44
Une Église dans la mangeoire Lere pastorale de Mgr Paul DESFARGES Évêque de Constanne et Hippone Noël 2012

Une Église dans la mangeoire - saintdenyslachapelle.frsaintdenyslachapelle.fr/IMG/pdf/lettre_pastorale_mgr_desfarges.pdf · fidèle à son Seigneu si elle n’est pas une Église

  • Upload
    others

  • View
    11

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Une Église dans la mangeoire - saintdenyslachapelle.frsaintdenyslachapelle.fr/IMG/pdf/lettre_pastorale_mgr_desfarges.pdf · fidèle à son Seigneu si elle n’est pas une Église

Une Église dans la mangeoire

Lettre pastorale de Mgr Paul DESFARGES

Évêque de Constantine et Hippone

Noël 2012

Page 2: Une Église dans la mangeoire - saintdenyslachapelle.frsaintdenyslachapelle.fr/IMG/pdf/lettre_pastorale_mgr_desfarges.pdf · fidèle à son Seigneu si elle n’est pas une Église

Sommaire

Introduction .......................................................................................... 3 I - « Le Verbe s’est fait frère » .............................................................. 4 L’hospitalité réciproque ................................................................. 7 Demander un cœur qui écoute ...................................................... 9 « Elle le déposa dans une mangeoire » ....................................... 12 Le mystère de l’abandon ou la spiritualité du "fiat" .................... 13 « Ta foi est grande » .................................................................... 15 II - L’Histoire Sainte ............................................................................. 16 « L’Esprit Saint offre à tous d’être associés au mystère pascal » 16 Pour un dialogue dans la vérité ................................................... 16 Les religions ................................................................................. 17 L’islam approché dans une lecture chrétienne de l’histoire. ...... 19 Le dialogue interreligieux ............................................................. 27 Marie chemin de dialogue ........................................................... 29 III - Divine surprise .............................................................................. 31 Les nouveaux disciples ................................................................ 31 Chemin d’inculturation ............................................................... 34 IV - Une Église humble et servante .................................................... 36 Une Église servante ..................................................................... 36 Une Église qui prie son Seigneur ................................................. 38 Une Église du pardon et de la miséricorde .................................. 39 Une Église eucharistique .............................................................. 39 Une Église œcuménique ............................................................. 40 Une Église appelante ................................................................... 41 Pour ne pas conclure. ........................................................................ 42

Page 3: Une Église dans la mangeoire - saintdenyslachapelle.frsaintdenyslachapelle.fr/IMG/pdf/lettre_pastorale_mgr_desfarges.pdf · fidèle à son Seigneu si elle n’est pas une Église

3

Chers frères, sœurs et amis,

Cette lettre voudrait nous aider à réfléchir ensemble au mystère de notre Église qui est en Algérie.(1) Le mot mystère n’évoque pas une réali-té incompréhensible, mais une réalité que l’on n’a jamais fini de mieux comprendre. L’Esprit Saint nous introduit lui-même dans la réalité de la Vie Divine au cœur de l’his-toire du monde à laquelle notre Église participe. Pour notre part, notre participa-tion se situe dans cette por-tion de la vigne du Seigneur qu’est notre diocèse. Notre docilité à l’œuvre de Dieu nous fait entrer dans l’His-toire Sainte en train de se faire, au sein de notre peuple. Chacune, chacun pourra enrichir de sa propre expérience, avec ses propres mots, les lumières dont notre Église a besoin pour continuer sa mission reçue du Seigneur. Ces paroles de votre évêque veulent être un soutien et apporter des éclairages sur notre route.

J’ai conscience que cette lettre pourra paraître trop longue à certains. Je crois qu’il est possible de la lire partie par partie. En outre la lettre aborde des points délicats, mais je crois important de le faire, humblement, dans la douce lumière de la Crèche.

1C’est toute l’Église d’Algérie qui habite mon cœur en écrivant cette lettre, mais je l’écris comme pasteur du diocèse de Constantine et d’Hippone.

Page 4: Une Église dans la mangeoire - saintdenyslachapelle.frsaintdenyslachapelle.fr/IMG/pdf/lettre_pastorale_mgr_desfarges.pdf · fidèle à son Seigneu si elle n’est pas une Église

4

I

« Et le Verbe s’est fait Frère… » (2)

La Crèche est une belle icône pour essayer de dire la vocation et la mission de notre Église. Accueilli dans la lumière de Pâques, le mystère de Noël nous révèle l’évènement central de l’histoire en train de se faire, ce-lui de la naissance de Jésus chez les siens. L’envoi du Fils qui vient chez les siens se continue en ses disciples qui, en Église, font signe et participent à la venue du Verbe de Dieu dans la chair de son peuple. À Noël, il nous est dit que « Marie le déposa dans une mangeoire ».

Notre petite Église est dans la mangeoire. Nous sommes l’Église de la

mangeoire. L’Esprit et Marie nous déposent et nous disposent, faisant de nos vies des vies livrées par amour. Certes l’Église est toujours aussi l’Église de la Cène. D’ailleurs, la mangeoire évoque déjà la patène. Mais notre Église, malgré sa longue histoire qui remonte aux premiers siècles, est, en ce moment encore, dans une période d’enfantement. Aussi la Crèche et la spiritualité de Bethléem éclairent d’une douce lumière le che-min de notre Église.

2Expression de Frère Christian de Chergé, cité dans Le dialogue islamo-chrétien, Christian Salenson et alii, Bayard, 2010.

Page 5: Une Église dans la mangeoire - saintdenyslachapelle.frsaintdenyslachapelle.fr/IMG/pdf/lettre_pastorale_mgr_desfarges.pdf · fidèle à son Seigneu si elle n’est pas une Église

5

Où nous est révélé avec autant de paix et de clarté le Dieu doux et

humble de l’Évangile, sinon à la Crèche ? Saint François d’Assise à qui nous devons l’idée de la première Crèche, est celui qui est allé, désarmé, avec son cœur d’enfant, rencontrer le Sultan Abdel Malik à Damiette, en pleine croisade. Sur notre terre d’Algérie, grâce a été donnée à Petite Sœur Magdeleine, fondatrice des Petites Sœurs de Jésus, d’un enfouisse-ment dans la spiritualité de Bethléem. Petite Sœur Magdeleine écri-vait : « Le tout petit Jésus de Bethléem, c’est lui qui manque au monde. Quand on l’aura trouvé, on aura trouvé la douceur, la petitesse, l’amour ». Cette spiritualité est aujourd’hui une grâce pour toute notre Église.

La Crèche gardera notre Église de tout esprit de conquête et la maintiendra dans la juste attitude de discrétion, pour la grande histoire d’amour dans laquelle elle est embarquée.

Cette vocation est un appel à la confiance dans l’amour de ceux qui nous accueillent, et une acceptation, à l’avance, des refus inéluctables. Cette vocation nous invite à l’humilité et à une existence désarmée, comme celle de l’enfant de Bethléem. Nous savons bien que nous vivons cela dans un quotidien souvent plus terre à terre. Ne nous arrêtons ce-pendant pas seulement à nos limites, nos peurs et nos fermetures. Ou-vrons-nous à la vocation qui est la nôtre, confiants dans la grâce qui nous est donnée à chaque instant.

Que se passe-t-il à la Crèche ? Il ne s’agit pas d’abord d’un évène-ment à caractère religieux. On est loin du temple de Jérusalem et même d’une synagogue. Tout nous est présenté comme un fait de l’histoire, un recensement, la naissance d’un enfant dans des conditions modestes et la visite, d’abord de petites gens vivant à proximité, puis de gens du monde entier venus de loin. Telle est la condition de notre Église, une petite famille, à qui un enfant a été confié, qui crée des liens amicaux, fraternels, avec ses voisins, ses proches, tout son peuple et qui s’enrichit aussi de gens qui viennent de loin. Il se passe ainsi ce qui se passe en toute rencontre humaine vraie, comme une naissance d’humanité. L’amitié, la fraternité font grandir en hu man i té.

Page 6: Une Église dans la mangeoire - saintdenyslachapelle.frsaintdenyslachapelle.fr/IMG/pdf/lettre_pastorale_mgr_desfarges.pdf · fidèle à son Seigneu si elle n’est pas une Église

6

En venant chez les siens, Jésus s’est fait frère de tous. L’Église, en Lui et à sa suite, continue cette présence d’amour fraternel avec tous. Même s’il peut arriver que nous soyons incompris ou suspectés d’arrière-pensées, l’Église, comme son Seigneur, est habitée d’un mouvement d’amour qui l’entraîne de façon irrésistible à la rencontre de tous, parce qu’elle aime de l’amour même de Dieu qui va à la rencontre de chacun pour l’inviter, s’il le veut bien, à une intimité réciproque. « L’homme est la première route fondamentale de l’Église » (Jean-Paul II, Redemptor Hominis, 14). Notre Dieu est un Dieu passionné de la rencontre avec sa créature.

Les paroles et l’enseignement de saint Augustin sont toujours pour nous d’une étonnante actualité et gardent une saveur particulière. « Pour nous, vivre c’est aimer » expliquait-il, en commentant le psaume 54. « Commencez par aimer… Donnez de l’extension à votre amour », développe-t-il dans le commentaire du psaume 90. Aimer Dieu et aimer son prochain sont un même et unique amour. L’un est la vérité de l’autre. Celui qui aime est en Dieu et Dieu est en lui. Nos visages et notre regard sont la première annonce de la bonne nouvelle de la bonté de notre Dieu.

Dans ces rencontres d’humanité, au niveau de l’humain tout simple,

loin de tout langage confessionnel, nous sommes déjà dans l’annonce réciproque d’une bonne nouvelle. Seule compte la rencontre de l’autre pour lui-même. "Je suis heureux de te connaître, toi… Je suis heureux que tu sois, j'ai bonheur de ta vie, j'ai bonheur à te rencontrer, te

Page 7: Une Église dans la mangeoire - saintdenyslachapelle.frsaintdenyslachapelle.fr/IMG/pdf/lettre_pastorale_mgr_desfarges.pdf · fidèle à son Seigneu si elle n’est pas une Église

7

co nnaître ". Les appartenances nationales, religieuses et les séquelles de l’histoire ne sont pas du tout niées, elles deviennent des éléments de la personnalité de cet autre que je suis heureux de rencontrer bien au-delà des représentations que je peux me faire de lui, à travers sa nationalité, sa religion et son histoire. C’est cette rencontre d’humanité qui permet de refaire le lien, quand l’appartenance d’un enfant du pays au groupe des disciples de Jésus a pu créer une distance avec ses proches. Elle s’énonce parfois ainsi : « Tu es toujours mon fils, mon frère, ma sœur, mon ami ». Dieu se donne toujours à voir et à reconnaître dans l’humain, enfin hu-main. "L’homme passe l’homme", disait Pascal. Créé à l’image et à la res-semblance de Dieu, l’homme est habité, à la mesure de son ou verture à la transcendance qui le fonde. Le péché n’abolit pas l’étincelle de divin qui est au cœur du cœur de chaque personne. Dieu est lui-même le fonde-ment de l’éminente dignité de toute personne. Aller à la rencontre de quelqu’un sera s’ouvrir au mystère qu’il porte, à la manière unique qu’il a de l’incarner dans sa vie, par-delà ce qui peut parfois le voiler et même l’étouffer. C’est pourquoi toute vraie rencontre est une heureuse surprise. Elle est une lumière sur la présence du Tout-Autre, en chaque autre. Les vies d’épouses chrétiennes de maris musulmans sont un témoignage sou-vent émouvant de la fécondité de ces rencontres.

