NICHOLASSPARKS

UNE SECONDECHANCE

Traduit de l'anglais (États-Unis)

par Jean-Noël ChatainMichel Lafon

Titre original : The Best of Me ©Nicholas Sparks, 2011.

Publié par Grand CentralPublishing, 2011.

Tous droits réservés.© Michel Lafon Publishing, 2012,pour la traduction française 7-13,

boulevard Paul-Émile-Victor — Ilede la Jatte 92521 Neuilly-sur-Seine

Cedex www.michel-lafon.com

Pour Scott Schwimmer, un amimerveilleux.

1

Dawson Cole commença à avoirdes hallucinations après l’explosionde la plate-forme, le jour où il auraitdû mourir.

En quatorze ans de travailoffshore, il croyait pourtant avoirtout connu. En 1997, il avait vu unhélicoptère perdre le contrôle aumoment d’atterrir. L’appareil s’étaitécrasé sur le pont pour setransformer en une boule de feu, etDawson avait eu le dos brûlé ausecond degré, pendant qu’ilattendait les secours. À l’époque,treize personnes étaient mortes,

dont la plupart se trouvaient à bordde l’hélicoptère. Quatre ans plustard, après l’écroulement d’une gruesur la plate-forme, une piècemétallique de la taille d’un ballonde basket avait failli le décapiter endégringolant avec les débris. En2004, il compta parmi les raresouvriers à rester sur la plate-formelorsque l’ouragan Ivan la percuta deplein fouet, avec des rafales de ventatteignant plus de 150kilomètres/heure et des vaguesassez énormes pour que Dawsonhésite à saisir un parachute en casd’effondrement de la structure.Mais d’autres dangers surgissaient

au quotidien. Les hommesglissaient, certaines parties de latour se brisaient, si bien quecoupures et ecchymoses serévélaient monnaie courante dansl'équipe. Dawson avait vu plus defractures qu’il ne pouvait endénombrer, connu deuxintoxications alimentaires quiaffectèrent toute l’équipe et, deuxans plus tôt, en 2007, il avait assistéau naufrage d’un bateau deravitaillement qui s’éloignait de laplate-forme et fut sauvé in extremispar une vedette des garde-côtes quipatrouillait dans le secteur.

L’explosion, en revanche, se

distinguait du reste. Comme ellen’avait provoqué aucune fuite depétrole — en l’occurrence, lesdispositifs de sécurité et leurssystèmes de secours évitèrent uneimportante marée noire —,l’événement fut à peine mentionnédans les quotidiens nationaux etrapidement oublié. Mais ceux qui setrouvaient sur place, dont Dawson,vécurent un véritable cauchemar.

Jusqu’alors, la matinée sedéroulait normalement ce jour-là. Ilsurveillait les stations de pompagequand l’un des réservoirs explosasubitement. Avant même depouvoir comprendre ce qui s’était

produit, l’impact de la déflagrationle projeta dans un abri voisin de sonposte de travail. Ensuite, le feu sepropagea de tous côtés. Maculée degraisse et de pétrole, la plate-formese transforma bientôt en ungigantesque brasier. Deux autresgrosses explosions suivirent, quiébranlèrent l’installation avec unregain de violence. Dawson serappelait avoir éloigné quelquescorps du feu, mais une quatrièmeexplosion, plus puissante que lesprécédentes, le fit décoller du solune seconde fois. Il se souvintvaguement d’être tombé dans l’eau,une chute qui aurait quasiment dû

le tuer. Bref, sans trop savoircomment, il se retrouva flottantdans le golfe du Mexique, à quelque150 kilomètres de la baieVermillion, en Louisiane.

À l’instar de la plupart de sescollègues, il n’avait pas eu le tempsde revêtir sa combinaison de survieni d’attraper une bouée; mais, entredeux vagues, il aperçut un hommeaux cheveux bruns qui lui faisaitsigne au loin, comme pour lui direde nager vers lui. Dawson partitdonc dans cette direction et luttacontre la houle qui l’épuisait et luidonnait des vertiges. Comme sesvêtements et ses bottes l’attiraient

vers le fond, et que ses bras et sesjambes commençaient à céder, ilcomprit qu’il allait mourir. Il croyaits’approcher de l’individu, mais lesvagues l’empêchaient d’en êtrecertain. Ce fut alors qu’il repéra ungilet de sauvetage flottant parmi lesdébris. Dans un ultime effort, il s’yaccrocha. Plus tard, il apprit qu’il setrouvait dans l’eau depuis près dequatre heures et avait dérivé surenviron deux kilomètres, avantd’être récupéré par un navire deravitaillement qui s’était rué sur leslieux de la catastrophe. On letransporta à bord, puis sur le pontinférieur avec d’autres survivants.

Souffrant d’hypothermie, Dawsongrelottait et avait les idées confuses.En dépit de sa vision trouble — onlui diagnostiqua ensuite une légèrecommotion cérébrale —, il n’endemeurait pas moins conscient desa chance. Il vit des hommes avecde vilaines brûlures sur les bras etles épaules, et d’autres dont lesoreilles saignaient ou avec desmembres fracturés. Dawson lesconnaissait presque tous par leurnom. Il n’existait pas une multituded’endroits où se promener sur laplateforme, qui s’apparentait à unesorte de village au milieu del’Océan, et chacun finissait toujours

par atterrir tôt ou tard à la cafétéria,à la salle de jeux ou au gymnase. Unhomme lui paraissait toutefoisfamilier et semblait le regarderfixement, à l’autre bout de la cabinebondée. Brun, la quarantaine, ilportait un coupe-vent bleu qu’undes membres de l’équipage avait dûlui prêter. Aux yeux de Dawson,l’homme n’avait pas vraiment l’air àsa place, évoquant davantage unemployé de bureau qu’un ouvrier.L’individu lui fit signe, lui rappelantsoudain la silhouette qu’il avaitaperçue plus tôt dans l’eau — c’étaitlui ! — et, tout à coup, Dawsonsentit un frisson lui parcourir la

nuque. Avant qu’il ait eu le tempsd’identifier la source de sonmalaise, on lui flanqua unecouverture sur les épaules et on leconduisit auprès du médecin debord, qui attendait de pouvoirl’examiner.

Au moment où Dawson s’installa,l’homme brun avait disparu.

Dans l’heure qui suivit, on amenad’autres survivants et, tandis qu’ilse réchauffait peu à peu, Dawsoncommença à s’interroger au sujetdu reste de l’équipe. Des hommesavec lesquels il travaillait depuisdes années demeuraientintrouvables. Plus tard, il

apprendrait que vingt-quatrepersonnes avaient été tuées. Onavait fini par retrouver la plupartdes corps, mais pas la totalité.Pendant qu’il se rétablissait àl’hôpital, Dawson songea malgré luique certaines familles n’avaient pufaire leurs adieux à leurs chersdisparus.

Depuis l’explosion, il avait dumal à dormir, non pas à caused’éventuels cauchemars mais parcequ’il ne pouvait se débarrasser decette sensation d’être observé. Ilavait l’impression d’être... hanté,aussi ridicule que cela puisseparaître. De jour comme de nuit, il

lui arrivait d’entrevoir un vaguemouvement du coin de l’œil mais,chaque fois qu’il se retournait, il n’yavait rien. À tel point que Dawsonse demanda s’il ne perdait pas latête. Le médecin mit cela sur lecompte d’une réaction post-traumatique et de légères séquellesde sa commotion cérébralenéanmoins en voie de guérison.Une explication certes logique, maisqui ne satisfaisait pas Dawson pourautant. Il acquiesça et le médecinlui prescrivit des somnifères, queDawson ne prit jamais la peined’aller chercher à la pharmacie.

Alors que la justice entrait en

action, il se vit accorder six mois decongés payés. Trois semaines plustard, la compagnie lui proposa unaccord et il signa tous lesdocuments. Dans l’intervalle, unedemi-douzaine d’avocats l’avaientdéjà contacté, chacun souhaitantêtre le premier à lancer une actionde groupe, mais Dawson ne voulaitpas se compliquer la vie. Il acceptal’offre de la compagnie et déposa lechèque le jour où il le reçut. Soncompte se retrouvant suffisammentapprovisionné pour que les gensl’estiment riche, il se rendit à sabanque et vira la majeure partie deson argent sur un compte aux îles

Caïmans. De là, il fut transféré surun compte société au Panama,lequel avait été ouvert avec unminimum de formalitésadministratives, avant d’êtretransféré à sa destination finale.Comme toujours, il était quasiimpossible de retrouver laprovenance de l’argent.

Dawson en avait gardésuffisamment pour le loyer etquelques autres dépenses. Il n’avaitpas de gros besoins. Ni de grossesenvies. Il vivait dans un petitmobile-home installé au bout d’unchemin de terre, à la périphérie deLa Nouvelle-Orléans, dont les gens

devaient se dire en le voyant que saseule qualité était sans douted’avoir été épargnée par l’ouraganKatrina en 2005. Avec sonrevêtement en plastique délavé etfissuré, le mobile-home reposait surdes parpaings, un soubassementprovisoire devenu permanent avecle temps. Il disposait d’une seulechambre et d’une salle de bains,d’un séjour exigu et d’unekitchenette avec à peine assezd’espace pour abriter un mini-réfrigérateur. L’isolation étant quasiinexistante, l’humidité avaitdéformé le sol au fil des années, sibien que Dawson avait toujours

l’impression de marcher sur unepente. Le linoléum de la cuisine sefendillait dans les coins, la finemoquette était élimée, et Dawsonavait meublé l’endroit de bric et debroc. Pas une seule photo nedécorait les cloisons et, même s’il yvivait depuis près de quinze ans, cemobile-home était davantage unlieu où il se restaurait, dormait etprenait ses douches qu’unevéritable maison.

Malgré sa vétusté, ce logementétait presque toujours aussi bienentretenu que les belles demeuresdu Garden District de La Nouvelle-Orléans. Depuis toujours, Dawson

se révélait un maniaque de l’ordreet de la propreté. Deux fois par an, ilréparait les fissures et colmatait lesbrèches pour éloigner les rongeurset les insectes, de même que,chaque fois qu’il s’apprêtait àregagner la plate-forme pétrolière, ilastiquait la cuisine et la salle debains au désinfectant et vidait lesplacards de tout ce qui risquait dese gâter ou moisir. En général, iltravaillait trente jours d’affilée,suivis par trente jours de repos et, àl’exception des conserves, toutaliment s’avariait en moins d’unesemaine, surtout en été. À sonretour, il récurait de nouveau

l’endroit à fond, tout en l’aérantpour se débarrasser au maximumde l’odeur de renfermé.

Toutefois, c’était un logementtranquille qui comblait ses besoins.Dawson habitait à quatre centsmètres de la route principale, et levoisin le plus proche vivait mêmeun peu plus loin. Après avoir passéun mois sur la plate-forme, c’étaitexactement ce qu’il souhaitait. L'undes aspects de la vie offshoreauquel il ne s’était jamais habitué,c’était le bruit incessant. Un bruitanormal. Depuis les grues quientreposaient le ravitaillementjusqu’aux hélicoptères, en passant

par les pompes et les élémentsmétalliques qui s’entrechoquaient,la cacophonie ne cessait jamais. Lepétrole était pompé vingt-quatreheures sur vingt-quatre, si bien que,même lorsque Dawson essayait dedormir, le vacarme continuait. Surplace, il tentait de faire abstractiondu bruit mais, chaque fois qu’ilretrouvait son mobile-home, il n’enrevenait pas du silence ambiantquasi impénétrable, quand le soleilétait à son zénith. Le matin, ilentendait le chant des oiseaux dansles arbres, et le soir il écoutait lescriquets et les grenouilles, dontparfois les stridulations et

coassements respectifs sesynchronisaient au crépuscule.C'était souvent apaisant mais, detemps à autre, ces bruits de lanature lui faisaient penser à sarégion natale, auquel cas il nequittait pas son mobile-home ets’efforçait de chasser ses souvenirs.Il préférait se concentrer sur lesactivités qui rythmaient sa vie,lorsqu’il regagnait la terre ferme.

Dawson mangeait, dormait,s’adonnait au footing et à lamusculation, et bricolait sur savoiture. Il faisait de longues viréessans but précis. Parfois, il allaitpêcher. Il lisait chaque soir et

écrivait à l’occasion une lettre àTuck Hostetler. Et voilà tout. Il nepossédait ni télévision ni radio et,même s’il avait un téléphonemobile, son répertoire comprenaitseulement des numérosprofessionnels. Il faisait ses coursesen voiture et passait une fois parmois à la librairie, mais sinon il nes’aventurait jamais dans LaNouvelle-Orléans. En quatorze ans,il n’avait jamais mis les pieds dansBourbon Street, ni flâné dans leQuartier français ; il n’avait jamaisdégusté un expresso au Café duMonde, ni siroté un Hurricane auLafitte’s Black-smith Shop Bar.

Plutôt que de fréquenter ungymnase, il faisait du sport derrièrele mobile-home, sous une bâchepatinée par les intempéries qu’ilavait tendue entre son logement etles arbres voisins. Il n’allait pas aucinéma, ni se détendre chez uncopain pour voir jouer l’équipe desSaints le dimanche après-midi. Àquarante-deux ans, il n’était passorti avec une femme depuis sonadolescence.

La plupart des gens n’auraientpas mené ou n’auraient pas pumener leur vie de cette manière,mais ils ne le connaissaient pas. Ilsignoraient celui qu’il avait été ou ce

qu’il avait fait, et lui préférait qu’ilen soit ainsi.

Mais, tout à coup, par un belaprès-midi de la mi-juin, il reçut uncoup de téléphone et tous lessouvenirs de son passé rejaillirent.Voilà neuf semaines que Dawsonétait en congé. Pour la première foisdepuis près de vingt ans, il allaitenfin retourner chez lui. Cette seulepensée le mettait mal à l’aise, maisil savait qu’il n’avait guère le choix.Tuck représentait pour lui plusqu’un ami ; il avait été comme unpère. Dans le silence de son mobile-home, tandis qu’il repensait àl’année qui avait marqué un

tournant dans sa vie, Dawson crutde nouveau percevoir unmouvement non loin de lui. Quandil se retourna, il ne vit absolumentrien et se demanda une fois de pluss’il ne devenait pas fou.

** *

L’appel provenait de MorganTanner, un avocat d’Oriental, enCaroline du Nord, qui lui apprit queTuck Hostetler venait de décéder.

— Certaines dispositionsnécessitent votre présence, expliquaTanner.

Sitôt après avoir raccroché, le

premier réflexe de Dawson fut deréserver son vol et une chambredans un bed & breakfast local, puisd’appeler un fleuriste.

Le lendemain matin, après avoirverrouillé la porte d’entrée dumobile-home, Dawson fit le tourpar derrière et gagna le petit hangaren tôle ondulée où il garait savoiture. C’était le jeudi 18 juin2009, et il emportait le seulcostume qu’il possédait ainsi qu’unsac fourre-tout, qu’il avait rempli enpleine nuit comme il ne trouvait pasle sommeil. Il ouvrit le cadenas etsouleva la porte en regardant lesoleil darder ses rayons sur le

véhicule qu’il avait restauré etréparé depuis le lycée. C’était uncoupé sport modèle 1969, le genrede voiture qui attirait l’attention àl’époque où Nixon était le Présidentet produisait toujours le mêmeeffet. Elle donnait l’impression desortir tout droit de l’usine et,d’année en année, d’innombrablesinconnus avaient proposé de la luiracheter. Dawson refusait chaquefois leur offre. « C’est plus qu’unesimple voiture pour moi », leurdisait-il invariablement, sans plusd’explication. Tuck aurait tout à faitcompris à quoi il faisait allusion.

Dawson laissa tomber le sac de

voyage sur le siège passager et posale costume par-dessus, avant des’installer au volant. Dès qu’iltourna la clé de contact, le moteurrugit. Il recula sur le gravier avantde sortir refermer le garage. Cefaisant, il vérifia mentalement s’iln’avait rien oublié. Deux minutesplus tard, il roulait sur la routeprincipale et, une demi-heure après,se garait dans le parking longuedurée de l’aéroport de La Nouvelle-Orléans. Ça le chagrinait de devoirlaisser sa voiture, mais il n’avait pasle choix. Il rassembla ses affairespuis se dirigea vers le terminal, oùun billet l’attendait au comptoir de

la compagnie aérienne.L’aéroport grouillait de monde.

Couples bras dessus, bras dessous ;familles en partance pour DisneyWorld ; étudiants en vacances ;hommes d’affaire traînant leurbagage cabine à roulettes, leportable vissé à l’oreille. Dawsonrejoignit la lente file d’attente etpatienta jusqu’à ce qu’il atteigne lecomptoir. Il montra ses papiersd’identité et répondit auxhabituelles questions de sécurité,avant de se voir remettre ses cartesd’embarquement. Il n’eut qu’uneescale à Charlotte, à peine plusd’une heure. Rien de terrible. Arrivé

à New Bern et installé au volant desa voiture de location, il lui resteraitencore quarante minutes de trajet.Si ça roulait bien, il parviendrait àOriental en fin d’après-midi.

Dawson ne réalisa à quel point ilétait fatigué qu’une fois installédans l’avion. Il ne savait plus trop àquel moment il avait somnolé — ladernière fois qu’il avait regardé samontre, celle-ci indiquait presque 4heures —, mais il avait prévu dedormir un peu pendant le vol. Detoute manière, il n'aurait pas grand-chose à faire lorsqu'il serait en ville.Fils unique, sa mère s'était enfuiealors qu'il avait trois ans, et son

père violent et alcoolique avaitrendu service à la société ens’enivrant à mort. Voilà des annéesque Dawson ne parlait plus à aucunmembre de sa famille, et il nesouhaitait pas davantage renoueravec eux à présent.

Sa visite se limiterait donc à unaller-retour rapide. Il ferait ce qu’ilavait à faire et ne prévoyait pas des’attarder plus que nécessaire. Ilavait certes grandi à Oriental, maisne s’était jamais vraiment senti unenfant du cru. L’Oriental qu’ilconnaissait n’avait rien à voir avecl’image accueillante que vantaitl’office du tourisme régional. Pour

la plupart des gens qui y passaientl’après-midi, Oriental donnaitl’impression d’être une petite villeoriginale, peuplée d’artistes, depoètes et de retraités venus coulerdes jours paisibles au crépuscule deleur vie, en naviguant sur la NeuseRiver. La bourgade abritait uncentre-ville pittoresque à souhait,riche en boutiques d’antiquités,galeries d’art et autres cafés, demême qu’elle accueillait plusd’animations de rue hebdomadairesque n’importe quelle autrecommune comptant moins d’unmillier d’âmes. Mais la véritableOriental, celle qu’il avait connu

enfant et jeune homme, étaitégalement peuplée par de vraiesdynasties implantées dans la régiondepuis l’époque coloniale. Des genscomme le juge McCall et le shérifHarris, Eugenia Wilcox, et lesfamilles Collier et Bennett. Ilsreprésentaient ceux qui avaienttoujours possédé et exploité laterre, pratiqué le négoce du bois etprospéré dans les affaires ; ilsformaient la société invisible etpuissante d’une ville qui leurappartenait depuis toujours.

Dawson en fit personnellementl’expérience à l’âge de dix-huit ans,puis de nouveau à vingt-trois,

quand il quitta définitivement laville. Il n’était guère facile d’être unCole dans le comté de Pamlico, eten particulier dans la localitéd’Oriental. À sa connaissance, tousles Cole avaient fait de la prison, sil’on remontait dans l’arbregénéalogique jusqu’à son arrière-grand-père. Plusieurs membres desa famille avaient été condamnéspour différents motifs : voies defaits, incendie criminel, tentative demeurtre et assassinat. La propriétéboisée et rocailleuse qui abritait levaste clan s’apparentait à unterritoire régi par ses propres règles.Une poignée de cabanes délabrées,

de petits mobile-homes et devieilles granges à bric-à-bracparsemaient le domaine où safamille avait élu domicile et, saufs’il n’avait pas d’autre choix, leshérif lui-même évitait l’endroit.Les chasseurs ne s’en approchaientpas et supposaient à juste titre quela pancarte « Défense d’entrer souspeine de se faire tirer dessus »n’était pas un simple avertissement,mais bel et bien une promesse.Bouilleurs de cru clandestins,revendeurs de drogue, alcooliques,maris violents, pères et mèresmaltraitants, voleurs et souteneurs,les Cole se distinguaient avant tout

par leur brutalité pathologique. Àen croire un article publié dans unmagazine à présent disparu deskiosques, les Cole étaientconsidérés à une certaine époquecomme la famille la plusmalveillante et la plus revanchardequi puisse exister à l’est de Raleigh.Le père de Dawson ne faisait pasexception. Jusqu’au début de latrentaine, il avait passé le plus clairde son temps en prison pourdiverses infractions, parmilesquelles une agression au pic àglace sur la personne d’unautomobiliste qui lui avait fait unequeue de poisson. Il avait été jugé

et acquitté à deux reprises pourmeurtre, après que les témoinseurent disparu, et même le reste dela famille savait suffisamment àquoi s’en tenir pour ne pas l’irriter.Pourquoi ou comment sa mèreavait-elle épousé cet homme, celarestait un mystère pour Dawson. Ilne lui en voulait pas de s’êtreenfuie. Lui-même avait passé leplus clair de son enfance à vouloiréchapper au clan. Il ne tenait pasnon plus rigueur à sa mère de nepas l’avoir emmené avec elle.Bizarrement, les hommes de lafamille Cole se sentaientpropriétaires de leur progéniture, si

bien que son père aurait sans nuldoute pourchassé sa mère pour lerécupérer, de toute manière. Ill’avait d’ailleurs dit plus d’une fois àDawson, lequel s’était bien gardé delui demander ce qu’il aurait fait sisa mère avait refusé de le luirendre. Dawson connaissait déjà laréponse.

Il se demandait combien demembres de sa famille vivaientencore sur le domaine. Lorsqu’ilétait enfin parti, outre son père, leclan comptait un grand-père, quatreoncles, trois tantes et seize cousins.À présent, les cousins étaientadultes et avaient eux-mêmes des

enfants, si bien que la famille avaitdû s’agrandir, mais Dawsonn’éprouvait aucun désir de levérifier. C’était peut-être l’universoù il avait grandi mais, comme àOriental, il ne s’était jamais senti àsa place parmi eux. Isolé parmi sescousins, il ne se bagarrait jamais àl’école et rapportait des bulletinsscolaires corrects. Il évitait ladrogue et l’alcool et, à l’adolescence,se tenait à l’écart de ses cousinsquand ils sillonnaient la ville pours’attirer des ennuis, en leur disantla plupart du temps qu’il devaitsurveiller la distillerie clandestineou aider à démonter une voiture

qu’un membre de la famille avaitvolée. Bref, il faisait de son mieuxpour garder si possible un profilbas.

Autant dire qu’il devait jouer leséquilibristes. Car si les Coleformaient une bande de criminelspatentés, ils n’étaient pas idiotspour autant, et Dawson savaitd’instinct qu’il devait masquer sesdifférences. C’était sans doute leseul élève dans l’histoire de sonécole à étudier comme un forcenépour rater volontairement uneinterrogation, et il apprit lui-mêmeà falsifier ses relevés de notes afinqu’ils paraissent moins bons qu’ils

ne l’étaient en réalité. Il apprit aussià vider en douce une omette debière en la perçant d’un coup decanif, sitôt que son interlocuteuravait le dos tourné ; et quand letravail lui servait d’excuse pouréviter ses cousins, il se tuait à latâche jusqu’à une heure avancée dela nuit. Il ne se débrouilla pas tropmal pendant un temps mais, peu àpeu, sa carapace se fissura. L’un deses professeurs confia à un copainde bar de son père que Dawson étaitle meilleur élève de sa classe, demême que les oncles et les tantescommencèrent à remarquer qu’ilrestait le seul parmi les cousins à ne

jamais s’éloigner du droit chemin.Dans une famille qui privilégiaitavant tout la loyauté et laconformité, Dawson sortait du lot,et il n’existait pas piretransgression.

Cela rendait son père fou furieux.Même s’il le battait régulièrementdepuis son plus jeune âge — avecune prédilection pour la ceinture etle fouet —, lorsqu’il eut douze ans,les corrections prirent une tournuresingulière. Son père le frappaitjusqu’à lui bleuir et lui noircir ledos et le torse, puis il revenait s’enprendre à son visage et à ses jambesune heure plus tard.

Les enseignants étaient aucourant de la situation mais, parcrainte de représailles sur leurpropre famille, ils fermaient lesyeux. Le shérif faisait mine de nepas voir les bleus et les marques decoups, quand il croisait Dawson auretour de l’école. Et le reste de lafamille s’en accommodait fort bien.Abee et Ted le Cinglé, ses cousinsles plus âgés, lui sautaientvolontiers dessus pour le tabasseraussi violemment que son père ;Abee parce qu’il jugeait que Dawsonle méritait, et Ted le Cingléuniquement par plaisir. Abee, grandet costaud, avec des poings gros

comme des jambonneaux, étaitbrutal et soupe au lait, mais plusmalin qu’il ne le laissait paraître.Ted le Cinglé, en revanche, portaitla méchanceté dans ses gènes. À lamaternelle, il avait poignardé àcoups de crayon un petit camaradeavec lequel il se disputait unTwinkie et, avant de se fairefinalement renvoyer en CM2, ilavait envoyé un autre camarade declasse à l’hôpital. À en croire larumeur, il aurait tué un junkiequand il était adolescent. Dawsonpensait qu’il valait mieux ne pasriposter. Au lieu de quoi, il apprit àse protéger tout en amortissant les

coups, jusqu’à ce que ses cousins selassent, se fatiguent, ou les deux.

Toutefois, Dawson ne marcha passur les traces de sa famille et devintplus résolu que jamais. Avec letemps, il apprit que plus il criait,plus son père le frappait, si bienqu’il ne protestait plus. Par ailleurs,il savait d’instinct que son père,comme toutes les brutes de sonacabit, ne livrait que les combatsqu’il était certain de gagner. Nuldoute que le jour viendrait oùDawson serait assez fort pour sedéfendre, quand il n’en aurait pluspeur. Tandis que les coupspleuvaient sur lui, il imaginait non

sans peine le courage que sa mèreavait témoigné en coupant les pontsavec la famille.

Dawson s’employa au maximumà accélérer le processus. Il attacha àun arbre un sac bourré de vieuxchiffons, qu’il cognait comme unpunching-ball plusieurs heures parjour. Le plus souvent possible, ilfaisait des exercices en soulevantdes grosses pierres et des moteursde voiture, ainsi qu’en effectuantdes tractions, pompes et autresabdominaux. Avant l’âge de treizeans, son corps s’étoffa de cinq kilosde muscle, auxquels vinrents’ajouter une dizaine d’autres pour

ses quatorze ans. Il grandit dans lemême temps, si bien qu’à quinzeans il atteignait presque la staturede son père. Une nuit, alors queDawson avait seize ans depuis unmois, son père s’approcha de luiavec une ceinture, après une soiréede beuverie. Dawson se cabra en lalui arrachant des mains. Il prévintson père que si jamais celui-ci letouchait encore, il le tuerait.

Ce soir-là, n’ayant d’autre endroitoù aller, Dawson trouva refuge dansle garage de Tuck. Lorsque Tuck ledécouvrit le lendemain madn,Dawson lui demanda un t ravail.Tuck n’avait aucune raison de

l’aider, dans la mesure où D awsonétait non seulement un étrangermais aussi un Cole. Tuck s’essuyales mains sur le bandana qu’ilgardait dans sa poche arrière ettenta de lire dans les pensées dujeune intrus, avant d’attraper sonpaquet de cigarettes. À l’époque,Tuck avait soixante et un ans, etétait veuf depuis deux ans. Lorsqu’ilprit la parole, Dawson sentit l’alcooldans son haleine, de même que savoix râpeuse témoignait des Camelsans filtre qu’il fumait depuis sajeunesse. Son accent, comme celuide Dawson, trahissait le gars du cru.

— J’imagine que tu sais désosser

les bagnoles, mais sauras-tu lesremonter ?

— Oui, M’sieur, réponditDawson.

— T’as pas école aujourd’hui ?— Si, M’sieur.— Alors tâche de revenir juste

après, et j’ verrai comment tu t’débrouilles.

Dawson revint le voir et fit de sonmieux pour prouver sa valeur.Après le travail, il plut la majeurepartie de la soirée et, quand Dawsonse faufila de nouveau en catiminidans le garage, Tuck l’attendait.

Il tira fort sur sa Camel en

lorgnant Dawson sans piper mot,puis regagna la maison. Dawson nepassa plus jamais une seule nuit surle domaine familial. Tuck n’exigeapas le moindre loyer, et Dawsonapportait sa propre nourriture. Aufil des mois, il commença à penser àson avenir pour la première fois desa vie. Il économisait au maximum,sa seule folie se limitant au coupésport acquis dans un dépôt deferraille et aux litres de thé glacéachetés au snack bar du coin. Ilréparait la voiture le soir, après letravail, tout en buvant son thé, etrêvait d’aller à l’université, cequ’aucun Cole n’avait jamais fait. Il

envisageait de s’engager dansl’armée ou simplement de louer sonpropre appartement mais, avantqu’il puisse prendre la moindredécision, son père se pointa àl’improviste au garage, accompagnéd’Abee et de Ted le Cinglé. Tousdeux étaient armés d’une batte debase-bail, et il entrevit les contoursd’un couteau dans la poche de Ted.

— File-moi l’argent qu’ t’asgagné, exigea son père sanspréambule.

— Non, rétorqua Dawson.— J’ me doutais bien qu’ t’allais

dire ça, fiston. C’est pourquoi j’aiamené Ted et Abee avec moi. Ils

peuvent te dérouiller et j’ leprendrai d’ toute manière, ou bientu peux me donner c’ que tu m’ doispour avoir foutu l' camp d’cheznous.

Dawson resta muet, tandis queson père mastiquait un cure-dent.

— Tu vois, pour mettre fin à tap’tite vie, j’aurais juste besoind’commettre un acte criminel là-bas, en ville. Un cambriolage ou unincendie, peut-être. Pourquoi pas ?Ensuite, il nous suffiraitsimplement d’laisser deux ou troispreuves sur place, puis d’passer uncoup d’ fil anonyme au shérif etd’laisser les forces de l’ordre faire

leur boulot. T’es tout seul ici P soiret t’auras pas d’alibi, et pour c’ quej’en ai à foutre, tu peux passer Prestant d’tes jours à pourrir entouréd’fer et d’béton. Ça m’ gênera pasdu tout. Alors, pourquoi n’ pas toutbonnement m’ filer l’oseille ?

Dawson savait que son père nebluffait pas. Visage de marbre, ilsortit l’argent de son portefeuille.Après avoir compté les billets, sonpère cracha le cure-dent et souritjusqu’aux oreilles.

— Je r’ passerai la s’maineprochaine.

Dawson fit avec. Il se débrouillapour grappiller un peu d’argent sur

sa paie, afin de continuer à réparerle coupé et s’acheter du thé glacé,mais la majeure partie de ce qu’ilgagnait allait dans la poche de sonpère. Même s’il soupçonnait Tuckd’être au courant de la situation,celui-ci ne lui en lit jamais part devive voix. Non pas qu’il craignait lesCole, mais ce n’était pas sesaffaires, voilà tout. Au lieu de ça, ilprépara désormais des repas tropcopieux pour lui.

— Il m’en reste un peu, si ça tetente, disait-il en lui apportant uneassiette au garage.

La plupart du temps, il regagnaitla maison sans un mot de plus.

C’était le genre de relation qu’ilsavaient, et Dawson la respectait.Tout comme il respectait Tuck. À samanière, Tuck était devenu lapersonne la plus importante de sonexistence, et Dawson ne voyait pasce qui aurait pu changer cet état defait.

Jusqu’au jour où Amanda Collierentra dans son univers.

Bien qu’il la connaisse depuis desannées — le comté de Pamlicon’abritait qu’un lycée et Dawsonavait presque toujours été en coursavec elle —, ce ne fut qu’auprintemps de son année depremière qu’ils échangèrent un peu

plus que quelques mots. Il l’avaittoujours trouvée jolie, mais n’étaitpas le seul à le penser. C’était unefille très appréciée, du genre à êtreentourée d’amis à la cafétéria, alorsque les garçons se disputaient sonattention, d’autant qu’elle était nonseulement déléguée de classe maisaussi pom-pom girl. Par ailleurs,elle était aussi riche et inaccessibleà ses yeux qu’une actrice de sérietélévisée. Il ne lui dit jamais unmot, jusqu’à ce que tous deux seretrouvent en binôme pour le coursde chimie.

Tandis qu’ils travaillaient avecleurs tubes à essai et révisaient

ensemble ce semestre-là, Dawsondécouvrit qu’elle ne ressemblait enrien à celle qu’il imaginait. Pourcommencer, le fait qu’elle soit uneCollier et lui un Cole ne semblaitabsolument pas la déranger, ce quile surprit. Elle avait le rire facile, unhumour débridé, et lorsqu’ellesouriait, c’était toujours avec unsoupçon d’espièglerie, comme sielle connaissait quelque chose quiaurait échappé aux autres. Sescheveux étaient d’un joli blonddoré, ses yeux du bleu étincelantd’une belle journée d’été et, parfois,quand ils griffonnaient deséquations sur leur cahier, elle

effleurait son bras pour attirer sonattention sur tel ou tel détail.Dawson en conservait alorsl’agréable sensation des heuresentières. L’après-midi, lorsqu’iltravaillait au garage, il se surprenaità penser à elle. Ce ne fut pourtantqu’au printemps qu’il prit enfin soncourage à deux mains pour luidemander si elle accepterait de sevoir offrir une crème glacée. Dèslors, à mesure que la fin des coursapprochait, ils passèrent de plus enplus de temps ensemble.

C’était l’année 1984, et Dawsonavait dix-sept ans. À la fin de l’été, ilcomprit qu’il était amoureux.

Quand le temps se rafraîchit et queles feuilles d’automnecommencèrent à consteller le sold’or et de roux, il eut la certitude devouloir passer le reste de sa vie avecelle, aussi fou que cela puisseparaître. Ils continuèrent à sefréquenter l’année suivante,devinrent de plus en plus intimes etpassèrent un maximum de tempsensemble. En compagnie d’Amanda,Dawson n’éprouvait aucunedifficulté à être lui-même et sesentait épanoui pour la premièrefois de sa vie. Encore aujourd’hui,cette dernière année passée avecelle restait gravée dans sa mémoire.

Ou, plus précisément, le souvenird’Amanda demeurait gravé dans samémoire.

Dans l’avion, Dawson s’installapour le vol. Il occupait un siège côtéhublot vers l’arrière, à côté d’unejeune femme rousse élancéed’environ trente-cinq ans. Pasexactement son type, mais assezjolie. Elle se pencha vers lui encherchant sa ceinture de sécurité etsourit comme pour s’excuser.

Dawson lui fît un signe de têtemais, comme il sentait qu'elle allaitentamer la conversation, il setourna vers le hublot. Il regarda lechariot à bagages s’éloigner de

l’appareil et laissa son espritvagabonder, comme souvent, versles souvenirs lointains d’Amanda.Dawson songea à ce premier été oùils allaient nager dans le fleuveNeuse, leurs corps lisses se frôlantdans l’eau, ou encore à cettehabitude qu’elle avait prise de sejucher sur l’établi, en enroulant lesbras autour de ses jambes repliées,pendant qu’il travaillait sur savoiture dans le garage de Tuck. À telpoint qu’il se disait qu’il ne désiraitrien d’autre que de la voir là, auprèsde lui pour toujours. En août,lorsqu’il fit enfin démarrer soncoupé pour la première fois, il

emmena Amanda à la mer. À laplage, ils s’étaient allongés sur leursserviettes et tenu la main, les doigtsentrelacés, tandis qu’ils parlaient deleurs livres et de leurs films favoris,de leurs secrets et de leurs rêvesd’avenir.

Ils discutaient ferme aussi, etDawson découvrit à cette époque lecaractère fougueux d’Amanda. Ilsn’étaient certes pas sans cesse endésaccord, mais cela pouvait arriver; le plus remarquable, c’était queces querelles s’apaisaient la plupartdu temps tout aussi vite qu’elleséclataient. Parfois, elles portaientsur des vétilles — Amanda avait des

avis sur tout — et ils sechamaillaient sans trouver lemoindre point d’accord. Mais mêmedans ces moments-là, où il semettait vraiment en colère, Dawsonne pouvait s’empêcher d’admirer lasincérité d’Amanda, laquelles’ancrait dans le fait qu’elle tenaitbien plus à lui qu’à quiconque danssa vie.

Hormis Tuck, personne necomprenait ce qu'elle lui trouvait.Bien qu’ils aient au début tenté decacher leur relation, Oriental étaitune petite ville et les gens se mirentinévitablement à murmurer. L'uneaprès l’autre, Amanda vit ses amies

s’éloigner d’elle, et bientôt sesparents découvrirent le pot auxroses. Il était un Cole et elle uneCollier, ce qui suffisait à provoquerleur consternation. Au début, ilss’accrochèrent à l’espoir qu’Amandatraversait simplement une phase derébellion et ils tentèrent del’ignorer. Comme cela nefonctionna pas, la situation secompliqua pour Amanda. Ils luiconfisquèrent son permis deconduire et lui interdirent d’utiliserle téléphone. À l’automne, elle futconsignée plusieurs semainesd’affilée et ils lui interdirent desortir le week-end. Jamais ils ne

reçurent Dawson chez eux, etl’unique fois où son père lui parla, ille traita de « petite racaille » et de «bon à rien ». Quant à sa mère, ellesupplia Amanda de mettre un termeà sa relation avec Dawson ; et, endécembre, son père avait toutbonnement cessé de lui adresser laparole.

L’hostilité qui les entourait ne fitque rapprocher davantage Amandaet Dawson et, dès lors qu’il se mit àlui prendre la main en public, elle lalui serra fort, comme pour défierquiconque de l’en empêcher.Toutefois, Dawson n’était pas naïf :même si elle représentait

énormément pour lui, il savaitdepuis toujours que leur tempsétait compté. Tout semblait jouercontre eux. Quand le père deDawson eut vent de sa relation avecAmanda, il l’interrogea à ce sujet envenant percevoir sa « taxe ». Mêmesi le ton employé n’avait riend’ouvertement menaçant, le simplefait de l’entendre prononcer le nomd’Amanda flanqua la nausée àDawson.

En janvier, Amanda eut dix-huitans, mais si sa relation avec luirendait ses parents furieux, ilsn’allèrent pas jusqu’à la mettre à laporte. Elle se moquait alors de ce

qu’ils pouvaient penser... du moinsl’affirmait-elle depuis toujours àDawson. Parfois, après unenouvelle dispute avec ses parents,elle se sauvait en douce par lafenêtre de sa chambre au beaumilieu de la nuit et filait au garage.Souvent, Dawson l’attendait, mais ilarrivait aussi qu’elle le réveille en lerejoignant sur le tapis de sol qu’ilavait déroulé dans le bureau. Ilsdescendaient alors vers la rivière etDawson la prenait par la taille, puisils s’asseyaient au pied d’un chênevert ancestral. Au clair de lune,tandis qu’ils regardaient les rougetsfaire des bonds dans l’eau, Amanda

lui rapportait les propos échangésavec ses parents, parfois d’une voixchevrotante, mais en prenanttoujours soin de préserver sessentiments à lui. Il l’en aimaitd’autant plus, bien qu’il sacheparfaitement ce que les parentsd’Amanda pensaient de lui. Un soirqu’elle ne pouvait retenir seslarmes après une nouvellealtercation familiale, Dawson luisuggéra gentiment qu’il vaudraitpeut-être mieux pour elle qu’ilscessent de se fréquenter.

— C’est vraiment ce que tusouhaites ? demanda-t-elle, la voixentrecoupée.

Il la serra encore plus fort contrelui.

— Je ne veux que ton bonheur,répondit-il dans un murmure.

Elle posa alors la tête sur sonépaule et, tandis qu’il l’étreignait, ils’en voulut plus que jamais d’êtrené au sein du clan Cole.

— C’est auprès de toi que je suisla plus heureuse, lui chuchota-t-elleenfin.

Plus tard, cette nuit-là, ils firentl’amour pour la première fois.Pendant les vingt années quisuivirent et même au-delà, Dawsonconserva ces paroles et le souvenir

de cette soirée tout au fond de lui,en sachant qu’Amanda s’était alorsexprimée pour eux deux.

** *

Après avoir atterri à Charlotte,Dawson prit son sac et son costumesur l’épaule, puis traversa l’aéroporten prêtant à peine attention àl’activité environnante, tandis qu’ilégrenait ses souvenirs de sondernier été avec Amanda. Auprintemps, elle avait reçu la lettrede son admission à l’universitéDuke, la concrétisation d’un rêvequ’elle caressait depuis toute petite.Le spectre de son départ, ajouté au

rejet de sa famille et de ses amies,ne fit qu’intensifier leur désir d’êtrele plus souvent possible ensemble.Ils passèrent des heures à la plage,firent de longues virées en voitureavec la radio à plein tube, ourestèrent simplement au garage deTuck. Ils se promirent que rien nechangerait après le départd’Amanda ; soit il irait la voir àDurham, soit elle reviendrait luirendre visite. Elle était certainequ’ils trouveraient un moyen ou unautre de continuer leur relation,même à distance.

Les parents d’Amanda avaienttoutefois d’autres projets en tête.

Un samedi matin d’août, un peuplus d’une semaine avant sondépart supposé pour Durham, ilsl’interceptèrent avant qu’elle puisses’échapper de la maison. Ce fut samère qui prit la parole, même siAmanda savait que son pèresoutenait fermement celle-ci.

— Cela dure depuis troplongtemps, commença sa mère.

Puis, d’une voix étonnammentposée, elle prévint Amanda que sielle continuait à voir Dawson, elledevrait alors quitter la maison enseptembre et régler elle-même sespropres factures, et ils ne luipaieraient pas non plus ses études

universitaires.— Pourquoi devrions-nous

gaspiller de l’argent pour tonéducation, alors que tu fiches ta vieen l’air ? ajouta sa mère.

Dès qu'Amanda voulut protester,elle lui coupa la parole.

— Il te rabaissera à une conditionintérieure à la tienne, Amanda,mais tu es encore trop jeune pour lecomprendre.

Donc, si tu souhaites avoir laliberté d’une adulte, tu devras aussien assumer les responsabilités. Situ préfères gâcher ta vie en restantavec Dawson... nous n’allons pas

t’en empêcher. Mais nous net’aiderons pas non plus.

Amanda quitta aussitôt la maisoncoudes au corps, avec une seuleidée en tête : trouver Dawson.Lorsqu’elle arriva devant le garage,elle sanglotait si fort qu’elle nepouvait parler. Dawson sordt et laserra dans ses bras, tandis qu’ellelui livrait peu à peu des bribes de saconversation avec sa mère, jusqu’àce qu’elle se calme.

— On va habiter ensemble,décida-t-elle, les joues encorehumides de larmes.

— Où ça ? demanda-t-il. Ici ? Augarage ?

— J’en sais rien. On trouvera unesolution.

Dawson restait muet, le regardrivé au sol.

— Tu dois aller à la fac, reprit-ilenfin.

— Je me moque de la fac, riposta-t-elle. C’est à toi que je tiens.

Il se détacha d’elle en lui disant :— Moi aussi, je tiens à toi. Et

c’est pour cette raison que je nepeux pas t’en priver.

Elle secoua la tête d’un air ébahi.— Tu ne me prives de rien. C’est

mes parents. Ils me traitent commesi j’étais encore une gamine.

— C’est à cause de moi, et tousles deux, on le sait très bien, dit-ilen grattant la terre battue du boutde sa chaussure. Quand on aimequelqu’un, on ne le retient pas, si ?

Pour la première fois, les yeuxd’Amanda lancèrent des éclairs.

— Et si ce quelqu’un revient, c’estqu’il t’aime vraiment ? C’est tafaçon de voir les choses ? Tu n’aspas plus éculé comme cliché ? (Ellelui attrapa le bras et y enfonça sesongles.) Notre histoire n’est pas uncliché, affirma t-elle. On trouveraun moyen pour que ça marche. Jepeux prendre un job de serveuse ouautre, et on peut louer un appart.

Il s’efforça de garder son calme,de ne pas craquer.

— Comment ? Tu crois que monpère va arrêter son racket ?

— On peut aller ailleurs.— Où ça ? Avec quoi ? Je n’ai

rien. Tu comprends ça, au moins ?(Il laissa la phrase en suspens et,comme elle ne répondait pas, ilenchaîna.) J’essaye juste d’êtreréaliste. C’est de ta vie que nousparlons. Et... je ne peux plus enfaire partie.

— Qu’est-ce que tu dis ?— Je dis que tes parents ont

raison.

— Tu ne le penses pas.Dans sa voix, il perçut comme de

la peur. Alors même qu’il mouraitd’envie de la reprendre dans sesbras, il fit volontairement un pas enarrière.

— Rentre chez toi, lui dit-il.Elle s’avança vers lui.— Dawson...— Non ! riposta-t-il en reculant

davantage. Tu ne m’écoutes pas.C’est fini, OK ? On a essayé, ça n’apas marché. La vie continue.

Le visage d’Amanda blêmit.— Alors, c’est tout ?

Plutôt que de répondre, ils’obligea à tourner les talons pourrentrer dans l’atelier. Il savait ques’il lançait un seul regard par-dessus son épaule, il changeraitd’avis, et il ne pouvait pas agir ainsi.Il ne lui ferait pas subir cela. Ilplongea la tête sous le capot ouvertdu coupé, se refusant à la laisservoir ses larmes.

Lorsqu’elle s’en alla enfin,Dawson se laissa glisser sur lebéton poussiéreux, près de savoiture, et y resta prostré pendantdes heures, jusqu’à ce que Tucksorte et s’installe sur une chaise àses côtés. Il resta muet pendant un

petit moment.— T’as rompu, dit-il enfin.— Il le fallait...Dawson pouvait à peine parler.— Ouais, acquiesça Tuck. J’ai

entendu ça aussi.Le soleil à son zénith enveloppait

les abords du garage d’une chape deplomb silencieuse évocatrice de lamort.

— J’ai fait le bon choix ?Tuck sortit ses cigarettes et gagna

du temps avant de répondre. Iltapota une Camel pour tasser letabac.

— J’en sais fichtre rien, reprit-il.C’est magique, entre vous deux, j’peux pas le nier. Et la magie, çalaisse des souvenirs drôlementcoriaces, ma foi.

À ces mots, Tuck lui tapotaaffectueusement le dos et se levapour s’en aller. Il ne lui avait jamaisautant parlé de sa relation avecAmanda. Tandis qu’il s’éloignait,Dawson le regarda en plissant lesyeux sous le soleil aveuglant, et leslarmes lui revinrent. Il savaitqu’Amanda représenterait toujoursle meilleur de lui-même, lapersonnalité profonde qu’il rêveraittoujours de connaître.

Il ne savait pas, en revanche,qu’ils ne se verraient ou ne sereparleraient plus. La semainesuivante, Amanda s’installa sur lecampus de l’université Duke et, unmois plus tard, Dawson fut arrêté.

Il passa les quatre années quisuivirent derrière les barreaux.

2

Amanda descendit de sa voitureet contempla la vieille baraque auxabords d’Oriental que Tuck appelaitsa maison. Elle avait roulé pendanttrois heures et appréciait de pouvoirse dégourdir les jambes. La tensiondans sa nuque et ses épaulespersistait, témoin de sa discussionanimée avec Frank ce matin-là. Iln’avait pas compris pourquoi elletenait tant à assister aux obsèqueset, avec le recul, elle admettait qu’iln’avait sans doute pas tort. En prèsde vingt ans de mariage, elle n’avaitjamais fait allusion à Tuck

Hostetler ; à la place de Frank, elle-même aurait été contrariée.

Toutefois, la conversation neportait pas réellement sur Tuck oules secrets d’Amanda, ni même surle fait qu’elle passerait une fois deplus un long week-end loin de safamille. Tous deux savaientpertinemment que ce n’était que lasuite de la même discussion qu’ilsavaient ces dix dernières années,laquelle se déroulait invariablementsur le même mode. Sans colère etsans violence, certes. Dieu merci,Frank n’était pas ce genred’homme, et il s’était excusébrièvement, avant de partir au

travail. Comme toujours, elle avaitpassé le reste de la matinée etl’après-midi à essayer d’oublierl’incident. Après tout, elle n’ypouvait rien et avait appris à lalongue à se prémunir contre lesbrouilles et les tensions quidéfinissaient leur relation.

Pendant qu’elle roulait versOriental, Jared et Lynn, ses deuxaînés, avaient appelé, ce qui luiavait heureusement changé lesidées. Depuis qu’ils étaient envacances d’été, la maison résonnaitdes allées et venues continuellespropres aux adolescents. Lesobsèques tombaient pour ainsi dire

à point nommé. Jared et Lynnavaient prévu de passer le week-endavec leurs amis, Jared encompagnie d’une certaine Melody,et Lynn avec une copine de lycéepour faire du bateau sur le lacNorman, au bord duquel les parentsde celle-ci possédaient une maison.Annette — leur « merveilleuxaccident », comme disait Frank —était en colonie pour deuxsemaines. Nul doute qu’elle auraitaussi appelé Amanda, si lesportables n’étaient pas interdits —ce qui était une bonne chose, sinonsa petite pipelette aurait téléphonématin, midi et soir.

Amanda sourit en songeant à sesenfants. Malgré son activité debénévole au Centre d’oncologiepédiatrique de l’hôpitaluniversitaire Duke, sa vie étaitessentiellement axée sur saprogéniture. Depuis la naissance deJared, elle était une mère au foyeret, même si ce rôle lui plaisait, unepartie d’elle-même n’en mesuraitpas moins ses limites. Amanda seplaisait à croire qu’elle représentaitdavantage qu’une épouse et unemère. Elle avait étudié à l’universitépour devenir professeur et mêmeenvisagé un doctorat, dans l’optiqued’enseigner dans une des facs de la

région. Son diplôme en poche, elleavait occupé un posted’institutrice... puis la vie reprit sesdroits. À présent, à l’âge dequarante-deux ans, elle plaisantaitparfois en disant qu’il lui tardait degrandir pour savoir quel métierexercer.

Certains pourraient attribuer celaà la crise de la quarantaine, maiselle n’était pas certaine que ce soittout à fait le cas. Non pas qu’elleéprouve le besoin de s’acheter unevoiture de sport, de rendre visite àun chirurgien esthétique ou de fileraux Caraïbes. Pas plus qu’elle necraignait de mourir d’ennui : Dieu

sait qu’entre les enfants et l’hôpital,elle n’avait pas le temps de rêvasser.Non, Amanda sentait plutôt qu’elleavait perdu de vue la personnequ’elle était dans le passé et doutaitd’avoir un jour la chance de laretrouver.

Elle s’était longtemps estiméeheureuse, et Frank faisaitlargement partie de ce bonheur. Ilss’étaient rencontrés dans une fêteétudiante, pendant son avant-dernière année à Duke. En dépit dutohu-bohu ambiant de la soirée, ilsse débrouillèrent pour dénicher uncoin tranquille où ils bavardèrentjusqu’aux aurores. De deux ans son

aîné, c’était un garçon sérieux etintelligent et, même lors de cettepremière rencontre, elle savait déjàqu’il finirait par réussir dans tout cequ’il choisirait d’entreprendre. Il luisuffirait de se lancer. Au moisd’août, il rejoignit la faculté dechirurgie dentaire de Chapel Hill,mais ils continuèrent à sefréquenter les deux années quisuivirent. Les fiançailles étaientdonc à prévoir et, en juillet 1989,quelques semaines après qu’elle eutobtenu son diplôme, ils semarièrent.

Après leur lune de miel auxBahamas, Amanda commença à

enseigner dans une école primaire ;puis, quand Jared vint au mondel’été suivant, elle prit un congéexceptionnel. Lynn suivit dix-huitmois plus tard, et le congé devintpermanent. Dans l’intervalle, Frankétait parvenu à empruntersuffisamment d’argent pour ouvrirson propre cabinet et acquérir leurpremière maison à Durham. Ilsvécurent alors des années de vachesmaigres ; Frank souhaitait réussirpar lui-même et refusait toute aidede la famille ou de la belle-famille.Une fois les factures réglées, ilsavaient de la chance s’ils pouvaientlouer un film le week-end. Les

dîners au restaurant étaient rares,et quand leur voiture rendit l’âmeAmanda se retrouva bloquéependant un mois à la maison,jusqu’à ce qu’ils puissent sepermettre de faire réparer levéhicule. Par ailleurs, ils dormaientavec des couverturessupplémentaires afin d’éviter desnotes de chauffage trop élevées.Mais avec le recul, aussi stressanteset éprouvantes que furent parfoisces années, Amanda savait aussiqu’elles constituèrent les plusheureuses de son mariage.

Le cabinet de Frank se développapeu à peu et, à maints égards, leur

vie prit une tournure prévisible.Frank travaillait, tandis qu’elles’occupait du foyer et des enfants.Bea, leur troisième, naquit aumoment où ils vendaient la petitemaison pour s’installer dans unedemeure plus vaste qu’ils avaientfait construire au cœur d’unquartier plus cossu. Ensuite, ilsfurent de plus en plus occupés. Lecabinet de Frank prospéra de plusbelle, tandis qu’elle faisait lanavette en voiture pour emmenerJared à l’école, Lynn au parc et surles aires de jeux, avec Bea sangléesur son siège-auto entre les deux.Ce fut à cette époque qu’Amanda se

mit à revoir ses projets de troisièmecycle universitaire ; elle prit mêmele temps de compulser deux ou troisprogrammes de maîtrise, songeantqu’elle pourrait s’inscrire quandBea entrerait en maternelle. Maisau décès de Bea, ses ambitionss’effondrèrent. Calmement, ellerangea dans un tiroir de son bureauses manuels de préparation àl’examen d’entrée en troisièmecycle et ses formulairesd’inscription.

