Une Histoire du Jazz.pdf

Embed Size (px)

Citation preview

  • Ds 1503, arrivent sur lle dHispaniola (Hati)les premires cargaisons de ce que lon appellerapudiquement : bois dbne. Venus dEurope bord de navires spcialement amnags, lesngriers changent de la verroterie contre des esclaves,la plupart du temps recels par des chefs de tribusafricains eux-mmes. Les conditions de traversesont effroyables, les esclaves sont entasss dans descompartiments de planches extrmement exigus.La nourriture est indigente et les tentatives de rvoltesmtes dans le sang. Aprs plusieurs mois de calvaire,les esclaves sont cds contre des lettres de changeou des produits tropicaux que les marchands ngrierssempressent dcouler ensuite sur le march euro-pen. En 1619, un ngrier hollandais vend unchargement desclaves aux planteurs de tabac deVirginie qui dmarrent ainsi linstitution esclavagistedans les colonies britanniques. Les Noirs que lonvient dacqurir sont marqus au fer et portent lesinitiales de leur matre. Les cadences de travail sontinfernales, les familles sont organises selon le bonvouloir du matre et le mariage entre esclaves nest pasreconnu par la loi. Les propritaires blancs vivent dansla hantise permanente dune rvolte. Les ethnies sontmlanges afin danantir leur systme dorganisationtribale, de limiter les tentatives dinsurrection ou lessuicides collectifs.

    Lexplication sociologique de lanaissance de cette musique qui est lantre ici est que les Noirs damrique

    navaient plus de tambours. Dizzy Gillespie

    Tout commencedans labomination.Quatre sicles dhor-reur mthodique etde souffrance touf-fe, quatre siclestraverss dpouvan-te et de honte, toutun cortge de misres et dinfamies, quatresicles de drame qui verront sentasser dans leNouveau Monde une population de quinzemillions desclaves noirs, arrachs leur terredAfrique, et dont prs de deux millions mour-ront en cours de route. Pour exploiter lesressources du nouveau continent, les colonsblancs vont rechercher une main duvre lentretien peu coteux et la rentabilitimmdiate. Les marchands desclaves sorgani-sent rapidement pour puiser dans le rservoirde l Ouest africain et constituer le stockdhommes ncessaire au remplacement dunepopulation indienne dcime par les bataillesde conqute, le travail forc et les maladies.

    L es Black Codes (Codes Noirs) dicts par les planteursdu Sud, veulent effacer toutes les traces de la culturetraditionnelle africaine et limiter le contact des esclavesavec le monde extrieur. Les rglements interdisent auxesclaves de se battre entre eux, de jurer, de possder de lalcoolet de vendre une quelconque marchandise. Langlais est la seulelangue tolre, les parures, les religions et les coutumes ances-trales sont bannies et lusage des instruments de musique estcruellement rprim. Lutilisation des tambours et fltesdorigine africaine est dautant plus rprime quelle peutconstituer une menace de rbellion en propageant des messagesde ralliement. Le seul instrument de percussion admis estle fouet qui rythme la vie des Noirs en claquant et sabattantsur leur dos longueur de journe.

    Un des phnomnes les plus symboliques et les plus aber-rants de la condition noire aux Etats-Unis est lapparitiondes minstrels shows qui dferlent dans tout le pays audbut du XIXe sicle. Spectacles imitant vulgairement leschants des plantations, les tournes de minstrels prsentent desmusiciens blancs qui se barbouillent le visage de cirage noir,reproduisant une version grotesque et abtardie de la musiquenoire. Jusque vers le Sud, ou plus loin encore vers lOuest cali-fornien, les minstrels shows , que lon appelle aussi chanteursthiopiens, rempor-tent des triomphes etdonnent naissance un phnomne enco-re plus extravagant etpervers. Pour accderau monde du spec-tacle et gagner leuraccession la recon-naissance publique,les musiciens noirssont contraints leurtour de se peinturlu-rer la manire desminstrels blancs,mettant ainsi enscne la caricature deleur propre culture.

    Lors des bals, des ftes prives, des pique-niques et autresfestivits, les matres des plantations ont coutumedutiliser les talents de musiciens de certains esclaves.Au XIXe sicle, les morceaux en vogue sont dune grandevarit : quadrilles, polkas, airs doprette, ballades... Les Noirsutilisent principalement des instruments cordes occidentaux(souvent reconstitus avec les moyens du bord) pour interprterle rpertoire blanc : violon, mandoline, guitare, quelquefoisle violoncelle et la contrebasse, et surtout le banjo, instrumenthybride dont lanctre africain sappelait le bania ou banjar.Les rceptions sont ainsi animes par des string bands(orchestres cordes) o les musiciens, endimanchs pourla circonstance, jouent pour satisfaire le dsir dexotismedes propritaires blancs.

    Les codes noirs

    Les faux frres

    Les cordes sensibles

    M algr tous les interdits, les Work Songs (Chants deTravail) permettent aux esclaves de prserver leursens musical, de rassembler la collectivit linsu desBlancs et de maintenir une des manifestations les plusexemplaires de leur culture. Essentiellement chants dans leschamps de coton, sur les chantiers des voies ferres ou dansles prisons, ces Work Songs se dveloppent a capella dans unchange dappels et de rponses. Un soliste lance une phrase,aussitt reprise en chur par le groupe, contribuant ainsi soutenir leffort ou allger la peine. Dpouill de touthabillage instrumental, interprt avec ferveur et scandsur un rythme pre, rptitif et puissant, le Work Song estla forme la plus proche des musiques africaines originelles.Les Hollers, plus concis, violents et brefs que le Work Song,sont le plus souvent des cris de ralliement, des messages codsou simplement de courts fragments mlodiques rvlantlidentit de celui qui les entonne.

    Le chant de la douleur

    Le bois dbne

    Croquis d'un demi-pont et d'un pont de bateau ngrier

    LES RACINES

  • Cette petite chanson que je vous chanteVous savez, bonnes gens, quelle est vraie (...)

    Ils disent : si vous tes blanc, vous tes bien. Si vous tes brun, passe encore

    Mais comme tu es noirMmm, Mmm,

    vieux frre, va-t-en, va-t-en.

    Big Bill Broonzy (extrait du blues Black, Brown and White )

    Pour moi et pour un tas dautres types, Bessie Smith tait la fois une mre, une sur, une amie et une amante. Cest elle

    qui nous avait appris peu prs tout ce que nous savions et qui nous donnait le courage de resterfidles notre musique. Et ils lavaient reprise

    et assassine,l-bas, dans le Sud, assassine froidement parce que, comme elle le chantait,

    elle ntait pas claire de peau, mais plutt brune, et plus femme que ne pouvaient

    ladmettre tous ces empafs de blancs mens par Jim Crow.

    Mezz Mezzrow

    Le blues est le chef duvre obscur du XXe sicle,luvre au noir quaucun alchimiste ne peut vrai-ment dcrypter. Cristallisation lente, amalgamesecret et fonte bouillante, alliage musical savantet fruste, subtil et tellurique, entre lart du griotafricain et le rpertoire blanc europen. Cris descueilleurs de coton et gavottes franaises, appels

    des chantiers et berceuses allemandes, chants de labeur et ballades irlandaises,mlopes de douleur et polkas lointaines, tout un brassage dinfluences, touteune combustion de matires musicales, une dcoction de comptines mlanco-liques, de terre sanglante, de valses entranantes et damours impossibles,dhymnes sacrs, de mmoire bafoue, de quadrilles lgers, de misre et desolitude. La transmutation des sons blancs et noirs en or bleu. Un mystre.

    A prs la guerre deScession, lorsque lestroupes yankees va-cuent le dernier tatoccup (Louisiane), lesanciens esclaves se retrouvent la merci de lesprit revan-chard des Blancs sudistes.Sils sont librs, les Noirs nesont pas libres pour autant.En 1871, 297 Noirs sont lyn-chs en un seul mois laNouvelle-Orlans, 200 autressont assassins en une semai-ne de 1874 dans leMississippi, 832 sont pendusen 1883 dans le comt deTallahatchie et plus de 1100de leurs frres priront entre1900 et 1914 dans le Sud desEtats-Unis. Beaucoup dentreeux partiront dans un exodemassif vers le mirage indus-triel des grandes villes duNord et de l'Est o ils conna-tront le chmage et lapromiscuit misreuse desghettos. Mpriss, crass,rejets par les Blancs, ilsdveloppent paralllement leur vie religieuse intense, uneculture profane originale,engendre dans lisolement etlexclusion.

    Dans ces circonstanceshistoriques, natra le blues.Chant derrance douloureuse,colport par des musiciens iti-nrants, des pianistes detripots clandestins ou des gui-

    taristes vagabonds, des fer-miers solitaires criant deshollers au milieu des champs,des dtenus croupissant dansles pnitenciers, des forats dechain gangs (groupesenchans) entonnant leurpeine sur les chantiers, desouvriers de voies ferres scan-dant leurs efforts coups demarteau, des travailleursforestiers et des bateliers ron-gs par la misre. Le bluessest dplac le long desroutes, des fleuves et des railsde chemin de fer. Son histoireest lente, se dveloppe peu peu, sinstalle ici pour mieuxressurgir l-bas. Une histoireo il faut toujours tenir comp-te de la gographie, desAppalaches jusquaux ghettosinsalubres de Chicago en pas-sant par le Texas, les villes deMemphis et Saint Louis. Lesmouvements migratoires desNoirs, le plus souvent partirdes zones rurales du Sud endirection des villes de lEst etdu Nord, crent des stylesmusicaux diffrents maisconscients davoir une identi-t commune. N dans le Deltadu Mississippi, le blues sestpropag sur le territoire am-ricain et sest dvelopp avecle sicle dans une multitudede courants dont les fron-tires sont parfois floues.

    Bessie Smith (1898-1937)

    Baptise Impratrice du Blues par ses nombreux admira-teurs, elle enregistre partir de 1923, New-York, pour lafirme Columbia. Fabuleuses sances denregistrement olon trouve les meilleurs instrumentistes de lpoque,notamment Louis Armstrong (tp), Fletcher Henderson ouJames P. Johnson (p). Ces faces historiques graves danslurgence donnent entendre un blues souplement balan-c, poignant et enjleur, acide et voluptueux. Bessie Smithnhsite pas interprter des textes ralistes, crus etrageurs, o sont dpeintes avec force les misres de lexis-tence, les souffrances amoureuses, les catastrophesclimatiques et les ivresses de la boisson. Cette femme l-gante et dune beaut panouie, au caractre emport et la vie sentimentale houleuse, prise de libert et volontiersbagarreuse, connatra un dclin prmatur aprs laGrande Crise.

    &Les classic blues singers

    Des chanteuses de talent ont ouvert la voie de lenregistrement. Souvent issues

    de milieux populaires noirs ou du monde descabarets, imprgnes parfois de blues ruralauthentique, elles dveloppent nanmoins

    leur art dans le contexte manir des vaudevilles, des spectacles itinrants

    et des music-halls. Avec un train de vie aussi fastueux et agit quphmre et meurtri,

    les chanteuses de blues, dites classiques, sontgnralement accompagnes par des

    orchestres composs de cuivres et dune section rythmique avec piano,

    contrebasse, guitare ou banjo.

    &

    Mamie Smith (1883-1946)

    Le 10 aot 1920, la ptulante Mamie Smith enregistreCrazy Blues pour la marque Okeh et entre de plain pieddans la lgende en proposant au public le tout premierdisque de blues. Il se vendra 75.000 exemplaires enune semaine et atteindra le seuil du million en peine six mois. Gravement malade, floue par son manager etfinancirement dmunie, la premire grande vedette dudisque mourra dans une chambre meuble de Harlem.

