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Une idée neuve : la démocratie · dorénavant la vie en commun des hommes et des peuples. Le climat créé par de longues séries de défaites, le poids des critiques que suscitent

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UNE IDÉE NEUVE: LA DÉMOCRATIE

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DU MÊME AUTEUR

AUX MÊMES ÉDITIONS

Allemagne Collection « Petite Planète »

Le catholicisme politique en Allemagne

Collection « Esprit »

CHEZ ARMAND COLIN

La Calabre une région sous-développée

de l'Europe méridionale sous la direction de Jean Meyriat

et en collaboration avec Anne-Marie Seronde, Paul Lengrand

et d'autres auteurs.

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JOSEPH ROVAN

UNE IDÉE NEUVE: LA DÉMOCRATIE

ÉDITIONS DU SEUIL 27, rue Jacob, Paris VI

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Tous droits de reproduction, d'adaptation et de traduction réservés pour tous les pays.

© 1961 by Editions du Seuil.

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A la mémoire de François Vernet et de Jean-Pierre Sussel.

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INVENTAIRE

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LA DÉMOCRATIE MISE EN DOUTE

Depuis quarante ans que les principes démocratiques sont contestés par une nouvelle gauche qui n'est pas vraiment « gauche » et une nouvelle droite qui n'est pas vraiment « nouvelle », les démocrates jadis si sûrs de leur vérité se sont habitués à être battus et vaincus. La critique commu- niste des mensonges de la démocratie formelle et la critique fasciste des impuissances du régime représentatif et déli- bératif ont fini par déposer dans les esprits des démocrates un étrange doute sur la solidité et la vitalité de leurs propres principes. Ce doute, évidemment, se fait moins étrange quand on passe en revue l'importance des succès rem- portés de 1917 à 1960 par les régimes de violence fondés sur le mépris des droits de l'homme ; mépris transitoire chez les communistes — mais ce provisoire dure depuis trois générations, c'est-à-dire depuis une éternité — ou mépris définitif dans le fascisme.

Face à leurs ennemis du XIX siècle, réactionnaires de nuances différentes, partisans de l'Ancien Régime ou d'un système censitaire, les démocrates sentaient joyeusement qu'ils incarnaient à la fois la raison, la vérité et l'avenir. Leurs défaites ne pouvaient être que passagères. Depuis lors c'est à partir d'un doute presque désespéré que Thomas Mann implore plutôt qu'il ne prédit la « victoire finale des démocraties ». Au lieu d'être la forme normale et

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inévitable de l'association raisonnable des individus en société politique, la démocratie apparaît comme un court moment privilégié, une espèce de fausse accalmie de l'histoire, un îlot de rationalité, formé grâce à l'exception- nelle ou providentielle rencontre de circonstances favo- rables dont rien ne garantit le retour et dont tout, au contraire, semble indiquer l'effacement, voire l'écroulement rapide. Des observateurs sincèrement acquis à l'idéal démo- cratique se demandent anxieusement si cette utopie est susceptible d'une réalisation même approximative. Les civilisations dont Valéry découvrait après la Grande Guerre le caractère mortel étaient en fait la civilisation optimiste des démocrates du XIX siècle.

En France cette mise en cause de la démocratie par l'intérieur se poursuit, parallèlement aux attaques venant de l'extérieur du camp démocratique, depuis plus de trente ans. L'alerte de 1934, la catastrophe brutale de 1940, la paralysie résignée de 1958 indiquent seulement des moments particulièrement intenses d'un long processus de destruction et de mise en doute dont l'efficacité n'a pu être compensée par les victoires provisoires et partielles de 1936 et de 1945. Dans le monde comme en France, le terrain de la démo- cratie n'a cessé de se réduire. La plupart des peuples neufs ou ressuscités qui entrent dans le concert des nations souveraines ne se donnent même pas l'apparence d'une constitution démocratique, et les deux super-puissances surgies après 1918 et après 1945, l'U.R.S.S. et la Chine, rejettent ouvertement l'illusion de la démocratie formelle. De leur côté les citoyens français semblent dans leur grande majorité indifférents aux buts, principes et institutions de leur démocratie traditionnelle, acceptant de les voir violer de plus en plus fréquemment. Un sentiment largement répandu sinon ouvertement exprimé, admet que la démo- cratie appartient au passé, que la vie sociale et étatique du présent et de l'avenir doit chercher des principes et des formes d'organisation d'un autre ordre, mieux adaptés aux conditions techniques et morales qui déterminent