Sa grossesse surprise, quiprécéda la naissance d’Annette,scella sa décision de ne plusreprendre ses études. Au lieu de

cela, elle redoubla même d’énergieen s’appliquant à reconstruire sa viede famille avec une déterminationfarouche, à travers son rôle de mèreau jour le jour, ne serait-ce quepour tenir le chagrin à distance. Àmesure que les années s’écoulaientet que le souvenir de leur défuntepetite sœur s’estompait, Jared etLynn recouvrèrent une jeunesse untant soit peu normale, et Amandas’en félicita. La radieuse petiteAnnette apporta un regain debonheur dans la maison, si bienque, de temps à autre, Amandapouvait même faire comme s’ilsformaient une famille unie et

aimante, épargnée par la tragédie.En revanche, difficile pour elle de

se voiler la face à propos de soncouple.

Amanda ne se berçait pas — et nes’était jamais bercée — d’illusionssur le mariage, au point de le croiresynonyme de bonheur conjugaléternel. Réunissez deux personnes,ajoutez les inévitables hauts et basde l’existence, secouezénergiquement le cocktail et vousobtiendrez à coup sûr quelquesdiscussions orageuses, aussi grandque puisse être l’amour. Le tempsapportait aussi son lot de défis. Lebien-être et l’intimité, c’était

merveilleux, mais cela émoussaitaussi la passion et l’ardeur. Leshabitudes et le quotidien nelaissaient guère de place auxsurprises. Il ne restait plusd’anecdotes à raconter et chacunpouvait finir les phrases de l’autre,si bien que Frank et Amanda étaientparvenus au stade où un simpleregard devenait suffisamment lourdde sens pour rendre toute parolesuperflue. Cependant, la perte deBea les avait changés. La tragédieincita Amanda à s’impliquer commebénévole à l’hôpital ; Frank, enrevanche, passa de buveuroccasionnel à alcoolique avéré.

Elle savait faire la différence etn’avait jamais joué les bégueules enmatière d’alcool. Il y eut plusieursoccasions à l’université où elle butune bière de trop, de même qu’elleappréciait toujours un verre de vinau dîner. À l’occasion, ellel’accompagnait même d’undeuxième, ce qui lui suffisait laplupart du temps. Mais pour Frank,le verre de trop qui, au début, luiservait à calmer sa peine, s’étaitmué en une accoutumance qu’il nepouvait plus contrôler.

Avec le recul, Amanda pensaitparfois qu’elle aurait dû le voirvenir. À la fac, il aimait regarder les

matchs de basket en buvant avecses copains ; à la faculté dentaire, ilavait coutume de se détendre avecdeux ou trois bières en lin dejournée, après les cours. Maisdurant les mois lugubres de lamaladie de Bea, deux ou troiscanettes par soirée devinrentbientôt un pack de six ; après ledécès de la petite, un pack de douze.Lorsqu’ils parvinrent au deuxièmeanniversaire de la mort de Bea,alors qu’Annette était en route, ilbuvait à l’excès, même quand ildevait travailler le lendemainmatin. Ces derniers temps, lafréquence atteignait quatre à cinq

soirs par semaine, et la veille ausoir ne faisait pas exception. Àminuit passé, il était entré dans lachambre en titubant, plus ivre quejamais, puis avait ronflé si fortqu’Amanda avait dû aller dormirdans la chambre d’amis. C’était sonalcoolisme, et non pas Tuck, quiconstituait la véritable raison deleur dispute de ce matin.

Au fil des années, rien n’avait étéépargné à Amanda : depuis l’époqueoù Frank balbutiait au dîner ou lorsd’un barbecue jusqu’à ce qu’iltombe ivre mort par terre, dans leurchambre. Pourtant, comme il étaitconsidéré de toutes parts comme un

excellent dentiste, s’absentaitrarement au travail et payait sesfactures rubis sur l’ongle, Frank nepensait pas avoir un problème.Comme il ne devenait jamaismauvais ou violent, il ne pensaitpas avoir un problème. Comme cen’était d’ordinaire que de la bière,ça ne pouvait pas être un problème.

Mais le problème existait bel etbien, parce qu’il était peu à peudevenu le genre d’homme qu’ellen’aurait jamais pu envisagerd’épouser. Amanda ne comptaitplus le nombre de fois où elle avaitpleuré. Et où elle lui en avait parlé,en l’exhortant à penser aux enfants.

Elle l’avait supplié de consulter avecelle un conseiller conjugal pourtrouver une solution, quand elle nes’était pas emportée contre sonégoïsme. Elle lui avait battu froiddes jours durant, l’avait obligé àdormir dans la chambre d’amispendant des semaines, et avait priéDieu avec ferveur. Une ou deux foispar an, Frank accédait à sessupplications et cessait de boirependant un temps. Puis, aprèsquelques semaines, il prenait unebière au dîner. Juste une. Et ce soir-là, ça ne posait aucun problème. Oupeut-être même qu’il en buvait uneautre la fois suivante. Mais il avait

rouvert la porte à son vieux démon,et le tourbillon infernal de laboisson l’emportait à nouveau.

Elle se reposait alors la mêmequestion que par le passé ?Pourquoi, lorsque l’envie de boirel’assaillait, ne pouvait-il passimplement s’en détourner ? Etpourquoi refusait-il d’admettre quecela détruisait leur couple ?

Elle l’ignorait, mais savait enrevanche que ça devenait épuisant.La plupart du temps, elle avaitl’impression d’être l’unique parentresponsable pour s’occuper desenfants. Jared et Lynn étaientcertes en âge de conduire, mais que

se passerait-il si l’un d’eux avait unaccident quelconque pendant queFrank était en train de boire ?Allait-il sauter dans la voiture,sangler Annette sur la banquettearrière et foncer à l’hôpital ? Ou siquelqu’un tombait malade ? C’étaitdéjà arrivé. Pas aux enfants, mais àAmanda. Quelques annéesauparavant, après avoir mangé desfruits de mer gâtés, elle avait passédes heures à vomir dans la salle debains. À l’époque, Jared nepossédait qu’un permis deconducteur accompagné et n’avaitpas le droit de rouler le soir, etFrank avait bu comme un trou.

Comme elle frôlait ladéshydratation, Jared finit paremmener sa mère à l’hôpital auxalentours de minuit, tandis queFrank se tenait vautré sur labanquette arrière, prétendant êtrebien moins ivre qu’il ne l’était.Malgré son état fiévreux avancé,elle vit que Jared ne cessait delancer des regards dans lerétroviseur, son visage hésitantentre la colère et la déception.Amanda se disait parfois que sonfils avait perdu une grande partie deson innocence, cette nuit-là, tel unenfant confronté aux horriblesdéfauts de son père.

C’était une source d’angoisseconstante qui la déprimait, etAmanda n’en pouvait plus de sefaire du mauvais sang. Elle sesouciait de ce que les gossespensaient ou éprouvaient lorsqu’ilsvoyaient leur père tituber dans lamaison. Elle s’inquiétait parce queJared et Lynn ne semblaient plusvraiment le respecter. Elle craignaitmême de voir plus tard Jared, Lynnou Annette marcher sur les briséesde Frank en trouvant refuge dansl’alcool, les pilules ou Dieu saitquoi, jusqu’à ce qu’ils gâchent leurvie.

En outre, elle n’avait pas

vraiment trouvé d’aide extérieure.Même sans l’association Al-Anon,Amanda comprenait qu’elle nepouvait guère changer Frank ; ettant qu’il n’admettrait pas qu’ilavait un problème et ne voudraitpas y remédier, il resteraitalcoolique. Dans l’intervalle, qu’est-ce que cela signifiait pour Amanda ?Qu’elle devait décider si oui ou nonelle continuait à supporter lasituation. Qu’elle devait dresser laliste des conséquences et s’y tenir.En théorie, c’était facile. Enpratique, tout cela ne faisait que lamettre en colère. Si Frank avait unproblème, pourquoi Amanda devait-

elle en assumer les conséquences ?Et si l’alcoolisme était une maladie,cela ne signifiait-il pas que

Frank avait besoin de son aide,ou du moins de sa loyauté ? Auquelcas, comment Amanda — sonépouse ayant fait le serment de luirester fidèle pour le meilleur etpour le pire — était-elle censéejustifier la rupture de leur mariage,la désunion de leur famille, aprèstoutes les épreuves qu’ils avaienttraversées ? Elle deviendrait alorsune mère et une épouse sans cœur,ou carrément la piteuse complice del'alcoolisme de Frank, alors qu’elledésirait plus que tout retrouver

l’homme qu’il était autrefois.Voilà ce qui rendait si difficile sa

vie de tous les jours. Elle nesouhaitait pas divorcer et faireexploser la famille. Même si leurmariage frisait la déconfiture, unepartie d’elle-même croyait encoreau vœu solennel qu’elle avaitprononcé. Elle aimait l’homme qu’ilavait été et celui qu’il pourrait être...Mais à présent qu’elle se tenaitdevant la maison de Tuck Hostetler,Amanda se sentait seule et triste, etse demandait malgré elle commentelle avait pu en arriver là.

** *

Elle savait que sa mèrel’attendait, mais n’était pas encoreprête à l’affronter. Il lui fallaitencore quelques minutes et, tandisque la lumière déclinait, elles’engagea dans le jardin envahi demauvaises herbes pour gagnerl’atelier en désordre, où Tuck avaitpassé ses journées à restaurer desvoitures de collection. À l’intérieurétait garée une Corvette Stingray,un modèle des années 1960, devina-t-elle. En passant la main sur lecapot, elle n’eut aucun mal àimaginer Tuck revenant au garaged’une minute à l’autre, sa silhouettecourbée se découpant dans le soleil

couchant. Avec sa salopette tachée,les rares cheveux gris de son crânepassablement dégarni et ses rides simarquées qu’elles évoquaient descicatrices.

Malgré les questions intrusivesde Frank au sujet de Tuck le matinmême, Amanda s’était peu confiée,hormis pour le présenter comme unvieil ami de la famille. Ce n’étaitque la partie visible de l’iceberg,mais que pouvait-elle lui dired’autre ? Même elle, admettaitl’étrangeté de son amitié avec Tuck.Elle l’avait connu lorsqu’elle étaitau lycée, niais ne l’avait revu quesix ans auparavant. A l’époque,

Amanda se trouvait en visite chez samère. Un jour qu’elle sirotait unefasse de café à l’irvin’s Diner, elleavait entendu des hommes d’uncertain âge qui jacassaient à unetable voisine.

— Ce Tuck Hostetler reste un vraigénie de la mécanique, mais il estdevenu totalement barjot, disaitl’un d’eux en secouant la tète.Parler à sa défunte femme, c’estune chose, mais de là à jurer qu’ellelui répond, y a un monde, pardi !

— Il a toujours été un drôle degars, ma foi.

Ce portrait ne ressemblait pas auTuck qu’elle avait connu. Après

avoir payé son café, elle monta danssa voiture et refit le trajet presqueoublié sur le chemin de terre quimenait à Tuck. Tous deux passèrentalors l’après-midi assis sur lesrocking-chairs de sa vérandadéfoncée, et depuis ce jour-là elleavait pris l’habitude de faire un saufchez lui chaque fois qu’elle était depassage en ville. Au début, ce ne futqu’une ou deux fois par an — elle nepouvait supporter davantage devisites chez sa mère : mais, cesderniers temps, elle venait le voir àOriental y compris quand sa mèreétait absente. Souvent même, ellelui préparait à dîner. Tuck avançait

en âge et, même si Amanda seplaisait à croire qu’elle venaitsimplement prendre des nouvellesd’un vieil homme, tous deuxsavaient fort bien pourquoi elle luirendait visite.

Les hommes croisés à l’Irvin’sDiner disaient vrai, en un sens.Tuck avait changé. Il n’était plus cepersonnage taciturne et mystérieux,parfois bourru, dont elle gardait lesouvenir, mais il n’était pas fou nonplus. Il taisait certes la différenceentre illusion et réalité, et savaitque sa femme était décédée voilàlongtemps. Toutefois, Amandadécouvrit que Tuck n’avait pas son

pareil pour rendre réel, du moins àses yeux, quelque chose dont ilsouhaitait l'existence. Lorsqu’ellefinit par l'interroger sur ses «conversations » avec sa défunteépouse, il lui répon dit, l’air de rien,que Clara était encore dans lesparages et le serait toujours.

Non seulement ils se parlaient,lui avoua Tuck, mais il la voyaitaussi.

— Vous voulez dire que c’est unfantôme ? s’enquit Amanda.

— Non, répondit-il. J’ dis justequ’elle veut pas qu’ je sois tout seul.

— Elle est là en ce moment ?

Tuck jeta un regard par-dessusson épaule.

— J’ la vois pas, mais j’ l’entendsbricoler dans la maison.

Amanda tendit l’oreille, mais neperçut rien d’autre que legrincement des rocking-chairs surles lattes du plancher.

— Est-ce qu’elle était... par ici... àl’époque ? Quand je vousconnaissais déjà ?

Il inspira profondément et savoix trahit une grande lassitudequand il répondit.

— Non. Mais je n’essayais pas dela voir à c’ moment-là.

Il y avait quelque chose detouchant et de romantique dans saconviction. Selon lui, ils s’aimaientassez fort pour avoir trouvé unmoyen de rester ensemble, mêmeaprès la mort de Clara. Qui n’auraitpas trouvé cela romantique ? Toutle monde voulait croire en l’amouréternel. Amanda elle-même y avaitcru autrefois, quand elle avait dix-huit ans. Mais elle savait quel’amour était compliqué, toutcomme la vie. Il prenait certainestournures que personne ne pouvaitprévoir ou même comprendre, enlaissant une kyrielle de regrets dansson sillage. Presque toujours, ces

regrets menaient à ces fameusesquestions commençant par « Et si», auxquelles personne ne pouvaitjamais répondre. « Et si » Bean’était pas morte ? « Et si » Frankn'était pas devenu alcoolique ? « Etsi » elle avait épousé son seulvéritable amour ? Reconnaîtrait-elleseulement cette femme qu’ellevoyait chaque matin dans le miroir?

Tandis qu’elle s’appuyait contrela voiture, Amanda se demanda ceque Tuck aurait pensé de sesdivagations. Tuck, qui mangeaitchaque matin des œufs au gruau demaïs chez Irvin et des cacahuètes

grillées en buvant son Pepsi. Tuck,qui avait vécu près de soixante-dixans dans la même maison et n’avaitquitté l'État qu’une fois pour allerservir son pays, pendant la SecondeGuerre mondiale,

Tuck, qui écoutait la radio ou sonphonographe plutôt que de regarderla télévision, parce qu’il Pavaittoujours fait. Contrairement à elle,Tuck semblait adopter le rôle que lavie lui avait attribué. Amandareconnaissait qu’il y avait sansdoute une forme de sagesse dansune acceptation inébranlable,même si elle ne serait jamaiscapable de la faire sienne.

Bien sûr, Tuck avait Clara, etpeut-être ceci expliquait-il cela.Mariés à l’âge de dix-sept ans, ils enavaient passé quarante-deuxensemble. Au fil de sesconversations avec Tuck, Amandaavait découvert peu à peu leurhistoire. D’une voix paisible, il luiavait parlé des trois fausses couchesde Clara, dont la dernière avaitentraîné de graves complications.Selon Tuck, quand les médecinsconfièrent à sa femme qu’ellen’aurait jamais d’enfant, Claras’était endormie tous les soirs enpleurant pendant près d’un an.Amanda apprit par ailleurs que

Clara entretenait un jardin potager,lequel lui valut un jour deremporter le concours de la plusgrosse citrouille de l'État. Du reste,Amanda aperçut le ruban bleu fanéglissé derrière le miroir de leurchambre à coucher. Tuck luiraconta qu’après avoir monté sonatelier ils avaient fait construireune petite maison au bord de la BayRiver, non loin de Vandemere, unebourgade auprès de laquelleOriental prenait des allures degrande ville, Chaque année, ils ypassaient plu sieurs semaines, carc’était pour Clara le plusmerveilleux endroit au monde.

Tuck décrivit aussi la manière dontsa femme fredonnait en écoutant laradio, quand elle faisait le ménage,et il révéla qu’il l’emmenait parfoisdanser au Red Lee’s Grill, un lieuqu’Amanda fréquentait elle-mêmedans sa jeunesse.

Bref, c’était une vie fondée surl’entente mutuelle, où l’amour et lebien-être se retrouvaient dans lesplus infimes détails du quotidien.Une vie de dignité et d’honneur,avec certes son lot de chagrins, maistoujours enrichissante. Elle savaitque Tuck comprenait cela mieuxque quiconque.

— Avec Clara, c’était toujours

agréable, lui dit-il un jour, commepour résumer en un mot sonbonheur passé.

Peut-être cela venait-il de lanature intime de ses anecdotes oude la solitude croissante d’Amandamais, avec le temps, Tuck devintpour elle aussi une sorte deconfident, alors qu’elle ne l’auraitjamais imaginé. Ce fut avec luiqu’elle partagea sa peine après ledécès de Bea, et ce fut sur lavéranda de Tuck qu’elle put libérersa colère contre Frank ; ce fut àTuck qu’elle avoua son inquiétudeau sujet des enfants, et saconviction grandissante qu’elle

avait fait le mauvais choix à unmoment donné, dans sa vie. Elle luiparla des innombrables parentsangoissés et des enfantsincroyablement optimistes qu’ellerencontrait au Centre d’oncologiepédiatrique, et Tuck parutcomprendre qu’elle trouvait uneforme de salut dans le travailqu’elle effectuait là-bas, même s’iln’en souffla jamais mot. La plupartdu temps, il lui tenait la main entreses doigts noueux de mécanicien etl’apaisait par son silence attentif. Àla fin, elle était devenue son amie laplus proche et en arrivait à penserque Tuck Hostetler connaissait

mieux que n’importe qui lavéritable Amanda.

Mais à présent, son ami etconfident avait disparu. Alors qu’illui manquait déjà, elle promena sonregard sur la Stingray en sedemandant s’il avait su que ce seraitla dernière voiture qu’ilrestaurerait. Il ne lui avait rien ditde vive voix, mais en y repensantelle se rendit compte qu’il avaitsans doute dû se douter qu’il allaitbientôt partir. Lors de sa dernièrevisite, il lui avait donné un doublede la clé de sa maison, en ajoutantavec un clin d’œil qu’elle ne « devaitpas la perdre, sous peine d’être

obligée de casser une vitre ».Amanda l’avait glissée dans sapoche, sans trop réfléchir, d’autantque Tuck avait dit d’autres chosesassez bizarres ce soir-là. Elle serevoyait fouiller dans les placardsen quête d’aliments pour préparer àdîner, pendant qu’il fumait unecigarette, assis à la table.

— Tu préfères le vin rouge ou leblanc ? lui demanda-t-il tout à coup.

— Ça dépend, répondit-elle enfaisant le tri parmi les boîtes deconserve. Il m’arrive de prendre unverre de rouge au dîner.

— Ben j’ai du rouge, annonça-t-il.Là, dans ce placard.

Elle se retourna.— Vous voulez que j’ouvre une

bouteille ?— Bah, j’ai jamais trop aimé ça. J’

vais m’en tenir à mon Pepsi et àmes cacahuètes, dit-il en faisanttomber sa cendre dans une tasse àcafé ébréchée. J’ai toujours dessteaks bien frais aussi. Le boucherm’en livre tous les lundis. Tu lestrouveras en bas du frigo. Le gril estdehors, derrière la maison.

Elle s’avança vers leréfrigérateur.

— Vous voulez que je vous cuiseun steak ?

— Non. En général, j’ les gardepour plus tard dans la semaine.

Elle hésita, ne sachant trop où ilvoulait en venir.

— Donc... c’était juste pour meprévenir ?

Comme il hochait la tête sans endire plus, Amanda mit cela sur lecompte de l’âge et de la fatigue. Ellelui prépara des œufs au bacon puismit un peu d’ordre, pendant queTuck écoutait la radio dans lefauteuil près de la cheminée, avecun plaid sur les épaules. Amandaremarqua malgré elle combien ilparaissait flétri, infiniment pluspetit que l’homme qu’elle avait

connu dans sa jeunesse. Tandisqu’elle se préparait à partir, ellerajusta le plaid en pensant qu’ils’était endormi. Sa respiration étaitlourde et laborieuse. Elle se penchaet l’embrassa sur la joue.

— Je vous aime beaucoup, Tuck,murmura-t-elle.

Il remua un peu et devait sansdoute rêver mais, en tournant lestalons, elle perçut un soupir.

— Tu me manques, Clara...Ce furent les dernières paroles

qu’Amanda l’entendit prononcer.Celles-ci trahissaient toute ladouleur de sa solitude, et elle

comprit soudain pourquoi Tuckavait pris Dawson sous son aile, silongtemps auparavant. Tuck, sesentait seul, lui aussi, songea-t-elle.

** *

Après avoir brièvement appeléFrank pour lui dire qu’elle étaitarrivée — il avait déjà la voixpâteuse —, Amanda raccrocha etremercia le ciel que les enfantssoient occupés à l’extérieur pour leweek-end.

Sur l’établi, elle trouva le bloc-notes du garage et se demanda quefaire de la voiture. En feuilletant

celui-ci, elle découvrit bientôt quela Stingray appartenait à undéfenseur de l’équipe de hockey desCarolina Hurricanes ; aussi sepromit-elle d’en parler avecl’exécuteur testamentaire de Tuck.Tandis qu’elle reposait le bloc-notes, ses pensées vagabondèrentvers Dawson. Lui aussi avait faitpartie de son secret. Parler de Tuckà Frank impliquait de lui parler deDawson, et Amanda ne l’avait passouhaité. Tuck avait toujourscompris que Dawson constituait lavéritable raison de ses visites,surtout au début. Ça ne dérangeaitpas Tuck, qui était le mieux placé

pour mesurer toute la puissance dessouvenirs. Quelquefois, quand lalumière du soleil traversait lesfeuillages à l’oblique et baignait lejardin de Tuck d’une brumevaporeuse de fin d’été, Amandasentait presque la présence deDawson à ses côtés et se rappelaitalors que son hôte n’avait rien d’unvieux fou. Comme celui de Clara, lespectre de Dawson demeuraitomniprésent.

Même si elle savait qu’il neservait à rien de se demander si savie serait différente si Dawson etelle étaient restés ensemble,Amanda avait éprouvé de plus en

plus souvent ces derniers temps lebesoin de revenir à cet endroit. Etplus elle y revenait, plus sessouvenirs s’in-tensifiaient, tandisque des événements et desémotions oubliés de longue dateresurgissaient des tréfonds de sonpassé. Ici, il lui était facile de serappeler combien elle se sentaitforte, belle et unique en compagniede Dawson.

Elle avait à l’époque la certitudeque Dawson était la seule personneau monde à la comprendre. Maiselle se rappelait surtout l’avoir aimépleinement et la passion faroucheavec laquelle il l’avait aimée en

retour. De sa manière tranquille,Dawson lui avait fait croire que toutétait possible.

Alors qu’elle se promenait dansl’atelier en désordre, avec les odeursd’essence et d’huile flottant dansl’atmosphère, Amanda sentit tout lepoids des centaines de soiréesqu’elle avait passées ici. Elleeffleura l’établi où elle avaitcoutume de rester assise des heuresdurant à regarder Dawson penchésous le capot ouvert de son coupé,donnant un tour de vis ici ou là, lesongles noircis par la graisse. Mêmeà cette époque, son visagen’affichait pas la douceur et la

naïveté juvéniles des autres jeunesde leur âge ; et, quand les musclessaillants de son avant brasfléchissaient alors qu’il saisissait telou tel outil, elle voyait la silhouettede l’homme adulte qu’il devenaitdéjà. A l’instar de tout habitantd’Oriental, elle savait que son pèrel’avait battu et, lorsqu’il travaillaittorse nu, elle distinguait lesmarques des coups sur son dos,sans doute infligés par la boucled’un ceinturon. Elle ignorait siDawson était même encoreconscient de ces cicatrices, ce quiles rendait d’autant plus pénibles àvoir.

Il était grand et mince, avec descheveux bruns qui retombaient surses yeux encore plus sombres, etelle devinait déjà qu’il serait encoreplus séduisant la maturité venue.Rien dans son physique ne laissaitsupposer qu’il puisse appartenir auclan Cole, si bien qu’elle lui avaitdemandé un jour s’il ressemblait àsa mère. Ils se tenaient alors assisdans sa voiture, tandis que la pluieéclaboussait le pare-brise. À l’imagede Tuck, sa voix était presquetoujours douce, son attitudepaisible.

— J’en sais rien, avait-il réponduen essuyant la vitre couverte de

buée. Mon père a brûlé toutes sesphotos.

Un soir, comme leur premier étéensemble touchait à sa fin, ilsétaient descendus sur le petitembarcadère au bord de la rivière,bien après le coucher du soleil.Dawson avait entendu dire qu’il yaurait une pluie d’étoiles filantescette nuit-là. Aussi, après avoirétendu une couverture sur lesplanches du quai, ils s’étaientinstallés pour admirer en silence leslumières zébrant le ciel. Elle savaitque ses parents seraient furieuxs’ils apprenaient qu’elle se trouvaitlà, mais rien ne comptait plus alors

que les étoiles filantes, la chaleurdu corps de Dawson et la douceuravec laquelle il la tenait dans sesbras, comme s’il ne pouvaitimaginer l’avenir sans elle.

Tout le monde vivait-il ainsi sonpremier amour ? Amanda endoutait un peu, même s’il luiparaissait plus réel que tout cequ’elle avait connu jusqu’ici.Parfois, cela l'attristait de penserqu’elle n’avait jamais revécu cetteexpérience, mais la vie n’avait passon pareil pour laminer une passionaussi intense. Et Amanda avait tropbien appris que l’amour ne suffisaitpas toujours.

Malgré tout, alors qu’ellecontemplait le jardin de l’autre côtédu garage, elle ne put s’empêcher dese demander si Dawson avait revécuune telle passion et s’il étaitheureux désormais. Elle avait envied’y croire, mais la vie d’un ex-détenu n’était jamais facile. Pour cequ’elle en savait, il était peut-êtrede nouveau sous les verrous,drogué ou même mort ; mais cesimages ne pouvaient cadrer avec lapersonne qu’elle avait connue.C’était en partie pour cette raisonqu’elle n’avait jamais demandé deses nouvelles à Tuck ; elle craignaittrop sa réponse, et son silence ne

faisait que renforcer les soupçonsd’Amanda.

Elle avait préféré rester dansl’incertitude, ne serait-ce que pourse souvenir de lui tel qu’il étaitautrefois. Parfois, elle se demandaitcependant ce qu’il éprouvait ensongeant à cette année qu’ilsavaient passée ensemble, ou s’ils’était jamais étonné de ce qu’ilsavaient partagé tous les deux, oumême tout simplement s’il pensaità elle.

3

L’avion de Dawson atterrit à NewBern quelques heures après que lesoleil eut entamé son inexorabledescente vers l’horizon. Au volantde sa voiture de location, ilemprunta un pont enjambant laNeuse pour entrer dans Bridgeton,puis s’engagea sur l’autoroute 55.De part et d’autre de la voie express,le paysage se parsemait de fermeset d’anciens séchoirs à tabactombant en ruine. La plainemiroitait sous la lumière de l’après-midi, et il eut l’impression que rienn’avait changé depuis son départ

voilà tant d’années, peut-être mêmedepuis un siècle. Il traversaGrantsboro et Alliance, Bayboro etStonewall, des localités encore pluspetites qu’Oriental, et songea que lecomté de Pamlico était comme figédans le temps, un peu comme lapage oubliée d’un livre laissé àl’abandon.

C’était sa région natale et, mêmesi bon nombre de ses souvenirsrestaient douloureux, c’était aussi làque Tuck l’avait pris sous son aile etqu’il avait rencontré Amanda. L’unaprès l’autre, il retrouva les repèresde sa jeunesse et, dans le silence dela voiture, s’interrogea sur ce que sa

vie serait devenue si Tuck etAmanda n’y étaient jamais entrés.Mais, surtout, il se demanda à quelpoint sa vie aurait été changée si leDr David Bonner n’était pas sortifaire un jogging, le soir du 18septembre 1985.

Ce médecin avait emménagé àOriental un an plus tôt, endécembre, avec sa femme et sesdeux enfants. Pendant des années,la ville n’avait pas eu de généraliste.Le précédent avait pris sa retraiteen Floride en 1980, et le conseilmunicipal tentait de lui trouver unremplaçant depuis lors. Oriental enavait grandement besoin mais, en

dépit de nombreux avantagesofferts par la municipalité, peu depostulants convenablessouhaitaient s’installer dans ce quiétait pour l’essentiel un trou perdu.La bonne fortune voulut quel’épouse du Dr Bonner, Marilyn, aitgrandi dans la région et, à l’instarAmanda, soit quasiment considéréecomme faisant partie del’aristocratie. Les parents deMarilyn, les Bennett, produisaientpommes, pêches, raisin et autresmyrtilles dans une gigantesquepropriété aux abords de la localité ;après avoir fini son internat,

David Bonner emménagea donc

avec sa famille dans la ville natalede sa femme pour y ouvrir sonpropre cabinet.

D’entrée de jeu, il ne chôma pas.Las d’effectuer le trajet de quaranteminutes jusqu’à New Bern, lespatients affluèrent en masse chezlui, mais il ne se voilait pas la faceen pensant s’enrichir. C’était toutbonnement impossible dans unepetite bourgade au sein d’unmodeste comté, en dépit du nombreimportant de patients et de sa belle-famille. Même si personne d’autreen ville ne le savait, la propriété desBennett était largementhypothéquée et, le jour même de

l’arrivée de David, son beau-père luiavait demandé un prêt. Toutefois,même après avoir dépanné sa belle-famille, le coût de la vie se révélasuffisamment bas pour luipermettre d’acquérir une maisoncoloniale de quatre chambressurplombant la Smith Creek, et sonépouse était enchantée de revenirhabiter au pays. À ses yeux, Orientalreprésentait l’endroit idéal pourélever des enfants, et nul ne pouvaitréellement la contredire sur cepoint.

Le Dr Bonner adorait les sportsde plein air. Il pratiquait le surf, lanatation, le vélo et la course à pied.

D’ailleurs, les gens avaientl’habitude de le voir faire sonjogging dans Broad Street après sesconsultations et même au-delà duvirage marquant la sortie de la ville.Les gens le klaxonnaient ou luifaisaient signe, et le Dr Bonnerrépondait d’un hochement de têtesans ralentir son allure. Parfois,après une journée particulièrementlongue, il ne s’y mettait pas avant latombée de la nuit et, le 18septembre 1985, ce fut justement lecas. Il quitta la maison aucrépuscule. Le Dr Bonner l’ignoraitalors, mais les routes étaientglissantes. Il avait plu un peu plus

tôt dans l’après-midi, suffisammentpour faire ressortir l’huile dubitume mais pas assez fort pour lafaire disparaître.

Il entama son itinéraire habituel,qui lui prenait une trentaine deminutes, mais n’arriva jamais chezlui ce soir-là. Quand la lune apparutdans le ciel, Marilyn commença às’inquiéter et, après avoir demandéà une voisine de surveiller lesenfants, elle sauta dans sa voiturepour partir à la recherche de sonmari. Juste au-delà du virage, àl’orée de la bourgade, près d’unbouquet d’arbres, elle aperçut uneambulance, ainsi que le shérif et un

attroupement qui grossissait peu àpeu. Elle découvrit alors qu’à cetendroit son mari venait d’être tué,quand le chauffeur d’un pick-upavait perdu le contrôle de sonvéhicule et dérapé en le percutant.

Marilyn apprit que lacamionnette appartenait à TuckHostetler. Le conducteur, qui seraitbientôt inculpé pour conduitecriminelle d’un véhicule motorisé ethomicide involontaire, était âgé dedix-huit ans et d’ores et déjàmenotté.

Il s’appelait Dawson Cole.*

* *A trois kilomètres de l’entrée

d’Oriental — et du virage qu’iln’oublierait jamais —, Dawsonrepéra le vieil embranchement et lechemin de gravier menant audomaine familial et, d’instinct,pensa à son père. Quand Dawsonétait à la prison du comté dansl’attente de son procès, un gardienlui avait annoncé un beau jour qu’ilavait une visite. Une minute plustard, son père se tenait devant lui,mâchouillant un cure-dent.

— T’as foutu 1’ camp pour frayeravec c’ te riche pou-lette etmanigancer je n’ sais quoi... et tout

ça pour finir où ? En taule ! jubilason père dans une grimacemalveillante. Tu t’ croyais meilleurque moi, eh ben non. Tu vaux pasmieux, ma foi !

Dawson ne dit rien, mais éprouvaun sentiment proche de la haine et,du fond de sa cellule, lui décocha unregard plein de mépris. Il se promitsur-le-champ de ne plus jamais luiadresser la parole, quoi qu’il puissearriver.

Il n’y eut pas de procès. Contrel’avis de l’avocat commis d’office,Dawson plaida coupable ; et, contrel’avis du procureur, il écopa de lapeine maximale. Au pénitencier

Caledonia de Halifax, en Carolinedu Nord, il travailla à la ferme de laprison et cultiva le maïs, le blé, lecoton et le soja, transpirant sousl’implacable canicule au momentdes récoltes, ou frigorifié par lesvents glacés du nord à l’époque deslabours. Bien qu’il ait correspondupar courrier avec Tuck, il ne reçutaucune visite en quatre ans.

À sa sortie de prison, Dawson futplacé en liberté conditionnelle etretourna à Oriental. Il travaillaitpour Tuck et entendait les gens ducru chuchoter sur son passage,chaque fois qu’il faisait un saut aumagasin de pièces détachées. Il

savait qu’il était un paria, un Colebon à rien qui avait tué nonseulement le gendre des Bennettmais aussi le seul médecin de laville, et il en éprouvait uneculpabilité écrasante. A cetteépoque, il avait coutume de serendre chez un fleuriste de NewBern, puis au cimetière d’Orientaloù le Dr Bonner était enterré. Ildéposait alors des fleurs sur satombe, tôt le matin ou tard le soir,quand peu de gens traînaient dansles parages. Parfois, il y restait uneheure où davantage, songeant à lafemme et aux enfants que legénéraliste avait laissés seuls.

Dawson passa une grande partie decette année-là dans l’ombre,essayant de se faire oublier.

Sa famille n’en avait cependantpas fini avec lui. Lorsque son pèrerevint à l’atelier pour recommencerson petit racket, il était accompagnéde Ted. Son père avait un fusil, Tedune batte de base-ball, mais ilsavaient commis l’erreur de venirsans Abee. Quand Dawson leurdemanda de quitter la propriété deTuck, Ted ne réagit pas assezrapidement. Les quatre années detravaux agricoles sous un soleil deplomb avaient endurci Dawson, et ilse tenait prêt à riposter. À coups de

pied de biche, il brisa le nez et lamâchoire de Ted et désarma sonpère, lui fêlant quelques côtes aupassage. Comme ils gisaient tousdeux à terre, Dawson les visa avec lefusil en leur déconseillant derevenir. Ted gémit en promettant dele tuer, tandis que son père secontentait de lui lancer des regardsassassins. Après cet épisode,Dawson dormit avec le fusil à côtéde lui et quitta rarement lapropriété de Tuck. Il savait qu’ilsauraient pu venir à n’importe quelmoment, mais le sort en décidaautrement. Moins d’une semaineplus tard, Ted le Cinglé poignarda

un homme dans un bar et finit enprison. Quant à son père,bizarrement, il ne revint plus à lacharge. Dawson ne se posa pas dequestions et préféra compter lesjours jusqu’à ce qu’il puisse enfinquitter Oriental. Et lorsque saliberté conditionnelle s'acheva, ilemballa le fusil dans une toile cirée,le glissa dans un carton, puisl’enterra au pied d’un chêne situéau coin de la maison de Tuck.Ensuite, il fit ses bagages, qu’ilchargea dans sa voiture, dit aurevoir à Tuck et prit l'autoroute,avant de s’arrêter à Charlotte. Il ydécrocha un job de mécanicien et

apprit la soudure en cours du soir.De là, il partit pour la Louisiane, oùil trouva un poste dans uneraffinerie, ce qui l’amenafinalement à travailler sur lesplates-formes pétrolières.

Depuis sa sortie de prison, ilgardait profil bas et restait seul laplupart du temps. Il ne rendaitjamais visite à des amis, pour labonne raison qu’il n’en avait pas. Iln’avait jamais fréquenté d’autrefemme depuis Amanda qui, encoremaintenant, demeurait la seule àoccuper ses pensées. Devenirintime avec quelqu’un, n’importequi, cela supposait de lui raconter

son passé, et cette seule idée lefaisait reculer. C’était un ancientaulard issu d’une famille decriminels, et il avait tué un bravehomme. Même s’il avait purgé sapeine et tenté de faire amendehonorable depuis lors, Dawsonsavait néanmoins qu’il ne separdonnerait jamais son acte.

** *

Il n’était plus très loin àprésent. Dawson approchait del’endroit où le Dr Bonner avaitperdu la vie. Il remarquavaguement que les arbres bordantle virage cédaient désormais la

place à un bâtiment ramassé etflanqué d’un parking en gravier. Ilgarda les yeux sur la route, refusantde s’y attarder.

Moins d’une minute plus tard, ilentrait dans Oriental. Il traversa lecentre-ville, puis emprunta le pontqui enjambait la confluence desrivières Greens et Smith.

Enfant, lorsqu'il tentait d’évitersa famille, il s’asseyait souvent dansle coin et observait les voiliers ens’imaginant les ports lointains oùceux-ci accosteraient peut-être, etles endroits que lui-mêmesouhaitait un jour visiter.

Il ralentit, aussi fasciné

qu’autrefois par le panorama. Lamarina grouillait de monde, tandisque les gens s’activaient sur leursbateaux, chargeant des glacières àbord ou détachant leurs amarresavant de s’éloigner au fil de l’eau.Un coup d’œil sur l’oscillation desbranches d’arbre lui indiqua que labrise suffirait à gonfler les voiles,même si les plaisanciersn’envisageaient qu’une simplebalade jusqu’à la côte.

Dans le rétroviseur, il aperçut lebed & breakfast où il séjournerait,mais n’avait pas envie de seprésenter tout de suite à l’accueil. Ilpréféra donc se garer sur le bas-côté

et descendit de son véhicule, ravi dese dégourdir les jambes. Il sedemanda distraitement si lalivraison de fleurs était arrivée,mais songea qu’il le saurait asseztôt. Se tournant vers la Neuse, il serappela que ce fleuve était le pluslarge des États-Unis en rejoignantle détroit de Pamlico, ce que peu degens savaient. Il avait gagné plusd’un pari à ce sujet, notamment surles plates-formes pétrolières, où laplupart de ses collègues pensaientque le Mississippi battait tous lesrecords. Même en Caroline duNord, cette particularité de la Neusen’était pas de notoriété publique.

Amanda fut d’ailleurs la première àla lui apprendre.

Comme toujours, il se demandaitce qu’elle était devenue, ce qu’ellefaisait, où elle vivait, à quoiressemblait son quotidien. Qu’ellesoit mariée, il n’en doutait certespas, si bien qu’au fil des années ilavait tenté de se représenter legenre d’homme qu’elle auraitchoisi. Même s’il l’avait bienconnue, Dawson ne pouvaitimaginer Amanda riant avec unautre homme ou partageant lemême lit que celui-ci. Ça n’avaitsans doute pas d’importance,supposait-il. On ne pouvait

échapper au passé qu’en vivant unevie meilleure, et il se disait quec’était probablement le cas pourAmanda. Tout le monde en était,semble-t-il, capable, après tout.Tout le monde éprouvait des regretset commettait des erreurs, maiscelle de Dawson se détachait du lot.Elle le poursuivrait à jamais. Et ilpensa une fois encore au

Dr Bonner et à la famille qu’ilavait détruite.

Tandis qu’il contemplait lefleuve, Dawson se mit soudain àregretter d’être revenu. Sachant queMarilyn Bonner vivait toujours àOriental, il n’avait pas envie de la

croiser, même par hasard. Et safamille à lui aurait sans doute ventde son retour, il n’avait pas nonplus envie de la voir.

Il n’était pas à sa place ici. Mêmes’il comprenait pourquoi Tuck avaitpris des dispositions avec l’avocatpour prévenir Dawson de sa mort, ilne voyait pas en revanche pourquoiTuck tenait expressément à ce queDawson revienne au pays. Depuisqu’il avait reçu le message, il necessait de retourner la questiondans sa tête, mais tout cela n’avaitpas de sens. Pas une seule fois Tuckne lui avait demandé de venir luirendre visite, sachant

pertinemment ce que Dawson avaitlaissé derrière lui. Pas plus queTuck n’avait fait le déplacementjusqu’en Louisiane et, même siDawson lui écrivait régulièrement,Tuck lui répondait rarement. Bref,Tuck avait ses raisons pour agirainsi, mais

Dawson ne parvenait toujourspas à deviner lesquelles.

Il allait regagner sa voiture,lorsqu’il perçut ce mouvementfurtif et désormais familier, justeau-delà de son champ de vision. Ilfit volte-face pour tenter de voird’où cela venait, mais en vain.Cependant, pour la première fois

depuis son sauvetage, Dawsonsentit les poils de sa nuque sehérisser. Il comprit soudain qu’il yavait quelque chose là, quelquepart... même si son esprit nepouvait l’identifier. Le soleilcouchant qui miroitait sur l’eaul’obligea à plisser les yeux. Unemain en visière, Dawson scruta lamarina. Il repéra un homme d’uncertain âge et sa femme quiaccostaient avec leur voilier, tandisqu’à mi-hauteur du quai unindividu torse nu examinait lemoteur de son embarcation.Dawson observa les plaisanciers :un autre couple dans la

cinquantaine qui s’activait sur lepont d’un bateau et un grouped’adolescents déchargeant uneglacière, après une journée en mer.À l’autre bout du port de plaisance,un autre voilier sortait en profitantde la brise de fin de journée... Riend’inhabituel. Dawson allait sedétourner, lorsqu’il entrevit unhomme brun en coupe-vent bleuqui regardait dans sa direction.Celui-ci se tenait au pied du quai et,comme lui, mettait sa main envisière. Alors que Dawson abaissaitlentement la sienne, l’homme brunl’imita. Dawson recula aussitôt d’unpas, l’inconnu fit de même. Dawson

manqua s’étrangler, tandis que soncœur martelait sa poitrine.

Ce n’est pas réel Je suis en trainde rêver.

La lumière déclinait, si bien qu’ildiscernait avec peine les traits del’inconnu. Toutefois, il étaitpersuadé qu’il s’agissait de l’hommevu une première fois dans la mer,puis à bord du navire deravitaillement. Dawson battitvivement des paupières, tout enessayant de mieux y voir. Lorsquesa vue se fit plus perçante, il nedistingua plus que les contours d’unpoteau d’amarrage auquel étaitattachée une corde effilochée.

** *

La vision avait secoué Dawson,qui éprouva l’envie soudaine de serendre sans plus tarder chez Tuck.Pour y avoir trouvé refuge voilà desannées, il se rappela tout à coup quel’endroit représentait alors pour luiun véritable havre de paix.Curieusement, la perspectived’échanger des banalités à laréception du bed & breakfast nel’enchantait guère ; il avait envied’être seul afin de réfléchir a cetteapparition de l’homme brun. Soit sacommotion cérébrale se révélaitpire que ce que les médecins

soupçonnaient, soit ceux-ci disaientla vérité au sujet de son stress.Comme il regagnait la route,Dawson décida de retourner lesconsulter en Louisiane, même s’ils’attendait d'ores et déjà au mêmediagnostic.

Installé au volant, il chassa cespensées dérangeantes, baissa lavitre et respira la forte odeur despins mêlée à celle de l’eausaumâtre, tandis que la routeserpentait parmi les arbres.Quelques minutes plus tard, ilbifurquait vers la propriété de Tuck.La voiture cahota sur le chemin deterre pierreux, au détour duquel la

maison apparut. À sa grandesurprise, une BMW était garéedevant. Il savait que le véhiculen’appartenait pas à Tuck. Troppropret, pour commencer, maissurtout Tuck n’aurait jamaisconduit une voiture étrangère. Nonpas parce que la qualité ne luisemblait pas fiable, mais parce qu’iln’aurait pas eu les outils en systèmemétrique pour d’éventuellesréparations.

En outre, Tuck avait toujourspréféré les pick-up, surtout ceuxconstruits au début des années1960. Au fil du temps, il avait dû enacheter et en réparer une demi-

douzaine ; il roulait un momentavec, puis les vendait à quiconquelui faisait une offre. Aux yeux deTuck, c’était moins l’argent que larestauration elle-même quil’intéressait.

Dawson se gara à côté de la BMWet sortit de la voiture, étonné deconstater que la maison avait peuchangé. À l’époque de Dawson, elleévoquait déjà une sorte de cahutequi donnait l’impression d’êtreinachevée et avait besoin d’êtreretapée. Un jour, Amanda avaitacheté à Tuck un bac rempli deplantes afin d’égayer un peul’endroit, et celui-ci trônait encore

dans un coin de la véranda bien queses fleurs soient fanées depuis deslustres. Il se rappelaitl’enthousiasme d’Amanda lorsqu’ilsavaient offert la jardinière à Tuck,même si celui-ci n’avait pasvraiment su quoi en faire.

Promenant son regard alentour,Dawson vit un écureuil détaler lelong d’une branche de cornouiller.Un pinson donna l’alerte dans lesarbres... sinon l’endroit semblaitdésert. Dawson contourna lademeure et se dirigea vers l’atelier.Il y faisait plus frais, à l’ombre despins. Comme il tournait à l’angle ets’avançait au soleil, il entrevit une

femme dans le garage, quiexaminait ce qui devait être ladernière voiture de collection queTuck ait restaurée. D’emblée, ilpensa qu’elle devait appartenir aucabinet d’avocats et il allaitl’interpeller pour la saluer,lorsqu’elle virevolta brusquement.Dawson resta sans voix.

Même à distance, elle se révélaitencore plus jolie que dans sonsouvenir, et pendant un laps detemps qui lui parut infini il ne putémettre le moindre son. Il pensamême que sa vue lui jouait encoredes tours, mais battit lentement despaupières et réalisa qu’il se

trompait. Elle était bel et bienprésente... dans cet atelier qui avaitautrefois été leur refuge.

Et lorsque le regard d’Amandacroisa le sien après toutes cesannées, il comprit soudain pourquoiTuck Hostetler avait insisté pourqu’il revienne au pays.

4

Comme pétrifiés, ni l’un nil’autre ne purent articuler lamoindre parole, à mesure quel’effet de surprise se dissipait. Deprime abord, Dawson trouvaAmanda plus rayonnante quejamais. Sous la lumière de la find’après-midi, sa chevelure blondeprenait de fabuleux reflets dorés,tandis que ses yeux bleusscintillaient, même à distance.Toutefois, comme il continuait à laregarder, de subtils changementslui apparurent peu à peu. Son visageavait perdu la douceur de la

jeunesse. Ses pommettessemblaient à présent plus marquéeset ses yeux plus enfoncés, avec delégères rides au coin. Les annéesl’avaient néanmoins épargnée.Depuis la dernière fois qu’il l’avaitvue, la jeune fille avait certes mûripour devenir une femme d’unebeauté remarquable.

Pour sa part, Amanda tentaitaussi d’assimiler ce qui s’offrait à savue. Une chemise couleur sablenégligemment rentrée dans un jeandélavé, l’ensemble soulignant deshanches toujours étroites et delarges épaules. Son sourire n’avaitpas changé, mais Dawson portait

ses cheveux bruns plus longs quelorsqu’il était adolescent, et elleremarqua quelques mèches poivreet sel aux tempes. Son regardténébreux demeurait aussisaisissant que dans son souvenir ;mais Amanda crut y déceler unenouvelle méfiance, témoin d’unevie qui avait dû être plus dure quecelle qu’il espérait. Peut-être était-ce le fait de le voir là, dans ce lieuoù tous deux avaient partagé tant dechoses, mais à cause du trop-pleind’émotions qui l’assaillait, elle nesavait quoi dire.

— Amanda ? dit-il enfin ens’avançant vers elle.

Elle perçut une noted’émerveillement dans sa voixlorsqu’il prononça son prénom et cefut cela, plus que le reste, qui luiprouva que Dawson était bel et bienréel.

Il est là, se dit-elle. C'estvraiment lui. Tandis qu’il comblaitla distance qui les séparait, elle crutremonter dans le temps, aussiimpossible que cela puisse paraître.Quand il la rejoignit enfin, il ouvritles bras et elle s’abandonnanaturellement à son étreinte, ainsiqu’elle l’avait fait voilà silongtemps. Ils se serrèrent très fort,comme les amants qu’ils étaient

autrefois, et elle retrouva soudainses dix-huit ans.

— Bonjour, Dawson... murmura-t-elle.

Tous deux s’étreignirentlonguement sous la lumièredéclinante et, l’espace d’un instant,il crut la sentir trembler. Lorsqu’ilsse détachèrent enfin, elle devinatoute l’émotion qu’il éprouvait sanspouvoir l’exprimer.

Elle l’observa attentivement etnota les changements opérés par letemps. C’était un homme à présent.Il avait le visage buriné de qui apassé de longues heures au soleil,mais s’était à peine dégarni.

— Que fais-tu ici ? s’enquit-il enlui effleurant le bras, comme pours’assurer de sa présence bientangible.

La question aida Amanda àreplonger dans la réalité, à serappeler la femme qu’elle étaitdevenue, et elle recula légèrement.

— Je m’y trouve sans doute pourla même raison que toi. Quand es-tu arrivé ?

— À l'instant, répondit-il ens’interrogeant sur ce qui avait bienpu l’inciter à se rendre chez Tuck àl’improviste. J’en reviens pas que tusois là. Tu es... éblouissante.

— Merci. (Malgré elle, Amandasentit le rouge lui monter auxjoues.) Comment as-tu su que jeserais là ?

— Je l’ignorais. J’ai eu l’enviesubite de faire un saut et j’ai vu lavoiture garée devant la maison. J’aifait le tour et...

Comme ses paroless’évanouissaient, Amanda acheva laphrase à sa place.

— ... et tu m’as vue.— Oui... dit-il dans un hochement

de tête, en la contemplantlonguement pour la première fois.Et je t’ai vue.

Il avait toujours son regardintense d’autrefois, si bien qu’ellerecula encore dans l’espoir qu’unecertaine distance faciliterait lasituation... qu’il ne se ferait pasd’idées fausses. Elle reprit la paroleen désignant la demeure.

— Tu comptais séjourner ici ?Il regarda la maison en plissant

les yeux, avant de se retourner verselle.

— Non, j’ai pris une chambre aubed & breakfast en ville. Et toi ?

— Je suis descendue chez mamère. (Voyant son expressionintriguée, elle précisa :) Mon père

nous a quittés il y a onze ans.— Je suis désolé.Elle hocha la tête sans rien

ajouter, et il se souvint que c’était lamanière dont elle avait coutume declore un sujet. Comme elle jetait unregard vers le garage, Dawson fit unpas dans cette direction.

— Tu permets ? Ça fait desannées que je n’y suis pas allé.

— Oui, bien sûr que oui. Vas-y.Amanda le regarda passer devant

elle et sentit ses épaules sedétendre, alors qu’elle était jusque-là inconsciente de leur crispation. Iljeta un coup d'œil furtif dans le

petit bureau encombré, avant depasser la main sur l’établi puis surun démonte-pneu rouillé. Tandisqu’il avançait lentement, ilcontempla les murs de lattes, lespoutres apparentes au plafond, lebaril d’acier dans un coin, pour leshuiles usées. Un cric hydraulique etun coffre à outils étaient posés dansle fond, derrière une pile de pneus.Une ponceuse électronique et unposte de soudure occupaient lapartie située en face de l’établi. Unventilateur poussiéreux trônaitdans un coin, près du pistolet àpeinture ; des baladeuses d’atelierdisputaient la vedette à des pièces

détachées sur toute la surfacedisponible.

— Rien n’a changé, commenta-t-il.

Elle le suivit dans l’atelier,toujours un peu nerveuse,s’efforçant de maintenir unedistance confortable entre eux.

— Sans doute. Il était maniaquesur l’emplacement de chaque outil,surtout les derniers temps. À monavis, il savait qu’il commençait àoublier certaines choses.

— Vu son âge, j’ai vraiment peineà croire qu’il travaillait encore surdes voitures.

— Il avait drôlement ralenti lerythme. Une ou deux par an, etseulement quand il savait qu’ilpourrait accomplir le travail. Plusde restaurations de fond en combleou ce genre de choses. C’est lapremière que je vois depuis un petitmoment.

— À t’écouter, j’ai l’impressionque t’as passé beaucoup de tempsavec lui.

— Pas vraiment. Je le voyais tousles deux ou trois mois. Mais ons’était longtemps perdus de vue.

— Il n’a jamais parlé de toi dansses lettres, observa Dawson.

