse.Çaenfaitdufoin…

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Nouvellepièce,nouvellecoiffure.Maximiliennesaitrienduspectaclenidurôlequ'ilytiendra,maiscelanel'empêchepasdesechercherdéjàunenouvelletête.Devantlemiroirdesaloge,Anniel'aidedebonnegrâcedanssesmultiplestentatives.Ilsontdéjàvidéunpotcompletdegelàforced'essaisentousgenres.Malheureusement,riennelesatisfait.Ils'agace:—Non,pascommeça!Ilfautplusdemouvement.— Il faudrait surtout plus de cheveux ! rétorque la coiffeuse, qui a

pratiquementépuisétoutessespossibilités.Maximiliensedécoiffevigoureusement.—Onrecommenceàzéro.— Pourquoi ne pas tenter une couleur ? Je te parie qu'en blond platine, tu

seraistrèsbien.Juliette entre dans la loge, aussitôt suivie de Céline. Annie les salue et ne

semble pas surprise de leur arrivée. Au contraire, sa réaction contenue laissesupposerqu'ellelesattendait.Lestroisfemmeséchangentunregardentendu,etlacoiffeusecomplicerécitealorsleprétextequ'elles'estinventépourleurlaisserlechamplibre.— Excuse-moi,Max ! J'ai complètement oublié que j'avais un coup de fil

importantàpasser.Jevousabandonnequelquesminutesetjereviens.Mimant des applaudissements silencieux, les deux amies la félicitent

discrètement pour son talent de comédienne. Annie disparaît, prenant soin detirerlaportederrièreelle.En séducteur patenté, il ne faut àMaximilien que deux mouvements de la

mainpourretrouverunecoiffureimpeccable.—Hello les filles ! Alors, quoi de neuf ? Vous qui êtes dans le secret de

l'Olympe,l'écritureavancebien?

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Célineconfirme:—L'ensembleprendtournure.—Unpetitscoopconcernantmonrôle?Est-cequejechante?M'a-t-onprévu

unnumérospécial?—Eugéniet'enparleralemomentvenu,répondJuliette.—Quelle femme extraordinaire. Ce n'est plus une gardienne, c'est un ange

gardien ! Je la découvre chaque jour davantage et je n'en finis pas de fondredevanttantdecharme.Lesdeuxvisiteuses encadrent le comédienqu'elles regardentdans lemiroir.

L'hommeselisselestempes,perdudanssaproprecontemplation.— C'est justement d'Eugénie que nous sommes venues te parler, précise

Céline.—Avecplaisir!—Enfin,plutôtdevousdeux…,renchéritJuliette.—Encoremieux!Ellevousenvoieplanifierdesséancesdetravailprivées?—Pasexactement,rectifielacouturière.Enfait,ceseraitmêmel'inverse.Lachorégrapheattaque:— Tu es un très bon acteur, Max, et tout le monde t'apprécie. Ceci étant

précisé,noussavonségalementàquelpointtonbesoindeséduireestcompulsif.Maxserenfrogne:—«Compulsif », quel vilainmot.Gardons cela pour lesmaladies. Je suis

simplementamateurdesplaisirsdelavieetdesjoliescréatures…—Appelleçacommetuveux,ilnes'agitpasdetevexermaisdepointerune

réalité.Nousavonstoutes,àdesdegrésdivers,faitl'expériencedetesassiduités.Cethéâtreestunpeucommeunebasse-courdonttuseraislecoq…Maximilien,déstabiliséparlatournuredupropos,tentedesedéfendre:—Jem'insurge,vousmecaricaturez.Jevousrespectetoutes,etprétendrele

contraireestunecontrevérité!Juliettes'adresseàCélinecommes'iln'étaitpaslà:— Tu ne trouves pas que pour les scènes d'indignation, Natacha est bien

meilleure?—Indéniablement.Maximilienestoutré.Célinereprend:—Nousnevenonspaspourfairedeshistoires,Max,maispourenéviter.Ton

côté«machotombeur»faitpartiedetoncharmeetnousnousenaccommodons.Vis-à-visd'Eugénie,c'estunpeudifférent. Iln'aéchappéàpersonneque tu luitournesautour.Elleestdanstalignedemiredepuisunbonmoment.—C'estcomplètement…Célinelecoupe:

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—Max,pourune fois, tais-toietécoute.C'est sérieux.Sinoussommes ici,c'est parce que nous pensons nécessaire de t'ouvrir les yeux avant qu'unecatastrophenesurvienne.Eugéniet'apprécieett'admire…—C'estvrai?Ellem'admire?—Attends la suite.Commenous toutes, elle estparfaitementconscientedu

petitnuméroquetujouesàchacunedenous.Tuesunevedetteetcelafaitpartiede ton jeu. Mais exceptionnellement, on va te demander de te tenir à bonnedistance d'Eugénie. Parce qu'elle n'est pas armée face à toi. Elle n'a pasl'expérience.Ellen'afinalementfréquentéqu'unseulhommeet,parchancepourelle,cen'estpasunecrapule.Elleneconnaîtpasl'étenduedevostalentslorsqu'ils'agit d'accumuler les conquêtes… De plus, elle est actuellement sous unepressionquilafragilise.Elletraverseunepériodecernéedetellementdedoutesqu'ellepourrait,parfaiblesse,céderàtabienséduisantetentation…Juliettesouligne:—Eugéniealachancedevivreunehistoirequidure.Siunjour,elleveuty

mettre un terme, ce sera son choix mais pour le moment, elle n'en a pasmanifesté l'intention. Elle n'est pas libre, Max. De plus, Victor est un typeremarquablequines'enremettraitpas.Sielleseconcrétisait,tapetiteaventurede pacotille ferait d'énormes dégâts. Pas question de foutre en l'air ce que cesdeux-làpartagentpourunepassade.Devantdesargumentsaussidirects,Maximilienchancelle.—Commentpouvez-vousmeprêterdepareillesintentions?Julietteluifaitface.—Nejouepaslesinnocents,Max.Tusaistrèsbiendequoiilestquestion.Tu

viensd'interpréterunehistoired'adultèrependantdesmois…—LelienparticulierquiexisteentreEugénieetmoinevousregardepas.—Mauvaiseréponse!trancheCéline.Onesttoussurlemêmebateau.Situ

déséquilibres cellequi tient le cap,oncoule.Elle a autre choseà fairequedejoueràbisou-bisoupourenrichirtontableaudechasse.Julietteenfonceleclou:—Ont'aimeénormément,Max,maissurcecoup-làtuvastecalmer.Sinon,

tuauras tout lemondesur ledosetçafiniramal.Eugénieabesoind'aide,pasd'amourettesdecollège.—C'estainsiquevousmevoyez?Célineéclatederire:—Bravo,celafaisaitquarantesecondesquetun'avaispasparlédetoi!Tuas

pulvérisétonrecord!Juliette se penche vers le comédien complètement abattu. Elle l'embrasse

gentimentsurlajoue.

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—Tueslemeilleur,Max,etc'estpourcelaquetuvasteconduireenhommed'honneur.Ons'estcompris?Sinon,tuvasdécouvrirquelesfemmesnesontpastoutesd'adorablescréaturesetque lavien'offrepas seulementdesplaisirs.Tumorflerassévère.Danslemiroir,Célinemimelalionnesensuellequimontrelescrocsetgriffe

desdeuxpattes.

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Danslasoupente,entrelesempilementsdevieillescaissespoussiéreuses,desprojecteurs sur pied ont été installés. Une petite partie de l'équipe s'affaire àpasser lesmalles aupeigne fin.Combinaisonverdâtreetmasqueantipoussièrepourtoutlemonde.Avecleursgesteslentsdansunelumièrecrueetunsilencestudieux, ceux qui fouillent ressemblent aux chercheurs d'un film de science-fictiontentantd'isolerunesubstanceextraterrestreaufonddel'océan.Dans le labyrinthed'amoncellements,Olivier se faufileenportantuncoffret

deboisàboutdebrascommes'ils'agissaitd'unebombe.IlfaitsigneàVictordelerejoindreetappelle:—Annie,Chantal!Venezvoir…Lacoiffeuseetl'habilleuseabandonnentleurtrietviennentverslemachiniste.—Tuastrouvélesbijoux?demandeAnnie.—Àvousdemedire.Connaissantl'énergumène,lesdeuxfemmesseméfientunpeu,maisellesont

tropenviedesavoircequecontientlecoffret.Délicatement,Olivierpose lamainsur lecouvercle…qu'ilouvred'ungeste

brusque.Les femmes hurlent exactement au même instant, mais pas pour la même

raison.Dans laboîte,côteàcôte,unegrossearaignéemorte, sespattesveluesrepliées,etunesourisparcheminéequiaperdusespoils.AnnieetChantal s'enfuientencriant, l'uneen se frictionnant la têtepour se

débarrasserdecequin'estpassurelle,etl'autreenjurant.—Bravomonpote,commenteVictorlaconiquement.Cettefois,tuasfaitfort.

On a mis deux plombes à les convaincre de nous aider en priant qu'elles netombentpassurlesbestiolesquilesépouvantent,ettoi,tulesleurlivresenboîtecadeau…

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Commeunenfantquivientdefaireexplosersonpremierfeud'artifice,Olivierest encore rêveur, entre fascination et prisede conscienced'unpouvoir dont ilignoraittoutjusque-là.—Waouh…Deuxhurlementssimultanés,maispourdesphobiesdifférentes.

Tuterendscompte?C'estpeut-êtreunrecorddumonde…—Formidable.Ne t'avisepasd'essayerde rééditer l'exploitavecEugénieet

moi.Detoutefaçon, tun'arriveras jamaisàfaireentrerunclownetuncochonsauvagedanstaboîtemoisie.—Uncochonsauvage?—Eugénies'estfaitchargerparunspécimenquandelleétaittoutepetite,lors

d'unebaladeenforêt.Oublieimmédiatementcetteinfo.—Tuasdoncpeurdesclowns?Olivier a l'œil qui brille, mais la colère d'Annie et Chantal évite à Victor

d'avoir à argumenter.Elles reviennent s'enprendre aumachiniste.Dans le flotfurieux de paroles qu'elles déversent, « pauvremalade ! » est l'expression quirevientleplussouvent,avec«poils»–sansqu'ilsoitpossibledeprécisers'ilestquestiondeceuxquel'araignéepossèdeencoreengrandnombreoudeceuxquelasourisn'aplus.Oliviers'excuse,maisilestévidentqu'ilneregretterien.Alertéeparlescriset

leséclatsdevoix,Eugénierapplique,bientôtsuivieparM.Marchenod.—Franchement,lesgarçons,voustrouvezçamalin?Elleréconfortelesdeuxvictimes.Victorsedéfend:—Jen'ysuispourrien!Enapercevantlecoffret,lepropriétairedemande:—Vousaveztrouvéquelquechose?Têtebasse,Olivierrépond:—Nonmonsieur,riend'important,malheureusement.Il ouvre la boîte pour prouver qu'il dit vrai, et aussitôt les deux femmes se

remettentàhurler.MonsieurMarchenodestdéçu.L'espaced'uninstant,ilaespéréquelesbijoux

avaientété trouvésetque lescrisétaientdesmanifestationsde joie.AlorsqueChantaletAnniereprennentleurcalme,illeurdemande:—Qu'ontdonnévoscaisses?Ilnerecueillequedesminesdépitéesetdeshochementsdetêtenégatifs.—Onadénichéquelquesbabioles,expliqueEugénie, j'aidégotéunregistre

sur les entrées du tout début du siècle et un recueil de critiques des différentsspectaclesquipeuventêtreintéressants,maisriendeprécieux.—Avectoutcequiestentasséici,noteVictor,onpourraitmonterunmusée

ouunebelleexposition,maispourlemoment,rienquipuissenousremettreen

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selle.—Voici donc venu le bout de la route,mes amis, parce qu'il ne reste plus

qu'uneseulecaisseàouvrir.Ildésigneunrecoin,auloin.— Elle attend là-bas depuis des générations. Pas très grosse en plus. La

458e…—Tout n'est pas perdu, la dernière chance peut être la bonne ! argumente

Annie.—Vousavezraison,maiselleestmince.Quoiqu'ilensoit,jevousremercie

dem'avoiraidéàterminer.Voilàunebonnechosedefaite.Grâceàcesderniersjoursenvotrecompagnie, cet inventaire resteraunbonsouvenir.Sivousavezfinidevousfairepeuravecdesanimauxcrevésetquevoscaissessonttriées,jevousproposed'allerouvrirladernièretousensemble.Qu'enpensez-vous?Lapetiteassembléeapprouve.ThibaudMarchenodprendlatêtedel'escouade.