    Ma Rainey (1886-1939)

    Cette femme dapparence gaillarde et au franc-parlerdvastateur, grande consommatrice dhommes etdalcool, est originaire de Gorgie o elle est ne sous lenom de Gertrude Pridgett. Surnomme La Mre duBlues, Ma Rainey est unanimement apprcie pour sontimbre de voix austre, ses gmissements rugueux et lapuret de son interprtation.

    BLUES

    Blind Blake (1890-1935)

    Malgr une voix bien place et des thmes solides, on retient sur-tout de ce prcurseur de la guitare ragtime, une magnifiquevirtuosit instrumentale due un jeu de main droite exceptionnel.Ses enregistrements raliss entre 1926 et 1932 sont encore desrfrences majeures pour la plupart des guitaristes.

    Blind Willie McTell (1898-1959)

    Ce musicien aveugle et solitaire, spcialiste de la guitare douzecordes, a arpent les rues, les marchs et les lieux publics de laville dAtlanta dont il sest fort peu loign, pour mieux prcher sapassion du blues. Les nombreux disques gravs entre 1927 et1956 prouvent que sa dextrit sur douze cordes reste encoreaujourdhui un modle du genre.

    Sur la route

    Phot

    o X

    Phot

    o X

    Phot

    o X

    Photo X

    Phot

    o X

  • Je pense que le blues est la racine. Le jazz est une extension. Les meilleurs

    musiciens de jazz sont les plus grands inter-prtes de blues. Et nous, bluesmen, apprenons

    beaucoup des jazzmen. Ils matrisent davantage de rythmes et daccords.

    Cela enrichit notre style.

    B. B. King

    Tous ces chanteurs de blues dont je vous ai parl, et je veux dire tous ceux qui ne sont pas encore dcds, se rjouiraient

    fort si quelque chose de chouette tait fait pour eux maintenant, de leur vivant.Pourquoi attendre leur mort pour le faire ? Est-ce parce quun mort ne peut plusparler ou demander de largent ? Il faut comprendre que beaucoup dentre eux se

    dcouragent en voyant que leurs disques rapportent beaucoup et quils sont peine pays. Ils doivent mme exercer un autre mtier pour avoir de quoi vivre,

    et souvent on agit avec eux comme on le fait avec une mule qui devient tropvieille pour tirer une charrue ou un chariot - on la met dans une prairie o

    elle crvera de faim, ou on la descend dun coup de fusil pour sen dbarrasser. Oui, les chanteurs de blues attendent patiemment

    le grand jour, qui ne vient jamais. Ils continuent desprer, de chanter et jouer le blues...

    Big Bill Broonzy

    Muddy Waters (1915 - 1983)

    Le jeune Mac Kinley Morganfield doit son surnom sa grand-mre qui en avait assez de le voir serouler dans les eaux fangeuses du fleuveMississippi. Hros du ghetto de Chicago grce son lectrification du blues rural quil adapte lurbanit brutale de Chicago, Muddy Watersenregistre ds 1947. Sa guitare hurlante ou mur-murante sous la pression du bottle neck, sa voix

    grave et dclamatoire, oscillant entre le parler etle chant, des titres aussi puissants que RollinStone , Hoochie-Coochie Man, Mannish Boy , GotMy Mojo Working ou Cant Be Satisfied , luivalent la vnration de tous, y compris des jeunesmusiciens de rock blanc qui voient dans ce musi-cien charismatique, le pre du blues.

    Big Bill Broonzy (1893 - 1958)

    Vingt et unime enfant dune famille de paysans, William Lee Conley Broonzy anime les pique-niques et les ftes champtres de son Mississippi natal, travaillecomme mineur, puis choue Chicago o il frquenteles meilleurs bluesmen de sa gnration. Il enregistreranormment pour divers labels et deviendra trs populaire auprs du public blanc qui verra en lui ungardien de lhritage folk et des thmes traditionnels. Sa technique instrumentale est dune grande richesse,particulirement brillante dans le style de la guitare ragtime. Sa voix a un grain facilement reconnaissable,tour tour violente et accable, tendre et sarcastique, terrienne et urbaine.

    John Lee Hooker (1917)

    Originaire de Clarksdale dans le Mississippi, ce guitariste la technique fruste et hypnotique, accentue laccompagnement obsessionnel de sa guitare, en martelant la scne avec des chaussures cloutes et en chantant dune voix sombre, rude, envotante et angoissante force de dpouillement.

    B. B. King (1925)

    N Riley Ben King Itta Bena, Mississippi, et form dans les glises baptistes, B. B. King chante avec les lans lyriques du preacher en tat de grce. Une voix toute en nuance, tantt plaintive ou hurleuse,confidentielle ou dramatique, intimement mle aux accords fulgurants de sa guitare Lucille .

    I l est gnralement convenu de traduire le terme bluespar cafard, spleen ou dprime. Lquivalence restecependant trs approximative. Si, effectivement, avoir leblues signifie avoir le bourdon, il est difficile de resti-tuer toute la palette des sentiments exprims et des sujetsabords : amour du ou trahi, insinuations rotiques oupaillardes, misre sexuelle, alcoolisme, maladies, problmesconomiques, fatigue du labeur ou manque de travail, mau-vaise humeur dun patron, jolie fille entraperue, souvenirspnibles, pertes au jeu, rencontres de hasard, magie, dnon-ciations raciales et relations dvnements quotidiens...

    Si lon voulait rendre toute la dimension potique et dra-matique de cette musique, avoir le blues ce pourrait treavoir des bleus lme, force de coups et dhumiliations. La premire fois que jai rencontr le blues, il marchait travers les bois/ Il frappa ma porte et me fit le plus demal quil pt/ Maintenant, le blues men veut et me poursuitdarbre en arbre/ Tu aurais d mentendre implorer : M. Blues, ne massassine pas/ Bonjour, M. Blues, que fais-tu ici si tt ?/ Tu es avec moi ds le matin, mais aussi chaquenuit et chaque aprs-midi. Little Brother Montgomery(First Time I Met The Blues )

    Plusieurs sortes de bleuPh

    oto

    X

    Phot

    o Ph

    . Cib

    illePh

    oto

    Ph. C

    ibille

    Phot

    o Ph

    . Cib

    ille

  • Contrairement aux autres formes musicalesque sont les worksongs, le gospel et leblues, crs ltat brutdans les conditionspnibles de lesclavage,

    le ragtime est une musique sophistique, labore par une toute petite partie de lacommunaut noire qui a eu accs une culture de base, souvent citadine, qui lit,crit et connat la musique, une frange certes trs minoritaire de la population decouleur mais qui peu peu se dveloppe en sappropriant les instruments europenscomme le saxophone et la trompette dans les fanfares, et parfois le piano des salonsde la bourgeoisie blanche. Cakewalks, blues, mlopes des spirituals, valses euro-pennes, quadrilles, musiques militaires, chansons de minstrels et ballades vont sefondre harmonieusement dans le creuset des compositeurs de la fin du XIXe sicle.

    RAGTIME,STRIDE

    Conjointement au dve-loppement du stride, unautre genre pianistiquenat dans le Chicago desannes 20 sous le nomde boogie-woogie. Cestyle, dont le terme estprobablement inspir dune onomatopeferroviaire, nest autre quune driveurbaine de ce que lon a appel au dbutdu XXe sicle, le barrelhouse piano ou lehonky-tonk piano, ns tous deux sur lesclaviers misrables des tripots du Sud etdes bars de campagne. Fond sur lestrames harmoniques du blues, le boogie-woogie accentue des lignes de bassesroulantes, rptitives, puissammentjoues "ostinato" par la main gauche.

    ET BOOGIE-WOOGIE

    Meade Lux Lewis (1905-1964)

    N Chicago, ce fils de cheminot commence jouer du pianotout en pratiquant plusieurs mtiers pour survivre : chauffeur de taxi, ouvrier terrassier, laveur de voitures... Il a enregistr plusieurs chefs duvre, dont le clbre Honky Tonk Train Blues,morceau dinspiration ferroviaire. Meade Lux Lewis reste une rfrence majeure du boogie par la qualit de ses compositions mais surtout par sa technique muscle, volontiers grinante et dirty , privilgiant les jeux doctaves et trs enracine dans la tradition du honky-tonk .

    Avant ScottJoplin, en tout cas,on considrait le ragtime comme unesimple corruption de la vraie musique. La maingauche, cest a quifait le ragtime. Vous connaissez la RhapsodieHongroise deLiszt? Eh bien,

    comme je le dis souvent, mmesi on ne le reconnat pas, cestdu ragtime. Ds quon syncopela mlodie de la main droite etquon joue le rythme de lautre,cest du rag.

    Eubie Blake (1883-1983) L e ragtime est unemusique qui a dsextraire lentement de lamarginalit des lieux dedivertissement. Ltymologiedu mot ragtime est suffi-samment explicite. Form partir de ragged (dchir enlambeaux) et time (temps) ,il est vident que ceux quipratiquent cette musiquesattachent avant tout mettre le temps en lam-beaux. Cependant, le ragtimenest en aucun cas une simple

    dstructuration dsordonnede formes musicales prexis-tantes. Si son rpertoiresappuie lorigine sur desairs folkloriques noirs, lepiano ragtime bouleverseessentiellement le jeu mlo-dique de la main droite ensyncopant, en dplaant lesaccents et en dcalant le ryth-me, mais sans toutefoismarquer de syncope la maingauche, conservant ainsi unepompe de basses rgulires.

    Scott Joplin (1868-1917)

    Aprs avoir arpent les localitsfivreuses du Sud et jou danstous les cabarets, saloons,salles de billards et bordels quise prsentent lui, le predu ragtime sinstalle Sedaliaen 1895 et joue dans lesquartiers de plaisir tout enmenant paradoxalement uneexistence plutt range, voiretrs respectable. Auteur denombreux chefs-duvre dontle clbre The Entertainer(thme du film LArnaque ), ScottJoplin se fixe New York en 1907,et mourra dans la misre et lpuise-ment aprs lchec de son opraTreemonisha..

    Jelly Roll Morton (1885 ou1890-1941)

    Cet homme insolite, hrospicaresque et mystificateurde gnie, fabuleux meneurdhommes et solitaire excen-trique, nous loigne dj du ragtime originel. Sa vieseule suffit donner uneide de laventure piquedes pionniers de LaNouvelle Orlans. Un pieddans le rag et un autre dansle jazz balbutiant, une desti-

    ne maille de jours glorieux et de lendemainsdchantants, il existe unelgende Jelly RollMorton. Conscient de sontalent et de son ascendant,il navait srement pas tortlorsquil affirmait qui voulait lentendre : Ecoute,mon vieux, quoi que ce soit que tu puisses jouer sur ton instrument, tu joues du Jelly Roll.

    &Lcole de Harlem :

    Le StrideStade ultime de la modernisation du ragtime,

    le stride se dveloppe New-York, et particulire-ment dans le Harlem des annes 20 et 30.