Elle haussa les épaules.— Il ne me parlait pas de toi non

plus.Il hocha la tête avant de reporter

son attention sur l'établi. Il ydécouvrit le bandana de Tucksoigneusement plié et, tout en lesoulevant, tapota le plan de travaildu doigt.

— Mes initiales sont toujoursgravées. Les tiennes aussi.

— Je sais...Au-dessous était également

inscrit « Pour toujours ». Amandacroisa les bras et tenta d’éviter deregarder les mains de Dawson.

Burinées, robustes, c’étaient desmains d’ouvrier aux doigtsnéanmoins fuselés.

— Je n’arrive pas à croire qu’ilsoit mort, reprit-il.

— Je sais.— Tu disais qu’il avait des pertes

de mémoire ?— Il oubliait juste des choses

anodines. Compte tenu de son âgeet de son tabagisme, il était mêmeplutôt en bonne santé, la dernièrefois que je l’ai vu.

— C’était quand ?— En février dernier, je crois ?Il désigna la Stingray.

— Tu sais quelque chose à proposde cette voiture ?

— Seulement que Tuck travaillaitdessus. Il y a un bon de commandesur le bloc, avec les notes de Tuckconcernant les réparations, maishormis le nom de son propriétaire,je n’y comprends rien. Tout estinscrit là-dessus.

Dawson trouva le bon decommande et parcourut la listeavant d’examiner le véhicule.Amanda le regarda soulever le capotet vit ses puissantes épaules tendrele tissu de sa chemise, tandis qu’ilse penchait sur le moteur. Elledétourna les yeux pour éviter qu’il

se sente observé. Il s’intéressaensuite aux petites boîtes poséessur l’établi. Il les ouvrit et fronça lessourcils en faisant l’inventaire despièces détachées qu’ellescontenaient.

— C’est bizarre, dit-il.— Quoi donc ?— C'était pas du tout une

restauration, mais un travail sur lebloc moteur. Pas grand-chose, entait. Le carburateur, l’embrayage etdeux ou trois trucs. D’après moi, ilattendait simplement la livraison deces pièces détachées. Parfois, avecces vieilles bagnoles, ça peutprendre du temps.

— Et ça signifie quoi, au juste ?— Ça veut dire, entre autres, qu’il

y a peu de chances que lepropriétaire puisse sortir de l’atelierau volant de son véhicule.

— Je vais demander à l’avocat dele contacter, suggéra Amanda enbalayant une mèche rebelle de sesyeux. Je suis censée le rencontrer,de toute manière.

— L’avocat ?— Oui. C’est lui qui m’a

téléphoné pour m’annoncer le décèsde Tuck. Il a dit que c’étaitimportant que je sois là.

Dawson rabaissa le capot.

— Il ne s’appellerait pas MorganTanner, par hasard ?

— Tu le connais ?— C’est juste que je dois le

rencontrer demain aussi.— À quelle heure ?— Onze heures. J’imagine que tu

as rendez-vous à la même heure ?Amanda mit quelques secondes

avant de saisir ce que Dawson avaitd’ores et déjà compris : Tuck avait àl’évidence programmé cette petiteréunion. S’ils ne s’étaient pasretrouvés chez lui sans le vouloir,ils se seraient vus malgré tout lelendemain. À mesure que les

implications de ces retrouvailles sefaisaient jour, elle hésitait entrel’envie de flanquer une bourrade àTuck et celle de l’embrasser pour cegeste posthume.

Son visage dut la trahir, carDawson déclara :

— Je présume que tu n’avaisaucune idée de ce que Tuckmanigançait.

— Non.Un vol d’étourneaux surgit des

arbres. Amanda les regardatournoyer et changer de direction,en traçant des motifs abstraits dansle ciel. Lorsqu’elle se retourna vers

lui, Dawson était appuyé contrel’établi, le visage à moitié dansl’ombre. Dans cet endroit tellementchargé de leur passé, elle aurait jurévoir le jeune homme qu’il étaitjadis, mais elle essaya de serappeler que lui et elle étaientdifférents désormais. Des étrangers,à vrai dire.

— Ça fait si longtemps... dit-il enbrisant le silence.

— Oui, en effet.— Un millier de questions me

traversent l’esprit.Elle arqua un sourcil.— Un millier seulement ?

Il s’esclaffa, mais elle crutpercevoir un soupçon de tristessedans cet éclat de rire.

— Moi aussi, j’en ai des tonnes,enchaîna-t-elle. Mais tout d’abord...sache que je suis mariée.

— Je sais. J’ai vu ton alliance,répliqua Dawson en glissant lepouce dans sa poche, avant decroiser les jambes.

Depuis combien de temps ?— Vingt ans le mois prochain.— T’as des enfants ?Elle ne répondit pas tout de suite

et songea à Bea.— Trois, dit-elle enfin.

Il remarqua son hésitation,sans trop savoir commentl’interpréter.

— Et ton mari ? Je le trouveraissympa ?

— Frank ?Elle repensa aux conversations

angoissées qu’elle avait eues avecTuck et se demanda ce que Dawsonsavait déjà au sujet de son couple.Non pas qu’elle se méfiât de Tuck,mais parce qu’elle sentait queDawson devinerait sur-le-champ sielle mentait.

— Disons que ça fait longtempsqu’on est ensemble... déclara-t-elle.

Il parut méditer sur la phrasesibylline, avant de s’éloigner del’établi. Il passa alors devant elle ense déplaçant avec la grâce fluided’un athlète.

— Je suppose que Tuck t’a donnéune clé, non ? J’ai besoin de boirequelque chose.

Elle battit des paupières, l’airsurpris.

— Attends ! C’est Tuck qui te l’adit ?

Dawson virevolta, tout encontinuant de marcher à reculons.

— Non.— Alors, comment tu le sais ?

— Parce qu’il ne m’en a pasenvoyé, alors c’est toi qui doisl’avoir.

Elle resta plantée là, en sedemandant toujours comment ilavait pu deviner, avant de luiemboîter le pas.

Il gravit les marches de lavéranda et s’arrêta devant la porte.Amanda sortit une clé de son sac àmain et effleura Dawson en glissantcelle-ci dans la serrure. La portes’ouvrit en grinçant.

Il faisait agréablement frais àl’intérieur, et Dawson songeaaussitôt que la maison était unesorte de prolongement naturel de la

forêt voisine : bois, terre et teintesnaturelles. Les murs et lesplanchers en lattes de bois s’étaientternis et fissurés au fil des ans, demême que les rideaux marroncachaient difficilement les fuitessous les fenêtres. Les accoudoirs etles coussins du canapé écossaisétaient si élimés qu’on voyaitpresque au travers. Le ciment de lacheminée se fendillait et les briquestout autour de l’âtre étaient noiresde suie, vestige de mille et uneflambées. Près de la porte, unguéridon accueillait une piled’albums photo, un tourne-disquequi devait être plus vieux que

Dawson et un ventilateurmétallique branlant. L’odeur detabac froid flottait dansl'atmosphère et, après avoir ouvertune fenêtre, Dawson alluma leventilateur dont le socle se mit àtrembler doucement.

Sur ces entrefaites, Amandas’était approchée de la cheminée etcontemplait les photos disposéessur le manteau. Tuck et Clara, lejour de leur vingt-cinquièmeanniversaire de mariage.

— Je me souviens de la premièrefois où j’ai vu ce portrait, dit-il ens’avançant vers elle. Tuck m’avaitfait entrer chez lui, alors que j’étais

là depuis près d’un mois. Je merappelle lui avoir demandé qui étaitcette femme. J’ignorais même qu’ilavait été marié.

À présent qu’il se trouvait toutprès d’elle, Amanda sentait lachaleur que Dawson dégageait etessaya de l’ignorer.

— Tu ne le savais pas ?— Non, parce que je ne le

connaissais pas. Jusqu’à ce que jeme pointe chez lui ce fameux soir,je n’avais jamais vraiment parlé àTuck.

— Pourquoi tu es venu là, en fait?

— J’en sais rien, réponditDawson en secouant la tête.

Et j’ignore pourquoi il m’apermis de rester.

— Parce qu’il le souhaitait.— Il te l’a dit ?— Pas en ces termes. Mais ça ne

faisait pas longtemps que Claraétait morte quand tu es arrivé, et jepense que tu correspondais tout àfait à ce dont il avait besoin.

— Et moi qui croyais que c’étaitsimplement parce qu’il buvait cesoir-là. Comme la plupart des soirs,d’ailleurs.

Elle réfléchit en se replongeant

dans ses souvenirs.— Tuck n’était pas un gros

buveur, si ?Il effleura la photo dans son

simple cadre en bois, comme s’iltentait encore d’imaginer un mondesans Tuck.

— C’était avant que tu fasses saconnaissance. Il avait un penchantpour le bourbon Jim Beam àl’époque et se pointait parfois augarage en titubant, une bouteille àmoitié vide à la main. Il s’essuyaitle visage avec son bandana et medisait que ce serait mieux pour moide trouver un autre endroit oùdormir. Il a dû me le répéter tous

les soirs pendant six mois. Etchaque soir, je dormais là, enespérant que le lendemain il auraitoublié ce qu’il m’avait dit. Puis, unbeau jour, il a cessé de boire et neme l’a plus dit.

Dawson se tourna vers elle,quelques centimètres séparant àpeine son visage du sien.

— C’était un brave homme,ajouta-t-il.

— Je sais, confirma-t-elle. (Il setenait si près qu’elle sentait sonodeur : un mélange de savonnetteet de musc. Trop près...) Il memanque à moi aussi.

Elle s’éloigna et tendit la mainpour tripoter l’un des coussinsrâpés du divan, cherchant toujoursà garder une certaine distance. Àl’extérieur, le soleil plongeaitderrière les arbres et la pièces’assombrissait encore. Dawsons’éclaircit la voix.

— Si on buvait ce verre ? Je parieque Tuck a du thé glacé au frigo.

— Tuck ne boit pas de thé glacé.Il a sans doute du Pepsi.

— Allons vérifier, suggéra-t-il engagnant la cuisine.

Toujours cette fluidité, cettegrâce athlétique dans ses

mouvements. Amanda secoua latête comme pour chasser sespensées.

— T’es sûr qu’on devrait faire ça ?— Je suis même certain que c’est

tout à fait ce que Tuck souhaiterait.À l’instar du salon, la cuisine

semblait tout droit sortie d’uncatalogue d’ameublement desannées 1940, avec un grille-pain dela taille d’un four à micro-ondes etun réfrigérateur ventru, doté d’uneimposante poignée. Le plan detravail en bois était noir aux abordsde l'évier à cause de l’humidité, et lapeinture blanche des placardss’écaillait près tics boutons de

porte. Les rideaux à fleurs - sansdoute accrochés par Clara — avaientviré au jaune grisâtre, souillés par lafumée de cigarettes. Il y avait unepetite table ronde pour deux, donton avait calé un pied avec desserviettes en papier. Dawson ouvritle frigo et en sortit un pichet de thé,qu’il posa sur le plan de travail alorsqu’Amanda entrait dans la pièce.

— Comment savais-tu que Tuckavait du thé glacé ? s’enquit-elle.

— De la même manière que j’aisu que tu avais une clé, répondit-ilen sortant deux grands verres d’unplacard.

— Mais de quoi tu parles ?

Dawson remplit les verres.— Tuck savait qu’on passerait ici

et il s’est rappelé que j’aimais le théglacé. Alors il a veillé à en laisser aufrigo.

Bien sûr. Tout comme il avaitprévenu l’avocat. Mais avant qu’ellepuisse réfléchir à la question,Dawson lui tendit son verre et laramena à la réalité. Leurs doigtss’effleurèrent.

— À la mémoire de Tuck, dit-il enlevant son verre.

Amanda trinqua avec lui, et toutecette ambiance... le fait de seretrouver seule avec Dawson, le

passé qui la tiraillait, ce qu’elle avaitéprouvé tout à l’heure dans sesbras... tout cela lui paraissaitpresque trop dur à assimiler. Unepetite voix dans sa tête lui murmurade rester prudente, que cettesituation ne lui apporterait rien debon, et lui rappela qu’elle avait unmari et des enfants. Mais ça ne litque la dérouter davantage.

— Vingt ans, tu disais ? repritenfin Dawson.

Il revenait sur son mariage,mais elle était si confuse qu’elle nesaisit pas tout de suite.

— Presque. Et toi ? Tu as étémarié ?

— Je crois que c’était pas prévuau programme.

Elle l’observa en douce pardessus le bord de son verre.

— Tu papillonnes toujours, c’estça ?

— Je ne sors pas trop ces temps-ci.

Elle s’appuya contre le plan detravail, sans trop savoir ce qu’ilvoulait dire au juste.

— Tu vis où maintenant ?— En Louisiane. Tout près de La

Nouvelle-Orléans.— Tu t’y plais ?

— Ça va. C’est en revenant ici queje me suis rendu compte à quelpoint ça ressemblait à la région. Il ya plus de pins et de mousseespagnole là-bas, sinon je ne suispas sûr de pouvoir faire ladifférence.

— Sauf pour les alligators.— Ouais. Exact, admit-il dans un

léger sourire. À toi maintenant. Tuhabites où ?

— Durham. J’y suis restée quandje me suis mariée.

— Et tu reviens plusieurs fois paran voir ta mère ?

Elle acquiesça.

— Du vivant de mon père, mamère et lui venaient nous voir àcause des enfants. Mais depuis qu’ilest mort, c’est devenu plus difficile.Ma mère n’a jamais aimé conduire,alors à présent c’est moi qui doisme déplacer. (Elle but une gorgéede thé et indiqua la table d’unhochement de tête.) Ça t’ennuie sije m’assois ?

— Je t’en prie. Pour ma part, jevais rester un peu debout. J’ai passéma journée dans un avion.

Verre en main, Amandas’approcha de la table, sentant sesyeux sur elle.

— Tu fais quoi, en Louisiane ?

demanda-t-elle en s’asseyant.— Je suis accrocheur sur une

plate-forme pétrolière, ce quisignifie grosso modo que j’assiste leforeur. Je l’aide à guider la tige deforage à l’intérieur et à l’extérieurde l’élévateur, je vérifie toutes lesconnexions, je m’assure que lespompes fonctionnent correctement.J’imagine que ça ne doit pas te diregrand-chose, puisque tu n’as sansdoute jamais mis les pieds sur uneplate-forme, mais c’est assez dur àexpliquer sans avoir l’engin sous lesyeux.

— On est loin de la réparationautomobile, dis donc.

— C’est pas si éloigné que tu lepenses. Pour l’essentiel, je travaillesur des moteurs et des machines. Etje répare toujours des bagnolespendant mon temps libre. Le coupéroule toujours comme s’il sortait del’usine.

— Tu l’as encore ?Il sourit à belles dents.— J’aime bien cette voiture.— Non, rectifia Amanda, tu

adores cette voiture. Je devaist’arracher à elle, chaque fois jevenais au garage. Et sans succès, laplupart du temps. Je m’étonnemême que tu n’aies pas une photo

d’elle dans ton portefeuille.— J’en ai une.— Vraiment ?— Je plaisante.Elle éclata de rire, retrouvant son

insouciance d’autrefois.— Depuis combien de temps tu

travailles sur les plates-formespétrolières ?

— Quatorze ans. J’ai commencécomme manœuvre, puis j’ai étésondeur et maintenant je suisaccrocheur.

— Manœuvre, sondeur puisaccrocheur ?

— Que veux-tu que je te dise ?C’est notre jargon là-bas, surl’Océan, répondit-il en effleurantd’un air distrait les rainures duvieux plan de travail. Et toi ? Tutravailles ? Tu parlais de devenirprof à l’époque.

Elle reprit une gorgée de thé ethocha la tête.

— J’ai enseigné un an, puis j’ai euJared, mon fils aîné, et j’ai souhaitérester à la maison avec lui. EnsuiteLynn est venue au monde et... ils’est passé pas mal de choses,disons, pendant quelque temps...dont le décès de mon père. C’étaitune période vraiment difficile.

Amanda s’interrompit,consciente de tout ce qu’elleoccultait, sachant que le momentou le lieu étaient mal choisis pourparler de Bea. Elle se redressa etgarda une voix égale.

— Deux ou trois ans plus tard,Annette est née et je n’avais plusaucune raison de retourner autravail. Mais ces dix dernièresannées, j’ai passé beaucoup detemps à faire du bénévolat àl’hôpital universitaire de Duke.J’organise aussi pour eux desdéjeuners afin de lever des fonds.C’est parfois dur, mais j’ail’impression de me rendre utile, au

moins.— Tes enfants ont quel âge ?Elle les nomma à tour de rôle en

comptant sur ses doigts.— Jared aura dix-neuf ans en

août et vient de finir sa premièreannée de fac. Lynn en a dix-sept etva entrer en terminale. Annette, quia neuf ans, entrera au cours moyen.C’est une petite fille adorable etinsouciante. Jared et Lynn, enrevanche, ont atteint l’âge où ilspensent tout connaître, alors quemoi, bien sûr, je ne sais absolumentrien de rien.

— Autrement dit, ils sont un peu

comme nous à notre époque ?Elle réfléchit à sa remarque, l’air

un peu mélancolique.— Peut-être...Dawson se tourna vers la fenêtre

et elle suivit son regard. Le lentcours d’eau prenait une couleuracier et reflétait le ciel quis’assombrissait. Le vieux chênen’avait guère changé depuis ladernière fois que Dawson s’étaittrouvé sur la berge, maisl’appontement détérioré ne laissaitderrière lui que les pilotis.

— Il y a tant de souvenirs au bordde cette rivière, Amanda, observa-t-

il d’une voix douce.Peut-être était-ce la façon dont il

les avait prononcés, mais Amandasentit un déclic se produire en elleen entendant ces mots, comme siune clé venait d’ouvrir une portefermée depuis longtemps sur lepassé.

— Je sais...Elle s’interrompit et se

recroquevilla sur elle-même.Pendant un petit moment, seul lebourdonnement du réfrigérateurtroubla le silence de la cuisine. Lalumière du plafond projetait sur lesmurs une lueur jaunâtre et lesombres abstraites de leurs profils.

— Combien de temps as-tul’intention de rester ? finit-elle parlui demander.

— J ’ai un vol de bonne heurelundi matin. Toi ?

— Pas longtemps. J’ai dit à Frankque je serais de retour dimanche.Mais si ma mère avait eu voix auchapitre, elle aurait préféré que jereste à Durham ce week-end. Ellem’a dit que c’était pas une bonneidée de venir.

— Pourquoi ?— Parce qu’elle n’aimait pas

Tuck.— Tu veux dire qu’elle ne

m’aimait pas, moi.— Ma mère ne t’a jamais connu,

répliqua Amanda. Elle ne t’a jamaislaissé la moindre chance. Elle atoujours eu des idées bien arrêtéessur la manière dont j’étais censéemener ma vie. Peu importe ce queje pouvais éventuellementsouhaiter. Même à présent que jesuis adulte, elle essaye encore deme dire ce que je dois faire. Elle n’apas changé d’un iota. (Amandafrotta du doigt la condensation surson verre.) Il y a quelques années,j’ai fait l’erreur de lui dire quej’étais passée dire bonjour à Tuck,eh bien on aurait cru que je venais

de commettre un crime. Elle n’a pasarrêté de me sermonner, a voulusavoir pourquoi j’étais allée luirendre visite et de quoi on avaitdiscuté, lui et moi, tout en mehouspillant comme si j'etais unegamine. Si bien que par la suite j’aicessé de lui en parler. A la place, jelui disais simplement que je sortaisfaire des courses ou que j’allaisdéjeuner avec mon amie Martha àla plage. Martha et moi étionscolocataires à la fac et elle vit àSalter Path, mais à l’heure où je teparle je ne l’ai pas revue depuis deslustres, en fait. Pour éviter de subirles questions indiscrètes de ma

mère, je préfère tout bonnement luimentir.

Dawson agita légèrement sonverre en regardant le thé tournoyer,tandis qu’il réfléchissait à ce qu’ilallait dire.

— Sur le trajet, pendant que jeroulais, je n’ai pas pu m’empêcherde penser à mon père et à sonbesoin maladif de vouloir toutcontrôler. Je ne dis pas que ta mèrelui ressemble, mais peut-êtrequ’elle n’a rien trouvé de mieuxpour t’éviter de faire une bêtise.

— T’es en train de me dire quec’était une erreur de rendre visite àTuck ?

— Pas pour Tuck, précisaDawson. Mais pour toi, non ? Toutdépend de ce que tu espéraistrouver ici, et toi seule peuxrépondre à cette question.

Elle se sentit sur la défensive,mais n’eut pas le temps de réagirque ce sentiment l’abandonnaitdéjà, car elle retrouvait leur modede fonctionnement d’autrefois. L’und’eux avançait une idée quiprovoquait plus ou moins l’autre, etsouvent une discussion s’ensuivait.Amanda réalisa alors combien cetteémulation lui avait manqué. Nonpas à cause des disputes qu’elleoccasionnait, mais de la confiance

et de l’indulgence qu’elle supposait.Parce que, en définitive, ils separdonnaient et se comprenaienttoujours.

Une partie d’elle-mêmesoupçonnait Dawson de vouloir latester, mais elle ne releva pas saremarque. Au lieu de quoi, elle sepencha au-dessus de la table, tandisque les paroles s’échappaient de sabouche de manière quasimachinale, la laissant la premièresurprise.

— Qu’as tu prévu de faire ce soirau dîner ?

— Je n’ai aucun projet. Pourquoi?

— Il y a des steaks dans le frigo,si tu veux manger sur place.

— Et ta mère ?— Je l’appellerai pour lui dire que

je suis partie tard de chez moi.— T’es sûre que c’est une bonne

idée ?— Non, avoua-t-elle. Pour

l’heure, je ne suis absolument sûrede rien.

Il gratta distraitement le verrequ’il tenait, tout en l’observant ensilence.

— OK, acquiesça-t-il enfin. Vapour les steaks ! En espérant qu’ilsne soient pas avariés.

— Il s’est fait livrer lundi,déclara-t-elle, en se rappelant ceque Tuck lui avait dit. Le barbecuese trouve dans le jardin, si tu veuxl’allumer.

L’instant d’après, il avait franchila porte. Mais sa présenceimprégnait encore la pièce, alorsqu’elle farfouillait dans son sac àmain en quête de son portable.

5

Quand les braises furent à point,Dawson revint dans la cuisinerécupérer les steaks qu’Amandaavait déjà beurrés et assaisonnés.En poussant la porte, il la surpritune boîte de conserve à la main, etexaminant l’intérieur d’un placard.

— Qu’est-ce qui se passe ?demanda-t-il.

— J’essaye de trouver de quoiaccompagner la viande, mais à partça, répondit-elle en montrant laboîte de flageolets, il n’y a pasgrand-chose.

— Qu’est-ce qu’on a de beau,sinon ? dit-il en se lavant les mainsdans l’évier.

— Hormis les haricots, Tuck nousa laissé du gruau de maïs, unebouteille de sauce pour spaghettis,de la farine à pancakes, un paquetde pennes à moitié plein et descéréales. Dans le frigo, du beurre etdes condiments. Sans oublier le théglacé, bien sûr.

— Des céréales, pourquoi pas ?ironisa-t-il en secouant les mainsavant de les sécher.

— Je crois que je vais opter pourles pâtes, répliqua-t-elle en roulantdes yeux. Euh... tu ne devrais pas

être dehors en train de faire grillerles steaks ?

— Je suppose, dit-il comme elleréprimait un sourire.

Du coin de l’œil, elle le regardas’emparer du plateau et sortir, puisla porte se referma doucement surlui dans un cliquetis.

Le ciel prenait une nuanceveloutée de violet et les étoiles yapparaissaient déjà. Derrière lasilhouette de

Dawson, le cours d’eau formaitun ruban noir sous les feuillagesqui se paraient d’argent, à mesureque la lune s'élevait sous la voûte

céleste.Elle remplit une casserole d’eau,

ajouta un peu de sel et alluma lebrûleur, avant de récupérer lebeurre au frais. Quand l’eaucommença à bouillir, elle versa lespennes et chercha un petit momentla passoire avant de la dénicher aufond du placard près de lacuisinière.

Quand les pâtes furent prêtes,elle les égoutta puis les remit dansla casserole, avec du beurre, de l’ailen poudre, et une pincée de sel et depoivre. Puis elle réchauffarapidement la boîte de haricots ettermina juste au moment où

Dawson revenait avec les steaks.— Ça sent bon, observa-t-il sans

cacher sa surprise.— Du beurre et de l’ail,

acquiesça-t-elle. Ça marche àchaque fois. Comment sont lessteaks ?

— L’un est saignant, l’autre àpoint. L’un comme l’autre me vont,mais j’hésitais pour la cuisson dutien. Je peux toujours en remettreun sur le gril.

— À point, ça me convient.Dawson posa le plateau sur la

table et sortit assiettes, verres etcouverts des placards et tiroirs. Elle

aperçut deux verres à vin sur uneétagère et se souvint des paroles deTuck, lors de sa dernière visite.

— Un verre de vin, ça te tente ?proposa-t-elle.

— Uniquement si tum’accompagnes.

Elle hocha la tête, puis ouvrit leplacard que Tuck avait indiqué cesoir-là et y découvrit deuxbouteilles. Elle sortit le cabernet etle déboucha, pendant que Dawsonfinissait de mettre le couvert. Aprèsavoir rempli deux verres, elle lui entendit un.

— Il y a un flacon de sauce

barbecue au frigo, si tu en veux, dit-elle.

Dawson trouva la sauce, tandisqu’elle versait les pâtes dans unsaladier et les haricots dans unautre. Comme ils contemplaienttous deux la table dressée pour undîner en tête à tête, Amandaobserva du coin de l’œil la poitrinede Dawson qui se soulevaitlentement au rythme de sarespiration. Brisant la magie, ilrécupéra la bouteille de vin sur leplan de travail, tandis qu’ellesecouait la tête pour se ressaisiravant de se glisser sur sa chaise.

Amanda prit une gorgée de vin,

dont elle savoura longuement lebouquet. Après qu’ils se furentservis, Dawson hésita, les yeux fixéssur son assiette.

— Tout va bien ? s’enquit-elle.Le son de sa voix le ramena à la

réalité.— J’essayais seulement de me

rappeler la dernière fois que j’ai faitce genre de repas.

— Un steak ? s’étonna-t-elle encoupant un premier morceauqu’elle piqua ensuite de safourchette.

— Tout ça... dit-il dans unhaussement d’épaules. Sur la plate-

forme, je mange à la cafétéria avecune bande de gars, et chez moi jesuis seul, alors je finis toujours parme préparer un truc tout simple.

— Et quand tu sors ? Il y a pleinde bons restaurants à La Nouvelle-Orléans.

— Je vais rarement en ville.— Même quand t’as un rendez-

vous avec une fille ? questionna-t-elle entre deux bouchées.

— Je ne sors pas vraiment.— Jamais ?Il entreprit de couper sa viande.— Non.

— Pourquoi ?Il sentait qu’elle l’observait, tout

en reprenant une gorgée de vin... etelle attendait sa réponse. Il setrémoussa sur sa chaise, l’airnerveux.

— C’est mieux comme ça, dit-il.La fourchette en suspens, elle

reprit :— C’est pas à cause de moi, si ?Il conserva une voix posée.— Je ne sais pas trop ce que tu

veux que je te réponde.— Tu n’es quand même pas en

train d’insinuer que...

Comme Dawson ne réagissaitpas, elle tenta de nouveau sachance.

— Sérieusement, est-ce que tuessayes de me dire que... que tu n’essorti avec personne depuis qu’ons’est séparés ?

Dawson restait muet et Amandareposa sa fourchette. Elle discernaitun soupçon d’agressivité dans sapropre voix.

— Autrement dit, je suis la causede ce... cette vie que t’as choisi demener ?

— Une fois encore, je ne vois pastrop ce que t’as envie d’entendre.

Elle plissa les yeux.— Dans ce cas, moi non plus, je

ne sais pas très bien ce que je suiscensée dire.

— Comment ça ?— Eh bien, tu as l’air de laisser

supposer que c’est à cause de moi situ es seul. Que c’est... en quelquesorte de ma faute. Tu imagines ceque je peux éprouver en entendantça ?

— Je n’ai pas dit ça pour teblesser. Je voulais simplementdire...

— Je vois tout à fait ce que tuvoulais dire, rétorqua Amanda. Et

tu sais quoi ? À l’époque, je t’aiaimé autant que tu m’as aimée,mais pour une raison X ou Y, ça nedevait pas se faire et ça s’estterminé. Mais moi, j’ai continué àvivre. Et toi aussi. (Elle posa lesmains à plat sur la table.) Tu croisvraiment que j’ai envie de partird’ici en me disant que tu vas passerle reste de ta vie tout seul ? À causede moi ?

— Je ne t’ai jamais demandé deme plaindre, remarqua-t-il en ladévisageant.

— Alors, pourquoi m’annoncerun truc pareil ?

— Mais je n’ai rien dit, en réalité.

Je n’ai même pas répondu à laquestion. T’as tiré tes propresconclusions.

— Alors je me suis trompée ?Plutôt que de lui répondre, il

reprit son couteau en main.— On ne t’a jamais dit que si tu

ne voulais pas connaître la réponseà une question, il valait mieux nepas la poser ?

Bien qu’il lui ait renvoyé la balle— il excellait à ce genre de petit jeudans le passé —, elle ne puts’empêcher d’insister.

— Eh bien, quoi qu’il en soit, c’estpas de ma faute. Si tu veux gâcher

ta vie, libre à toi. Pourquoi je t’enempêcherais, après tout ?

À la plus grande surprised’Amanda, Dawson éclata de rire.

— C’est sympa de constater quet’as pas changé du tout.

— Crois-moi, j’ai changé.— Pas des masses. T’essayes

encore de faire passer ton message,quel qu’il soit. Même si tu pensescarrément que je gâche monexistence.

— De toute évidence, tu as besoinque quelqu’un te le dise.

— Dans ce cas, si j’essayais de tetranquilliser, OK ? Moi non plus,

j’ai pas changé. Je suis seul àprésent parce que je l’ai toujoursété. Avant que tu me connaisses, j’aifait tout mon possible pour tenirma famille à distance. Quand j’aidébarqué ici, Tuck restait parfoisdes jours sans me parler, et aprèston départ je suis allé purger mapeine au pénitencier Caledonia. Àma sortie, personne en ville n’avaitenvie de me voir, alors je suis parti.J’ai fini par travailler une bonnepartie de l’année sur une plate-forme pétrolière en plein océan, cequi n’est pas l’endroit idéal pournouer une relation amoureuse... Jesuis bien placé pour t’en parler.

Bien sûr, certains couples surviventà ces séparations à répétition, maisil y a pas mal de cœurs brisés aussi.Bref, ça me paraît plus facile devivre comme ça et j’y suis habitué,en plus.

Elle jaugea sa réponse.— Tu veux savoir si je pense que

tu me dis toute la vérité ?— Pas vraiment.Malgré elle, Amanda s’esclaffa à

son tour.— Je peux te poser une autre

question, alors ? Tu n’es pas obligéde répondre, si tu préfères ne pas enparler.

— Tu peux me demander ce quetu veux, dit-il avant de prendre unebouchée de son steak.

— Qu’est-ce qui s’est passé le soirde l’accident ? J’ai eu des bribesd’infos par ma mère, mais jamaisl’histoire au complet, si bien que jen’ai jamais su quoi en penser.

— Il n’y a pas grand-chose à dire,répondit-il après avoir avalé sabouchée. Tuck avait commandé untrain de pneus pour une ChevroletImpala qu’il restaurait mais, pourune raison ou une autre, ils ont étélivrés par erreur dans un atelier deNew Bern. Il m’a demandé d’allerles récupérer et c’est ce que j’ai fait.

Il avait un peu plu et, quand je suissorti, il faisait déjà nuit.

Dawson marqua une pause,tandis qu’il tentait une fois encorede comprendre l’impossible.

— Une voiture venait d’en face etle gars roulait vite. Ou la femme.J’ai jamais su. Quoi qu’il en soit,l’automobiliste en question amordu sur la ligne médiane juste aumoment où je m’approchais, alorsj’ai donné un coup de volant pourm’écarter. J’ai pas eu le temps dedire ouf que la voiture m’est passéedevant et que mon pick-up a quittéla route. J’ai vu le Dr Bonner,mais...

Les images étaient encore biennettes dans sa tête - toujours cetéternel cauchemar qui le hantait.

— C’est comme si tout sedéroulait au ralenti. J’ai freinécomme un fou et j’ai contrebraqué,mais la route et l’herbe du bas-côtéétaient glissantes et...

Sa voix se brisa. Dans le silencequi suivit, Amanda lui effleura lebras.

— C’était un accident, murmura-t-elle.

Dawson ne dit rien. Voyant qu’ils’agitait un peu, Amanda posa laquestion qui lui brûlait les lèvres.

— Pourquoi es-tu allé en prison ?Si tu n’avais pas bu et ne roulais pasvite ?

Comme il haussait les épaules,elle comprit qu’elle connaissait déjàla réponse. Aussi claire quel’orthographe du nom de familleCole.

— Je suis désolée, dit-elle, mêmesi les mots paraissaient dérisoires.

— Je sais. Mais tu n’as pas àl’être. Sois-le plutôt pour la femmeet les enfants du Dr Bonner. Àcause de moi, il n’est jamais rentréchez lui. À cause de moi, ses gaminsont grandi sans leur père. À causede moi, sa femme vit toujours

seule.— Tu n’en sais rien, riposta-t-elle.

Peut-être qu’elle s’est remariée.— C’est pas le cas, dit-il.Avant qu’elle puisse lui

demander comment il le savait,Dawson réattaqua son assiette.

— Et loi, alors ? lui demanda-t-ilde but en blanc.

A croire qu’il avait rangé leurprécédente discussion dans uneboîte avant d’en refermer lecouvercle, si bien qu’Amandaregretta d’avoir abordé le sujet.

— Si tu me mettais au parfum detout ce que t’as fait depuis la

dernière fois qu’on s’est vus ?— Je ne saurais même pas par où

commencer.Il saisit la bouteille de vin et

remplit à nouveau leurs verres.— Pourquoi pas par la fac ?Amanda capitula et lui raconta

d’abord sa vie dans les grandeslignes. Dawson écoutaattentivement et posa parfois desquestions. Petit à petit, elles’exprima plus volontiers. Elle luiparla de ses colocataires, de sescours cl des professeurs quil’avaient le plus marquée. Amandaadmit ensuite que son année

d’enseignante ne ressemblait enrien à ses espérances, ne serait-ceque parce qu’elle ne parvenait pas àse faire à l’idée de ne plus jamaisêtre étudiante. Elle lui raconta sarencontre avec Frank, encorequ’elle se sentît coupable rien qu’enprononçant son nom, si bien qu’ellen’en fit plus mention.

Elle parla un peu de ses amies etdes endroits qu’elle avait visités aufil des ans, mais s’attarda surtoutsur ses enfants ; elle décrivit leurspersonnalités et leurs rapports àl’autorité parentale, tout en évitantde trop vanter leurs talentsrespectifs.

De temps à autre, lorsqu’elle étaitallée au bout d’une pensée, elleinterrogeait Dawson sur sa vie enpleine mer, ou sur ce qu’il faisaitchez lui quand il était en congé,mais la plupart du temps ilréorientait la discussion sur elle. Ilsemblait sincèrement intéressé parla vie d’Amanda, et elle trouvasingulièrement naturel de bavarderavec lui, un peu comme s’ilsreprenaient le fil d’uneconversation interrompue depuislongtemps.

Par la suite, elle tenta de serappeler la dernière fois où Frank etelle avaient discuté autant, même

quand ils sortaient en tête à tête.Ces derniers temps, Frank buvait etse chargeait quasiment de laconversation ; lorsqu’ils évoquaientles enfants, c’était toujours au sujetde leur scolarité, de leurs éventuelsproblèmes et du meilleur moyen deles résoudre. En d’autres termes,Frank et elle avaient desdiscussions pragmatiques et axéessur un but précis, à tel point qu’il laquestionnait rarement sur sajournée ou ses centres d’intérêt.Certes, elle savait que c’était le lotdes couples de longue date ;autrement dit, leur vie commune neleur offrait pas souvent matière à

aborder de nouveaux sujets.Cependant, elle avait l’impressiond’avoir toujours entretenu desrapports différents avec Dawson, sibien qu’elle se demandait si laroutine aurait aussi fini par fairedes ravages sur leur relation.Amanda n’aimait pas penser ainsi,mais comment pouvait-elle êtrecertaine du contraire ?

À mesure que la soirée s’avançait,les étoiles se mirent à scintiller àtravers la fenêtre de la cuisine ettous deux continuèrent à bavarder.Le vent se leva et agita les feuillagescomme les vagues de l’Océan. Labouteille de cabernet était vide, et

Amanda se sentait détendue etenvahie d’une agréable chaleur.Dawson porta les assiettes etcouverts dans l’évier et, côte à côte,tous deux attaquèrent la vaisselle,Dawson lavant les assiettes etcouverts, tandis qu’elle les essuyait.Par moments, elle le surprit àl’observer comme il lui passait lesplats et, même si toute une vies’était écoulée pendant ces annéesde séparation, Amanda éprouvait lesentiment troublant qu’ils nes’étaient jamais quittés.

Lorsqu’ils eurent termine,Dawson désigna la porte donnantsur le jardin.

— Tu restes encore quelquesminutes ?

Amanda jeta un œil sur samontre et, même si elle savaitqu'elle ne devait pas s’attarder, sesurprit à répondre :

— OK. Juste quelques-unes alors.Dawson tint la porte ouverte et

elle passa devant lui en descendantles marches en bois grinçantes.Sous la lune enfin à son apogée, lepaysage était d’une beauté à la foisétrange et exotique. Une roséeargentée recouvrait le sol et l'odeurdes pins embaumait l’air nocturne.Ils marchèrent côte à côte, le bruitde leurs pas étouffé par les

stridulations des criquets et lemurmure des feuillages.

Près de la berge, un vieux chêneétirait ses branches longues etbasses, et son image se réfléchissaitdans l’eau.

— C’est ici qu’on avait l’habitudede s’asseoir, observa Dawson.

— C’était notre coin, admit-elle.Surtout après une de mes disputesavec mes parents.

— Attends deux secondes,ironisa-t-il. Tu te disputais avec euxà l’époque ? Pas à cause de moi,quand même ?

— Trop drôle, ce garçon, répliqua-

t-elle en lui donnant un coup decoude. En tout cas, tu me prenaispar l’épaule et je râlais, je pleurais...et tu attendais que je sois calmée.

J'en faisais des tonnes à l’époque,non ?

— Non, ça ne m’a pas frappé.Elle réprima un rire.— Tu te souviens qu’on regardait

les rougets bondir hors de l’eau ?Parfois, ils étaient si nombreuxqu’on aurait dit qu’ils nousoffraient un vrai spectacle.

— Je suis sûr qu’ils vont remettreça ce soir.

— Je sais, mais ce ne sera plus

pareil. Quand on venait ici, j’avaisbesoin de les voir. Un peu commes’ils savaient qu’il me fallait un trucoriginal pour m’aider à retrouver lemoral.

— Tiens ! Je croyais que c'étaitmoi qui t’y aidais.

— C’étaient les rougets, voyons,dit-elle en le taquinant.

Il sourit.— Tuck et toi, vous veniez par ici

?Elle secoua la tête.— La pente était un peu trop

raide pour lui. Mais moi, je suisvenue. J’ai essayé, du moins.

— Comment ça ?— Je crois que j’avais envie de

savoir si cet endroit me faisaittoujours le même effet, mais je nesuis pas descendue jusqu’ici. Nonpas que j’aie vu ou entendu quoique ce soit en chemin, mais j’aipensé que n’importe qui pouvaittraîner dans le bois et... monimagination s’est chargée du reste.Je me suis rendue compte quej’étais toute seule et que s’ilm’arrivait quelque chose je nepourrais rien faire. Alors j’ai faitdemi-tour, je suis rentrée et n’aiplus jamais remis les pieds dans lecoin.

— Jusqu’à ce soir.— Mais je ne suis pas seule,

précisa-t-elle en observant lesmouvements de l’eau dans l’espoirque des rougets en jailliraient, maisrien ne se produisit. J’ai peine àcroire que ça fait si longtemps...murmura-t-elle. On était si jeunes.

— Pas trop jeunes non plus, dit-ild’une voix calme et étrangementconfiante.

— On était des gamins, Dawson.À l’époque, on n’avait pas cetteimpression mais, quand tu deviensparent, tu vois les choses sous unautre angle. Par exemple... Lynn adix-sept ans et je ne peux pas

l’imaginer éprouver ce que jeressentais à cette période. Elle n’amême pas de petit copain. Et si ellefilait en douce par la fenêtre de sachambre en pleine nuit, j’agiraissans doute comme mes parents.

— Si tu n’aimais pas le petitcopain, tu veux dire ?

— Même si je trouvais qu’il luiconvient à merveille. (Elle se tournavers lui.) Qu’est-ce qu’on avait dansla tête, franchement ?

— On était amoureux, voilà tout.Elle le dévisagea, ses yeux

brillant sous la lune.— Désolée de ne pas être venue

te voir ou même de l'avoir écrit.Après ton incarcération, je veuxdire.

— C’est pas grave.— Si, ça l’est. Mais je pensais... à

nous. Tout le temps. (Elle tendit lamain vers le chêne, comme pour ypuiser la force de poursuivre.) Lehic, c’est que chaque fois que jem’apprêtais à t’écrire, j’étais pourainsi dire paralysée.

Comment débuter ? Est-ce que jedevais te parler de mes cours ou demes colocataires ? Te demander àquoi ressemblaient tes journées ?Chaque fois que je commençais unelettre, je relisais ce que j’avais écrit

et ça sonnait faux. Alors, jedéchirais la feuille et me promettaisde recommencer le lendemain. Etainsi de suite. De fil en aiguille, tropde temps s’est écoulé et...

— Je ne t’en veux pas, dit-il. Et jene t’en voulais pas non plus àl’époque.

— Parce que tu m’avais déjàoubliée ?

— Non. Parce que, à cettepériode, j’arrivais à peine àm’assumer. Et le fait de te savoirpartie signifiait tout pour moi. Jesouhaitais que tu puisses avoir legenre de vie que je n’aurais jamaispu t’offrir.

— Tu n’es pas sérieux ?— Bien sûr que si.— Alors, c’est là que tu te

trompes. Tout le monde aimeraitpouvoir changer certains épisodesde son passé,

Dawson. Même moi. Ma vie nonplus n’a pas été parfaite.

— T’as envie d’en parler ?Des années plus tard, elle aurait

pu se confier à lui et, bien qu’elle nesoit pas encore prête, Amandasentait qu’elle ne tarderait pas à lefaire. Cette prise de consciencel’effrayait, même si elle admettaitque Dawson avait réveillé en elle

quelque chose qu’elle n’avait paséprouvé depuis fort longtemps.

— Tu ne m’en voudras pas si je tedis que je ne suis pas encore en étatd’en parler ?

— Pas du tout.Elle le gratifia d’un sourire

évanescent.— Alors, profitons encore de ce

cadre idyllique pendant un petitmoment, OK ? Comme par le passé? Ce coin est si paisible.

Tandis qu’ils se tenaient l’un prèsde l’autre, Dawson se demandacombien de fois elle avait songé àlui pendant toutes ces années.

Moins souvent qu’il n’avait pensé àelle, il en était sûr, mais Dawsonavait le sentiment qu’ils sesentaient tous les deux bien seuls,quoique de manière différente. Luiétait un solitaire au cœur d’unimmense territoire désert, tandisqu’elle était un visage parmid’autres dans une foule anonyme.Mais n’en avait-il pas toujours étéainsi, au fond, même dans leurjeunesse ? C’était ce qui les avaitrapprochés et, à leur manière, ilsavaient trouvé le bonheurensemble.

Dans la pénombre, il entenditAmanda soupirer.

— Je devrais sans doute rentrer...— Je sais.Sa réponse la soulageait, tout en

la décevant un peu. Ils tournèrentles talons et reprirent en silence ladirection de la maison, chacunperdu dans ses pensées. Àl’intérieur, Dawson éteignit leslumières, puis elle verrouilla laporte avant qu’ils regagnent chacunleur voiture. Dawson passa devantelle et lui ouvrit sa portière.

— Je te vois demain chez l’avocat,dit-il.

— À 11 heures.Sous la lune, les cheveux

d’Amanda évoquaient une cascadeargentée, et il résista à l’envie d’ypasser la main.

— J’ai passé un super moment cesoir. Merci pour le dîner.

Comme elle se tenait face à lui,l’idée délirante lui traversa soudainl’esprit qu’il tenterait peut-être del’embrasser et, pour la première foisdepuis l’université, Amanda faillitperdre ses moyens sous le regardpénétrant d’un homme. Mais elle sedétourna avant qu’il puisse mêmetenter quoi que ce soit.

— Ça m’a fait du bien de te voir,Dawson.

Elle se glissa derrière le volant etpoussa un soupir de soulagementquand il referma la portière. Ellemit ensuite le contact et passa lamarche arrière.

Dawson lui fit signe, tandisqu’elle faisait demi-tour, et il laregarda s’en aller sur le chemin degravier. La lumière des feux arrièrecahota un peu jusqu’à ce que levéhicule tourne et disparaisse dansla nuit.

Lentement, Dawson s’avançavers l’atelier. Il appuya sutl’interrupteur et, comme l’uniqueampoule s’allumait, s’assit sur lapile de pneus. L’endroit était

tranquille à présent, hormis unpapillon de nuit qui voletait vers lalumière. En la regardant battre desailes contre l’ampoule,

Dawson songea qu’Amanda étaitallée de l’avant. Quels que soient lesennuis ou les chagrins qu’elledissimulait et il savait qu’ilsexistaient —, elle était malgré toutparvenue à se construire le genre devie qu’elle avait toujours désiré.Elle avait un mari, des enfants, unemaison, et ses souvenirsconcernaient tout cela, ce qui étaitexactement dans l’ordre des choses.

Seul à présent dans le garage deTuck, Dawson savait qu'il s’était

menti à lui-même en pensant êtreallé de l’avant lui aussi. Car cen’était pas le cas. Depuis toujours, ilsupposait qu’elle l’avait abandonné,mais il en avait désormais laconfirmation. Tout au fond de lui,Dawson sentit quelque chose sebriser. Voilà bien longtemps qu’illui avait dit adieu et, depuis lors, ilse plaisait a croire qu’il avait fait lebon choix. Maintenant, sous lalumière paisible d’un garageabandonné, il n’en était plus si sûr.Dawson avait aimé Amanda par lepassé, mais cet amour n’avaitjamais cessé... et la soirée qu’ilvenait de passer en sa compagnie ne

changeait rien à cette simpleévidence. Tandis qu’il prenait sesclés, une autre pensée, et non desmoindres, lui vint... un fait dont ilétait le premier surpris.

Il se leva et éteignit, puiss’approcha de sa voiture enéprouvant une étrange fatigue.Certes, Dawson savait que sessentiments envers Amandademeuraient intacts, mais serait-ilcapable d’affronter l’avenir avec laconviction qu’ils ne changeraientjamais ?

6

Les rideaux du bed & breakfastétaient fins, et le soleil réveillaDawson quelques minutes à peineaprès l’aurore.

Il se retourna dans l’espoir de serendormir, mais en vain.

Il préféra donc se lever et s’étirerlonguement. Le matin, il se sentaittout courbatu, notamment dans ledos et aux épaules. Du reste, il sedemandait combien d’années ilpourrait encore continuer àtravailler sur une plate-formepétrolière ; son corps était usé àforce d’accumuler la fatigue, et ses

blessures semblaient s’aggraver aufil du temps.

Après ses mouvementsd’étirement, il sortit sa tenue dejogging de son sac, la revêtit etdescendit tranquillement l’escalier.L’établissement ressemblait à l’idéequ’il s’en faisait : quatre chambres àl’étage, une cuisine, une salle àmanger et un salon au rez-de-chaussée. Comme on pouvait s’yattendre, les propriétaires avaientprivilégié une décoration nautique :maquettes de bateaux trônant surles guéridons et tableaux degoélettes sur les murs. Au-dessusde la cheminée trônait un ancien

gouvernail, tandis qu’une carte de laNeuse et des canaux était punaiséesur la porte.

Les propriétaires n’étaient pasencore réveillés. À son arrivée, laveille au soir, ils l’avaient informéque sa commande de fleursl'attendait dans sa chambre et quele petit déjeuner serait servi à 8heures. Cela lui laissait largementle temps de taire ce qu’il avait prévuavant, son rendez-vous.

À l’extérieur, une brume légèreflottait au-dessus du fleuve, mais leciel sans nuages était d’un bleulumineux. L’air déjà doux laissaitprésager une chaude journée.

Dawson roula plusieurs fois desépaules, puis s’en alla a petitesfoulées avant d’atteindre la route. Illui fallut quelques minutes pours’échauffer et trottiner sans tropforcer.

Les rues étaient paisibles quandil arriva dans le centre d’Oriental. Ilpassa devant deux boutiquesd’antiquités, une quincaillerie etplusieurs agences immobilières. Surle trottoir d’en face, l’Irvin’s Dinerétait déjà ouvert, et une poignée devoitures garées devant. Dawson jetaun regard vers le fleuve et constataque la brume commençait à selever. Il respira à pleins poumons la

forte odeur des pins et desembruns. Aux abords de la marina,il passa devant un café animé et, àmesure que ses douleursarticulaires disparaissaient, il putaccélérer l’allure. Les mouettestournoyaient et criaient dans le ciel,tandis que les plaisancierschargeaient des glacières dans leursbateaux.

Après une vieille boutiqued’appâts et d’équipement de pêche,Dawson passa devant l’églisebaptiste et s’émerveilla de la beautédes vitraux, en se demandant s’il lesavait seulement remarqués quand ilétait enfant, puis il se mit en quête

du cabinet de Morgan Tanner. Il enconnaissait l’adresse et finit parrepérer la plaque sur la façade d’unpetit immeuble en brique, entre unepharmacie et une boutique pournumismates. Le nom d’un autreavocat figurait également sur laplaque, mais il ne semblait paspartager le même cabinet. Il sedemanda pourquoi Tuck avaitchoisi Tanner. Jusqu’à ce que celui-ci l’appelle, Dawson n’en avaitjamais entendu parler.

Comme il avait fait le tour ducentre-ville, il bifurqua dans unerue transversale du quartier etcourut sans destination précise en

tête.Amanda et les Bonner n’ayant

cessé d’occuper ses pensées, iln’avait pas bien dormi. En prison,hormis

Amanda, il songeait souvent àMarilyn Bonner. Lors de l'audienceoù le juge avait rendu son verdict, letémoignage de Mme Bonner avaitsouligné le fait que non seulementDawson la privait de l’hommequ’elle aimait et du père de sesenfants mais aussi qu’il détruisaittoute sa vie. D’une voix brisée, elleavait admis ne pas savoir commentelle allait désormais pourvoir auxbesoins de sa famille, ni ce qu’il

adviendrait d’elle et des enfants. Ils'avéra que le Dr Bonner avaitnégligé de contracter une assurancevie.

Marilyn Bonner perdit donc lamaison. Elle se réinstalla chez sesparents, à la propriété, mais sa viecontinua d’être un combat. Son pèredéjà à la retraite souffraitd’emphysème au premier stade, etsa mère de diabète, tandis que lesremboursements du prêt surl’exploitation dévoraient presquetous les dollars que le vergerrapportait. Comme ses parentsnécessitaient des soins quasipermanents, Marilyn ne pouvait

travailler qu’à mi-temps. Même enajoutant son modeste salaire auxindemnités versées par leurassurance maladie, il lui restait àpeine de quoi couvrir les dépensescourantes, et parfois elle n’yparvenait même pas. La vieilleferme où ils vivaient commençait àse délabrer, et les arriérés depaiements s’accumulèrent.

Lorsque Dawson sortit de prison,la situation de la famille Bonnerétait devenue désespérée. Il nel’apprit qu’en se rendant à la fermepour présenter ses excuses, près desix mois plus tard. Quand Marilynvint lui ouvrir, il la reconnut à peine

: ses cheveux étaient gris, et sonteint cireux. Elle, en revanche, suttout de suite à qui elle avait affaireet, avant même qu’il dise un mol,Marilyn lui hurla de s’en aller,disant qu’il avait anéanti sonexistence, tué son mari, et qu’ellen’avait même pas assez d’argentpour faire réparer son toit ouembaucher les ouvriers qu’il luifallait. Elle ajouta que les banquiersmenaçaient de saisir la propriété,puis fit mine d’appeler la police.Avant de lui enjoindre de ne plusjamais revenir. Dawson s’en alla,mais revint plus tard dans la soirée,afin d’examiner l’état de

délabrement du bâtiment, puisparcourut le verger. La semainesuivante, après que Tuck lui eutremis son salaire, Dawson fitenvoyer à Marilyn Bonner unchèque de banque couvrant laquasi-totalité du montant de sapaie, à laquelle s’ajoutaient toutesses économies depuis sa sortie deprison, mais sans y joindre lemoindre message.

Dans les années qui suivirent, lavie de Marylin s’améliora. À la mortde ses parents, elle hérita de laferme et du verger ; bien qu’elle aitconnu encore certaines difficultés,elle parvint peu à peu à régler les

arriérés et à effectuer lesréparations nécessaires. Elledétenait à présent la pleinepossession de la propriété et avaitlancé un commerce de vente deconfitures par correspondancequelques années après que Dawsoneut quitté la ville. Grâce à Internet,son affaire s’était si bien développéeque Marilyn ne s’inquiétait plus dutout pour payer les factures. Bienqu’elle ne se soit jamais remariée,elle fréquentait un comptable dunom de Léo depuis près de seizeans.