Sa démarche traînante le fait ressembler à un condamné qui avance vers sapotence. Derrière lui, la bande suit sans rien dire. En parcourant l'étendue dubric-à-brac,tousmesurentlepoidsdel'histoireetdesespoirsquechaquemalleadûreprésenterpourlui.Lepropriétairearrivedevantl'ultimecaisse.Chacunl'évalueàsafaçon,entre

résignationetrecueillement.Olivierveutencoreycroire:—Voussavez, j'aiconnudespartiesdecartesoù le typequi jouait saviea

ramassélesquatreaslorsduderniertour.—Votreoptimismemetouche,maisonavubienplusdepartiesperduesque

gagnéessurdescoupsdethéâtre.Victor aide Thibaud à déclouer le couvercle. Ils se penchent au-dessus du

contenu. Une fois de plus, ils découvrent cette accumulation de formesirrégulièresempaquetéesdansdes lingesoudupapier jaunipar le temps.Tousimaginent, certains espèrent. Annie entrevoit déjà un sac rempli de pierresprécieusesscintillantdanslalumièreblanchedesprojecteurs.Chantalapeurdetrouver des rats tout secs piégés là depuis des décennies. Eugénie, elle, nes'intéressepasàcettecaissedontl'importancesymboliqueestpourtantsiforte.Elleobservelesvisagesdeceuxquilascrutent.Leursdifférentesémotionssontàsesyeuxleseulvraitrésor.M.Marchenod plonge lamain à l'intérieur. Il en extrait trois petits carnets,

qu'il feuillette sans enthousiasme. Victor pioche à son tour et déballe unchandelierterni.AnniesaisitunevieilleboîtedeplumesSergent-Major.Chantaldécouvredeuxfigurinesdeporcelaine.Oliviers'avance.Ilévaluelecontenuettentedejauger.—Onnechoisitpas!lanceVictor.Tuprendsauhasard.

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Lemachino tend lamainetenressortuncoffremétalliqueassez lourdpourêtre bien plein. Un sourire enfantin se dessine sur son visage. Il n'ose pas lesecouer.Lecouvercleestverrouillé.Touslesregardssontbraquéssurlui.—Quelqu'unauncouteau?Victorrépond:— J'ai trouvé une baïonnette tout à l'heure. Vous permettez, monsieur

Marchenod?—Faites,faites!Mêmelepropriétairesembletoutàcouppressédesavoir.Victorrevientvite

ettendlalameàsoncomparse,quiréussitàforcerlefermoir.Le coffret ne contient rien d'autre que des trousseaux de clefs rouillées de

toutestailles.Chacuns'efforcededigérersadéception.La caisse est désormais presque vide. Thibaud Marchenod interpelle la

gardienne:—Eugénie,àvotretour.Peut-êtrenousporterez-vouschance…Elle plonge samain. Ses doigts identifient un volume rectangulaire, solide.

Ellesonged'abordàuneautreboîteemballéedansunlinge.Ellesortl'objetetledéballe,maisilnes'agitqued'unvieuxlivrecompilantdesclassiquesduthéâtreannotés.Monsieur Marchenod soupire et pose un regard circulaire sur les combles.

Bienque remplià rasbord, l'endroit estvidedecequ'il espéraity trouver.Ladernièrecaissealivrésessecrets.Aucuntrésorneviendrasauversonthéâtre.Pourleréconforter,Victorluiposelamainsurl'épaule.—Vous avez eu raison d'essayer, Thibaud.Ne vous en faites pas. La vraie

richessedecelieu,cenesontpascesbijoux,maisceuxquiyvivent.

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L'apaisante vue panoramique sur les toits de la ville a disparu. La lunedébranchéereposecontrelemurdufond,etmêmel'appartementn'estpluslà.Ledécoraétédémontéet leplateauparaîtdeuxfoisplusgrand.C'estpeut-êtrelaraisonpourlaquellecettenuit,Eugéniesesentdeuxfoispluspetite.Encoreunrepèredemoins.Pourtant,elleenabienbesoinencemoment.Elleatrouvéunechaisebancaledanslescoulissesets'estinstalléeaucentre

delascène,faceauxrideauxfermés.Cesdernierstemps,elles'esthabituéeàneplusdormir, et c'est quasimentquotidiennementqu'elle vient ici, bien avant lepetit matin, répéter des extraits des futurs dialogues, mais aussi se poser desquestionsàhautevoix.Ici,elletrouvel'intimitédansl'immensité.Ici,ellepeutdoutersansinquiéterpersonne.C'estappréciablelorsquetantdegenscomptentsurvousetsontconvaincusquevoussavezcequevousfaites.Commentdevinerqu'elleenarriveraitlà?Lorsqu'elleavaitémislesouhaitde

s'engager au théâtre, elle ne se doutait pas qu'un jour, elle se retrouverait enpartie responsable de son devenir. Elle n'est pas dramaturge, elle n'est pasmetteurenscène,ellen'estcertainementpascomédienne.Pourtant,ellenepeutreprocheràpersonnedel'avoirplacéedansl'engrenagequ'ellesubitaujourd'hui.Étape après étape, elle a tout choisi. Avec Victor, ils auraient pu garder leurmaison.Elleauraitégalementpusauterdutoit.Sielleavaitétéseule,ellel'auraitsansdoutefait,maisNoémie,Eliottetsesprochesl'ontretenuesansmêmes'endouter.Cesonttoujourslesautresquivoussauventlavie.Regrette-t-elledeseretrouverdansunesituationquil'effraieautant?Pastant

queça.Commesi,d'instinct,ellesuivaitunchemintortueuxensachantqu'illaconduiraitjusqu'àsavraieplace.Elle s'étire.Elle songeau spectacle, au lien étroit qui existe entre cequ'elle

éprouveauplusprofondd'elle-mêmeetcequ'elletented'écrire.Ellesedemande

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si l'histoirequis'annoncecontient leplus important,si le résultatcorrespondàl'idée qu'elle s'en faisait. Un foisonnement d'émotions mises en forme. Ledécalage avec ce qui se fait d'habitude lui fait peur.Le public n'aime pas êtredérouté.Raison de plus pour n'écouter que ce qui nous parle vraiment.Ainsi,personneneseraperdu.Lestylenedevientl'essentielquesil'onn'arienàdire.Depuis desmois, elle couche tout ce qui lui tient à cœur sur le papier.Les

rouages de notre passage sur terre : le cocon de l'enfance, les premièresdécouvertes,lespursespoirsetl'énergieinfiniedelajeunesse,lesrèglesquel'onnousprésentecomme immuablesalorsqu'ellesne le sontpas, laconfrontationauxvraies lois dumonde, les illusions perdues, l'expérience de ce qui comptevraimentdansunevieet lapeurd'enêtreprivéune foisque l'onsaitquecelaexiste.Puisvientl'heuredesbilans,quiarrivesivite.Trouversaplace,essayerdecomprendrequil'onest,rencontrerlesautres,qu'ils'agissedesesenfantsoudegenscroisésauhasard.Agirenconviction,nedirequeceque l'oncroit.Sifacileàénoncer,sicomplexeàmettreenœuvreauquotidien.Àpeinelesrèglesdelapartiecomprises, ilfautdéjàsongeràpartir.Ildevient tempsd'accomplirpourd'autres,tempsdesesouvenir,detransmettreavantdedisparaître.Eugénie vit parmi ces notions vitales, au cœur de ces concentrés compilés.

Travailler cette matière humaine lui a enseigné que sans la force du ressenti,présenter factuellement une vie n'a aucun intérêt. Résumer ne sert à rien,partagerestprimordial.Où en est-elle dans sa propre existence ? Quelque part entre les bilans et

savoirpartir.Maisavant,ellevadevoirentrerenscène.Celas'avèrefinalementplusdurquedesauterdutoit.Ellefredonne:

Ets'ilétaitdesgensqu'onneveutplusquitter,Ets'ilétaitdeslieuxd'oùonneveutpartir,S'ilétaitdesendroitsquenousavonsrêvésEtqu'uncœuraitunjourlecouragededire…

Elleaécritcesmotsvoilàdesmois,enpensantàsesenfants.Àl'époque,elle

étaitaufonddutrou.Aujourd'hui,elleenestsortiepouressayerdepartagercetteémotionenlacolorantd'espoir.Elleselève.Cettenuit,ceuxàquiellesouhaites'adressern'ontaucunechance

d'êtrelà.Commeelle,ilsonteuenviederaconter.Sihautsdanssonpanthéon,ilsdoiventpouvoircomprendrelesaffresd'unemodestecréaturequiselance.Àdéfaut de partager leur talent, Eugénie approche leurs tourments. Dickens,

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Austen, Wilde, Molière, Kipling, Racine, Woolf, Chaplin, Twain, Dumas,d'incroyablesparcoursdeviepourunepoignéedepagesouquelquesimages…Àvoixhaute,ellelesinterpelle:—Vous touteset tousquiavezécrit, avez-vouséprouvécette solitude?Ce

poidsetcevertige?Tellementd'enviesetsipeudemoyens…J'aibesoindevoslumières!Avantdedevenirdesmonuments,vousétiezdesêtresdechairetdesang,descœursécorchésquiavezmisvotreviedansvotretravail.Suis-jesurlabonnevoie?Ai-jeseulementunechance?Aucuneréponse.Soudain, les rideaux de scène s'ouvrent tout seuls.Eugénie recule, effrayée.

Pourquoilaperspectives'est-ellemystérieusementouverteverslasalledéserte?Est-ce un signe adressé par ses pairs disparus ? Faut-il y voir un message ?Devient-elle folle ? À force de passer sa vie entre rêve et réalité, elle s'estperdue.La gardienne scrute la pénombre. Elle qui redoutait de faire face au public

s'aperçoitqu'unesallevideestencoreplusépouvantable.Toutàcoup,quelqu'unapplaudit.Lentement,maisentapanttrèsfort.—Quiestlà?—Àtonavis?Quiatoujoursétélà?—Victor?—Pour te servir.Depuis toujours, je suis tonpremier spectateuret tonplus

grandfan.Ellen'arrivepasàlelocaliser.Elleabeauchercher,impossibledesavoiroùil

setrouve.Auparterre?Dansuneloge?—Tum'assuivie?—Commeàchaquefois.J'airenoncéàmeshabitudespourtesuivrechaque

fois que tu l'as souhaité. Alors pourquoi pas ce soir ? Avant que la questionn'arrive,autanttel'avouer:cen'estpaslapremièrefois.Jel'aid'abordfaitpourteprotéger,puispourt'entendre…—Mais…—Cettenuit,lesrègleschangent.J'aitroisquestionspourtoi.Ellemarqueuntemps.—Jet'écoute.— Tu as rencontré tous ceux qui œuvrent dans ce théâtre. Tu as interrogé

chacun.Saufmoi.Pourquoi?Eugénies'approchedesachaise.—Non,chérie,restedebout.N'aiepaspeurdetonpublic.Ilneveutaucune

excuse,aucunecirconvolution.Justetavérité.