    Le verbe "to stride" signifie "marcher grandesenjambes", faisant allusion au mouvement de la main gauche charge de marquer une basse

    sur les premier et troisime temps de la mesure, laquelle rpondent loctave suprieure

    ou encore plus haut, des accords plaqus, fourniset complexes, sur les deuxime et quatrime

    temps. Le balancement rythmique est dautantplus ample que lcart entre la basse et laccord est loign. La plupart des pianistes stride sont

    dune vlocit tonnante et leurs prestations ressemblent parfois de vraies performances

    physiques. Aprs la Premire Guerre mondiale,il nest pas rare de voir des affrontements

    de pianistes dans les rent parties (soires organises pour payer le loyer)

    ou les jam sessions de Harlem.

    &

    James P. Johnson(1894-1955)

    Des pices matressescomme The HarlemStrut , Keep off theGrass et le trs impres-sionnant Carolinashout le placent entte des pianistes destride. Libert ryth-mique, volubilitcontrle de la maindroite, incursionsimprovises, touchersubtil, utilisation nuance de la pdaleet virtuosit sans faille,James Price Johnsonsera considr par sespairs comme "The Kingof Stride".

    Fats Waller (1904-1943)

    Sa jovialit proverbiale, son humour dcapant etson apptit gargantuesqueont contribu crer unelgende autour de FatsWaller. Pianiste et organis-te fabuleux,particulire-ment pour son jeu de maingauche ptri de swing,Fats Waller est surtoutapprci comme chanteuret amuseur. Mieux que quiconque, il a su semoquer des paroles

    insipides des rengaines la mode, glissant a et l, au dtour dun couplet,une plaisanterie parle ou chante. Son sens rel de la comdie et lagouaille de ses interven-tions cachent un talentmusical suprieur quiaurait pu obtenir uneconscration plus nette sil navait t trop souventutilis comme un bouffonfactieux,

    Le temps dchir

    Photo W

    . Claxton

    Phot

    o X

    Photo X

    Phot

    o X

    Phot

    o X

  • Marion Williams lors dun concert de gospel en 1979

    Lglise tait remplie craquer par les dames de la paroisse et les saintes, qui toutes sventaient furieusement, pimpantes et immacu-les dans leur robe, leurs bas et leurs souliers blancs. Le pasteur commenaitson prche, et le poursuivait au milieu des Amen ! et des Oui, Seigneur.Et puis quelquun commenait son tmoignage de foi, grand renfort de criset de gesticulations, parlant en langues, tandis que les ventails sagitaient

    frntiquement alentour, que des gens couraient tout le long de lalle centrale, comme a, spontanment, que dautres criaient, louaient le Seigneur,

    et que le pasteur recueillait toute cette nergie spirituelle pour la renvoyer dcuple vers les fidles. Parfois il fallait emmener des femmes

    lhpital, victimes de leurs transports.

    Nina Simone

    Ma mre, il faut absolument que jefasse un disque de gospel et que je dise

    Jsus que je ne puis plus sentir,seule, ce lourd fardeau sur mes paules.

    Aretha Franklin sadressant Mahalia Jackson

    Ds 1750, un grand mouvement religieux intitul : The Great Awakening(Le Grand Rveil) stend dans toutes les colonies amricaines. Prs dundemi-sicle auparavant, le pasteur et mdecin anglais Isaac Watts a introduitdes recueils dhymnes et de psaumes en Nouvelle-Angleterre. La publicationde ces ouvrages rencontre un certain cho auprs des esclaves pour la plupart vangliss par leurs matres protestants. Profondment religieux,familiariss avec les manifestations surnaturelles et habits par le sens dudivin, les Noirs adaptent (plus quils ne ladoptent) la religion chrtienne leurs conceptions animistes et aux dieux de la terre africaine. Cependant,dans les premiers temps de lesclavage, laustrit protestante, labsence demanifestations ftichistes (contrairement la liturgie catholique en usageaux Carabes et dans le sud du continent) et les frontires raciales freinentlextension de la pratique religieuse dans la population noire. Il faudraattendre le Second Awakening (Second Rveil), qui domine la vie religieuse entre 1780 et 1850, pour voir samplifier un mouvement mystique qui rassemble dimpressionnantes foules lors de Camp Meetings entirement ddis la prire.

    L es esclaves utilisent peules textes des livres decantiques, ils interpr-tent des mlodies deleur propre cru, invententdes dclarations ferventes etcrent des prires spontanes,assembles des fragmentsdhymnes ou intercales avecdes refrains de lcriture,obissant ainsi une traditionsculaire dimprovisation etde lyrisme potique. Lessouffrances quotidiennes,les dceptions, les dchiruresmorales se trouvent ainsimles de courts passagesdhymnes officiels et enrichiespar des exhortationsenflammes ladresse duprdicateur. La vhmence

    des chants et la ferveurreligieuse, conjugues lagestuelle hypnotique, souventdune virtuosit frntique,crent un tat dextase reli-gieuse o il nest pas rare devoir un des participants titu-ber sous lemprise de lEspritSaint qui vient lhabiter.Cette transposition des tradi-tions africaines sur le solamricain donne naissance un rpertoire religieuxspcifiquement noir que despasteurs collecteront et dite-ront largement au sein de lacommunaut. Longtemps rel-gus dans une partie rservede lglise de leurs matres, lesesclaves ont peu peu difides paroisses indpendantes.

    Thomas A. Dorsey (1900-1993)

    Un homme au parcours singulier a marqu de son empreinte le rpertoiresacr. N Atlanta, Thomas A. Dorseyest considr gnralement comme undes pres fondateurs du gospel moder-ne. Aprs stre fait connatre commechanteur de blues sous le nom deGeorgia Tom, il se consacre exclusive-ment au chant religieux dans les annes30. Cet auteur de chansons pluttoses et caustiques, change subitement de registre sous leffet de laRvlation. Il crit des uvres dinspira-tion religieuse, dans la meilleure veinebaptiste, en y mlant avec un superbenaturel les lments du blues et du jazz.

    Rvrend RichardAllen (1760-1831)

    Premier vque noir et crateur delAfrican MethodistEpiscopal Church, il publia un recueil de negro spirituals qui fut abondammentdiffus dans lesglises noires ind-pendantes. Dautresnombreux pasteurs et musiciens noirs suivront ses traces etsattacheront retra-vailler lhymnologieprotestante classique.

    When the saints...

    Phot

    o A

    .P.B

    ern

    and

    Phot

    o X

    Phot

    o X

    Photo X

    Phot

    o X

    NEGRO SPIRITUAL

  • Golden Gate Quartet

    Du 78 tours grsillant au compact disc iris, les QuatreCopains de la Porte dOr ont travers plus de cinq dcen-nies sans vraiment sinquiter des rides. Le Golden GateQuartet, dirig par Orlandus Wilson, fut le premier groupevocal chanter des chants religieux et des textes bibliques(ds 1938) dans le cadre de cabarets et de lieux profanes.

    Aretha Franklin (1942)

    Aussi curieux que cela puisse paratre, ArethaFranklin, gnralementconsidre par le grandpublic comme la diva durhythmn blues et de lasoul music, est avant toutune sublime chanteuse degospel dans la plus puretradition de lglise baptis-te. Aretha na jamais cessdalterner musique profaneet religieuse, installe lacroise des chemins sansscrupules stylistiques. Quelque soit lenvironnement,elle sduit par ltenduedes registres, sa voix chau-

    de, tantt caressante ouviolente, coule ou heur-te, murmure oufracassante, pudique ouextravertie, mariant lrotis-me au genre sacr,unissant le corps lespritsans jamais empiter surlexpression purement reli-gieuse. Lalbum AmazingGrace est un monumentdu gospel, magnifique-ment enregistr sous ladirection du RvrendJames Cleveland et embra-s par les prchestelluriques du predAretha : le Rvrend L. C. Franklin.

    U ne ide souvent rpandue tend diffrencier le negro spi-ritual du gospel par la simple dissociation entre les textesissus de lAncien ou du Nouveau Testament. Cette expli-cation quelque peu rductrice demande tre affine. Silest vrai que de nombreux spirituals authentiques font rfrenceaux images bibliques de lAncien Testament, certains enrevanche mentionnent le nom de JsusChrist dont on sait videmment quilnapparat que dans le NouveauTestament. Les paroles des spirituals tiennent peu cas desconcepts de la religion protestante pratique par les Blancs. Ilne sagit en aucun cas dune dformation nave et maladroitedes chorales protestantes, mais plutt dune greffe culturelledlments bibliques sur des vieux work songs destins lan-cer des messages subtilement cods. Rapidement, le peuple noirsidentifie aux Hbreux captifs des Egyptiens. Leur servitudeleur semble analogue. Le mot Canaan, la terre promise desJuifs, est assimil au Canada, une terre o lesclavage nexistepas. Si le gospel prsente moins dlments cods que dans lesspirituals originels, le symbolisme y reste cependant trs pr-

    sent : sentiment de rvolte, dnonciations sociales, connotationssexuelles, actualit tragique ou situations ironiques de lexisten-ce, etc. Mais, sa diffrence essentielle avec les spiritualsoriginels rside dans la forme musicale. Lexpressivit mlo-dique, la puissance rythmique et les structures harmoniques dugospel sont caractristiques dune culture strictement afro-am-

    ricaine, forge sur un nouveaucontinent et dj loigne des traitsmusicaux et des formes vocales de

    lAfrique occidentale que lon retrouve souvent intacts dansnombre de spirituals.Les negro spirituals sorganisent peu peu sous la forme decantiques quatre parties et donnent naissance une multitudede quartettes vocaux. Parmi les aptres du gospel et delexpressionnisme sanctifi, on note la prsence dune multitudede quartettes masculins. Le style de ces groupes se caractrise leplus souvent par la prsence de trois voix (basse, baryton etdeuxime tnor) charges de soutenir un tnor leader qui dve-loppe les variations du thme en utilisant une voix de tte etdes effets de falsetto pour ornementer la ligne mlodique.

    Nos negro spirituals, aujourdhui si admirs dans le monde entier, taient souvent des codes. Nous chantions le Ciel qui nous attendait et les matres

    desclaves coutaient en toute ignorance, sans se douter que nous ne parlions pas de lau-del. Le mot Ciel

    dsignait le Canada...

    Martin Luther King

    Il nest pas de musique qui gale cette musique. Il nest pas daction dramatique qui gale celle des Saints qui exultent et celle des

    prcheurs qui se lamentent et, quand toutes ces voix, ces cris sunissent pour clbrer lasaintet du Crateur, je nai jamais rien vu qui puisse galer le feu et llan qui, par-

    fois imprvisibles, font brusquement, comme le chanteur de blues Leadbelly et tantdautres lont rapport, vritablement tanguer les murs de lglise.

    Rien ne mest arriv depuis qui puisse galer la sensation de pouvoir et de gloire que jai ressentie quand lglise et moi-mme ne faisions quun...

    James Baldwin

    Take 6

    La trs grande rvlation de ces derniresannes est assurment ce groupe vocaldont chaque membre mrite dtre cit per-sonnellement : Claude V. MacKnight, MarkKibble, Mervin Warren, Cedric Dent, DavidThomas et Alvin Chea. Issu du collgecatholique dOakwood, Alabama, cette for-mation rvolutionne le genre, non pas surle fond qui reste solidement ancr dans lesrfrences bibliques, mais plutt dans lamise en forme et la prodigieuse orchestra-tion des voix. Matrisant parfaitement latechnologie du studio, Take 6 enrichit lechant a capella classique, en intgrant deslignes de basse et des lments percussifsreproduits par la voix humaine. Avec detels porte-parole, la gospel music a encorede belles annes vivre.