Après être sortie diplômée del’université d’East Carolina, Emily,

sa fille, s’était installée à Raleigh,où elle dirigeait un grand magasinet se préparait sans doute àreprendre un jour l’entreprisematernelle. Alan, son fils, vivaitquant à lui dans le grand mobile-home qu’elle lui avait offert etinstallé sur la propriété ; bien qu’iln’ait pas poursuivi ses études à lafac, il avait un bon travail etsemblait toujours heureux sur lesphotos que Dawson recevait.

Une fois par an, les clichés luiparvenaient en Louisiane avecquelques brèves nouvellesconcernant la situation de Marilyn,Emily et Alan ; le détective privé

engagé par Dawson s’était toujoursmontré rigoureux, mais sans jamaisenquêter trop en profondeur.

Dawson culpabilisait parfoisd’avoir fait suivre les Bonner, maisil devait quand même savoir s’ilavait pu améliorer un tant soit peuleur existence. C’était son soucimajeure depuis le soir de l’accidentet la raison pour laquelle il envoyaitdes chèques mensuels depuis vingtans, presque toujours parl’entremise de comptes bancairesanonymes offshore. Après tout, ilrestait responsable de la perte laplus grande que cette famille avaitconnue et, tandis qu’il courait à

présent dans les rues paisibles, il sesavait prêt à tout pour s’amender.

** *

Abee sentait la fièvre l’envahir etlui donner la nausée, tandis qu’ilgrelottait en dépit de la chaleur.Deux jours plus tôt, il avaitempoigné sa batte de base-ball pourfrapper un gars qui l’avait provoqué,mais ce dernier l’avait surpris enbrandissant un cutter. Un cutterdégueulasse qui lui avait laissé unesale balafre béante dans le bide. Unpeu plus tôt, ce matin, il avaitmême vu du pus verdâtre en sortiret la blessure empestait les égouts,

malgré les médicaments censésl’aider. Bref, si sa fièvre ne baissaitbas, c’était à coups de batte qu’Abeeallait chatouiller son cousin Calvin,celui-ci ayant juré que lesantibiotiques qu’il avait volés chezle vétérinaire feraient effet.

Mais pour l’heure, Abee étaitdistrait par la vue de

Dawson qui courait de l’autrecôté de la rue, et il réfléchissait à cequ’il allait faire de lui.

Ted se trouvait dans la supérettederrière lui et Abee se demandait silui aussi avait repéré Dawson.Probablement pas, sinon il seraitsorti comme un fou furieux du

magasin. Depuis qu’il savait queTuck avait passé l’arme à gauche,Ted s’attendait à voir Dawson sepointer en ville. Sans doute qu’ilaiguisait ses couteaux, chargeait sesflingues cl vérifiait ses grenades,bazookas ou Dieu sait quellesautres armes il stockait dans ce trouà rat qu’il partageait avec Ella, sapetite traînée.

Faut dire que Ted, il lui manquaitune case. Depuis toujours. Unenragé de première, ce gars. Neufans de prison ne lui avaient pasappris à se contrôler. Ces dernièresannées, c’était devenu quasiimpossible qu’il se tienne à carreau

; mais comme Abee se le disaitsouvent, c’était pas toujours unemauvaise chose. Ça faisait de lui unhomme de main drôlement efficace,histoire de veiller à ce que tous ceuxqui participaient à la production decrank sur leur propriété suivent sesrègles. Ces derniers temps, Tedfoutait la trouille à tout le monde,même à la famille, et ça convenaittout à fait à Abee. Ils ne venaientpas fourrer leur nez dans lesaffaires d’Abee et se contentaient defaire ce qu’on leur disait. Même s’ilne tenait pas particulièrement à sonfrère cadet, Abee le trouvait bienutile.

Mais Dawson était maintenant deretour, et Dieu seul savait commentTed allait réagir. Abee se doutaitque Dawson rappliquerait pour lamort de Tuck, mais il espérait aussiqu’il aurait la présence d’esprit derester juste le temps de rendrehommage au vieux puis s’en iraitavant même qu’on sache qu’il étaitvenu. C’est ce que n’importe quiavec un peu de jugeote aurait fait, etil était sûr que Dawson était assezfuté pour savoir que Ted voulait letuer chaque fois qu’il se regardaitdans le miroir et voyait son nez detravers.

D’une manière ou d’une autre,

Abee n’en avait rien à foutre de cequi arriverait à Dawson. Mais iln’avait pas non plus envie que Tedsème inutilement la merde. C’étaitdéjà assez compliqué de fairetourner la boutique, alors ilmanquerait plus que les fédéraux,la police d’État et le shérif viennentfourrer leur nez dans le businessfamilial.

C'était pas comme au bon vieuxtemps, quand les Cole faisaient laloi. Aujourd’hui, les flics avaient deshélicos, des chiens, des engins auxinfrarouges et des indics partout.Abee devait en tenir compte. Abeetout seul devait prévoir ce genre de

choses.Le fait est que Dawson en avait

bien plus dans la cervelle que lestoxicos auxquels Ted avaitgénéralement affaire. On pouvaitdire ce qu’on voulait sur Dawson,mais ce gars-là avait quand mêmefilé une bonne trempe à sonpaternel et à Ted, alors que tous lesdeux étaient armés, et c’était pasrien. Dawson n’avait pas peur deTed ou d’Abee, et il se tiendrait prêt.Si on le chatouillait trop, il pouvaitse montrer sans pitié, et ç’auraitdéjà dû faire réfléchir Ted. Mais çarisquait pas d’arriver, parce que Tedraisonnait de travers, de toute

manière.Manquerait plus que Ted

retourne en prison ! Avec la moitiéde la famille sous amphés ettoujours à deux doigts de faire desconneries, Abee avait besoin de lui.Mais s’il pouvait pas empêcher Tedde péter un câble quand il verraitDawson, alors il risquait de seretrouver devant le juge. Rien quecette idée retournait déjà l’estomacd’Abee et son envie de gerber lereprit.

Il se pencha en avant etdégueula carrément sur le bitume.Puis il s’essuya la bouche du reversde la main, alors que Dawson

disparaissait enfin à l’angle de larue. Ted n’était toujours pasressorti. Abee soupira et décida dene rien dire de ce qu’il avait vu. Lesboyaux en feu, il frissonna encore.Il s’était jamais senti aussi mal enpoint, bordel ! Qui aurait pu devinerque le type allait sortir un cutter ?

C’est pas comme si Abee essayaitde lui faire la peau...

Il voulait juste lui envoyer unmessage... à lui et à tous ceux qui seseraient fait des idées sur Candy.Mais la prochaine fois, Abee n’iraitpas par quatre chemins. Sitôt qu’ilagiterait la batte, il s’arrêterait plus.Il ferait gaffe quand même — il

faisait toujours gaffe quand ilrisquait d’enfreindre la loi —, maisfallait quand même que les mecscomprennent que sa copine, c’étaitchasse gardée. Ils avaient intérêt àne pas la regarder ou lui parler, etencore moins à s’imaginer pouvoirlui mettre la main au cul. Elles’offusquerait sans doute, maisCandy avait besoin de savoir qu’elleétait bien à lui maintenant.D’autant qu’Abee n’avait pas enviede lui fracasser son joli minois pourlui faire comprendre.

*

* *

Candy ne savait pas trop quoipenser d’Abee Cole. OK, ils étaientsortis deux ou trois fois ensemble,et elle savait qu’il devait s’imaginerpouvoir la mener par le bout du nez.Cependant, c’était un mec, et çafaisait longtemps qu’elle savaitcomment ils fonctionnaient, mêmeles têtes de cochon comme Abee.Elle n’avait peut-être que vingt-quatre ans, mais ça en faisait septqu’elle menait sa barque, si bienqu’elle avait compris que tantqu’elle porterait ses longs cheveuxblonds lâchés et planterait ceregard-là dans celui des mecs, ellepourrait quasiment en faire ce

qu’elle voulait. Elle savait commentagir pour qu’un homme se senteabsolument génial, même si c’étaitle roi des abrutis. Et depuis septans, ça lui avait drôlement bienréussi. Elle possédait une Mustangdécapotable, grâce à la générositéd’un vieil admirateur deWilmington, et une petite statue debouddha qu’elle exposait sur lerebord de sa fenêtre, qui était soi-disant en or et lui venait d’unadorable Chinois de

Charleston. Si par hasard elleconfiait à Abee qu’elle était à courtde liquidités, il lui en filerait sansdoute un peu, histoire de se la jouer

grand seigneur.Encore que, c’était peut-être pas

une si bonne idée. En débarquant àOriental quelques mois plus tôt,Candy ne connaissait pas laréputation des Cole. Plus elle enapprenait sur eux, plus elle hésitaità laisser Abee se rapprocherdavantage d’elle. Pas parce quec’était un criminel, En quelquesmois, elle avait plumé un dealer decoke d’Atlanta de près de vingt milledollars, et le gars avait été aussi raviqu’elle de leur petit arrangement.Non, c’était en partie parce que Tedla mettait mal à l’aise.

Ils étaient souvent ensemble,

quand Abee se pointait et,franchement, Ted lui foutait latrouille. C’était pas seulement sapeau grêlée ou ses dents pourriesqui l’effrayaient, mais plutôt lesmauvaises... vibrations... qu’ildégageait. Quand il lui souriait, elledécelait une sorte de malveillancequi le faisait jubiler, comme s’iln’arrivait pas à décider s’il allaitl’étrangler ou l’embrasser, tout enpensant que l’un comme l’autre luiprocureraient autant de plaisir.

D’entrée de jeu, Ted lui avaitfoutu les jetons ; mais elle devaitbien admettre que plus elleapprenait à connaître Abee, plus ça

la chagrinait de savoir que ces deux-là sortaient du même moule. Cesderniers temps, Abee devenait unpeu... possessif, et ça commençait àlui faire peur.

En toute honnêteté, c’était peut-être le moment de tailler la route.Mettre le cap au nord sur la Virginieou au sud sur la Floride, peuimporte. Elle partirait volontiersdès le lendemain, sauf qu’elle avaitpas encore assez de fric pour levoyage. Candy n’avait jamais étédouée avec l’argent, mais elle sedisait que si elle savait s’y prendreavec les clients du bar ce week-end,si elle utilisait tous ses atouts, elle

gagnerait suffisamment d’icidimanche pour pouvoir foutre lecamp d’ici avant même qu’AbeeCole réalise qu’elle était partie.

** *

La camionnette de livraison fitun écart vers le bas-côté puis revintvers la ligne médiane, car sonconducteur, Alan Bonner, tentait desortir une cigarette du paquet en letapant sur sa cuisse, tout enessayant de ne pas renverser songobelet de café coincé entre sesjambes. À la radio, un chanteurcountry braillait sa ritournelle, unevague histoire de gars qui avait

perdu son chien, ou qui voulait unchien, à moins qu’il adore mangerles chiens... Bref, peu importe lesparoles, dans la mesure où cettechanson avait un sacré bon rythme.Ajoutez à cela qu’on était vendredi :ça signifiait qu’il ne lui restait plusque sept heures de boulot avant unlong et formidable week-end, ce quile mettait déjà de bonne humeur.

— Tu devrais pas baisser le son ?demanda Buster.

Buster Tibson était le nouveaustagiaire de la boîte.

C’était du reste la seule raison desa présence dans la camionnette, ettoute la semaine il n’avait fait que

se plaindre ou poser des questionssur ceci ou cela. De quoi rendrecinglé n’importe qui.

— Ben quoi ? T’aimes pas cettechanson ?

— Dans le règlement, on dit quemettre la radio trop fort ça distraitle conducteur. Ron a d’ailleursinsisté là-dessus quand il m’aengagé.

Encore un truc agaçant chezBuster. Il suivait le règlement à lalettre. C’était sans doute pourquoiRon l’avait choisi.

Alan parvint enfin à sortir lacigarette du paquet et la colla entre

ses dents, pendant qu’il cherchaitson briquet. Celui-ci était coincédans sa poche et il lui fallut unsoupçon de concentration pouréviter de renverser son café, tout enallant pêcher ce satané briquet.

— Te prends pas la tête. On estvendredi, tu te rappelles ?

Buster ne sembla pas ravi de laréponse, et quand Alan le lorgna ducoin de l’œil, il constata que le garsavait repassé sa chemise. Nul doutequ’il s’était débrouillé pour que Ronle remarque. Il avait dû se pointerau bureau avec un calepin et unstylo, afin de pouvoir noter tout ceque Ron disait, sans omettre de le

complimenter sur sa grandeintelligence.

Et que dire du prénom de ce gars? Encore un truc pas possible.Franchement, quel genre de parentappelait son gosse Buster ?

La camionnette fit une nouvelleembardée comme Alan sortait enfinle briquet de sa poche.

— Hé ! D’où te vient ce nom deBuster, au fait ? demanda-t-il.

— Il est courant dans la famille.Du côté de ma mère, répondit lejeune en fronçant les sourcils.Combien de livraisons aujourd’hui?

Toute la semaine, Buster avaitposé cette question, et Alan necomprenait toujours pas en quoi cenombre précis était si important. Ilslivraient des crackers, descacahuètes, des chips, desassortiments de fruits secs et dessachets de bœuf séché aux stations-service et aux supérettes, maisl’astuce consistait à ne pas roulertrop vite, sinon Ron rajouterait deslivraisons. Alan en avait faitl’expérience cette dernière année, sibien qu’il n’était pas près decommettre à nouveau cette erreur.Son secteur couvrait pratiquementla totalité du comté de Pamlico, ce

qui l’obligeait à rouler non-stop surles routes les plus soûlantes del’histoire de l’humanité. Malgrétout, c’était de loin le meilleur jobqu’il ait jamais eu. Bien meilleurque de bosser sur les chantiers, avecles paysagistes, laver les voitures outous les boulots qu’il avait faitsdepuis sa sortie du lycée. Ici, il avaitl’air frais qui soufflait par la vitre, lamusique aussi fort qu’il lesouhaitait, et pas de patronconstamment sur le dos. Sanscompter que la paie n’était pas tropmauvaise non plus.

Tout en tenant le volant avec lescoudes, Alan mit ses mains en

coupe pour allumer sa cigarette. Ilsouffla la fumée par la vitreouverte.

— On a assez de livraisons, crois-moi. On aura de la chance si onarrive au bout.

Buster se tourna vers la vitrepassager et marmonna dans sabarbe.

— Dans ce cas, on ne devrait pasprendre d’aussi longues pausesdéjeuner.

Ce gosse devenait sacrémentpénible. Voilà bien ce qu’il était,d’ailleurs : un gosse ! Même si, enthéorie, Buster se révélait plus âgé

que lui. Toutefois, Alan n’avait pasfranchement envie que Buster aillerépéter à Ron qu’il tirait au flanc.

— Les repas n’ont rien à voir là-dedans, se défendit Alan enessayant d’adopter un ton sérieux.C’est une question de qualité deservice. Tu peux pas te contenterd’entrer et de sortir en vitesse. Tudois parler aux gens. Notre boulot,c’est de nous assurer que nosclients soient contents. C’estpourquoi je m’attache toujours àfaire les choses selon les règles.

— Comme fumer ? Tu sais que tun’es pas censé fumer dans lacamionnette.

— Chacun ses défauts.— Et écouter la radio à tue-tête ?Oups ! Le môme avait

visiblement préparé sa liste, Alandevait réagir sans tarder.

Il se trouve que j’ai fait ça pourtoi. Un peu comme pour fêterl’événement, tu vois ? C’est la fin deta première semaine et t’as fait dubon boulot. Alors quand on aurafini ce soir, je veillerai à ce que Ronle sache.

La simple allusion à Ron suffit àcalmer Buster pendant quelquesminutes. C’était pas grand-chosemais, après une semaine à rouler

avec le gars, tout silence était lebienvenu. Pour le moment, Alanavait hâte de voir cette journée seterminer, et la semaine prochaine ilaurait de nouveau la camionnettepour lui tout seul. Dieu merci !

Et ce soir ? Il s’agissait de biendémarrer le week-end, autrementdit de faire de son mieux pouroublier Buster. Ce soir, il finirait auTidewater, un boui-boui à la sortiede la ville et à peu près le seulendroit à proposer un semblant devie nocturne. Alan boirait quelquesbières, ferait deux ou trois partiesde billard et, avec un peu de chance,cette barmaid plutôt mignonne

servirait les clients. Elle portait unjean serré qui la moulait là où ilfaut et se penchait toujours enavant dans son petit hautminuscule, chaque fois qu’elle luitendait une bière, et celle-ci n’enétait que meilleure. Même scénariosamedi soir et dimanche soir,d’ailleurs, en espérant que sa mèreait des projets avec son petit ami delongue date, Léo, et ne se pointe pasdans son mobile-home comme hiersoir.

Pourquoi elle n’épousait pas toutbonnement Léo ? Ça dépassait Alan.Peut-être qu’elle aurait alors mieuxà faire que de surveiller son fils

adulte. Du reste, il n’avait vraimentpas envie que sa mère espère qu’illui tienne compagnie, parce que çane risquait pas d’arriver. Qu’est-ceque ça pouvait bien faire s’il étaitun peu déchiré le lundi ? D’ici là,Buster serait au volant de sa proprecamionnette, alors ça méritait biende faire un peu la fête, non ?

** *

Marilyn Bonner se faisait dusouci pour Alan.

Pas en permanence, bien sûr,d’autant qu’elle évitait si possiblede le montrer. Il était adulte, après

tout, et elle le savait assez vieuxpour prendre ses propres décisions.Marilyn n’en demeurait pas moinssa mère, et le problème majeurd’Alan, selon elle, c’était d’avoirtoujours choisi la solution defacilité qui ne le menait nulle part,plutôt que d’opter pour des choixplus exigeants pouvant se révéler endéfinitive plus gratifiants. Ça latracassait de le voir vivre encorecomme un adolescent attardé,plutôt que comme un jeune hommede vingt-sept ans. La veille au soir,Marilyn était passée le voir dansson mobile-home, où elle l’avaitsurpris sur sa console de jeux vidéo,

et la première réaction d’Alan avaitété de lui proposer de jouer avec lui.Debout dans l’entrée, elle s’étaitalors demandé comment elle avaitpu élever un fils qui semblait si malla connaître.

Cependant, elle savait quec’aurait pu être pire. Bien pire. Aubout du compte, Alan était devenuquelqu’un de bien. Il était gentil,avait un bon travail et ne s’attiraitjamais d’ennuis, ce dont elle n’allaitcertes pas se plaindre par les tempsqui courent. On avait beau dire,mais elle lisait les journaux etentendait les commérages quicirculaient en ville. Elle savait que

bon nombre des copains de son fils,des jeunes gars qu’elle avait connustout petits, parfois issus desmeilleures familles, avaient sombrédans la drogue ou la boisson, etmême fini en prison. C’était sommetoute assez logique, compte tenu deleur environnement. Trop de gensexaltaient l’Amérique provinciale enla transformant en tableau deNorman Rockwell, mais la réalité serévélait tout autre.

À l'exception des médecins, desavocats ou de ceux qui possédaientleur propre entreprise, on netrouvait guère d’emplois au salaireélevé à Oriental, pas plus que dans

n’importe quelle autre bourgaded’ailleurs. Et si l’endroit offrait uncadre idéal pour élever des enfants,les jeunes adultes ne pouvaient pasy aspirer à grand-chose.

Il n’existait pas et n’existeraitjamais de postes pour cadresmoyens dans les petites villes, pasplus qu’on ne pouvait y trouver unlarge éventail de loisirs le week-end,ou même y faire de nouvellesrencontres. Si bien qu’elle necomprenait pas vraiment pourquoiAlan tenait à y vivre, mais tant qu’ilétait heureux et autonomefinancièrement, Marilyn était prêteà lui faciliter la vie, même si cela

signifiait lui offrir un grand mobile-home installé à un jet de pierre dela ferme, afin de l’aider à biendémarrer dans l’existence.

Certes, elle ne se faisait aucuneillusion sur Oriental. À ce titre, ellese distinguait des autres membresde la bourgeoisie locale ; mais dèslors qu’on perdait son mari en étantune jeune mère de deux enfants, onadoptait forcément un point de vueplus réaliste. Elle avait beau êtreune Bennet et diplômée del’université de Caroline du Nord, çan’avait pas empêché les banquiersd’essayer de saisir la propriété. Demême que son patronyme ou ses

relations ne l’avaient pas aidée àsoutenir sa famille en grandedifficulté. Même son diplômeronflant en sciences économiquesne lui avait pas servi de sauf-conduit.

Au fond, tout se résumait à unequestion d’argent. À ce qu’unepersonne faisait réellement, plutôtqu’à ce qu’elle croyait être, d’où lefait que Marilyn ne puisse plussupporter le statu quo d’Oriental.Ces derniers temps, elle avaitd’ailleurs préféré embaucher uneimmigrée consciencieuse plutôtqu’une jolie fille de la bonne sociétédu Sud, diplômée de l’université de

Caroline du Nord ou de Duke, quipensait que tout lui était du.Pareille attitude devait sans douteoffusquer des femmes commeEvelyn Collier ou Eugenia Wilcox,mais voilà bien longtemps qu’elleles considérait, elles et leurssemblables, comme des dinosaurescramponnés à un monde quin’existait plus. Lors d’une récenteréunion de la municipalité, Marilynl’avait même déclaré tout de go.Dans le passé, cela aurait sansdoute causé du raffut, maisl’entreprise de Marilyn demeuraitl’une des seules de la ville à sedévelopper et personne, pas même

Evelyn Collier ou Eugenia Wilcox,ne pouvait y trouver à redire.

Dans les années qui suivirent ledécès de David, elle avait fini parsavourer son indépendancedurement gagnée. Elle avait aussiappris à se fier à son instinct, etenfin admis qu’elle aimait pouvoircontrôler sa propre vie, sans que lesespérances de quiconque neviennent entraver sa route. Marilynsupposait donc que c’était pourcette raison qu’elle avait repousséles demandes en mariage réitéréesde Léo. Comptable à Morehead City,c’était un homme intelligent, aisé etelle aimait passer du temps avec lui.

Qui plus est, il la respectait et lesenfants l’avaient toujours adoré. Àtel point qu’Emily et Alan sedemandaient pourquoi elles’obstinait à lui refuser sa main.

Toutefois, Léo savait qu’elledirait toujours non et ça ne ledérangeait pas outre mesure, car envérité ils s’accommodaient tousdeux fort bien de la situation.Demain soir, ils iraient sans douteau cinéma et dimanche, elleassisterait à la messe avant derendre hommage à David aucimetière, comme elle le faisaitchaque week-end depuis près d’unquart de siècle. Elle retrouverait

ensuite Léo pour le dîner. À samanière, elle l’aimait. Il s’agissaitpeut-être d’un amour que les autresne comprenaient pas, mais peuimporte. Ce que Léo et ellepartageaient leur suffisaitamplement.

** *

A l’autre bout de la ville, Amandabuvait son café, attablée dans lacuisine, et faisait de son mieux pourignorer le silence sans équivoque desa mère. La veille au soir, après sonretour, sa mère l’attendait au salon,et Amanda n’était pas sitôt assiseque les questions avaient fusé.

— Où étais-tu ? Pourquoi rentres-tu si tard ? Pourquoi ne pas avoirtéléphoné ?

— Je l’ai fait, lui rappela Amanda,mais, plutôt que de se laisserentraîner dans la conversationémaillée de reproches que sa mèretenait visiblement à avoir, ellemarmonna qu’elle avait la migraineet un réel besoin de s’allonger danssa chambre.

Quant au comportement matinald’Evelyn, s’il reflétait son humeur,alors nul doute qu’elle étaitmécontente de l’attitude de sa fille,la veille au soir. Hormis un brefbonjour en entrant dans la cuisine,

elle ne lui avait pas adressé laparole. Après avoir ponctué sonsilence d’un soupir, elle avait glisséune tranche dans le grille-pain et,pendant que le toast dorait, elleavait soupiré à nouveau, un peuplus fort, cette fois.

J'ai pigé, voulut répliquerAmanda. Tu es contrariée. Tu asfini, maintenant ?

Mais elle préféra siroter son café,bien résolue à ne pas se laisserembarquer dans une dispute, quelsque soient les efforts déployés parsa mère.

Amanda entendit la tranche jaillirdu grille-pain. Evelyn ouvrit le

tiroir, en sortit un couteau, puis lereferma d’un geste brusque. Elleentreprit de beurrer son toast.

— Tu te sens mieux ? finit-ellepar lui demander sans se retourner.

— Oui, merci.— Es-tu prête à me dire ce qui se

passe ? Ou à quel endroit tu étais ?— Je te l’ai dit, je suis partie tard.Amanda essayait de garder une

voix posée.— J’ai essayé de te joindre, mais

je n’ai pas cessé de tomber sur taboîte vocale.

— Ma batterie était morte.

Ce mensonge lui avait traversél’esprit hier, sur le trajet. Sa mère serévélait tout ce qu’il y a deprévisible.

Elle prit son assiette.— C’est pour cette raison que tu

n’as jamais appelé Frank ?— Je lui ai parlé hier, environ une

heure après son retour du travail,répondit Amanda.

Elle s’empara du journal,parcourant les gros titres avec unenonchalance étudiée.

— Eh bien, il a également appeléici.

— Et?

— Il s’étonnait que tu ne sois pasencore arrivée, observa sa mèred’un air pincé. Pour ce qu’il ensavait, tu étais partie vers les 2heures.

— J’ai dû faire quelques coursesavant de m’en aller.

Je mens comme je respire,constata Amanda, mais elle avait dela pratique.

— Il avait l’air inquiet.Non, il avait l'air de quelqu’un

qui a bu et je doute qu’il sesouvienne même du coup de fil

Amanda se leva et remplit denouveau sa tasse.

— Je l’appellerai plus tard.Evelyn s’installa.— J’étais invitée à jouer au

bridge, hier soir.Voilà donc le fin mot de

l’histoire, se dit Amanda. Ou unepartie, du moins. Sa mère étaitaccro à ce jeu et faisait des partiesavec le même groupe de femmesdepuis près de trente ans.

— Tu aurais dû y aller.— Impossible, puisque que je

savais que tu viendrais et que jepensais que nous dînerionsensemble, rétorqua sa mère avecraideur, Eugenia Wilcox a dû me

remplacer.La susnommée habitait en bas de

la rue, dans une autre demeurecoloniale aussi somptueuse quecelle d’Evelyn. Bien qu’elles soientcensées être amies — Eugenia et samère se connaissaient depuistoujours —, une rivalité impliciteles opposait toujours, concernantcelle qui avait la plus belle maison,le plus beau jardin et ainsi desuite... sans oublier celle quiconfectionnait le meilleur redvelvet cake.

— Désolée, maman, repritAmanda en se rasseyant, J’aurais dût’appeler plus tôt.

— Eugenia ne sait absolumentpas faire les annonces au bridge etelle a gâché toute la partie. MarthaAnna m’a déjà téléphoné pour s’enplaindre. Mais je lui ai dit que tuétais en visite et, de fil en aiguille,elle nous a invitées à dîner ce soir.

Amanda posa sa tasse dans unfroncement de sourcils.

— Tu n’as pas dit oui, j’espère ?— Bien sûr que si.L’espace d’une seconde, le visage

de Dawson lui apparut.— Je ne sais pas si j’aurai le

temps, improvisa-t-elle. Il risque d’yavoir une veillée ce soir.

— Il risque ? Qu’est-ce que çasignifie ? Soit il y a une veillée, soitil n’y en a pas.

— Je veux dire que je n’en suispas sûre. Quand l’avocat m’aappelée, il ne m’a pas fourni dedétails sur les obsèques.

— C’est un peu étrange, non ?Qu’il ne t’ait rien dit ?

Peut-être, pensa Amanda. Maispas plus étrange que Tuck se soitdébrouillé pour que Dawson et moidînions chez lui hier soir.

— Je suis certaine qu’il ne taitqu’accomplir les der-nières volontésde Tuck.

À la mention du nom de Tuck, samère tripota son collier de perles.Amanda ne l’avait jamais vuequitter sa chambre au lever sansmaquillage ni bijoux, et ce matin nefaisait pas exception à la règle.Evelyn Collier incarnait depuistoujours l’esprit du Vieux Sud etcontinuerait sans l’ombre d’undoute jusqu’à sa mort.

— Je ne comprends toujours paspourquoi tu as dû revenir pour ça.Ce n’est pas comme si tuconnaissais cet homme.

— Je le connaissais, maman.— Tu l’as connu voilà des années.

Si tu vivais encore ici, peut-être que

je pourrais le comprendre. Mais iln’y avait aucune raison de faire ledéplacement tout spécialementpour ça.

— Je suis venue lui rendre undernier hommage.

— Il n’avait pas bonne réputation,tu sais. Beaucoup de gens ledisaient fou. Et que suis-je censéedire à mes amies sur la raison de tavisite ?

— Je ne vois pas pourquoi tu doisleur fournir un motif.

— Parce qu’elles vont me poser laquestion.

— Mais pourquoi donc ?

— Parce que tu les intéresses.Amanda perçut dans le ton

employé par sa mère quelque chosequ’elle ne saisissait pas vraiment.Tout en se creusant la tête, elleajouta du lait dans son café.

— J’ignorais que je pouvais meretrouver au cœur desconversations, remarqua-t-elle.

— Ce n’est pas si surprenant,quand on y réfléchit. Depuisquelque temps, tu viens rarementavec Frank ou les enfants. Je n’ypeux rien si ça les intrigue.

— On a déjà eu cette discussion,rétorqua Amanda, incapable de

dissimuler son exaspération. Franktravaille et les enfants sont encours, mais ça ne veut pas dire queje ne peux pas venir. Parfois, lesfilles font ça, tu sais. biles rendentvisite à leur mère.

— Et parfois, elles ne voient pasdu tout leur mère. Pour ne rien tecacher, voilà ce qui intrigue mesamies.

— Mais qu’est-ce que tu racontes? s’enquit Amanda en plissant lesyeux.

— Je parle du fait que tu viens àOriental quand tu sais que je n’yserai pas. Sans compter que tu dorschez moi, sans même me prévenir.

(Sa mère ne chercha pas à cacherson hostilité et poursuivit.) Tu net’es donc pas rendue compte quej’étais au courant ? Comme lorsqueje suis partie en croisière l’andernier ? Ou quand je suis allée voirma sœur à Charleston, l’annéeprécédente ? Oriental est une petiteville, Amanda. Les gens t’ont vue.Mes amies t’ont vue. Je necomprends pas, en revanche,comment tu as pu croire que je n’ensaurais rien.

— Maman...— Non, s’il te plaît, riposta sa

mère en levant une mainparfaitement manucurée. Je

connais la raison exacte de ta visite.Je suis peut-être plus âgée que toi,mais pas encore sénile. Pour quelleautre raison serais-tu venue auxobsèques ? C’est évident que tuvenais toujours le voir. Toutes lesfois où tu prétextais faire descourses, c’est là que tu te rendais...Je me trompe ? Ou bien quand tuétais censée passer voir ton amie àla plage ? Bref, tu m’as mentidepuis le début.

Amanda baissa les yeux sans riendire. Que pouvait-elle bien ajouter ?Dans le silence qui suivit, elleentendit sa mère soupirer. QuandEvelyn reprit enfin la parole, sa voix

trahissait l’abattement.— Tu sais quoi ? J’ai également

menti pour toi, Amanda, et je n’enpeux plus. Mais je suis toujours tamère, tu peux me parler.

— Oui, maman.Amanda perçut dans sa propre

intonation l’écho de l’adolescenteirascible d’autrefois et elle s’envoulut.

— Y a-t-il un problème avec lesenfants dont je devrais m’inquiéter? reprit Evelyn.

— Non. Les enfants vont trèsbien.

— Avec Frank alors ?

Amanda fit pivoter sa tasse.— Tu souhaites en discuter ?

suggéra Evelyn.— Non, répondit Amanda d’un

ton catégorique.— Est-ce que je peux faire quoi

que ce soit ?— Non.— Qu’est-ce qui ne va pas,

Amanda ?Bizarrement, la question la

ramena vers Dawson et, l’espaced’un instant, elle se retrouva dans lacuisine de Tuck, savourantl’attention que lui portait son petitami de jadis. Elle comprit alors

qu’elle ne désirait rien d’autre quele revoir, peu importaient lesconséquences.

— J’en sais rien, murmura-t-elleenfin. J’aimerais bien te répondre,mais j’en sais rien.

** *

Tandis qu’Amanda montait aupremier se doucher, Evelyn Colliersortit sur la véranda et contempla lafine brume au-dessus du fleuve.D’ordinaire, c’était l’un de sesmoments préférés de la journée,depuis qu’elle était toute petite. Àl’époque, elle ne vivait pas au bord

de l’eau, mais près de la fabriqueque possédait son père ; le week-end, elle avait coutume des’aventurer sur le pont, où ellepassait des heures à observer lesoleil dissiper peu à peu la brume.Harvey savait qu’elle avait toujourssouhaité vivre au bord de la Neuse,voilà pourquoi il s’était portéacquéreur de cette maison,quelques mois peine après leurmariage. Bien sûr, il l’avait rachetéeà son propre père pour une bouchéede pain — les Collier possédaientalors de nombreuses propriétés —,mais ce n’était pas le plusimportant. Son geste témoignait

avant tout de l’attention qu’ilportait à Evelyn, qui aurait tantaimé l’avoir en ce moment mêmeauprès d’elle, ne serait-ce que pourdiscuter d’Amanda. Qui pouvaitcomprendre ce qui arrivait à sa fille,ces temps-ci ? Mais il fallait bienavouer qu’Amanda avait toujoursconstitué une énigme, même à untrès jeune âge. Elle n’en faisaittoujours qu’à sa tête et, du jour oùelle avait accompli ses premiers pas,Amanda s’était montrée d’uneobstination de tous les diables. Si samère lui disait de rester dans lesparages, elle s’éloignait à lapremière occasion ; si elle lui

demandait de porter, » une jolietoilette, Amanda dévalait l’escaliervêtue comme l’as de pique ! Quandelle était toute petite, il était certesencore possible de la garder souscontrôle et dans le droit chemin.C’était une Collier, après tout, et lesgens n’en attendaient pas moins.Mais dès lors qu’Amanda étaitdevenue adolescente, Dieu saitqu’on l’aurait crue comme possédée! Dawson Cole — un Cole ! — pourcommencer, puis les mensonges,les sorties en douce, lesinterminables bouderies et soninsolence, chaque fois que sa mèretentait de lui inculquer un semblant

de bon sens.À vrai dire, Evelyn devait ses

premiers cheveux blancs à tout cestress et, même si sa fille l’ignorait,elle n’aurait pu traverser toutes ceseffroyables années sans le constantréconfort du bourbon.

Lorsqu’ils parvinrent à la séparerde ce jeune Cole et qu’Amandaentra à l’université, la situationcommença à s’améliorer. De bonneset solides années suivirent et lespetits-enfants apportèrentbeaucoup de bonheur, bien sûr. Laperte de Bea, encore bébé, unemerveilleuse petite créature, futune vraie tragédie, mais le Seigneur

ne pro mettait jamais à quiconqueune vie sans tourments. Après tout,Evelyn elle-même avait tait unefausse couche un an avant lanaissance d’Amanda. Toutefois, ellese félicitait que sa tille soitparvenue à se remettre en selleaprès une période respectable —Dieu sait que la famille avait besoind’elle ! — et même à se consacrer àun travail bénévole non négligeable.Evelyn aurait préféré une activitémoins éprouvante, comme la JuniorLeague, peut-être, mais l’hôpitaluniversitaire de Duke n’en restaitpas moins une excellenteinstitution, et Evelyn ne se privait

pas de parler à ses amies desdéjeuners de charité organisés parAmanda pour lever des fonds ou dubénévolat qu’elle y accomplissait.

Ces derniers temps, Amandasemblait revenir à soncomportement d’antan... enmentant comme une adolescente,franchement ! Certes, Evelyn et ellen’avaient jamais été très proches, etelle s’était résignée depuislongtemps à ce que toutes deux nele deviennent sans doute jamais.L’idée même que mère et fillepuissent être les meilleures amiesdu monde relevait du mythe, maisl’amitié passait après la famille. Les

amis vont et viennent, alors que lafamille demeurait une valeur sûre.Non, elles ne se confiaient pas l’uneà l’autre, mais les confidencesétaient souvent synonymes depleurnicheries, lesquelles serévélaient en général une pure pertede temps. La vie était compliquée etle serait toujours. C’était dansl’ordre des choses, alors à quoi bonse plaindre ? Soit on réagissait, soiton se résignait, et ensuite on n’avaitplus qu’à vivre selon ses propreschoix.

Inutile d’être diplômé enpsychologie pour comprendrequ’Amanda et Frank avaient des

problèmes. Elle n’avait guère vuFrank ces dernières années,puisque Amanda venait seule laplupart du temps, et Evelyn serappelait que Frank était en effet unpeu trop porté sur la bière. Aprèstout, le propre père d’Amandaadorait lui-même le bourbon, etaucun mariage n’offrait l’assuranced’un bonheur sans nuages. Evelynavait connu des années où elle-même ne supportait pas la seulevue de Harvey, et encore moinsl’idée de rester en couple avec lui. SiAmanda lui avait posé la question,nul doute qu’Evelyn l’aurait admis,de même qu’elle aurait dans la

foulée rappelé à sa fille que l’herben’était pas toujours plus verteailleurs. Ce que la jeune générationne comprenait pas, c’était quel'herbe était plus verte à conditionde veiller à l’arroser, ce quisignifiait que Frank commeAmanda devaient chacun y mettredu leur s’ils souhaitaient voir leursituation s’améliorer. Mais Amandane lui avait rien dit.

Et c’était dommage, car Evelynvoyait bien que sa fille ne faisaitqu’ajouter davantage de problèmesà un couple d’ores et déjàproblématique... en ayant, entreautres, recours au mensonge, par

exemple. Comme elle avait menti àsa mère, on pouvait forcéments’attendre à ce qu’elle ait agi demême avec Frank. Et dès lors qu’oncommençait à mentir, Dieu sait oùon s’arrêtait ! Evelyn ne pouvaitl’affirmer, mais à son avis Amandane savait plus trop où elle en était,et les gens commettaient deserreurs lorsqu’ils étaient en proie àla confusion. Et cela signifiait,évidemment, qu’Evelyn allait devoirredoubler de vigilance ce week-end,qu’Amanda apprécie ou non.

** *

Dawson était de retour.

Ted Cole se tenait sur le perronde la baraque et fumait unecigarette en observant vaguementles « arbres à viande », comme ilavait coutume de les appeler quandles garçons revenaient de la chasse.En l’occurrence, les branchesfléchissaient sous le poids des deuxcerfs éviscérés et pelés qui y étaientsuspendus avec de la corde, et lesmouches tournoyaient et sepromenaient sur la viande, tandisqu’au-dessous les entraillesformaient une flaque se mêlant à laterre.

Dans la brise matinale, lescarcasses tournoyaient légèrement

et Ted tira une longue bouffée sursa cigarette. Il avait vu Dawson etsavait qu’Abee l’avait vu aussi. MaisAbee avait menti, ce qui le foutaitpresque autant en pétard quel’apparition plus-crâneur-que-moi-tu-meurs de Dawson !

Il commençait à en avoir un peumarre de son frère. Marre qu’il luidonne des ordres, marre de sedemander où passait tout le fric dela famille. L’heure était venue où cebon vieil Abee risquait de seretrouver du mauvais côté duGlock. Son cher frangin s’était faitavoir dernièrement. Le gars aucutter avait failli le tuer. Un truc qui

ne serait jamais arrivé quelquesannées plus tôt. Et si Ted avait étélà, ça ne se serait pas produit nonplus ! Mais Abee ne lui avait pas ditce qu’il manigançait, et ça prouvaitune fois de plus qu’Abee baissait lagarde. Sa nouvelle nana l’avaitdéglingué... Candy, Cammie, ou peuimporte son foutu prénom ! Ouais,elle avait une belle gueule et uncorps que Ted aurait volontiers prisle temps d’explorer, mais c’était unefemme et, dans ce cas, les règlesétaient simples : t’avais besoind’elle, tu te servais, et si elle piquaitsa colère ou déblatérait sur toi, tului montrais que c’était toi le

patron. Fallait peut-être deux outrois leçons avant qu’elle pige mais,au final, les nanas revenaienttoujours. Apparemment, Abee avaitoublié tout ça.

Et il lui avait menti en leregardant droit dans les yeux !D’une pichenette, Ted jeta sonmégot à l’extérieur de la véranda, ense disant qu’il allait bientôt choperAbee, histoire de lui remonter lesbretelles, et que ça ferait pas un pli.

Mais chaque chose en son temps: Dawson devait foutre le camp. Çafaisait longtemps qu’il attendait ça.À cause de Dawson, il avait le nezde travers et la mâchoire recousue,

car toute disloquée ; à cause deDawson, ce mec s’était foutu de lagueule de Ted, et Ted n’avait pas pulaisser passer ça... et neuf ans de savie s’étaient envolés en fumée.Personne ne le baisait et s’en tiraitsans dommage.

Personne. Ni Dawson ni Abee.Personne. Et puis, ça faisait très,très longtemps qu’il attendait cemoment.

Ted tourna les talons et rentradans la maison. La baraque avait étéconstruite au début du siècleprécédent et l’unique lustre quipendillait au plafond éclairait àpeine la pièce.

Tina, sa gamine de trois ans, étaitassise sur le canapé élimé etregardait un truc de Disney à la télé.Ella passa devant sans rien dire.Dans la cuisine, une épaisse couchede graisse de bacon recouvrait lapoêle à frire et Ella retourna nourrirle bébé, qui braillait sur sa chaisehaute, le visage barbouillé d’unesubstance jaune gluante. Ella avaitvingt ans, des hanches étroites, defins cheveux bruns et des taches derousseur qui se déployaient enéventail sur, ses joues. La robequ’elle portait ne cachait pas grand-chose de son ventre rond. En cloquede sept mois et elle était crevée. Elle

était toujours crevée.Il attrapa ses clés sur le plan de

travail et elle se tourna vers lui.— Tu sors ?— Occupe-toi de tes oignons,

répliqua-t-il.Comme elle se retournait, il

tapota la tête du petit avant degagner la chambre. Il sortit le Glockqu’il laissait sous l’oreiller et leglissa dans sa ceinture. Ted sesentait tout excité et s’estimait dansson bon droit.

Il était temps de régler lasituation une fois pour toutes.

7

Au retour de son footing, Dawsondécouvrit des clients qui sirotaientleur café au salon en lisant USA.T o d a y . Tandis qu’il gravissaitl’escalier pour gagner sa chambre, ilsentit l’odeur des œufs au bacon enprovenance de la cuisine. Après sadouche, il enfila un jean et un tee-shirt, puis descendit prendre sonpetit déjeuner.

Lorsqu’il arriva à table, la plupartdes autres clients avaient fini, sibien qu’il petit-déjeuna seul. Malgrésa séance de sport, il n’avait pas trèsfaim, mais la propriétaire — une

retraitée dans la soixantainenommée Alice Russel et installée àOriental huit ans plus tôt — luiremplit son assiette, et il devinaqu’elle serait déçue s’il ne lafinissait pas. Tout chez elle évoquaitla grand-mère bienveillante, jusqu’àson tablier et sa robe à carreaux.

Pendant qu’il se restaurait, Alicelui expliqua que, à l’instar debeaucoup d’autres, son mari et elles’étaient retirés à Oriental pours’adonner à la navigation deplaisance. Mais son époux avait finipar s’en lasser, ils avaient doncacheté cette affaire voilà quelquesannées. Bizarrement, elle l’avait

appelé « monsieur Cole » àplusieurs reprises et ne semblaitpas le reconnaître, alors qu’il luiavait confié avoir grandi ici. Detoute évidence, elle était encoreétrangère à la vie locale.

La famille de Dawson traînaitpourtant toujours dans le coin. Ilavait aperçu Abee à la supérette et,dès qu’il avait tourné à l’angle de larue, Dawson s’était faufilé entre lesmaisons pour rentrer au bed& breakfast en évitant si possible lagrand-rue. Il fuyait comme la pestele moindre accrochage avec le clanCole, surtout Ted et Abee, mais unpressentiment sinistre lui laissait

supposer que tout n’était pas encoreréglé avec eux.

Cependant, il avait une démarcheà accomplir. Après son petitdéjeuner, il récupéra le bouquet defleurs commandé depuis laLouisiane et livré au bed& breakfast, puis monta dans savoiture de location. Tout en roulant,il gardait un œil sur le rétroviseurafin de s’assurer que personne ne lesuivait. Au cimetière, il se fraya unchemin entre les tombes jusqu’àcelle du Dr David Bonner.

Comme il l’espérait, l’endroitétait désert. Il déposa les fleurs surla pierre tombale et dit une courte

prière pour la famille. Il restaquelques minutes avant deretourner au B & B. En sortant duvéhicule, Dawson leva les yeux.

Le ciel bleu s’étirait à l’horizon etil commençait à faire chaud.Songeant qu’il serait dommage dene pas profiter d’une si bellematinée, Dawson décida demarcher.

Les eaux de la Neuse renvoyaientune lumière éblouissante, et ilchaussa ses lunettes de soleil. Touten traversant la rue, il scruta lequartier. Même si les boutiquesétaient ouvertes, il croisa peu depiétons sur les trottoirs et se

demanda comment ces petitscommerces pouvaient tenir.

Un coup d’œil à sa montre luiindiqua qu’il lui restait encore unedemi-heure avant son rendez-vous.Un peu plus loin, il repéra le cafédevant lequel il était passé enjoggant et, même s’il n’avait pasenvie d’un expresso, décida qu’unebouteille d’eau lui serait fort utile.Sentant la brise se lever comme ilse tournait vers l’établissement, ilvil la porte s’ouvrir. Il observa lapersonne qui sortait et presqueaussitôt esquissa un sourire.

** *

Amanda se tenait au comptoir duBean et ajoutait du lait et du sucredans son café éthiopien. Le Bean,qui abritait autrefois une petitemaison surplombant le port,proposait désormais une vingtainede sortes de cale et de succulentespâtisseries, et Amanda aimait yvenir lorsqu’elle était en visite àOriental. Avec l’Irvin’s Diner, c’étaitl’endroit où les gens du coin seretrouvaient pour se tenir aucourant des derniers potins.Derrière elle, Amanda entendait lemurmure des conversations. Mêmesi le coup de feu du matin étaitpassé, l’établissement accueillait

encore davantage de clients qu’ellene l’aurait cru. Derrière le comptoir,la serveuse d’une vingtained’années ne cessait de s’activerdepuis qu’Amanda était entrée.

L’échange matinal avec sa mèrel’ayant laissée apathique, un boncafé lui serait salutaire. Un peu plustôt, en se douchant, elle avaitbrièvement envisagé de retourner àla cuisine afin d’avoir une vraieconversation. Mais, le temps de sesécher, elle avait changé d’avis. Sielle espérait depuis toujours voirEvelyn devenir la mèrecompatissante et d’un grandsecours qu’elle attendait tant,

Amanda n’avait certes aucune peineà imaginer l’expression choquée etdéçue que celle-ci afficherait enentendant prononcer le nom deDawson. Ensuite, Evelyn lanceraitsa tirade sans doute aussi outragéeet condescendante que les sermonsauxquels Amanda avait eu droitadolescente. Après tout, sa mèreétait une femme aux valeurs d’unautre temps. Les décisions étaientsoit justes, soit erronées, les choixbons ou mauvais, et certaines lignesne devaient jamais être franchies. Ilexistait des codes de conduite nonnégociables, surtout en ce quiconcernait la famille. Amanda

connaissait ces règles et lesconvictions de sa mère depuistoujours. Evelyn insistait sur laresponsabilité, croyait auximplications des actes de chacun etne tolérait guère les pleurnicheurs.Amanda avait du reste adopté unepartie de cette philosophie avec sesenfants et savait qu’ils ne s’enportaient que mieux.

Contrairement à elle, enrevanche, sa mère avait toujoursaffiché une assurance à touteépreuve. Elle avait confiance en elleet était certaine de ses choix,comme si la vie n’était qu’unelongue mélodie dont elle avait

trouvé le rythme une fois pourtoutes, persuadée que tout sedéroulerait comme prévu. Amandase disait souvent que sa mèreignorait jusqu’à la notion même deregret.

Mais Amanda fonctionnaitdifféremment. Jamais elle nepourrait oublier la réaction brutaled’Evelyn face à la maladie puis audécès de Bea. Elle lui avait certestémoigné de la sollicitude, et s’étaitoccupée de Jared et de Lynn, aucours des nombreuses visites deFrank et Amanda au Centred’oncologie pédiatrique de Duke,allant jusqu’à préparer quelques

repas pour la famille dans lessemaines qui suivirent lesobsèques. Toutefois, Amandan’avait jamais vraiment compris larésignation stoïque avec laquelle samère avait accepté la situation, pasplus qu’elle n’avait digéré le sermonqu’elle lui fit trois mois après lamort de Bea, lui disant qu’il était «temps de se remettre en selle » etd’arrêter de « s’apitoyer sur son sort». Comme si la perte de Beas’apparentait à une rupture malvécue avec un petit ami. Chaquefois qu’elle y pensait, Amandasentait la colère monter en elle, aupoint de se demander parfois si sa

mère était capable de la moindrecompassion.

Elle soupira, tout en s’efforçantde se rappeler que le monde de samère était différent du sien. Evelynn’était jamais allée à l’université,n’avait jamais vécu ailleurs qu’àOriental, et peut-être ceciexpliquait-il cela. Elle acceptait sonsort dans la mesure où elle n’avaitrien connu d’autre. Et sa proprefamille ne lui avait pas témoignéd’affection, à en croire le peud’anecdotes qu’Evelyn avaitpartagées avec elle sur sa jeunesse.Mais qui pouvait l’affirmer ? Quoiqu’il en soit, Amanda savait que se

confier à sa mère ne ferait quecompliquer inutilement lasituation, et pour l’heure elle n’ytenait pas.

Tandis qu’elle posait le couverclesur son gobelet de café, le portabled’Amanda sonna. Voyant quel’appel provenait de Lynn, elle sortitsur la petite véranda pour bavarderquelques minutes avec sa fille.Ensuite, elle appela Jared et leréveilla, puis l’écouta marmonner,encore somnolent. Avant deraccrocher, son fils lui dit qu’ilespérait la voir dimanche. Elleaurait aussi aimé pouvoir appelerAnnette, mais se consola à l’idée

que la petite devait prendre du bontemps en colonie de vacances.

Après quelques hésitations, elletéléphona également à Frank aucabinet dentaire. Elle n’en avait paseu l’occasion plus tôt, malgré cequ’elle avait dit à sa mère. Commetoujours, elle dut attendre qu’il aitune minute de libre entre deuxpatients.

— Salut ! lança-t-il en prenantl’appel.

Tandis qu’ils discutaient, ellesupposa qu’il ne se rappelait pasavoir appelé chez Evelyn la veille ausoir. Néanmoins, il semblait ravid’entendre sa voix. Il lui demanda

des nouvelles de sa mère, etAmanda lui annonça qu’ellesavaient un dîner de prévu ce soir-là; il lui dit pour sa part qu’il devaitjouer au golf dimanche matin avecson ami

Roger, de même qu’ilsregarderaient sans doute ensuite lematch des Braves au country-club.Par expérience, elle savait que cegenre d’activité occasionneraitinéluctablement une beuverie, maiselle évita de s’énerver, sachant fortbien qu'il ne servirait à riend’affronter Frank sur ce sujet. Il laquestionna à propos des obsèqueset de ce qu'elle prévoyait de faire en

ville. Bien qu’elle lui répondîtsincèrement — elle ne savait pasgrand-chose pour l’instant -,Amanda sentit qu’elle évitait deprononcer le nom de Dawson.Frank n’eut pas l’air de remarquerquoi que ce soit mais, enraccrochant, Amanda réprima unfrisson de culpabilité. Outre sacolère refoulée, cela suffit à laperturber.

** *

À l’ombre d’un magnolia,Dawson attendit qu’Amanda aitrangé le portable dans son sac. Ilcrut discerner un certain trouble

sur son visage, mais elle rajusta labandoulière sur son épaule etrecouvra une expressionindéchiffrable.

Comme lui, elle portait un jeanet, en s’approchant, il observa queson chemisier turquoise soulignaitla nuance de ses yeux. Perdue dansses pensées, elle sursauta en lereconnaissant.

— Tiens ! Salut, dit-elle ensouriant. Je ne m’attendais pas à tevoir ici.

Dawson gravit les marches de lavéranda et la regarda se passer lamain sur son impeccable queue-de-cheval.

— Je voulais prendre unebouteille d’eau avant notre rendez-vous chez l’avocat.

— Pas de café ? répliqua Amandaen désignant l’établissement dansson dos. C’est le meilleur du coin.

— J’en ai pris au petit déjeuner.— T’es allé chez Irvin ? Tuck ne

jurait que par ce restaurant.— Non. Au bed & breakfast, Alice

avait tout préparé.— Alice ?— Oh, c’est juste le top model qui

tient l’établissement. Pas de quoiêtre jalouse.

Elle éclata de rire.

— Oui, bien sûr. Comment s’estpassée ta matinée, sinon ?

— Bien. Je suis allé faire monfooting, ce qui m’a permis de voirtout ce qui avait changé en ville.

— Et?— J’ai l’impression de remonter

dans le temps. Comme Michael J.Fox dans Retour vers le futur.