L’hospitalité réciproque Pour tout disciple de Jésus dans notre pays, avant tout agir, avant

toute activité pastorale, humanitaire, caritative, culturelle, ou autre, il y a à vivre une attitude de fond que l’on peut nommer l’hospitalité réci-proque, une ouverture mutuelle, où nous accueillons celui qui nous ac-cueille, où nous apprenons à nous traiter en frères bienveillants(3). Cela ne se vit certes pas sans souffrance et combats intérieurs. Les premières années pour les étudiants et les étudiantes venus de l’Afrique sub-saharienne et de Madagascar sont souvent rudes. Les relations sur les chantiers internationaux sont souvent entravées par bien des préjugés. Les prisonniers visités par nos aumôniers traversent bien des humiliations. Les nouveaux disciples, enfants du pays, se sentent parfois rejetés, y com-pris par leurs proches. Et nous-mêmes ne sommes pas sans étroitesses et fermetures. Mais aujourd’hui comme hier, notre Église ne peut rester

Page 8: Une Église dans la mangeoire - saintdenyslachapelle.frsaintdenyslachapelle.fr/IMG/pdf/lettre_pastorale_mgr_desfarges.pdf · fidèle à son Seigneu si elle n’est pas une Église

8

f idèle à son Seigneur si elle n’est pas une Église de la rencontre, de l’ami-tié, de la fraternité, sans frontière, sans barrière. Chacun, chacune, mal-gré les difficultés, peut témoigner des grâces d’amitié dont sa vie se nourrit. Le bienheureux Charles de Foucauld voulait être un frère univer-sel. Sur le chemin de la rencontre, nous pouvons le prendre comme com-pagnon de route.

3A ce sujet, nous pouvons relire avec bonheur le décret Ad Gentes du Concile Vatican II, mais tout spécialement, au chapitre II, l’article 1 dont voici deux brefs extraits : « Pour que les chrétiens puissent donner avec fruit ce témoignage du Christ, ils doivent se joindre à ces hommes par l’estime et la charité, se reconnaître comme des membres du groupement humain dans lequel ils vivent, avoir une part dans la vie culturelle et so-ciale… » (§ 11) « La présence des chrétiens dans les groupements humains doit être animée de cette

charité dont nous a aimés Dieu, qui veut que nous aussi nous nous aimions mutuelle-

ment de la même charité… La charité chrétienne s’étend vraiment à tous les hommes…

Elle n’attend aucun profit ou reconnaissance… De même, que les fidèles soient préoccu-

pés dans leur charité de l’homme lui-même, en l’aimant du même mouvement dont

Dieu nous a cherchés… » (§ 12)

Page 9: Une Église dans la mangeoire - saintdenyslachapelle.frsaintdenyslachapelle.fr/IMG/pdf/lettre_pastorale_mgr_desfarges.pdf · fidèle à son Seigneu si elle n’est pas une Église

9

Quand l’Église, comme son Seigneur, se fait conversation(4), rencontre gratuite de l’autre, et participe à l’avènement de la fraternité, quand nous nous faisons quelques amis, certains parlent de pré-évangélisation. L’ex-pression ne semble pas adéquate à l’expérience vécue. Il s’agit déjà et pleinement de la proclamation d’une bonne nou velle qui a sens déjà ici et maintenant. Chaque humain est mon frère, ma sœur en humanité et nous sommes heureux d’en témoigner ici, en écho à la parole de l’Évan-gile : « Le Royaume de Dieu est au milieu de vous.» (Lc 17,21)

Demander un cœur qui écoute

« Celui qui aime est né de Dieu et connaît Dieu » (1 Jn 4,7). Le Dieu auquel nous croyons est communion d’amour. Il est l’Amour fondant toute relation vraie. Il est l’Amour au cœur de tout amour qui rend féconde toute vraie rencontre. Dans toute relation humaine, celui qui vit dans le souffle de l’amour qui le meut participe à l’avènement des per-sonnes, à la croissance de l’humain en toute personne. Jésus avait dit à ses disciples : « Je ferai de vous des pêcheurs d’hommes » (Mt 4,19). Le salut ne serait pas le salut s’il n’était d’abord salut de l’humain en l’homme. La violence et le mensonge défigurent l’humain en tout homme. Jésus, en nous révélant un Dieu qui n’est qu’Amour, nous révèle aussi l’humain enfin humain. Apprenez de moi, dit-il, que « je suis doux et humble de cœur » (Mt 11,29). « Bienheureux les doux, ils possèderont la terre. » (Mt 5,5) Nous marchons avec d’autres sur ce chemin d’h um anité, d’huma-nisation. Notre route croise des personnes qui, sans connaître le Christ, vivent une vie 4La Constitution conciliaire Dei Verbum insiste sur ce thème : « Dans cette Révélation le Dieu invisible s’adresse aux hommes en son immense amour ainsi qu’à des amis ; il s’en-tretient avec eux pour les inviter et les admettre à partager sa propre vie».

(Dei Verbum, § 2)

Page 10: Une Église dans la mangeoire - saintdenyslachapelle.frsaintdenyslachapelle.fr/IMG/pdf/lettre_pastorale_mgr_desfarges.pdf · fidèle à son Seigneu si elle n’est pas une Église

10

de service et d’amour de leurs frères. Ils nous précèdent dans le Royaume. Les saints, qui ne sont pas tous chrétiens ou catholiques, sont reconnaissables à leur qualité d’humanité. Ils nous rendent crédible le chemin de l’Évangile. Sur ce chemin de la sainteté, chrétiens, nous de-meurons pécheurs, mais des pécheurs pardonnés. Nous ne pouvons que témoigner de ce que notre lien à Jésus nous fait devenir, comme homme ou femme. Ainsi, humblement, Jésus nous appelle à devenir « des pê-cheurs d’hommes » (Mc 1,17), des coopérateurs du Salut (1 Co 3,9), en nous donnant d’aider à l’avènement et à la croissance de l’humain en tout homme.

Apprenons à nourrir quelques attitudes de l’Amour qui sont très im-portantes pour notre fidélité à la mission :

1) Un cœur qui aime est d’abord un cœur qui écoute et qui accueille. Certes, nous portons un trésor dans des vases d’argile. Nous ne sommes pas sans péché. Nous avons cependant à donner ce trésor par notre témoignage. Il nous faut tou-jours être prêts à rendre compte de l’espérance qui est en nous (1 P 3,15). Mais Celui que nous portons nous porte et nous précède dans les personnes que nous rencontrons. Les époux, les membres d’une famille ou d’une communauté savent com-bien il est important de s’écouter pour se comprendre, se connaître et ce n’est jamais fini. L’autre est toujours surprenant, il m’échappe toujours, car il est autre. Prions pour que notre Église reçoive toujours plus un cœur qui écoute. Le peuple qui nous est donné à aimer et servir, nous n’aurons jamais fini de le connaître, même si nous sommes enfants de ce peuple. En outre, dans notre peuple, chacun est différent, unique, et même le mystère de sa foi est propre à chacun. Chaque musulman, comme chaque chrétien, incarne, de manière unique, la foi qu’il pro-fesse. Chacun demeure mystère.

Page 11: Une Église dans la mangeoire - saintdenyslachapelle.frsaintdenyslachapelle.fr/IMG/pdf/lettre_pastorale_mgr_desfarges.pdf · fidèle à son Seigneu si elle n’est pas une Église

11

Nous avons tous à nous laisser guérir des images sur l’autre qui nous habitent. Vous connaissez ces expressions qui créent de la distance : « Nous les arabes… vous les kabyles… les Algériens sont tous…, etc. Vous les chrétiens… vous les Occidentaux… etc. » Ces expressions cachent des blessures. Elles faussent les relations. Un cœur qui écoute sera un cœur qui rejoint l’autre au cœur de lui, au-delà des premières apparences et au-delà de l’a priori que nous avons sur lui. Le dialogue interreligieux, sur lequel nous reviendrons, ne peut se vivre et prendre tout son sens en dehors d’une écoute bienveillante pour rejoindre l’autre dans ce qu’il vit de meilleur et d’unique.

2) Un cœur qui aime est aussi un cœur qui croit et qui espère, qui croit en l’autre et espère en l’autre. Nous sommes souvent témoins d’une désespérance de la jeunesse, des tentations de fuite dans la drogue ou sur des embarcations de fortune au prix de sa vie. Nous avons tous tellement besoin que quelqu’un croie en nous et nous rencontrons tellement de personnes qui ne s’aiment pas elles-mêmes. Pour pouvoir en aider d’autres, il faut d’abord se laisser guérir d’un regard négatif sur soi. Nous avons tellement besoin de croiser le regard de quelqu’un qui nous aime vraiment. Pensons au regard de Jésus sur Zachée, l’homme riche, la femme adultère, la Samaritaine, le Bon Larron et tant d’autres… Accueillir le regard de Jésus sauve, car il nous établit dans la seule sécuri-té qui guérit en profondeur de l’angoisse. Racontant sa conversion, Paul Claudel disait : « Et voici que vous êtes quelqu’un ». Avec Jésus, je sais que pour Dieu, je suis quelqu’un d’important et d’unique. « Il m’a aimé, dira Saint Paul, alors que j’étais encore pécheur ». Recevant ce regard, sauvé par ce regard, il nous est donné de devenir médiation du regard du Christ.

Nous pouvons faire nôtre cette courte prière : Jésus, fais de nous, fais de chacun et chacune d’entre nous, un regard de ta bonté sur tous ceux qui partagent notre vie et croisent notre route.

Page 12: Une Église dans la mangeoire - saintdenyslachapelle.frsaintdenyslachapelle.fr/IMG/pdf/lettre_pastorale_mgr_desfarges.pdf · fidèle à son Seigneu si elle n’est pas une Église

12

« Elle le déposa dans la mangeoire » L’Église comme son Seigneur est totalement à la disposition de ceux

auxquels elle est envoyée, donnée. L’icône de la Crèche et de la man-geoire n’est pas seulement une belle image émouvante. « Le disciple n’est pas plus grand que le Maître » (Lc 6,40), nous dit Jésus. À la Crèche, non seulement le Maître est petit, mais Il est livré, abandonné, sans retour en arrière possible. « Il est venu chez lui et les siens ne l’ont pas accueilli, mais à ceux qui l’ont reçu, il a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu » (Jn 1,11). La vie de l’Église et notre vie à chacune et chacun est une vie d’abandon, dans l’Abandon. Dès la Crèche Jésus est abandonné, offert. Mais l’abandon n’est en rien une passivité inerte. L’abandon est un "fiat", un "oui" actif et dynamique, dans l’absolue confiance qu’en tout ce qui arrive, tout évènement, notre Dieu sauveur est à l’œuvre pour le bien, le salut de tous. Il est toujours le Dieu dans et avec ses créatures pour les conduire à une rencontre d’intimité. Nos "oui" permettent à Dieu d’agir en nous, par nous et avec nous. Nous sommes ainsi appelés à porter, dans notre quotidien le plus ordinaire, le témoignage d’une vie de familiarité avec Dieu, d’un Dieu qui nous fait partenaire de son combat pour la réus-site de l’humain en toute personne. Nous devenons des enfants du Royaume, un Royaume dont les frontières ne sont pas celles de l’Église visible, mais sont déjà, en espérance, celles de toute l’humanité. Les fron-tières de l’Église sont celles de la charité. Notre collaboration à l’Œuvre de Dieu, à la venue de son Règne, sont notre manière de participer au com-bat de la dignité, de la liberté, de la citoyenneté qui dynamise les peuples du Maghreb et du Moyen Orient en ce moment.