    Mahalia Jackson (1921-1972)

    Malgr son got pour le rpertoire profane, elle se consa-crera essentiellement la musique dinspiration religieuseet simposera rapidement comme la grande chanteusecharismatique du gospel moderne. Cette femme simple la beaut rayonnante, a toujours su garder un sens aigudes ralits. Sincrement charitable, anime dune foiardente, proccupe par le devenir des hommes et tou-jours consciente des conditions difficiles de ses frres desang, Mahalia Jackson a entretenu une amiti fidle avecMartin Luther King dont elle a chant le service funbre.La parole des sages est ternelle et les murs des templesdoivent encore vibrer des inflexions sensuelles, chaleu-reuses et lumineusement inspires de Mahalia Jackson.

    Sister Rosetta Tharpe (1921-1973)

    Sister Rosetta Tharpe a men une carrire vanglique fer-vente et trs inspire, sans toutefois se dpartir de sonnaturel bouillonnant. Son nergie stimulante, sa matriserythmique, son art subtil de la syncope, lampleur mou-vante de sa voix, son dynamisme scnique et son talent deguitariste ont fait delle une des figures les plus charisma-tiques du Gospel. Si ses jeunes annes furent hrtiques,Sister Rosetta Tharpe a toujours su garder la foi, sansjamais vendre son me aux sirnes du show-business.

    Les aptres du gospel

    Phot

    o Ph

    . Cib

    illePh

    oto

    X

    Phot

    o X

    Phot

    o X

    Phot

    o H

    orac

    e

    et GOSPEL

  • Partage entre Nouveau Continent et Vieille Europe, archasmeet modernit, drame et joie de vivre, vice et vertu, exotisme et romantisme, La Nouvelle-Orlans est tout la fois unique et multiple, bouillonnante de passions, parfume dpices etbaigne des eaux lentes du Mississippi, une ville de briques, de plantes vertes, de balcons et de fer forg, plante au bordde lAmrique dans les terres fertiles de la Louisiane. La Crescent City (Cit duCroissant) se niche prs de la boucle du grand fleuve pour mieux souvrir aumonde et accueillir des flots de migrants dbarqus de tous les horizons. Ds le XIXe sicle, La Nouvelle-Orlans a connu un brassage culturel sans prcdent :Franais, Espagnols, Italiens, Grecs, Hollandais, Anglais, Irlandais, Slaves,Allemands, Caribens, Acadiens en fuite et esclaves noirs se sont entasss sur

    les rives animes de ce port fluvial pourformer une des populations les plus bigarres et fcondes des Etats-Unis.

    D s lacquisition de laLouisiane par les Etats-Uniset son entre effective danslUnion en 1812, les esclavesse runissent chaque dimancheau Congo Square, dans les ter-rains vagues qui stendent aunord-ouest de la ville, pourdanser, chanter et exalter lessouvenirs de la terre africaine.En autorisant les runions duCongo Square et en laissant ainsiun exutoire salutaire auxesclaves, les nouveaux matresanglo-saxons peuvent mieuxcanaliser les menaces de rbel-lion. Les chroniques de lpoquenous ont laiss des descriptionssuffisamment dtailles pourque nous puissions imaginerfacilement les crmonies duCongo Square, les acrobaties

    des danseurs ou les pas lascifsdes femmes, les chants a cappellaponctus par des claquements demains, le martlement sauvage etlancinant des tam-tams fabriqusavec des troncs darbres creux, levacarme percussif provoqu parles calebasses, les accessoires demtal et les ossements frotts,frapps et racls, au milieu destambours cylindriques, confec-tionns partir de bambou etqui donneront leur nom au stylechorgraphique du Congo Square: la bamboula. Congo Square dis-paratra vers 1880, au lendemainde la guerre de Scession, aprsles changements sociaux provo-qus par le dpart de nombreuxNoirs vers les villes du Nord et la suite des transformationsde larchitecture urbaine.

    Nuits chaudes Storyville

    L es diffrentes populations sont distri-bues dans la ville selon les couleursde peau mais aussi selon les originessociales. Les mtis, que la langueanglaise dsigne sous le nom de croles,vivent souvent entre eux, la recherchedune identit que lambigut de leur situa-tion ne permet pas toujours de rsoudre. Deleur ct, les Noirs sont relgus auxemplois subalternes et habitent les quartiersdclasss, situs Uptown , sur les hauteurs louest de La Nouvelle-Orlans. Les crolesvivent dans le quartier Downtown , regrou-ps dans le French Quarter et proccupspar le dsir dassimilation au monde blanc.De cette situation particulire, natra unenouvelle musique que Jelly Roll Morton arsum plus tard en quelques mots : Cestla formule matresse du jazz, le savoir desmultres mri par le chagrin des Noirs. Ala fin du XIXe sicle, sil ne sagit pas enco-re de jazz, on peut parler dune vritablemusique ngro-amricaine. La situation par-ticulire de La Cit du Croissant a permis decristalliser tous les ingrdients et en a faitun point de focalisation exemplaire.Les quartiers de plaisir de Storyville vontconstituer des lieux de convergence.Cocktail explosif de danse, de sexe et demusique, Storyville regroupe tous les bor-dels, dancings et cabarets susceptiblesdaccueillir un pianiste ou un orchestre. Lestenanciers de botes vont solliciter la pr-sence des musiciens noirs dont larenomme croissante dpasse rapidement lecercle rduit des tripots sordides dUptown.Des orchestres composs de croles et deNoirs vont peu peu se former. Les musi-ciens saffrontent rgulirement sur deschars lors des parades de Mardi gras ou loccasion des nombreux dfils qui ani-ment la ville. Aujourdhui encore, cettetradition des marching bands reste vivace La Nouvelle-Orlans et accompagne tou-jours les processions denterrement.

    Je veux vous dire aussi que, quel que soit lendroit o je joue, mon

    me est toujours la Nouvelle-Orlans.Toute ma vie est l-bas...

    Louis Armstrong

    Buddy Bolden (1877-1931)

    Nous ne possdons de Buddy Bolden que cette vieille photo faneet piquete, datant de 1905, o il pose avec son cornet la main,au milieu des membres de son orchestre. Aucun enregistrement nenous permet de parler de sa sonorit ou de sa technique et nousdevons nous contenter des nombreux tmoignages de ses contem-porains qui ont tous reconnu en lui le premier King dunedynastie qui comprendra quelques monarques de plus ou moinsgrande envergure. La nostalgie admirative de ces tmoins mention-ne toujours lextraordinaire puissance du son, linspiration de sesinterventions et la personnalit extravagante de Bolden qui stein-dra dans un asile psychiatrique de Louisiane. Depuis Gabriel, personne navait eu autant de souffle que lui. Onprtend quil est devenu fou parce que sa cervelle est partie avecson souffle par la trompette. Jelly Roll Morton

    Sidney Bechet(1897-1959)

    Son style fougueux, avec parfoisquelques pointes de vhmen-ce, son vibrato parfaitementtenu, ses phrass inventifs etsurtout, son lyrisme corch,habilement contrl dans descontre-chants vertigineux, fontde lui le clarinettiste et sopranis-te le plus dou de son poque.Tout le long dune carriretumultueuse, Sidney Bechetdveloppera des ornementa-tions mlodiques rvlatrices de sa culture crole, une technique infaillible et cettesonorit large, savoureuse et chaudement piquante qui le dfinit entre tous.

    NEW ORLEANS

    Bamboula au Congo Square

    Phot

    o X

    Phot

    o X

    Phot

    o X

    Phot

    o X

  • Pendant lhiver 1917, Le secrtariat dtat la Marine ferme lequartier de Storyville pour liminer la prostitution, le jeu,lalcool et la dbauche dans une cit dsormais rserve auxrigueurs militaires. Larme amricaine est rentre dans leconflit qui ravage le Vieux Continent et la zone portuaire estrquisitionne pour les bateaux de guerre. Les musiciens sontcontraints de sexpatrier Chicago et suivent un mouvementdj amorc par lessor industriel du Nord et lattraction desstudios denregistrement. Toute la Nouvelle-Orlans, gorgede mas dor et baigne de musique, va sinfiltrer dans la vieartistique des mtropoles industrielles. Le ragtime cuivr desbrass bands viendra imprgner, inonder etsubmerger les quartiers nocturnes de Chicago.Durant la prohibition, la pgre urbaine contr-le la contrebande, ouvre des botes de nuit,

    des cabarets, des dbits de boissons clandestins et rpand sesactivits illgales sur tout le territoire. Al Capone rgne enmatre sur la Cit des Vents. En toute logique, les musiciens dejazz obtiennent leurs emplois dans le circuit des speakeasies(bars o lon vend illgalement de lalcool) et autres clubs noc-turnes. Boissons prohibes et musique New Orleans vontreprsenter dsormais lattrait des choses dfendues. En arrivant la gare de Chicago, je ne vis pas Joe Oliver. Jevis un million de gens mais pas Mister Oliver et je me foutaisde ceux qui taient l. Je navais jamais vu de ville aussi gran-de. Tous ces grands immeubles ! Je croyais que ctaient des

    universits. Je pensais que ce ntait pas unebonne ville. Je mapprtais reprendre lepremier train qui retournait chez moi.

    Louis Armstrong

    King Oliver (1885-1938 )

    Joseph Oliver na pas usurp sontitre de King, conquis trs ttdans les clubs de La Nouvelle-Orlans. Le premier Creole JazzBand comporte dans ses rangs EdGarland (b), Minor Hall (dms)bientt remplac par Baby Dodds,Johnny Dodds (cl), Honor Dutrey(tb) et Lil Harding (p), future pou-se de Louis Armstrong lorsquecelui-ci, convoqu en 1922 parKing Oliver, montera Chicagopour sintgrer au groupe.

    Original Dixieland Jass Band

    Si lanne 1917 marque la fin dunepoque et la migration de la musique

    New Orleans vers les mtropoles duNord, elle est aussi ltape dcisive dupremier enregistrement de cette nou-

    velle musique. En effet, cest le 26fvrier 1917 que lOriginal Dixieland

    Jass Band grave New-York les deuxtitres Livery stable blues et Dixieland

    jass band one step pour la compagnieVictor. Conduit par le cornettiste Nick

    La Rocca (1889-1961), cet orchestreblanc propose au grand public une

    mouture assez aseptise, imprcise etrigide de la musique orlanaise mais

    ces disques permettront tout de mmeune large diffusion du genre jusquen

    Europe.

    Il nest pas un musicien de jazz, quel que soit son style,

    qui puisse jouer de son instrument pendanttrente-deux mesures sans payer son tribut

    musical Louis Armstrong. Cest Louis qui a tout fait... et tout fait le premier.

    Gene Krupa

    Louis Armstrong (1901-1971)

    Limprial Satchmo est le matre incontestable de sa gnration etle premier soliste hroque de lodysse du jazz. Des bateaux aubes jusquau scnes internationales, en passant par lorchestredOliver, les Hot Five ou Hot Seven, et les All Stars new-yorkais, il ya chez ce somptueux trompettiste un mystre non lucid, uneoriginalit distincte sans tre tout a fait descriptible, une transcen-dance de chaque note et de chaque silence, un lyrisme la foisbrut et raffin quil est difficile dexpliquer. Le gnie dArmstrong -et le mot nest pas galvaud - laisse des traces jamais gravesdans lhistoire musicale du peuple afro-amricain. Aprs lui, il nesera plus possible daborder le jazz autrement. Lavnement deSatchmo ouvre lre des solistes et dsormais chaque instrumentis-te conscient de sa valeur naura cesse de vouloir se dtacher dulot et daffirmer sa singularit.