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dorénavant la vie en commun des hommes et des peuples. Le climat créé par de longues séries de défaites, le poids

des critiques que suscitent les défauts évidents du fonction- nement des institutions, l'irritation que nourrissent de nombreux et douloureux problèmes mal posés et mal résolus, la petitesse des hommes responsables et la faiblesse de leurs convictions privent ainsi l'idéal démocratique de la force d'attraction et de rayonnement qu'il possédait naguère. On ne vit plus par la démocratie et l'on ne meurt plus très souvent pour elle. Dans notre pays, l'affaiblisse- ment de l'idéologie démocratique ne s'accompagne cependant pas de la naissance d'un nouveau système de références et de valeurs politiques. A l'idéal qui s'efface ne succède que la confusion : à la politique démocratique, l'apoli- tisme. Les services que l'on demandait aux idées démocra- tiques, l'exaltation d'une croyance, et des règles de conduite garantissant une vie plus heureuse, plus paisible, plus prospère, c'est du bon fonctionnement de techniques que certains espèrent maintenant les obtenir. D'autres se livrent aux courts-circuits de nouvelles croyances passionnées et déraisonnables, à un millénarisme révolutionnaire vidé de tout contenu objectif, à un nationalisme brutal privé de toute perspective même à l'intérieur de ses limites natu- relles. Leur pays, en effet, n'est plus qu'une nation moyenne, tout au moins dans le domaine de la puissance matérielle, le seul auquel ils s'intéressent parce que c'est le seul qu'ils puissent comprendre.

C'est contre la résignation des démocrates, contre le doute qui ronge leur conviction et leur dynamisme, contre une vision qui situe dans le passé le moment culminant de la réalité démocratique, l'âge d'or sur lequel nous autres héritiers ne pourrions plus dorénavant que jeter de loin d'impuissants regards d'envie, que voudrait s'élever le bref essai que voici. Il s'inspire de la tranquille certitude que loin de s'être incarnée à la perfection dans ses formes du XIX siècle, l'idée démocratique ne s'est inscrite jusqu'à présent que dans des approximations grossières et partielles.

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Les transformations techniques et sociales qui ont paru justifier les contestations dressées contre la démocratie sont à nos yeux des instruments indispensables dont l'absence rendait impossible le progrès des réalisations démocratiques. Ce sont précisément ces transformations qui permettent aux hommes et aux femmes de la deuxième moitié du XX siècle, et en France autant sinon mieux que partout ailleurs, d'envisager enfin concrétement la création d'un ordre démocratique et de modes de vie démocratiques infi- niment plus perfectionnés que ne le furent les modestes ébauches d'avant 1914. C'est grâce à ces transformations que nous pouvons aujourd'hui penser une démocratie mieux adaptée aux besoins spirituels et sociaux qui ont fait naître dans l'esprit humain ce désir de justice, de paix et de virile participation à l'élaboration de notre propre destinée.

La démocratie n'est pas derrière nous mais devant nous ; ce n'est pas de trop de démocratie que notre système poli- tique est malade, mais d'un besoin insatisfait de plus de démocratie ; ce n'est pas de la démocratie que les Français se sont dégoûtés, mais de ses contrefaçons et de ses insuffi- santes incarnations surannées. La réflexion qui se propose dans les pages qui vont suivre n'a rien de systématique et ne peut prétendre se substituer à l'immense travail collectif qui doit dans les années qui viennent préciser les idées, les voies et les moyens de la démocratie à construire, travail déjà commencé dans certains secteurs et qui peut s'appuyer solidement sur le grand effort de critique positive interne que des minorités démocratiques françaises ont fourni depuis le début de notre crise démocratique vers 1930. Dans ce contexte la fidélité autant que le respect de la vérité me font un devoir de nommer au premier rang Emmanuel Mou- nier et l'équipe d'Esprit. Ce travail, à notre époque, doit être du « team work » et il peut l'être. C'est une obligation, non seulement parce que la gamme infinie des connaissances et des expériences ne permet plus de concevoir des Pic de la Mirandole autres que collectifs, mais parce qu'une telle association correspond pleinement à l'idéal démocratique