Quand nous avons l’occasion de recevoir, à l’une ou l’autre de nos cé-lébrations, des amis musulmans, en particulier pour des funérailles, nous aimons lire le texte de l’Évangile sur les Béatitudes.

Le « heureux… bienheureux » des Béatitudes, est révélé non pas à des adeptes d’une croyance, mais à des hommes et des femmes en nais-sance de pleine humanité. Ce chemin est un chemin d’abandon à Celui de qui nous recevons tout, et de qui nous nous recevons nous-mêmes. Notre bonté, notre douceur, notre miséricorde, notre amour de la paix et de la justice n’est pas d’abord le fruit d’efforts volontaristes, mais le fruit d’une vie qui se reçoit de la Vie d’un Autre au cœur de soi. Je reçois ma bonté de sa Bonté, mon amour de son Amour, ma paix de sa Paix.

Page 13: Une Église dans la mangeoire - saintdenyslachapelle.frsaintdenyslachapelle.fr/IMG/pdf/lettre_pastorale_mgr_desfarges.pdf · fidèle à son Seigneu si elle n’est pas une Église

13

Le mystère de l’abandon ou la spiritualité du "fiat"

Notre Église est appelée à entrer de plus en plus dans la spiritualité de l’abandon et du moment présent. Cette dernière est une arme dans l’ad-versité, un remède contre la pesanteur et toutes les formes d’inerties, ce que l’Évangile appelle "la langueur" (Mt 9,35). Nous aimons reprendre à notre compte la prière d’abandon du bienheureux Père de Foucauld. Elle nous conduit sur un chemin de conversion qui ne s’achèvera peut-être que lors de la remise de notre dernier souffle.

Nous entendons couramment autour de nous cette expression qu’il

nous arrive de reprendre par mimétisme : Allah ghaleb, هللا غالب , que l’on peut traduire par : Dieu vainqueur ou Dieu est le plus fort, sous-entendu : il faut s’incliner. Cela paraît si contraire au Dieu Amour, humble qui est toujours dans et avec ses créatures. La seule victoire de Dieu est celle de l’Amour et jamais celle d’une domination. Dieu ne veut pas le pé-ché, il ne veut pas le mal. Il en est la première victime. Mais son Amour est toujours à l’œuvre pour que les conséquences du péché, ses suites, concourent au bien, au salut de ses enfants. Ainsi, tout ce qui arrive, Dieu le vit et même le subit en le portant avec nous et en nous.

La volonté de Dieu, l’action de Dieu, la providence, la grâce, sont une même chose qui dit le vouloir d’amour de Dieu en acte, qui veut le salut de toutes ses créatures. Il me paraît très important d’entrer dans la pleine compréhension de cette vérité.(5)

5Cf. L’Abandon à la Providence divine, attribué autrefois au Père Caussade.

Page 14: Une Église dans la mangeoire - saintdenyslachapelle.frsaintdenyslachapelle.fr/IMG/pdf/lettre_pastorale_mgr_desfarges.pdf · fidèle à son Seigneu si elle n’est pas une Église

14

Le chemin de l’abandon est celui-là même de la foi, c'est-à-dire de la confiance en Celui en qui nous nous fions. Le Christ nous a saisis et nous nous sommes laissé saisir (cf. Ph 3,12). Alors nous pouvons dire avec saint Paul : « Ce n’est plus moi qui vit c’est Christ qui vit en moi » (Ga 2,20). « Ma vie, nous dit encore l’apôtre Paul, je la vis dans la foi au Christ qui m’a aimé et s’est livré pour moi. (Ga 2, 20) » Sainte Thé-rèse Couderc, fondatrice du Cénacle, disait : « Se livrer, c’est plus que se dévouer, c’est plus que se donner… C’est se tenir toujours tourné vers Dieu, c’est ne plus se chercher en rien, ni pour le spirituel, ni pour le temporel, c’est-à-dire ne plus chercher de satisfaction propre, mais uni-quement le bon plaisir divin. » Nous pouvons faire nôtre sa prière : « Mon Dieu, je veux être toute à vous, daignez accepter mon offrande. » (6)

La petite Thérèse est une bonne compagne sur ce chemin de l’aban-don. Sa petite voie nous guide de façon sûre, sur le chemin de la con-fiance. « C’est la confiance, rien que la confiance qui doit nous conduire à l’amour » (Lettres de Thérèse, p 197). Thérèse de l’Enfant Jésus nous conduit à entrer dans la réciprocité de l’amour où Jésus nous invite. Comme Marie, elle nous guide sur le chemin de l’accueil bouleversant de l’Amour divin qui veut faire de chacun et de chacune un partenaire de vie. « Fais-toi capacité, je me ferai torrent», disait Jésus à sainte Cathe-rine de Sienne.

L’abandon n’est, en rien, un laisser faire. C’est un oui engagé, un fiat qui engage toute la personne dans une coopération, une collaboration à l’œuvre de Celui qui nous fait partenaire de son œuvre. Comme Marie qui, par son fiat, laisse toute la liberté à l’Esprit Saint pour que s’accom-plisse, en elle et par elle, la grande œuvre de l’Amour, l’enfantement du Fils dans la chair.

L’abandon n’est autre que la vie filiale. « Pour saint Jean, "fils" signi-fie "être à partir de l’autre", nous dit le futur Benoît XVI. Par ce mot il définit l’être de cet homme comme un être venant de l’autre, ordonné aux autres, comme une être totalement ouvert dans les deux directions, qui ne se connaît pas de domaine réservé pour le "moi" (7)

6Nous pouvons faire nôtre aussi la prière d’offrande de Petite Sœur Magdeleine, reprises par les Petites Sœurs de Jésus. 7Cardinal Ratzinger « La foi chrétienne hier et aujourd’hui ».

Page 15: Une Église dans la mangeoire - saintdenyslachapelle.frsaintdenyslachapelle.fr/IMG/pdf/lettre_pastorale_mgr_desfarges.pdf · fidèle à son Seigneu si elle n’est pas une Église

15

« Ta foi est grande… »

Dans un moment du monde tenté par la violence interreligieuse, au sein d’une tension entre l’islam et l’Occident, notre Église d’Algérie est porteuse d’un témoignage non pas de tolérance ou de simple coexistence entre chré-tiens et musulmans, mais du témoignage d’une rencontre spirituelle qui va parfois jusqu’à l’admiration de la foi de l’autre, à l’exemple de Jésus dans l’Évangile s’émerveillant de la foi du Centurion ou de la Cananéenne, des non-juifs. Il nous est donné de rencontrer des musulmans, des musulmanes, dans leur quête spirituelle et croyante. Qu’on me permette ainsi cette référence plus personnelle. Je pense à cette personne qui vint me voir un jour, alors qu’elle traversait un moment difficile de sa vie, et qui désirait me confier quelque chose qui l’étonnait : « Au milieu de toutes mes difficultés, il m’arrive de vivre des moments de calme, de paix profonde, en moi. Parfois c’est comme un mouvement intérieur, une poussée en avant, ou, j’ose vous le dire, parfois c’est comme une présence… » Cette personne, musulmane, me de-mandait comment il était possible de mieux rejoindre cette vie intérieure dont elle était la première surprise. Ainsi dans ces rencontres d’humanité, la grâce est faite à beaucoup, dans notre Église, de s’approcher de ce que Jean-Mohamed Abd-El-Jalil a appelé les « aspects intérieurs de l’islam », dans un beau livre qui porte précisément ce titre. Lui-même, venant d’une famille mu-sulmane, n’a eu de cesse d’aider ses nouveaux frères chrétiens à mieux con-naître l’islam dans sa dimension spirituelle. Cette grâce, nous la vivons aujour-d’hui dans un contexte où des courants de l’islam radical, l’islam dans son côté politique, idéologique et le plus légaliste, gagne en influence dans notre pays. Nous savons que dès la Crèche, les politiques et les religieux officiels ont eu peur d’un enfant qui échappait à leur emprise. Cela continue aujourd’hui.

Il nous arrive de rencontrer des musulmans, des musulmanes appartenant à l’une ou l’autre tarîqa, confrérie religieuse, qui pratique un islam soufi. Eux-mêmes aiment nous rencontrer. Nous expérimentons qu’un dialogue spirituel est possible, chacun pouvant faire part à l’autre du mystère de foi qui l’habite. Ce dialogue spirituel n’est pas un dialogue sur les dogmes de la foi, mais beau-coup plus simplement sur le mouvement du cœur que la foi irrigue. Nos frères et sœurs du Ribât es-salam, avec bien d’autres, ont beaucoup de témoignages à nous apporter sur les fruits de ces rencontres spirituelles, pour les chrétiens comme pour les musulmans.

Page 16: Une Église dans la mangeoire - saintdenyslachapelle.frsaintdenyslachapelle.fr/IMG/pdf/lettre_pastorale_mgr_desfarges.pdf · fidèle à son Seigneu si elle n’est pas une Église

16

II

L’Histoire sainte « L’Esprit Saint offre à tous d’être associés au mystère pascal »

Pour un dialogue dans la vérité.

Dans cette lettre je m’adresse à la communauté catholique de notre diocèse héritier de saint Augustin et des martyrs des premiers siècles. Je le fais naturellement à la lumière du Christ et de l’Évangile car ma parole est une parole de foi. Mais il se peut que des amis musulmans lisent cette lettre, ou que nous ayons à cœur de la partager à quelques amis musulmans qui nous le demanderaient ou qui nous interrogeraient sur notre regard sur l’islam.

Ces amis musulmans, je voudrais qu’ils sachent qu’il n’y a dans mes

propos aucun prosélytisme. Il s’agit d’un témoignage. J’essaie simple-ment d’exprimer le regard d’un croyant chrétien sur la réalité de l’islam tel qu’il le perçoit dans sa rencontre des musulmans.

Page 17: Une Église dans la mangeoire - saintdenyslachapelle.frsaintdenyslachapelle.fr/IMG/pdf/lettre_pastorale_mgr_desfarges.pdf · fidèle à son Seigneu si elle n’est pas une Église

17

Il nous faut reconnaître d’emblée que, pour les musulmans, la doc-trine chrétienne de l’Incarnation du Verbe de Dieu en Jésus-Christ a un aspect provoquant et même scandaleux. Que le Tout-puissant, le Dieu de gloire, le Dieu éternel, se fasse aussi petit qu’un nouveau-né et mène une vie qui le conduit au supplice de la Croix peut apparaître comme une sorte de contradiction dans les termes et peut être mal compris. Nous-mêmes, chrétiens, n’aurons jamais fini de chercher à comprendre. Les mots pour dire ce mystère seront toujours en-deçà de la réalité qu’ils veulent indiquer.

Dans cette partie, je propose un chemin qui conduira à dire quelques mots sur la question délicate de la place de l’islam dans la vision chré-tienne de l’histoire spirituelle de l’humanité. Il va de soi que c’est dans la lumière du Christ que j’essaie de m’exprimer. Je ne prétends aucune-ment apporter de réponse définitive sur cette grave et délicate question. Des théologiens continuent d’essayer d’apporter des éléments de ré-ponse dans le cadre de la réflexion sur la théologie des religions.

Les religions Pour le chrétien, le salut est le don de la vie même de Dieu. Nous le

prions à chaque eucharistie : « Nous espérons le bonheur que tu pro-mets et l’avènement de Jésus-Christ, notre Sauveur » (prière après le Notre Père). La nouveauté du Christ est qu’Il est le don de la vie même de Dieu. Le disciple immergé dans son Seigneur est un nouvel être en Christ qui l’entraîne dans une dynamique de vie, la dynamique même de l’amour divin au cœur de lui. Ceci est l’aventure de toute notre vie.