    Ds quon souffle dans un instrument, on sait quon ne pourrarien en sortir que Louis nai dj fait. Miles Davis

    Bix Beiderbecke (1903-1931)

    Dans lombre des musiciens noirs de La Nouvelle-Orlans, se glisseune jeune gnration de blancs marginaux et fougueusementdsabuss, en rupture avec leur milieu dorigine et qui ne cachentpas leur fascination pour la musique de jazz. Parmi cette jeunessebohme et sincrement touche par la grce du New-Orleans sedtache un authentique personnage de lgende : BixBeiderbecke, garon tourment et dandy rserv, dvor par unabsolu de perfection et victime de son propre mythe. Ce trompet-tiste surdou, sans pouvoir toutefois rivaliser avec limprial LouisArmstrong, a permis aux jazzmen blancs de conqurir quelqueslettres de noblesse.

    Tous les condisciples de Beiderbecke nont pas la mme desti-ne tragique, ni mme son talent, mais on ne peut nier leur relengouement et leur honntet dintention lorsquils osent prsen-ter au grand jour leur premire version dun jazz New Orleanssoigneusement calqu sur les matres noirs.

    Nos trucs taient si populaires que, rapide-ment, tous les musiciens blancs qui jouaient

    dans le centre ville prirent lhabitude de venirnous couter aprs leur travail, restant jusqu

    la fermeture. Quelque fois, ils rejoignaientlorchestre pour prendre leur pied.

    Louis Armstrong

    Welcome in Chicago

    Phot

    o X

    Phot

    o X

    Photo X

    Photo X

    Phot

    o X

  • Lester Young (1909-1959)

    Quand jai eu lide de donner un surnom Lester,jai cherch tout de suite quelque chose qui indique

    quil tait le plus grand. Or, dans notre pays, roi,comte ou duc, a ne veut pas dire grand-chose.

    Lhomme le plus important du moment, ctaitFranklin D. Roosevelt, le Prsident. Jen ai fait Prez,un surnom qui dit bien ce quil veut dire et qui est

    mon avis : Lester est le plus grand homme dupays. Ainsi sexprimait Billie Holiday dont lexistence

    et la carrire artistique sont intimement mles auxdambulations de Lester Young. Rarement le maria-

    ge musical entre une voix et un saxophone ne futaussi abouti. Lady Day et Prez, unis dans le mme

    souffle dsespr, ont grav quelques une des pagesles plus romantiquement tragiques de lhistoire du

    jazz. Lester Young entretient sa nonchalance naturel-le et une sonorit retenue, une pudeur blesse, un

    dsarroi qui joue la dcontraction, une sensualitdtache et un mouvement faussement immobile.

    Sensation de flottement sonore, murmure suave etdchirure soudaine dune note, inflexions discrtes

    et fermet des lignes mlodiques, ce musicien rser-v, au geste lent et au langage cod, lattitude

    pudique et lhumour caustique, la paupire lourdemais attentive, va marquer tous les jeunes saxopho-

    nistes des annes 50 qui rechercheront les mmeseffets ples et obliques, usant de cette mouvanteexpression dsabuse, et lui vouant un respect qui

    touchera souvent la dvotion.

    Ethel Waters (1896-1977)

    Aprs une enfance douloureuse, cette

    chanteuse commence se produire lglise,

    mais aussi dans des tri-pots et des vaudevilles,avant dtre la vedettede nombreuses revues

    prestigieuses des annes30. Elle est galement la

    premire artiste noire figurer en vedette pen-

    dant 18 semainesdaffile, dans une

    mission de radio pro-gramme tous lesdimanches, sur la principale chane

    amricaine.

    Coleman Hawkins (1901-1969)

    Dans la vaste saga des saxophonistes, il est juste daccorderla premire place Coleman Hawkins dont linfluence historique, outre sa prpondrance chronologique, sestdveloppe sur plusieurs dcennies. Surnomm Bean(Haricot) ou Hawk (Faucon, daprs une contraction de son nom), Coleman Hawkins sattache hausser le saxophone au niveau de la trompette et de la clarinettejusque l prdominants dans le courant New Orleans. Cest en 1939 quil grave son plus grand chef duvre, oudu moins le titre emblmatique de son art : Body and Soul,interprtation au lyrisme virulent, improvisation agile et sensuelle, aux inflexions larges et sinueuses, aux enjolivuresmlodiques intensment loves dans des accords de passage larchitecture subtile. Je ne saurai jamais pourquoi cet enregistrement devint, pour ainsi dire un classique. Je me suis content de jouer comme je joue nimporte quoi dautre.

    Ella Fitzgerald (1918) et Chick Webb (1909-1939)

    Elle vient davoir seize ans et sort peine de lorphelinat, lorsquelle est remarque et engage par le batteur Chick Webb qui pressent intelligemment les qualits naturelles de son chant. Ella Fitzgerald devient rapidement la vedette de lorchestre. En 1938, son enregistre-ment de A ticket, a tascket bat les records de vente. Depuis, sarenomme la conduite aux quatre coins de la plante dans dinces-santes tournes o elle a su, devant un public toujours plus nombreux,gnrer le mythe de la chanteuse de jazz exemplaire : timbre clair et facilit rythmique, puissance et virtuosit, humour et vitalit,improvisations scat et sens de la nuance.

    Billie Holiday (1915-1959)

    La chanteuse christique du peuple noir, la sublime et incompa-rable nigme du jazz, commence sa vie comme sa carrire sousles cieux obscurs de la misre, de labandon et du drame. LoverMan, God Bless The Child, le dchirant Strange Fruit ... BillieHoliday laisse derrire elle une uvre magistrale et ingale, etne trouvera jamais de concurrentes ou dmules capables desuivre et de prolonger son art. Chez elle, tout se passe dans leregistre de lmotion pidermique, dans lalchimie secrte de latension et de la souplesse. Il sera difficile de percer un jour lemystre de ce souffle,et de connatre les arcanes de cette petitevibration arrache au creux du ventre, de ce feulement extirpdu fond de la gorge, de ces roucoulements plaintifs peine feu-trs, de ces rles bondissant en cascade, de ces soupirs alanguis,lourds de promesses... Billie Holiday demeure insaisissable. Toutsimplement ailleurs...

    Si la manifestation la plus vidente de lreSwing reste le fracas ondulant et rutilant des big bands, il nen demeure pas moins qu cettemme priode, surgit une multitude de solistesqui imprgnent jamais lhistoire du jazz. Issus pour la plupart de grandes formations prestigieuses, ces musiciens dexception ont su quitter le rang et abandonner lombre despupitres pour btir des carrires autonomes et imposer un style personnel.

    SWING

    Durant mes annes de formation, le style swing

    tait le seul me plaire et le seul que je jouais.

    Roy Eldridge tait mon idole.

    Dizzy Gillespie

    Roy Eldridge (1911-1989)

    Le grand trompettiste de lpoqueswing est assurment Roy Eldridge.Celui que lon surnomme LittleJazz est capable de relever la tte devant la position imprialedArmstrong. Virtuosit volontiersnerveuse,presque fbrile, attaquesvhmentes, parfois rageuses et ris-ques, prolixit du dbit et grandetendue du registre, Roy Eldridgeaime exhiber ses surprenantes etexubrantes facilits techniques.

    Phot

    o X

    Phot

    o X

    Pho

    to X

    Pho

    to X

    Pho

    to X

    Pho

    to X

  • Art Tatum (1909-1956)

    Voil un homme dont le gnie a terroris plus dun musicien.Arthur Tatum, pianiste aveugle dont Jean Cocteau disait quiltait un Chopin fou, a mdus, effar, hant et bouleversbon nombre de ses collgues. Il serait trop long de citer tousles meilleurs reprsentants du clavier qui, un jour ou lautre,ont reu le terrible choc dun arpge de Tatum. La prodigali-t mlodique, lexcessive perfection et la verve insatiabledArt Tatum nont t surpasses jusqu ce jour. Cataractesdarpges lumineux, gerbes de notes, blouissements rythmiques, implosions harmoniques, lArt de Tatum toucheau divin. Le miracle dun dmiurge audacieux, artificier res-plendissant, sublime crateur dastres, sculpteur de comtesscintillantes pour mieux clairer sa solitude nocturne.Il est entour ici du batteur Big Sid Catlett, du contrebassisteOscar Pettiford et de la sublime Billie Holiday.

    Django Reinhardt (1910-1953) et StphaneGrappelli (1908) Swing sur Seine

    Trs tt, le jazz a su trouver sur le vieux continent uneestime et une reconnaissance que les Etats-Unis lui ontparfois refuses. Le Quintette du Hot Club de Francersonne dans tous les esprits comme le symbole glorieux de la naissance dun jazz authentiquementeuropen. Ce groupe qui a fonctionn sans interrup-tion jusqu la seconde guerre mondiale (une tentativede reconstitution fut cependant amorce laLibration de 1946 1948) est le premier proposerune formule constitue uniquement de cordes. Attaque incisive de la guitare soliste, fermet sinueusede larchet, dcalages syncops, improvisations libresdans chaque solo, absence de batterie, llment rythmique tant dvolu deux instruments vocationharmonique (basse et guitare). Autant de facteurs quicontribuent installer une image nouvelle, une couleursonore et une conception du timbre extrmementoriginale. Le gnie manouche Django Reinhardt et le lumineux violoniste Stphane Grappelli sont les deuxsolistes lgendaires de cette aventure. Pour StphaneGrappelli, la confrontation fraternelle avec la fulguran-ce mlodique, limprovisation effervescente, lebouillonnement dides et le brassage stylistique de Django, constituera une exprience capitale.

    Mary Lou Williams (1910-1981)

    Jeune musicienne prodige, elle se produit trstt sur scne, sous le surnom de Little PianoGirl. Pianiste subtile, la technique souventrenversante, maniant le sens de lallusion, cise-lant avec la mme aisance le stride, le boogie,les thmes bop ou les balades languides, MaryLou Williams a enregistr de superbes faces entrio, crit normment darrangements et despices religieuses toujours inspires.

    Earl Hines (1903-1983)

    Linfluence dEarl Kenneth Hinessur lhistoire du piano jazz est

    fondamentale. SurnommFatha

    ( Trad : Pre, de Father), avecune rvrence toute familire, il

    a donn naissance plusieursgnrations de pianistes qui ont

    toujours reconnu son hritageet revendiqu la filiation.

    Syncopes appuyes de la maingauche, touch percutant,

    richesse et prcision des traits,trmolos virulents, surprises desruptures rythmiques, Earl Hines

    possde tous les atoutsexplosifs, foisonnants, et

    souvent imprvisibles, qui luipermettent de rejoindre les

    hauteurs de Satchmo dont il futlaccompagnateur avant de

    diriger son propre orchestre.

    LES GRANDS SOLISTES

    Charlie Christian (1916-1942)

    Musicien de Benny Goodman ds 1939. Attaques tranchantes etsonorit ronde, phras fluide et mlodies risques, swing rigoureuxet imagination fertile, Charlie Christian rvolutionne les conceptionsde la guitare lectrique en lui donnant irrversiblement un rledinstrument leader. Fivreusement immerg dans son art, pousspar une curiosit aigu et lurgence dune existence dont il devinepeut-tre lissue tragique, Charlie Christian trouvera un prolonge-ment ses audaces techniques et ses trouvailles harmoniquesdans la frquentation fugace des jeunes boppers qui rvolutionne-ront les clubs de la 52 Rue de New York.