— Ça fait partie des charmesd’Oriental. Une fois ici, on estfacilement isolés du reste du mondeet on oublie tous ses problèmes.

— J’ai l’impression d’entendreune pub de l’office du tourisme.

— Ça fait partie de mes charmes à

moi.— Parmi tant d’autres, j’en suis

sûr.Comme il disait cela, elle fut à

nouveau frappée par l’intensité deson regard. Elle n’était pas habituéeà être ainsi détaillée ; au contraire,elle avait souvent l’impressiond’être invisible en accomplissant lestâches bien rodées de sonquotidien. Avant qu’elle puisses’attarder sur les raisons de sa gêne,Dawson indiqua la porte d’unhochement de tête :

— Si tu n’y vois pasd’inconvénient, je vais acheter cettebouteille d’eau.

Il entra et, de l’extérieur, Amandaremarqua que la jolie employéed’une vingtaine d’années évitait dele fixer de manière trop ostensible,tandis qu’il marchait vers l’armoireréfrigérée. Quand Dawson parvintau fond du commerce, elle ajusta sacoiffure dans le miroir placéderrière le comptoir, puis le gratifiad’un sourire chaleureux à la caisse.Amanda se détourna aussitôt, avantque la jeune fille la surprenne àl’observer.

Une minute plus tard, Dawsonréapparut, tout en achevant sonbref échange avec l’employée.Amanda s’efforça de ne rien laisser

paraître, et d’un commun accord ilss'éloignèrent de la véranda pourgagner un coin jouissant d’unemeilleure vue sur la marina.

— La fille au comptoir flirtaitavec toi, observa Amanda.

— Elle était sympa, c’est tout.— Elle en faisait des tonnes.Il haussa les épaules en

débouchant sa bouteille.— Ça ne m’a pas frappé.— Comment se fait-il que tu

n’aies rien vu ?— Je pensais à autre chose.Elle attendit d’en savoir plus,

tandis qu’il regardait les bateauxamarrés dans le port de plaisance.

— J’ai aperçu Abee ce matin,déclara-t-il enfin. Quand je faisaismon jogging.

Amanda se raidit en entendant leprénom.

— T’es sûr que c’était lui ?— C’est mon cousin, tu te

rappelles ?— Qu’est-ce qui s’est passé ?— Rien.— C’est plutôt bon signe, non ?— Je ne peux rien affirmer pour

l’instant.

Amanda se crispa.— Comment ça ?Plutôt que de répondre tout de

suite, il but une gorgée d’eauminérale, alors qu’elle sentait sonesprit en effervescence.

— J’imagine qu’il vaut mieux queje me montre le moins possible.Sinon, j’aviserai le moment venu.

— Peut-être qu’ils ne feront rien.— Peut-être, admit-il. Jusqu’ici

tout va bien, pas vrai ? (Il revissa lebouchon sur la bouteille et changeade sujet.) Qu’est-ce que Me Tannerva nous dire, d’après toi ? Il estresté très mystérieux au téléphone.

Et passablement évasif au sujet desobsèques.

— Il ne m’a pas dit grand-chosenon plus. Ma mère et moi enparlions justement ce matin.

— Ah ouais ? Elle va bien ?— Un peu contrariée d’avoir

manqué sa partie de bridge d’hiersoir. Mais, pour se rattraper, elle aeu la gen-tillesse de me forcer lamain pour dîner avec elle chez uneamie, ce soir.

Il sourit.— Alors... ça veut dire que t’es

libre jusqu’au dîner ?— Pourquoi ? Qu’as-tu en tête ?

— J’en sais trop rien. Tâchonsdéjà de voir ce que Me Tanner vanous raconter. D’ailleurs, on feraitbien d’y aller. Son cabinet se situejuste en bas de la rue.

À ces mots, ils avancèrent sur letrottoir à l’ombre des arbres.

— Tu te souviens du jour où tum’as demandé si tu pouvais m’offrirune glace ? reprit-elle. La toutepremière fois ?

— Je me souviens de m’êtredemandé, moi, pourquoi tu avaisaccepté.

Elle ignora la remarque.— Tu m’as emmenée au

drugstore, celui avec la fontaine àglace à l’ancienne et le longcomptoir, et on a pris tous les deuxd e s hot fudge sundaes. Ilsfabriquaient leur propre crèmeglacée là-bas et ça reste la meilleureque j’aie jamais mangée. Je n’enreviens pas qu’on ait démoli cetendroit.

— Ça s’est passé quand, au fait ?— Je ne sais plus. Il y a six ou

sept ans environ. Un jour, lorsd’une de mes visites, j’ai remarquéque le commerce avait disparu. Çam’a un peu attristée. J’avaisl’habitude d’y emmener mesenfants quand ils étaient petits, et

ils se régalaient toujours.Il tenta de l’imaginer avec ses

gamins dans le vieux drugstore,mais sans vraiment parvenir à sereprésenter leurs visages.Ressemblaient-ils à Amanda outenaient-ils de leur père ?Possédaient-ils sa flamme, sagénérosité ?

— Tu penses que tes enfantsauraient aimé grandir ici ?demanda-t-il.

— Petits, sans doute. C’est unejolie ville, avec des tas d'endroits oùjouer et à explorer. Mais àl’adolescence, ils s’y seraient sentisà l’étroit, j’imagine.

— Comme toi ?— Ouais... Comme moi. J’avais

hâte de partir. Je ne sais pas si tu terappelles, mais j’ai postulé à la NYUet au Boston College uniquementpour connaître l’expérience d’unevraie grande ville.

— Comment je pourrais oublier ?Elles paraissaient si lointaines.

— Oui, eh bien... mon père étaitallé à Duke, j’ai grandi en entendantparler de cette fac, j’ai regardé lesmatchs de basket de Duke à la télé.Bref, j’imagine que c'était gravédans le marbre que je devais allerlà-bas. Et il s’est avéré que monchoix était le bon, parce que la fac

était géniale, je m’y suis faitbeaucoup d’amis et j’ai mûri là bas.En outre, je ne sais pas si çam’aurait plu de vivre à New York ouà Boston. Au fond de moi, je suisrestée une provinciale. Ça me plaîtd’entendre les criquets avant dem’endormir.

— Alors tu serais aux anges enLouisiane. C’est la capitale desinsectes !

Elle sourit avant de prendre unegorgée de café.

— Tu te souviens quand on estpartis en voiture sur la côte, alorsque l’ouragan Diana arrivait ? Jen’ai pas arrêté de te supplier de

m’emmener, et toi d’essayer de medissuader.

— Je te croyais complètementcinglée.

— Pourtant, on y est allés quandmême. Parce que j’en avais envie.On pouvait à peine sortir de lavoiture tellement les ventssoufflaient fort, et l’Océan était...déchaîne, Les grosses vaguesmoutonnaient jusqu’à l’horizon, ettoi qui me tenais fermement ettentais de me convaincre deretourner dans la voiture.

— Je ne voulais pas que tu soisblessée.

— Il y a des tempêtes de cetteviolence quand tu es sur la plate-forme ?

— Moins souvent qu’on pourraitle croire. Si on se trouve sur latrajectoire prévue par la météo, onnous évacue en général.

— En général ?Il haussa les épaules.— Il arrive que la météo se

trompe. Je me suis retrouvéplusieurs fois à la périphérie d’unouragan, et c’est pour le moinsdéroutant. T’es vraiment à la mercides éléments et tu dois t’accroupir,tandis que la plate-forme oscille, en

sachant que personne ne viendra tesauver si les choses empirent. )’aivu des gars péter les plombs, tusais.

— Je pense que je serais commeeux.

— T’as gardé ton sang-froidquand l’ouragan Diana s’est abattusur nous, remarqua-t-il.

— Parce que tu étais là, soulignaAmanda en ralentissant le pas et enredevenant sérieuse. Je savais qu’ilne pourrait rien m’arriver. Je mesentais toujours en sécurité à tescôtés.

— Même quand mon père et mes

cousins se sont pointés chez Tuck ?Pour me racketter ?

— Ouais... Même à ce moment-là.Ta famille ne m’a jamais inquiétée.

— Tu as de la chance.— J’en sais rien. Lorsqu’on était

ensemble, il m’arrivait de croiserTed ou Abee en ville et, de temps àautre, j'apercevais ton père. Oh,bien sûr, ils affichaient un petit sourire narquois, mais jamais dequoi me rendre nerveuse.

Et plus tard, quand je revenais enété, après que Ted a été envoyé enprison, Abee et ton père gardaientleurs distances. Je pense qu’ils

savaient ce que tu leur aurais fait sijamais il m’était arrivé malheur.(Elle s’arrêta à l’ombre d’un arbre etregarda Dawson droit dans lesyeux.) Alors non, tu vois, ils nem’ont jamais effrayée. Pas une fois,Parre que je t’avais.

— Tu m’attribues bien trop dequalités.

— Vraiment ? Tu veux dire que tules aurais laissés me faire du mal ?

Il n’eut pas besoin de répondre.L’expression de

Dawson lui confirmait qu’elledisait vrai.

— Ils ont toujours eu peur de toi,

tu sais. Même Ted. Parce qu’ils teconnaissaient aussi bien que moi.

— T’avais peur de moi ?— C’est pas là où je veux en venir,

précisa-t-elle. Je savais que tum’aimais et que tu ferais n’importequoi pour moi. Et c’est l’une desraisons pour lesquelles j’ai eu simal quand tu as mis un terme ànotre histoire. Parce que je savaisdéjà combien un tel amour est rare.Il faut avoir une chance inouïe pourconnaître ce genre de relation.

L’espace d’un instant, Dawsonparut incapable de réagir.

— Je suis désolé... articula-t-il

enfin.— Moi aussi, renchérit-elle sans

cacher son regain de tristesse. J’aifait partie de celles qui ont eu cettechance...

** *

Arrivés au cabinet de MorganTanner, Dawson cl Amandas’assirent dans la petite salled’attente. Le plan cher en pin étaitéraflé, les fauteuils usés, et la tablebasse croulait sous les magazinespérimés. La secrétaire, qui semblaitassez vieille pour percevoir saretraite depuis des années, lisait un

roman. Mais elle n’avaitmanifestement guère autre chose àfaire. Durant les dix minutes qu’ilspatientèrent, le téléphone ne sonnapas une seule fois.

Finalement, la porte s’ouvrit etun homme d’un certain âge apparutdans un costume froissé, avec sacrinière de cheveux blancs, et sessourcils poivre et sel broussailleux.D’un geste, il les invita à entrerdans son bureau.

— Amanda Ridley et DawsonCole, je présume ? (Après qu’ilseurent échangé une poignée demains, il enchaîna :) Je suis MorganTanner et je tiens à vous présenter à

tous deux mes condoléances. Je saiscombien ça doit être éprouvant.

— Merci, dit Amanda, tandis queDawson se contentait d’acquiescer.

Tanner désigna ses fauteuils encuir à haut dossier.

— Asseyez-vous, je vous prie. Cene devrait pas être long.

Avec ses étagères en acajouremplies d’ouvrages juridiques et safenêtre donnant sur la rue, lecabinet proprement dit n’avait rienà voir avec l’accueil. Le bureau, une-pièce d’antiquité ouvragée etmoulurée dans les angles,accueillait une lampe Tiffany. Un

coffret en noyer trônait au centredu plateau.

— D’abord, veuillez m’excuser devous avoir fait attendre. J’étais autéléphone en train de régler desdétails de dernière minute.(L’avocat continuait de parler touten s'installant dans son fauteuil.) Jesuppose que vous devez vousdemander pourquoi faire autant demystères autour des dispositionssouhaitées par le défunt, mais Tuckvoulait qu’il en soit ainsi. (Il leslorgna à tour de rôle sous ses épaissourcils.) Quoique j’imagine quevous le savez déjà.

Amanda observa Dawson à la

dérobée, tandis que Tanners’emparait du dossier posé sous sesyeux.

— Je me félicite que vous ayez puvenir tous les deux. Après l’avoirécouté me parler de vous, je saisque Tuck aurait apprécié. Certes,vous devez avoir des questions,alors allons-y, voulez-vous ? (Il leurdécocha un bref sourire, lequelrévéla des dents étonnammentblanches et régulières.) Commevous le savez, le corps de Tuck a étédécouvert mardi matin par RexYarborough.

— Qui est-ce ? questionnaAmanda.

— Le facteur. Il s’avère qu’ilmettait un point d’honneur à passerrégulièrement prendre desnouvelles de Tuck. Quand il afrappé à la porte, personne n’arépondu. Cependant, elle n’était pasverrouillée et, en entrant, il a trouvéTuck dans son lit. Il a ensuiteappelé le shérif et on a rapidementétabli que Tuck était décédé de mortnaturelle. C’est alors que le shérifm’a contacté.

— Pourquoi donc ? s’enquitDawson.

— Parce que Tuck le lui avaitdemandé. Le shérif savait quej’étais son exécuteur testamentaire

et qu’il fallait me joindre le plus tôtpossible après sa mort.

— À vous écouter, on al’impression qu’il sentait sa finproche.

— Je pense que c’étaiteffectivement le cas, admit Tanner.Tuck Hostetler était un vieillard etne craignait pas d’affronter lesréalités inhérentes à son âgeavancé. J’espère seulement memontrer aussi organisé et résoluque lui quand mon heure viendra,ajouta-t-il en secouant la tête.

Amanda et Dawson échangèrentun regard sans dire un mot.

— Je l’ai incité à vous faire part àtous les deux de ses dernièresvolontés, mais il tenait à les gardersecrètes pour une raison quim’échappe encore. (Tanner prit unton presque paternel.) En tout cas,il m’a fait comprendre que vouscomptiez tous deux beaucoup pourlui.

Dawson se redressa.— Je sais que ça n’a pas vraiment

d’importance, mais comment l’avez-vous connu ?

Tanner hocha la tête, comme s’ils’attendait à la question.

— J’ai rencontré Tuck il y a dix-

huit ans, quand je lui ai apporté uneMustang classique à restaurer. Àl’époque j’étais associé dans ungrand cabinet de Raleigh. Pour nerien vous cacher, j’étais lobbyiste.J’ai beaucoup œuvré dansl’agriculture. Mais pour faire court,disons que je suis resté ici quelquesjours afin de surveillerl’avancement des travaux. Jeconnaissais Tuck uniquement deréputation et ne lui faisais pastotalement confiance pour mavoiture. En tout cas, c’est ainsi quenous avons fait connaissance, et jeme suis rendu compte que lerythme de vie d’ici me plaisait.

Quelques semaines plus tard,quand je suis enfin venu récupérermon véhicule, la facture de Tuck nese révélait pas aussi élevée que jel’aurais cru et son travail m’a épaté.Quinze ans plus tard, je me sentaisvraiment à plat et, sur un coup detête, j’ai décidé de m’installer icipour y prendre ma retraite. Saufque je n’ai pas tenu. Au bout d’unan environ, j’ai ouvert ce petitcabinet. Oh, je ne suis pas débordé...Je m’occupe surtout de successionsavec, de temps à autre, un acte devente immobilière. Je n’ai pasbesoin de travailler, mais çam’occupe. Et mon épouse est ravie

de me voir quitter la maisonquelques heures par semaine. Quoiqu’il en soit, j’ai croisé Tuck àl’Irvin’s Diner un matin et je lui aidit que s’il avait besoin de moi,j’étais à sa disposition. En févrierdernier, à ma grande surprise, il m’apris au mot.

— Pourquoi vous et pas...— ... un autre avocat de la ville ?

dit Tanner en finissant la phrase àla place de Dawson. J’ail’impression qu’il souhaitaitquelqu’un qui ne soit pas tropenraciné localement. Il ne croyaitguère au secret professionnel,même quand je lui ai assuré que

celui-ci demeurait absolu. Sinon, ya-t-il un détail que j’aurais omis,selon vous ?

Comme Amanda secouait la tête,il tira le dossier vers lut et chaussades lunettes de lecture.

— Dans ce cas, nous pouvonscommencer. Tuck a laissé desinstructions précises sur la manièredont il désirait me voir agir enqualité d’exécuteur testamentaire.Vous devez donc savoir, entreautres, qu’il ne souhaitait pas desobsèques traditionnelles. Au lieu decela, il m’a demandé de prendre desdispositions pour une incinérationet, afin de respecter sa volonté,

Tuck Hostetler a donc été incinéré.À ces mots, l’avocat avança le

coffret, ou plutôt l’urne, ne laissantplaner aucun doute sur soncontenu.

Amanda blêmit.— Mais nous sommes arrivés

hier.— Je sais. Il avait demandé que je

m’en occupe si possible avant votrearrivée.

— Il ne souhaitait pas notreprésence ?

— Il ne souhaitait la présence depersonne.

— Pourquoi donc ?

— Tout ce que je puis dire, c’estqu’il s’est montré très précis dansses instructions. À mon humbleavis, je pense qu’il craignait quevous soyez bouleverses en vouschargeant de telle ou telledisposition. (Il souleva une feuilledu dossier et la lut.) Il a dit, je lecite : « Il n’y a aucune raison quemon décès devienne un fardeaupour eux. »

Tanner ôta ses lunettes et se caladans son fauteuil, tout en essayantde jauger leur réaction.

— En d’autres termes, il n’y a pasde funérailles ? reprit Amanda.

— Pas d’un point de vue

traditionnel, disons.Elle se tourna vers Dawson, puis

revint vers l’avocat.— Pourquoi souhaitait-il notre

présence, alors ?— Il m’a demandé de vous

contacter dans l’espoir que vousferiez autre chose pour lui, quelquechose de plus important quel’incinération. Pour l’essentiel, ildésirait que vous dispersiez tousdeux ses cendres à un endroitauquel il tenait beaucoup et où vousn’étiez, semble-t-il, jamais allés.

Amanda mit un petit momentavant de deviner.

— Sa petite maison deVandemere ?

Tanner acquiesça.— Exact. Demain serait idéal, à

l’heure de votre convenance. Biensûr, si l’idée même vous met mal àl’aise, je puis m’en charger. Je doism’y rendre demain, de toutemanière.

— Non, demain, ça ira très bien,déclara-t-elle.

Tanner s’empara d’un bout depapier.

— Voici l’adresse, et j’ai pris laliberté d’y ajouter la direction poury aller. C’est un peu hors des

sentiers battus, comme vous devezvous en douter. Et puis il y a autrechose... Il m’a également demandéde vous remettre ceci, ajoutal’avocat en retirant du dossier troisenveloppes cachetées. Vousremarquerez que deux portentchacune vos noms respectifs. Vousdevez d’abord lire à voix haute cellequi n’en porte aucun, avant lacérémonie.

— La cérémonie ? répétaAmanda.

— La dispersion des cendres, jeveux dire, précisa Tanner entendant les enveloppes et le papieravec l’adresse et les indications

pour le trajet. Bien entendu, si l’unou l'autre d’entre vous a desquestions, n’hésitez pas...

— Merci, dit-elle en prenant lesdocuments. (Les enveloppessemblaient étrangement lourdes,chargées de mystère.) Et pour lesmissives adressées à chacun denous deux ?

— Je présume que vous devez leslire après.

— Vous présumez ?— Tuck est resté flou sur ce

point, si ce n’est qu’après avoir lu lapremière lettre, vous sauriez à quelmoment ouvrir les deux autres.

Amanda glissa les enveloppesdans son sac à main, tout enessayant de digérer les propos deTanner. Dawson paraissait toutaussi perplexe qu’elle.

L’avocat parcourut de nouveau ledossier.

— Des questions ?— A-t-il fait allusion à un endroit

précis de Vandemere où ilsouhaitait qu’on éparpille sescendres ?

— Non.— Comment le deviner,

puisqu’on n’y est jamais allés ?— Je lui ai posé la même

question, mais il semblait certainque vous comprendriez ce que vousdevriez faire.

— Avait-il une heure précise de lajournée en tête ?

— Sur ce point aussi, il vouslaisse libre choix. Toute -fois, iltenait à ce que cela demeure unecérémonie dans la plus stricteintimité. Il m’a demandé de veiller,par exemple, à ce qu’aucuneinformation ne soit divulguée dansle journal concernant sa mort, pasmême un avis de décès. J’ai commel’impression qu’il voulait quepersonne, hormis nous trois, nesache qu’il était mort. Alors j’ai

respecté ses volontés au maximum.Bien sûr, la nouvelle a forcément duse répandre, mais sachez que j’aifait tout mon possible.

— Il a expliqué la raison de sonsouhait ?

— Non, répondit Tanner. Pas plusque je ne la lui ai demandée. À cemoment-là, je me doutais plus oumoins qu’il ne m’aurait pasrépondu, de toute façon.

L’avocat observa Amanda etDawson, en quête d’autresquestions éventuelles. Comme nil’un ni l’autre n’en posa, il reprit lapremière page du dossier.

— Venons-en à présent à sasuccession. Vous savez tous deuxque Tuck n’avait aucun descendant.Certes, je comprends qu’eu égard àvotre chagrin vous jugiez lemoment inopportun pour discuterde son héritage. Toutefois, il m’ademandé de profiter de votrepassage à Oriental pour vousinformer de ce qu’il comptait faire.Cela vous convient ? (Comme tousdeux hochaient la tête, l’avocatenchaîna.) Les actifs de Tuck sontloin d’être négligeables. Outre sesliquidités réparties sur plusieurscomptes, il possédait pas mal deterrain. Je n’ai pas encore établi les

chiffres exacts, mais sachez d’oreset déjà qu’il m’a demandé de vousdire que vous pouvez prendre toutce qui vous plaît chez lui, même s’ils’agit d’un simple objet.

Il a ajouté qu’en cas dedésaccord, vous devez tâcher de lerégler entre vous pendant votreséjour. Je me chargerai del’homologation du testament dansles mois qui viennent, mais, pourl’essentiel, le reste de ses biensseront vendus au bénéfice duCentre d’oncologie pédiatrique del’hôpital universitaire Duke.(Tanner sourit alors à Amanda.) Il apensé que vous souhaiteriez être

mise au courant.— Je ne sais quoi vous dire...

(Elle sentait Dawson sur le qui-viveà ses côtés, bien qu’il n’en laisserien paraître.) C’est si généreux desa part. Il... euh... hésita Amanda,plus affectée qu’elle ne l’auraitadmis, j’imagine qu’il savait tout ceque cela signifierait pour moi.

Tanner acquiesça, avant de trierles feuillets pour les poser de côté.

— Eh bien, je pense que nousavons tait le tour, à moins que nevoyiez autre chose...

Il n’y avait rien à ajouter et, aprèsavoir salué l’avocat, Amanda se

leva, tandis que Dawson s’emparaitde l’urne posée sur le bureau.Tanner se leva, sans pour autant lessuivre. Amanda accompagnaDawson vers la porte et le vit plisserle front. Avant de poser la main surla poignée, il se retourna versl’avocat.

— Maître Tanner ?— Oui ?— Vous avez dit quelque chose

qui m’intrigue.— Ah ?— Oui... que demain serait idéal.

Vous vouliez dire « par rapport àaujourd’hui », je suppose ?

— Certes...— Pouvez-vous m’expliquer

pourquoi ?Tanner posa le dossier dans le

coin de son bureau.— Navré, je ne le puis.

** *

— Qu’est-ce qui t’a pris ? s’enquitAmanda.

Ils marchaient vers la voitured’Amanda, restée garée devant lecafé. Dawson glissa une main danssa poche et changea de sujet.

— T’as prévu quoi pour le

déjeuner ?— Tu ne vas pas me répondre ?— Je ne sais pas quoi penser.

Tanner lui-même ne m’a pas fournide réponse.

— Mais d’abord, pourquoi tu luias posé cette question ?

— Parce que je suis curieux. Jel’ai toujours été.

Elle traversa la rue.— Non, dit-elle enfin. Je ne suis

pas d’accord. Au contraire, tu asmené ta vie en acceptant presquetout le temps avec flegme lessituations telles qu’elles seprésentaient. Mais je sais

exactement ce que tu es en train defaire.

— Et je fais quoi ?— Tu essayes de changer de

conversation.Il ne prit pas la peine de la

contredire.— Toi non plus, tu ne m’as pas

répondu, répliqua t il en glissantl’urne sous son bras.

— Ah bon ? Tu me demandaisquoi ?

— Ce que tu faisais pourdéjeuner. Parce que si tu es libre, jeconnais un endroit génial.

Elle hésita, songeant aux

commérages mais, comme toujours,Dawson lut dans ses pensées.

— Fais-moi confiance, reprit-il. Jesais où il faut aller.

** *

Une demi-heure plus tard, ilsétaient de retour chez Tuck, assis aubord de l’eau, sur un plaidqu’Amanda avait trouvé dans unplacard. Chacun avait pris sa voitureet, en chemin, Dawson était passéprendre des sandwichs et desbouteilles d’eau au Brantlee’sVillage Restaurant.

— Comment t’as deviné ?

demanda-t-elle en retrouvant leurlangage sibyllin et compliced’autrefois.

C’était comme si Dawsondevinait ses pensées avant mêmequ’elle s’exprime. Quand ils étaientjeunes, un simple regard, un gesteanodin suffisaient à évoquer leursidées et leurs émotions.

— Ta mère et tous les gensqu’elle connaît vivent toujours ici.Tu es mariée, et moi quelqu’un deton passé.

Bref, je me suis dit que ce neserait peut-être pas très malinqu’on nous voie passer l’après-midiensemble.

Elle était ravie qu’il comprennemais, tandis qu’il sortait deuxsandwichs du sachet, Amanda neput s’empêcher de se sentircoupable. Elle avait beau se direqu’ils ne faisaient que déjeuner surl’herbe, elle savait pertinemmentqu’elle se voilait la face.

Dawson parut ne rien remarquer.— Dinde ou poulet ? s’enquit-il

en lui présentant les deux.— Peu importe, répondit-elle

avant de se raviser. Euh... poulet,tout compte fait.

Il lui passa le sandwich et unebouteille d’eau. Elle observa le

cadre ambiant et apprécia latranquillité. De frêles nuagesfilaient dans le ciel, tandis que ducôté de la maison deux écureuils sepourchassaient sur un chêne envahide mousse espagnole. Sur la rived’en face, une tortue se prélassaitau soleil. Tel était l’environnementdans lequel Amanda avait grandi, etpourtant il lui était devenusingulièrement étranger, un mondebien différent de celui où elle vivaitdésormais.

— Qu’as-tu pensé de notreentrevue ? demanda-t-il.

— Tanner m’a l’air d’un hommehonnête.

— Et les lettres de Tuck ? Tu as tapetite idée ?

— Après ce que j’ai entendu chezl’avocat ? Pas la moindre.

Dawson hocha la tête, tandisqu’ils attaquaient leurs sandwichs.

— Le Centre d’oncologiepédiatrique, c’est bien ça ? reprit-il.

Elle acquiesça, songeant aussi àBea.

— Je t’ai dit que je faisais dubénévolat à l’hôpital universitairede Duke. Il m’arrive aussi decollecter des fonds pour eux.

— Oui, mais tu n’as pas précisédans quel service tu travaillais,

répliqua Dawson, qui n’avait pasencore mordu dans son sandwich.

Amanda sentit qu’il souhaitait ensavoir plus cl dévissa le bouchon desa bouteille d’un air absent.

— Frank et moi avons eu unautre enfant, une petite fille, troisans après la naissance de Lynn...

Elle rassembla ses forces,sachant néanmoins que se confier àDawson ne lui semblerait pasbizarre ou pénible, comme cela luiarrivait souvent en présenced’autres personnes.

— On lui a diagnostiqué unetumeur au cerveau à l’âge de dix-

huit mois. C’était inopérable et,malgré les efforts de la formidableéquipe médicale du Centred’oncologie pédiatrique, la petite estmorte six mois plus tard.

Amanda contempla le cours d’eaude sa jeunesse et ressentit cettedouleur familière, cette tristessedont elle savait qu’elle ne laquitterait jamais.

Dawson se pencha et lui pressaaffectueusement la main.

— Comment elle s’appelait ?demanda-t-il d’une voix douce.

— Bea.Tous deux restèrent un long

moment sans dire un mot. Seuls legargouillis de l’eau et lebruissement des feuillagestroublèrent le silence. Amandan’éprouva pas le besoin d’en direplus, et Dawson n’en attendait pasdavantage. Elle savait qu’ilcomprenait ce qu’elle ressentait etavait même le sentiment qu’ilpartageait sa peine, ne serait-ce queparce qu’il ne pouvait l’enaffranchir.

** *

Après le déjeuner, ilsrassemblèrent les restes de leurpique-nique et regagnèrent la

maison. Dawson suivit Amanda àl’intérieur et l’observa disparaîtreau détour du couloir pour ranger lacouverture. Elle lui paraissait surses gardes, comme si elle craignaitd’avoir franchi une sorte de barrièretacite. Il se rendit dans la cuisine etsortit des verres du placard pour lesremplir de thé glacé.

Lorsqu’elle le rejoignit, il lui enoffrit un.

— Ça va ? demanda-t-il.— Ouais, dit-elle en prenant le

verre. Tout va bien.— Désolé de t’avoir bouleversée.— Mais non, rassure-toi. Il se

trouve que ça m’est parfois difficilede parler de Bea, c’est tout. Et puis,jusqu’ici c’est un week-end...inattendu, je dirais.

— Pour moi aussi, admit-il ens’appuyant contre le plan de travail.Comment veux-tu t’y prendre ?

— Pour faire quoi ?— Eh bien... le tour de la maison.

Pour voir s’il y a quelque chose quetu aimerais emporter.

Amanda soupira, tout enespérant que sa nervosité ne seraitpas trop flagrante.

— J’en sais rien. En un sens, çame paraît déplacé.

— Ça ne devrait pas. Il voulaitqu’on se souvienne de lui.

— Je me souviendrai de lui quoiqu’il arrive.

— Il veut rester plus qu’unsouvenir dans notre mémoire. Ilsouhaite qu’on rapporte un peu delui et de cette maison avec nous. Ondevrait plutôt voir les choses souscet angle, non ?

Sachant que Dawson avait sansdoute raison, elle but une gorgée dethé. Mais l’idée de farfouiller dansles affaires de Tuck pour dénicherun souvenir lui semblait au-dessusde ses forces, en tout cas pourl’instant.

— Laisse-moi un peu de temps,tu veux bien ?

— Pas de problème. Dès que tu tesens prête, fais-moi signe. Tu veuxt’asseoir dehors un moment ?

Elle hocha la tête et le suivit surla véranda, où ils s’assirent dans lesvieux rocking-chairs de Tuck.Dawson tint son verre posé sur sacuisse.

— J'imagine que Tuck et Claradevaient le faire souvent, observa-t-il. S’asseoir là et observer le monde.

— Probablement.Il se tourna vers elle.— Je suis content que tu sois

venue lui rendre visite. Ça medérangeait de le savoir toujours seulchez lui.

Elle sentait la condensation duverre entre ses doigts.

— Tu sais qu’il voyait Clara, non ?Après son décès.

Dawson fronça les sourcils.— Qu’est-ce que tu racontes ?— Il jurait qu’elle était toujours

là.Pendant un instant, Dawson

songea à ses propres visions ouhallucinations.

— Qu’est-ce que tu entends par «il la voyait » ?

— Exactement ça. Il m’a dit qu’illa voyait et lui parlait.

Dawson battit des paupières.— T’es en train de me dire que

Tuck croyait voir un fantôme ?— Enfin, quoi ? Il ne t’en a jamais

parlé ?— Il ne m’a jamais parlé de Clara.

Point final.— Jamais ? fit-elle en

écarquillant les yeux.— Le seul truc qu’il m’ait jamais

dit, c’est son prénom.Amanda mit son verre de côté et

entreprit de lui confier certainesanecdotes que Tuck avait partagées

avec elle au fil des années. Elle luiraconta comment Tuck avait quittél’école à l’âge de douze ans, etdécroché un travail dans le garagede son oncle ; comment il avaitrencontré Clara la première fois àl’église, quand il avait quatorze ans,et su tout de suite qu’il allaitl’épouser ; comment toute lafamille de Tuck, y compris sononcle, avait déménagé dans le Norden quête de travail, pendant la crisede 1929, et n’était jamais revenue.Elle parla ensuite à Dawson despremières années de Tuck avecClara, de la première fausse couche,du travail éreintant qu’il effectuait

pour son beau-père, dans la fermefamiliale, tout en bâtissant cettemaison le soir. Amanda ajouta queClara avait tait deux autres faussescouches après la guerre, et que Tuckavait d’abord construit l’atelier,avant de se mettre petit à petit àrestaurer des voitures au début desannées 1950, dont celle d’un certainchanteur plein d’avenir du nomd’Elvis

Presley. Quand Amanda en arrivaau décès de Clara et à la manièredont Tuck parlait au fantôme decelle-ci, Dawson avait vidé son verreet le regardait fixement, tandis qu’iltentait sans doute de faire le lien

entre ces anecdotes et l'hommequ’il avait connu.

— J’en reviens pas qu’il ne t’aitrien dit de tout ça,

— Il avait ses raisons, j’imagine.Peut-être qu’il te préférait à moi.

— Ça m’étonnerait, dit-elle. Il setrouve que je l’ai connu plus tarddans sa vie. Tu l’as connu quand ilavait encore beaucoup de chagrin.

— Peut-être, dit Dawson sansgrande conviction.

— Tu étais important à ses yeux.Il t’a laissé vivre ici, après tout. Àdeux reprises, d’ailleurs.

Elle but une gorgée de thé et,

comme Dawson finissait par hocherla tête, elle reprit :

— Je peux te poser une question,malgré tout ?

— Je t’écoute.— De quoi vous parliez tous les

deux ?— De bagnoles. De moteurs. De

boîtes de vitesse. Parfois de la pluieet du beau temps...

— Ça devait être fascinant,ironisa-t-elle.

— Tu n’en as pas idée ! Mais àl’époque, j’étais pas très bavard nonplus.

Elle se pencha vers lui, d’un air

soudain résolu.— OK. Maintenant, on connaît

tous les deux la vie de Tuck, et toi lamienne. Mais je ne sais toujourspas grand-chose sur la tienne.

— Bien sûr que si. Je t'en ai parléhier. Je travaille sur une plate-forme pétrolière, tu te rappelles ? Jevis dans un mobile-home à lacampagne. Je conduis toujours lamême voiture. Je ne fréquentepersonne.

D’un geste lent, presquelangoureux, Amanda ramena saqueue-de-cheval sur son épaule.

— Alors dis-moi quelque chose

que j’ignore, insista-t-elle d’un toncajoleur. Quelque chose sur toi quepersonne ne sait. Quelque chosesusceptible de m’épater.

— Il n’y a pas grand-chose àajouter, tu sais.

Elle le dévisagea.— Pourquoi j’ai du mal à te croire

?Parce que, se dit-il, je n’ai jamais

rien pu te cacher.— Je ne sais pas trop, préféra-t-il

répondre.Une autre pensée traversa alors

l’esprit d’Amanda.— Hier, tu as dit un truc qui m’a

intriguée. (Comme il l’interrogeaitdu regard, elle poursuivit.)Comment sais-tu que Marilyn nes’est jamais remariée ?

— Je le sais, c’est tout.— Tuck te l’avait dit ?— Non.— Alors, comment tu l’as appris ?Il entrecroisa ses doigts et

s’adossa au rocking-chair, sachantque s’il ne répondait pas elle necesserait de le tarabuster. Sur cepoint, elle n’avait pas changé nonplus.

— Il vaut peut-être mieux que jecommence par le début, reprit-il en

soupirant.Il lui parla alors des Bonner, de

sa lointaine visite à la fermedélabrée de Marilyn, des annéesdurant lesquelles la famille avait eutant de peine à joindre les deuxbouts, du fait qu’il avait commencéà leur envoyer de l’argent demanière anonyme dès sa sortie deprison, puis qu’il avait engagé plustard des détectives privés afin qu’ilslui envoient des nouvelles de lasanté financière des Bonner. Quandil eut terminé, Amanda restamuette, ne sachant trop commentréagir.

— J’avoue que les mots me

manquent... lâcha-t-elle enfin.— Je me doutais que tu dirais ça.— Je ne plaisante pas, Dawson,

répliqua-t-elle, visiblementcontrariée. Je sais que ton geste esttout ce qu’il y a de noble et qu’il acertainement dû améliorer leursort, mais... j’y vois aussi de latristesse, parce que tu ne peux paste pardonner pour ce qui était àl’évidence un accident. Tout lemonde commet des erreurs, mêmesi certaines se révèlent pires qued’autres. Les accidents font partiede l’existence. Et pourquoi avoir faitsuivre ces gens ? Pour savoirexactement ce qui se passait dans

leur vie ? Ça me semble toutbonnement malvenu.

— Tu ne comprends pas...commença-t-il.

— Non, c’est toi qui necomprends pas, l’interrompit-elle.Tu ne penses pas qu’ils méritentd’avoir leur intimité ? Prendre desphotos, aller fouiller dans leur viepersonnelle...

— Mais ça ne se passe pas commeça, protesta-t-il.

— Bien sûr que si ! rétorquaAmanda en frappant son accoudoirde la paume. Et s’ils venaient à ledécouvrir ? Tu imagines combien ce

serait terrible ? Combien ils sesentiraient trahis et épiés ?

À ces mots, elle lui saisit le brasd’un geste aussi ferme quesurprenant, comme pour êtrecertaine qu’il l’écoute.

— Je ne te dis pas que jedésapprouve ce que tu fais de tonargent. Cette partie-là ne regardeque toi. Mais le reste ? Avec lesdétectives ? Il faut que tu arrêtes.Tu dois me le promettre, OK ?

Il sentait la chaleur de sa mainirradier son bras.

— OK, c’est promis.Elle retira son bras et détailla

Dawson du regard, afin de s’assurerqu’il disait vrai. Pour la premièrefois depuis leurs retrouvailles, ilparaissait presque fatigué. Onpercevait un sentiment de défaitedans son attitude, et elle ne puts’empêcher de se demander ce quiserait arrivé si elle n’était pas partie,cet être-là. Ou même si elle étaitallée lui rendre visite en prison.Amanda souhaitait croire que celaaurait peut-être fait toute ladifférence, que Dawson aurait pumener une vie où son passé ne lehanterait pas à ce point. Que, fauted’être complètement heureux, ilaurait pu dans le pire des cas

trouver la paix. Pour lui, ce sentiment avait toujours semblé hors deportée.

Cependant, il n’était pas le seuldans ce cas, si ? Tout le monde nepoursuivait-il pas ce but ?

— J’ai une autre confession à tefaire, reprit-il. Au sujet des Bonner.

Elle retint son souffle.— Encore ?Il se gratta le nez comme pour

gagner du temps.— J’ai déposé des fleurs sur la

tombe du Dr Bonner ce matin. Unehabitude que j’avais prise en sortantde prison. Quand ça devenait trop

pesant pour moi, tu sais ?Elle l’observa en se demandant

s’il lui préparait une autre surprise,mais heureusement non.

— Ce n’est pas comparable aureste.

— Je sais. Simplement, je pensaisque je devais t’en parler.

— Pourquoi ? Parce que monopinion t’intéresse, maintenant ?

Il haussa les épaules.— Peut-être.Elle ne répondit pas tout de suite.— Les fleurs, pas de problème,

déclara-t-elle enfin. Tant que tu

n’en déposes pas des tonnes. Enfait, c’est même... convenable.

Il se tourna vers elle.— Ah ouais ?— Oui. Déposer un bouquet sur

sa tombe, ça a du sens, sans que tuempiètes pour autant sur leur vieprivée.

Il acquiesça. Dans le silence quisuivit, Amanda se penchadavantage.

— Tu sais à quoi je pense ?demanda-t-elle.

— Après tout ce que j’ai dit, j’aipresque peur de le deviner.

— Eh bien, je pense que Tuck et

toi vous ressemblez bien plus quetu n’en as conscience.

— C’est plutôt bon ou mauvaissigne ?

— Je suis toujours là à côté detoi, non ?

** *

Lorsque la chaleur devintétouffante même à l’ombre,Amanda décida de rentrer avec luidans la maison. La porte-moustiquaire se refermadoucement derrière eux.

— T’es prête ? demanda-t-il enscrutant la cuisine.

— Non. Mais je suppose qu’ondoit s’y mettre. Soit dit en passant,je trouve toujours ça déplacé.

Dawson arpenta la pièce avant dese retourner vers Amanda.

— OK. Si on procédait comme ça :quand tu penses à ta dernière visitechez Tuck, qu’est-ce qui te vient àl’esprit ?

— Ma foi, ça s’est déroulé commed’habitude, répondu elle dans unhaussement d’épaules. Il a parlé deClara, je lui ai fait à dîner. J’airajusté le plaid qui recouvrait sesépaules, quand il s’est endormidans son fauteuil.

Dawson l’entraîna alors au salonet désigna la cheminée d’unhochement de tête.

— Dans ce cas, tu devrais prendrela photo.

Elle secoua la tête.— Je ne me vois pas faire ça.— Tu préfères qu’elle atterrisse

dans une benne à ordures ?— Non. Bien sûr que non. Mais

c’est toi qui devrais la prendre. Tu leconnaissais mieux que moi.

— Pas vraiment. Il ne m’a jamaisparlé de Clara. Et quand turegarderas ce cliché, tu penseras àeux, pas seulement à lui, et c’est

pourquoi il t’a parlé de sa vie avecelle.

Voyant qu’Amanda hésitait, ils’approcha de la chenu née et retiraavec soin la photo posée sur lemanteau.

— Il tenait à ce que ce tu t’ensouviennes bien. Que tu teremémores le couple qu’ils ontformé.

Elle s’empara de la photo et laregarda intensément.

— Mais si je prends ça, qu’est-cequ’il va te rester ?

Il n’y a pas grand-chose ici, tusais.

— Ne t’inquiète pas. J’ai vu untruc que j’aimerais garder, ditDawson en s’avançant vers la porte.Allez, viens.

Amanda le suivit à l’extérieur.Comme ils gagnaient l’atelier, l’idéese fit jour en elle. Si la maisonconstituait l’endroit où Tuck et elles’étaient liés d’amitié, c’était augarage que Dawson et Tuck avaientforgé ce lien. Et, avant même qu’iltrouve l’objet en question, elle avaitcompris de quoi il s’agissait.

Dawson saisit le bandana délavé,soigneusement plié sur l’établi.

— Voilà ce qu’il voulait que jegarde.

— Tu en es sûr ? répliqua-t-elleen lorgnant le carré de tissu rouge.C’est pas grand-chose.

— C’est la première fois que j’envois un aussi propre dans le coin,alors c’est forcément pour moi ! dit-il en souriant. J'en suis certain,Pour moi, ça représente Tuck. Jecrois bien ne l’avoir jamais vu sansbandana. Toujours de la mêmecouleur, évidemment.

— Évidemment, admit-elle. Onparle bien de Tuck, pas vrai ?Monsieur Toujours-égal-à-lui-même ?

Dawson glissa le foulard dans lapoche arrière de son jean.

— Ce n’est pas si mauvais, tu sais.Le changement n'apporte pastoujours du positif.

Ses paroles semblèrent rester ensuspens et Amanda ne le contreditpas. Lorsqu’il s’appuya contre laStingray, une idée traversa l’espritd’Amanda et elle s’approcha de lui.

— J’ai oublié de demander àTanner ce qu’on devait faire de lavoiture.

— Je pensais que je pourraispeut-être la finir. Ainsi,

Tanner n’aurait plus qu’à appelerle propriétaire pour qu’il vienne larécupérer.

— Vraiment ?— Pour ce que j’en sais, toutes les

pièces détachées sont là, ditDawson, et je suis sûr que ça auraitplu à Tuck que je la termine. Enoutre, tu sors dîner avec ta mère...C’est pas comme si j’avais autrechose à faire ce soir.

— Ça te prendra combien detemps ? s’enquit-elle en balayant duregard les boîtes de piècesdétachées.

— J’en sais trop rien. Quelquesheures, peut-être ?

Elle longea le véhicule enl’examinant, avant de se retourner

vers Dawson.— OK, dit-elle. T’as besoin d’aide

?Il lui décocha un sourire

narquois.— T’as appris à réparer les

moteurs depuis la dernière fois queje t’ai vue ?

— Non.— Je peux m’occuper de la

réparation après ton départ. Riend’extraordinaire, à mon avis. (Il fitvolte-face et désigna la maison.) Onpeut retourner à l’intérieur, si tupréfères. On étouffe dehors.

— Je ne veux pas t’obliger à

travailler tard, dit-elle.À ces mots, comme si elle

redécouvrait une vieille habitude,Amanda s’avança vers son posted’observation d'autrefois. Elleécarta un démonte-pneu rouillé etse hissa sut l’établi pour s’yinstaller à son aise.

— Une grande journée nousattend demain. Et puis, j’ai toujoursaimé te regarder travailler.

Dawson crut entendre une sortede promesse dans ces propos, et ileut l’impression de remonter letemps, vers une période de bonheurqu’il n’avait pas retrouvée depuis.Tandis qu’il se détournait, il se

rappela aussi qu’Amanda étaitmariée. La dernière chose qu’ellesouhaitait, c’étaient lescomplications

Il poussa un long soupir et tenditla main vers une boîte posée àl’autre extrémité de l’établi.

— Tu vas t’ennuyer. Ça va meprendre un petit bout de temps,reprit-il en essayant de dissimulerses pensées.

— Ne t’inquiète pas pour moi. J’ail’habitude.

— De t’ennuyer ?Elle replia ses jambes contre la

poitrine.

— Disons que j’avais l’habitudede rester assise là des heures, enattendant que tu finisses tesréparations pour qu’on partes’amuser ailleurs.

— Tu aurais dû te manifester.— Quand j’en avais marre, je te le

disais. Mais je savais que si je tedétournais trop souvent de l’atelier,Tuck ne m’aurait plus laissée venir.C’est aussi pour cette raison quej’évitais de te parler tout le temps.

Son visage était à moitié dansl’ombre, sa voix un séduisant appel.Trop de souvenirs ressurgissaient,en la voyant assise là comme par lepassé, en l’écoutant parler comme

avant. Il sortit le carburateur de laboîte et l’examina.

Celui-ci était à l'évidencecorrectement rénové. Dawson leposa de côté avant de parcourir laliste des travaux à effectuer sur lebon de commande.

Il s’approcha de l’avant de lavoiture, souleva le capot et scruta lebloc moteur. Quand il entenditAmanda s’éclaircir la voix, il lalorgna du coin de l’œil.

— Eh bien... puisque Tuck n’estpas dans les parages, dit-elle, jesuppose qu’on peut bavarder, mêmesi tu travailles.

— OK, répondit-il en seredressant pour gagner l’établi. Dequoi tu veux discuter ?

Elle prit le temps d’y réfléchir.— Oh ! Que dis-tu de ça ? Qu’est-

ce qui t’a le plus marqué pendant lepremier été qu’on a passé ensemble?

Il saisit une série de clés, tout enréfléchissant.

— Je me souviens m’êtredemandé pourquoi tu tenaistellement à passer du temps avecmoi.

— Je suis sérieuse !— Moi aussi. Je n’avais rien, et

toi tu avais tout. Tu pouvais sortiravec n’importe quel garçon. Etmême si on essayait de ne pas tropse faire remarquer, je savais déjàque je ne ferais que t’attirer desennuis. Bref, tout ça ne tenait pasdebout pour moi.

Elle posa son menton sur sesgenoux et entoura ses jambes de sesbras.

— Tu sais ce qui me revient enmémoire ? La première fois où toiet moi sommes allés en voiture àAtlantic Beach. Quand on adécouvert toutes ces étoiles de mer,tu le rappelles ? On aurait ditqu’elles s’étaient échouées en

même temps sur la grève, si bienqu’on a marché tout le long de laplage en les remettant à l’eau. Etplus tard, on a partagé un burger-frites en admirant le coucher desoleil. On a dû papoter pendantdouze heures d’affilée !

Amanda sourit avant depoursuivre, ne sachant pas s’ilgardait un souvenir aussi vif decette fameuse journée.

— C'est pour ça que j’adorais êtreavec toi. On pouvait faire des trucstout simples, comme rejeter desétoiles de mer dans l'Océan,bavarder autour d’un hamburger...et je savais déjà à l’époque que

j’avais beaucoup de chance. Parceque tu étais le premier gars qui necherchait pas a m’épater sans arrêt.Tu t’acceptais tel quel et, surtout, tum’acceptais telle que j’étais. Et riend’autre ne comptait... pas plus mafamille que la tienne, ou quiconque.On était seuls au monde.

Elle s’interrompit, avantd’ajouter :

— Je me demande si je me suisjamais sentie aussi heu reuse quece jour-là. Mais bon... c’étaittoujours comme ça quand on étaitensemble. J’aurais voulu que ça necesse jamais.

Il croisa son regard.

— Peut-être que ça n’a jamaiscessé.

Amanda comprit à ce moment-là,avec le recul de l’âge et de lamaturité, à quel point il l’avaita i m é e . Et l’aimait encore... luisouffla une petite voix à l’oreille.Soudain, elle eut même l’étrangeimpression que tout ce qu’ilsavaient partagé dans le passé neconstituait que les premierschapitres d’un livre dont l’épiloguerestait encore à écrire.

L’idée aurait dû l’effrayer,pourtant il n’en était rien, et elletoucha du bout des doigts leursinitiales gravées voilà tant d’années

sur l’établi.— Je suis venue ici à la mort de

mon père, tu sais.— À l’atelier, tu veux dire ?

(Comme elle hochait la tête,Dawson reprit le carburateur enmain.) Je croyais que tu avaiscommencé à venir voir Tuck il y aquelques années à peine.

— Il ne l’a pas su. Je ne le lui aijamais dit.

— Pourquoi ?— Je ne pouvais pas. J’avais déjà

beaucoup de mal à tenir le coup etje voulais être seule... C’étaitenviron un an après la mort de Bea,

et je me débattais encore poursurvivre, quand ma mère m’aappelée pour m’annoncer que monpère avait eu une crise cardiaque.Ça ne tenait pas debout. Mesparents venaient de nous rendrevisite à Durham une semaine plustôt, mais je n’ai pas eu le temps deme retourner qu’on embarquaitdéjà les gamins dans la voiture pourse rendre aux obsèques. On a roulétoute la matinée et, quand j’aifranchi la porte de chez elle, mamère était sur son trente et un etm’a presque aussitôt informée denotre rendez-vous au salonfunéraire.

Elle ne montrait aucune émotion,tu vois. Elle paraissait davantages’inquiéter du bon choix de fleurspour l’office ou de savoir si j’avaisprévenu toute la famille. C’était unvrai cauchemar et, à la fin de lajournée, je me suis sentiehorriblement... seule. Alors j’aiquitté la maison au beau milieu dela nuit et j’ai roulé au hasard et,bizarrement, j’ai fini par me garerau bord de la route, avant de venirici à pied. Va savoir pourquoi...

Elle exhala un soupir, tandisqu’elle revivait ce moment enpensée.

— Je sais que mon père ne t’a

jamais laissé ta chance, mais cen’était pas vraiment quelqu’un demauvais. Je me suis toujours mieuxentendue avec lui qu’avec ma mèreet, plus je vieillissais, plus je merapprochais de lui. Il adorait lesenfants... surtout Bea. (Elle se tut,puis esquissa un sourire triste.) Tutrouves ça étrange ? Que je soisvenue ici après sa mort, je veux dire?

— Non, pas du tout, réponditDawson après réflexion. À ma sortiede prison, c’est ici que je suis venu.

— Tu n’avais pas d’autre endroitoù aller.

— Et toi ? répliqua-t-il en arquant

un sourcil.Il avait raison, bien sûr. Si la

propriété de Tuck évoquait un passéidyllique, c’était aussi là qu’ellevenait toujours pleurer.

Elle resserra ses mains autour deses jambes, tout en s’efforçant dechasser cette réminiscence, tandisqu’elle observait Dawson quicommençait à réparer le moteur. Àmesure que l’après-midi s’écoulait,ils bavardèrent du passé et duprésent, se racontant mutuellementtel ou tel aspect de leur existence,échangeant des opinions sur des tasde sujets, s’agissant des livres qu’ilsavaient lus comme des endroits

qu’ils avaient toujours rêvé devisiter. Amanda éprouva uneimpression de déjà-vu en écoutantle cliquetis familier de la clé àdouille, tandis qu’il l’ajustait. Elle levit batailler pour dévisser unboulon et serrer les mâchoiresjusqu’à ce qu’il parvienne à l’ôter,avant de le poser avec soin de côté.Comme dans sa jeunesse, Dawsons’interrompait de temps à autre enlui rappelant qu’il écoutait cequ’elle disait. Cette manière sobreet discrète de lui faire comprendrequ’elle avait été, et serait toujours,importante à ses yeux touchaAmanda avec une intensité quasi

douloureuse. Plus tard, quandDawson fit une pause pour allerleur chercher du thé glacé, il y eutun moment, un bref instant, oùAmanda put imaginer la viedifférente qui aurait pu être lasienne — le genre de vie qu’elleavait toujours souhaité, elle lesavait.

** *

En fin d’après-midi, quand lesrayons du soleil caressèrent la cimedes pins, ils quittèrent enfin legarage en regagnant lentement lavoiture d’Amanda. Quelque choseavait changé entre eux ces dernières

heures - une fragile résurrection dupassé, peut-être - qui l’exaltait etl’effrayait à la fois. Dawson, pour sapart, mourait d’envie de la prendrepar la taille, tandis qu’ilsmarchaient côte à côte, mais il seretint en devinant la confusiond’Amanda.