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—Elleestsimple,Victor.Jecroisquejeteconnaisassezpourêtrecapablederépondreàtaplaceauxquestionsquej'auraisputeposer.—Enes-tucertaine?—J'ensuissincèrementconvaincue.—Es-tuàmêmedeliredanschacundemesmotsoudemesactes,cequiles

sous-tend?—Jen'enaipasbesoin.Ça,c'esttaméthode.Moi,jesuisplusintuitive.Longsilence.— Question numéro deux : si tu avais le pouvoir de te créer une journée

idéale,àquoiressemblerait-elle?Eugéniesemetàrire.—Tumesoumetsaugenredequestionsquej'aiposéesàceuxdel'équipe?—Contente-toiderépondre,s'ilteplaît.Lavoixs'estdéplacée,sansquelagardiennepuissediredequellefaçon.—Majournéeidéale?Sanscontraintedetempsoud'espace?—Aucunecontrainte.Tuessurunescène,toutestpossible.Elleprenduninstantpourréfléchir.— Je te livre ce qui me vient : nous serions encore dans notre ancienne

maison, unmatinde juin. J'ai toujours préféré le printemps.Ondéposerait lesenfantsàl'écoleparcequ'ilsseraientencorejeunes–Noémieenfindeprimaireet Eliott au début du collège. Évidemment, nous serions en retard, mais ilsseraient assez grands pour courir avec nous.Nous irions ensuite travailler. TuauraisOlivierpourcollègueetmoiJulietteetCéline.Ellemarqueunepause.—J'aimeraisaussiavoirdansnotreentouragetousceuxquenousfréquentons

aujourd'hui.Thibaudpourraitêtremonpatron.Onferaitnotreboulot,aveclelotquotidiendefâcheuxetd'alliésdontlalistechangesuivantlescirconstances.Lemidi, jeme programmerais bien un déjeuner entre copines.Beaucoup de riresparcequequandnoussommesensemble,onpeuts'amuserde toutcequinouscontrarie quand on est seules. L'après-midi s'écoulerait avec les affairescourantes,etenfin,arriverait lapartieque j'ai toujours leplusattenduedans lajournée, parce que les petitsm'ontmanqué et que l'on se retrouve en famille.C'estceque j'adoraispar-dessus tout : rentrer,pourvivreensemblecheznous.Fonctionner parce que l'on a des choses à faire tous les quatre. Je ferais faireleurs devoirs aux enfants pendant que tu essayerais de les en détourner pourjoueraveceux.Qu'est-cequeçam'énervait,maisqu'est-cequej'aimaisça!Lasoirée,tasséslesunssurlesautresdanslamêmepièceparcequ'onaimaitcetteproximité-là.Sechercher,separler,partagerunrepas,unfilmouunehistoire…touslesjours.Neseséparerquepourmieuxseretrouver.Détesterl'heureentre

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chien et loup, parce qu'elle annonce la fin d'un jour qui ne reviendra pas.Coucher les enfants, les embrasser et se retrouver tous les deux.Ne penser àrien,justepourleplaisirdecroirequecetteviedureraéternellementetquel'onn'aurajamaisbesoinderiend'autre…Avantderecommencerlelendemain.Eugénies'assoit.Tantpissiellen'enapasledroit.— C'est d'une affligeante banalité, n'est-ce pas ? Pour ma défense, Votre

Honneur,jen'yavaisjamaisréfléchi.AucuneréactiondeVictor,quipoursuitsoninterrogatoire:—Questionnumérotrois…Lavoixestproche.Cettefois,Eugénieparvientàlocalisersonhomme.Ilest

appuyésurleborddelascène.—Pourquoiveux-tumontercespectacle?—Tuessérieux?—Toutàfait.—Commentveux-tuquejesache…—Pasd'excuses,laréponseestentoi,tun'asqu'àl'accepteretlaformuler.Eugénie se relève. Elle se met à marcher sur le plateau en décrivant des

cercles.—Poursauverlethéâtre.—Lanécessitédesauverlethéâtren'estqueledéclencheur.Paslaraison.Eugénie voudrait échapper à cette question, elle voudrait rugir comme une

bête sauvage pour effrayer ce qui la menace, mais elle prend sur elle. Ellemarcheencore.Puis,toutàcoup,elles'arrête.—Tuveuxvraimentsavoirpourquoi?—S'ilteplaît.—J'aieu l'impressiond'êtremorte,Victor.J'aicruquej'avaisfait le tourde

cette vie, plus de bonheurs à en attendre et plus aucune envie d'en subir lesépreuves…Tropfatiguée.Ellehésiteavantdeconfier:— J'aimême songé à en finir. Ce n'est pas la peur de lamort quim'a fait

reculer. Je n'ai simplement pas eu le courage de vous quitter. Alors à défautd'avoirencorelecharbonpourfaireavancermalocomotive,jemesuisditquejepouvais au moins faire cadeau du peu d'élan qui me restait à ceux qui sontencoresurlesrails.« J'ai commencé à imaginer des choses, dans la vraie vie d'abord ; j'ai

échafaudédesplans, j'aimisenscène.Paspourunpublic,maispourdesgensque j'aimeetquiontdesproblèmes.Toutestarrivémalgrémoi,mais j'ensuisentièrementresponsable.Jen'aipascherchéàm'occuperdecespectacle,jen'enaimêmejamaiseu l'idée.Mais je l'assume.Pourquoi?Pourdireque j'aime la

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vie,mesgosses,touscesgensdontlesparcoursmetouchenttellement.Jeveuxlefairepourpartagercequej'aiappris,pourenfaireuntémoignageanonymeàdestination de ceux qui continueront cemonde. Je leur souhaite de vivre sansrépétermeserreurs.Jeveuxcespectaclepourquemavien'aitpasétéinutile.Jeveuxqu'ilexistepourquenousvivionsuneautreaventure,tousensemble.Peut-êtreladernière.Victorn'applauditpas.Ilregardesafemmedeboutsurlascène.Elles'avance

verslui.—Victor,j'aiunequestionàteposerpourlaquellejenesuispascertainede

pouvoirrépondreàtaplace.—Sic'estausujetdemonmariageavecOlivier,jepréfèrenepasenparler.—Tu es le plus sage et le plus clairvoyant de nous deux.Tum'as toujours

protégéeet rassurée.C'estd'ailleursparceque tuescapabledecelaque jemesuisautorisé toutesmesfolies.Maisdis-moi,après toutescesannées,qu'est-cequi,danstoutetavieettesexpériences,t'aleplusétonné?Victorresteunmomentimmobile.—Queturestesauprèsdemoi,Eugénie.Quetuvivessanstesauveravecun

autre,plusgrand,plusbeauouplusdoué.—Tuesfou.— J'espère bien. Je me donne assez de mal pour ça. Fais-le, ce spectacle.

Fonce,nedoutederien.Iln'yaquelesfoliesquel'onneregrettejamais.

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—InspecteurDeFreitas,quefaites-vouslà?— Si je vous dis que je suis intéressé par un bilan comparatif pour mes

assurancesautoethabitation…— Alors revenez demain. Comme vous le voyez, je ferme l'agence. Nos

locauxsontouvertsde9heuresà12heuresetde…—Jenesuispaslàpourça.Marchonsunpeu,voulez-vous?—Ai-jelechoix?—Onatoujourslechoix.Letoutestd'assumerensuite.—Vous collectionnez donc les proverbes nunuches que l'on trouve sur les

gaufrettesamusantes?—MesparentsenservaientàchaqueNoël.—Moi,c'étaientmesgrands-parents.—N'essayezpasdemelafaire,jeconnaisvotreâge.J'aideuxansdemoins

quevous.—Très élégant.Mais jevouspardonne.Après tout, alorsque jegambadais

déjàaveccecharmequimecaractérise,vousrampiezencoresurlesoldansvoscouchescommeungrosver.Céline range les clefs dans son sac et se met en marche. Le policier lui

emboîtelepas.Aveclafindel'annéescolaire,lesruessontmoinsaniméesenfindejournée.Lesrayonsdusoleilsontencorechaudsetsereflètentsurlesfaçadesvitréesdesimmeublesmodernes.—Vousnesemblezpassurprisedemerevoir?—Vousm'aviezprévenuequevousnelâcheriezpas.Ilséchangentunbrefregard.—J'ail'impressionquevousn'avezpluspeurdemoi,remarquelepolicier.

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—Commequoi,ons'habitueàtout.Vousappréciezquelesgensaientpeurdevous?—Toutdépendqui.— Ne le prenez pas mal, mais essayons d'être brefs. J'ai rendez-vous au

théâtre.Noussommesenpleinesrépétitions.— Soit. Pouvez-vousm'expliquer d'où provient la somme très conséquente

quevousavezdéposéesurvotrecompteaudébutdecemois?—Uneprime.—Faux.Sonmontantesttotalementdisproportionné,etsic'enétaitune,elle

n'auraitdetoutefaçonjamaisétéverséeenliquide.Orc'estengrossescoupuresque vous avez effectué le dépôt. Si vous voulez arriver à l'heure pour votrerépétition,jevousconseilledenepasmeprendrepourunamateur.—C'estunprêt.—Dequi?—Desamisquimedépannent.— Il va me falloir un nom. Ne me racontez pas qu'il s'agit de M. et

MmeCamara,car je seraisobligéde lesconvoquerpourétablir laprovenancedes fonds.Quant àvotre amie, JulietteFranquet, ouvotremaman, aucunedesdeuxn'alesmoyensnécessaires.Célineestscandalisée.—Vousavezenquêtésurmesproches?C'estduharcèlement!— J'ai aussi épluché vos relevés téléphoniques, vos comptes, vos derniers

déplacements,lesleurs…Latotale.—Vousfaitesuntrèsbeaumétier.—Jetrouveaussi.Alors qu'ils atteignent le coin de la rue, l'inspecteur désigne les deux

directionspossibles.—Parlà,ilyaunsquare.Del'autrecôté,onestàquelquesminutesdemon

bureau.Quepréférez-vous?—Lesquare.S'ilvousplaît.Ilstraversent.— Donc pour en revenir à cette somme, puisque, malgré d'indiscutables

talents de comédienne, vous avez loupévosdeuxpremières prises, je vous enautoriseunenouvelle.Qu'allez-vousmejouercettefois?Célineréfléchitvite.L'inspecteurironise:—Sivousmeracontezquec'estlacagnottedelapetitesourisdevotrefils,je

lafaisarrêterpourblanchiment.Célineluifaitface.—Quecherchez-vousaujuste,inspecteur?

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—Mêmepaslavérité.Vousetmoiavonspassél'âgedenousmentirsurlefaitqu'elletriomphesouvent.—Vousn'êtesdoncpassijeunequecela.—Jeveuxsimplementfairemontravail.C'estplusfortquemoi.Tantqueje

ne comprends pas, je gratte. Je vous supplie dem'aider à retrouver la paix del'esprit.—Vousvousamusezavecmoi.—Ilestvraiquej'aimevousvoirdéployercesmerveillesd'ingéniositétouten

devinantvotrevéritablenature.—Sadique?— Professionnel. Vous êtes paradoxale, mademoiselle Haas. Lorsque vous

n'aviezrienàvousreprocher,vousmeredoutiez,alorsqu'aujourd'hui,vousaveztouteslesraisonsdevousméfieretvoussemblezàl'aise.Unefemmeétonnante.— J'admets que je ne vous ai pas tout dit, mais vous savez exactement

pourquoijemebats.Jen'aijamaisrienfaitpourm'enrichirsurledosdesautres.SiMartialm'avaitversémapension,jenemeretrouveraispascoincéedansceshistoiresimpossibles.Onneseseraitd'ailleursjamaisrencontrés.— Quel dommage… Je suis à deux doigts de le remercier de vous avoir

pousséeàbout.—L'argentsurmoncompte,c'estceluiqu'ilmedevait.—Plusdudoubledecequ'ilvousdevait.Ilestvenuporterplainte.Célineblêmit.Sil'églisen'étaitpasaussiloin,ellecourraitydemanderasile.

Maisonnes'enfuitpasenallantattendreàl'arrêtdebuspourtraverserlamoitiédelaville.—Jenevaisdoncpasm'ensortir,constate-t-ellepiteusement.—C'estvousquil'avezdit:vousêtescoincée.J'avouequejen'avaisjamais

entendu un témoignage aussi accablant… et aussi drôle. Dans votre malheur,vous avez aumoinsune raisond'êtreheureuse.Lemoinsque l'onpuissedire,c'estquevousavezdevraisamis.Ilfautvousaimerpourvoussuivredansdesplansaussitordus.—Nevousenprenezpasàeux.Ilsn'ysontpourrien.—Alorsjouonscartessurtable.Voulez-vousquejerésumecequem'aconfié

M.Lamiot?—Faites-moimal.— Il nous a expliqué qu'une vache – potentiellement transsexuelle – et un

chevalontdébarquésurvotreordreàsondomicileetquecesonteuxquil'ontassommé.Pendantqu'ilétaitàl'hôpital,lavacheestrevenueavecuneseringueetunfoupourluiextorquerunefortune…Ilaeutellementpeurqu'ils'estpissédessus.