Le salut du monde s’accomplit dans l’Histoire, avec un grand H, de l’avènement du Fils dans et avec l’avènement des fils et des filles de Dieu. Cette histoire de l’amour de Dieu pour l’homme, Teilhard de Char-din l’appelle « Amorisation ». Nous sommes dans le temps de l’enfante-ment de Dieu dans le monde, où Il vient faire sa demeure. Le Salut est en marche, à la merci des accueils et des refus de chacun des enfants des hommes. L’islam et la vie spirituelle des musulmans appartiennent à cette Histoire.

Dans cette Histoire, il y a le niveau des libertés personnelles. Il y a aussi celui des religions et des grands courants de pensée, philosophies,

Page 18: Une Église dans la mangeoire - saintdenyslachapelle.frsaintdenyslachapelle.fr/IMG/pdf/lettre_pastorale_mgr_desfarges.pdf · fidèle à son Seigneu si elle n’est pas une Église

18

sagesses, idéologies. Les religions sont l’écrin, le vase qui porte l’eau vive. L’important demeure toujours l’élan de foi personnel. Les religions sont des moyens qui soutiennent et nourrissent la foi. Elles peuvent aus-si l’enfermer, l’étouffer, la dévier. Jésus ne s’en n’est pas pris à la religion de son peuple. Il a été un juif pratiquant. Mais il a été très sévère avec les intégrismes pharisiens. Il disait : quand tu pries, quand tu jeûnes, quand tu partages, l’important n’est pas le regard des autres, c’est le mouvement de ton cœur, car « ton Père voit dans le secret » (Mt 6,4 et 18 ). Il faisait écho à ce qu’avaient déjà dit les prophètes : « C’est la Misé-ricorde que je veux et non les sacrifices » (Mt 9,13 et 12,7). Mais disant et vivant cela, il apportait une nouveauté radicale, à savoir que l’accès à Dieu n’est pas conditionné par une observance et une pratique. La nou-veauté de l’Évangile est d’inviter la créature à une relation nuptiale, mys-tique. Jésus, le Christ, fait passer de la condition de serviteur à celle d’ami (Jn 15,15) et de confident ou de la condition de servante à celle d’épouse. (Cf. Jn 3, 29 ; 2 Co 11, 2)

Trop souvent la religion nous fait croire que l’on a accès à Dieu par

la fidélité aux observances de la loi religieuse ou des pratiques rituelles. On risque alors de tomber dans une relation à Dieu du type donnant-donnant. Certes la loi est bonne, la pratique est bonne et nous en avons besoin. Jésus dira : « Je ne suis pas venu abolir la loi, mais accom-plir. » (Mt 5,17) Or l’accomplissement, c’est l’Amour. Et avec Jésus, c’est Dieu même, l’Amour en personne, qui se donne gratuitement, gracieuse-ment. Le oui de la foi permet alors à la Vie divine, à l’Amour divin, de ve-nir nous habiter et, alors, nous recevons la force de vivre les deux atti-tudes essentielles de la foi : une vie filiale et une vie fraternelle. Ce n’est pas la religion et la pratique qui sauvent. Dieu seul sauve et il sauve en se donnant et c’est sans condition, car Il aime. La religion peut aider à se disposer à accueillir cet Amour et à s’y abandonner. Le seul chemin est celui de l’abandon confiant.

Page 19: Une Église dans la mangeoire - saintdenyslachapelle.frsaintdenyslachapelle.fr/IMG/pdf/lettre_pastorale_mgr_desfarges.pdf · fidèle à son Seigneu si elle n’est pas une Église

19

L’islam approché dans une lecture chrétienne de l’histoire La question que nous nous posons souvent est la suivante : comment

rendre compte de notre regard bienveillant sur les musulmans dont beaucoup nous donnent un témoignage de foi et en même temps l’im-possibilité radicale pour un chrétien de reconnaître l’islam pour ce qu’il se veut être, la dernière et plénière révélation de Dieu ? Au nom même de sa foi et de sa théologie de la transcendance de Dieu, l’islam contient le refus des mystères centraux de la foi chrétienne : le mystère de l’Incarnation et de la Trinité, c'est-à-dire le refus du mystère d’un Dieu qui se donne en communion d’amour avec sa créature.

Chrétiens, nous avons conscience de ce que peut avoir de choquant, voire de scandaleux, pour un musulman, notre manière de parler de Dieu. Bien que difficile à comprendre, c’est un mystère de foi, pour un chrétien. L’incarnation de Dieu en Jésus est comprise comme l’expres-sion du sommet de la toute puissance de Dieu, capable de dépasser notre logique des contraires et de réaliser ce qui est impossible et im-pensable à nos yeux. Dieu n’est pas enfermé dans nos dilemmes : ou bien transcendant et lointain, ou bien proche et compatissant. Il est éga-lement l’un et l’autre, parce qu’il est Amour. La tradition chrétienne dé-veloppe volontiers une théologie négative : il est plus facile de dire ce que Dieu n’est pas, que ce que Dieu est. Telle est la tradition mystique du christianisme qui a certains points communs avec celle de l’islam. Le Dieu qui s’est approché de nous en Jésus demeure le Fils du Dieu impen-sable et innommable. Telle est sa sainteté qui dépasse aussi le sens hu-main du sacré.

Cette même transcendance permet de lever un peu le voile du mys-tère de la Trinité. Si Dieu ne connaissait pas en lui-même l’expérience de l’altérité, comment pourrait-il être Amour ? Il ne serait qu’un grand égoïste. L’amour a besoin d’un autre pour pouvoir aimer. Le Dieu unique que confessent les chrétiens est conçu comme le foyer d’un échange perpétuel d’amour entre le Père, le Fils et l’Esprit qui ne se distinguent que par leur relation mutuelle. L’unique nature divine est vécue par cha-cun sous la forme d’un don constant aux autres.

Pour nous chrétiens, c’est dans une histoire et à travers l’histoire que Dieu s’est révélé tel que nous le croyons aujourd’hui dans la foi au Christ.

Page 20: Une Église dans la mangeoire - saintdenyslachapelle.frsaintdenyslachapelle.fr/IMG/pdf/lettre_pastorale_mgr_desfarges.pdf · fidèle à son Seigneu si elle n’est pas une Église

20

Une expérience de foi a toujours précédé les mots pour exprimer la foi. Appuyés sur la Bible, des théologiens et des spirituels ont essayé de dire les étapes de cette histoire.

(8)

Saint Augustin dans son grand ouvrage La Cité de Dieu montre bien comment se mêlent en permanence, dans notre histoire humaine, l’his-toire des empires, le travail de Dieu et le travail de la grâce. L’Amour de Dieu -l’attrait de Dieu- et l’amour du monde - l’attrait du monde- sont toujours mêlés. « L’Amour de Dieu crée Jérusalem ; l’amour du siècle crée Babylone », écrit saint Augustin.

Le salut est le don de la Vie même de Dieu et Dieu se donne en son

Fils. Il est inutile de rappeler encore que Jésus n’est pas venu apporter une morale plus exigeante, ni une sagesse plus haute. « Je ne suis pas venu abolir la Loi et les Prophètes… mais accomplir. » (Mt 5,17) Jésus est venu apporter Dieu Lui-même, donner la Vie même de Dieu pour qu’elle devienne la Vie de notre vie, l’Amour de notre amour, car "Dieu est Amour". (1 Jean 4,8 et 16) Le Christ est l’unique voie de Salut, car Il est l’unique Médiateur entre Dieu et l’homme. (1 Tim 2,5) En Lui, Dieu s’est humanisé et l’humain est divinisé.

Mais le salut s’accomplit dans une histoire, l’Histoire sainte. Pour le chrétien, cette histoire a un centre, un sommet, le Christ, sa Mort-Résurrection. A un moment de l’histoire, sur le Golgotha, la haine a été défaite, car elle n’a rencontré en face d’elle que de l’amour. « Dans sa chair, il a détruit la haine » (Ep 2,16). L’heure de Jésus est l’heure du triomphe de l’Amour sur les forces du mal, du mensonge et de la haine. La mort, le mal et le péché ont été vaincus. C’est fait, c’est donné et c’est à accueillir, à recevoir, encore et encore, pour en vivre, jusqu’à l’accom-plissement.

Déjà avant sa mort, les paroles et les actions de Jésus témoignent d’une transcendance humaine unique par rapport à tous les hommes. La revendication de sa filiation par rapport au Père n’aurait pas été crédible si elle ne s’appuyait pas sur la « limpidité » de la vie de celui qui a pu oser dire : « Qui de vous me convaincra de péché ? » (Jn 8,46). Sa ma-nière de mourir, qui a été elle aussi unique, a provoqué l’acte de foi du

8Je renvoie surtout au travail du Père Gaston Fessard dans son livre magistral Pax Nos-tra (Grasset, 1936) ou De l’actualité historique (DDB, 1960).

Page 21: Une Église dans la mangeoire - saintdenyslachapelle.frsaintdenyslachapelle.fr/IMG/pdf/lettre_pastorale_mgr_desfarges.pdf · fidèle à son Seigneu si elle n’est pas une Église

21

centurion : « Vraiment celui-ci était Fils de Dieu. » (Mt 27,54) Cela signi-fie : cette manière de mourir ne peut pas mourir. La vision de la Croix est révélatrice de la gloire de Dieu.

Cette Histoire, c’est l’histoire de l’Amour de Dieu pour l’homme.

Avant le Christ, depuis Adam qui se cachait et qui avait peur (Gn 3,10), à travers les recherches tâtonnantes des religions, des sagesses, des philo-sophies, l’Esprit Saint préparait la venue du Fils dans la chair. Les reli-gions, les sagesses sont des réponses partielles, limitées, mais aussi des prises de distance, des mises à distance du Dieu diffusif de soi qui, depuis toujours, veut se communiquer à sa créature. Ce Dieu n’est pas un Dieu de domination, mais un Dieu agenouillé devant sa créature (Jn 13,1-20), l’invitant au partage de vie. Dans cette histoire du salut, Abraham et le peuple juif ont joué un rôle central et décisif. La première Alliance est une pédagogie pour apprivoiser l’homme à la rencontre. Elle a toujours sa pertinence. Saint Paul nous présente Abraham comme modèle de croyant. Il a fait confiance à la Parole entendue.

Aujourd’hui, nous sommes dans le temps après la venue du Christ, temps de l’avènement du Verbe dans la chair, le temps de l’enfantement de Dieu dans le monde où Il vient faire sa demeure. Nous sommes dans les temps eschatologiques, le temps de l’union nuptiale, mystique de Dieu avec sa création, avec chacune de ses créatures. Nous sommes ten-dus vers le temps où Il sera "tout en tous". « L’Esprit et l’Epouse disent : Viens » (Ap 22,17). Le salut, en marche, est toujours à la merci de l’ac-cueil et du refus de chacun.

Au niveau personnel, nous constatons bien comme une secrète résis-tance au plein déploiement de la vie d’un Autre en nous. À quelqu’un qui se donne sans réserve, la réponse est un don sans réserve. Saint Pierre l’a bien compris quand, dans un premier temps, il refuse que Jésus lui lave les pieds (Jn 13,8). Il sent bien que cela peut le conduire là où il ne voudrait pas aller. L’abandon à la grâce que nous évoquions en parlant de la spiritualité du "fiat" se heurte, en chacun, à l’autosuffisance or-gueilleuse et à tous nos égocentrismes. Qui ne constate en lui un quant-à-soi tenace ? Le jeune homme riche de l’Évangile (Mc 10,17-22) était pro-bablement prêt à en rajouter, en matière de pratiques et d’observances, si Jésus le lui avait demandé. Mais il lui était demandé de perdre sa

Page 22: Une Église dans la mangeoire - saintdenyslachapelle.frsaintdenyslachapelle.fr/IMG/pdf/lettre_pastorale_mgr_desfarges.pdf · fidèle à son Seigneu si elle n’est pas une Église

22

propre vie, en suivant celle d’un autre. Nous désirons le salut. Mais nous voudrions bien y être pour quelque chose. Or la seule porte d’entrée est un oui, un saut dans la confiance.