Elle eut un sourire hésitantquand ils parvinrent à son véhiculé.Elle leva les yeux sur lui et observases longs cils épais, que n’importequelle femme lui envierait.

— Je préférerais ne pas êtreobligée de partir, admit-elle.

Il se dandina d’un pied surl’autre.

— Je suis sûr que ta mère et toiallez passer du bon temps.

Peut-être, se dit-elle, mais ce nesera sans doute pas le cas.

— Tu fermeras à clé en partant ?Elle semblait peser le pour et le

contre, comme partagée entre deuxavis.

— Pour demain, il est inutile d’yaller à deux voitures, si ? finit-ellepar demander. Pourquoi ne pasnous retrouver ici et partir avec uneseule ?

Il hocha la tête et son regards’attarda sur elle, ni l’un ni l’autrene faisant le moindre geste.

Finalement, il recula d’un pas etbrisa le charme, tandis qu’Amandasoupirait en réalisant soudainqu’elle avait retenu son souffle.

Après qu’elle se fut installée auvolant, Dawson referma la portière.Sa silhouette se dessinait dans lalumière déclinante et lui donnaitpresque l’impression qu’il s’agissaitd’un étranger. Soudain un peugênée, Amanda farfouilla dans sonsac en quête de ses clés et constataque ses mains tremblaient.

— Merci pour le déjeuner,murmura-t-elle.

— On remet ça quand tu veux,dit-il.

Tandis qu’elle s’éloignait,Amanda vit dans le rétroviseur queDawson n’avait pas bougé del’endroit où elle l’avait laissé,comme s’il espérait la voir changerd’avis et faire demi-tour. Elle sesentit en proie à un sentimentdangereux, quelque chose qu’elleavait tenté de nier.

Il l’aimait toujours, elle en étaitcertaine à présent, et cette prise deconscience la grisait. Elle savait quec’était malvenu et essaya derefouler ce sentiment, mais Dawsonet leur passé commun s’ancraientde nouveau dans son quotidien.Désormais, Amanda ne pouvait plus

nier que, pour la première foisdepuis des années, elle éprouvait lasensation d’être enfin de retour aupays.

8

Ted regarda l’ex-pom-pom girls’engager sur la route devant chezTuck et la trouva encore drôlementbien roulée pour son âge. Mais, bon,elle avait toujours été canon et, àune époque, il aurait bien aimé se lafaire.

Il lui aurait suffi de la choperdans la bagnole, de tirer son coup,puis de l’enterrer quelque part oùpersonne ne l’aurait trouvée.Cependant le père de Dawson avaitmis le holà en disant que la filleétait chasse gardée et, à l’époque,Ted pensait que Tommy Cole savait

forcément ce qu’il faisait.Mais Tommy Cole ne savait rien

de rien. Il avait fallu que Ted ailleen taule pour s’en rendre compte et,à sa sortie, il détestait presqueautant Tommy que Dawson.Tommy n’avait pas levé le petitdoigt, après que son fils les avaithumiliés tous les deux. À cause deDawson, ils étaient devenus la riséedu coin, si bien que Ted avait placéTommy en tête de sa liste après salibération. Oh, ça n’avait pas étébien compliqué de faire croire queTommy s’était soûlé à mort, ce soir-là. Ted avait juste eu besoin de leshooter à l’alcool de grains quand le

vieux avait été dans les pommes, etla minute d’après Tommys’étouffait dans son vomi.

Maintenant, Ted allait enfinpouvoir cocher Dawson sur sa liste.Pendant qu’il attendait qu’Amandataille la route, il se demanda ce queces deux-là avaient bien pufabriquer. Bah... ils avaient dû fairedes galipettes et brailler leurs nomsen froissant les draps, histoire derattraper le temps perdu. À vue denez, elle était mariée, et il sedemanda si son légitime était aucourant de l’affaire. Probablementpas. C’était pas le genre de chosequ’une nana aimait crier sur tous

les toits, surtout une nana quiconduisait une caisse comme celle-là. Elle avait dû épouser un abrutibourré de fric et devait passer sesaprès-midi au salon de beauté,comme sa mère. Bref, son mari étaità tous les coups toubib ou avocat,trop sûr de lui pour imaginer que sabourgeoise puisse même s’envoyeren l’air dans son dos.

D’autant qu’elle devait être douéepour garder les secrets. Comme laplupart des femmes. Bon sang, ilétait bien placé pour le savoir !Mariée ou pas, ça faisait pas dedifférence pour lui ; si elles disaientoui, il disait pas non. Peu importe si

c’était de la famille, aussi. Il avaitcouché avec la moitié des femmesdu domaine Cole, même cellesqu’étaient mariées à ses cousins.Leurs filles, pareil. Pendant six ans,Claire — la femme de Calvin — etlui s’étaient donné du bon tempsdeux ou trois fois par semaine, etClaire n’avait pas pipé mot à quique ce soit. Ella devait savoir ce quise tramait, puisqu’elle lui lavait sescaleçons, mais elle fermait sagueule aussi, parce qu’elle savait oùétaient ses intérêts. Les affairesd’un bonhomme, ça ne regardaitque lui.

Il aperçut les feux arrière, quand

Amanda disparut enfin au détourdu virage. Elle n’avait pas repéréson pick-up, en revanche. Riend’étonnant, vu qu’il s’était garé àl’écart, en se planquant dans unfourré. Il se dit qu’il attendraitquelques minutes, ne serait-ce quepour s’assurer qu’elle ne reviennepas. Pas question d’avoir destémoins. Toutefois, il se demandaittoujours comment régler cetteaffaire au mieux. Si Abee avait vuDawson ce matin, la réciproqueétait valable à tous les coups, si bienque ça avait dû faire réfléchirDawson. Et, si ça se trouve, ill’attendait lui aussi, assis

tranquillement, le fusil sur lesgenoux. Peut-être même qu’il avaitun plan, juste au cas où ses cousinsse pointeraient.

Comme la dernière fois.Ted tapota le Glock contre sa

cuisse, en se disant que l'astuceconsistait à prendre Dawson parsurprise. S’approcher suffisammentpour lui tirer dessus, avant de leflanquer dans la malle et bazarderla bagnole de location quelque partdans la propriété. Puis limer lenuméro de série et foutre le feu à lacaisse, jusqu’à ce qu’il n’y ait plusqu’une carcasse calcinée. Sedébarrasser du corps ne serait pas

difficile non plus. Suffisait de lelester et de le jeter dans le fleuve.L’eau et le temps se chargeraient dureste. Ou peut-être l’enterrerquelque part dans le bois, oùpersonne ne serait susceptible de ledénicher. Sans corps, difficile deprouver qu’il y avait eu meurtre.

L’ex-pom-pom girl et même leshérif pourraient bien suspectern’importe qui, tant qu’ils n’auraientpas de preuves.

Les esprits s’échaufferaient unpeu, mais ça finirait pas se tasser.Ensuite, Abee et lui régleraientleurs comptes. Et Abee avait intérêtà se tenir à carreau, sinon il risquait

de se retrouver lui aussi au fond del’eau.

Enfin prêt, Ted sortit de lavoiture et se mit en route à traversbois.

** *

Dawson posa la clé de côté etreferma le capot. Il en avait finiavec le moteur. Depuis le départd’Amanda, impossible de chassercette sensation d’être épié. Lapremière fois que ça s’était produit,il avait agrippé la clé en jetant unregard par-dessus le capot, mais iln’y avait personne.

Tout en s’approchant de l’entréedu garage, il balaya les environs duregard. Il observa les chênes et lespins, dont le tronc se parait dekudzu, et remarqua que les ombress’allongeaient. Un faucon passadans le ciel, sa silhouette sedessinant en travers de l’allée,tandis que des étourneauxpiaillaient dans les hautes branches.Sans quoi la quiétude régnait danscette chaleur vespérale de débutd’été.

Cependant, on l’observait. Il yavait quelqu’un dans les parages,Dawson l’aurait juré ! Une imagelui traversa l’esprit : celle du fusil

qu’il avait enterré sous le chêne aucoin de la maison, voilà tantd’années... Pas très profond, trentecentimètres à peine. Tuck avaitaussi des armes chez lui, sans doutesous son lit, mais Dawson n’étaitpas certain qu’elles soientautorisées. Tout à coup, ilentraperçut un vague mouvementnon loin d’un bouquet d’arbres, del’autre côté de l’allée.

Dawson se concentra sur cepoint. Rien. Quelques battementsde paupières plus tard, il sedemanda s’il hallucinait encore,quand il sentit les poils de sa nuquese dresser.

** *

Ted avançait prudemment,sachant qu’il serait idiot de se ruersur Dawson. Il regretta soudain dene pas avoir amené Abee. Ç’auraitété bien qu’Abee vienne d’une autredirection. En tout cas, Dawson étaittoujours là, à moins qu’il ait décidéde s’en aller... Auquel cas, Tedaurait entendu la voiture démarrer.

Il se demandait quand même oùDawson se trouvait au juste.Maison, garage, ou carrémentdehors ? Il espérait qu’il n’était pasà l’intérieur ; difficile d’entrer dansla baraque sans se faire repérer. La

maison de Tuck se nichait au milieud’une petite clairière, avec le coursd’eau en contrebas, mais il y avaitdes fenêtres de tous les côtés etDawson risquait de le voir arriver. Ilvalait donc mieux se tenir en retraitet attendre que Dawson finisse parsortir. Le hic, c’est qu’il pouvait lefaire par-devant ou par-derrière, etTed n’avait pas le don d’ubiquité.

Bref, il lui fallait faire diversion.Comme ça, quand

Dawson sortirait voir ce qui sepassait, Ted pourrait attendre qu’ilsoit assez près de lui pour presser ladétente.

Le Glock avait une portée de neuf

mètres.Mais comment distraire Dawson

? Gros problème.Ted s’avança à pas de loup en

évitant les petits tas de pierres quijalonnaient son parcours ; cettepartie du comté en était jonchée.Simple et efficace. Suffisait d’enlancer une ou deux, peut-être mêmede cogner la bagnole ou de fracasserune vitre. Dawson sortirait illico etTed l’attendrait au tournant.

Il prit une poignée de cailloux etla fourra dans sa poche.

** *

Dawson s’avança donctranquillement vers l’endroit où ilavait cru voir du mouvement, touten se remémorant seshallucinations depuis l’explosion dela plate-forme et en se disant quetout cela lui semblait un peu tropfamilier.

Il atteignit la bordure de laclairière et scruta le bois, essayantde contrôler les battements de soncœur.

Il s’arrêta, écouta les étourneauxgazouiller, une bonne centaines’interpellant dans les feuillages.Des milliers, peut-être. Enfant, ilétait fasciné de les voir s’envoler en

grappes quand il claquait dans sesmains, un peu comme s’ils étaientattachés les uns aux autres. Ilsparaissaient l’appeler à présent,

Pour le mettre en garde ?Impossible de le savoir. Plus loin,

la forêt grouillait de vie, l’aircharriait des effluves d’eau salée etde bois pourri. Les lourdes branchesde chênes semblaient ramper avantd’atteindre le ciel. Le kudzu et lamousse espagnole obscurcissaienttout à moins de quelques pas.

Du coin de l’œil, croyant denouveau entrevoir du mouvement,il virevolta et eut le souffle coupéen apercevant un homme brun en

coupe-vent bleu se glisser derrièreun arbre. Il entendait son poulsrésonner dans ses oreilles. Non, sedit-i l , ce n'est pas possible. Cen’était pas réel, ça ne pouvait pasl’être. Pourtant il l’avait vu...

Tout en écartant les branches, ilsuivit l’homme dans le sous-bois.

** *

C'est plus très loin, se dit Ted. Àtravers le feuillage, il repéra le hautde la cheminée et se courba enavançant avec précaution. Sans fairede bruit. C’était tout l’art de lachasse et Ted y avait toujours

excellé.Homme ou animal, c’était du

pareil au même, si le chasseursavait s’y prendre.

Dawson poursuivit son cheminen contournant les arbres. Lesouffle court, il tentait de réduire ladistance qui le séparait de sa vision.Il craignait de s’arrêter, mais nonangoisse augmentait à chacun deses pas.

Il parvint à l’endroit où il avaitentraperçu l’homme brun etcontinua à marcher en quête dumoindre signe de sa présence. Ilruisselait de sueur et son tee-shirtlui collait à la peau. Il résista à

l’envie de pousser un hurlement,encore qu’il doutait d’y parvenirtant l’angoisse lui nouait la gorge.

Le sol était sec, les aiguilles depin crissaient sous ses semelles.Tandis qu’il franchissait d’un bondun tronc à terre, il repéra l’hommebrun en train de fendre lesbranchages, avant de se courberderrière un arbre, son coupe-ventvoletant dans son dos.

Dawson fonça d’un trait dans sadirection.

** *

Ted avait enfin atteint le tas de

bois qui bordait la clairière. Lamaison se dressait, menaçante,juste un peu plus loin. De son posted’observation, il pouvait jeter un œildans l’atelier. La lumière y brillaitencore, et Ted surveilla le garagependant près d’une minute, à l’affûtdu moindre mouvement. Nul douteque Dawson bossait sur la voiture.Mais il n’était plus dans le coin.

Soit il se trouvait dans labaraque, soit derrière. Ted sepencha de nouveau, dissimulé parles feuillages, pour faire le tour dela maison par-derrière. Toujourspas de Dawson en vue. Ted revintalors sur ses pas jusqu’au tas de

bûches. Personne dans l’atelier.Dawson était forcément dans lamaison. En train de pisser ou deboire un coup. D’une manière oud’une autre, il ressortirait.

Ted se remit à le guetter.*

* *Dawson vit l’homme une

troisième fois, plus près de la route.Il courut vers lui, branches etbuissons lui cinglant le corps, maissembla ne pas pouvoir combler ladistance. À bout de souffle, ilralentit peu à peu, avant de s’arrête!au bord du chemin.

L’individu avait disparu. Si, biensûr, il s’était réelle ment trouvédans le bois... Et Dawsoncommençait a en douter.L’impression d’être épié s’étaitestompée, de même que sonangoisse, si bien qu’il se retrouvaitépuisé, en nage, et se sentait à lafois contrarié et ridicule.

Tuck voyait Clara, et Dawsonvoyait à présent un homme brun encoupe-vent dans les premièreschaleurs estivales. Tuck était-ilaussi fou que lui ? Dawson restaitimmobile, attendant de recouvrerune respiration normale.

Il était pourtant sûr que l’homme

le suivait... Mais dans ce cas, quiétait-ce ? Et qu’est-ce qu’il luivoulait ?

Dawson l’ignorait, mais plus ilessayait de se concentrer sur cequ’il avait réellement vu, plusl’image s’estompait. Tel un rêvequelques minutes après le réveil,elle s’évanouissait jusqu’à ce qu’ilne soit plus sûr de rien.

Il secoua la tête, ravi d’en avoirpresque terminé avec la Stingray. Ilavait envie de rentrer au B & B pourprendre une douche puis s’allongerpour réfléchir. À cet inconnu auxcheveux bruns, à Amanda... Depuisl’accident survenu sur la plate-

forme, sa vie était sens dessusdessous. Dawson se tourna dans ladirection qu’il avait empruntée etjugea inutile de rebrousser cheminà travers bois. Il lui serait plus facilede suivre la route et de remonterl’allée. En posant le pied sur lebitume, il remarqua un vieux pick-up garé à l’écart, derrière un taillis.

Il se demanda ce que le véhiculepouvait bien faire là ; hormis lapropriété de Tuck, il n’y avait riende particulier dans cette partie dubois. Les pneus de la camionnetten'étaient pas à plat et, même si lechauffeur était tombé en panne, ilaurait sans doute emprunté l’allée

pour chercher de l’aide. Tout ens’avançant dans le fourré, Dawsonconstata que la portière étaitverrouillée. Il posa la main sur lecapot. Tiède, mais pas brûlant. Levéhicule se trouvait là depuis uneheure ou deux.

Mais pourquoi s’être garéderrière ces buissons ? Si ce garsavait besoin d’être remorqué, ilaurait mieux fait de ranger levéhicule sur le bas-côté. À croirequ’il n’avait pas envie qu’onremarque la camionnette.

Comme quelqu’un ayantl'intention de la cacher ?

Toutes les pièces du puzzle

s’imbriquèrent petit à petit, àcommencer par Abee qu’il avaitaperçu ce matin. Ce pick-up n’étaitcertes pas celui d’Abee — celuidevant lequel il était passé enfaisant son footing —, mais ça nevoulait rien dire. Lentement,Dawson contourna la camionnettepar l’arrière et s’arrêta net lorsqu’ildécouvrit des branches visiblementécartées.

Le point d’entrée.Quelqu’un était venu par ici et se

dirigeait vers la maison.*

* *

Fatigué d’attendre, Ted se dit ques’il brisait une vitre pendant queDawson se trouvait à l’intérieur,celui-ci pouvait très bien décider dese terrer dans la maison. Mais unbruit, c’était différent. Quandquelque chose se fracassait contrela façade, on sortait voir ce qui sepassait.

Dawson passerait sans doutedevant le tas de bois. Impossible àmanquer.

Satisfait de son raisonnement,Ted sortit de sa poche une premièrepierre. Il jeta un coup d’œil par-dessus le tas de bûches et ne vitpersonne aux fenêtres. Il se leva

alors lentement et lança le groscaillou le plus fort possible et serabaissait déjà quand le projectileheurta la maison avec fracas.

Derrière lui, une nuéed’étourneaux s’envola des arbres àtire-d’aile.

** *

Dawson perçut un bruit étouffé,tandis que des étourneauxs’envolaient au-dessus de lui, avantde se poser plus loin. Ce n’était pasun coup de feu, mais autre chose. Ilralentit et s’approcha de la maison àpas feutrés.

Quelqu’un traînait dans lesparages. Il en était certain. Soncousin, sans l’ombre d’un doute.

** *

Sur des charbons ardents, Ted sedemandait où Dawson avait bien pupasser. Impossible qu’il n’ait pasentendu le bruit, mais où était-il ?Pourquoi ne se montrait-il pas ?

Il sortit une autre pierre de sapoche, puis la lança plus fort.

** *

Dawson se figea sur place. Peu àpeu, il se détendit et s’approcha de

la source du bruit.Ted se tenait tapi derrière le tas

de bois. Arme au poing.Il tournait le dos à Dawson.

Attendait-il que celui-ci sorte de lamaison ? Faisait-il du bruit dansl’espoir de l’attirer au-dehors ?

Dawson regretta soudain de nepas avoir déterré le fusil. Ouapporté une arme quelconque,d’ailleurs. Il y avait certes des outilsdans le garage, mais impossible d’yaller sans se faire repérer. Il hésita àbattre en retraite vers la route, maisTed n’allait sans doute pasdécamper, a moins d’y êtrecontraint. Malgré tout, à en juger

par son air agité, Ted commençait às’impatienter, ce qui jouait enfaveur de Dawson. L’impatienceétait l’ennemie du chasseur.

Dawson se glissa donc derrièreun arbre, prêt à agir à la premièreoccasion, en évitant toutefois de sefaire tirer dessus.

** *

Cinq minutes s’écoulèrent, puisdix, alors que Ted continuait àbouillonner. Rien. Il ne se passaitabsolument rien. Aucunmouvement en façade, pas mêmederrière ces foutues fenêtres. Mais

une voiture de location était garéedans l’allée — il voyait l’autocollantsur le pare-chocs — et quelqu’unavait travaillé dans l’atelier. Cen’était ni Tuck ni Amanda. Donc, siDawson n’était pas devant ouderrière la maison, il devait setrouver dedans !

Mais pourquoi il n’était pas sorti?

Peut-être qu’il regardait la télé ouécoutait de la musique, ou prenaitune douche, ou taisait Dieu saitquoi ! Bref, pour une raison ou uneautre, il n’avait rien dû entendre.

Ted resta encore accroupiquelques minutes, de plus en plus

en pétard, avant de décider enfinqu’il n’allait pas poireauter là. Ilsortit donc de sa cachette derrière letas de bûches et détala sur le côtéde la maison, puis jeta un oeil versla façade. Ne voyant rien, ils’approcha de la véranda sur lapointe des pieds. Il se plaqua contrele mur, entre la porte et la fenêtre.

L’oreille aux aguets, il écouta lemoindre mouvement à l’intérieur,mais en vain. Pas de plancher quicraquait, pas de télé qui braillait nide musique à tue-tête. Dès qu'il futcertain de ne pas avoir été repéré, iljeta un regard de l’autre côté de lafenêtre. Il saisit la poignée de la

porte et la tourna lentement.Pas verrouillée. Impeccable.Ted ôta la sécurité du Glock.

** *

Dawson observa Ted qui ouvraitdoucement la porte. Sitôt qu’il lareferma derrière lui, Dawson fonçaau garage, pensant qu’il n’avaitpeut-être qu’une minute, voiremoins,

Il empoigna le démonte-pneurouillé sur l’établi et fila sans fairede bruit vers l’avant de la maison,en supposant que Ted devaitmaintenant se trouver dans la

cuisine ou la chambre. Il pria pourne pas se tromper.

Il bondit ensuite sur la véranda,avant de s’aplatir contre la façade,au même endroit que Ted un peuplus tôt. Démonte-pneu en main, ilse tint prêt. Il n’attendit paslongtemps. À l’intérieur, Ted juraitcomme un charretier et revenaitvers la porte en tapant du pied.Lorsqu’elle s’ouvrit à la volée,Dawson surgit devant le visagepaniqué de Ted, qui l’aperçut uneseconde trop tard.

Dawson brandit le démonte-pneuet sentit vibrer son bras quand ils’écrasa sur le nez de Ted. Alors que

Ted vacillait en arrière, son sanggiclant à profusion, Dawson n’enresta pas là. Ted tomba à la renverseet Dawson lui asséna un secondcoup sur le bras qu’il tendait, si bienque le pistolet lui échappa desmains. Au bruit tic ses os fracassés,Ted hurla de rage.

Tandis que son cousin se tordaitde douleur, Dawson s'empara duGlock et le braqua sur lui.

— Je t’avais dit de ne jamaisrevenir.

Ce furent les dernières parolesque Ted entendit, puis ses yeux serévulsèrent et il perditconnaissance.

** *

Il avait beau détester sa famille, ilne pouvait se résoudre à tluer Ted.Cependant, il ne savait trop quoifaire de lui. Prévenir le shérif ? Dèslors que Dawson quitterait la ville,il savait que, procès ou non, il nereviendrait pas à

Oriental. Ted n’aurait donc rien àcraindre. Sans compter que Dawsonse retrouverait coincé des heuresentières, contraint de livrer saversion des faits, laquelle serait àcoup sûr sujette à caution. Aprèstout, il était toujours un Cole etavait un casier. Non, décida-t-il,

autant s’épargner cescomplications.

Mais il ne pouvait pas laisser Tedici dans cet état. Son cousin avaitbesoin d’être soigné et, s’il ledéposait à la clinique locale, leshérif serait mis au parfum. Idems’il appelait une ambulance.

Dawson se baissa et farfouilladans les poches de Ted avant d’ytrouver un téléphone portable. Ilsouleva le clapet et pressa quelquestouches, puis fit apparaître lerépertoire. Il connaissait la plupartdes noms qui y figuraient. Parfait. Iltrouva ensuite les clés du pick-upde Ted, puis se rendit au garage, où

il dénicha des tendeurs et du fil defer, dont il se servit pour ligoter soncousin. Comme la nuit étaittombée, il le hissa sur son épaule.

Dawson transporta Ted le long del’allée, puis le flanqua dans labenne. Il prit alors le volant et partiten direction du lopin de terre où ilavait grandi. Ne souhaitant pasattirer l’attention, il éteignit lesphares à l’approche de la propriétédes Cole, avant de s’arrêter devantle panneau « Défense d’entrer ».Puis il sortit Ted de la benne et lecolla contre le panneau.

Il saisit ensuite le portable etcomposa le numéro abrégé d’Abee.

Quatre sonneries plus tard, Abeedécrocha. Dawson entendait de lamusique brailler en fond sonore.

— Ted ? beugla son autre cousinpour couvrir le vacarme. T’es où,bordel ?

— C’est pas Ted. Mais tu devraisvenir le chercher.

Il est sacrément mal en point,répondit Dawson.

Avant qu’Abee puisse réagir,Dawson lui indiqua où trouver sonfrère. Puis il raccrocha et lâcha leportable qui dégringola par terre,entre les jambes de son cousin.

De retour dans la camionnette,

Dawson fila à pleins gaz. Aprèsavoir jeté le revolver de Ted dans lefleuve, il songea à passer sur-le-champ au bed & breakfast pourrécupérer ses affaires. Ensuite, ilchangerait de véhicule, en laissantcelui de Ted là où il était garé àl’origine, puis trouverait un hôtel àl’extérieur d’Oriental et dîneraitavant de se mettre au lit.

À bout de forces, il se dit que lajournée avait été longue et qu’iln’était pas mécontent de la voirs’achever.

9

Abee avait l’impression qu’on luimarquait l’estomac au fer rougecomme les bestiaux et sa fièvre nebaissait toujours pas. Tant et si bienqu’il envisageait de parler de sablessure au toubib, la prochaine foisqu’il passerait voir Ted. Bien sûr, legars allait sans doute vouloirl’hospitaliser lui aussi, mais il n’enétait pas question. Sinon, Abeerisquait d’être interrogé sur lepourquoi du comment, et il ne sesentait pas d’humeur à répondre.

On approchait de minuit et lecalme envahissait enfin l’hôpital.

Dans la lumière tamisée, il regardason frère et se dit que Dawson n’yétait pas allé de main morte.Comme la dernière fois. Abee l’avaitcru mort en le découvrant. Lagueule en sang, le bras plié detravers, à tel point qu’il avait mis çasur le compte de la négligence. Oualors Dawson lui avait tendu uneembuscade... ce qui l’incita à penserqu’il avait peut-être un plan.

Abee sentit la douleur luiretourner les boyaux, et l’envie devomir le reprendre par vagues. Fautdire aussi que l’hôpital n’arrangeaitrien. On crevait de chaud là-dedans! La seule raison qui le poussait à

rester dans la piaule, c’était d’être làsi Ted se réveillait, histoire desavoir si Dawson manigançaitquelque chose. Il en eut la chair depoule, mais se dit que la fièvredevait le rendre parano. Lesantibios avaient intérêt à faire leureffet, et vite !

La soirée avait viré aucauchemar, et pas seulement àcause de Ted. Il avait décidé depasser voir Candy plus tôt, mais àson arrivée au Tidewater la moitiédes mecs lui tournaient déjà autour.Il lui suffit d’un regard pour devinerqu’elle mijotait un truc. Elle portaitun débardeur qui ne cachait rien de

ses atouts et un minishort qui luicouvrait à peine les fesses. Sitôtqu’elle le vit entrer, elle eut l’airagité, genre la fille qu’on chope entrain de faire ce qu’il faudrait pas.Sans compter qu’elle semblait pasfranchement ravie de le voir ! Ilaurait aimé l’arracher au bar illico,mais avec tous ces clients il décidaque c’était pas une trop bonne idée.Plus tard, il le savait, elle et luiauraient une petite « conversation» et Candy cracherait le morceau.Ça ferait pas un pli mais, pourl’heure, mieux valait savoirpourquoi elle semblait aussicoupable quand il avait débarqué.

Ou plutôt, à cause de qui elle sesentait coupable.

Parce que c’était ça, en fait.C’était clair comme de l’eau deroche. Avec un gars du bar, à coupsûr, et même si Abee avait encore latête qui lui tournait à cause de lafièvre et les boyaux en feu, il allaitdécouvrir tôt ou tard de quel mec ils’agissait.

Il s’installa donc et attendit et, aubout d’un moment, repéraquelqu’un qui pouvait bien être letype en question. Un jeune brun quiflirtait un peu trop avec Candy pourque ça passe inaperçu. Abee laregarda lui effleurer le bras et le

laisser se rincer l’œil dans sondécolleté en lui apportant une bière.Abee allait s’en occuper quand sonportable se mit à sonner... avecDawson à l’autre bout de la ligne ! Iln’avait pas eu le temps de soufflerqu’il fonçait déjà vers l’hosto encognant son volant, avec Ted avachisur le siège à côté de lui. Alorsmême qu’il roulait à toute blindevers New Bern, il imaginait Candyqui enlevait son débardeur etgémissait entre les bras de ceminable à grande gueule.

À l’heure qu’il était, elle devaitquitter son boulot, et cette seulepensée lui foutait les boules. Parce

qu’il savait quel gars laraccompagnait en ce momentjusqu’à sa voiture et qu’il pouvaitrien y faire ! Pour l’instant, il devaittâcher de savoir ce que Dawsonpréparait.

** *

Tout au long de la nuit, Ted seréveilla et retomba dans lespommes, les médicaments et lacommotion cérébrale le plongeantdans un état semi-comateux, mêmelorsqu’il s’éveillait. Mais lelendemain, vers le milieu de lamatinée, il n’éprouvait plus que dela rage. Envers Abee, parce qu’il

n’arrêtait pas de demander siDawson allait lui tomber dessus ;envers Ella, parce qu’elle n’arrêtaitpas de pleurnicher, de renifler et dese faire du mouron ; et envers tousles membres de sa famille quimarmonnaient dans le couloir, àcroire qu’ils se demandaient s’ilsdevaient craindre aussi pour leurmatricule. Mais, bon, sa rage visaitsurtout Dawson et, allongé dansson lit, Ted s’interrogeait encore surce qui s’était passé au juste. Ladernière chose qu’il se rappelaitavant de se réveiller à l’hosto, c’était

Dawson debout au-dessus de lui,et il mit un bon moment à

comprendre ce qu’Abee et Ella luidisaient. À la fin, les toubibs durentle sangler au lit et menacèrentd’appeler les flics.

Depuis il s’était calmé, parce quec’était le seul moyen de sortir d’ici.Abee se tenait dans le fauteuil etElla sur le lit, à ses côtés. Ellen’arrêtait pas de s’agiter et ça ledémangeait de lui retourner uneballe en travers de la gueule, bienqu’il soit toujours attaché etn’aurait pas pu le faire avec lameilleure volonté du monde. Aulieu de quoi, il testa de nouveau larésistance des sangles en songeantà Dawson. Ce gars allait crever, y

avait pas photo, et Ted se foutaitéperdument de l’avis du toubib àsavoir qu’il devait rester une nuit deplus en observation et se mettraiten danger s’il se levait. Dawsonrisquait de se tirer d’une minute àl’autre. Alors, quand il entendit Ellahoqueter entre deux sanglots, Tedlui balança :

— Dégage ! Faut que je cause àAbee !

Elle s’essuya la figure et quitta lachambre sans un bruit. Lorsqu’elleeut disparu, Ted se tourna vers sonfrangin et lui trouva une gueule paspossible. Il était tout rougeaud etsuait comme un cochon.

L’infection, à coup sûr. C’était Abeequi devait être hospitalisé, pas lui.

— Fais-moi sortir d’ici.Abee tressaillit en se penchant en

avant.— Tu vas te lancer à ses trousses

?— J’ai pas dit mon dernier mot.Abee lui montra son plâtre.— Comment tu vas pouvoir le

choper avec ton bras en miettes ?Alors que t’as pas pu le descendrehier quand t’avais tes deux bras ?

— Ben tu vas venir avec moi,pardi. D’abord, tu vas me ramenerchez moi, histoire que je puisse

récupérer un autre Glock. Ensuite,toi et moi, on va mettre un pointfinal à cette histoire.

Abee s’adossa au fauteuil.— Et pourquoi je voudrais t’aider,

d’abord ?Ted planta son regard dans le

sien, en pensant à toutes lesquestions angoissées que sonfrangin lui avait posées un peu plustôt.

Parce que le dernier truc dont jeme souvienne, avant de tomberdans les pommes, c’est Dawson entrain de me dire que tu serais leprochain.

10

Dawson courait au bord de l’eau,pourchassant sans grandenthousiasme les sternes quiplongeaient dans les vagues. Malgrél’heure précoce, la plage étaitremplie de joggeurs comme lui, degens qui promenaient leur chien etd’enfants qui construisaient deschâteaux de sable. Au-delà de ladune, d’autres personnesprofitaient de la matinée en sirotantleur café, les pieds posés sur labalustrade de leur véranda.

Il avait eu de la chance. À cetteépoque de l’année, les hôtels du

bord de mer affichaient en généralcomplet, et il avait dû passerplusieurs coups de fil avant dedénicher une annulation. Ilsouhaitait trouver une chambredans les parages ou unétablissement à New Bern. Commec’était la ville où se situait l’hôpital,il décida qu’il valait mieux rester àl’écart. Du reste, il allait devoir sefaire oublier. À son avis, Ted n’étaitpas près de lâcher l’affaire.

Malgré ses efforts, Dawson nepouvait s’empêcher de penser aumystérieux homme brun. S’il nes’était pas lancé à sa poursuite, iln’aurait jamais su que Ted se tenait

à l’affût. L’image — le fantôme —lui avait fait signe et Dawson l’avaitsuivi, comme en plein Océan aprèsl’explosion de la plate-forme.

Les deux incidents ne cessaientde le hanter. Il avait peut-être eul’illusion que cet inconnu lui avaitsauvé la vie une première fois, maisà deux reprises ? À présent, ilcommençait à se demander si lesapparitions de l’homme brunn’avaient pas un but plusimportant, comme si Dawson avaitété sauvé pour une raison bienprécise, même s’il ignorait laquelle.

Tout en essayant de chasser cespensées, Dawson accéléra l’allure et

respira plus fort. Il ôta son tee-shirtsans ralentir et s’en servit commed’une serviette pour éponger lasueur de son visage. Il fila vers lajetée au loin, bien résolu à courirplus vite jusqu’à ce qu’il yparvienne. En quelques minutes,les muscles de ses jambes furent enfeu.

Il continua, cherchant à atteindreles limites de son endurance, maisses yeux ne cessaient de fureter iciet là, scrutant les gens alentour, aucas où il apercevrait l’homme brun.

Parvenu à la jetée, il conserva sonallure jusqu’à ce qu’il arrive àl’hôtel. Pour la première fois depuis

des années, il acheva son footing ense sentant plus fatigué qu’au départ.Il se courba, tout en essayant dereprendre son souffle, et n’était pasplus avancé dans ses interrogations.Malgré lui, Dawson éprouvait unprofond changement dans saperception des choses depuis sonarrivée à Oriental. Tout luiparaissait différent désormais. Nonpas à cause des apparitions del’homme brun, de Ted ou du décèsde Tuck. Tout lui semblait différentà cause d’Amanda. Elle nereprésentait plus un simplesouvenir, elle était devenue réelle :une version bien vivante et bien

tangible du passé qui ne l’avaitjamais vraiment abandonné. Plusd’une fois, l’Amanda de sa jeunesselui était apparue en songe et il sedemandait si l’image onirique qu’ilgardait d’elle changerait dans lefutur. Quelle femme deviendrait-elle ? Il n’en savait trop rien. Enrevanche, il était certain qu’encompagnie d’Amanda il se sentaitépanoui comme peu de gens leseraient un jour.

La plage retrouvait son calme :les lève tôt regagnaient leur voiture,et les vacanciers n’étaleraient pasleur serviette avant une heure oudeux. Les vagues se brisaient à un

rythme régulier, le bruit du ressacquasi hypnotique, Dawson fixait lamer et songea à son avenir avecdésespoir. Il avait beau tenir àAmanda, il devait accepter le faitqu’elle était mariée et mère defamille. La première rupture s’étaitrévélée suffisamment pénible àvivre, mais l’idée de voir tout celas’arrêter à nouveau lui parais saitsoudain insupportable. Comme labrise se levait, elle sembla luimurmurer que son temps avecAmanda était compté. Aussi sedirigea-t-il vers le hall d’entrée, enregrettant, la mort dans l’âme, quela situation ne soit pas différente.

** *

Plus elle buvait de café, plusAmanda se sentait solide pouraffronter sa mère. Elles setrouvaient sur la véranda dederrière, qui surplombait le jardin.Le port altier, vêtue comme si elleattendait la visite du gouverneur,Evelyn se tenait assise dans unfauteuil en osier blanc et disséquaitles événements de la veille au soir.Elle semblait prendre un malinplaisir à dénicher de sempiternelscomplots et des sous-entendusaccusateurs dans le ton et lespropos de ses amies pendant le

dîner et le bridge.Grâce à la partie de cartes

prolongée, une soirée qu’Amandapensait voir durer une heure oudeux s’éternisa jusqu’à 22 h 30. À cemoment-là, elle sentait déjàqu’aucune des autres convivesn’avait vraiment envie de rentrerchez elle. Amanda s’était alors miseà bâiller, et impossible pour elle dese souvenir de quoi sa mère parlait.Pour ce qu’elle en savait, lesconversations ne différaient guèrede celles du passé, ou de n’importequelle autre petite ville, d’ailleurs.Ces dames discutaient aussi biendes voisins que de leurs petits-

enfants, du dernier animateur endate chargé de l’étude de la Bible oude la meilleure manière d’accrocherdes tentures, ou encore del’augmentation vertigineuse du prixde la côte de bœuf. Tout ce qu’il yavait de banal, en somme, mais onpouvait faire confiance à sa mèrepour élever la conversation auniveau du débat d’importancenationale, aussi malavisée qu’ellepuisse être. Evelyn pouvait trouvermatière à critiquer ou à faire toutun drame de la plus petite vétille, àtel point qu’Amanda se réjouissaitd’avoir au moins avalé un premiercafé avant qu’Evelyn n’entame sa

litanie de récriminations.D’autant qu’Amanda avait encore

plus de mal à se concentrer parcequ’elle ne cessait de penser àDawson. Elle avait beau tenter de seconvaincre qu’elle contrôlait lasituation, pourquoi alors gardait-elle l’image de l’épaisse chevelurede Dawson sur son col, ou de sasilhouette moulée dans son jean, ouencore du naturel avec lequel ilss’étaient longuement étreints aupremier instant de leursretrouvailles ? Elle était mariéedepuis assez longtemps pour savoirque ces situations se révélaientmoins importantes que la simple

amitié et la confiance, forgées pardes intérêts communs ; quelquesjours passés ensemble après plus devingt ans ne suffisaient pas à créerde tels liens. Il fallait du temps pourqu’une amitié s’installe, et laconfiance s’établissaitprogressivement. Les femmes, sedisait-elle parfois, avaient tendanceà ne voir que ce qu’elles voulaientbien voir chez les hommes, dumoins au début, et Amanda sedemandait si elle n’était pas entrain de commettre cette erreur.Mais tandis que ces questions sansréponse lui traversaient l’esprit, samère ne pouvait garder le silence.

Elle jacassait et jacassait encore...— Tu m’écoutes ? lui lança-t-elle,

interrompant ses pensées.Amanda baissa sa tasse.— Bien sûr.— Je disais que tu devrais

travailler tes annonces au bridge.— Ça faisait des lustres que je

n’avais pas joué.— C’est la raison pour laquelle je

te conseillais de rejoindre un clubou d’en lancer un, répliqua Evelyn.À moins que tu n’aies pas entendu ?

— Désolée. J’ai d’autres chosesen tête aujourd’hui.

— Certes. La petite cérémonie,c’est ça ?

Amanda ignora la pique, car ellen’était pas d’humeur à se disputer— ce que sa mère cherchaitvisiblement, elle le savait. Depuis cematin, Evelyn s’était remontéetoute seule comme un ressort, seservant des accrochages imaginairesde la veille au soir pour justifier soninévitable incursion dans la vieprivée d’Amanda.

— Je t’ai dit que Tuck souhaitaitque ces cendres soient dispersées,expliqua-t-elle en gardant une voixposée. Sa femme, Clara, a elle aussiété incinérée. Peut-être qu’il voyait

là une manière d’être à nouveauréunis.

Sa mère ne parut pas l’entendre.— Que peut-on bien porter pour

une chose pareille ? Ça m’a l’air si...salissant.

Amanda se tourna vers le fleuve.— Aucune idée, maman. Je n’y ai

pas réfléchi.L’expression de sa mère était

aussi rigide et artificielle que celled’un mannequin de cire.

— Et les enfants ? Commentvont-ils ?

— Je n’ai pas eu Jared ou Lynnau téléphone aujourd’hui. Mais aux

dernières nouvelles, ils allaientbien.

— Et Frank ?Amanda prit une gorgée de café,

comme pour gagner du temps. Ellen’avait pas envie de parler de lui.Pas après la dispute qu’ils avaienteue hier soir, celle qui était devenuequasi routinière pour eux et qu’ilaurait sans doute déjà oubliée. Bonsou mauvais, les mariages sedéfinissaient par la répétition.

— Il va bien.Sa mère hocha la tête et attendit

la suite. Amanda se tut.Dans le silence qui suivit, Evelyn

lissa la serviette de table posée surses genoux, avant de poursuivre.

— Alors, comment va se passercette cérémonie ? Vous jetezsimplement les cendres à l’endroitqu’il avait choisi ?

— Quelque chose dans ce goût-là.— A-t-on besoin d’une

autorisation pour se livrer à cegenre de choses ? Ça me déplairaitde savoir que les gens ont le droitd’agir ainsi partout où ça leurchante.

— L’avocat n’en a pas parié, doncj’imagine que les dispositionslégales sont prises. Je suis touchée

que Tuck ait voulu que j’y participe.Sa mère se pencha légèrement en

avant, l’air narquois.— Ah ! c’est vrai, dit-elle. Parce

que vous étiez amis.Amanda se tourna vers elle. Tout

à coup, elle n’en pouvait plus... desa mère, de Frank, de la kyrielled’hypocrisies qui finissaient pardéfinir sa vie.

— Oui, maman, parce qu’on étaitamis. J’appréciais sa compagnie.C’était l’un des êtres les plus gentilsque j’aie jamais connus.

Pour la première fois, sa mèreafficha une mine déconfite.

— À quel endroit cette cérémonieest-elle censée se tenir ?

— En quoi ça t’intéresse ? Il estévident que tu la désapprouves.

— Je me contente de faire laconversation, riposta Evelyn d’unton pincé. Il n’y a pas lieu de temontrer grossière.

— Peut-être que je te paraisgrossière parce que j’ai mal au fondde moi. Ou peut-être que j’attendsencore ton soutien. Même pas un :« Je suis désolée. Je sais qu’ilreprésentait beaucoup pour toi. »C’est en général ce qu’on dit quandquelqu’un de proche s’en va.

— Peut-être que je t’auraisprésenté mes condoléances si, pourcommencer, j’avais été au courantde cette... relation. Mais tu m’asmenti depuis le début.

— Vas-tu un jour cesser det’imaginer que c’est à cause de toique j’ai dû mentir ?

Sa mère leva les yeux au ciel.— Ne sois pas ridicule. Ne me fais

pas dire ce que je n’ai pas dit. Cen’est pas moi qui me rendais là-basen cachette. Tu es la seuleresponsable, pas moi, et chaquedécision entraîne des conséquences.Tu dois apprendre l’accepter laresponsabilité de tes choix.

— Tu ne crois pas que je le sais ?demanda Amanda, se sentantrougir.

— Je pense, répondit sa mère enappuyant sur les mots, que tu peuxte montrer parfois un peu tropégocentrique.

— Moi ? répliqua Amanda enbattant des paupières. Tu metrouves égocentrique ?

— Bien sûr. Tout le monde l’est,jusqu’à un certain point. Je dissimplement que tu l’es quelquefoisun peu trop.

Trop abasourdie pour riposter,Amanda laissa son regard se perdre

dans le vide. Que sa mère — surtoutsa mère ! — puisse émettre ce genrede critique ne faisait qu’alimentersa colère. Dans le monde de samère, les autres n’étaient rienmoins que des miroirs. Amandachoisit ses mots avec soin.

— Je ne pense pas que ce soit unebonne idée d’en parler.

— Eh bien, moi si ! contra Evelyn.— Parce que je ne t’ai pas parlé de

Tuck ?— Non. Parce que je pense que

c’est lié aux problèmes que tu asavec Frank.

Amanda se sentit tressaillir et

puisa dans toute son énergie laforce de ne pas flancher.

— Qu’est-ce qui te fait croire quej’ai des problèmes avec Frank ?

Sa mère conserva un ton neutreet guère chaleureux.

— Je suis davantage au courantque tu ne le penses, et le l'ait que tune nies pas prouve que j’ai raison.Le fait que tu préfères ne pasdiscuter de ce qui se passe entrevous deux ne me contrarie pas. Celavous concerne, Frank et toi, et il n’ya rien que je puisse dire ou fairepour vous aider. Nous le savons toiet moi. Le mariage est unpartenariat, pas une démocratie, ce

qui pose la question de ce que tu asbien pu partager avec Tuck pendanttoutes ces années. A mon humbleavis, ce n’était pas pour le simpleplaisir de lui rendre visite. Tuéprouvais aussi le besoin de teconfier à lui.

Le sourcil en pointd’interrogation, Evelyn laissa saremarque en suspens, et Amanda fitce qu’elle put pour accuser le coup.Sa mère rajusta la serviette de tablesur ses genoux.

— Je présume que tu seras làpour dîner. Tu préfères aller aurestaurant ou rester à la maison ?

b Alors c’est tout ? lâcha

Amanda. Tu me balances tessuppositions et tes accusations,puis tu clos le sujet ?

Sa mère joignit les mains.b Je n’ai pas clos le sujet. C’est

toi qui refuses de l’aborder. Mais àta place, je penserais à ce que jesouhaite vraiment, parce quelorsque tu rentreras chez toi tu vasdevoir prendre certaines décisionsconcernant ton couple. Au final, çafonctionnera ou pas. Et, dans un cascomme dans l’autre, tu seras engrande partie responsable.

Les propos de sa mère serévélaient d’une cruelle évidence. Iln’était pas seulement question

d’elle et de Frank, mais aussi desenfants qu’ils élevaient ensemble.Amanda se sentit subitementépuisée. Tandis qu’elle reposait latasse sur la soucoupe, sa colèrel’abandonna pour ne lui laisserqu’un sentiment de défaite.

— Tu te souviens de la famille deloutres qui s’amusait près de notreponton ? demanda-t-elle enfin, sansattendre de réponse. Quand j’étaispetite ? Chaque fois qu’ellesapparaissaient, papa m’emmenaitles voir au bord de l’eau. Ons’asseyait dans l’herbe et on lesobservait s’éclabousser et sepourchasser. À l’époque, c’étaient à

mes yeux les animaux les plusheureux du monde.

— Je ne vois pas trop le rapportavec ce que nous...

— J’ai revu des loutres,l’interrompit Amanda. L’an dernier,quand on était en vacances, on avisité l’aquarium de Pine KnollShores. Je me faisais une joie devoir leur nouvelle attraction avecdes loutres. J’ai dû raconter àAnnette une bonne dizaine de foisl’histoire de celles qui vivaientderrière chez nous, et elle avait hâtede les découvrir... mais, en arrivantlà-bas, ça n’avait rien à voir avec lesloutres de mon enfance. Elles

étaient bien là, mais dormaient surune corniche artificielle. On a dûrester des heures dans cetaquarium, mais elles ne bougeaientpas. En partant, Annette m’ademandé pourquoi et je n’ai pasvraiment su quoi lui répondre. Maisplus tard, je me suis sentie... triste.Parce que je savais pourquoi cesloutres ne s’amusaient pas.

Amanda passa un doigt sur lebord de sa tasse, avant de croiser leregard de sa mère.

— Parce qu’elles n’étaient pasheureuses. Ces loutres savaientqu’elles ne vivaient pas dans unevraie rivière.

Elles ne comprenaient sans doutepas pourquoi, mais semblaientdeviner qu’elles étaient en cage etne pouvaient s’échapper. Ce n’étaitpas la vie qu’elles étaient censéesmener, ou même qu’ellessouhaitaient, mais elles nepouvaient rien y changer.

Bizarrement, sa mère parutincapable de savoir quoi luirétorquer. Amanda repoussa satasse avant de se lever de table.Comme elle s’éloignait, elleentendit Evelyn s’éclaircir la voix.Amanda se retourna.

— Je présume que ton anecdoten’était pas innocente ? s’enquit sa

mère.Amanda esquissa un piètre

sourire.— En effet, admit-elle d’une voix

douce.

11

Dawson abaissa la capote de laStingray et s’appuya contre le coffreen attendant Amanda. L’air étaitlourd, étouffant, annonciateur d’unorage dans l’après-midi, si bien qu’ilse demanda à tout hasard si Tuckavait un parapluie quelque partdans la maison. C’était peuprobable, Dawson avait autant demal à imaginer Tuck avec un parapluie qu’en robe, mais qui sait ?Tuck lui avait réservé tant desurprises.

Une ombre passa sur la propriétéet Dawson observa un balbuzard

décrire avec paresse de grandscercles dans le ciel, jusqu’à ce que lavoiture d’Amanda apparaisse enfindans l’allée. Il entendit lesgravillons crisser sous les pneustandis qu’elle se garait à l’ombre,près du véhicule de Dawson.

Amanda mit pied à terre, surprisede le voir arborer un pantalon noiret une chemise blanche immaculée,tout en se disant que l’ensemble luiallait à merveille. Avec sa veste,qu’il tenait négligemment surl’épaule, Dawson semblait presquetrop séduisant pour être honnête, cequi rendait les propos de sa mèred’autant plus prémonitoires.

Amanda prit une profondeinspiration en se demandantcomment le saluer.

— Je suis en retard ? lança-t-elleen marchant vers lui.

Dawson la regarda s’approcher.Même à quelques pas, les rayons dusoleil matinal illuminaient le bleuprofond de ses yeux, telles les eauxmiroitantes d’un lac cristallin.

Elle portait un tailleur pantalonnoir et un chemisier de soie sansmanches, avec un médaillon enargent autour du cou.

— Pas du tout, répondit-il. je suisvenu tôt pour m’assurer que la

voiture soit fin prête.— Verdict ?— Eh bien, celui qui l’a réparée

connaissait bien son affaire !Elle sourit en arrivant à sa

hauteur et, cédant à une impulsion,l’embrassa sur la joue. Dawsonparut ne pas trop savoir commentréagir et elle-même se sentait aussiconfuse que lui, tandis que lesparoles de sa mère résonnaientencore dans sa tête. Comme pouroublier celles-ci, Amanda désigna laStingray.

— Tu as abaissé la capote ?— J’ai pensé qu’on pourrait

l’utiliser pour aller à Vandemere.— Elle ne nous appartient pas.— Je sais. Mais je dois rouler

avec pour vérifier que toutfonctionne. Crois-moi, sonpropriétaire voudra savoir si toutest en ordre, avant de la récupérer.

— Et si elle tombe en panne ?— Aucun risque.— Tu en es sûr ?— Certain.Elle eut un petit sourire ironique.— À quoi bon faire un essai de

route, alors ?Il écarta les bras, l’air vaincu.

— OK, peut-être que j’ai toutbonnement envie de la conduire.C’est presque un péché de laissercroupir une voiture pareille dans ungarage, surtout que le proprio n’ensaura rien et que les clés sont sur lecontact.

— Euh... laisse-moi deviner... Unefois de retour, on la mettra sur caleset on roulera en marche arrière,histoire de faire tourner lecompteur à l’envers, non ? Commeça, le proprio n’y verra que du feu ?

— Ça m’étonnerait.— Je sais bien. Je l’ai découvert

da n s La Folle Journée de FerrisBueller, répliqua-t-elle d’un air

narquois.Il se pencha légèrement en

arrière et prit le temps d’admirer satoilette.

— Au fait, tu es magnifique.Elle sentit une bouffée de chaleur

l’envahir et se demanda si ellecesserait jamais de rougir en saprésence.

— Merci, dit-elle en ramenantune mèche de cheveux derrière sonoreille, tandis qu’elle l’examinait àson tour, maintenant toutefois unecertaine distance entre eux. Je necrois pas t’avoir déjà vu en costume.C’est un neuf ?

— Non, mais je ne le porte passouvent. Uniquement pour lesgrandes occasions.

— Je pense que Tuck auraitapprécié. Qu’as-tu fait de beau hiersoir, finalement ?

Il songea à Ted et auxévénements de la veille, y compris àson installation en bord de mer.

— Rien de génial. Et ton dîneravec ta mère ?

— Sans grand intérêt, réponditAmanda. (Elle se pencha dans lavoiture et passa la main sur levolant, avant de le regarder ànouveau.) Mais on a eu une

conversation intéressante ce matin.— Ah ouais ?Elle hocha la tête.— Ça m’a fait réfléchir à ces

derniers jours. À moi, à toi... à lavie. Tout ça. Et en roulant jusqu’ici,j’ai réalisé que j’étais contente queTuck ne t’ait jamais parlé de moi.

— Pourquoi tu dis ça ?— Parce que, hier, quand on était

dans le garage... hésita-t-elle, enquête des mots les plus justes. Jepense que j’ai dépassé les bornes.Dans ma manière d’agir, je veuxdire. Et je tiens à te présenter mesexcuses.

— Pourquoi donc ?— C’est difficile à expliquer. En

fait, je...Comme la voix d’Amanda

s’estompait, Dawson s’approcha.— Ça va ?— J’en sais rien. Je ne sais plus

rien de rien. Quand on était jeunes,tout semblait tellement plus simple.

— Qu’est-ce que tu essayes de medire, au juste ?

Elle planta son regard dans lesien.

— Il faut que tu comprennes queje ne suis plus la fille que j’étais. Jesuis épouse et mère maintenant et,

comme tout le monde, je ne suispas parfaite. Je me bats avec leschoix que je fais et je commets deserreurs, sans compter que la moitiédu temps je me demande qui je suisvraiment ou ce que je fabrique, oumême si ma vie a encore un sens.Je n’ai rien d’extraordinaire,Dawson, sache-le. Tu doiscomprendre que je suis juste...quelqu’un de banal.