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—Vousycroyez?—Monmétierm'apprendchaquejourqueleshistoires lesplusimprobables

sont souvent les seules authentiques. D'autre part, les dates et les montantscorrespondent.—Quandnousnoussommesrendusàsonappartement,mêmesij'encrevais

d'envie,personnenel'afrappé.Ils'estassommétoutseul.—Faut-ilfaireciterlepotdecireàparquetcommetémoin?—Mavies'écrouleetvousplaisantez.—C'estjustementquandtouts'écroulequ'ilfautplaisanter.Ça,c'étaitdansun

biscuitchinois.—Qu'allez-vousmefaire?—Làtoutdesuite,j'aienviedevousinviteràdîner.Celamepermettraitde

vousracontercommentj'airefusésaplainteetcommentj'aitransmissondossieraux collègues des services fiscaux, qui ne tarderont pas à le faire suivre à lajustice, laquelle, logiquement, me le renverra pour arrestation. Si ça vousintéresse, jepourraivousteniraucourantdessuitesdel'affaire.Biensûr,pourcela,ilfaudraitserevoir…Célinetitube.—Vousmedraguez?—Vouspréférezquejevousfasseinculper?—J'ignoretoutdevous.— Interrogez-moi. Contrairement à vous, je ne vous cacherai rien. Voulez-

vousmesrelevéstéléphoniquesetbancaires?

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Danslecouloirdesloges,Juliettedéborded'enthousiasmedevantuneEugénietotalementimpassible.—Turéalises?Cen'étaitqu'unerépétition,seulementtroistableaux,ettoutle

mondeétaitdéjàémuaprès lachanson! Ils'estvraimentpasséquelquechose.Celaterassureunpeu,aumoins?—Onenreparleaprèslagénérale…Lachorégrapheprendsonamiedanssesbras.—Jesensbienàquelpointtuesécraséeparl'ampleurdelatâche,sansparler

decesmilliersdedétailsàrégler.Maisn'oubliepasd'appréciercequisepasseautourde toi.Onyest, et comme l'annonce le titre, celan'arriveraqu'une foisdansnotrevie.Ceneseraitpasjustequecelleparquitoutarrivesoitlaseuleànepasenprofiter.Eugénieapprouved'unmouvementdetêtelas.MamanBrontoratatinéen'est

plusenmesuredes'amuser.Espèceenvoied'extinction.Ellechangedesujet:— J'ai observé Loïc pendant que tu dansais. J'ai l'impression qu'il y prend

goût.—C'estvrai,etpourtant,àlafindechaquemorceau,mêmeenrépétition,je

vérifie qu'il est toujours dans la salle. J'ai encore l'angoisse de découvrir sonfauteuilvide.—Libère-toidecettepeur.—S'ilsuffisaitdelevouloir…Cen'estpasàtoiquejevaisl'expliquer.—C'estclair,j'ailatrouilledetout.Àforcedeserrerlesfesses,jecroisqueje

suiscapabledefairedescocottesenpapieravec.—Pasmal!Essaiedetordredesfourchettes;àdéfautdesauverlethéâtre,on

pourraouvriruncirque.—Dis-moi,puis-jeteposerunequestionpersonnelle?

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—Jecroyaisquetuavaisfinid'écrire.—Celaneconcernepasuniquementlespectacle…—C'estvraimentperso?—Plutôt.Toiquiasfréquentébeaucoupdegarçons…—Nemedemandeaucunchiffre,s'ilteplaît,j'essaied'oublier.—Avec le recul, est-ce que ces relations t'ont été utiles ? Ces expériences

t'ont-ellespréparéeàcequetuvisavecLoïc?Julietteréfléchit.—Utiles, non, même si elles étaient parfois très agréables sur le moment.

Maisellesnem'ontserviàrienpourmarelationaveclui.Cen'estpasparcequetuasfaitbeaucoupderollerquetusaisfaireduvélo!—Tuparlesd'unemétaphore…—Jeveuxdirequequandçadevientsérieux,tuestoujoursunedébutante.Ce

quiaexistéavantnecompteplus.Lespetitsjeux,lesfaux-semblantsnepèsentplusrien.J'aitendanceàoubliertouscesgarçons.Avant,j'aimaisypenserparcequ'ils me rassuraient. Je trouvais satisfaisant de savoir que j'étais capable deséduire.Quandtuesjeune,lemondeentierterépèteinlassablementqu'iln'yanivieniaccomplissementtantquetun'espasencouple.Onteprésenteçacommele but ultime de toute existence – surtout pour les femmes ! Alors tu veuxd'abordvérifierque tues capabled'en formerun,pour te tranquilliser,pour tedirequec'estpossible.Ducoup,tutentes,quitteàfairen'importequoi.Maisonnebâtitalorsrienavecl'autre,onsesertdeluipourseconstruiresoi-même.—Commentas-tulacertitudequ'ilsepasseautrechose?—Quand tu vois plus loin que toi-même.Quand tu rencontres celui qui te

distraitdetonnombril.Quandtuneteregardesplusparcequetunevoisquelui.—C'est terrible,maJuliette.J'ai l'impressiond'êtreune jeunegourdeetque

c'esttoiquiastoutel'expérience.Jen'aijamaisconnucettephased'essaioudedécouverte.Iln'yaeuqueVictor.—Quelle importance ? Pourmoi, Loïc est le premier. Les autres nem'ont

servi qu'à l'attendre ! Toi, tu n'as pas eu à patienter. C'est une chance ! Fairecommetoutlemondeestsansintérêt.Cequicompte,c'estdetrouverceluiquiteva, à ton rythme, à ta façon. C'est encore mieux si c'est lui qui te trouve !RegardeCélineetsonflic.Jecroisbienqu'ellevasortiravecceluiquiafaillilacoffrer.C'estlavie!Juliettemarqueunepause.—Pourquoimeparles-tudecela?TuteposesdesquestionssurVictorettoi?—Beaucoup.—Unproblème?—Aucun.Jecroisqu'entreluietmoi,çadevientsérieux.

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Elleséclatentderire.

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Victorsebaissepourjeterunœilausiphondulavabo.Kévinn'enmènepaslarge.Noémieluiamaintesfoisrépétéàquelpointsonpèreétaitpointilleuxsurlaplomberie.Lapressionn'estpasseulementdanslestuyaux.Pourlejeunecouple,recevoirlesparentsdansl'appartementqu'ilsontrénové

constitueunexamendepassage.Dèsleurarrivée,leshommessontpartisdeleurcôtéenparlantporteblindée,enduitetcolleàpapierpeint,tandisquelesfillespassaientenrevuemobilier,tapisetrevêtementducanapéenévoquantl'angledelalumièrenaturellequileséclaire.LepèredeNoémieserelève.—Tuasfaitdubonboulot.C'estpropre.Chapeau.Lejeunehommesedétend.—Merci,monsieur.—Partonssurdebonnesbases:ilyadeschancespourquetusoislepèrede

mespetits-enfants,alorsappelle-moiVictor,s'ilteplaît.—O.K.—Parcontre,siunjourtum'appellesPapy,jet'explose.Victordésignel'aménagementsurlecôtédeladouche.—Leplacarddansl'angle,c'estmalin.—UneidéedeNoémie.Victorn'enfinitpasdepasserlamainsurlespeinturespours'assurerqu'elles

sont bien lisses. Il détaille les joints de carrelage, la cabine de douche. Il faitmêmecouler l'eaudesrobinets.Kévincommenceà trouver l'inspectionunpeulongue.—Sivousavezfini,onpourraitpeut-êtrerepasserausalon.Pourfêtervotre

venue,j'aiprisunebonnebouteilledewhisky.—C'estgentil,mongrand,maisonvaresterencoreunpeuici.

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Kévin est surpris mais n'ose rien dire. Victor s'attarde encore sur quelquesdétailspuisfinitpars'asseoirparterre.—Qu'est-cequevousfaites?—Crois-moi,çarisquededurerunmoment.Jesaisqueçapeutparaîtreidiot,

maisonvasagementattendreiciqu'ellesviennentnouschercher.—Danslasalledebains,touslesdeux?—Exactement.J'adorem'enfermeravecdesgarçonsdanslessallesdebains.

Pastoi?Victortapoteletapismoelleuxenépongepourquelecompagnondesafille

viennes'yinstaller.Devantlamineahuriedujeunehomme,ilexplique:—Ellesnesesontpasparlédepuisunbonmoment.Laissons-leurletempsde

seretrouver.Lejeunehommes'assoit.—C'estpasfauted'essayerdevousinviter…— Je sais. Vous n'y êtes pour rien. Eugénie a toujours été très proche des

enfants, et les voir s'éloigner pour quitter la maison n'a pas été simple. Jesupposequecelaamarquépourellelafind'uneépoque,etpeut-êtretrouvéunéchoaveclapertedesespropresparents.Ellen'apastrèsbienréagi.Jen'aimepasparlerdedépression,maisjecroisqu'ellenousenafaitune.PuisvousvousêtesinstallésNoémieettoi.Çal'aencoreplusperturbée.—Pasvous?—Si,biensûr.Mesenfantsmemanquentauquotidien,maisjemesouviens

quejesuismoiaussipartidechezmonpèreetmamère.C'estvotretour!Celanerendpasleschosesplusfaciles,maisonrelativise.Ilfauts'adapter.Tusais,Kévin, la période n'a pas été simple pour nous : fin de carrière, le temps quipasse…—Jecomprends.— Non, tu ne comprends pas, et tant mieux. Tu as l'âge de construire et

d'espérer.Ne tecompliquepasavecdesproblèmesquinesontpasde tonâge.Savouretonprésent!Prendsletempsdepaniquerpourtestoutpetitsdécouvertsà la banque, révolte-toi parce que ton joli polo près du corps ne met passuffisammentenvaleurtespectoraux,pétocheentedemandantsituferasunbonpère…Crois-moi,jenesuispasjaloux.Quandjepenseautempsquel'onperdavecdestrucsdontonn'aplusrienàfoutreensuite…—Vousvoussouvenezdecetteépoque-là?—C'était avant l'inventionde la roue.Lescontinentsnes'étaientmêmepas

encore séparés. À la pointe de l'Italie, il y avait l'Australie. Tu imagines ?Syracuse-Perth en vingtminutes demarche.On pouvait aller fouiller dans lespochesdeskangourousàpied.C'était sympa.Ences temps reculés,oncroyait

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durcommel'âgedeferquesionarrivaitàattraperlafoudrepourl'enfermerdansunpot,notrefortuneseraitfaitepourlerestantdenosjours.J'aiuncopainquiestmortenessayant.Uncarnage.Justeavantilétaitbeau,musclé,avecdesyeuxmagnifiques comme les tiens et tout de suite après, il ressemblait à un vieuxcookiecramé.—Vousvousfoutezdemoi?—C'esttoiquitefousdemoienmedemandantsijem'ensouviensencore!

Évidemment, ça ne s'oublie pas ! Et tant qu'on y est, laisse-moi te dire autrechose,mongarçon:dansnotrepremièresalledebains,j'aifaitdutravaildixfoismoinssoignéqueletien!Kévinsourit.—Noémieditquepersonnenelafaitrireautantquevous.— Elle me dit que personne ne la rend aussi heureuse que toi. Ça fait

vachementmal,tunetrouvespas?—Disonsqu'onestàunpointpartout.Lesdeuxhommes regardentautourd'eux.Victorpointe l'angled'undessous

demeublequ'ilétaitimpossiblederepérerenpositiondebout.—Tuasoubliédelapeinture,là.—Jem'enfiche,jenepassepasmontempsassisdansmasalledebains.—Menteur,c'estcequetuesentraindefaire.—Uniquementpourvous tenircompagnie.Vouscroyezqu'ellesvontparler

encorelongtemps?—Aucuneidée.Ellesontdûdiscuterdenappes,dedécoration,decamaïeux

de couleurs, de ces choses importantes dont personne n'a rien à talquer.L'essentiel,vois-tu,c'estqu'enévoquantcesdétails,elless'envoientdessignaux,qu'ellessoientd'accord,qu'ellesabondentdanslesensl'unedel'autre.Lesfillesfontcegenredetrucs.Cequ'ellesracontentamoinsd'importancequel'intentionqu'ellesymettent.Siellest'aiment,ellessontd'accordavectoi,mêmesit'astort.Commes'ilvenaitdeprendreconscienced'undessecretsdel'univers,Kévin

s'emballe:—Maisc'estvrai!Vousavezraison!—Attention,petithomme,cemiraclenedurequ'untemps.Parcequ'après,tu

doissavoirquequandtutetromperas,ellestelebalancerontenpleinetête.Ilsrigolent.— D'après vous, aujourd'hui, il va leur falloir combien de temps pour

s'envoyerleurssignaux?—J'ensaisrien.T'asfaim?—Lagrossedalle.SurtoutqueNoémieapréparédesplatsexcellents.Elleya

passédesheures.