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qu'elle doit élaborer plus finement et plus concrétement. Ce travail peut être collectif parce que notre époque (bien mieux encore que celle de l'autre grande élaboration démo- cratique française, l'Encyclopédie) dispose des instruments techniques et des expériences méthodologiques qui peuvent rendre fructueuse la collaboration de nombreuses indivi- dualités et faire de leur œuvre bien davantage que la simple somme de leurs contributions particulières. Je ne me suis assigné, ici, qu'une modeste mission de reconnaissance et d'exploration, je pars en éclaireur dans l'espoir de faire partager à quelques lecteurs une confiance sans cesse accrue et sans cesse plus raisonnée dans les possibilités de cette idée neuve qu'est pour notre temps la démocratie, à peine entrevue par nos prédécesseurs et que nous avons la chance historique de pouvoir maintenant mener à un nouveau palier de réalisations.

LA DÉMOCRATIE TRADITIONNELLE ET LA SOCIÉTÉ DES NOTABLES

Une des difficultés majeures que rencontre à l'heure actuelle en France l'idée démocratique tient à l'identification qui s'est opérée dans l'esprit des Français entre cet idéal et les diverses tentatives de réalisation dont il a fait l'objet. Cette identification est pratiquée par les adversaires idéolo- giques de la démocratie et pour eux elle constitue une espèce de droit. Elle existe d'une façon plus ou moins diffuse mais fort efficace chez ceux qui se considèrent plutôt comme les utilisateurs que comme les maîtres de l'Etat, chez ces citoyens passifs qui sont encore ou de nouveau la majorité des Français. Ceux-là jugent l'idéal démocratique à ses fruits apparents, fruits qui ne les contentent pas, voire à des fruits putatifs qui lui sont attribués à tort. Cette identification-là, pour regrettable qu'elle soit, demeure

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explicable. Mais une identification de même ordre s'est effectuée chez la minorité des démocrates convaincus qui existe encore dans notre peuple. Dans ce secteur privilégié l'attachement au contenu idéal de la démocratie et la volonté de procurer à celui-ci des réalisations sans cesse meilleures, demeurent des motivations de pensée et d'action tout à fait primordiales. Cependant on y éprouve la même difficulté que chez les ennemis ou chez les indifférents, quand il s'agit de juger des institutions et des modes de vie politique qui, à juste titre, ont paru à un certain moment contenir toutes les possibilités de la démocratie mais qui ne rendent plus aujourd'hui les mêmes services qu'autrefois.

Les fervents de l'idéal démocratique font preuve en France d'un grand attachement à des formes héritées d'un passé brillant mais déjà lointain, formes qui sont promues au rang de valeurs quasi absolues. Ils ne s'efforcent guère, dans leur grande majorité, de situer la naissance et la valeur de ces formes dans le contexte de la société française de la fin du XVIII et du début du XIX siècle. Un tel regard sur le passé serait pourtant fort utile à une meilleure compréhen- sion des premières étapes historiques de notre démocratie que la société post-révolutionnaire n'a pas façonnée seule- ment en fonction de ses aspirations idéales mais surtout de ses besoins concrets et de ses possibilités techniques. Constatant l'inadaptation à nos situations actuelles de ces structures institutionnelles et des analyses qui les soutendent, les adversaires de la démocratie ont beau jeu d'en dénoncer les insuffisances, les ridicules et même parfois les conséquences odieuses. Il est à la fois étonnant et regrettable de voir les partisans de la démocratie choisir en général très mal leur terrain de défense et de contre- attaque, en essayant de protéger et de maintenir des structures qui, avec leur efficacité d'antan, ont perdu leur justification démocratique. On néglige ainsi de développer les perspectives qui peuvent — par des traductions instru- ; mentales et institutionnelles adéquates — rendre la démo- cratie attrayante aux yeux du peuple français et la montrer

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comme la meilleure des solutions possibles à tous les grands problèmes dont l'absence de solution est de plus en plus communément attribuée, par la faute même de ses défenseurs, à la démocratie elle-même.