— Détrompe-toi.Malgré son expression peinée,

elle poursuivit sur sa lancée :— C’est ce que tu crois, je sais.

Mais je suis une femme ordinaire.Et le problème, c’est qu’il n’y a rien

de banal dans toute cette histoire.Je ne suis absolument pas dansmon élément. J’aurais quand mêmeaimé que Tuck fasse allusion à toi,ne serait-ce que pour que je puisseme préparer à ce week-end. (Sanss’en rendre compte, elle avait portéla main à son médaillon.) Je nesouhaite pas commettre une erreur.

Dawson se dandina d’un pied surl’autre, comprenant tout à fait oùelle voulait en venir. C’était l’unedes raisons pour lesquelles il l’avaittoujours aimée, même s’il savaitqu’il ne pouvait dire ces mots à voixhaute. Elle n’avait certes pas enviede les entendre. Il reprit donc la

parole le plus gentiment du monde.— On a discuté, dîné, évoqué des

souvenirs, c’est tout, observa-t-il.Tu n’as rien fait de mal.

— Mais si, riposta-t-elle dans unsourire qui masquait difficilementsa tristesse. Je n’ai pas dit à mamère que tu étais là. Et encoremoins à mon mari.

— T’as envie de leur en parler ?s’enquit Dawson.

C’était la vraie question, non ?Inconsciemment, sa mère la luiposait. Amanda savait ce qu’elledevait répondre mais, là,maintenant, impossible de

prononcer les mots. Au lieu de quoielle se surprit à secouer lentementla tête.

— Non... murmura-t-elle enfin.Dawson parut deviner la frayeur

qui s’empara d’elle à cet aveu, car illui prit la main.

— Allons à Vandemere, dit-il.Tâchons de rendre hommage àTuck, OK ?

Amanda acquiesça et se laissaaller à ce geste à la fois doux etempressé, sentant qu’une autrepartie d’elle-même l’abandonnait.Elle commençait à admettre qu’ellene contrôlait plus tout à fait ce qui

risquait de se passer par la suite.*

* *Dawson l’entraîna de l’autre côté

du véhicule et lui ouvrit la portière.Un peu étourdie, Amanda prit place,pendant qu’il allait récupérer l’urnecontenant les cendres de Tuck danssa voiture. Il déposa l’urne avec saveste derrière le siège conducteurde la Stingray, puis se mit au volant.Après avoir pris les indications pourle trajet, Amanda glissa aussi sonsac derrière son siège.

Dawson appuya plusieurs fois surla pédale d’accélérateur avant de

tourner la clé de contact, et lemoteur se mit à rugir. Il l’emballaun peu, le véhicule vibralégèrement. Quand le moteur tint leralenti, Dawson sortit du garage etroula en douceur sur l’allée enévitant les nids-de-poule.

Le vrombissement s’atténua àpeine lorsqu’ils partirent endirection d’Oriental, qu’ilstraversèrent avant de s’engager surl’autoroute tranquille.

Tandis qu’Amanda s’installait àson aise, elle reconnut de coin del’œil la posture habituelle deDawson, une seule main sur levolant, ce qui la replongea

douloureusement dans son passé.C’était en conduisant qu’il sedétendait le mieux, et elle retrouvachez lui cette sensation comme ilchangeait de vitesse, en voyant lesmuscles de son avant-bras secontracter puis se détendre.

Alors que la voiture accélérait, lescheveux d’Amanda volaient danstous les sens et elle les disciplina enimprovisant une queue-de-cheval. Ily avait trop de bruit pour qu’ilspuissent discuter, mais ça luiconvenait. Amanda était ravie de seretrouver seule à réfléchir dans soncoin, seule avec Dawson et, àmesure que les kilomètres

défilaient, elle sentit son angoissese dissiper peu à peu, commeemportée par le vent.

Dawson adopta une allure decroisière, même si la route quasidéserte semblait leur appartenir. Iln’était pas pressé, et elle non plus.Amanda roulait en compagnie d’unhomme qu’elle avait aimé autrefois,vers une destination qui leur était àtous deux inconnue, alors que l’idéemême lui aurait paru absurdequelques jours plus tôt. C’étaitcomplètement fou, inimaginable,mais également excitant. Unecourte parenthèse dans sa vie. Ellen’était plus l’épouse, la mère ou la

fille ; et, pour la première foisdepuis des années, Amanda sesentait presque libre.

Mais elle avait toujours éprouvécette liberté en présence de Dawsonet, tandis qu’il conduisaitnonchalamment, elle l’observa à ladérobée et tenta d’évoquerquelqu’un qui, même de loin,pouvait lui ressembler. La douleuret la tristesse se lisaient dans lesrides au coin de ses yeux,l’intelligence aussi, et Amanda sedemanda malgré elle quel genre depère il aurait été. Un bon père, sansconteste. Celui qui ne rechigne pasà faire des passes de base-ball avec

son fils des heures durant ou àaider sa fille, mêmemaladroitement, à tresser unenatte. L’idée même lui paraissaitétrangement séduisante et presquetaboue.

Lorsque Dawson lui lança unregard, elle sut qu’il songeait à elleet se demanda alors combien denuits elle avait occupé ses pensées,quand il se trouvait sur sa plate-forme pétrolière. Dawson, à l’instarde Tuck, comptait parmi les rarespersonnes qui ne pouvaient aimerqu’une fois, et la séparation nefaisait que renforcer leurssentiments. Deux jours plus tôt,

cette prise de conscience l’auraitdécoucertée, mais elle comprenaitdésormais qu’aucun autre choixn’était possible pour Dawson. Aprèstout, l’amour en disait toujoursdavantage sur celui qui l’éprouvaitque sur l’objet de son affection.

Une brise méridionale se leva,charriant avec elle les effluves dugrand large, et Amanda ferma lesyeux en s’abandonnant au plaisir del’instant. Lorsqu’ils par vinrent auxabords de Vandemere, Dawsondéplia le bout de papier qu’Amandalui avait donné, et le parcourutrapidement avant de hocher la têted’un air entendu.

Vandemere constituait tout auplus un hameau de quelquescentaines d’âmes. Amandadécouvrit en le traversant desmaisons éparpillées et une petitesupérette dotée d’une pompe àessence. Une minute plus tard,Dawson obliqua dans un chemin deterre défoncé. Elle ignoraitcomment il avait pu le repérerderrière la prolifération d’herbesfolles qui le dissimulaient presquedepuis la grand-route. Il négociaprudemment chaque virage, enévitant les troncs pourris des arbresdéracinés par les orages et ensuivant le paysage légèrement

escarpé. Le moteur, qui rugissaittant sur l’autoroute, paraissaitréduit au silence, comme étouffépar la végétation luxuriante qui lesenvahissait de tous côtés. Lechemin se rétrécit encore à mesurequ’ils avançaient, et des branchesbasses drapées de mousseespagnole effleuraient la voiture aupassage. Une profusion d’azaléessauvages flétries se disputait lalumière avec la vigne kudzuobscurcissant la vue de part etd’autre.

Dawson redoublait de prudencepour éviter d’érafler la peinture dela carrosserie. Au-dessus d’eux, le

soleil jouait à cache-cache avec lesnuages, assombrissant parintermittence la verdureenvironnante.

L'allée s’élargit légèrement aprèsun nouveau tournant, puis unsecond.

— C’est dingue, observa Amanda.Tu es sûr qu’on ne s’est pastrompés ?

— D’après le plan, on est au bonendroit.

— Pourquoi c’est si loin de lagrand-route ?

Aussi perplexe qu’elle, Dawsonhaussa les épaules mais, après avoir

négocié un ultime virage, il freinad’instinct et s’arrêta, tandis que laréponse à leurs interrogationss’offrait soudain à leurs yeux.

12

Le chemin aboutissait à unepetite maison de campagne, nichéeau cœur d’une clairière de chênesverts ancestraux. La bâtisse érodée,dont la peinture s’écaillait et dontles volets commençaient à noircirsur les bords, s’ornait en façaded’une petite terrasse en pierreencadrée de deux colonnesblanches, l’une d’elles disparaissantsous les plantes grimpantes quimontaient jusqu’au toit. Une chaisemétallique trônait dans un coin,tandis qu’un pot de géraniumsajoutait une note colorée à cette

symphonie de verdure.Toutefois, leurs yeux furent

inévitablement attirés par les fleurssauvages. On en dénombrait desmilliers, véritable feu d’artificevégétal qui explosait jusqu’auxmarches du perron : un océan derouge, d’orange, de mauve, de bleuet de jaune ondoyant dans la briselégère. Des centaines de papillonsvoletaient dans la prairie baignée desoleil. À peine visible parmi les lyset les glaïeuls, une modeste clôtureen bois entourait le champ.

Amanda regarda Dawson d’un airémerveillé, puis se tourna denouveau vers le pré fleuri. L’endroit

évoquait une vision onirique duparadis. Elle se demanda en quellescirconstances Tuck avait planté cesmerveilles, puis songea aussitôtaprès qu’il avait dû semer ces fleurssauvages pour

Clara, afin d’exprimer à samanière tout ce qu’elle représentaità ses yeux.

— Incroyable ! s’extasia-t-elle.— T’étais au courant ? demanda

Dawson, tout aussi époustouflé.— Non. C’était leur jardin secret.En disant cela, l’image bien

distincte de Clara assise sur laterrasse lui apparut, avec celle de

Tuck adossé à une colonne et sedélectant de la beauté enivrante duchamp de fleurs sauvages. Dawsonlâcha enfin la pédale de frein et lavoiture s’approcha de la maison, lescouleurs alentour se mêlant commeles taches de peinture d’un tableauvivant et éclatant de lumière.

Après s’être garés près de lademeure, ils descendirent,continuant à s’imprégner du cadreenchanteur. Un sentier tortueuxleur apparut entre les fleurs.Fascinés, ils le foulèrent sous le cielaux nuages épars. Le soleil ressurgitet Amanda sentit sa chaleurdisséminer les mille et une

fragrances qui l’entouraient. Tousses sens lui semblaient décuplés,comme si la journée lui étaitentièrement dévolue.

Marchant à ses côtés, Dawsons’enhardit à lui prendre la main.Elle le laissa faire, jugeant le gestedes plus naturels, et s’imaginapouvoir retrouver la trace de sesannées de labeur dans les callositésde sa paume dont le contact n’endemeurait pas moins d’une douceurextrême. Amanda comprit alorsavec certitude que Dawson luiaurait créé un jardin aussi fabuleuxsi elle l’avait souhaité.

« Pour toujours », avait-il gravé

sur l’établi de Tuck. Une promessed’adolescent, rien de plus, mais luiavait été capable de la tenir.Amanda en percevait toute la forceà présent, laquelle comblait ladistance qui les séparait, comme ilscheminaient parmi les fleurs.Quelque part au loin, elle entenditle tonnerre gronder et éprouval'étrange impression qu’il l’appelait,l’invitait à tendre l’oreille.

Son épaule effleura celle deDawson et son cœur battit aussitôtla chamade.

— Je me demande si ces Heursrepoussent d’elles-mêmes ou s’ildevait les semer chaque année, dit-

il d’un air songeur.Les paroles de Dawson

arrachèrent Amanda à sa rêverie.— Les deux, répondit-elle d’une

voix insolite dont elle fut lapremière étonnée. J’en reconnaiscertaines.

— Alors il est venu plus tôt dansl’année ? Pour faire ses semis ?

— Sans doute. J’ai aperçu desombelles. Ma mère en a dans sonjardin et elles meurent à l’arrivée del’hiver.

Ils passèrent les minutessuivantes à flâner sur le sentier,pendant qu’Amanda lui nommait

les plantes annuelles qu’elleconnaissait : marguerites jaunes,plumes du Kansas, volubilis, asters,lesquelles alternaient avec desplantes vivaces comme lesmyosotis, chapeaux mexicains, etautres coquelicots. Le jardin nesemblait pas obéir à un agencementquelconque, comme si Dieu etDame Nature avaient décidé de n’enfaire qu’à leur tête. Mais cecaractère sauvage ne faisait querehausser la beauté de l’ensembleet, tandis qu’ils se promenaientdans cette débauche de couleurs,Amanda se réjouissait d’être encompagnie de Dawson pour

partager un tel bonheur.Le vent se leva et rafraîchit

l’atmosphère en apportantdavantage de nuages. Elle regardaDawson lever les yeux vers le ciel.

— L’orage approche, observa-t-il.Je devrais sans doute recapoter lavoiture.

Amanda hocha la tête, mais nelui lâcha pas la main. Une partd’elle-même craignait qu’il ne la luireprenne pas, qu’il n’en ait plusl’occasion. Mais il disait vrai : le ciels’assombrissait.

— Je te retrouve dans la maison,annonça-t-il en retirant comme à

regret sa main.— Tu penses que la porte n’est

pas verrouillée ?— Je serais prêt à le parier, dit-il

en souriant. Je te rejoins dans uneminute.

— Tu veux bien prendre mon sac,dans la foulée ?

Il acquiesça et elle le regardas’éloigner, se rappelant qu’autrefoiselle avait été amoureuse de lui.Tout avait commencé comme uneidylle adolescente, du genre qui lapoussait à gribouiller le prénomDawson sur ses cahiers de cours,alors qu’elle était censée faire ses

devoirs. Personne, pas même lui, nesavait que ce n’était pas par hasards’ils s’étaient retrouvés en binômepour le cours de chimie. Quand leprofesseur avait demandé auxélèves de former des duos derrièrechaque paillasse du labo, elle avaitdemandé l’autorisation d’aller auxtoilettes et, à son retour, Dawson seretrouvait comme d’habitude toutseul. Ses amies lui avaient décochédes regards affligés, alors qu’aufond d’elle-même Amanda était toutexcitée de passer du temps avec cegarçon paisible et énigmatique qui,à sa manière, paraissait plus matureque les autres.

À présent qu’elle le regardaitfermer la voiture, l’histoire semblaitse répéter et Amanda éprouvait lamême émotion. Il y avait quelquechose chez Dawson qu’elle seuleparvenait à comprendre, un lien quilui avait manqué pendant toutes cesannées de séparation. Et elle savaitqu’en un sens elle l’avait attendu,tout comme lui l’avait attendue.

Elle ne pouvait envisager de neplus le revoir, le laisser devenir àjamais un simple souvenir. Ledestin — en la personne de Tuck —était intervenu et, en approchant dela demeure, Amanda savait que toutcela n’arrivait pas sans raison, mais

signifiait forcément quelque chose.Si le passé n’existait plus, l’avenirdemeurait leur seule et uniquepossession.

** *

Comme Dawson l’avait prédit, laporte d’entrée n’était pas fermée àclé. En pénétrant dans lamaisonnette, Amanda compritaussitôt qu’il s’agissait du refuge deClara.

On avait beau retrouver le mêmeplancher en pin éraflé, les cloisonsen cèdre et l’agencement quasiidentique de la demeure d’Oriental,

le canapé accueillait en revanchedes coussins aux couleurs vives, etles murs des photos en noir et blancsavamment disposées. Les cloisonsétaient poncées et peintes en bleuciel et, grâce aux baies vitrées, lalumière naturelle inondait la pièce.Il y avait aussi deux bibliothèquesencastrées, où les livres alternaientavec des figurines en porcelaine,collectionnées à l’évidence par Claraau fil des années. Un plaid enpatchwork raffiné était posé sur ledossier d’un fauteuil, et pas lemoindre grain de poussière nerecouvrait les guéridons de stylecampagnard. Les lampadaires se

dressaient de part et d’autre dusalon, tandis qu’on découvrait dansun coin une version réduite de laphoto d’anniversaire de mariage, àcôté de la radio.

Derrière elle, Amanda entenditDawson entrer. Il se tint dansl’embrasure, sa veste et le sacd’Amanda à la main, et les motssemblaient lui manquer.

Elle-même ne put dissimuler sastupéfaction.

— Incroyable, non ?Il promena lentement son regard

dans la pièce.— Je me demande si je ne me

suis pas trompé de maison.— Ne t'inquiète pas, le rassura-t-

elle en montrant la photo. On est aubon endroit. Mais c’était àl’évidence le royaume de Clara etpas celui de Tuck. Et il a dû leconserver tel quel.

Dawson posa sa veste sur ledossier d’un fauteuil, et le sacd’Amanda sur l’assise.

— Je crois bien n’avoir jamais vula maison de Tuck aussi proprette.J’imagine que Tanner a dû engagerquelqu’un pour faire le ménageavant notre arrivée.

Bien sûr, se dit Amanda. Elle se

rappela avoir entendu l’avocat direqu’il prévoyait de venir sur place, enstipulant que tous deux devaientattendre le lendemain poureffectuer leur visite. La porte nonverrouillée confirmait ses soupçons.

— Tu as déjà vu les autres pièces? s’enquit Dawson.

— Pas encore. J’étais tropoccupée à chercher où Clarapermettait à Tuck de s’asseoir. C’estclair qu’elle ne l’a jamais laisséfumé dans la maison.

— Voilà qui explique la présencede la chaise sur la terrasse,répliqua-t-il en désignant la porteouverte derrière lui.

— Même après le décès de Clara ?— Il devait avoir peur que son

fantôme se pointe et lui remonte lesbretelles, si par malheur il allumaitune cigarette !

Elle sourit et ils firent le tour dupropriétaire, s’effleurant l’un l’autretandis qu’ils parcouraient le séjour.Comme dans la demeure d’Oriental,la cuisine se situait à l’arrière etdonnait sur le cours d’eau, mais iciaussi c’était le domaine de Clara,depuis les placards blancs auxmoulures délicates jusqu’aucarrelage bleu et blanc de lacrédence murale. Une théière étaitposée sur la cuisinière, et un vase

garni de fleurs sauvages sur le plande travail. Une table nichée sous lafenêtre accueillait deux bouteillesde vin, du rouge et du blanc,accompagnées de deux verresétincelants.

— Il devient prévisible,commenta Dawson.

Elle haussa les épaules.— On ne va quand même pas s’en

plaindre.Ils admirèrent alors en silence la

vue sur la Bay River. Comme ils setenaient côte à côte, Amanda sedélecta de cette quiétude familièrequi la réconfortait. Elle entendait

Dawson respirer paisiblement à sescôtés et dut réprimer son envie delui reprendre la main. Tacitement,ils se détournèrent de la fenêtre etcontinuèrent leur visite.

En face de la cuisine, se trouvaitune chambre à coucher avec un lit àbaldaquin. Les rideaux étaientblancs et la commode ne présentaitaucune éraflure, contrairement aumobilier de Tuck à Oriental. Unelampe en cristal ornait chaque tablede chevet, et un paysageimpressionniste décorait le mur,face au placard.

Contiguë à la chambre, une sallede bains avec une baignoire aux

pieds en griffe, comme Amanda enavait toujours voulu. Un miroirancien était suspendu au-dessus dulavabo, et elle entrevit son reflet àcôté de celui de Dawson ; c’était lapremière fois qu’elle se voyait aveclui depuis son retour à Oriental.L’idée lui traversa alors l’espritqu’ils n’avaient jamais pris de photode leur couple dans leur jeunesse.Ils en parlaient certes à l’époque,mais ne s’étaient jamais décidés àpasser à l’acte.

Elle le regrettait à présent, encorequ’elle se demandait ce qu’elle enaurait fait. Aurait-elle oublié lecliché au fond d’un tiroir pour

tomber dessus par hasard tous lesdeux ou trois ans ? Ou l’aurait-ellerangé dans un endroit bienparticulier, connu d’elle seule ?Impossible à savoir... mais la simplevision du visage de Dawson à côtédu sien dans le miroir lui procuraitun sentiment d’intimité. Cela faisaitbien longtemps qu’elle ne s’étaitpas sentie séduisante en présenced’un homme, c’était pourtant le casà présent. Elle savait que Dawsonl’attirait, appréciait de le voirpromener son regard sur elle, sansoublier sa grâce athlétique et leurcompréhension mutuelle quasiinstinctive, dont elle avait

parfaitement conscience. En deuxjours à peine, Amanda lui avaitaccordé d’instinct sa confiance etrestait persuadée de pouvoir toutlui confier. Certes, ils s’étaient unpeu chamaillés le premier soir, puisle lendemain au sujet des Bonner,mais leurs propos témoignaientd’une sincérité sans artifice. Iln’existait aucun sens caché, aucunevolonté secrète de se juger l’unl’autre. Et leurs désaccords s’étaientévanouis aussi vite qu’ils avaientéclaté.

Amanda continuait de dévisagerDawson dans la glace.

Il se tourna et surprit son regard.

Il ramena alors doucement enarrière une mèche qui étaitretombée devant les yeuxd’Amanda. Puis il s’en alla, lalaissant avec la certitude que sa vieavait déjà changé de manièreirrévocable et inimaginable, endépit des conséquences qui enrésulteraient.

** *

Après avoir récupéré son sac ausalon, Amanda retrouva Dawsondans la cuisine. Il avait ouvert unebouteille de vin et rempli les deuxverres. Il lui en tendit un et ilsregagnèrent sans un mot la

terrasse. À l’horizon, de sombresnuages s’approchaient,accompagnés d’une légère brume.Sur la pente boisée menant à la BayRiver, le feuillage prenait uneprofonde nuance de vert.

Assise auprès de lui sur lesmarches du perron, Amanda posason verre et farfouilla dans son sac.Elle sortit deux des trois lettres, luitendit celle portant le nom deDawson et garda l’autre sur sesgenoux, à savoir celle qu’ils étaientsupposés lire avant de procéder à lacérémonie. Elle observa Dawsonplier sa missive, avant de la glisserdans sa poche.

Amanda lui présenta alorsl’enveloppe vierge.

— Tu te sens prêt ?— Plus que jamais.— Tu veux l’ouvrir ? On est

censés la lire avant, tu sais ?— Non, vas-y, dit-il. Je la lirai à

tes côtés.Amanda décacheta l’enveloppe,

puis sortit la lettre qu’elle déplia endouceur. Elle fut alors frappée parl’écriture griffonnée. Ici et là, desmots étaient raturés, tandis que lacalligraphie tremblante reflétaitl’âge avancé de Tuck. La longuemissive ne comptait pas moins de

trois pages recto verso, à tel pointqu’elle se demanda combien detemps il avait mis à la rédiger. Lalettre était datée du 14 février del’année en cours. Une date toutindiquée, en somme.

— On y va ? répéta Amanda.Comme Dawson acquiesçait,

Amanda se pencha en avant et tousdeux commencèrent leur lecture.

Amanda et Dawson,Merci d’être venus. Et merci

d’accomplir tout ça pour moi. Je nesavais pas à qui d’autre le

demander.Je ne suis pas doué pour la

littérature, alors j’imagine que lemieux est de commencer enprécisant qu’il s'agit d'une histoired’amour. Celle de Clara et moi, jeveux dire. Et si je suppose que jepourrais vous ennuyer en vousracontant en détail comment je luiai fait la cour ou les premièresannées de notre mariage, notrevéritable histoire — la partie quivous intéresse — a débuté en 1942.A l’époque, on était mariés depuistrois ans et elle avait déjà fait sapremière fausse couche. J'aicompris à quel point elle en avait

souffert et j’en ai souffert aussi,parce que je ne pouvais rien y faire.Les épreuves éloignent les gens. Oubien elles les rapprochent, commece fut notre cas.

Mais je m'égare... Ça arrivesouvent quand on vieillit, d'ailleurs.Vous verrez un jour...

C'était donc en 1942 et, pournotre anniversaire de mariage,cette année-là, on est allés voir Pourmoi et ma mie, avec Gene Kelly etJudy Garland. C’était la premièrefois qu’elle et moi on allait aucinéma, et on a dû se rendre envoiture jusqu’à Raleigh pour voir lefilm. A la fin, une fois les lumières

rallumées, on est restés assis surnos fauteuils et on a repensé aufilm. Je doute que vous l'ayezjamais vu et je ne vais pas vousembrouiller avec les détails, encoreune fois, mais sachez que c'estl’histoire d’un homme qui se blessevolontairement pour éviter departir au front à l’époque de laGrande Guerre. Ensuite, il doit denouveau courtiser ta femme qu'ilaime, d'autant qu’elle le prend àprésent pour un lâche. Il se trouveque je venais alors de recevoir malettre de mobilisation dans l'arméede terre, si bien que je me sentais unpeu concerné par ce que le film

évoquait, vu que moi non plus je nevoulais pas quitter ma bien-aiméepour partir à la guerre, mais ni elleni moi ne voulions y penser. Au lieude ça, on a préféré parler de lachanson du générique, qui portaitle même titre que le film. C’était laritournelle la plus chouette et laplus entraînante qu’on ait jamaisentendue. Sur le trajet du retour, onl’a chantée encore et encore. Et unesemaine plus tard, je m’enrôlaisdans la marine.

C’est un peu bizarre puisque,comme je vous l’ai dit, j’allaisrejoindre l’armée de terre, etsachant ce que je sais maintenant,

l’US Army m'aurait sans doutemieux convenu, vu que je suisplutôt doué avec les moteurs et queje ne savais pas nager. Peut-êtrebien qu’on m'aurait affecté au parcde matériel, où j'aurais pum'assurer que les camions et lesJeeps pouvaient rouler aux quatrecoins de l'Europe. L'armée de terrene peut pas faire grand chose si sesvéhicules sont pas fichus d'avancer;pas vrai ? Mais j'avais beau être ungars de la campagne, je savais quel'US Army nous affectait là où bonlui semblait, et à l'époque les genssavaient bien que c'était plus qu'unequestion de temps avant qu'on aille

en Europe pour de bon. IkeEisenhower venait de débarquer enAfrique du Nord. Ils avaient besoind’une infanterie, de troupes sur leterrain, et même si ça ne medéplaisait pas de m’attaquer àHitler, l'idée de rejoindrel'infanterie ne m'enchantait pasvraiment.

Au bureau d’incorporation, il yavait cette affiche sur le mur quidisait : « Devenez artilleur.Engagez-vous dans la marine. » Ony voyait un marin torse nu quichargeait une torpille, et disons queça m'a interpellé. Je me suis dit quec’était dans mes cordes, alors je me

suis présenté au bureau de la Navy,pas à celui de l’US Army, et j’aisigné sur-le-champ. Quand je suisrentré à la maison, Clara a pleurépendant des heures. Ensuite, ellem’a fait promettre de revenir. Et j’aipromis que je reviendrais.

J’ai donc suivi l'entraînement debase et fait l’école d’artilleurs. Puis,en novembre 1943, on m’a affecté àl'USS Johnston, un contre-torpilleur au large du Pacifique. N’écoute pas ceux qui vous disent queservir dans l’US Navy, c’était moinsdangereux que l’US Army ou lamarine. Ou moins terrifiant. On abeau avoir de bons réflexes, on

reste à la merci du vaisseau, parceque s’il coulait, eh bien on mourait.Si on basculait par-dessus bord, onmourait, parce que aucune desescortes n’aurait pris le risque des’arrêter pour nous porter secours.Impossible de se sauver, impossiblede se cacher, et l’idée de ne rienpouvoir contrôler se glissait alorsdans votre tête et y restait. De toutle temps que j’ai passé dans lamarine, j'ai jamais eu aussi peur dema vie. Des bombes et de la fuméepartout, des incendies sur le pont !Sans compter les canons quigrondent, et ça fait un de ces raffutde tous les diables ! Dix fois plus

fort que le tonnerre, peut-être, et jesuis encore loin du compte.Pendant les grandes batailles, lesavions Zéro japonais n'arrêtaientpas de mitrailler le pont en rase-mottes et ça ricochait de tous lescôtés. El pendant ce temps, ondevait continuer à faire notreboulot, comme si de rien n'était.

En octobre 1944, on croisait aularge de Samar et on se tenait prêtspour l'invasion des Philippines. Onavait treize vaisseaux dans notreunité, ce qui paraît beaucoup, maisà part le porte-avions, la plupartn'étaient que des contre-torpilleurset des escortes, si bien qu'on n'avait

pas une puissance de tir énorme.Puis voilà qu'à l'horizon onaperçoit la flotte japonaise qui vientdans notre direction. Quatrecuirassés, huit croiseurs, onzecontre-torpilleurs, bien décidés ànous envoyer au fond de l’eau. J’aientendu quelqu’un qui disait qu'onétait comme David contre Goliath,sauf qu'on n’avait même pas delance-pierre. Et c’était ça, à peu dechose près. Nos canons nepouvaient même pas les atteindrequand on a ouvert le feu. Alorsqu'est-ce qu'on a fait ? En sachantqu'on n'avait pas la moindrechance ? On s’est lancés dans la

mêlée. Depuis, c’est devenu labataille du golfe de Leyte. On leur afoncé droit dessus. On a été lepremier vaisseau à ouvrir le feu, lepremier à lancer de la fumée et destorpilles, et on a descendu uncontre-torpilleur et un cuirassé. Ona causé pas mal de dégâts aussi.Mais comme on se trouvait aufront, on a été les premiers à couler.Une paire de croiseurs ennemis sesont approchés et on a plongé. Il yavait 327 hommes à bord et 186,dont certains étaient des amisproches, sont morts ce jour-là. J'aifait partie des 141 rescapés.

Je parie que vous vous demandez

pourquoi je vous raconte tout ça —et vous devez vous dire que jeradote encore —, alors je ferais biend’en venir au fait. À bord du canotde sauvetage, alors que la bataillefaisait rage autour de nous, je mesuis rendu compte que je n’avaisplus peur. Tout à coup, j’ai comprisque j’allais m’en tirer parce que jesavais que Clara et moi on avaitencore pas mal de belles annéesdevant nous, et un immensesentiment de paix m’a envahi. Vouspouvez mettre ça sur le compte dutraumatisme, si ça vous chante,mais moi je sais bien ce que j’airessenti et, là-bas, sous le ciel en

feu, avec la fumée de canon de touscôtés, je me suis souvenu de notreanniversaire de mariage au ciné etme suis mis à chanter Pour moi etma mie, comme Clara et moil'avions fait et rentrant de Raleighen voiture. Bon sang, je braillais àm'en éclater les poumons, comme sij'en avais strictement rien à faire,parce que je savais que, d’unecertaine manière, Clara pouvaitm'entendre et comprendrait quellen'avait pas besoin de s’inquiéter. Jelui avais fait une promesse, voussavez. Et rien, pas même unebataille dans le Pacifique, n'auraitpu m'empêcher de la tenir !

Ça paraît insensé, je sais. Maiscomme je vous le disais, j'ai faitpartie des rescapés. Au printempssuivant, on m'a réaffecté à unnavire pour transporter desmarines à Iwo Jima. J'ai pas eu letemps de souffler que la guerre étaitfinie et je suis rentré au pays, je n'aipas parlé de la guerre à mon retour.Impossible. Pas un mot. C'était toutbonnement trop pénible, et Clara l'abien compris. Alors, petit à petit,notre vie a repris son cours. En1955, on a commencé à bâtir lamaisonnette de Vandemere. je mesuis chargé de la plupart destravaux. Un après-midi, après avoir

fini ma journée, je me suisapproché de Clara qui tricotait àl’ombre... et je l’ai entendue chanterPour moi et ma mie.

Je suis resté pétrifié, et tous lessouvenirs de la bataille me sontrevenus d'un coup. Ça faisait deslustres que je n'avais plus pensé àcette chanson, et je n'avais jamaisdit à Clara ce qui s’était passe dansle canot de sauvetage, ce fameuxjour. Mais elle a dû sentir quelquechose parce qu’elle a levé la têtevers moi.

« Ça remonte à notreanniversaire de mariage de 42, m'a-t-elle dit avant de revenir à son

tricot. Je ne t’ai jamais raconté ça,mais j’ai fait un rêve, un soir, a-t-elle ajouté. Je me trouvais dans unchamp de fleurs et, même si je ne tevoyais pas, je t'entendais mechanter cette ritournelle, et à monréveil je n'avais plus peur. Alorsqu'auparavant je craignaistoujours que tu ne reviennes pas dela guerre. »

Je suis resté abasourdi. « C'étaitpas un rêve », j'ai fini par lui dire.

Elle s’est contentée de sourire, etj’ai eu le sentiment qu’elles’attendait à ma réponse. « Je sais.Comme je te l’ai dit, je t’entendaischanter. »

Depuis ce jour-là, l'idée que Claraet moi partagions quelque chose depuissant — de spirituel, comme quidirait — ne m'a jamais quitté. Tantet si bien que, des années plus tard,j’ai décidé de commencer le jardinet je le lui ai montré à l'occasion denotre anniversaire de mariage. Oh,il n'était pas si grand à l’époque,rien à avoir avec celuid’aujourd’hui, mais Clara a juréqu’il n'y avait rien de plus beau aumonde. J'ai donc pioché davantageet planté pins de graines l'annéesuivante, tout en fredonnant notrechanson. J'ai remis ça toutes lesannées qu'aura duré notre mariage,

jusqu'à ce que Clara disparaisse.Puis j'ai éparpillé ses cendres dansce jardin qu’elle adorait tant.

Mais j’étais un homme briséaprès sa mort. J'étais en rage, je menoyais petit à petit dans l'alcool.J'ai cessé de retourner la terre, deplanter et de chanter, parce queClara n'était plus là et que je nevoyais aucune raison de continuer.Je détestais la vie et n'avais plus legoût de continuer. Plus d'une fois,j'ai eu envie de mettre fin à mesjours, jusqu’à ce que Dawsonarrive. Ça m’a fait du bien del'avoir près de moi. En un sens, ilme rappelait que j'appartenais

toujours à ce monde, que monouvrage ici-bas n'était pas terminé.Mais on me l'a enlevé lui aussi, unbeau jour. Après, je suis venu ici àVandemere et j’ai revu l’endroitpour la première fois depuis desannées. C’était pas la saison, mais ily avait encore quelques fleursécloses, alors je ne sais paspourquoi mais, quand j'ai chanténotre chanson, les larmes me sontvenues. Je pleurais pour Dawson, jesuppose, mais je pleurais aussi surmoi. Et surtout, je pleurais ladisparition de Clara.

C’est là que tout à commencé.Plus tard, ce soir-là, en revenant à

la maison, j’ai vu Clara par lafenêtre de la cuisine. Même si c'étaitfaible, je l’ai entendue fredonnernotre chanson. Mais son imageétait floue, pas vraiment présenteet, le temps que j’entre chez moi, elles’était volatilisée. Alors, je suisretourné à notre bicoque deVandemere et me suis remis àpiocher. J’ai tout préparé, pourainsi dire, et j’ai revu Clara, sur lavéranda, cette fois. Quelquessemaines plus tard, j'avais semémes graines, elle a commencé àvenir me voir régulièrement, peutêtre une fois pur semaine, et j'ai pum'approcher d'elle avant qu'elle

disparaisse. Mais ensuite, quand lesfleurs ont éclos, je suis venu àVandemere pour me balader dansle jardin et, en rentrant chez moi,j’ai pu la voir et l'entendre commesi elle était en chair et en os. Elle setenait là, sur le perron etm'attendait... À croire qu'elle sedemandait pourquoi j’avais mis silongtemps pour comprendre. Et ças'est toujours passé comme çadepuis.

Elle fait partie des fleurs, vousvoyez ? Ses cendres leur ont permisde pousser, et plus elles poussent,plus Clara revit. Si bien que tantque je m'occupais des fleurs, Clara

trouvait toujours un moyen derevenir vers moi.

C’est donc pour cette raison quevous êtes là et que je vous aidemandé de faire ça pour moi. C’estnotre petit coin de paradis, à Claraet à moi, un coin perdu où tout estpossible grâce à l'amour. Je penseque vous deux, plus que n'importequi d'autre, pouvez le comprendre.

Mais à présent, il est temps pourmoi de rejoindre Clara. Il est tempspour nous de chanter ensemble.Mon heure est venue et je n'aiaucun regret. Je suis de nouveauauprès de Clara, et c’est le seulendroit où j’ai toujours souhaité me

retrouver. Disperse^ mes cendresdans la brise et parmi les fleurs, etne pleurez pas sur mon sort. Jeveux plutôt vous voir sourire pournous deux. Réjouissez-vous pourmoi et ma mie.

Tuck Dawson se pencha et posa ses

avant-bras sur ses cuisses, tandisqu’il imaginait Tuck rédigant lalettre. Elle ne ressemblait en rien àl’homme taciturne et un peu rustrequi l’avait accueilli. C’était un Tuckque Dawson n’avait jamaisrencontré, une personne qu’iln’avait jamais connue.

Le visage d’Amanda exprimait latendresse, tandis qu’elle repliait lalettre en redoublant de précautionspour ne pas la déchirer.

— Je connais la chanson dont ilparle, dit-elle après avoir rangé lalettre dans son sac. Je l’ai entendula fredonner un jour, assis dans sonrocking-chair. Quand je lui aidemandé de quoi il s’agissait, il n’apas vraiment répondu, mais apréféré me la faire écouter sur sonvieil électrophone.

— Chez lui ?Elle hocha la tête.— Je me souviens m’être dit que

l’air était entraînant, mais Tuck asimplement fermé les yeux etsemblé... se perdre dans la mélodie.Quand la chanson s’est terminée, ils’est levé et a rangé le disque. Sur lemoment, je n’ai pas trop compris.Mais maintenant, oui. (Elle setourna vers Dawson.) Il appelaitClara, en fait.

— Tu le crois ? répliqua-t-il enfaisant lentement tourner le vindans son verre. À propos de cesapparitions ?

— Je ne le croyais pas. Pasvraiment, en tout cas. Mais àprésent, j’ai des doutes...

Le tonnerre gronda au loin,

comme pour leur rappeler la raisonde leur venue.

— Je crois que c’est le moment,dit Dawson.

Amanda se leva et épousseta sonpantalon, puis tous deuxdescendirent dans le jardin. La brisesoufflait moins fort, mais la brumes’était épaissie. La matinéelumineuse avait cédé la place àl’après-midi qui reflétait lapesanteur trouble du passé.

Après que Dawson eut récupérél’urne, ils empruntèrent le sentiermenant au centre du jardin. Sous leregard de Dawson, Amanda passaune main dans ses cheveux qui

flottaient au vent, tentant de lesdiscipliner. Ils atteignirent le cœurdu champ de fleurs et s’arrêtèrent.

En cet instant solennel, l’urnepesait de tout son poids entre lesmains de Dawson.

— On devrait dire quelques mots,murmura-t-il.

D’un hochement de tête, ellel’invita à s’exprimer le premier, et ilrendit hommage à l’homme qui luiavait offert un refuge et son amitié.À son tour, Amanda remercia Tuckd’avoir été son confident et ajoutaqu’elle avait fini par le considérercomme un père. Lorsqu’ils eurentterminé, la bourrasque souffla

comme par miracle et Dawsonsouleva le couvercle.

Les cendres s’envolèrent entourbillonnant au-dessus des fleurs.Amanda ne put s’empêcher depenser que Tuck cherchait Clara etl’appelait une dernière fois.

** *

Ils regagnèrent ensuite la maisonet s’assirent au salon, alternant lesévocations du souvenir de Tuck etles silences affectueux. Àl’extérieur, la pluie s’était mise àtomber, régulière mais sansviolence, telle une douce averse

estivale accueillie comme unebénédiction.

Quand la faim commença à lestenailler, ils s’aventurèrent sousl’ondée et prirent la Stingray pourrejoindre la grand-route par lechemin tortueux. Alors qu’ilsauraient pu rentrer à Oriental, ilspréférèrent rouler vers New Bern.Aux abords du quartier historique,ils dénichèrent un restaurant appeléle Chelsea. Celui-ci était presquevide à leur arrivée, mais bondélorsqu’ils sortirent de table.

Profitant d’une brève accalmie,ils flânèrent sur les trottoirspaisibles et visitèrent les boutiques

encore ouvertes. Tandis queDawson explorait les rayons d’unbouquiniste, Amanda en profitapour sortir et appeler chez elle. Elleparla à Jared et à Lynn, avant deprendre contact avec

Frank. Elle téléphona aussi à samère et laissa un message sur lerépondeur, en précisant qu’ellerisquait d’arriver tard et en luidemandant de ne pas verrouiller laporte.

Elle raccrocha au moment oùDawson la rejoignait, tout enéprouvant un pincement au cœur àl’idée que la soirée était presqueachevée. Comme s’il avait lu dans

ses pensées, Dawson lui offrit sonbras et elle s’y accrocha, tandisqu’ils regagnaient d’un pas lent lavoiture.

De retour sur la route, la pluierecommença à tomber. Ils n’avaientpas sitôt enjambé la Neuse que labrume se lit plus dense, ses nappess’étirant en vrille depuis la forêt,tels de longs doigts fantomatiques.Les phares n’éclairaient guère laroute, et les arbres semblaientabsorber le peu de lumière quisubsistait. Dawson ralentit l’alluredans la pénombre humide ettrouble.

La pluie crépitait en cadence sur

la capote, un peu comme le bruitd’un train qui roulerait au loin, etAmanda repensa à la journée.Pendant le repas, elle avait surprisDawson qui la dévisageait à maintesreprises mais, plutôt que d’en êtregênée, elle aurait voulu qu’il necesse jamais.

Amanda avait tort et le savait. Savie ne lui autorisait pas ce genre dedésirs, la société ne les tolérait pasnon plus. Elle pouvait certesrefouler ses sentiments sousprétexte qu’ils n’étaientqu’épisodiques, tributaires d’autreséléments de sa vie. Mais elle seserait voilé la face. Dawson n’était

pas un étranger avec lequel elleavait un rendez-vous galant, maisson premier et unique amour, leplus durable de tous.

Frank serait anéanti s’il venait àapprendre ce qu’elle pensait. Et,malgré leurs problèmes, Amandasavait qu’elle aimait son mari.Pourtant, même si rien ne sepassait — même si elle rentrait chezelle aujourd’hui —, elle savait queDawson continuerait de la hanter.Bien que son mariage connaisse desturbulences depuis des années,Amanda ne cherchait passimplement une consolationailleurs. C’était Dawson - et ce

couple qu’ils recréaient depuis leursretrouvailles — qui avait rendu toutcela à la fois naturel et inévitable.Elle ne pouvait s'empêcher depenser que leur histoire n’était pasvéritablement terminée, que tousdeux attendaient d’en écrire la fin.

Après qu’ils eurent traverséBayboro, Dawson ralentit. Bientôtviendrait la bifurcation menant versOriental, Tout droit, la routeconduisait à Vandemere. Dawsonallait tourner, mais comme ilsapprochaient de l’intersection, elleeut envie de lui demander decontinuer tout droit. Pas questionpour elle de se réveiller demain en

se demandant si elle le reverrait unjour. L’idée la terrifiait, mais lesmots refusèrent de sortir de sabouche.

Ils étaient seuls sur la route.L’eau glissait sur l’asphalte pourformer de petites rigoles de chaquecôté de la chaussée. Quand ilsparvinrent à l’embranchement,Dawson freina en douceur. Sous leregard éberlué d’Amanda, il arrêtale véhicule.

Les essuie-glaces balayaient lepare-brise dans un mouvement deva-et-vient, tandis que les gouttesde pluie scintillaient dans le refletdes phares. Moteur au ralenti,

visage dans la pénombre, Dawsonse tourna vers Amanda.

— Ta mère doit sans doutet’attendre.

Elle sentit son pouls s’accélérer.— Oui, dit-elle dans un

hochement de tête.Pendant un long moment, il se

contenta de la dévisager, de lirel’espoir, la crainte et le désir quetrahissait ce regard soutenant lesien. Puis, dans une esquisse desourire, il se tourna vers la route et,tout doucement, la voiture continuaen direction de Vandemere, mais nil’un ni l’autre ne souhaitait ni ne

pouvait l’arrêter.Ils n’éprouvèrent aucune gêne en

arrivant à la maisonnette. Amandase rendit dans la cuisine et Dawsonalluma la lumière. Elle remplitleurs verres de vin, à la fois troubléeet secrètement émoustillée.

Au salon, Dawson alluma laradio, qu’il régla sur une station dejazz rétro, et mit le volume ensourdine. Quand Amanda lerejoignit avec le vin, il feuilletait unvieil ouvrage aux pages jaunies,trouvé sur une étagère. Il prit leverre qu’elle lui tendait et rangea lelivre, puis s’installa auprèsd’Amanda sur le canapé.

— C’est si paisible, dit-elle enretirant ses chaussures. ( Elle posason verre sur le guéridon, puisreplia les jambes en les entourantde ses bras.) Je comprendspourquoi Tuck et Clara souhaitaientreposer ici.

La lumière tamisée du salonprêtait à Amanda un air mystérieux.Dawson s’éclaircit la voix.

— Tu penses revenir ici un jour ?demanda-t-il. Après ce week-end, jeveux dire ?

— Aucune idée. Si je savais quecet endroit resterait tel quel, alorsoui. Mais je sais que ce ne sera pasle cas, parce que rien n’est éternel.

Et une partie de moi a envie dem’en souvenir tel qu’il étaitaujourd’hui, avec les Heursépanouies.

— Sans oublier la maison touteproprette.

— Exact, admit-elle en prenantson verre. Tout à l’heure, quand lescendres virevoltaient au-dessus dujardin, tu sais à quoi j’ai pensé ? Àcette nuit, sur le ponton, où on avaitadmiré la pluie d’étoiles filantes.J’ignore pourquoi mais, tout à coup,c’était comme si je me retrouvais là-bas, au bord de l’eau. Je nous airevus allongés sur la couverture, entrain de chuchoter et d’écouter les

criquets, comme un écho mélodieuxà nos murmures. Et au-dessus denous, le ciel qui s’animait...

— Pourquoi tu me racontes ça ?s’enquit Dawson d’une voix douce.

— Parce que c’est cette nuit-làque j’ai compris que je t’aimais,répondit-elle avec mélancolie. Quej’étais veritablement tombéeamoureuse. Et je pense que mamère savait exactement ce quis’était passé.

— Mais encore ?— Le lendemain, elle m’a

interrogée à ton sujet et, quand jelui ai dit ce que j’éprouvais, ça s’est

terminé en dispute... la pire qu’onait jamais eue. C’était à celle quicrierait le plus fort. Elle m’a mêmegiflée. J’étais tellement estomaquéeque je n’ai pas su comment réagir.Et elle n'a pas cessé de me répéterque mon comportement étaitridicule et que je ne savais pas ceque je faisais. À l’entendre, onaurait cru qu’elle était en colère àcause de toi mais, quand j’y repensemaintenant, je sais qu’elle auraitété contrariée par n’importe quelautre garçon que j’aurais choisi.Parce que ce n’était pas de toi, denous, ou même de ta famille qu’ilétait question. Mais bel et bien

d'elle Ma mère comprenait quej’avais grandi et ça l’effrayait deperdre tout contrôle sur moi. Elleignorait comment gérer ça... Ellel’ignore toujours, d’ailleurs.(Amanda but une gorgée de vin etreposa son verre.) Ce matin, ellem’a dit que j’étais égocentrique.

— Elle se trompe.— C’est que je pensais aussi. Au

début, du moins. Maintenant, jen’en suis plus si sûre.

— Qu’est-ce qui t’a fait changerd’avis ?

— On ne peut pas dire que je mecomporte en femme mariée, si ?

Tout en l’observant, Dawsongarda le silence et lui laissa letemps de réfléchir à ce qu’ellevenait de dire.

— Tu veux que je te raccompagne? lui demanda-t-il.

Elle hésita avant de secouer latête.

— Non. C’est ça le problème... J’aienvie de rester ici avec toi. Même sije sais que c’est mal, avoua-t-elle enbaissant les yeux. À quoi ça rime,franchement ?

Il promena un doigt sur la maind’Amanda.

— Tu veux sérieusement que je te

réponde ?— Non. Pas vraiment. Mais c’est...

compliqué. Le mariage, je veux dire.Elle sentait la caresse du doigt

tracer de subtils motifs sur sa peau.— Ça te plaît d’être mariée ?

demanda Dawson d’une voixtimide.

Plutôt que de lui répondre toutde suite, Amanda reprit une gorgéede vin, tâchant de se ressaisir.

— Frank est quelqu’un de bien.La plupart du temps, eu tout cas.Mais le mariage n’a rien à voir avecl’idée que les gens s’en font. Ilsveulent croire que la vie conjugale

repose sur un équilibre parfait,mais ce n’est pas le cas. Il y en atoujours un qui aime l’autredavantage, je sais que

Frank m’aime et je l’aime aussi...mais pas autant. Et c’est comme çadepuis le début.

— Pourquoi ?— Tu ne t’en doutes pas ?

répliqua-t-elle en le regardant enface. À cause de toi, voyons. Mêmequand lui et moi étions à l’église etque je m’apprêtais à prononcer mesvœux, je me souviens avoir souhaitéque tu sois là, à sa place. Parce quenon seulement je t’aimais toujours,mais en plus cet amour me

dépassait complètement, et jesavais déjà que jamais jen’éprouverais cela pour Frank.

— Pourquoi tu l’as épousé, alors ?— Parce que j’ai cru que

j’arriverais à m’en satisfaire. Etsurtout j’espérais que je pourraischanger. Qu’avec le temps, jeparviendrais peut-être à ressentirpour lui le même amour que celuique j’éprouvais pour toi. Mais je mefourvoyais... Et, à mesure que lesannées s’écoulaient, je savais que jelui faisais du mal. Mais plus ils’évertuait à me montrer combienje comptais pour lui, plus çam’étouffait. Et je m’en voulais. Et je

lui en voulais. (Elle tressaillit ens’entendant prononcer ces mots.) jesais bien que ça fait de moi unmonstre.

— Pas du tout. Tu es sincère.— Laisse-moi finir, OK ? Il faut

que tu comprennes. Il faut que tusaches que je l’aime vraiment, lui etla famille qu’on a fondée. Frankadore nos enfants. Ils sont au cœurmême de sa vie, et je crois que c’estpour cette raison que la perte deBea nous a été si pénible. Tu nepeux pas imaginer à quel point c’estterrible de voir ton enfant dépérirde jour en jour, en sachant que tune peux absolument rien faire pour

l’aider. Tu passes par desmontagnes russes d’émotions : tuen veux à Dieu, tu te sens trahie,écrasée par un sentiment d’échec,anéantie. À la fin, j’ai pu malgrétout survivre à la douleur. Frank nes’en est jamais vraiment remis.Parce que, au fond, le désespoirsubsiste et... ça te ronge del’intérieur. Il y a un trou béant à laplace de cette formidable joie devivre d’avant. Parce que Bea étaitcomme ça. La joie de vivre incarnée.On avait coutume de plaisanter endisant qu’elle était née le sourireaux lèvres. Même tout bébé, ellepleurait rarement. Et ça n’a guère

changé ensuite. Elle riait sans arrêt,était curieuse de tout. Jared et Lynnrivalisaient d’astuces pour attirerson attention. Tu te rends compte ?

Amanda s’interrompit, sa voixcommençant à chevroter.

— Et puis, bien sûr, les maux detête ont commencé et elle s’est miseà se cogner ici et là en trottinant.Alors on l’a emmenée voir unekyrielle de spécialistes, et chacund’eux nous a dit qu’il ne pouvaitrien pour elle. (Sa voix se brisa, puiselle reprit.) Après... ça n’a faitqu’empirer. Mais Bea était toujoursla même, tu sais ? Joyeuse. Mêmevers la fin, quand elle pouvait à

peine tenir assise toute seule, elleriait encore aux éclats. Chaque foisque j’entendais ce rire d’enfant,c’était comme un coup de poignarddans le cœur...

Les yeux noyés dans le vague,Amanda fixait la fenêtre dans lapénombre. Dawson patienta.

— Vers la fin, j’avais prisl’habitude de m’allonger dans le litavec elle, en la tenant simplementdans mes bras pendant qu’elledormait. Et quand elle se réveillait,on restait simplement là, face àface. Impossible de me détourner,car je voulais garder en mémoire lemoindre détail de sa frimousse :

son nez, son menton, ses petitesboucles. Et lorsqu’elle serendormait enfin, je la serrais fortet pleurais sur cette injustice atroce.

Quand Amanda eut terminé, ellebattit des paupières, visiblementinconsciente des larmes quicoulaient sur ses joues. Elle ne fitaucun geste pour les essuyer, pasplus que Dawson n’intervint. Ilpréféra rester assis là, paisiblement,suspendu à ses lèvres.

— Après sa mort, une partie demoi est morte aussi. Et pendantlongtemps, Frank et moi pouvions àpeine échanger un regard. Non pasparce qu’on était en colère, mais

parce qu’on souffrait. Je voyais Beaà travers Frank et lui la voyait àtravers moi, et c’était...insupportable. On arrivait tout justeà se soutenir, alors que Jared etLynn avaient plus que jamaisbesoin de nous. Je me suis mise àboire deux ou trois verres de vinchaque soir, comme pour tenterd’anesthésier ma douleur, maisFrank buvait davantage.Finalement, je me suis renducompte que ça ne m’aidait pas.Alors j’ai cessé. Mais pour Frank, çan’a pas été aussi simple. (Elle semassa les tempes, tous sessouvenirs réveillant une migraine

familière.) Il ne pouvait pluss’arrêter. J’ai même pensé que lefait d’avoir un nouvel enfantparviendrait peut-être à le guérir,mais pas vraiment, en réalité. C’estun alcoolique qui, depuis dix ans,ne vit sa vie qu’à moitié. Et j’aiatteint le point de non-retour oùj’ignore comment lui rendre l’autremoitié.