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—Nemedisrien,jevaisbaver.Victorregardeautourdeluiafind'évaluerlesmoyensdesurvie.—Pourtenirjusqu'àl'arrivéedessecours,onpeutrongerlesavonetboireton

geldouche.Ondoitaussipouvoirboufferlescrèmesdemaquillagedemafille.—Jevouslaissemapart.—Tu ne diras plus ça dans quelques heures.Blague à part, c'est important

qu'elles nous oublient. Elles vont rattraper le temps perdu, et ça c'est génial.Noémieestentraindeserendrecomptequesamèrevamieuxetquetoutrentredans l'ordre.Quant à Eugénie, elle est sur le point de comprendre que le lienavec sapetite n'est pasbrisé.Évidemment, si ça sepasse tropbien, ellesvontvraiment nous oublier et partiront au cinéma ou au resto fêter leur complicitérestaurée…—Onvaypasserlanuit.—C'esttoiquidorsdansladouche.Moi,jegardeletapistoutdoux.Privilège

del'âge.Victormarqueunepause.— Tu sais, Kévin, je suis bien content de te connaître, et je suis vraiment

désolédenepasavoirétédavantagelàpourvousaiderlorsdestravaux.—Toutvabien.—Un jourpeut-être, tuaurasune fille.Tuverrasàquelpointcequi lieun

pèreàsapetiteestpuissant.Ensuiteellegrandira,ettutemettrasàregardertouslesgarçonsdesonâged'unœilsuspicieux.—Vousavezfaitçaavecmoi?—Àtonavis?J'avais la trouillequemaprincesseadorées'amourached'un

bouffonavecune têtedecandidatde téléréalité.Unpignoufqui semetdugeldanslescheveuxetquinesaitcompterquejusqu'àtrois.—Ilm'arrivedememettredugeldans lescheveux,maissoyez rassuré,en

m'aidantdemesdoigts, j'arriveàcompter jusqu'àhuit.D'icideuxans, j'espèreêtreàneuf.Victorluicolleuncoupd'épaule.Kévinregardesamontreetbougonne:—Onestpartispourypasserl'après-midi.—Honneurauxdames.—Jesuiscertainqu'ellesvontfaire toutcequevousavezditetquecesera

superpourelles,parcequeNoémieenatrèsenvie.Maisjecroisqu'ensuite,ellesvont finir par aborder un dossier top secret que nous devions normalementévoquertousensembleaudessert.—Vousallezvousmarier?— Pas pour le moment. Avant de vous confier l'info, il faut que vous me

juriez de ne pas gaffer. Quand elle vous l'annoncera, vous devrez avoir l'air

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vraimentsurpris,sinonjefiniraicommevotrepoteaprèslafoudreenpot.—Tuserasdoncrichetoutetavie.—Victor,onnevapastarderàvousappelerPapy.Dansseptmoisetdemisi

toutvabien.Parpitié,nem'explosezpas.

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L'attroupement devant la vitrine oblige le petit retoucheur à sortir de saboutique.—Qu'est-cequevousattendeztouscommeça?Ilsontdéplacél'arrêtdebus?Eugénieluiserrelamainetexplique:—Onvientdemettreenplacelespanneauxpourlenouveauspectacle.Tout

lemondeestsortipourattendrequemonmariallumeleslumières.Vousvoulezregarderavecnous?Lepetitmonsieurplisselesyeuxderrièresesépaisseslunettesetdéchiffreles

immenseslettresrougespailletéessurfondblanc.—Unefoisdansmavie.J'aimebien.Moi,ceseraitpartirenvacancespourla

premièrefoisdepuistrente-deuxans,sansmachineàcoudre!—Oncommencedansdeuxsemaines.Siçavousfaitplaisir,onvousinvite.—Avecjoie,jeviendraiàpied!Nicolas sedemande si lamention«un spectaclevivant,musical et inédit »

n'auraitpasdûêtreécriteenplusgrand.Personnen'aletempsdelerassurercartous les projecteurs de la façade viennent de s'allumer.Une clameur accueillel'événement.Lanouvellemiseenlumièremoderniselebâtiment.Victor,ArnaudetLoïcontréussileurcoup.Lesmilliersdepetitespastillesmobilesécarlatesquicomposentleslettresdutitrescintillentdanslesfaisceauxdesspots.Maximiliendéclameensurjouantl'émotion:—C'estàpartirdecemomentquelespectaclecommencevraimentàexister.

C'estnotrebébéquivanaître!VictoretLoïcsortentduthéâtre,fiersdeleureffet.Unjoyeuxbrouhahamêlé

d'applaudissementsetdecrislesaccueille.Duperron,ilssaluentlatroupeavecemphase. Quelques passants s'arrêtent en se demandant ce qui se passe. Labonnehumeurestcommunicative.Quelqu'unhurle«àpoil!»maiscettefois,

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c'est une voix féminine. Juliette lance un regard accusateur à Céline, qui sedisculpeaussitôt.Oliviersaitquec'estAnniequiacriéenpensantàLoïc,maisilpréserverasonsecret.Le régisseur et le compagnon de Juliette se hâtent de traverser pour venir

évaluerlerésultat.Lesremarquesfusent:—Çasevoitdeloin!—C'estsuperbe.—Çadonneraitpresqueenvied'allervoirlespectacle!Natacha est ravie. Chantal félicite Arnaud. Eugénie se faufile aumilieu de

touspourrejoindreVictor,quirestedevantàdétailler lamiseenplace.Elleseglisseprèsdeluietl'embrassesurlajoue:—Merci,Coincoin.Àl'angledelarue,Lauraapparaît.Ellen'estpasseule.Ellepousseunfauteuil

roulantdanslequelestinstalléunjeunehomme.Ilss'arrêtentaupiedduthéâtre.Latroupetraverseaussitôtpourlesrejoindre,provoquantunebellepagailledanslacirculation.Lauraestprisedecourtparl'excitationquirègnedanslegroupe.Débordée,ellenesaitoùdonnerdelatête.Elleannonceàlaronde:—JevousprésenteQuentin,monfiancé.Annieestlapremièreàl'embrasser,suiviedeChantal,etmêmedeTaylor.La

coiffeuseminaude:—Laura s'était bien gardée de nous dire qu'elle avait un petit copain aussi

mignon.Victorluiserrelamain.—Tutesouviens,glisse-t-ilàLaura,lapremièrefoisquenousnoussommes

rencontrés,c'étaiticimême.Tuvoulaisêtrefigurante…— C'est vrai. Sous ces mêmes lumières. Tu avais perdu ton troupeau de

moutonsetteslingotsd'or.Quentins'étonne,maisLauralerassure:—Net'enfaispas,ilssonttousfous.Surtoutcelui-là!Noyédansl'ambiancequin'ariendesérieux,Victorreprend:— Quelques mois plus tard, on se retrouve au même endroit, vous deux

fiancés,ettoiquiserasbienplusquefigurante.Bienvenueàtoi,Quentin.Soyezheureuxlesjeunes,leresteestsansimportance.LaurasehissesurlapointedespiedspourembrasserVictor.—Mercipourtout.Vraiment.OùestEugénie?Lagardienneest restée sur le trottoird'en faceetobserve la scène.Victor a

raison, la lumièredufrontonsublimetout.Sousl'auvent, lavieressembleàunfilm.LauraestradieuseetQuentinsemblerésisterauchocdeladécouvertedelatroupedéchaînée.Lagardienneestheureusedelesvoirensemble.L'avenirleur

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appartient. L'immense panneau aux couleurs vives qui les protège résonnecommeuneprophétiebienveillante.

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Peuimportesilagardiennen'estplusvraimentlagardienne.Ellenepeutpass'empêcherdevérifierquetoutestenordredanslethéâtre.Ellevientdepasserdixminutesàvérifierlescouverclesdetouteslespoubelles.Detoutefaçon,elleest incapablede tenirenplace,surtoutcesoir.Le jourde lagénéraleestenfinarrivé.Dans moins d'une heure, le rideau se lèvera et les premiers spectateurs

découvrirontUnefoisdansmavie.Larégieestenébullition.Annie,ChantaletTaylorn'ontpasassezdebras.L'équipesonorisationetlesmachinossontsurlabrèche.Avec lesnombreuxartistesquiparticipent, onmanquede loges et il afalluenbricolerdanschaquerecoindisponible.Lasalles'annonceelleaussiplusquepleine.Entre lesofficielsdelamairie,

les héritiers Marchenod au grand complet, les familles de presque toute latroupe,MarcelleetJean,Noémie,KévinetmêmeEliott,sansparlerd'unpublicde curieux, il n'y aura plus un seul fauteuil ou strapontin de libre. LorsqueFrankyaannoncéletauxderemplissagehistoriquedeplusde100%,Danielasobrement commenté : « Comme ça, si c'est un four, tout le monde seraprévenu.»Étrangement, aprèsdesmois àporter lamajeurepartiedes angoisses et des

doutes,Eugénien'est pas cellequi a le plus le trac.Lesdés sont jetés, elle sepromène dans l'œil du cyclone. Tout le monde ne peut pas en dire autant.Maximiliens'interrogesur lapertinencedesescheveuxblondplatine,Natacharedoutedeperdresavoix,Lauras'estenferméedansunelogeavecQuentin,etJuliettes'échauffeaveclestroisgroupesdedanseurs.Dans le couloir des loges, l'ambiance est électrique. Karim n'arrive pas à

attacher son nœud papillon. Il a l'impression d'étouffer. Taylor, qui passe en

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portant des costumes, le remarque et vient à son aide. Il ne doit sous aucunprétextemanquerd'aircesoir.Dansl'angleprèsdel'entréedesartistes,insensibleàl'effervescence,Norbert

attendd'entrerenscène.Pourcedébutdesoirée, ilporteunsmoking.Eugénies'approcheetluisouffle:—Arnaudestencoreenrégie,n'est-cepas?Lemannequinnebronchepas.—Tuestrèsclasse,maisilnevapasfalloirtarderàtechangerparcequece

n'estpastatenuedescène.Engrandpro, lepersonnageprincipalde l'intriguenesemblepasconsidérer

celacommeunproblème.—Je te laisse,mongrand, je dois sacrifier auxmondanités et accueillir les

invités.Cesoir,onjouenosfesses.Danslehallbondé,Nicolasestpartoutàlafois.—Monsieurlemaire,quelplaisir!Mercid'avoirréponduànotreinvitation.

Votreplaceestréservéeenloged'honneur.—Jesuiscurieuxdevoircequevousallezsortirdevotrechapeau.—Nousaussi!plaisantelemetteurenscène.Voicijustementcellequiatout

imaginé.JevousprésenteEugénieCamara.Eugénie salue à peine l'élu. Elle vient de reconnaître l'un de ceux qui

l'accompagnent.Ellenesaitriendecethomme,saufqu'ilgaresavoituredansleparkingvoisinetqueladernièrefoisqu'ellel'avu,ellevenaitd'uneautreplanèteet tenait une enveloppe de billets à lamain. Sa voix déraille en le saluant. Ilfroncelessourcils.—Nousnoussommesdéjàvus,n'est-cepas?—Jenecroispas.—Pourquoiai-jel'impressiondevousconnaître?—Jel'ignore.Certainsprétendentquel'onatousunsosie…—C'estvotrevoixquim'afaitréagir.Unevoixsingulière…Eugénienedoitpascraquer,ellen'enapasledroit.Bonsang,iln'yauradonc

jamaisderépit?Encoreuneépreuvequeluienvoieleciel,etforcémentcesoir.N'était-ilpaspossiblequ'exceptionnellementtoutroule,unefoisdanssavie?Ilfaudraitunediversion,unmiracle, là, toutde suite.Ellen'aurapas la forcedecourirjusqu'ausoupiraildestoilettes.D'ailleurs,elleneleveutpas.C'estmêmehorsdequestion.Plusriennelaferafuir.Elleaeutroppeur,elleaeutropmal.Lavoilàquifermelesyeuxenpriantpourque,quandellelesrouvrira,etpour

une raisonqu'elleneveutmêmepas connaître, son interlocuteur aitdisparuetqueleproblèmesoitréglé.