Cet accueil et cette résistance au niveau personnel, nous les consta-tons au niveau de l’histoire, de l’Histoire sainte. L’Histoire sainte est l’his-toire des accueils du Verbe dans la chair du monde, mais aussi des refus et des résistances à la venue de ce Verbe. C’est l’histoire du péché et de la grâce, l’histoire du péché qui résiste à la grâce, l’histoire des em-bûches du mal et l’histoire des victoires de la grâce sur le mal.

Cette lecture de l’histoire, je la crois légitime, prolongeant celle ini-tiée par l’apôtre Paul dans l’épître aux Romains. Saint Augustin en a tra-cé quelques étapes dans « La Cité de Dieu » que j’évoquais précédem-ment.

Au nom de leur théologie de la transcendance, les grands prêtres du

temple de Jérusalem n’ont pu accueillir "la Bonne Nouvelle de la Grâce" (Ac 20,24) apportée par Jésus. Saint Paul lui-même reconnaîtra son zèle concernant la foi de ses pères, jusqu’au moment de sa conver-sion. Il reconnaîtra alors que ce zèle l’aveuglait. Saint Paul parle de « l’endurcissement d’une partie d’Israël » (Rm 11, 25). Mais il annonce en même temps que de cet « endurcissement », Dieu fera une grâce pour que le Salut puisse finalement atteindre tous les hommes, pour la pleine réalisation du dessein de Dieu : habiter en plénitude, en tous. Le Dieu et Père de Jésus-Christ qui n’est qu’Amour est un Dieu Sauveur. Il ne veut pas le mal, le péché, mais son vouloir d’Amour fera en sorte que même les conséquences du péché puissent tourner au bien et au Salut de tous. J’évoquais précédemment la confiance à laquelle nous sommes appelés, en tout ce qui arrive, hormis le péché. Dieu souffre du péché qui est à la source de nos résistances et de nos endurcissements. Mais les conséquences des endurcissements, de nos endurcissements indivi-duels, les conséquences des endurcissements idéologiques, religieux, Dieu les fait servir au chemin de sa grâce pour le Salut de tous. Il y a ainsi un judaïsme d’après la venue du Christ. Nous lisons dans la déclaration Nostra aetate du Concile Vatican II : « Au témoignage de l’Ecriture Sainte, Jérusalem n’a pas reconnu le temps où elle fut visitée ; les juifs, en grande partie, n’acceptèrent pas l’Évangile, et même nombreux furent

Page 23: Une Église dans la mangeoire - saintdenyslachapelle.frsaintdenyslachapelle.fr/IMG/pdf/lettre_pastorale_mgr_desfarges.pdf · fidèle à son Seigneu si elle n’est pas une Église

23

ceux qui s’opposèrent à sa diffusion. Néanmoins, selon l’Apôtre, les Juifs restent encore, à cause de leurs pères, très chers à Dieu, dont les dons et l’appel sont sans repentance (…) Du fait d’un si grand patrimoine spiri-tuel, commun aux chrétiens et aux juifs, le Concile veut encourager et re-commander entre eux la connaissance et l’estime mutuelles, qui naîtront surtout d’études bibliques et théologiques, ainsi que d’un dialogue frater-nel… » (&4) Ainsi nos frères juifs continuent de porter l’annonce de la Promesse faite à Abraham et au peuple juif. Dieu ne retire pas ses dons.

L’Histoire mystérieuse de cette "résistance" à l’accueil du Christ va se poursuivre dans l’histoire et même, parfois, se durcir. Dans le monde d’aujourd’hui, un certain rationalisme, fruit d’une raison orgueilleuse et sûre d’elle-même, refusant la soumission à toute transcendance, parti-cipe à cette résistance. Nous en voyons les conséquences pour l’humain. Ce qu’a entraîné une certaine philosophie de "la mort de Dieu" est un drame pour l’humain. Le monde occidental est malade de ses fermetures au spirituel. Il faut beaucoup d’humilité pour s’abandonner, sans savoir à l’avance que "celui qui s’abaisse sera élevé". (Lc 14,11 et 18,14)

Dans cette longue histoire de Dieu avec ses créatures, nous trouvons l’islam qui nous paraît participer à la fois de l’abandon (islam signifie sou-mission) à Dieu, au Dieu transcendant, mais aussi d’une forme de "résistance" au Dieu humble et doux de l’Évangile, révélé dans la Per-sonne même de Jésus.

L’islam, à cause de sa conception du monothéisme, attestation in-

transigeante de la transcendance de Dieu, le tawhid ) توحيد ) ferme et rend difficile l’accueil d’un Dieu humble qui vient demeurer chez sa créature, le Dieu humble qui se révèle à la Crèche et sur la Croix. Il ne peut accueillir Dieu dans un homme, Jésus de Nazareth, en qui « réside la plénitude de la divinité » (Col 2,9). Tout le malentendu entre Jésus et les autorités de la religion juive, que l’Évangile de Jean explicite surtout dans les chapitres cinq à huit, nous pouvons le transposer pour le malen-tendu au sujet de la figure de Jésus que l’on trouve dans le Coran. Jésus est certes considéré comme un grand prophète, mais, précisément, cette connaissance semble fermer l’accès à son mystère. Pour la foi chré-tienne, Jésus n’est pas seulement un prophète, ou un grand prophète. Il est Dieu lui-même venant inviter sa créature à une relation d’intimité

Page 24: Une Église dans la mangeoire - saintdenyslachapelle.frsaintdenyslachapelle.fr/IMG/pdf/lettre_pastorale_mgr_desfarges.pdf · fidèle à son Seigneu si elle n’est pas une Église

24

avec lui. À cet inouï de Dieu, l’islam dans l’attestation de sa foi constitue une fermeture.

Il y a ainsi une continuité entre le judaïsme d’après le Christ et l’islam. Des historiens et des théologiens en dévoilent parfois quelques éléments. Malgré toutes leurs oppositions, ces deux religions sont dans la continuité d’une forme de résistance (Saint Paul parle d’endurcisse-ment) à l’accueil du Verbe venu dans la chair. Au nom de l’intransigeante unicité de Dieu, l’islam refuse l’Incarnation et donc le mystère trinitaire. Par quels secrets des libertés le prophète de l’islam, qui a fréquenté juifs et chrétiens, en est-il venu à reprendre, à sa manière, le flambeau juif de la transcendance divine, d'une manière qui ne laisse pas place à son In-carnation ? Des personnages bibliques sont cités dans le Coran, souvent comme des justes. Mais comment expliquer qu’aucun de ceux que nous nommons prophètes dans l’Ancien Testament, les Isaïe… Jérémie, Amos ou Osée ne paraissent dans le Coran ? Or ces prophètes annonçaient un Dieu aux entrailles de miséricorde. Les musulmans invoquent le Dieu de miséricorde, mais seuls les mystiques vont jusqu’au bout de l’expérience d’un Amour qui ouvre à une communion de vie où l’un demeure en l’autre. Pour l’islam, le croyant demeure face à Dieu, devant Dieu. Pour le chrétien, le croyant reçoit de demeurer en Dieu.

J’ai conscience qu’il faudrait nuancer et développer ce que j’avance ici. Bien des musulmans qui ont une autre approche de la révélation ne s’y reconnaîtront pas. Notre propos ici voulait mettre en lumière, pour les chrétiens, la continuation dans l’islam de la croyance au Dieu trans-cendant, qui se rattache à une révélation historique se référant à Abra-ham. Ainsi, nous pouvons reconnaître que l’islam demeure habité par un élan intérieur, une foi. C’est l’aspect abandon ou soumission à Dieu, évo-qué précédemment. La foi en un Dieu personnel et Créateur, que l’Esprit d’Amour travaille du dedans des cœurs, permet et peut nourrir une foi et une vie spirituelle que l’on constate chez les mystiques, les grands qui ont pu écrire au sujet de leur relation à Dieu, mais aussi chez bien des gens simples, ordinaires, dont la vie spirituelle témoigne d’un abandon confiant à la volonté divine. Nous en sommes parfois émerveillés dans le quotidien de nos jours, ici en Algérie. C’est bien pourquoi l’Église a pu dire « qu’elle regarde avec estime les musulmans qui adorent le Dieu un, vivant et subsistant, miséricordieux et tout-puissant, créateur du Ciel et

Page 25: Une Église dans la mangeoire - saintdenyslachapelle.frsaintdenyslachapelle.fr/IMG/pdf/lettre_pastorale_mgr_desfarges.pdf · fidèle à son Seigneu si elle n’est pas une Église

25

de la terre, qui a parlé aux hommes. Ils cherchent à se soumettre de toute leur âme aux décrets de Dieu, même s’ils sont cachés, comme s’est soumis à Dieu Abraham, auquel la foi islamique se réfère volon-tiers.» (Concile Vatican II, Nostra Aetate, &3).

Il demeure que l’islam, comme religion, dans ses affirmations essen-

tielles et centrales, se ferme à l’inouï de la venue de Dieu dans la chair. Notre Église ici rencontre d’ailleurs moins l’islam que les musulmans ou plutôt des musulmans et c’est pourquoi l’Église dans ses déclarations officielles parle des musulmans et non de l’islam en tant que tel. Nous aimons reprendre cette affirmation du Concile Vatican II : « Associé au mystère pascal, devenant conforme au Christ (…) le chrétien va au devant de la résurrection. Cela ne vaut pas seulement pour ceux qui croient au Christ, mais bien pour tout homme de bonne volonté, dans le cœur des-quels, invisiblement agit la grâce. En effet, puisque le Christ est mort pour tous et que la vocation dernière de l’homme est réellement unique, à savoir divine, nous devons tenir que l’Esprit Saint offre à tous, d’une façon que Dieu connaît, la possibilité d’être associés au mystère pas-cal. » (Gaudium et Spes 22)

Ainsi notre regard sur l’islam et les musulmans permet de com-prendre et d’accueillir le fait que des personnes puissent être enrichies par la vie spirituelle des musulmans. Le bienheureux Charles de Foucauld a retrouvé le sens de Dieu en voyant prier les musulmans. Nous pouvons comprendre qu’en Europe, des hommes, des femmes, des enfants, as-soiffés de spirituel, retrouvent le sens de Dieu auprès de musulmans. Il peut arriver que des chrétiens risquent d’oublier les vérités premières de leur foi et de traduire en facilité religieuse et en banalisation l’inouï du don de Dieu, qui par amour s’est livré en quelque sorte à notre bon plai-sir. Ici le dialogue avec l’islam peut être bienfaisant, en nous aidant à te-nir ensemble la transcendance absolue de Dieu et sa proximité dans l’unique médiateur entre Dieu et les hommes qui nous a été envoyé.

J’évoquais plus haut "les aspects intérieurs de l’islam" dont les mys-tiques de la tradition soufie sont les témoins précieux. Cela nous permet aussi de persévérer dans le dialogue islamo-chrétien. Comme le Coran y invite nos frères musulmans, rivalisons dans la piété et les bonnes œuvres. (9)

9Le Coran, sourate V, 2 « Ô vous qui croyez… encouragez vous mutuellement à la piété et à la crainte révérencielle de Dieu ».