    Nat King Cole ( 1917-1965)

    Considr comme un des meilleurs pia-nistes de son poque, Nat King Cole

    sest impos avant tout comme ungrand artiste de classe internationale en

    exploitant ses seules qualits de chan-teur de charme. Son trio avec guitare et

    contrebasse, va avoir une importancehistorique prpondrante puisque despianistes comme Art Tatum, puis plustard Oscar Peterson et Ahmad Jamal,

    adopteront ce type de formule. Dans lesannes 40, des succs populaires contri-

    bueront clipser lactivit du pianistepour privilgier essentiellement les per-

    formances du sducteur vocal.Ondulations gomines et costume tir

    quatre pingles, Nat King Cole est leparfait dandy du jazz.

    Django a t le summum de tout ce que jai eudans ma vie... Il avait une telle personnalit

    quil fallait attendre quil dise ce quil avait dire.

    Stphane Grappelli

    J'tais si tonn et troubl par songnie que j'ai temporairement perdumon enthousiasme pour le piano etque j'ai dcid de me centrer sur le

    violon (...)Entendre Tatum m'a aid jouer

    avec Django.

    Stphane Grappelli

    Phot

    o X

    Phot

    o X

    Phot

    o X

    Phot

    o X

    Phot

    o X

    Phot

    o X

  • It dont mean a thing if it aint got that swing

    ( a ne veut rien dire si a ne balance pas )

    Titre de Duke Ellington

    Aprs la Grande Guerre de 14-18, les Etats-Unis ont su profiter du dveloppement desusines darmement, aussitt reconvertiesaprs le conflit dans la fabrication dauto-mobiles et dobjets de confort. Les bootleggers ont bti leur empire dansles vapeurs de lalcool de contrebande,

    la population consomme crdit, les spculations financires vont bon train etles banquiers se frottent les mains. Mais le 29 octobre 1929, le krach boursiersonne le glas des annes 20 et efface soudain les mirages de lAmerican way oflife . De profondes mutations vont bouleverser aussi le milieu musical qui, paradoxalement, saura se ressaisir rapidement en profitant des effets pervers de la crise et de lAmrique meurtrie. Les cabarets exigent des paillettes, dumouvement et du bruit, le public dsire stourdir dans le mirage dune prosprit dapparat, livresse de la danse et les artifices du luxe pour mieux bercer ses dsillusions et tenter doublier la rcession. On veut effacer le stress dans une profusion de strass et secouer son spleendans les convulsions du swing.

    L re swing

    E ntre 1925 et 1929, dans cette priode encore florissantequi baigne dans les profits de lalcool clandestin, les liqui-dits ne manquent pas, la main duvre musicale estplutt bon march et, de fait, les grosses formations sav-rent trs rentables dans les shows succs de Broadway. Lanouvelle dcennie va vivre dans la folie des cabarets, le tour-billon des dancings et la lueur vacillante des premiers postes deradio. Dsormais, les amricains rpondront ce nouveau motdordre du jazz : le swing. Ils se jetteront en chur dans lafurieuse mle du swing, parleront et chanteront swing, tra-vailleront, saimeront et rveront swing. Point de salut hors duswing triomphant. Lambigut du terme rside dans sondouble sens.

    Premirement, le swing est un style musical qui voit sonapoge entre 1935 et 1945, et que lon baptise galement middlejazz (jazz du milieu) ou mainstream (courant principal).Secondement, et peut-tre essentiellement, le swing est la verturythmique qui dfinit souvent lessence dun morceau de jazz.Respect de la rgularit du tempo, mise en place des syncopes,articulation des phrass, accentuation flottante sur les tempsfaibles et glissements fugaces sur les temps forts, oppositionentre tension et dtente, sont autant de facteurs sur lesquelsviennent se greffer lhabilet instrumentale, la chaleur expressi-ve, la dcontraction naturelle, la matrise de limprovisation etle pouvoir de limagination.

    Il sagit dune respiration intime et dun sentiment jubilatoi-re de dlivrance qui ne passent pas forcment par lexubrancemais plutt par une oscillation vitale entre le temps mesur etle temps vcu. Curieusement, le swing qui au dpart est unedes composantes vitales des musiciens noirs, sest progressive-ment dgag, affirm et dvelopp au cours de lhistoire du jazzmainstream sur un rpertoire dinspiration blanche, issu de lacomdie musicale. Remodeles, relues, ranimes et rinventes,ces rengaines de Brodway ont trouv une nouvelle existencedans le cur du quartier de Harlem.

    Harlem Renaissance

    A partir des annes 20, et surtout avec la grande dpression,Harlem devient la plus importante agglomration noiredu pays. Les promesses conomiques de la mgapole newyorkaise ont fait affluer les migrants partis du Deep South la recherche dun travail. Selon un processus inexorable, lequartier se vide rapidement de sa population blanche et Harlemest livr labandon, sans que les infrastructures en soient am-liores. Le gangstrisme sy installe progressivement, lesmaquereaux et les prostitues y croisent les pasteurs de lEgliseBaptiste Abyssienne et les familles de la bourgeoisie noire dansune atmosphre htroclite et bouillonnante o se mlent lesuniversitaires et les ouvriers, les opulents et les dmunis, lesbaptmes et les funrailles, la danse et la prire, le sommeil res-pectable des uns et linsomnie marginale des autres. Harlem at durant les annes 20, le thtre dune activit intellectuelleremarquable. La Mecque de la bohme noire connat, entre1924 et 1930, une des priodes les plus fastes de la culture afro-amricaine avec ce quil est convenu dappeler la BlackRenaissance, marque par lapparition de potes et dcrivainsnoirs de premier plan. Si le terme de renaissance peut semblerexagr, il sagit nanmoins dun nouvel lan du peuple noir verslaffirmation de sa culture et de sa modernit au sein de lhostili-t urbaine. Bien entendu, les musiciens de jazz occuperont uneplace prpondrante dans ce mouvement. Notamment aveclmergence des caba-rets et dancings quifleurissent sur le pavharlmite dans deseffets de lumires et demiroirs toujours plusspectaculaires. Parmices night-clubs tince-lants, souvent groupsaux alentours de la 133eRue entre Lenox et laSeptime Avenue, sta-bliront trois lieuxmythiques qui ont nor-mment marqulhistoire du jazz : leCotton Club, le SavoyBallroom et lApolloTheatre.

    SWING

    Paul Whiteman(1890-1967)

    Sil a su mettre intelligemment profit son titre abusif deKing of Jazz, Paul Whitemannest cependant pas entire-ment responsable de cettesupercherie promotionnellealimente par les dcideursdu show-business. I l fautreconnatre que ce roitelet dela musique populaire blancheamricaine a au moins eu lemrite demployer certainsmusiciens de qualit au seindune formation lphan-tesque de presque trenteinstrumentistes. Outre ses

    appar i t ions spectacula i resdans les revues fastueuses oules galas hupps de la bonnesocit, le principal titre degloire de Paul Whitemanaura t la prsentation de laRhapsodie in Blue deGeorge Gershwin. Formulehybr ide pour ne pas direbtarde, et foisonnante pourne pas dire enfle, soit limage la fois rassurante et drisoiredune Amrique bien portanteet gomine, ce l le descalandres chromes, desrobes longues, des smokingsamidonns et dun rve djeffac.

    Fletcher Henderson (1898-1952)

    Ce chef dorchestre a su innover dans la transpo-sition du discours polyphonique orlanais, parlaccroissement structurel du big band tout enmettant contribution la personnalit et les dons de chaque soliste, et en installant un jeuquestion/rponse entre sections. Aid dans sonentreprise par les arrangements de Don Redmanet Benny Carter, mais galement de son frreHorace Henderson (n en 1904) qui tiendra souvent le piano de lorchestre, Henderson arsolument fix les cadres du swing. Enferm ses dbuts dans un rpertoire assez commercialpour tenter de rivaliser avec les produits deconsommation de Paul Whiteman, il a russi affirmer son originalit sans toutefois atteindrela gloire qui lui revenait de droit.

    Cab Calloway (1907)

    Rtelier dincisives rutilantes,mche rebelle flottant sur lefront, zoot suits satins etchane de montre intermi-nable,Cab Calloway promnesa longue carcasse extrava-gante et dgingande sur lesplanches du music-hall depuisle dbut des annes 30.Vocaliste, batteur, danseur etboute-en-train infatigable,

    celui que l on surnommeMister Hi-De-Hi-De-Ho animeles nuits fol les du CottonClub. Ses dlires scniques etvestimentaires, ses gestesamples et dsarticuls, sesincantations redondantes etla qualit explosive de sonorchestre en font un prcur-seur, un innovateur et unpersonnage phare du music-hall amricain.

    Jimmie Lunceford (1902-1947)

    Avec son complice, larrangeur Sy Oliver, le chefdorchestre Jimmie Lunceford va privilgier laccen-tuation lastique des temps pairs, les effets de roulis,les tempos mdium, lchange de chants et contre-chants entre les sections, les contrastes surprenantset les variations parfaitement rgls. Lorchestre deLunceford/Oliver avance par rebonds souples et successifs, et marque le swing de sa griffe en crant ainsi le style bounce .

    Pho

    to Er

    nie

    Sm

    ithPh

    oto

    X

    Pho

    to X

    Pho

    to X

  • On considre gnralement le big band comme un mastodonte ferraillant aux proportions

    gigantesques. Pourtant, aucun seuil numrique ne peut tre fix avec exactitude. Sil est vrai que la plupart des big bands

    prsentent entre quinze et vingt membres, le nombre dintervenantsvolue au fil de lhistoire du jazz selon les besoins

    des chefs dorchestre, la qualit dcriture des arrangeurs, la disponibilit des musiciens, les exigences des patrons de clubs

    et surtout lvolution des recherches polyphoniques. La formation de type classique la plus couramment employe

    se compose dune section rythmique (piano, basse, batterie, et parfoisguitare) laquelle viennent sajouter trois sections mlodiques (saxophones, trombones, trompettes). Chaque section mlodique

    comporte un nombre plus ou moins dfini dinstruments. Par exemple, les anches se rpartissent souvent

    de la faon suivante : deux altos, deux tnors et un baryton. Un soir dans un casino sordide, le lendemain dans un htel de luxe,

    un autre jour dans un grand restaurant ou dans un dancingminable, les musiciens sont ballotts de ville en ville, attachs au bus

    comme une galre, puiss par les longues distances, le manque de sommeil, les problmes de sgrgation dans les tats du Sud et la discipline implacable quimposent le chef et limprsario.

    Les conditions de vie sont harassantes et la promiscuit constante est souvent insupportable. Il faudra beaucoup de courage et dabngation tous ces galriens du swing pour se donner chaque

    soir en spectacle avec la mme passion.

    Lorsqu'un musicien entre chez Duke, ses enregistrements leprsentent bien souvent sous un jourextraordinaire et au bout de peu de

    temps, s'il n'atteint pas la clbrit, c'est vraiment

    qu'il le fait exprs.

    Boris Vian

    Quand tu engages un musicien, tu dois savoir comment il joue au poker.