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Elle clôt les paupières comme on abaisse des boucliers blindés. Quelquessecondesd'obscuritédanslalumière,quelquesmiettesdecalmedanslatempête.Respireràfond.C'esttoujoursçadepris.Unemain se pose sur son bras.Elle rouvre les yeux.L'hommeà la voiture

défoncée discute déjà plus loin avec quelqu'un d'autre. C'est Céline qui estdevantelle.Elleestaccompagnéed'Ulysse,quiluisauteaucou,etd'uninconnu.— Je voudrais te présenter Anthony De Freitas. Anthony, voici Eugénie

Camara.Lacouturièresepencheverssonpolicieretluiglisseàl'oreille:—C'est ellequi a toutmanigancé.Elle amême fait lavache.Ce soir,ona

besoind'elle,maisdèsdemain,tupeuxl'embarquer!L'hommerigoleetembrasselagardienne.—Célinem'abeaucoupparlédevous.Heureuxdemettreenfinunvisagesur

unmatricule.Eugénienesaitpastropcommentréagir.Ellepivotepourinterrogersonamie

du regard, mais celle-ci s'est brusquement détournée. Elle vient d'apercevoirquelqu'unquisemblelaperturberprofondément.Ellelâchelebrasd'Anthonyetsedirigeversunhommedontlecolindiquequ'ilestprêtre.Ilsembleperdu.Célineseprésentedevantlui.—Bonsoir,monpère…—Bonsoir,êtes-vousduthéâtre?—Toutàfait.—Marequêtevasansdoutevoussemblerabsurde,maisjesuisàlarecherche

d'une femme qui travaille ici. Une couturière. Tout ce que je sais d'elle, c'estqu'elleaunjeunefilsquiseprénommeUlysse.Célinesemetàtrembler.—Croyez-vousauhasard,monpère?L'homme la regarde étrangement.Même sans le filtre du parloir de bois et

dansuneambiancebienplusbruyantequecelleduconfessionnal,lavoixluiestfamilière.—Dansmaprofession,lehasards'appelleDieu.Malgrélescirconstances,Célineleserredanssesbrassansaucunepudeur.—Qu'est-cequejesuiscontentedevousvoirenfin!Lecuréestsurpris,maispasdérouté.—Etmoidonc.— Pour la première fois, nous voilà du même côté. Est-ce vous qui êtes

devenupécheur,ouest-cemoiquitrouveenfinlechemindelalumière?—Sansdouteunpeudesdeux.Jemesuisinquiétépourvous.Àmagrande

honte, j'ai même souhaité que vous commettiez d'autres entorses à la morale

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pourvousvoirrevenir.Célinedésignelethéâtred'ungestecirculaire:—Rassurez-vous, les occasions nemanqueront pas, les saltimbanques sont

tousdesâmesperdues!Eugénie, Anthony et Ulysse s'approchent, intrigués. Tous pensent connaître

Célineetpourtant,aucund'euxn'identifieceluiàquiellevientdetémoignerunetelleaffection.Lacouturièresesenttoutedrôle.—Nesoyezpasétonnés.Ilfaudraquejevousraconte…Enattendant,jevous

présentelepère…Elles'aperçoitqu'elleneconnaîtmêmepassonnom.Lecuréprécise:—LepèreFlorian.—Nousnenousétionsjamaisvusavantcesoir.—Alorsc'estuncoupdefoudre!ironiseAnthony.—Monpère,jevousprésentel'inspecteurquinemelâcherajamais,cedontje

suis plus qu'heureuse.Voici aussimongrand fils adoré, etEugénie, celle qu'ilfaudrasongeràexorciser…—Vousn'avezdoncpasabandonnévotrefolleidéedecrèche…—Commentcela?—Votre garçon est un peu grand pour faire le petit Jésus,mais vous avez

récupéréunpouletenplusdelavacheetducheval.

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Eugénie n'a jamais éprouvé cela. Elle ne pensait même pas que c'étaithumainement possible.La recette est pourtant simple,même si les ingrédientssont rares. Il faut une salle pleine à craquer d'un public qui vous attend autournant, des dizaines d'artistes dont c'est la dernière chance, des tonnes dedécors qui ont tous déjà servi pour d'autres spectacles, des montagnes depressionet…unsilenceabsolu.Seproduitalorsuneconjonctionextraordinaire,unparadoxe total. Justeavantque les rideauxne s'ouvrent, lecalmese fait ensalle comme en coulisses, et tout le monde retient son souffle. À cet instantprécis, pile à la frontière entre l'avant et l'après, Eugénie ferme les yeux. Ellepourraitsecroireseuleenpleinenuit,danslethéâtredésert,alorsqu'iln'asansdoutejamaisétéaussipleindepuissoninauguration.Étrangesensationdutempssuspendu,enéquilibreavantledéferlementdespossibles.Lerideause lèvesuruneplaceombragée.Lesoiseauxchantent.Unhomme

encostumeestassis,seulsurunbanc.Lasalleapplaudit.Ilnebougepas.Peut-êtres'est-ilassoupi.Unedizainededanseusesportantd'immensesdrapeauxentrentsurscèneàla

foiscôtécouretcôtéjardinetdessinentd'incroyablesfiguresmulticoloresautourdelui.L'œilyperçoitdesformeséphémères.Àpeinenées,aussitôtremplacées.Lalumièrechangeetdevientirréelle;lesarbresseparentdecouleursviveset

unepetitemaisondecontedeféesdescendduciel.L'hommesurlebancestentrainderêveretnousentraînedanssessouvenirs.Leballetdesétendardss'efface.Lebancadisparucommeparenchantement,

l'hommen'estplus là.À laplace,unbacà sable, aumilieuduquel la répliqueminiature du personnage se tient assise parmi d'autres enfants bien vivants entraindejouer.L'effetestsaisissant.

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Enrégie,Nicolaspointesonchronomètre.Ilestsatisfait,lepremiertableauaétéparfaitementexécuté.Toutestajustéà lamillisecondeprès.Toprégiepourl'enchaînement.De son poste d'observation sur le côté de la scène, Eugénie évalue les

réactionsdelasalle.Commeellel'espérait,lesspectateurssontaccrochés,maisaussidécontenancés.Lepremier tableauestvolontairement abstrait afinde lesarracherauxcodeshabituelsdenarration.Enmoinsdetroisminutes,ilsdoiventcomprendre qui est le personnage et l'ampleur de ce qu'il va vivre. On ledécouvre enfant, entouré de mamans débordées qu'un marchand de glacesmagicienmultiplieenlessciantendeux.Premiersrires.Avecsaperruqueetsarobequinecachentpassacarrure,Oliviern'yestpaspourrien.Déjàlanuittombe,ettouteslesmèresemportentleursenfants.Surlesfaçades

des immeubles que l'on aperçoit en arrière-plan, quelques fenêtres s'allument.Dans le bac à sable, il ne reste plus qu'un seul petit, que personne ne viendrachercher.Cesoir,personnene joueunrôle, tout lemonde interprèteunpeusapropre

vie.JuliettevadanserpourLoïc;CélinevamentirdevantAnthonyettrouverlarédemption devant le père Florian ; Eugénie va hésiter entre deux hommes.AnnieetChantalvontavoirl'occasiondecrieretTaylord'aimer.Danielpourraenfinmourir.Victor n'entrera pas en scène tout de suite. Il n'apparaît qu'au cinquième

tableau. C'est pour cela qu'il a pris le temps de se glisser dans la salle, pourprendrelepoulsdupublic.Aprèsavoirétédéroutée,l'assistancesembletrouverlerythme.Lerégisseura

l'impressionque les gens ressentent, qu'ils ne se contentent pasd'écoutermaissontenalerte,auxaguets,commes'ilsavaientcomprisquedanscettehistoire-là,toutestpossible.L'enfantagrandi, ilestàprésentdansuninternat,entreuneenseignantequi

luiapprendplusquelavieetunsurveillantquin'attendquelepremierécartpourlerosser.Maximilien est virtuose en tortionnaire cynique, et Natacha poignante en

femmedecœur.—Norbert,l'exhorte-t-elle,siturefusesd'apprendre,tupasseraslerestedeta

vieentredesmurscommeceux-ci.Nerenoncepas.Tentetachance!Nelaissepersonnetecondamnerpourcequed'autresontfaitdetoi…LejeunehommeenjeanetT-shirtnerépondpas.Ilnerépondjamais.La scène suivante commence avec un simple chant qui s'élève, mélodieux,

alorsqueNorbertestdésespéré.Eugénieestpostéederrièreledécor,auplusprèsde l'endroit où l'artiste va entrer en scène. Lorsqu'elle a écrit cette scène, la

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gardienneignoraitàquelpointilseraitdifficiledelajouer.Lesmotssontvainslorsqu'ilsnesontpas incarnés.Lesgéniespeuventécriredesparolessublimes,elles ne vaudront rien si elles sont restituées sans émotion. Eugénie en estconsciente.Seulel'humanitédeceuxquiosentressentirenpublictransformeentrésor les songes de ceux qui rêvent en secret. C'est une scène capitale. Lapremière qui doit soulever les spectateurs. Eugénie s'en veut presque de fairereposercetteresponsabilitésurd'aussifrêlesépaules.Pourtant,personned'autrenepouvaitlefaire.Ellen'osemêmepasregardersoninterprète.LorsquelavoixdeLauras'élève,puredanslesilenceduthéâtre,l'émotionest

toutdesuitepalpable.Sontimbreestclairetsonsoufflepuissant.Onperçoitlavibrationaucreuxdesapoitrine.Ilfautavoirsouffertpouroffrirautant.Ets'ilétaitdesgensqu'onrêvedequitter,Ets'ilétaitdeslieuxd'oùonvoudraits'enfuir,Sij'avaisdesenviesdefamilleetdelibertéEtqu'uneâmeaitunjourlecouragededire…

Norbertabeauêtrepunietcloîtré,ilentendlamélopée.Elleletransperce.Il

se reconnaîtdans le texte.Luiaussiestemmurédansdespréjugés.Commecechantquialepouvoird'éclairersamisère,ilnesesentpasàsaplacelàoùonl'enferme.Tousprisonniersdequelquechose.Chacunseschaînes,mêmesiellesnesontjamaisdumêmemétal.Lavoix lecharme, lacomplainte lebouleverse. Il secroyait seulà ressentir

cela avec une telle intensité. Il voudrait bien rejoindre celle qui le transporteainsi,mais il ne le peut pas.Lavoix s'éloigne sansqu'il ait puvoir à qui elleappartient.Lorsquelachansons'arrête,Lauraestsortiedescène.Norbertbaisselatêteaumomentoùsonmorneuniversestplongédanslenoir.Silencedanslasalle.Eugénieréfléchitàtouteallure.Elleafroid,elleachaud,

elleestbouleverséeparl'émotionquevientdeluiprocurerLauraetterrifiéeparl'absencederéactiondupublic.Toutàcoup,unevibration luiparvient.Elle laperçoitd'abordavec soncorpsavantde l'entendre.Elle se risqueà regarder lasalle.Lepublicapplauditàtoutrompre.Eugénierevientdesiloin,elleaeusipeur

qu'elle n'en éprouve aucune satisfaction. Ce premier plébiscite ne sera que laboufféed'oxygènequivaluipermettrederepartirenapnée,enespérantnepassenoyeravantderetrouverl'airlibre.