Page 26: Une Église dans la mangeoire - saintdenyslachapelle.frsaintdenyslachapelle.fr/IMG/pdf/lettre_pastorale_mgr_desfarges.pdf · fidèle à son Seigneu si elle n’est pas une Église

26

Notre regard permet aussi de comprendre la distance, voire le fossé entre l’islam et la foi chrétienne. A cause de sa dimension politique, so-ciopolitique, parfois idéologique, à cause de la centralité de la loi reli-gieuse, l’appartenance à l’islam sépare de ceux qui n’en sont pas. Ceux qui, venant de l’islam, deviennent disciples du Christ, vivent parfois dou-loureusement le fait de quitter cette appartenance quasi biologique, très sécurisante. En revanche, l’appartenance à Jésus ouvre à l’universel hu-main. La sécurité n’est plus celle d’un englobant, de la matrice commu-nautaire de l’Oumma, elle est celle de l’appui intérieur que donne une foi, jamais possédée, toujours renouvelée par un oui, un "fiat" de con-fiance, à redire chaque jour.

Ce détour plus théologique était nécessaire pour comprendre et fon-

der le témoignage des chrétiens. Il permet aussi, je crois, de situer à sa vraie place le dialogue islamo-chrétien. Le respect, l’accueil parfois émerveillé de la foi de l’autre n’empêche pas l’urgence du témoignage.

Le témoignage est l’affaire de tous. Mais aujourd’hui, nous sommes heureux que ce témoignage soit aussi porté par des jeunes auprès des jeunes. Je pense aux étudiants, étudiantes, subsahariens que nos aumôniers ont à cœur d’accompagner et de soutenir : certains parmi eux sont accompagnés jusqu'au baptême et à la confirmation pendant leur temps de présence dans

Page 27: Une Église dans la mangeoire - saintdenyslachapelle.frsaintdenyslachapelle.fr/IMG/pdf/lettre_pastorale_mgr_desfarges.pdf · fidèle à son Seigneu si elle n’est pas une Église

27

notre Eglise. . Car le chrétien porte un trésor, une bonne nouvelle, celle du Dieu couché dans la mangeoire. Saint Pierre nous le rappelle : « Soyez toujours prêts à rendre compte de l’espérance qui est en vous. » (1 P 3, 15) Et l’Espérance chrétienne n’est pas pour soi, pour les siens, mais pour tous, sans exclusion de quiconque. « Quand j’aurai été élevé de terre, j’attirerai à moi tous les hommes. » (Jn 12,32) Faut-il redire encore que le témoignage n’est pas prosélytisme, c’est-à-dire volonté de faire de l’autre un adepte de sa foi ? Il est acte d’amour. Dieu seul convertit les cœurs.

Le dialogue interreligieux

Il nous faut situer le dialogue interreligieux à l’intérieur du dialogue que Dieu Lui-même veut vivre avec sa création. Dans l’Évangile, la foi en la divinité de Jésus nous fait voir Dieu en dialogue avec ceux qu’Il vient re-joindre pour partager leur vie et leur offrir une intimité de vie avec Lui (10).

L’Église continue ce dialogue avec ceux chez qui elle est envoyée. Car l’Église est toujours « envoyée », présence sacramentelle de l’Envoyé, Jé-sus-Christ. Son amour veut entrer en alliance de vie avec tous. Telle est la source fécondante du dialogue de la vie que nous essayons de vivre, au jour le jour, avec tous ceux dont nous sommes proches.

10Ici nous pourrions relire l’encyclique du Pape Paul VI Ecclesiam suam (1964).

Page 28: Une Église dans la mangeoire - saintdenyslachapelle.frsaintdenyslachapelle.fr/IMG/pdf/lettre_pastorale_mgr_desfarges.pdf · fidèle à son Seigneu si elle n’est pas une Église

28

Le dialogue n’est pas d’abord une discussion théologique sur des ar-ticles de dogme. Le dialogue dont nous parlons se rapproche du dialogue amoureux. Celui qui aime va à la rencontre de l’aimée et l’invite à une relation qui peut aller jusqu’à l’intimité. C’est une image de ce que Dieu veut vivre avec ses créatures. Nous pouvons lire tout l’Évangile comme une suite de rencontres, avec leurs heureuses surprises, leurs émerveille-ments, leurs moments de communion, avec leurs difficultés, refus, épreuves, souffrances.

Comme nous le rappelions, le Dieu Trinité est un mystère de relation d’amour. Il y a échange permanent et don de soi permanent au sein de la Trinité sainte. C’est dans cet échange que Dieu veut introduire sa créa-ture et c’est Jésus, le Fils, qui vient à la rencontre des siens (« Il est venu chez les siens » Jn 1,11) pour offrir cette relation. « Recevoir celui que j’envoie, c’est me recevoir moi-même » nous dit Jésus (Jn 13,19). Tel est bien l’enjeu du dialogue qui est dialogue de Salut. Nous le vivons en nous offrant nous mêmes à la rencontre de tous ceux dont la vie nous fait proches.

Le dialogue qui cherche la rencontre de l’autre, au meilleur de lui, peut se vivre de bien des manières, selon les grâces du moment, depuis l’émerveillement devant la foi de l’autre, la confiance dans l’amitié parta-gée, jusqu’à l’épreuve douloureuse devant le refus de ce qui nous brûle le cœur. Il peut aussi prendre la forme du dialogue théologique toujours nécessaire où nous apprenons à connaître l’autre comme il se connaît lui-même, comme il se dit lui-même. Il nous faut dans notre Église conti-nuer à étudier l’islam pour bien le connaître.

Ce dialogue nous appelle sans cesse à la conversion. Notre cœur est invité à rester dans une attitude humble, respectueuse, confiante, atten-tive à l’œuvre de l’Esprit en soi et dans l’autre. L’autre, dans sa manière unique de vivre sa relation à Dieu, car l’Esprit Saint est aussi à l’œuvre en lui, peut m’ouvrir à tel ou tel aspect du mystère de Dieu qu’il ne m’avait pas été donné de recevoir jusque-là. La vérité est moins un énoncé à croire qu’un évènement intérieur qui lance en avant pour plus de vie et plus d’amour. Ce dialogue de la vie qui peut devenir dialogue spirituel ou dialogue théologique ne cherche pas à conquérir, il cherche à mieux con-naître l’autre pour mieux l’aimer et le servir. Même en cas de refus de l’autre, l’amour continue d’aimer et de vouloir le bien et le salut de celui

Page 29: Une Église dans la mangeoire - saintdenyslachapelle.frsaintdenyslachapelle.fr/IMG/pdf/lettre_pastorale_mgr_desfarges.pdf · fidèle à son Seigneu si elle n’est pas une Église

29

qui se ferme. L’Amour ne désespère de personne. La présence de l’Église n’est pas une présence conquérante. Elle se veut servante humble de la relation que Dieu, en Jésus, veut vivre avec tous ses enfants.

Nous osons croire que ce dialogue est précieux pour nos frères et sœurs de l’islam. La présence de chrétiens parmi les musulmans offre une altérité invitant à l’ouverture, à l’intériorité. Elle favorise un vivre ensemble qui, en respectant les consciences, maintient dans l’humilité devant le mystère de la grâce de Dieu dont l’Esprit nous fera toujours la surprise. Le Saint Père, lors son voyage au Liban en septembre 2012, a eu des paroles très fortes sur l’urgence et l’importance du témoignage que les croyants chrétiens et musulmans ont à donner ensemble pour la paix qui vient de Dieu.

Marie, chemin de dialogue

Comme Abraham est le modèle de la foi dans le Premier Testament, Marie est notre modèle dans le Nouveau Testament. Sur le chemin de la rencontre et du dialogue, Marie est notre compagne de route. Marie notre Mère travaille à la rencontre de tous ses enfants. Au Liban, chré-tiens et musulmans ont, depuis trois ans, une fête commune, le 25 mars, et c’est une fête de Marie, la fête de l’Annonciation. Nos frères et sœurs musulmans connaissent Marie, la vénèrent et certains la prient. En lisant le Coran, les musulmans entendent cette "salutation angélique" : « Ô Marie ! Dieu t’a choisie en vérité ; il t’a purifiée ; Il t’a choisie de préfé-rence à toutes les femmes de l’univers » (Cor 3,42). Une sourate du Co-ran (19) porte son nom, la sourate Myriam, où elle est évoquée. Certains mystiques la décrivent comme la « Reine du paradis », écho de l’invoca-tion chrétienne de Marie « Porte du Ciel ». Combien de musulmans, mu-sulmanes montent chaque jour à la basilique Notre-Dame d’Afrique, à Alger ? Ils sont saisis par l’invocation écrite au centre de la fresque or-nant l’abside de la basilique : « Notre-Dame d’Afrique, priez pour nous et pour les musulmans ». Combien viennent se recueillir dans cette basi-lique et y déposer leurs peines trop lourdes à porter ? À Constantine, Notre Dame de la Paix veille sur la ville. Au moment où l’emplacement de sa statue est devenu zone militaire, les autorités ont refusé qu’on

Page 30: Une Église dans la mangeoire - saintdenyslachapelle.frsaintdenyslachapelle.fr/IMG/pdf/lettre_pastorale_mgr_desfarges.pdf · fidèle à son Seigneu si elle n’est pas une Église

30

l’enlève. « Elle est bien ici », ont-elles dit. Il reste dommage que l’enclavement militaire en interdise l’accès. Mais la Reine de la Paix demeure.

Pour nous, avec Marie, nous savons que quand nous la prenons pour Mère comme Jésus nous l’a demandé sur la Croix (Jn 19,27), et quand nous lui demandons de prier pour nous, elle nous fait entrer dans une plus grande sensibilité aux motions de l’Esprit Saint au-dedans de nous. Marie est tel-lement unie à l’Esprit Saint que, quand nous sommes avec Marie, l’Esprit est toujours là. L’Esprit et Marie sont toujours à l’œuvre ensemble. L’Église de la mangeoire ne peut être qu’une Église mariale. Marie nous fera tou-jours passer de l’efficacité à la fécondité. L’Église nous invite à vivre, avec Marie, le "fiat" qui, seul, permet la fécondité venant du Ciel.

Nous aimons lire dans le récit de la Visitation (Lc 1,39-56) le para-

digme de la mission. Loin de toute conquête, la mission est une Visita-tion. Comme Marie, portant Celui qui nous porte, nous allons visiter nos frères et sœurs pour les aider et chaque rencontre est comme une effu-sion d’Esprit Saint, une Pentecôte. Comme dans le récit de la Visitation, l’Esprit est le maître d’œuvre de la rencontre, ouvrant à l’action de grâce pour les fruits reçus, des fruits toujours surprenants.

Page 31: Une Église dans la mangeoire - saintdenyslachapelle.frsaintdenyslachapelle.fr/IMG/pdf/lettre_pastorale_mgr_desfarges.pdf · fidèle à son Seigneu si elle n’est pas une Église

31

III

Divine surprise

Les nouveaux disciples

Le pape Jean-Paul II disait aux jeunes marocains réunis dans un stade à Casablanca, en août 1985 : « La loyauté exige que nous reconnaissions et respections nos différences. La plus fondamentale est évidemment le regard que nous portons sur la personne et l’œuvre de Jésus de Naza-reth. Vous savez que pour les chrétiens, ce Jésus les fait entrer dans une connaissance intime du mystère de Dieu et dans une communion filiale à ses dons, si bien qu’ils le reconnaissent et le proclament Seigneur et Sauveur. »

Or il se trouve que depuis quelques années, sans aucune volonté prosélyte de sa part, notre Église catholique (11) a la divine surprise d’ac-cueillir quelques nouveaux disciples, enfants du pays. Chacun à sa ma-nière, selon des chemins et des itinéraires très différents, refait l’expé-rience centrale de saint Augustin, d’une Présence éprouvée à l’intime du cœur profond. Ils parlent d’accomplissement, d’ouverture, qui leur ont 11Sans les oublier, je ne parle pas ici de nos frères protestants évangéliques beaucoup plus nombreux.