    Duke Ellington

    Duke Ellington (1899-1974)

    Aprs avoir fait trembler les murs du CottonClub aux sons dune jungle fantastique - oufantasmagorique - voque grand renfort de batterie scande et de tambours obsdants,de saxophones aux sonorits sensuelles, de clarinettes serpentines, de trombones bouchset de trompettes sourdine dont lexpression-nisme palpitant et tragique contribue renforcer ce climat de fort vierge, paisse,nigmatique, pleine de sortilge et accabledune chaleur moite, cet homme-orchestre a toujours su sentourer de musiciens fidles, en parfaite symbiose avec ses recherches. Le Duke va btir de grandes suites concer-tantes et de vastes fresques allgoriques

    qui en font lun des plus grands compositeursdu XXe sicle. Ellington se tournera de plus en plus frquemment vers son clavier, rappe-lant au passage quil compte parmi les pianistesinfluents de lhistoire du jazz. Cet tre emportdans le tourbillon dune carrire mouvemente,dcore par toutes sortes de distinctionshonorifiques, partag entre les mondanits et la gloire populaire, montrant un got pro-nonc pour la sensualit et les plaisirs de la vie,mettra avec ferveur toute son habiletdarrangeur au service dune musique sacre o, fidle la tradition cumnique de son peuple, il mle intimement des bribes dlments profanes, mais jamais profanateurs, aux manifestations de la foi la plus ardente.

    Benny Goodman (1909-1986)

    Tout comme Paul Whiteman fut sacr King of Jazz dansles annes 20, Benny Goodman se voit son tour lu Kingof Swing, au milieu des annes 30. Benny Goodman osedfier les murs en usage en embauchant des solistesnoirs tels que Teddy Wilson (p), Lionel Hampton (vib),Cootie Williams (tp) et Charlie Christian (g), quil met parti-culirement en valeur et avec lesquels il se produit enpetites formations lors des intermdes pendant les spec-tacles de son grand orchestre. Benny Goodman est ici avec son quartette historique com-pos de Lionel Hampton (vibraphone), Teddy Wilson(piano) et Gene Krupa (batterie).

    Count Basie (1904-1984)

    Intgr la vie artistique deKansas City qui constitue,dans les annes 20, un desprincipaux ples de crationmusicale, au mme titre queChicago ou New York, le pia-niste Count Basie reprendlorchestre de son chefBennie Moten lorsque celui-ci meurt en 1935. Riffscollectifs, rythmiques accuen-tant les quatre temps defaon gale, roulis boogie,cuivres surchauffs, chantspres la manire des shou-ters , le swing de Kansas Cityva bientt sexporter sur lacte Est et connatra untriomphe au Savoy Ballroom,face au redoutable big banddu batteur Chick Webb. Surdes orchestrations souple-ment articules, o les effetsde puissance sont parfaite-ment contrls, le CountBasie Orchestra impose unjeu densemble vigoureuse-

    ment architectur et soi -gneusement cisel, o lessolistes vont sexprimer dansla seule perspective demettre en valeur le travaildorchestration et la domina-tion des sections. Le toutsurveill attentivement par laguitare de lindestructibleFreddie Green et les relancesconomes du Count. Il suffitdcouter un seul disquepour mieux saisir toute ll-gance naturelle du Count,pour comprendre cette sen-sation de force et defracheur, pour percevoirlapaisement qui cherche poindre sous le dluge fas-tueux. a fonce et fracasse,a ondule et ondoie, aclaque, a spoumone, aclaque-poumone et a pulseet a swingue. Et soudain acesse sur trois notes graciles,insolentes et rassurantes,signes du bout des doigts.Comme trois petites gouttesde pluie aprs lorage...

    Edward Ellington et William Basie

    Le Duke et le Count, les deux seigneurs et matres qui separtageront sans aucun conteste les fiefs du swing et sectoieront toujours avec un grand respect. Pour preuve,cette dclaration de Count Basie en personne : Personnellement, jai toujours t fascin par le spectaclede Duke jouant sa musique. Rien qu le voir, on compre-nait do venait cette musique et comment il la faisait natreen allant et venant sur la scne (...) Au cours des ans, je suissouvent all lcouter, et je savais exactement ce quil voulait dire, parce que je le sentais. Ellington jouait unemusique diffrente, une musique spciale (...) Ctait tou-jours comme un livre dhistoires, avec une histoire spcialepour chaque soliste. Duke tait un homme remarquable.

    Lionel Hampton (1909)

    Vigoureux, percutant, fantaisiste, inventif, loquent, LionelHampton est vite sollicit pour enregistrer sous son nom, paralllement ses prestations avec lquipe de Goodman. Enclin lexubrance et aux flamboiements, irrprssiblementport par un dsir de sduction et de conqute, au point de selaisser aller parfois certaines lourdeurs spectaculaires, Hamptonutilise dabondance les riffs paroxystiques du rhythmn blues et lesroulis du boogie-woogie. Pour la plus grande joie des danseurs, il a impos un style orchestral qui privilgie surtout la tension rythmique et les dploiements massifs. Sil abuse parfois de son gnie de show man, au dtriment de ses superbes qualits dinstrumentiste, Lionel Hampton na jamais eu souffrir des nouvelles vagues qui auraient pu le submerger et teindre ses gerbes bouillantes, crpitantes et pailletantes de swing.

    Lge dor des big bands

    &

    &

    Phot

    o X

    Pho

    to X

    Pho

    to X

    Pho

    to Ph

    . Cib

    ille

    Pho

    to X

  • Bud Powell (1924-1966)et Cannonball Adderley

    (1928-1975)

    Le pianiste Bud Powell sera lun desmusiciens les plus emblmatiques de

    lcole bop, et par consquent lundes plus suivis, imits et revendiqus.

    Virtuosit fabuleuse, phras halluci-nant de prcision et dmotion

    contrle, mlodies foisonnantes,intensit lyrique, attaques stup-fiantes de puissance, dcoupes

    rythmiques implacables, complexitlumineuse des accords de passage,

    indpendance impeccable des deuxmains, les prodiges techniques de

    Bud Powell sont davantage quelextension du gnie de Parker. Nulne pourra nier le poids crasant de

    sa personnalit sur toute lhistoire duclavier compter des annes 50,

    mais cest le saxophonisteCannonball Adderley qui lui rendra

    encore le plus bel hommage endclarant : Je remercie Dieu que

    Bud Powell ait exist.

    La 52e Rue

    L a grve des studios denregistrement entre 1942 et 1944, va retarderlexplosion discographique du jeune mouvement bop mais permettrasurtout que sa gestation se fasse dans un milieu relativement protg, labri de toute exploitation commerciale immdiate. Ds le dbutdes annes 40, une cohorte de jeunes noctambules et volontiers provocateurs vient bouleverser les conventions en se runissant after hours dans les clubs de Harlem, notamment le Monroes Uptown House et le Mintons Playhouse, o ils viennent exprimenter une musique complexe, faite de virtuosit instrumentale et de recherches harmoniques,sans se soucier des danseurs et sadressant un public averti, souvent compos de musiciens.

    To be or not to bop

    L e be-bop couve donc essentiellement dans la moiteurobscure des clubs new-yorkais et mrit labri de touteexposition discographique qui pourrait en dnaturerlesprit. Il est une affaire de noctambules, de marginaux,de provocateurs, de jeunes musiciens exalts et imaginatifsdont les excentricits, tout au moins au dbut du mouvement,ont parfois masqu les apports savants, complexes et subtilsde leur art. Une mode vestimentaire trs code, des rites parti-culiers et un langage hermtique, voire sotrique,sinstalleront rapidement dans le milieu pour cultiver unecertaine diffrence et entretenir la marginalisation. Les tenuesextravagantes du trompettiste Dizzy Gillespie vont contribuer lancer une mode que sempresseront de suivre tous les jeunesmusiciens des annes 40 : veston ample, pantalon large rtrci la cheville, grosses lunettes rondes cercles dcaille, bretbasque, barbiche limpriale ou mouche sous la lvre infrieu-re. Pour se dmarquer plus nettement du monde blanc, maisgalement de la bourgeoisie noire, les boppers vont utiliser desexpressions argotiques et un langage extrmement cod. Il fautdsormais tre hip , dans le coup, branch et non conformiste,en opposition au square qui, lui, respecte les conventions etles valeurs dominantes.

    Pour moi, ce mouvement a t, est encore et sera sans doutele plus intelligent dans lhistoire denotre musique.

    Kenny Clarke

    A laube des annes 40, les jeunes musiciensse rebellent contre laspect dsormais un peufig du rpertoire swing et le caractre routi-nier des big bands dont ils savent bien quilsne pourront galer la perfection formelle, ni dpasser les tournures dorchestrationdes meilleurs arrangeurs tels quEllington ouBasie. Si les nouveaux venus reconnaissent le gnie de leurs ans, ils leur reprochent nanmoins de stre laiss aller un certain embourgeoisement et la flatterie commerciale, davoir accept que lesorchestres blancs accaparent, absorbent, affadissent et finalement paralysent lart le plus crateur dupeuple noir. En effet, la socit blanche a peu peuphagocyt, aseptis, banalis, rcupr et fait fructi-fier cette musique son profit, en utilisant sesingrdients dans la mlasse sirupeuse des productionsde varits, de music-hall et de cinma. Les jeunesrevendiquent volontiers la filiation avec leurs hrosLester Young, Coleman Hawkins ou Roy Eldridge,mais ils refusent la frustration inhrente au cadre rigide des grands orchestres.

    Charlie Parker (1920-1955)

    Mythe et martyr du be-bop, celui que lon nappelle pasautrement que Bird (lOiseau), est entr de son vivant

    dans la lgende. Ses solos fusent une allure vertigineu-se, llocution est ponctue de silences brefs pour mieuxrelancer des flambes de notes enchanes dune seule

    traite, difies avec une exceptionnelle matrise desaccords de passage, des extensions de tonalit, des oppo-

    sitions entre diatonisme et chromatisme, des rupturesmlodiques et des frottements harmoniques. Son jeu est

    aussi ais sur les tempos ultra rapides que sur les balladestranquilles puises dans le terroir du blues. Une puissancedinspiration tumultueuse et une respiration tendue, une

    sonorit exempte de toute flatterie et de chatoiementsracoleurs, une coloration asctique, Bird va mener son vol

    de dtresse sous des cieux sombres, dans une coursechaotique et charge de menace, entre de courtes

    priodes de rmission et des plonges en abme path-tiques. Oiseau de feu, oiseau de nuit, oiseau rare, Charlie

    Parker sest toujours envol au-dessus de la mle.

    Dizzy Gillespie (1917-1993)

    Trompettiste vertigineux, technicien hors pair et thoricien impeccable, meneurdhommes respect, chanteur rjouissant et dsopilant, scatteur spectaculaire,Gillespie le drolatique a souvent t oppos Parker le pathtique, alors que la comparaison na pas lieu dtre tantleur communion spirituelle a su lier troite-ment leurs diffrences comportementales. Plutt que de miser sur la brivet, la dilapidation et la fulgurance, Gillespie a prfr la longvit, la gestion et lapatience. Il y a plusieurs personnages dans le factieux Dizzy, la fois virtuose exigeant et chanteur dlirant, innovateurrigoureux et farceur malicieux. Lorsquilapparaissait, on ne savait jamais vraiment si lon coutait un clown ou un philosophe,un bateleur ou un chercheur.

    Thelonious Monk (1917-1982)

    Prophte rvolutionnaire et Grand Prtrenigmatique, le pianiste Thelonious SphereMonk est le musicien le plus droutant dubop, sinon du jazz. Sa technique de pianopeu orthodoxe fait vite sensation, et DizzyGillespie, ainsi que le pianiste Bud Powell,subiront nettement son influence rvolution-naire. Dissonances harmoniques, structuresinusites et discontinuit rythmique, brisureapparente du discours mais sens aigu de la mlodie (notamment dans les ballades), citations caustiques, erreurs volontaireset phras chaotique peaufin jusqu la perfection, chahutage transcend des standards, sonorit ramasse ou are, technique sobrement extravagante, traditioninsolite et modernit inquitante, Monk culti-ve lart du dtour anguleux et de lartesaillante. Ce pianiste de lextrme ne feraaucun compromis avec son intgrit pourparvenir la reconnaissance : On ma sou-vent dit que ma faon de jouer ne ressemblait aucune autre et cest, je crois, parce que jai toujours fait ce qui me semblait bon, sans me soucier de ce quon voulait que je joue. Ma musique semble souvent nesuivre aucune rgle : elle est moi-mme,avant tout.