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Olivieravaitdûréglerleplateauhydrauliquesur«siègeéjectabled'aviondechasse»parcequeVictoraeffectuéunbondrecord. Il faitmerveilledanssonnumérodecontremaîtrequialaissésachanceaujeunehommesansdiplôme.Norbertaquittésoninternat.Celledontilafiniparidentifierlavoixaussi.Ils

ont trouvédu travaildans lamêmeville,mais le jeunehomme timidene luiapas encore avoué ses sentiments. Dans la scène suivante, Norbert et Lauradoiventdînerensemblepourlapremièrefois,etilcomptebienluiavouerqu'ill'aimedepuislepremiersoir.Karimjouelepatrondurestaurant.Enattendant,dansl'usine,jongleursetacrobatesfontvoltigerenmusiqueles

boules rutilantesqueNorbertest supposé fabriquer sous la surveillancedesonchef d'équipe. Le ballet aérien est impressionnant. Discrètement, Arnaud sefaufile pour récupérer son protégé, le changer et le remettre en place pour letableau suivant. Pendant ce temps, Victor sort de scène, en nage après s'êtredémené.Eugéniel'attrapeauvol.—Commenttutesens?— Je vais crever. Je veux une plus grande loge, un pourcentage sur les

entrées,desassistantesavecdegros seinsetunedoublure,parceque si tumefaisfaireçatouslessoirs,jenetiendraipaslasaison.—Ilteresteassezd'énergiepourdébiterdesâneries,àcequejevois.— Je le ferai jusqu'àmondernier souffle,Cocotte dodue.Et toi, tu tiens le

choc?—J'ail'impressiond'êtreligotéeàl'avantd'unwagonnetdemontagnesrusses

quepluspersonnenecontrôle…—Tuvasfinirparvomir.—C'estfait.Troisfois.Jenesuispasunepileélectrique,jesuisunecentrale

nucléaireauborddelafusion.Aprèslespremierstableaux,ilm'asembléquele

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publicmettaituntempsinfiniavantd'applaudir.—Çayest,t'aschopélemelon!Madameveutsontriompheàlaseconde!—Tun'aspaseupeurqu'ilsn'aimentpas,toi?—Biensûrquesi,maisjenelediraijamais.Jelesauraistousgifléstellement

jelesaitrouvéslongsàacclamerLaura.—Elleestfabuleuse.—Ilslesonttous.—Mêmetoi,c'estdiresileniveauestbas!—Ilfautquej'aillemechanger.JetteunœilsurNicolas,jecroisqu'ilboiten

cachettepourtenirlecoup.—Turigoles?—Demande-luidetesoufflerdanslenez.Alorsqu'ils'éloigne,ellelerappelle:—Victor.—Quoi?—Tutesouviens,lorsquetum'asdemandéquelleseraitmajournéeidéale?—Trèsbien.Tuessûrequec'estlemomentdeparlerdeça?—Probablementpas,maisjevoudraismodifiermaréponse.—Alors,c'estquoitajournéeidéale?—Aujourd'hui.—Pardon?Onrisquenotreavenir,tudonnesdesordresàtoutlemonde,tu

menacesmêmeceuxquitraînent,tuempêchestescomédiensd'allersechangerettupoussesdesbravestypesàboire?C'estçatajournéeidéale?— Non, Coincoin. Ma journée parfaite, c'est d'avoir quelque chose à faire

avectoi,desprojetsaveclesenfantsetavectouscesdéjantés.J'aienviedevivreavectoi.—Iltefautvraimentunbordelpareilpourtesentirvivante?—C'estbienpossible.Ilsseregardentavecintensité.—Arrêtedem'appelerCoincoin,c'estridicule.—Vatechanger,tuesenretard.Célinepasselatête.Elleesthilare.—C'estvrai,Coincoin,t'essuperàlabourre,moijesuisprête!

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Lacatastropheseproduitàlafindelascène16.CommesicepauvreNorbertn'avaitpasdéjàvécusuffisammentdepéripétiesdansl'histoire,ilseblessepourdevrai…Pendantlechangementdedécor, lacouturedesonbrasdroit lâcheàl'épaule.Ils'enfautd'uncheveuquelepublicnes'enaperçoive.Arnaudpanique.Karim est prêt à faire du bouche-à-bouche au blessé. Heureusement, Célinearriveenurgenceetréussitinextremisà«cautériserlaplaie»,selonl'expressiondel'éclairagiste.Il fautremettre lavedettesurpiedsansperdreuninstant,car l'intriguenele

ménage pas. Norbert n'a pas osé dire à Laura qu'il l'aimait, et un beau gossefortunéatentédelaséduiredèslascènesuivante.Àcôtédesonrival,Norbertest le dernier des empotés. Il ne sait ni parler, ni danser, alors que l'autre sedéhanche divinement. Si Laura choisit celui qui semble paré de toutes lesqualités,c'estuneviedeconfortquiluiestpromise,àdéfautdubonheur.Maximilien s'est révélé méconnaissable dans le rôle du richissime père du

jeuneséducteur.Ilsertl'archétypesansverserdanslacaricature.Plusd'unmoisde travail pour y parvenir. Quant à Natacha, elle est détestable en voisine deLauraquidénigrelepauvreNorbert,lequelpassedesheuresàattendrelajeunefilleaupieddesonimmeuble.CélineetJuliette,lesdeuxcolocatairesetamiesdeLaura,sontheureusementtoujourslàpourluiouvrirlesyeuxsurlaréalitédesêtres.Ilfautdirequ'ellesontdel'expérience:JulietteestunejolieprostituéeetCélineunecollectionneusedebijouxqu'ellen'achètejamais…Lacomplicitédesdeuxamiesestunatoutquiillumineleurséchanges.Ellesontd'ailleursfrôlélefou rire lorsque, essayant de convaincre leur cadette, elles se sont traitées de«filledejoie»etde«voleuse».Lespectaclefileàtouteallureetlepublicestembarqué.Ilvitaurythmedes

joiesetdespeinesdesprotagonistes,etcellesqui,danslasalle,n'ontpasprévu

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demaquillagewaterproofensontpourleursfrais.Au fil de leurs aventures, Laura etNorbert vont encore rencontrer bien des

obstacles,perdreleursillusions,douterd'eux-mêmesetdecequ'ilsdoiventfaire.Chaque tableau est une croisée des chemins, chaque rencontre une chance ouune épreuve. Les spectateurs sont un peu commeEugénie, emportés dans desmontagnesrussesémotionnellesponctuéesd'inventionsvisuellesquidécalentlesconventionsdenarration.Lemélangedesgenres,atypique,produitsoneffet.OnretrouveNorbertseulsursonbanc,souslesarbres,aveclesoiseaux.Laura

vientdéposerdanssesbrasunenfantqui luiressemble.Celui-làneresterapasseulàlanuittombée.Lasalleestbouleversée.Les tableaux suivants s'enchaînent, les destins se dessinent, les vies se

déroulent.Lepublicnemontreaucunsignedelassitude,bienaucontraire.Ilneveut pas que cette histoire s'achève. Pourtant, il est temps. La dernière scènearrive.Norbertestrevenusursonbanc.Soncostumeestusé,ilsetientvoûté,ilales

cheveux blancs et porte des lunettes.Auprès de lui, dans le bac à sable, troisenfantsjouent.Ilssontlaprolongationdesonhistoire,safierté,etsonplusgrandbonheur.Le temps ne semble pas avoir de prise sur Laura, qui chante comme au

premiersoir.Alorsquedesnotesdemusiquerésonnentenordredispersé,unàun, les protagonistes apparaissent dans le square pour interpréter l'ultimechanson.Les voix se conjuguent, se répondent, et chacun chante cette vie quipourraitêtre lanôtre.Telleest l'inestimablevaleurdesfables.Lespersonnagess'écartent. Aumilieu des siens,Norbert ne bouge plus. Cette fois, il n'est pasendormi,etsonrêvedureratoujours.Au refrain final,dansunchœurquemême lesmachinoset ceuxde la régie

entonnent, les comédiens seprennent lamain. Ils avancent sur ledevantde lascène. Lorsque la dernière note du dernier accord s'envole sous les ors duthéâtre, la salle se lève et fait trembler les murs. Partout, depuis la nuit destemps, c'est cette énergie-là qui se dégage lorsque les humains éprouventensemble les mêmes émotions. Laura est au premier rang ; elle fait signe àArnaudde la rejoindre sur leplateaupour l'aider à soutenirNorbert.CélineetJuliettepoussentEugéniedanslalumière.Eugénie sent que des gens la touchent, l'agrippent, l'embrassent. Ils la

soulèventlittéralement.Leshurlementsdesescompagnonsetlesovationsdelasalleseconfondent.Touslessoleilsd'Arnaudl'éblouissent.Elleabienfaitdenepas sauter. Elle a bien fait d'avoir des idées stupides. Elle a bien fait de faireconfiance.

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Onlapressedesaluerànouveau,maisellenecontrôlemêmeplussonvisage.Elleespèresourire,maissiçase trouveellepleure.MêmeNorbert faitpreuved'unemeilleuremaîtrisedelui-même.Cen'estpasgrave.Toutàcoup,alorsquelesapplaudissementssontloinderetomber,Olivierfait

irruptionsurlascènedansuncostumedeclownquinefaitpasdutoutpartieduspectacle.Eugéniesedemandecequiluiprend.EtpourquoiVictors'enfuit-ilenhurlantalorsquesoncomplicetentedesejetersurlui?Dans la vie comme surune scène, rienn'est jamais gagné, rienn'est jamais

perdu.Lesbelleschosesn'arriventpasuneseulefoisdansunevie.

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Laportes'ouvreetlevents'engouffre.Elles'avance.Ilfaitnuit,unpeufroid.Devant la pleine lune qui brille au-dessus des toits hérissés d'antennes et decheminées, Eugénie prend une profonde inspiration. Elle écarte lentement lesbras,telleuneprêtresseantique.Aprèscequ'elleasurmonté,alorsques'esquisseenfinlapromessed'unfutur,cegesteatoutd'uneouvertureaumonde.EllefaitsigneàCélineetJuliettedeluidonnerlamain.—Venez,lesfilles.—Net'approchepasdavantagedubord,avertitCéline.—Riendefâcheuxnenousarriveracesoir,répondlagardienne.—Toutlemondenousattendenbas,ajouteJuliette.—Jenedemandequequelquesminutes.Lestroisamiessetiennentcôteàcôte,nonloinduvide.Eugénies'inclinebien

basdevantlepanoramasombreetbleutéquis'étendàpertedevue.Saluerlaviecommeonsalueunpublic.Mercipourtout.Quoiqu'iladvienne,cettesoiréeachangésondestin.Lesmainsseséparent,etCélines'empressedeseréfugierauprèsd'Anthony,

quisetientenretrait,pendantqueLoïcaccueillesadanseuseprèsdelaporte.Victors'approcheetseglissederrièresafemme.—C'estd'iciquetuasvouluenfinir?—C'estd'iciquejemesuisenvolée.Unsouffledeventlesenveloppe.—Etmaintenant,qu'est-cequ'onfait?—Oncontinue,Victor.Ontientlaplaceetondonnetoutcequel'onpeut.—Ai-jeledroitdefairel'imbécile?—C'estessentiel.Jecomptesurtoi.Ilrefermesesbrassurelle,nichesonnezdanssoncouetfermelesyeux.

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FIN

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Etpourfinir…

Merci dem'avoir suivi jusqu'à ces pages. Heureux de vous y retrouver. Cerendez-vous constitue pour moi un moment étrange, une sorte de failletemporelle pendant laquelle j'ai le droit de m'adresser à vous autrement, plusproche,sansaucunfiltre.Unefenêtrerare,unefoisparan–toutl'inversed'uneéclipse,plutôtuncoindecielbleudansunetrouéenuageuse.De ma modeste place, achever cette histoire restera un souvenir très

particulier. Les derniers mots de la dernière scène, le matin très tôt, commetoujours,mais avec cette fois quelque chose d'encore plus fort.En fait, je n'aijamaisétéaussitristed'écrirelemot«Fin».J'aiénormémentaimécethéâtreettousceuxavecquij'yaivécu.J'espèrequevousaussi.Heureusement,leretouràlaréalitésefaitenvotrecompagnie.Donc,toutva

bien.Jesouhaitedédiercelivreàceux–musiciens,auteurs,réalisateurs,peintres,

sculpteurs…–quiviventpourpartagerdesémotions,etàceuxquiontenviedelesrecevoir.Jevousvoisdéjàsourire.Vousvousditesqu'encumulantcesdeuxcatégories, je touche la totalité de la population du monde. Détrompez-vous.Certains n'ont que faire de partager, et d'autres n'ont pas envie de ressentir.Observezautourdevous.Bienqu'étantthéoriquementl'apanagedenotreespèce,l'empathieetl'élannesontpasuniversels.C'estdoncauxrêveursquejerendsunhommageaffectueux,ainsiqu'àceuxquilescroient.Dansuneépoqueaussitroubléequelanôtre,alorsquelesrepèressebrouillent

sanscesse,ilestd'autantplusimportantdesavoirpourquoil'onfaitleschoses.Réduire l'écart entre le discours et l'acte. Découvrir qui l'on est vraiment etl'accepter.Trouversaplace. Jecroisqu'il fautd'abordenpasserparcesétapescrucialesavantdebénéficierd'unevéritablelibertéd'action.Pourceuxquiontlachanced'yparveniravantd'avoirépuisé leurs forces,vientensuite le tempsde