Page 32: Une Église dans la mangeoire - saintdenyslachapelle.frsaintdenyslachapelle.fr/IMG/pdf/lettre_pastorale_mgr_desfarges.pdf · fidèle à son Seigneu si elle n’est pas une Église

32

permis d’aller plus loin et ainsi de se trouver eux-mêmes en même temps qu’ils découvrent un Dieu qui les aime dans une absolue gratuité. L’une d’entre eux disait : « La foi au Christ m’a permis d’aller plus loin. Avant je priais, je croyais en Dieu, je pratiquais… J’avais des valeurs, j’ai-mais ma famille qui m’aimait. Mais j’ai entendu : ’aimez vos ennemis’. Quelle avancée ! J’ai découvert que Dieu aime tous les hommes. Il n’aime pas que les musulmans. Alors quelle ouverture du cœur et quel appel à aller plus loin... ! » Certes il y a des ruptures importantes avec la religion antérieure, et l’entrée dans une nouvelle liberté. Mais il y a aussi reconnaissance, souvent après un temps de relecture spirituelle, que leur histoire avec Dieu ne commence pas avec la rencontre du Christ. Cette rencontre avait été préparée grâce à la foi de tel ou tel membre de la famille ou d’un proche.

La fraternité partagée avec celui qui a attrapé « la maladie de Jésus » selon l’expression d’Ibn Arabi, mystique musulman(12), aide à porter les

peines et les souffrances inévitablement rencontrées sur ce chemin. Jésus, dans l’Évangile, n’a pas caché les persécutions qui attendent ses disciples. (Jn 15,20 et passim) Mais il a promis d’être toujours avec nous sans que nous n’ayons à nous soucier de notre dé-fense. « Mettez-vous donc

bien dans l'esprit que vous n'avez pas à préparer d'avance votre défense: car moi je vous donnerai un langage et une sagesse, à quoi nul de vos adversaires ne pourra résister ni contredire. » (Lc 21,14-15) (13)

12Ibn al-Arabi a écrit dans Al-Futuhat al-Makiyya, vol IV, p. 332 : « Celui dont Jésus est la maladie ne peut être triste » (Traduction Louis Massignon). 13Relisons les récits des premiers martyrs d’Afrique du Nord, tout spécialement ceux de notre diocèse. Nous pouvons compter sur leur prière pour nous soutenir.

Page 33: Une Église dans la mangeoire - saintdenyslachapelle.frsaintdenyslachapelle.fr/IMG/pdf/lettre_pastorale_mgr_desfarges.pdf · fidèle à son Seigneu si elle n’est pas une Église

33

Nous comprenons aussi les souffrances des proches qui, dans l’en-tourage de ces nouveaux disciples, sont mis dans la confidence. Il y a une souffrance à vivre de part et d’autre. Le dialogue islamo-chrétien est mis à l’épreuve. Mais un chemin lent et douloureux peut se faire lorsque l’authenticité intérieure, de part et d’autre, conduit au respect réci-proque du mystère des consciences. Il faut du temps pour que les proches découvrent l’authenticité du chemin spirituel de ces nouveaux disciples. Il faut aussi du temps à certains des nouveaux disciples pour, en relisant leur histoire spirituelle, découvrir que sur leur chemin, ils ont été marqués par la foi d’une mère, d’un père, d’un oncle, d’une grand-mère musulmans.

Ceux-ci sont peu nombreux dans notre Église catholique. Mais ils nous disent quelque chose du travail de l’Esprit dont fait également par-tie cette quête spirituelle, quête de sens, dont nous avons parlé précé-demment. Notre Église est aussi appelée à respecter ce travail de l’Esprit chez ses membres qui, selon une démarche sincère, choisissent de deve-nir musulmans. Nous observons cela en Europe actuellement et cela doit interroger notre Église sur la soif spirituelle que cela révèle.

En outre, nous sommes dans un moment de l’histoire où la liberté

de conscience est de plus en plus reconnue, malgré des réticences, voire des résistances ici ou là. Il y a en l’homme quelque chose d’irréductible, sa dignité personnelle, sa liberté, sa quête de la vérité. Cette quête de liberté, de dignité, d’appartenance citoyenne, travaille bien des peuples des mondes arabe et berbère, en ce moment. Quelles que soient les difficultés, les épreuves à venir, les combats intérieurs à mener, un élan irrépressible se fait jour dans les cœurs et les consciences. L’attention portée à la dignité de la personne humaine n’est pas le propre d’une cul-ture ou d’une civilisation. Tout homme, toute femme y aspire. Les formes de son épanouissement dans les peuples et les cultures peuvent varier, les chemins pour la croissance et la défense de cette dignité aussi. Mais il demeure un inviolable, une étincelle divine, au cœur de toute personne, dont Dieu seul est le gardien.

Page 34: Une Église dans la mangeoire - saintdenyslachapelle.frsaintdenyslachapelle.fr/IMG/pdf/lettre_pastorale_mgr_desfarges.pdf · fidèle à son Seigneu si elle n’est pas une Église

34

Chemin d’inculturation

Les nouveaux disciples ont à vivre leur foi dans le contexte de leur peuple et de leur société musulmane. La foi au Christ ne les en sépare pas. Au contraire, elle les invite à aimer et à aimer davantage même et surtout ceux qui les rejettent ou suspectent l’authenticité de leur conver-sion. Selon l’orthodoxie musulmane, ils ont quitté l’Oumma. Pourtant ces nouveaux disciples sont toujours, et plus que jamais, frères, sœurs, fils, filles, cousins, cousines, citoyens amoureux de leur pays, frères et sœurs universels. C’est la qualité de la vie nouvelle, reçue dans la vie avec le Christ, qui permet aux proches de reconnaître l’authenticité de l’expé-rience vécue et de la respecter peu à peu. C’est bien pourquoi la mission première des nouveaux disciples est d’être des diffuseurs de l’Amour du Christ dans leur famille, petite et grande famille, dans leur quartier, dans leur milieu de travail, dans leur pays. Leur milieu de vie est le lieu de leur ministère de laïcs. Ils sont des envoyés de l’Envoyé auprès des leurs. Le Christ ne les coupe pas, ne les sépare pas. C’est au cœur et en lien avec leur environnement musulman qu’ils ont à vivre leur foi chrétienne. La première annonce sera toujours celle de la charité, autrement dit de l’humain. Comme Jésus, les nouveaux disciples n’éviteront pas la Croix. L’amour ne cherche pas la Croix mais il la rencontre lorsqu’elle se dresse pour le disciple quand il est refusé au moment où il aime le plus.

Ces nouveaux disciples entrent dans une Église encore largement

étrangère. Mais ils découvrent une Église catholique, c'est-à-dire univer-selle où chacun peut vivre sa foi et la confesser dans sa propre culture, dans sa propre langue comme le jour de Pentecôte. Sur ce chemin, notre Église a encore un long chemin à parcourir. Les catholiques algériens se-ront les artisans de cette inculturation. Il est important qu’ils apprennent à dire leur foi, à l’exprimer avec leur sensibilité profonde, avec leurs mots. Il est bon qu’ils sachent partager très simplement les prières qui montent de leur cœur. Déjà des chants sont composés en langues kabyle et arabe.

Les nouveaux disciples n’ont pas à quitter leur culture. Au contraire,

ils découvrent comment le Christ vient sauver aussi leur culture de l’inté-

Page 35: Une Église dans la mangeoire - saintdenyslachapelle.frsaintdenyslachapelle.fr/IMG/pdf/lettre_pastorale_mgr_desfarges.pdf · fidèle à son Seigneu si elle n’est pas une Église

35

rieur, en valorisant ses richesses qui sont des traces de l’Esprit et en la purifiant de ses étroitesses et de ses suffisances.(14) Tout ce que le Christ touche, il ne le détruit pas, il le sauve, il le rend à sa beauté première. Il en est ainsi de notre salut personnel, comme du salut de la culture. Mais ne nous dérobons pas à l‘émondage inévitable (Jn 15). Nous voyons tous les jours que même après le baptême, le chemin de conversion est loin d’être achevé. Jésus a mis la barre très haut dans l’Évangile : « Vous donc soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait ». (Mt 5,48) Nous savons bien que la perfection dont il s’agit est celle d’aimer comme Dieu aime. Cela est impossible et pourtant saint Paul nous dit que « l’Amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs par l’Esprit Saint qui nous a été donné. » (Rm 5,5) Nous aiderons nos cultures à la conversion à la mesure de notre propre conversion. Les aspects de nos cultures qui sont appelés à la purification nous ont façonnés en profondeur. Il faut donc « une évangélisation des profondeurs ».

14Le Concile Vatican II a beaucoup insisté sur cet aspect de l’inculturation. Nous pouvons relire la Constitution Lumen Gentium et tout spécialement le chapitre II dont voici deux brèves citations : « L’Église, peuple de Dieu par qui ce royaume prend corps, ne retire rien aux richesses temporelles de quelque peuple que ce soit, au contraire, elle sert et assume toutes les facultés, les ressources et les formes de vie des peuples en ce qu’elles ont de bon… » (§ 13). « L’activité de l’Église n’a qu’un but : tout ce qu’il y a de germes de bien dans le cœur et la pensée des hommes ou dans leurs rites propres et leur culture, non seulement ne pas le laisser perdre, mais le guérir, l’élever, l’achever pour la gloire de Dieu, la confusion du démon et le bonheur de l’homme… » (§ 17). On peut encore relire avec profit le § 22 du décret Ad gentes et le § 44 de la Constitu-tion conciliaire Gaudium et spes .

Page 36: Une Église dans la mangeoire - saintdenyslachapelle.frsaintdenyslachapelle.fr/IMG/pdf/lettre_pastorale_mgr_desfarges.pdf · fidèle à son Seigneu si elle n’est pas une Église

36

IV

Une Église humble et servante

Une Église servante

Notre Église est dans la mangeoire, c’est là que nous sommes, c’est notre joie. Cette place humble fait de notre Église une Église servante. Un auteur spirituel parlait de l’évangélisation "dans la forme du lave-ment des pieds." Toute notre manière d’être doit être marquée par cette attitude qui est celle même de Jésus : « Je suis au milieu de vous comme celui qui sert » (Lc 22,27). Ce service trouve sa place à l’intérieur même des liens qui se créent dans la rencontre. Comme toute l’Église, notre Église locale est une Église diaconale, servante de l’humain. C’est le sens de ce que l’on peut appeler "nos œuvres" : cours de langues, biblio-thèques, soutien scolaire, service Caritas ou autres services.