    Le Be-bop ? Mais cest le public qui le nomma ainsi. Nous jouions alors lOnyx,

    dans la 52e Rue. Nous navions pas encore trouv de titres pour nosnouveaux morceaux. Au lieu de tra la la ou de ta la la la,

    nous avions ainsi un morceau dont les deux premires mesures taient suggres par Be-bop.

    Lorsque les clients nous demandaient le titre, nous leur rpondions Be-bop.

    Ainsi les familiers de la 52e Rue commencrent appeler nos morceaux Be-bop.

    Dizzy Gillespie

    Pho

    to X

    Pho

    to X

    Pho

    to H

    ora

    ce

    Pho

    to X

    Pho

    to X

    BE-BOP

  • L es boppers sattacheront dsarticuler lesponctuations rythmiques et rpartirdiffremment les rles au sein de la sectionrythmique. En rgle gnrale, le batteur nese contente plus dassurer le battement rgulierdes quatre temps, il prfre marquer les accentssyncops la grosse caisse tout en soulignant etstimulant la ligne mlodique sur la caisse claire,au point dinflchir souvent le discours du solis-te. Le contrebassiste garde sa fonctionmtronomique et assure un tempo soutenu sansperdre la qualit du volume sonore. Loin de lapompe habituellement utilise en swing, lepianiste prfre plaquer, sur le premier tempsde la mesure, un accord souvent trs laboret sophistiqu, auquel rpondent des accords ensyncopes qui largissent la palette harmoniqueet se mlent limprovisation du soliste. Lesboppers revitalisent aussi la structure harmo-nique des standards en y intgrant des accordsde passage chargs denrichir le canevas et de

    retarder larrive parfois trop attendue dunaccord. La rvolution du bop est avant toutluvre dinstrumentistes cultivs qui se serventautant de la rflexion que de lintuition. Ainsireconstruits, rnovs et rafrachis, les morceauxdu rpertoire traditionnel deviennent vitemconnaissables. Lenchanement rapide, fluideet complexe des accords entrane les improvisa-teurs jouer des traits dune rapidit fulgu-rante, en doublant ou triplant la cadence.Si les anciens saccommodent plus ou moins dece nouvel tat des lieux et vivent cette rvolutionavec une attitude suffisamment distancie, lesjournalistes, quant eux, rentreront de plain-pied dans une bataille darticles assassins.Contre vents et mares, le be-bop finira parbalayer les a priori, prendra peu peu sesmarques dans le paysage du jazz et gagneraun public plus large, grce au soutien infaillibledintellectuels aviss, dinitis inconditionnelset de mcnes clairs.

    Sarah Vaughan (1924-1990)

    Star somptueuse et sensuelle scateuse, muse swinguante et sductrice sussurrante,Sarah Vaughan, dite Sassy la Divine, est certainement la plus irrprochable des chanteuses de jazz. Vibrato troublant, grain de voix lgrement voil, amplitude stupfiante de la tessiture allant du baryton au soprano, modulation sophistique du volume sonore, Sarah Vaughan deviendra vite la diva sublime et dsarmante du be-bop.Ses connaissances pianistiques lui permettentde porter sa voix sur le terrain instrumental,de pousser ses qualits naturelles grce saparfaite matrise des suggestions harmoniqueset des figures rythmiques.

    Max Roach (1925)

    Runissant tous les atouts techniquesque lon exige rgulirement dunbatteur, en y ajoutant une recherchesur les timbres et des inventionsmlodiques bouriffantes et aussittidentifiables, utilisant tout le potentielde linstrument, mettant en valeur lemoindre silence, les harmoniques desfts, le grain des peaux, le scintille-ment des cymbales, il va porter lamusicalit de ses tambours vers unpoint culminant que peu de batteurspourront atteindre par la suite. Lesdisques emblmatiques du be-bopont t enregistrs avec la collabora-tion rigoureusement raffin de MaxRoach. A laube des annes 60, il vaslancer dans une voie musicale oles proccupations politiques et lesrevendications lies la sgrgationet la condition sociale des Noirsamricains, vont jouer une part pr-pondrante. Sil sassocie souvent auxexhortations libertaires du free jazz,Max Roach ne se dtache pas pourautant de lesthtique be-bop.

    Dexter Gordon (1923-1990)

    Totalement plong dans le courant be-bop, il va devenir le saxopho-niste tnor de rfrence, capable de transposer le discours de Parker,sans jamais oublier toutefois les influences conjugues de LesterYoung et Coleman Hawkins. Partag entre ses frquents sjours surla cte est et ses nombreux contacts Los Angeles, ce Californiendorigine va rapidement sadapter au milieu new-yorkais au pointdincarner le trait dunion symbolique entre deux cultures que loncroit trop abusivement antinomiques dans le monde du jazz.Souvent considr comme un spcialiste de la ballade quil traitedans le registre vibrant, ample et retenu, il est aussi capable delongues envoles fougueuses menes au paroxysme grce un sens aigu du crescendo. Jay Jay Johnson (1924)

    Adoptant un habile compromis entre les fulgurances legato deParker et les cadences staccato de Gillespie, ce trombonistesimmergera pleinement dans le mouvement bop et rvolutionne-ra lhistoire de son instrument en ngligeant les effets deglissando qui pourraient gner lattaque mordante de ses solos.Incisif, mais jamais agressif, Jay Jay Johnson sait en outre prser-ver la plnitude et la rondeur du son, souvent moelleux dans leregistre grave, et une lgance soyeuse qui trouve toute sa densi-t dans les tempos lents.

    Je nai jamais ressenti que la musique des annes 40

    ft morte. Pour moi, elle est toujoursvivante, bien plus mme qu cettepoque o elle tait encore au stadeembryonnaire. Elle a reprsent le

    point de dpart de ladmiration mon-diale pour la crativit et la virtuositdes Noirs, travers les grands noms

    qui lont fait natre et voluer commeArt Tatum, Dizzy Gillespie, Charlie

    Parker et Bud Powell...

    Max Roach

    Kenny Clarke (1914-1985)

    Un nom claquant comme une frappe de tambour et un surnom(Klook) sonnant comme un coup de grosse caisse, le grand sorcier de la batterie be-bop a boulevers le rle fondamental de la sectionrythmique ds le dbut des annes 40. Prolongeant la voie dj amorce par Jo Jones, Kenny Clarke va modifier le geste traditionneldu batteur en arant le marquage du temps, librant ainsi le champdaction de la contrebasse. Le tempo que lon jouait avant lui sur lacaisse claire ou la charleston, est dsormais assur par la cymbale ride,alors que les fts sont utiliss, dans une libert totale, pour mieux souligner llocution des solistes. Avec Kenny Klook Clarke, la batterie va devenir un instrument part entire et sintgrera pleine-ment aux arrangements, aux riffs et aux solos. Une vraie rvolution !

    Le trait le plus important de notre musique tait bien entendu le style; lenchanement, larticulation des notes,

    le phras, et une conception nouvelle tant sur le plan harmonique que rythmique. Cest fondamental.

    Joues diffremment, les mmes notes ne contiennent plus le mmemessage, et ce nest plus du be-bop.

    Dizzy Gillespie

    Le grand chambardement

    Pho

    to P

    h. C

    ibill

    e

    Pho

    to X

    Pho

    to P

    h. C

    ibill

    e

    Pho

    to P

    h. C

    ibill

    e

    Pho

    to P

    h. C

    ibill

    e

  • Le saxophoniste Lee Konitz et Miles Davis attendent, inquiets, la naissance du Cool.

    Si je devais me soucier de la couleur des gens, je naurais jamais

    dorchestre.

    Miles Davis

    Durant les annes 50, nous entrons dansune poque de confusion stylistique quidonne lieu un tiquetage aussi impro-bable quarbitraire. Nous parleronsdavantage de sensibilits autonomes plu-tt que de bouleversements historiques.Aprs les incandescences et les imptuo-

    sits du be-bop, les musiciens de jazz vont donc sorienter vers un art la foisplus introspectif et dtach, savamment dsabus pour mieux masquer une pro-fonde qute existentielle. Malgr certaines apparences de flottement, il nesagira nullement de rfrigrer le jazz ou den tidir les effets, mais plutt de gar-der son sang froid aprs avoir subi le violent contrecoup du bop.

    Chaud et froid

    L e terme cool que lon traduit gnralement par froidou frais, est un terme trop rducteur pour que lonpuisse sen satisfaire compltement. Il sagit plutt dunetendance la dcontraction, ladoption dune sonoritveloute et vaporeuse, voire diaphane, lattnuation ou la dispa-rition du vibrato, la discrtion du timbre, la dlicatesse dutoucher, la sobrit de lexpression et une inclination vers ledpouillement. Cependant, aucun des musiciens cool ne pourrarejeter lesprit de recherche des boppers dans le domaine har-monique. La seule diffrence notable avec le bop sera uneapproche rythmique plus classique, inspire de la pulsationrgulire de lorchestre de Count Basie. La polyrythmie du bopva saplanir, se simplifier, et par consquent, la ligne mlodiqueva se relcher, sapaiser et se mouvoir sans dsir daltration oude dtournement. Tout dabord dans la sonorit, une absencedattaque, un relchement de lexpression, un amenuisement duvibrato, un frquent recours au legato, mais aussi dans unrecours frquent des amalgames instrumentaux insolites quiles rapprochent de la tradition europenne. Ceci explique sre-ment lmergence de nombreux solistes blancs dont lebackground culturel est videmment diffrent. Il nest pas exa-gr daffirmer qu partir des annes 50, lappartenance racialene reprsente plus llment dterminant dune quelconquequalit musicale et que le jazz devient rellement lexpression laplus symbolique du grand brassage amricain.

    Miles Davis et Gil Evans

    Un trompettiste et un arrangeur, un jeune bopper noir et unjeune marginal blanc vont sunir pour donner naissance auxsances historiques de Birth of the Cool. Instrumentation singu-lire (trompette, cor, tuba, trombone, saxophones alto et baryton,piano, basse, batterie), orchestrations soyeuses, polyphonieombreuse et contrepoints ariens, vont envelopper la torpeur cris-talline des interventions solistes de Miles Davis.

    Miles Davis (1926-1992)

    Un demi-sicle de jazz se trouve tout entier runi dans un seul et mme per-sonnage. Miles Davis comprend vite quil ne peut pas lutter contre la vlocitimptueuse de Dizzy et trouve sa propre voie en privilgiant llongation du

    temps, la ductilit du son et la prminence de la note, il oppose une quitu-de patiente et cendreuse aux combustions flamboyantes et urgentes du bop.Avant toute chose, Miles est devenu lincarnation dun son. Une vibration sin-gulire, un timbre qui se loge au creux du tympan, une note effile, au bord

    de la rupture. Quand dautres travaillent dans la dbauche technique etlexpressionnisme incantatoire, lui se contente de lpure, du feulement, de la

    sourde plainte. Il voque, effleure et suggre, souffle quelques conf