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l'actionsincère,cellequidépassecequel'onestpourallerverscequel'oncroit.J'en suis là. Il m'aura fallu suivre un chemin tortueux, jalonné de rencontresmerveilleuses ou douloureuses et de leçons du même genre, pour parvenirjusqu'àvous.Je n'ai pas l'intention d'étaler ma vie, mais je souhaite vous confier une

anecdote qui peut-être, soulèvera en vous les questions essentielles qu'elleréveille encore en moi. Dans le parcours du combattant qu'il nous faut toussuivre pour espérer nous sentir un jour en paix avec nous-mêmes, j'ai connuquelques étapes qui m'ont littéralement configuré, et si vous le permettez,j'aimeraisvousconfierlapremièredetoutes.J'avais à peine dix ans. J'habitais rue duClos-Lacroix, et l'école primaire à

laquelle je me rendais tous les jours se trouvait dans une rue parallèle situéeimmédiatementderrière.Lesdeuxvoiesétaientàl'époquereliéesparunelargebandede terrain en friche planté d'arbres fruitiers dont on se gavait au fil dessaisons.Pourgagnerdutemps,jecoupaissouventparceraccourcisecretauquelon accédait par le jardindenos adorablesvoisins.C'était le territoire denotrepetitebande,oùlesplusâgésd'entrenousontconstruitdescabanesfabuleuses.Unmondeensoi,dontpersonneneréussissaitjamaisànousdéloger!Un jour, en sortant de l'école, j'allais m'y engager lorsqu'un copain m'a

demandés'ilpouvaitm'accompagner. Ilne l'avait jamais fait.Etmêmesinousnousentendionsbien,ilnefaisaitpaspartiedugroupepourquiceterritoireétaitunsanctuaire.Mamèrem'attendait.Jeluiaiditquejedevaisrentrerchezmoi.Ilm'asimplementrépondu:«pasmoi».J'aicruqu'ilallaitpleurer,deboutdanslarue.Àcetâge-là,pasquestiondelaisserunpotechialerdevant tout lemonde,c'estunehonteinsupportable,uneinfamiequel'ondoitévitermêmeàsonpireennemi.Jel'aialorsentraînéavecmoijusqu'aumilieudelajungledescerisiers,pommiersetpruniers,etnousnoussommesassissuruntroncabattu.Quandilaétécertainquepersonnenepouvaitplusnousvoir,ils'estlâchéet

ses larmes ont coulé. Je n'avais jamais vu un copain pleurer ainsi – saufChristophelorsqu'ils'étaitpétélajambeensautantdumuretdupréaujusteaprèsavoir hurlé : « J'ai embrasséNathalie ! » En l'occurrence,mon camaradem'araconté,enhoquetant,quechezluilasituationétaitintenable.Touslessoirsdescris, tous les soirs des portes qui claquent. Ses parents étaient sur le point dedivorcer.À l'époque–voilà quarante ans – lemot nous faisait encorepeur. Ilétaitsynonymedecatastrophefamiliale.Maiscen'étaitpaslepire:laveille,samèreluiavaitdéclaréqu'ilenétaitengrandepartieresponsable.Depuiscetteeffroyableaccusation,ilétaitsouslechoc,dévasté.Ils'envoulait

àmortparcequ'àcetâge-là,oncroitcequedisentlesgrands,surtoutquandc'estvotremère.Alorsilavaitdécidédenepasrentrerchezlui.Fuguer,fuir,nepas

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fairedenouveauxdégâtsetneplusensubir.Sanssavoiroùaller.Legenredeplan qu'on se joue quand on a dix ans. Dans quel état faut-il être pourabandonner sa base ? Il n'avait sur lui qu'un billet de cinquante francs plié enquatre, mais il avait calculé qu'il pouvait tenir au moins un mois. Dans monuniversplutôtstableetbienveillant,cequ'ilaffrontaitafaitl'effetd'unebombe.J'aiété incapabled'avoiruneréactionadaptée.J'étais justebouleverséaveclui.Jeluiaiproposédevenirchezmoi.Mamèren'aimaitpasquand je ramenaisuncopainà l'improvistemaiscette

fois-là, elle n'a rien dit. En voyant nos têtes, sans doute a-t-elle senti que cecoup-ci,c'étaitsérieux.Ellenousapréparéungoûter.Destartinesbeurréesavecdu chocolat Poulain saupoudré dessus. Il est resté une heure et demie. J'aiconvaincumamère d'appeler la sienne pour lui dire que tout allait bien et luiépargnerunretoursévère.Jeluiaioffertdeuxpetitesvoitures,uneSimcaverteetunePanhardnoire.Etjel'airaccompagnéchezlui.Je pense que cette nuit-là, j'ai aussimal dormi que lui. J'étais inquiet de ce

qu'ilpouvait faire,mais jemesuisaussidemandéceque l'onéprouve lorsqueceuxquisontsupposésvousdéfendrevousrendentresponsabled'undrame.Etsurtout, que devient-on lorsque son foyer s'écroule ?Comment survit-on à unséismedemagnitude10surl'échelled'uncœurdegosse?Cette journéeaété le théâtrededeuxsituations inéditespourmoi.C'était la

premièrefoisquejepassaismonbrasautourdesépaulesd'unmecquipleure.Onnefaitpasçafacilementàdixans.Etc'estcettenuit-làquejemesuisjurédemedemanderchaquesoircequejefaislà,pourquoij'yvisetpourquij'aienvied'yrester.Jelefaistoujours.Jenepeuxpasvousdonnerleprénomdemoncopain,parcequ'aujourd'hui,il

vabien.Ilaunevieépanouieenfamilleet jeneveuxpaslegêner.Onsevoitmoins, mais il y a un truc à part entre nous. Nous devions avoir trente anslorsquenousenavonsreparlépourlapremièrefois.C'estluiquis'estassisàcôtédemoi, dehors, surunbanc et plus surun tronc, au soir dumariaged'un amicommun. Il m'a fait remarquer qu'on avait parcouru un sacré bout de chemindepuiscejour-là.J'aioséluidemanderpourquoic'étaitàmoiqu'ilavaitchoisidese confier. Ilm'a répondu : « Je n'en sais rien. Je n'ai pas réfléchi. Je t'aimaisbien,tufaisaistoutletempslepitre,maisaumomentoùjemesuisditquejenereverrais peut-être jamais notre village, ni l'école, tu es le seul à qui j'ai eu lecouragededireaurevoir.»Vingtansplustard,onapleurécommedescons,etc'est luiquim'aposéla

mainsurl'épaule.Jenesaispaspourquoij'attirecegenredemoments,cetypedecontacts,mais

lefaitestqu'ilssontfinalementmaraisondevivre.J'ysuissensibleau-delàde

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tout.Jevaisêtrehonnêteavecvous–onseconnaîtunpeu.Lesoir,quandjeme

demandepourquoij'existeetavecquijevis,jen'aiplusvraimentd'incertitude.Pascale,mes enfants,mesproches, etmêmevous, êtesune réponse imparablequieffacemesdoutespourtantnombreux.Desgenspourquitrembler,desgensavecquiavancer,desgenspourquiimaginer.Sans doute parce que je suis presque en paix, je conseille à tous ceux que

j'aimede seposer leursquestions existentielles et dene jamais avoirpeurdesréponses.Accepterouréagir.Aucunealternativen'estviable.C'estleseulmoyend'êtresoi-même.Jevoussouhaiteàtousdetrouvervotreplace,d'êtreenphaseavecvous-mêmesetdenefairequecequevouscroyez.Cen'estpasuneformulesortied'unbouquindedéveloppementpersonnel,c'estlameilleureleçonquel'onpuisse tirer de cette chienne de vie. Du fond du cœur, je vous souhaite d'yparvenir.Depuis Le Premier Miracle, j'ai vécu un mariage et quatre enterrements.

J'aurais préféré la proportion inverse, comme dans le film. Chaque jourm'apprendànepasperdredetemps,àallerverscequicompte.Vousmepoussezàcela.Jevousenremercie.Vous êtes nombreux àme lire.Vous connaissezma gratitude à votre égard.

Certainsd'entrevoussontdevenusplusquedesimplesconnaissances.Alorssivousm'yautorisez,publiquement,jesouhaiteremercierquelquespersonnespourlesmagnifiquesrencontresqu'ellesincarnent.Àchaquefois,cesgensonteulabontédevenirversmoi.Mercipourcela.ÀEmmanuellepourlessublimesleversdesoleilvusdesongroscamionqui

sillonne l'Europe ; àMarie-Louise pour samagnifique tribu et sa sagesse quiéclaire;àIngridpoursoncouragequilaconduiraaubonheur;àNicolaspourses vignes champenoises, son humanité, samoustache et sa hache ; àBrigittepoursapassiongénéreusedesauteursetdeslivres;àMarjoriepoursesdoutesquidessinentuncœurimmense;àNellypoursadiscrètebienveillancequifaitvivreunsuperbegroupe;àNathalieetThomaspourl'énergieetleregardsurlaviequenouspartageons;àMaïtépoursonhumourquinesévitpasqu'àlaradiobelgeetsonintégritéfaceàlavie;àSophie-VéroniqueetDominiquepourcettealliancechaleureusedetalentetd'élégance;àAuroreparcequelavoirgrandirestunechance;àClaire,sesenfantsetsanouvellevie;àYvanetDominiquepour leur regard complicequin'exclut jamaispersonne ; à Jean-Luc etMarie-Claire pour leur touchante aptitude à chercher l'émotion partout où elle est, àAnneetsajoyeusebandeàtraverslaFrance.Chacunde cesprénomscorrespond àunehistoiremagnifique.La liste n'est

pasexhaustiveetj'auraispuenremplirdespages.Queceuxquin'yfigurentpas

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encoremepardonnent.JeveuxaussiremercierparticulièrementJulietteFranquet,àquij'aiemprunté

sonnom,soncharmeetsonénergiepourmonpersonnage.Terencontreraétéunvéritableplaisir.Merciauxlibrairesquimesoutiennentauquotidien,avecunetrèsaffectueuse

pensée à Fabio Agosta, Valérie Alletto, Jean-Michel Blanc, Julie Boucher,VéroniqueBruneau,ValérieCaffier,SandrineDantard,FrédéricDelbert,AdelineGiry, Juliette Jeanroy, Eric Lafraise, Danièle Lanoë, Martin et ÉmilieMontbarbon (tous mes vœux bande de jeunes !), Angélique Müller, PascalPannetier,MaëlleRey,CharlotteRoux,SamanthaSabba, JulienTenat,BrigitteTernisien, Betty Trouillet et Caroline Vallat. Là encore, je ne peux pas citertoutescellesettousceuxquim'appuientetvouspriedem'enexcuser.Merci également aux bibliothécaires, enseignants, et éditeurs étrangers

passionnés quime portent vers leurs publics aussi bien en France qu'à l'autreboutdenotrepetiteplanète.MerciàAnnaPavlowitchetGillesHaéri,sincèrement,particulièrement,ainsi

qu'aux équipes de Flammarion pour leur façon aussi humaine queprofessionnelled'avancer.Vousaussimeredonnezfoiencemilieu.MerciàBéatricePellizzaripoursonaideprécieuse,sonregardbienveillantet

sesséancesmarathonderelectureavecPascale…J'embrassetouscesamisd'enfancequejevoisressurgirauhasarddesséances

de dédicaces et avec qui nous reprenons le chemin. Personne n'a changé, aumoinshumainement…Jenesaispassic'estunebonnenouvelle!Bienvenueau tout jeuneAndrea.Mongars, tuasde lachance.Tues tombé

dansunefamilleremplied'amour.ÀPascale,Guillaume etChloé.Avec vous trois, «Une fois dansmavie »,

c'est tous les jours. Ce que nous vivons ensemble constitue le cœur de monexistence.Labonnecombinaisonrestel'allianced'unchocsourdetd'unéclatderiredeChloépendantquesonfrèreannoncedéjàquec'estdelacarotte.Àmafamillebien-aimée,avecquijevisdeplusenplus,pourmonplusgrand

bonheur.OlivieretJuliette,onarrivepourdîner…Et pour finir, fidèlement, c'est par vous que je termine, vous qui tenez ces

pages,commemavie,entrevosmains.Mercidemelaisserespérerquec'estmaplace.Sivousenavezenvie,jevousdonnerendez-vousl'annéeprochaine,avecune

nouvelle comédie :J'aiencorementi. Je suis certain que ce titre-là vousparletoutautantqu'àmoi!N'ayez peur de rien. Où que vous soyez, quelle que soit l'heure, je vous

embrasse. Ceux qui n'aiment pas ne font pas cela. Les huîtres non plus,

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d'ailleurs.

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GillesLegardinierBP7000795122ErmontCedexFrance

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