Les institutions politiques de la démocratie française ont été presque toutes définies, essayées et précisées entre 1789 et 1848. C'est par rapport à cette expérience complexe et contrastée que s'est constituée et développée la III Répu- blique, et c'est encore dans les termes et selon les principes nés de cette expérience qu'ont pensé le problème institution- nel les constituants de 1946 et, plus encore, ceux de 1958. La souveraineté populaire, le principe représentatif, le chef de l'Etat, héréditaire ou électif, personnel ou collectif, respon- sable ou irresponsable, la séparation des pouvoirs et l'orga- nisation de leurs rapports, le centralisme unitaire et le fédéralisme décentralisateur, les libertés et leurs garanties, autant de questions qui ont donné naissance, à travers une vingtaine de constitutions et un peu moins de régimes, à une espèce de catalogue des solutions possibles hors duquel la France démocratique comme la plupart de ses adversaires ont renoncé à étendre leur curiosité.

L'ensemble de ces questions et des solutions offertes au choix des régimes successifs constitue avec les groupements que les réactions aux problèmes et aux solutions ont fait naître, et avec le jeu des facteurs personnels, le domaine propre de la politique dite générale, le domaine de la poli- tique véritable. Face à celui-ci les questions relevant de l'administration ou des relations privées ne donnent pas encore lieu, à l'époque où se cristallisent nos institutions, à des assemblages verbaux du type « politique agricole », « politique du travail », « politique familiale ». Nous avons toujours vécu depuis 1789 sous l'emprise envahissante de la « politique générale ».

Les institutions politiques les plus durables de la période post-révolutionnaire ont été élaborées par des régimes qui ne répondent guère à l'idéal démocratique, la Restauration et la Monarchie de juillet, à quoi s'ajoute ou plutôt que pré-

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cède, la création de notre structure administrative napoléo- nienne. Des institutions devenues synonymes de la démo- cratie, comme le parlementarisme, sont ainsi nées bien avant le triomphe politique des démocrates et conservent peut- être plus qu'on ne le pense généralement la trace de cette origine. De même nos Républiques plus récentes ont toujours porté la marque de l'origine partiellement monarchiste et conservatrice de la majorité républicaine de 1875. Le plus clair de nos institutions nous vient ainsi de la dictature consulaire et impériale et surtout des monarchies censi- taires. Elles ont été consolidées quand, après la tourmente révolutionnaire, la nouvelle société française s'est établie pour longtemps dans son nouvel équilibre.

Nos institutions « démocratiques » sont en fait l'héritage de la société oligarchique des notables qui, vers 1830, a réalisé — sauf dans certains secteurs marginaux — l'inté- gration des notabilités anciennes et nouvelles, des restes de l'aristocratie d'ancien régime, de la noblesse d'Empire, des bourgeois d'avant et d'après 1789, des propriétaires fonciers, des manufacturiers, des banquiers et des industriels de type nouveau. Comment ne pas se demander si de telles institu- tions, si la conception même de la politique générale qui les a secrétées et inspirées peuvent survivre à la société qui leur avait donné naissance ? Ne sont-elles pas condamnées à devoir résoudre les problèmes qui étaient propres à cette société-là et dont beaucoup ne se posent plus de nos jours alors que nos problèmes les plus urgents n'existaient pas pour la société des notables ?

LE PARLEMENTARISME DES NOTABLES

Le parlementarisme français, après les expériences fié- vreuses de la période révolutionnaire et les années endor- mies du Consulat et de l'Empire s'est consolidé dans un

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système où quelque 100 000 à 300 000 électeurs désignaient plusieurs centaines de représentants. Les partis de masse organisés, les organisations et associations para-politiques qui forment aujourd'hui une espèce de « deuxième voie politique », parallèle à la voie des partis, parlements et gouvernements, étaient peu nombreux, sinon inexistants. Il est vrai que leur rôle de « pressure-group », de groupes de pression, était alors rempli par des entités de nature différente, par les factions de la cour, par les sociétés secrètes, la Congrégation aussi bien que la Franc-Maçonnerie ou la Charbonnerie. Mais surtout ce genre de groupements était beaucoup moins nécessaire que de nos jours parce que le pouvoir et la représentation nationale vivaient dans un état de symbiose beaucoup plus complet avec le monde des « intérêts ».