Malgré les progrès importants réalisés dans notre pays depuis

l’indépendance, il y a cinquante ans, en termes de santé, d’éducation, d’infrastructures… Il y a toujours des Lazare, des Bartimée en bordure de route : mal-logés, handicapés, prisonniers, migrants…

Page 37: Une Église dans la mangeoire - saintdenyslachapelle.frsaintdenyslachapelle.fr/IMG/pdf/lettre_pastorale_mgr_desfarges.pdf · fidèle à son Seigneu si elle n’est pas une Église

37

La charité est inventive. Comme au temps de saint François et de saint Vincent de Paul, les sœurs Franciscaines Missionnaires de Marie, les Filles de la Charité continuent activement les liens de proximité et de solidarité tissés depuis longtemps. Les Petites Sœurs des Pauvres, filles de sainte Jeanne Jugan, dans leur Maison d’Hippone, accueillent des per-sonnes âgées que des familles démunies ne peuvent garder. Caritas a mis en place une formation pour éducatrices de jeunes enfants. Sans ou-blier les Sœurs Blanches qui, depuis leur fondation, ont beaucoup œuvré pour l’inculturation. Il faudrait ajouter toutes les initiatives plus person-nelles des uns et des autres. La liste n’est pas exhaustive et elle est appe-lée à s’allonger.

Dans toutes nos paroisses et communautés nous sommes invités à être attentifs aux plus pauvres. Il n’y a pas toujours besoin de structures pour apporter une aide quand nous le pouvons. Les migrants qui passent dans notre diocèse ont d’abord besoin d’un accueil respectueux. Leurs besoins ne sont pas toujours ceux que l’on croit. Ils veulent pouvoir prier et ainsi trouver la force de vivre la rude épreuve qu’ils sont en train de traverser.

Page 38: Une Église dans la mangeoire - saintdenyslachapelle.frsaintdenyslachapelle.fr/IMG/pdf/lettre_pastorale_mgr_desfarges.pdf · fidèle à son Seigneu si elle n’est pas une Église

38

Une Église qui prie son Seigneur

Tout apostolat commence dans la prière et se continue dans la

prière. Il nous faut prier pour croire à la force et à la fécondité de la prière. La Petite Thérèse a été proclamée patronne des missions alors qu’elle n’a pas quitté son Carmel. Cela indique bien la source de toute fécondité. Le Seigneur a appelé certains et certaines d’entre nous à se consacrer davantage à la prière. La lampe de la prière ne doit pas fai-blir15. La prière est comme une respiration de l’Amour. Prier permet à l’Amour de se densifier autour des personnes et des situations pour les-quelles nous prions. Notre Église vit une grâce d’intercession, interces-sion pour tous ceux dont la vie nous fait proches, intercession pour les blessés et les victimes de situations dramatiques, intercession pour ceux qui commettent le mal. Notre Église vit aussi une prière de louange et de bénédiction. Dieu est plus grand et nous surprend chaque jour. Il nous invite à bénir, dire sa bienveillance pour tous et aussi pour ceux qui nous veulent du mal, comme nous y invite l’Apôtre Paul (Rm 12,14).

15Je rappelle l’alliance de prière du jeudi. Pour ceux et celles qui le peuvent, nous sommes invités chaque jeudi entre 16 heures et 23 heures à prendre un temps de prière, seul, en famille, en communauté, en groupe, entre dix minutes et une heure, en alliance de prière, dans la louange et l’intercession.

Page 39: Une Église dans la mangeoire - saintdenyslachapelle.frsaintdenyslachapelle.fr/IMG/pdf/lettre_pastorale_mgr_desfarges.pdf · fidèle à son Seigneu si elle n’est pas une Église

39

Une Église du pardon et de la miséricorde

La grâce du témoignage des frères de Tibhirine et particulièrement de Frère Christian, à travers son testament, continue d’être donnée à notre Église. Frère Christian a pardonné d’avance à celui qui devait le mettre à mort. Beaucoup de consciences, bien au-delà de notre Église, ont été bouleversées par ce pardon. Jésus a donné son Esprit à ses dis-ciples pour qu’ils remettent les péchés. L’Église doit savoir demander pardon pour ses péchés anciens ou récents comme elle doit sans cesse donner le pardon et inviter chacun et chacune d’entre nous à pardonner « jusqu’à soixante-dix fois sept fois ». (Mt 18,22) L’Église est faite de pé-cheurs, mais de pécheurs pardonnés. Le signe que nous accueillons le pardon est que nous le donnons. Ne nous endormons pas sur une colère, un ressentiment, une amertume. Jésus dans notre cœur veut nous faire la grâce d’offrir le pardon sans préalable. Dans notre manière d’accueillir les confidences des personnes, nous pouvons signifier le pardon que Dieu leur donne. Les aumôniers de prisons peuvent en témoigner. Ils font signe, auprès de ceux qu’ils visitent, de la miséricorde de Dieu. Notre monde et notre peuple ont tellement besoin de faire l’expérience de la miséricorde de Dieu.

Un Église eucharistique

La prière qui fait et édifie sans cesse notre Église est l’eucharistie. L’Église de la mangeoire est une Église eucharistique. Dès la Crèche, toute l’humanité est convoquée et l’Amour commence son chemin de Croix. Sur la Croix, la Trinité Sainte attire tout à elle.

Le Christ vivant, ressuscité, est notre communion. Nous avons be-

soin de nous nourrir fréquemment, autant que nous le pouvons, de cette Vie. Nos Eucharisties sont missionnaires, car elles sont l’eucharistie du Christ sur le monde et sur l’Algérie. Nous sommes dans le temps du pas-sage de ce monde au Père. Nos eucharisties célébrées en tout petit groupe ou en grande assemblée sont toujours l’unique Eucharistie du Christ. En Lui et avec Lui, nous amenons avec nous toutes les personnes et situations que nos solidarités quotidiennes nous ont fait rencontrer et

Page 40: Une Église dans la mangeoire - saintdenyslachapelle.frsaintdenyslachapelle.fr/IMG/pdf/lettre_pastorale_mgr_desfarges.pdf · fidèle à son Seigneu si elle n’est pas une Église

40

nous les offrons. Nous apportons toutes les « notes eucharistiques», ces vies livrées, ces gestes de don de soi dont la vie nous fait témoins. Nous déposons aussi dans le calice, le sang, les larmes et les drames qui ont blessé notre cœur et celui du Seigneur, pour que le Sang de l’Amour vienne les irriguer.

Les temps d’adoration devant le Saint Sacrement sont des moments de grâce. Quel signe plus humble, plus simple, de la Présence du Christ vivant au milieu de nous ! En le contemplant nous nous laissons aimer et regarder et, là encore comme à la Crèche, nous pouvons y rendre pré-sents tous les proches, les collègues, les voisins, les blessés de la vie, notre peuple, nos peuples…

Une Église œcuménique

Notre Église catholique entretient et désire entretenir des liens fra-ternels et spirituels avec nos frères et sœurs des Églises protestantes et évangéliques. Rendons grâce pour les moments où il nous est donné de prier ensemble et d’écouter ensemble la Parole.

Il y a cependant entre nous des différences que nous ne pouvons nier ou ignorer. Elles peuvent parfois nous faire souffrir. Cette souffrance entretient en nous la soif de l’Unité. Nous nous devons la vérité et la loyauté sur ce qui nous sépare, non pour le cultiver, mais pour nous re-connaître dans nos richesses propres. Dans notre Église catholique, le mystère de la vie sacramentelle, le sens des ministères ordonnés et de la

Page 41: Une Église dans la mangeoire - saintdenyslachapelle.frsaintdenyslachapelle.fr/IMG/pdf/lettre_pastorale_mgr_desfarges.pdf · fidèle à son Seigneu si elle n’est pas une Église

41

tradition apostolique, la demande d’intercession à Marie, le service de l’Unité rendu par le Saint Père, trouvent leur place dans l’intelligence que nous avons du mystère de l’Incarnation et parfois de celui de la Croix. Notre unité est dans la foi en Jésus-Christ. Cette foi nous appelle à la fraternité œcuménique pour la vérité de notre témoignage.

Une Église appelante

Comment continuer à faire aimer notre peuple algérien et son Église ? Notre Eglise est à l’écoute des appels de l’Esprit à une vie reli-gieuse et sacerdotale parmi ses enfants. Elle désire aider chacun, cha-cune au discernement de sa place en son sein. Mais nous avons besoin aussi de frères et de sœurs, de fidèles laïcs, de prêtres, de religieux, de religieuses qui viennent nous rejoindre pour continuer le témoignage. Notre Église appelle. Elle a besoin de l’Église universelle pour continuer la mission. « La moisson est abondante, mais les ouvriers sont peu nom-breux, priez donc le Maître d’envoyer des ouvriers à la moisson » (Mt 9,38). Croyons-nous que la moisson est abondante ? Éprouvons-nous la soif de Dieu qui veut boire à la source du cœur des tous ses enfants ? « J’ai soif » (Jn 19,28), nous supplie encore Jésus aujourd’hui. Entendons-nous ce "J’ai soif" au plus profond de notre peuple ?

Désirons beaucoup pour que cela nous soit donné. Invitons pour un séjour, un stage, un pèlerinage.

La restauration de la Basilique Saint Augustin d’Hippone attirera, nous l’espérons, des pèlerins sur les pas de saint Augustin. Confions cela à l’intercession de sainte Monique, saint Augustin et de tous les saints de notre diocèse.

Page 42: Une Église dans la mangeoire - saintdenyslachapelle.frsaintdenyslachapelle.fr/IMG/pdf/lettre_pastorale_mgr_desfarges.pdf · fidèle à son Seigneu si elle n’est pas une Église

42

Pour ne pas conclure

Quelles que soient les raisons initiales de notre présence en Algérie, la naissance, un mariage, l’envoi d’une congrégation ou d’une autre Église, des études, un travail sur les chantiers internationaux, une mis-sion diplomatique, tous, nous sommes appelés à vivre l’Évangile dans la forme du lavement des pieds, dans le dialogue de la vie, la rencontre spi-rituelle.

Chrétiens, il ne s’agit jamais pour nous de nous couper, de vivre en ghetto, mais d’aller toujours plus loin dans les liens avec le pays, la fa-mille, les voisins, les collègues, les pauvres. L’Amour du Christ nous presse. L’Histoire sainte, l’histoire de l’action divine, la suite des Actes de Apôtres, continue de s’écrire par nos vies et elle s’écrit par le témoi-gnage qui est d’abord le témoignage de la vie. « Vous êtes mes té-moins » (Lc 24,48), continue de nous dire le Seigneur. Il le dit à notre Église. Il le dit à chacune et chacun d’entre nous. Il est toujours avec nous et Il nous donne sa Mère pour qu’unis à elle, nous restions tou-jours, en son Fils, à l’écoute de l’Esprit.

Le Saint Esprit est le grand Maître d’œuvre de l’Histoire sainte du Salut du monde, du Salut de chaque peuple et du Salut de chacun. « Dieu ne fait pas de différence. En toute nation, celui qui le craint et pratique la justice lui est agréable.» (Ac 10, 34) Son Esprit est à l’œuvre dans le cœur de tous les hommes pour les conduire au bonheur des Béatitudes. Sur ce chemin certains trouvent appui dans leur foi musulmane, d’autres sont appelés par le Christ à porter son nom, pour porter la bonne nouvelle de la grâce qu’Il veut donner à tous, pour hâter sa venue chez les siens. Tous, les uns par les autres, les uns avec les autres, sommes appelés à l’abandon au Souffle dont on ne sait « ni d’où Il vient, ni où Il va » (Jn 3,8).

Paul Desfarges Évêque de Constantine et Hippone

[email protected]

Page 43: Une Église dans la mangeoire - saintdenyslachapelle.frsaintdenyslachapelle.fr/IMG/pdf/lettre_pastorale_mgr_desfarges.pdf · fidèle à son Seigneu si elle n’est pas une Église
Page 44: Une Église dans la mangeoire - saintdenyslachapelle.frsaintdenyslachapelle.fr/IMG/pdf/lettre_pastorale_mgr_desfarges.pdf · fidèle à son Seigneu si elle n’est pas une Église