Députés, pairs du Royaume et ministres, appartenaient pratiquement tous aux diverses couches de notables dont les intérêts étaient les seuls à pouvoir être pris en considé- ration, parce que seuls ils pouvaient s'exprimer et se défendre, tant par la voie électorale que par la voix de ce qu'était alors la grande presse ou la presque totalité des études économiques et sociales. Des contradictions exis- taient, bien entendu, entre les intérêts des diverses couches de notables et entre les idées qui naissaient de ces conflits ou, au contraire, leur donnaient naissance. Ainsi la crise de 1830 a été finalement imposée à la majorité des notables par une minorité qui ne pouvait se résoudre à tenir compte des aspirations et intérêts de gens qu'ils ne voulaient pas considérer comme des collègues et des égaux.

Le système représentatif aussi bien que la notion de politique générale se sont développés en France dans le cadre de cette société de notables consolidés. Sous la Restau- ration un député représente en moyenne deux cents élec- teurs, sous la Monarchie de juillet six cents. Il est facile d'entretenir des rapports directs et suivis avec un corps électoral de cette taille et d'en exprimer fidèlement les opinions et les intérêts, sinon ceux de tous, du moins ceux

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de la majorité à laquelle on doit son élection, sans oublier tout à fait l'opposition, car tout représentant a intérêt à consolider et à élargir son assise. Inversement l'électorat se sentait réellement représenté. Son action sur le député était facile et efficace. Nos institutions et nos mœurs parlemen- taires doivent beaucoup à cette époque qui se situe cepen- dant à maint égard aux antipodes de l'idéal démocratique.

Quand la révolution de 1848 réintroduit le suffrage uni- versel dont l'Empire saura vite conjurer les « périls », l'on verra que le système des notables est beaucoup plus réaliste que les textes de loi ou les belles idées des démocrates. Comme cela s'est vu à diverses reprises dans d'autres pays (notamment en Italie lors de la réforme de Giolitti en 1911) le suffrage universel accordé à des masses insuffisamment préparées à son exercice, peut être une arme aux mains des couches « notables » les moins progressistes et les moins libérales. Dans la France de 1848 le suffrage universel signifiait l'écrasement de Paris par la province, des villes par les campagnes, des ouvriers révolutionnaires par les ruraux conservateurs. Dans les campagnes de la II Répu- blique l'action des notables, leur pouvoir politique n'était pas diminué mais plutôt renforcé par le suffrage universel, et il en était de même pour d'autres types de notabilités dans les centres où triomphaient les « gauches démocra- tiques ». A d'infimes exceptions près le personnel politique appartient tout entier aux diverses stratifications, souvent d'ailleurs opposées de passions et d'intérêts, du monde des notables. Même la révolution s'incarne dans des bourgeois ou des nobles « dévoyés ».

Il faut souhaiter que nous puissions disposer rapidement à ce propos d'études détaillées plus nombreuses sur les modes de formation des opinions politiques, sur les voies de pénétration des idées, les expressions des intérêts, voire sur la manière dont s'établissaient et se propageaient la renommée et la popularité des individualités politiques aux diverses époques de notre histoire démocratique. En ce qui concerne la brève parenthèse de la II République, si impor-

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Une idée neuve: la démocratie

De quoi est morte la démocratie française dont l'acte de décès fut établi en mai 1958 ? Certains, amis ou ennemis, espèrent ou redoutent que les idées démocratiques ne soient plus capables d'informer des modes de vie à la hauteur des exigences de la deuxième moitié du vingtième siècle. Joseph Rovan, lui, pense au contraire que la démo- cratie de 1958 n'était pas assez démocra- tique. Un nouveau palier de réalisation démocratique est dès à présent à portée de nos mains. A partir d'un inventaire des obstacles qui ont freiné la marche en avant de nos démocraties antérieures, Rovan présente une construction personnelle, rapide et confiante de ce que pourrait être, bientôt, une nouvelle démocratie française, efficace et entreprenante.

Si quelque chose doit faire scandale dans cet essai, l'auteur souhaite que ce soit son optimisme.

AUX ÉDITIONS DU SEUIL Imprimé en France 2-61

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