Dawson sentit sa gorge se nouer.— Je ne sais pas vraiment quoi

dire...— Moi non plus. Je me plais à

croire que si Bea n’était pas morte,tout ça ne serait jamais arrivé àFrank. Mais je me demande si sa

déchéance n’est pas aussi due enpartie à moi. Parce que je lui ai faitdu mal pendant des années, mêmeavant Bea. Parce qu’il savait que jene l’aimais pas autant que luim’aimait.

— Ce n’est pas de ta faute, repritDawson.

Même pour lui, ces motssemblaient dérisoires.

Elle secoua la tête.— C’est gentil de me dire ça et, en

théorie, je sais que tu as raison.Mais s’il se réfugie dans l’alcool,c’est sans doute pour m’échapper.Parce qu’il sait que je suis

contrariée et déçue, et qu’il nepourra pas effacer dix ans de-regrets, quoi qu’il fasse. Quin’aurait pas envie d’échapper à ça ?Surtout si ça vient de quelqu’undont tu es amoureux, alors que toutce que tu souhaites vraiment, c’estque cette personne t’aime autant enretour !

— Ne fais pas ça, dit-il en croisantson regard. Tu ne peux pas te sentirresponsable de ses problèmes aupoint de te les approprier.

— C’est bien un conseil decélibataire, répliqua-t-elle avec unsourire en coin. Permets-moi de tedire que, depuis le temps que je suis

mariée, j’ai appris que tout n’étaitpas tout noir ou tout blanc dans uncouple. Et je ne suis pas en traind’affirmer que je suis entièrementresponsable de nos problèmes decouple. Je dis juste qu’il peut yavoir des touches de gris ici ou là.Ni lui ni moi ne sommes parfaits.

— C’est ce que dirait sans douteun thérapeute.

— Exact. Quelques mois après lamort de Bea, j’ai commencé à envoir une, une ou deux fois parsemaine.

J’ignore comment j’auraissurvécu sans elle. Jared et Lynnl'ont consultée aussi, mais moins

longtemps. Les gosses reprennentplus vite le dessus, j’imagine.

— Sur ce point, je te crois surparole...

Elle posa le menton sur sesgenoux, tandis que son expressionreflétait son désarroi.

— Je n’ai jamais vraiment parléde nous deux à Frank.

— Ah bon ?— Il a su que j’avais eu un petit

ami au lycée, mais je ne lui ai pasdit que c’était sérieux. Je croismême ne jamais lui avoir confié tonnom. Et mes parents, bien sûr, sesont employés à faire comme si rien

ne s’était jamais passé. A croire quec’était un sombre secret de famille.Naturellement, ma mère a pousséun soupir de soulagement quand jelui ai annoncé que j’étais fiancée.Elle n’a pas sauté au plafond nonplus, remarque. Les effusions à toutbout de champ, c’est pas trop songenre. Elle doit probablementconsidérer ça comme dégradant.Mais, si ça peut le consoler, j’ai dûlui rappeler le nom de Frank. Àdeux reprises. Le tien, enrevanche...

Dawson partit d’un éclat de rire,puis recouvra aussitôt son calme.Amanda reprit une gorgée de vin et

sentit le feu de l’alcool couler danssa gorge, à peine consciente de lamusique douce en sourdine.

— Il s’est passé plein de choses,pas vrai ? Depuis la dernière foisqu’on s’est vus ? dit-elle d’une voixéteinte.

— La vie a suivi son cours.— Pas seulement la vie.— De quoi tu parles ?— De tout ça. Le fait d’être ici, de

te voir. Ça me ramène à une époqueoù je croyais encore que tous mesrêves se réaliseraient. Ça faitlongtemps que je n’ai plus ressentiça. (Elle se tourna vers lui.

Quelques centimètres à peineséparaient leurs visages.) Tu croisqu’on aurait pu s’en sortir ? Si onavilit fui pour se lancer ensembledans la vie ?

— Difficile à dire.— Mais si tu devais l’imaginer ?— Oui. Je pense qu’on aurait pu

se débrouiller.Elle hocha la tête, la mort dans

l’âme.— Je le pense aussi.Au-dehors, la pluie commença à

frapper les fenêtres par rafales,comme si on lançait des poignéesde gravillons. La radio continuait à

diffuser de la musique d’un autreâge, qui se mêlait au rythmerégulier de la pluie. Le salondouillet évoquait une sorte decocon, et Amanda pouvait presquecroire que le monde alentourn’existait pas.

— T’étais timide dans le temps,murmura-t-elle. Au début, quandon nous a mis ensemble en cours,c’est tout juste si tu m’adressais laparole. Je n’arrêtais pas de te tendredes perches, dans l’espoir que tum’invites à sortir avec toi, et jedésespérais de voir arriver le jouroù tu te déciderais enfin.

— Tu étais magnifique, dit

Dawson dans un haussementd’épaule. Et moi, j’étais un moinsque rien. Ça me rendait nerveux.

— Est-ce que je te rends toujoursnerveux ?

— Non... (Il se ravisa, tandisqu’un léger sourire éclairait sonvisage.) Ou alors juste un peu.

Elle arqua un sourcil.— Est-ce que je peux y remédier ?Il lui prit la main et remarqua

combien ses doigts s’entremêlaientà merveille avec les siens, ce qui luirappela de nouveau le bonheurauquel il avait renoncé. Unesemaine plus tôt, il était satisfait de

son sort. Peut-être pas tout à faitheureux, peut-être un peu isolé,mais satisfait. Il avait compris qui ilétait, et trouvé sa place dans lemonde. Il vivait seul, certes, maisc’était un choix conscient, qued'ailleurs il ne regrettait toujourspas. Surtout pas maintenant. Carpersonne n’aurait pu prendre laplace d’Amanda, et personne ne laprendrait jamais.

— Tu veux bien danser avec moi ?lui demanda-t-il après un silence.

— Oui, répondit-elle enesquissant un sourire.

Il se leva du canapé et l’entraînagentiment avec lui.

Les jambes d’Amandaflageolaient alors qu’ils gagnaient lecentre du petit salon. La musiquebaignait la pièce de nostalgie et,l’espace d’un instant, tous deuxsemblèrent un peu désemparés.Amanda attendit, observa Dawsonqui se tournait vers elle, le visageindéchiffrable. Il posa la main sursa hanche, l’attira vers lui. Leurscorps se rapprochèrent et elles’abandonna à son étreinte, sentantla vigueur de son torse et de sonbras qui lui entourait la taille. Toutdoucement, ils se mirent àchalouper.

Amanda se sentait si bien contre

lui. Elle s’enivrait de son odeur,fraîche et naturelle, comme dansson souvenir. Elle se délectait deson ventre plat et musclé, de sescuisses vigoureuses contre lessiennes. En fermant les yeux, elleposa la tête contre son épaule,envahie de désir, tandis qu’ellesongeait à la première nuit où ilsavaient fait l’amour. Elle tremblait,cette nuit-là, et tremblait à présent.

La chanson se termina, mais ilsrestèrent dans les bras l’un del’autre quand une nouvelle musiquedébuta. Elle sentait le souffle chaudde Dawson dans son cou etl’entendit exhaler un soupir de

délivrance. Il approcha encore sonvisage et elle pencha la tête enarrière, totalement offerte,souhaitant que cette danse nes’achève jamais, que leur étreintedure toujours.

Les lèvres de Dawsoneffleurèrent d’abord son cou, puissa joue et, même si une petite voixlointaine la prévenait du dangerimminent, Amanda savouraitcomme jamais ces baiserspapillonnant sur sa peau.

Ils s'embrassèrent alors, un peuhésitants au début, puis avecpassion, comme pour rattrapertoute une vie de séparation. Les

mains de Dawson s’enhardirent à lacaresser avec un regain de fièvre et,quand ils se détachèrent enfin,Amanda prit seulement consciencede toutes ces années écoulées oùelle s’était languie d’une telled’étreinte. Et de lui. Les yeux mi-clos, elle contempla Dawson en ledésirant plus fort que tous leshommes qu’elle avait jamaisconnus. Elle le désirait entièrement,là, maintenant. Elle sentait qu’il ladésirait tout autant et, dans unmouvement quasi anticipé, ellel’embrassa de nouveau, avant del'entraîner vers la chambre àcoucher.

13

Journée merdique. Elle avaitcommencé merdique, l'après-midiet la soirée avaient suivi pareil.Même le temps était merdique.Abee avait l’impression de mourir.Voilà des heures qu’il pleuvaitcomme vache qui pisse. Sa chemisedégoulinait et il avait beau essayer,impossible de calmer tantôt lesfrissons, tantôt les suées quil’assaillaient.

Il voyait bien que Ted ne s’entirait pas mieux. En sortant del’hosto, c’est tout juste s’il avait pureprendre la voiture sans se casser

la gueule. Mais ça ne l’avait pasempêché de filer au fin fond de sabaraque, là où il stockait tous sesflingues. Ils avaient donc chargé lepick-up, avant de partir chez Tuck.

Le hic, c’est qu’il n’y avaitpersonne. Deux voitures étaientgarées devant, mais aucun signe deleurs proprios. Abee savait queDawson et la fille allaient revenir.Forcément, puisque leurs bagnolesétaient là. Si bien que Ted et luis’étaient séparés, avant de se posterchacun dans un coin pour attendre.

Et attendre. Et attendre encore...Ça faisait bien deux plombes

qu’ils étaient là, quand la pluie se

mit à tomber. Encore une heuresous la flotte et ses frissonsreprirent. Chaque fois qu’il avait lachair de poule, ses yeux serévulsaient à cause de sa douleur aubide. Ma parole, il avaitl’impression de crever. Il essaya depenser à Candy, histoire de passerle temps, mais du coup ça l’obligeaità se demander si ce mec serait derefont au bar, ce soir. Et ça luifoutait la haine et le faisait encoreplus grelotter, avant qu’il seremettre à transpirer à grossesgouttes, et ainsi de suite. Il sedemanda où Dawson avait bien pupasser et ce que lui-même faisait là,

pour commencer. Il n’était mêmepas sûr de croire ce que Ted luiavait dit sur Dawson — en fait, il n’ycroyait pas du tout -, mais il luisuffit de croiser le regard mauvaisde Ted pour décider de ne pasramener sa science. Ted n’allait pasjeter l’éponge sur ce coup-là. Etpour la première fois de sa vie, Abeeavait peur de la réaction de Ted, sipar malheur il allait le voir pour luiannoncer qu’ils rentraient à lamaison.

Pendant de ce temps, Candy et cemec étaient à coup sûr au bar. Tousdeux devaient bien rigoler etéchanger des petits sourires

complices. Rien que d’imaginer lascène, il sentit son cœur s’emballer.Une douleur fulgurante l’envahit ànouveau et, pendant une seconde, ilcrut qu’il allait tomber dans lespommes. Il allait tuer ce mec ! Maparole, la prochaine fois qu’il leverrait, il le tuerait et veillerait à ceque Candy pige bien comme il fautles règles du jeu. Il devait d’abord sedébarrasser de ce petit problèmefamilial, si bien que Ted serait làpour lui donner un coup de main.Dieu sait qu’il n’était pas en état degérer ce truc tout seul.

** *

Une autre heure s’écoula, et lesoleil baissa davantage dans le ciel.Ted eut l’impression qu’il allaitdégueuler. À chacun de sesmouvements, il avait l’impressionque sa tête allait exploser, sanscompter que son bras le démangeaittellement sous le plâtre qu’il voulaits’arracher ce bordel. Impossible derespirer par le nez, vu qu’il étaittout enflé.

Et il n’avait qu’une envie : voirDawson se pointer, pour lui réglerson compte en deux temps troismouvements.

Rien à foutre si l’ex-pom-pomgirl était avec lui. Hier, il

s’inquiétait pour les témoins, maisplus maintenant.

Il n’aurait qu’à planquer lecorps de la fille aussi. Peut-être queles gens penseraient que tous lesdeux avaient fui ensemble.

M'enfin, tout ça ne lui disait pasce que fabriquait

Dawson, putain ! Où est-ce qu’ilavait foutu le camp toute la saintejournée ? Et sous la pluie, avec ça !Il avait sans doute pas prévu ça,c’est sûr. De l’autre côté du chemin,Abee donnait l’impression de creversur place. Son frangin avaitquasiment viré au vert, mais Ted nepouvait pas agir seul. Pas avec une

seule main valide et le cerveau quilui sifflait dans le crâne. Rien quede respirer lui faisait un mal dechien et, chaque fois qu’il remuait,la tête lui tournait tellement qu’ildevait se tenir à quelque chose pouréviter de basculer cul par-dessustête.

À mesure que le soir tombait etque la brume se pointait, Tedn’arrêtait pas de se dire qu’ilsarriveraient d’une minute à l’autre,mais il avait de plus en plus de malà s’en convaincre. Il n’avait rienavalé depuis la veille, et ses vertigesne faisaient qu’empirer.

Sur le coup de 10 heures du soir,

toujours aucun signe des deuxautres. Onze heures. Puis minuit,avec les étoiles entre les nuages quiformaient une nappe de lumièresclignotantes dans le ciel.

Il crevait de froid, étaitcourbaturé de partout et dégueulaitmaintenant de la bile. Tedcommença à trembler de manièreincontrôlable, incapable de seréchauffer.

Une heure du matin et toujourspersonne. À 2 heures, Abee finit parse pointer vers lui en titubant. C'esttout juste s’il tenait debout. A cemoment-là, même Ted comprit queDawson et la nana ne reviendraient

plus ce soir, alors son frangin et luiregagnèrent le pick-up tant bien quemal. Il se souvenait à peine dutrajet de retour, ni comment Abeeet lui se cramponnaient l’un àl’autre en descendant de la bagnole.Tout ce qu’il se rappela, c'était sonsentiment de rage en s’écroulantsur son lit, et puis plus rien.

14

Le dimanche matin à son réveil,Amanda mit quelques secondes àretrouver ses repères, avant que lasoirée lui revienne brusquement enmémoire. À l’extérieur, les oiseauxgazouillaient, tandis que le soleilfiltrait par les interstices entre lestentures. Elle se retournaprudemment et découvrit qu’elleétait seule dans le lit. Sa déceptioncéda bientôt la place à la confusion.

Elle se redressa en tenant le drapcontre elle et jeta un regard vers lasalle de bains, se demandant oùDawson était passé. Voyant qu’il n’y

avait plus ses vêtements, elle posales pieds par terre, enveloppée dansle drap, et l’aperçut dansl’embrasure de l’entrée, assis sur lesmarches du perron. Amanda seretourna et s’habilla à la hâte, avantde filer dans la salle de bains. Ellese donna un coup de peigne, puisgagna l’entrée à pas feutrés, sachantqu’elle avait besoin de lui parler.Que lui aussi devait éprouver lemême désir.

Dawson se retourna enentendant la porte grincer dans sondos. Il lui sourit, son duvet de barbelui donnant un faux air de voyou.

— Salut ! lança-t-il en s’emparant

d’un gobelet de café posé près delui.

Il le tendit à Amanda, gardant lesien coincé entre ses cuisses.

— Où as-tu trouvé ça ? s’enquit-elle.

— À la supérette du coin. A monhumble avis, c'est le seul endroit deVandemere qui vend du café. Maisil n'est sans doute pas aussi bon quecelui que tu buvais vendredi matin.

Il la regarda prendre le gobelet ets’asseoir à ses côtés.

— Tu as bien dormi ?— Oui, répondit-elle. Et toi ?— Pas vraiment, dit-il dans un

léger haussement d’épaules, avantde se tourner vers les fleurs. Lapluie à fini par s’arrêter.

— J’ai remarqué.— Je devrai sans doute laver la

voiture après l’avoir rapportée chezTuck. Je peux appeler MorganTanner, si tu veux.

— Je m’en chargerai. Je suis sûrequ’on devra discuter, de toutemanière. (Amanda savait que cespropos insignifiants leurpermettaient d’éviter de parler de cequi leur tenait évidemment à cœur.)Tu ne vas pas bien, si ?

Les épaules de Dawson

s’affaissèrent, mais il resta muet.— Tu es contrarié, murmura-t-

elle, la mort dans l’âme,— Non, avoua-t-il en la

surprenant, avant de passer sonbras autour d’elle. Pas du tout.Pourquoi je le serais ?

Il se pencha et l’embrassa avectendresse, puis s'écarta lentement.

— Écoute, reprit-elle, à proposd’hier soir...

— Tu sais ce que j’ai découvert ?l’interrompit-il. Pendant que j’étaisassis là ?

Elle secoua la tête, l’airdéconcerté.

— J’ai trouvé un trèfle à quatrefeuilles, expliqua-t-il. Près desmarches, juste avant que tu sortes.Là, au beau milieu de l’herbe. (Il luioffrit le délicat brin de verdure, qu'ilavait gardé dans un bout de papier.)C’est censé porter chance... J’y aiaussi beaucoup réfléchi ce matin.

Amanda perçut des notesd’inquiétude dans sa voix et eut unsombre pressentiment.

— Mais de quoi tu parles,Dawson ? demanda-t-ellecalmement.

— De la chance. Des fantômes.Du destin.

Sa réponse ne fit rien pouratténuer le trouble d’Amanda, qui leregarda boire une gorgée de café. Ilabaissa son gobelet, et son regard seperdit dans le vague.

— J’ai failli mourir, dit-il enfin.Je ne sais pas... J’aurais sans doutedû y passer. Rien que ma chuteaurait dû me tuer. Ou l’explosion.Bon sang, quand j’y pense, j’auraismême dû mourir il y a deux jours...

Sa voix s’évanouit, tandis qu’il seplongeait dans ses pensées.

— Tu me fais peur, Dawson...Il se ressaisit et reprit la parole.— Au printemps, il y a eu un

incendie sur la plate-forme...commença-t-il.

Puis il lui raconta tout : le brasiersur le pont, comment il avait sautéà l’eau et vu l’homme brun,comment cet inconnu l’avait menéà la bouée de sauvetage, puis avaitressurgi vêtu d’un coupe-vent bleu,avant de disparaître ensuite à borddu bateau de ravitaillement. Il luirelata tout ce qui s’était passé dansles semaines qui avaient suivi, sasensation d’être observé, et enquelles circonstances il avait revul’homme brun à la marina. Enfin, illui décrivit sa confrontation avecTed, ainsi que l’apparition

inexplicable de l’homme brun,avant que celui-ci se volatilise dansle bois.

Quand il eut terminé, Amandasentit son pouls s’affoler alorsqu’elle tentait de comprendre.

— Tu es en train de m’annoncerque Ted a essayé de te tuer ? Qu’il adébarqué chez Tuck avec un pistoletpour te traquer... et tu n’as mêmepas jugé utile de m’en parler hier ?

Dawson secoua la tête d’un airapparemment indifférent

— C’était fini. L’affaire étaitréglée.

Elle entendit sa propre voix

monter dans les aigus.— Tu largues son corps devant la

vieille propriété et tu appelles Abee? Tu prends son flingue et tu lejettes à l’eau ? C’est ça, réglerl’affaire ?

Dawson n’avait visiblement pasenvie d’entamer une discussion à cesujet.

— C’est ma famille, dit-il. C’estcomme ça qu’on règle lesproblèmes.

— Tu n’as rien à voir avec eux.— J’ai toujours été l’un des leurs.

Je suis un Cole, tu te souviens ? Ilsse pointent, on se bat, ils reviennent

à la charge. C’est ce qu’on fait.— Alors, cette histoire n’est pas

encore finie ?— Pas pour eux, en tout cas.— Qu’est-ce que tu comptes faire

?— Ce que je fais depuis le début.

Tâcher d’être discret, de me tenir leplus possible à l’écart. Ça ne devraitpas être trop difficile. À part pourlaver la voiture ou peut-êtrerepasser au cimetière, je n’aiaucune raison de traîner là-bas.

Une idée soudaine, un peu floueau début, prit forme-dans l’espritd’Amanda, qui sentit la panique

l’envahir.— C’est pour cette raison qu’on

n’est pas retournés là-bas hier soir ?demanda-t-elle. Parce que tupensais qu’ils risquaient de setrouver chez Tuck ?

— Je suis sûr qu’ils y étaient.Mais non... c’est pas la raison denotre retour ici. J’ai pas du toutpensé à eux hier. J’ai plutôt vécuune journée fabuleuse avec toi.

— Tu ne leur en veux pas ?— Pas particulièrement.— Comment tu peux agir comme

ça ? Ignorer le problème, alors quetu sais qu’ils sont à tes trousses ?

questionna Amanda, qui sentaitl’adrénaline monter en elle. Encoreune conception tordue de tadestinée en tant que Cole ?

— Non, dit-il en secouant à peinela tête. Je ne pensais pas à euxparce que je pensais à toi. Et depuisle jour où tu es entrée dans ma vie,j’ai toujours fonctionné comme ça.Ils n’occupent pas mes penséesparce que je t’aime, et il n’y a pas deplace dans ma tête pour les deux.

Elle baissa les yeux.— Dawson...— T’es pas forcée de le dire,

murmura-t-il en lui coupant la

parole.— Bien sûr que si, insista

Amanda, qui se pencha et scella seslèvres à celles de Dawson.

Lorsqu’ils s’écartèrent, lesparoles s’échappèrent de sa boucheaussi naturellement qu’un soupir :

— Je t’aime, Dawson Cole.— Je sais, dit-il en la prenant par

la taille. Je t’aime aussi.*

* *L’orage avait débarrassé l’air de

son humidité, laissant dans sonsillage un ciel azur et de douxeffluves fleuris. De temps à autre,

une goutte tombait du toit pours’écraser sur le lierre et lesfougères, les faisant miroiter dansla lumière dorée matinale. Dawsonavait gardé son bras autourd’Amanda, qui restait blottie contrelui en savourant le contact de leursdeux corps.

Après qu’elle eut remis le trèfledans le bout de papier pour leglisser dans sa poche, ils se levèrentet flânèrent dans la propriété en setenant enlacés. Tout en évitant lesfleurs sauvages — le sentieremprunté la veille était boueux -, ilsfirent le tour par-derrière. Lamaisonnette se dressait sur une

petite falaise, en contrebas delaquelle coulait la Bay River,presque aussi large que la Neuse.Au bord de l’eau, ils aperçurent unhéron qui pataugeait et, un peu plusloin, des tortues qui se doraient ausoleil sur la berge.

Ils restèrent un petit moment etprofitèrent au maximum du cadreidyllique, avant de regagner lademeure. Sur le pas de la porte,Dawson attira Amanda vers lui etl’embrassa à nouveau ; elle luirendit son baiser, exaltée à lapensée de l’aimer plus que jamais.Lorsqu’ils se séparèrent enfin, elleperçut la sonnerie à peine audible

d’un portable. Son téléphone luirappelait la vie qui l’attendaitailleurs. Amanda pencha la têtecomme à regret, et Dawson l’imita.Leurs fronts s’effleurèrent, tandisque la sonnerie persistait, etAmanda ferma les yeux. Le bruitsemblait ne jamais vouloir s’arrêter,mais lorsque le portable se tutenfin, elle releva les paupières etdévisagea Dawson en espérant qu’ilcomprendrait.

Il hocha la tête et poussa la porte.Elle entra dans la maison et seretourna, avant de comprendre qu’ilne la suivrait pas. Puis, après l’avoirvu s’installer sur les marches, elle

se força à gagner la chambre. Elledénicha ensuite son portable dansson sac, puis consulta la liste desappels manqués.

Brusquement, la nausée la gagna,tandis que son esprit entrait enébullition. Elle fila dans la salle debains tout en se déshabillant.D’instinct, elle fit l’inventaire de cequ’elle devait faire, de ce qu’elleallait dire. Elle ouvrit le robinet dela douche et fouilla les placards enquête de shampooing et de savon,qu’elle trouva fort heureusement.Puis elle se glissa sous le jet d’eauet tenta de faire disparaître cesentiment de panique qui lui collait

à la peau. Ensuite, elle s’essuya ets’habilla en se séchant les cheveuxcomme elle le put. Puis elle semaquilla avec soin, grâce à la petitetrousse de produits qu'elle gardaittoujours dans son sac.

De retour dans la chambre,Amanda ne perdit pas une minute.Elle refit le lit, remit les oreillers enplace, récupéra la bouteille de vinquasi vide au salon et versa lerestant dans l'évier de la cuisine. Englissant celle-ci dans la poubelle endessous du bac, elle hésita à deuxreprises avant de l’emporter, puisdécida de la laisser là. Sur la tablebasse, elle récupéra les deux verres,

qu’elle rinça ensuite avant de lesessuyer pour les ranger. Comme sielle dissimulait des preuves.

Mais il restait les appels. Lesappels manqués. Les messages.

Amanda allait devoir mentir.Confier à Frank à quel endroit elleavait passé la nuit lui paraissait toutbonnement impossible. Elle n’osaitimaginer ce que ses enfantspourraient penser. Ou sa mère. Elleallait devoir régler ça.

D’une façon ou d’une autre, elleallait devoir tout régler...Cependant, une petite voixinsistante lui murmurait : Sais-tuau moins ce que tu as fait ?

Debout dans la cuisine,bouleversée, elle crut qu’elle allaitfondre en larmes. Et peut-être queça se serait produit si la minuted’après, comme s’il devinait sondésarroi, Dawson n’était pas entré.Il la prit dans ses bras et luimurmura à nouveau qu’il l’aimaitet, pendant un instant, aussiincroyable que cela puisse paraître,Amanda sentit que tout allait biense passer.

** *

Tous deux restèrent silencieuxdurant le trajet du retour. Dawsondevinait toute l’anxiété qu’elle

éprouvait et se gardait biend’intervenir, mais il tenait le volantd’une main ferme.

Amanda avait la gorge sèche... lesnerfs, à l'évidence, Seule la présencede Dawson à ses côtés l’empêchaitde craquer. Dans sa tête, lessouvenirs cédaient la place auxprojets, avant de passer le relais auxsentiments, puis aux soucis, l’unaprès l’autre, tel un kaléidoscopequi tournoyait sans cesse. Perduedans ses pensées, elle vit à peine leskilomètres défiler.

Ils parvinrent à Oriental un peuavant midi et passèrent devant lamarina ; quelques minutes plus

tard, ils bifurquaient dans l’allée.Elle observa vaguement l’attitudede Dawson, crispé sur le volant, sesyeux furetant ici et là dans lesarbres qui bordaient le chemin. Ilétait sur le qui-vive. Ses cousins,pensa-t-elle alors et, comme lavoiture ralentissait, l’incrédulités’afficha soudain sur le visage deDawson.

En suivant son regard, Amandase tourna vers la maison.Apparemment, rien n’avait changéet leurs véhicules étaient garés aumême endroit. Mais lorsqu’elle vilce que Dawson avait déjà remarqué,elle découvrit qu’elle n’éprouvait

pratiquement rien. Elle savaitdepuis le début que ça arriverait.

Dawson s’arrêta et Amanda setourna vers lui en lut décochant unbref sourire, tandis qu’elle tentaitde lui assurer qu’elle pouvait gérerla situation.

— Elle m’a laissé trois messages,dit-elle dans un haussementd’épaules, l’air désarmé.

Dawson acquiesça, sachantqu’elle devait affronter la situationtoute seule. Amanda prit uneprofonde inspiration en ouvrant laportière et sortit, pas le moins dumonde étonnée de constater que samère avait visiblement pris le

temps de soigner sa toilette pourl’occasion.

15

Dawson regarda Amanda sediriger tout droit vers la maison,laissant sa mère libre de la suivreou non. Evelyn parut incapable dese décider. À l’évidence, c’était lapremière fois qu’elle venait chezTuck, un endroit peu pratique pourquiconque arborait un tailleurpantalon crème agrémenté d’uncollier de perles, surtout après unorage. L’air hésitant, elle se tournavers Dawson. Elle le fixa,impassible, comme si réagir à saprésence se révélait indigne d’elle.

Finalement, elle se détourna et

suivit sa fille sur la véranda.Amanda était déjà installée dansl’un des rocking-chairs. Dawson,quant à lui, rentra lentement dansle garage.

Il descendit de la Stingray, puiss’appuya contre l’établi. De l’endroitoù il se tenait, impossible de voirAmanda, pas plus qu’il ne pouvaitimaginer ce qu’elle disait à sa mère.Tandis qu’il parcourait du regardl’atelier, une pensée lui titilla lamémoire, une parole prononcée parMorgan Tanner quand Amanda etlui se trouvaient dans son cabinet.L’avocat avait déclaré que Dawsonet Amanda sauraient à quel

moment lire la lettre que Tuck avaitadressée à chacun d’eux. Et, tout àcoup, Dawson comprit que

Tuck souhaiterait qu’il lise lasienne maintenant. Tuck avait dûprévoir la manière dont la situationévoluerait.

Dawson sortit l’enveloppe de sapoche. Il la déplia et passa un doigtsur son nom, griffonné de la mêmeécriture tremblante que celle de lamissive qu’Amanda et lut avaientlue ensemble. Puis il retournal’enveloppe et sortit la lettre.Contrairement à la première, celle-ci tenait sut une seule page rectoverso. Dans la quiétude du garage

où il avait autrefois élu domicile,Dawson commença à lire.

Dawson,Je ne sais pas trop par où

commencer, si ce n'est en te disantqu'an fil des années j'ai fini par bienconnaître Amanda. J'aimerais medire qu’elle n’a pas changé depuis lapremière fois où j’ai posé les yeuxsur elle, mais je ne peux passincèrement l'affirmer. A l’époque,vous deux restiez souvent dansvotre coin et, comme beaucoup dejeunes gens, vous cessiez de parler

sitôt que j’arrivais dans les parages.Ça ne me posait aucun problème,soit dit en passant. A votre âge, jefaisais pareil avec Clara. J’ignore sison père avait même entendu le sonde ma voix avant qu'on soit mariés,mais c’est une autre histoire.

Là où je veux en venir, c’est qu’àl'époque je ne savais pas vraimentqui était Amanda, mais je sais quielle est maintenant, et disons quej'ai compris pourquoi tu ne l'asjamais oubliée. Elle est pétrie debonté, pardi. Elle déborde d'amour,de patience. En plus d'être vivecomme l'éclair, c'est à n'en pasdouter la plus jolie femme qui ait

jamais arpenté les rues de cetteville. Mais c’est sa gentillesse que jepréfère, je crois, parce que j’ai vécuassez longtemps pour apprécier unequalité aussi rare.

Je ne t’apprends sans doute rienque tu ne saches déjà, mais cesdernières années j’en suis venu à laconsidérer comme ma fille. Çasignifie que je dois te parler un peucomme le ferait son père, parce queles pères ne servent pas à grand-chose s’ils ne se font pas un peu debile. Surtout à propos d’Amanda.D'autant que tu dois comprendrequ'Amanda souffre, depuis un petitbout de temps, je pense. Je l'ai senti

la première fois qu'elle est venue mevoir et j'ai dû espérer que sadétresse n'était que passagère,mais, au fur et à mesure de sesvisites, elle me paraissait de plus enplus mal. De temps à autre, je meréveillais et je la voyais bricolerdans le garage, alors j’ai commencéà me dire que tu devais être enpartie responsable de ce qu'elleéprouvait. Elle était hantée par lepassé, hantée par toi. Mais tu doisme croire quand je te dis que lessouvenirs fonctionnentbizarrement.

Parfois, ils sont bien réels, mais àd'autres moments ils deviennent ce

qu'on veut qu'ils soient. Et, à samanière, je crois bien qu’Amandaessayait de comprendre ce que lepassé signifiait réellement pour elle.C'est pourquoi j’ai organisé ceweek-end. J’ai eu comme l’intuitionque le fait de te revoir serait le seulmoyen pour Amanda de sortir dutunnel... si toutefois cette expressionsignifie quelque chose.

Mais, comme je te le disais, ellesouffre et, s’il y a une chose que j'aiapprise, c'est que les gens quisouffrent ne voient pas toujours lasituation aussi clairement qu'ilsdevraient la voir. Amanda arrive àune étape de sa vie où elle doit

prendre certaines décisions, et c'estlà que tu interviens. À vous detrouver tous les deux ce qui va sepasser ensuite, mais n'oublie pasqu'il lui faudra peut-être plus detemps qu'à toi. Il se pourrait mêmequ'elle change d'avis une ou deuxfois. Mais dès lors que la décisionfinale sera prise, vous devrez, tousles deux l'accepter. Et si, n'importecomment, ça ne marche pas entrevous, Amanda et toi devrez alorscomprendre que vous ne pouvezplus vous tourner sans cesse vers lepassé. Sinon, ça finira par vousdétruire tous les deux. Ni elle ni toine pouvez plus continuer à vivre

avec des regrets, parce que ça voustue à petit feu et, rien que d'ypenser, j’en ai le cœur brisé. Aprèstout, si j’ai fini par considérerAmanda comme ma fille, je teconsidère aussi comme mon pis. Etsi j’avais un seul souhait à formuleravant de mourir, ce serait de voussavoir heureux, d’une manière oud'une autre, mes enfants.

Tuck Amanda observa sa mère, qui

testait le plancher branlant de lavéranda, comme si elle craignait depasser à travers. Evelyn hésita aussiface au rocking-chair, ne sachant

trop s’il lui était nécessaire des’asseoir.

Amanda éprouva une lassitudefamilière en voyant sa mères’installer avec précaution dans lefauteuil. Evelyn se tenait assise detelle sorte que son postérieur soit lemoins possible en contact avec lebois.

Ainsi positionnée à sa manière,Evelyn se tourna vers elle enattendant visiblement qu’elleprenne la parole, mais Amanda s’yrefusait. Elle savait que rien de cequ’elle dirait ne faciliterait cetteconversation, si bien qu’elle évitaitvolontiers son regard et préférait

contempler les rayons du soleiltraversant la cime des arbres.

Sa mère finit par lever les yeuxau ciel.

— Franchement, Amanda ! Cessede te comporter comme unegamine. Je ne suis pas ton ennemie.Je suis ta mère.

— Je sais d’avance ce que tu vasme dire, répliqua Amanda d’unevoix monocorde.

— Peut-être mais, malgré tout,l’une des responsabilités d’unparent consiste à veiller à ce que sesenfants sachent qu’ils commettentune erreur.

— C’est donc ce que tu penses ?rétorqua Amanda, qui la regarda enplissant les yeux.

— Et comment appellerais-tucela, sinon ? Tu es une femmemariée.

— Tu crois peut-être que je ne lesais pas ?

— Tu n’agis pas comme telle, entout cas. Tu n’es pas la premièreépouse au monde malheureusedans son couple. Ni la première àagir en fonction de cettemésentente conjugale. La différenceavec toi, c’est que tu continues derejeter la faute sur autrui.

— Mais de quoi tu parles ?demanda Amanda, dont les mainsse crispaient sur les accoudoirs dufauteuil.

— Tu en veux au monde entier,Amanda. Tu m’en veux à moi, àFrank et, après la mort de Bea, tu enas même voulu à Dieu. Tu cherchespartout la cause de tes problèmes,en oubliant de te regarder dans lemiroir. Au lieu de quoi, tudéambules en jouant les martyrs. «Pauvre petite Amanda qui luttecontre l’adversité dans ce monde sicruel. » La vérité, c’est que la vien’est facile pour aucun d’entrenous. Elle ne l’a jamais été et ne le

sera jamais. Mais si tu étaishonnête envers toi-même, tucomprendrais que tu n’es pas tout àfait innocente non plus dans cettehistoire.

Amanda riposta :— Et moi qui espérais de toi une

vague étincelle de sympathie ou decompréhension. Je me trompais,j’imagine.

— C’est vraiment ce que tupenses ? s’enquit Evelyn enenlevant une poussière imaginairesur son pantalon immaculé. Dansce cas, je t’écoute... Que serais-jecensée te dire ? Devrais-je te tenirla main et te demander comment tu

te sens ? Devrais-je te mentir enaffirmant que tout va très bien sepasser ? Qu’il n’y aura aucunerépercussion, même si tu t’esdébrouillée pour garder Dawsonsecret ? Il y a toujours desrépercussions, Amanda. Tu es assezgrande pour le savoir. Ai-je besoinde te le rappeler ?

Amanda s’efforça de ne pasexploser.

— Tu ne vois pas où je veux envenir.

— Et toi non plus. Tu ne meconnais pas aussi bien que tu lepenses.

— Je te connais, maman.— Ah oui, c’est vrai. Selon tes

propres termes, je suis incapable dete témoigner « une étincelle desympathie ou de compréhension »,répliqua Evelyn en tripotant le petitdiamant à son oreille. Ce qui nousamène bien sûr à la questionsuivante : pourquoi je t’ai couvertehier soir ?

— Quoi ?— Lorsque Frank a appelé. La

première fois, j’ai fait l’innocente,tandis qu’il me parlait du parcoursde golf qu’il avait prévu de faireaujourd’hui avec son ami Roger.Plus tard, quand il a rappelé, je lui

ai dit que tu dormais déjà, alors queje savais exactement ce que tumanigançais. Je savais que tu étaisen compagnie de Dawson et, audîner, j’ai deviné que tu nerentrerais pas.

— Comment pouvais-tu le savoir? s’enquit Amanda en essayant dedissimuler sa stupéfaction.

— N’as-tu jamais remarquécombien Oriental était petit ? Lesendroits où louer une chambre necourent pas les rues. Pourcommencer, j’ai parlé avec AliceRussell, du bed & breakfast, autéléphone. Nous avons eu uneagréable conversation, d’ailleurs.

Elle m’a confié que Dawson avaitréglé sa note, mais le simple fait dele savoir en ville m’a suffi pourcomprendre ce qui se passait. Jesuppose que c’est pour cette raisonque j’ai préféré venir ici, plutôt quede t’attendre chez moi. J’ai penséque nous pourrions éviter lesmensonges et les faux-semblants, etque cela faciliterait la discussion deton côté.

Amanda se sentait un peu prisede vertige.

— Merci, marmonna-t-elle. Den’avoir rien dit à Frank.

— Ce n’est pas mon rôle de luidire quoi que ce soit qui puisse

ajouter des problèmes à ton couple.Ce que tu confies à Frank neregarde que toi. En ce qui meconcerne, il ne s’est rien passé.

Amanda ravala la bouled’amertume qui lui serrait la gorge.

— Alors, pourquoi es-tu là ?Sa mère soupira.— Parce que tu es ma fille. Tu ne

souhaites peut-être pas me parler,mais j’espère en tout cas que tu vasm’écouter.

Amanda perçut de la déceptiondans le ton de sa mère.

— Je n’ai aucune envied’entendre les détails sordides de ce

qui s’est passé hier soir, ni tesreproches à mon égard pour n’avoirjamais accepté Dawson. Pas plusque je ne désire discuter de tesproblèmes avec Frank. Ce quej’aimerais, en revanche, c’est tedonner un conseil. En tant quemère. Malgré ce que tu peux penserparfois, tu restes ma fille et je tiensà toi. Le tout, c’est de savoir si tu esprête à m’écouter...

— Oui, répondit Amanda d’unevoix à peine audible. Qu’est-ce queje devrais faire ?

Le visage d’Evelyn perdit alorstoute sa raideur calculée, tandis quesa voix se teintait d’une douceur

incroyable.— C’est vraiment très simple, dit-

elle. Ne suis pas mon conseil.Amanda attendit la suite, mais sa

mère n’ajouta rien d’autre. Elle nesavait trop quoi penser d’unephrase aussi sibylline.

— Tu es en train de me dire dequitter Frank ? finit-elle parmurmurer.

— Non.— Alors, je devrais tenter de

résoudre les problèmes avec lui ?— Je n’ai pas dit cela non plus.— Je suis perdue...

— Ne complique pas ce qui nel’est pas.

À ces mots, sa mère se leva,rajusta sa veste, puis s’avança versles marches du perron.

Amanda battait des paupières,essayant de comprendre ce qui sepassait.

— Attends... Tu t’en vas déjà ? Tun’as rien dit !

Evelyn se tourna vers elle.— Bien au contraire. J’ai dit le

plus important.— « Ne suis pas mon conseil » ?— Exactement, confirma sa mère.

Ne suis ni le mien, ni celui de qui

que ce soit. Aie confiance en toi.Que tu agisses bien ou mal, qu’ellesoit heureuse ou malheureuse, ils’agit de ta vie. Et ce que tu en fais atoujours dépendu de toi.

Evelyn posa un escarpin verni surla première marche, qui grinça,tandis que son visage recouvrait sonhabituel masque imperturbable.

— Sinon, je suppose que je teverrai plus tard ? Quand tureviendras chercher tes affaires ?

— Oui.— Je te préparerai un en-cas et

des fruits, conclut sa mère endescendant les marches.

Arrivée à sa voiture, elleremarqua Dawson dans l’aie lier etl’observa brièvement avant de sedétourner. Puis elle se mit au volantet disparut dans l’allée.

** *

Dawson posa la lettre de côtépuis quitta le garage, les yeux rivéssur Amanda. Elle contemplait laforêt, plus détendue qu’il ne l’auraitimaginé, mais impossible d’en liredavantage sur son visage.

Comme il s’approchait de lavéranda, elle le gratifia d’un faiblesourire avant de se détourner.

Dawson sentit la crainte lui nouerl’estomac.

Il s’installa dans le rocking-chairvide, puis se pencha en avant etjoignit les mains sans dire un mot.

— Tu vas me demander commentça s’est passé, oui ou non ? lequestionna Amanda.

— Je me suis du que tu allais mele raconter tôt ou tard. À conditionque tu veuilles en parler, bien sûr.

— Suis-je aussi prévisible que ça?

— Non.— Bien sûr que si. Ma mère, en

revanche...

Elle se caressa le lobe de l’oreille,comme pour gagner du temps.

— Si jamais je te dis que jeconnais ma mère par cœur, n’hésitepas à me rappeler ce qui s’est passéaujourd’hui, OK ?

— Compte sur moi, dit-il dans unhochement de tête.

Amanda prit une longueinspiration, avant de s’exprimerd’une voix singulièrement distante.

— Quand elle est arrivée sur lavéranda, j’ai tout de suite deviné latournure de notre conversation.Elle allait me tirer les vers du nez,puis me dire que je commettais une

erreur monumentale. Ensuite,j’aurais droit au sermon d’usage surles aspirations et lesresponsabilités, puis je luicouperais la parole en luireprochant de ne pas mecomprendre, l’ajouterais que jet’aimais depuis toujours, que Frankne me rendait plus heureuse et queje souhaitais vivre avec toi.

Elle se tourna vers Dawson, lesuppliant du regard dans l’espoirque lui la comprenne.

— Je m’entendais déjà prononcerces paroles, mais...

Dawson vit le visage d’Amanda sefermer.

— Ma mère a cette façon bien àelle de m’obliger à tout remettre enquestion.

— Tu parles de nous, devina-t-il,alors que sa crainte lui nouaitdavantage l’estomac.

— De moi, dit-elle dans unmurmure. Mais sinon... je faisaisaussi allusion à nous. Car j’avaisplus que jamais envie de lui diretout ça, parce que c’est vrai.

Elle secoua la tête, comme pouressayer de chasser les vestiges d’unrêve.

Mais quand ma mère acommencé à parler, j’ai eu soudain

l’impression de replonger dans mavraie vie, et je m’entendais déjàparler autrement, lin peu commes’il y avait deux radios, chacunebranchée sur une station différente.Dans l’autre version, je m’entendaisdire que je ne souhaitais pas queFrank soit au courant de tout ça. Etque les enfants m’attendaient à lamaison. Et quoi que je dise ouessaye de leur expliquer, madémarche resterait toujoursfoncièrement égoïste.

Lorsqu’elle s’interrompit,Dawson la regarda faire tourner sonalliance d’un air absent.

— Annette est encore petite,

enchaîna Amanda. Je ne m’imaginepas l’abandonner, pas plus que lapriver de son père, d’ailleurs.Comment expliquer un truc pareil àune enfant ? Et Jared et Lynn ? Ilssont presque adultes, mais est-ceque ce serait plus facile pour eux ?D’apprendre que j’ai brisé la familledans le seul but de te rejoindre...Comme pour tenter de revivre majeunesse... dit-elle d’une voixangoissée. J’adore mes enfants etj’aurais le cœur brisé de lire ladéception sur leur visage chaquefois qu’ils poseraient les yeux surmoi.

— Ils t’aiment aussi, souligna

Dawson, une boule dans la gorge.— Je sais. Mais je ne veux pas les

placer dans cette situation, dit-elleen grattant la peinture qui s’écaillaitsur le rocking-chair. Je ne veux pasles décevoir ou qu’ils me détestent.Quant à Frank... oui, il a desproblèmes et, oui, je suis tout letemps aux prises avec messentiments envers lui. Il n’a pas unmauvais fond et je sais qu’une partde moi restera attachée à lui. J’aiparfois l’impression qu’il arrive àsurvivre grâce à moi. Mais ce n’estpas le genre d’homme capable de sefaire à l’idée que je puisse le quitterpour quelqu’un d’autre. Crois-moi

quand je te dis qu’il serait incapablede s’en remettre. Ça le... détruirait,tout bonnement, et après que sepasserait-il ? Se mettrait-il à boiredavantage ? À sombrer dans uneprofonde dépression ? Je ne saispas si je peux lui faire une chosepareille. Et puis, bien sûr, il y a toi...

Dawson devina la suite.— Ce week-end a été merveilleux,

mais coupé de la vraie vie. C’étaitune sorte de lune de miel... et, aubout d’un moment, la magie s’enira. On peut toujours se dire que çan’arrivera pas et se faire toutes lespromesses du monde, mais c’estinévitable... et, après, tu ne me

regarderas plus jamais de lamanière dont tu me regardes en cemoment. Je ne serai plus la femmedont tu rêves ou la fille que tuaimais autrefois. Et tu ne seras pluscelui que j’aimais et que j’avaisperdu de vue depuis longtemps, nimon seul véritable amour. Tudeviendras celui que mes enfantsdétestent parce qu’il aura brisénotre famille, et tu me verras sousmon vrai jour. D’ici quelquesannées, je serai simplement unefemme qui frise la cinquantaineavec trois enfants qui la haïssent, etqui risque de finir par se détesterelle-même à cause de tout ça. Au

bout du compte, tu finiras toi aussipar la haïr.

— Tu te trompes, riposta Dawsond’une voix ferme.

Amanda rassembla tout soncourage.

— Bien sûr que non. Les lunes demiel s’achèvent forcément un jour.

Il posa une main sur la cuissed’Amanda.

— Être ensemble n’a rien à voiravec une lune de miel, dit-il. C’esttoi et moi dans la réalité. Je veuxme réveiller à tes côtés le matin,passer mes soirées à te regarder,assise en face de moi, à la table du

dîner, partager le moindre détail dema journée avec toi etréciproquement. Je veux rire avectoi et m’endormir avec toi dans mesbras. Parce que tu n’es passeulement celle que j’ai aimée dansle passé. Tu étais ma meilleureamie, tu représentais ce qu’il y avaitde meilleur en moi, et je n'imaginepas de nouveau renoncer à tout ça.

Il hésita, en quête des mots lesplus justes.

— Il se peut que tu necomprennes pas, mais je t'ai donnéle meilleur de moi-même, et aprèston départ plus rien n’était pareil.

Dawson sentait ses mains

devenir moites.— Je sais que tu as peur, et moi

aussi. Mais si on rate le coche cettefois encore, si on fait comme si rienn’était jamais arrivé, alors je suiscertain qu’aucune autre occasion nese présentera.

Il écarta une mèche qui barraitles yeux d’Amanda, tout en ajoutant:

— On est encore jeunes. Il estencore temps pour nous de rectifierle tir.

— On n’est plus si jeunes...— Détrompe-toi, insista Dawson.

On a tout le reste de notre vie.

— Je sais, murmura-t-elle. C’estpourquoi j’ai besoin de ton aide...

— Je t’écoute...Amanda avait beaucoup de mal à

retenir ses larmes.— Je t’en prie... ne me demande

pas de partir avec toi, parce que situ le fais je te suivrai. Ne medemande pas de parler de nous àFrank, parce que je le ferai. Ne medemande pas de renoncer à mesresponsabilités ou de briser mafamille.

Elle respirait avec peine, haletantcomme une personne qui se noie.

— Je t’aime, et si tu m’aimes

aussi, alors tu ne peux pas medemander de faire tout ça. Parceque je n’ai pas assez confiance enmoi pour refuser.

Lorsqu’elle eut terminé, Dawsonresta muet. Même s’il ne souhaitaitpas l’admettre, il savait qu’il y avaitbeaucoup de vrai dans les proposd’Amanda. Briser sa famillebouleverserait tout, à commencerpar elle-même ; et, bien que celal’effrayât, Dawson se souvint de ceque Tuck lui disait dans sa lettre. «Il lui faudra peut-être plus de tempsqu’à toi. » Ou peut-être quel’histoire était vraiment finie et queDawson était censé aller de l’avant.

Mais c’était impossible. Il seremémora toutes les années où ilavait rêvé de la revoir, et l’avenirque tous deux risquaient de nejamais partager. Il ne voulait pas luilaisser du temps, mais qu’elle lechoisisse, lui, maintenant.

Pourtant, il savait qu’il devaitplus que jamais accéder à sarequête et il soupira, comme si celapouvait en quelque sorte l’aider àrépondre.

— OK, murmura-t-il enfin.Amanda fondit alors en larmes.

Luttant contre les émotions quifaisaient rage en lui, Dawson seleva. Elle l’imita et il l’attira tout

contre lui en la sentant s’effondrer.Tandis qu’il s’imprégnait unedernière fois de son parfum, desimages tournoyèrent dans sa tête :le soleil miroitant sur les cheveuxd’Amanda quand elle était sortie dugarage, lorsqu’il était revenu pour lapremière fois chez Tuck ; sonélégance naturelle lorsqu’elleflânait parmi les fleurs àVandemere ; la douceur avide aveclaquelle leurs lèvres s’étaienteffleurées dans la chaleur de cettemaisonnette dont il ignorait jusqu’àl’existence. À présent, la finapprochait et Dawson avaitl’impression d’entrevoir la dernière

lueur d’espoir s’éteindre au fondd’un interminable tunnel.

Ils s'étreignirent longuement sur.la véranda. Amanda écoutait battrele cœur de Dawson, persuadée queplus rien ne lui semblerait aussiparfait. Elle mourait d’envie de toutrecommencer. Elle ne se tromperaitpas, cette fois ; elle resterait auprèsde lui, ne l’abandonnerait plus. Ilsétaient faits l’un pour l’autre ets’appartenaient. Il leur restaitencore du temps pour vivre leurhistoire. Elle faillit mêmeprononcer cette phrase en sentantles mains de Dawson dans sescheveux. Mais les mots restèrent au

fond de sa gorge. Si bien qu’ellepréféra murmurer :

— Je suis heureuse d’avoir pu terevoir, Dawson Cole

Dawson savourait la douceursoyeuse de la chevelure d’Amanda.

— Peut-être qu’on pourraremettre ça un jour ? suggéra-t-il.

— Peut-être, dit-elle en essuyantune larme sur sa joue, Qui sait ?Peut-être que je vais recouvrer mesesprits et débarquer un beau matinen Louisiane. Avec les enfants, jeveux dire.

Il grimaça un sourire, tandisqu’un espoir furtif lui déchirait le

cœur.— Je ferai à dîner, proposa-t-il.

Pour tout le monde.Mais il était temps de rentrer

pour Amanda. Alors qu’ilsdescendaient les marches, Dawsonlui donna sa main qu’elle serra fort,à en avoir mal. Ils récupérèrent sesaffaires dans la Stingray, puis elleregagna lentement sa voiture. Tousles sens de Dawson étaientexacerbés... Le soleil matinalpicotait sa nuque, la brise caressaitsa peau avec la légèreté d’uneplume, le feuillage bruissaitalentour, mais rien ne semblait réel.Il savait que tout serait bientôt fini.

La main d’Amanda secramponnait à la sienne. Lorsqu’ilsparvinrent à son véhicule, il ouvritla portière et se tourna vers elle. Ill’embrassa avec une douceurinfinie, puis ses lèvres suivirent lechemin de ses larmes en luieffleurant les joues. Il redessinal’ovale de son visage en songeantaux mots que Tuck avait écrits.Dawson ne tournerait jamais lapage, se disait-il à présent avec unecertitude soudaine, en dépit de ceque Tuck lui avait demandé.Amanda resterait la seule femmequ’il aimerait jamais, la seulefemme qu’il ait jamais souhaité

aimer.Puis elle se détacha de lui. Une

fois au volant, elle démarra etreferma la portière avant d’abaisserla vitre. Les yeux de Dawsonétincelaient de larmes, quireflétaient celles d’Amanda. Àcontrecœur, elle passa la marchearrière. Dawson recula sans dire unmot, sa douleur faisant écho àl’angoisse gravée sur le visaged’Amanda.

Elle fit demi-tour et prit ladirection de la grand-route. Lemonde se brouillait sous ses yeux.Comme elle tournait dans l’allée,elle lança un regard dans le

rétroviseur et étouffa un sanglot envoyant la silhouette immobile deDawson rétrécir à mesure qu’elles’éloignait. Il semblait figé surplace.

Ses larmes redoublèrent quand lavoiture accéléra. Les arbressurgissaient de tous côtés commepour l’étouffer. Elle mourait d’enviede rebrousser chemin, de retrouver

Dawson et de lui dire qu’elleavait le courage d’être enfin cellequ’elle souhaitait devenir. Ellemurmura son nom et, même s’il nepouvait l’entendre, Dawson leva lamain en un ultime adieu.

*

* *Sa mère était assise sur la

véranda quand Amanda la retrouva.Evelyn sirotait un verre de théglacé, tandis que la radio diffusaitde la musique douce. Amanda passadevant elle sans dire un mot etgrimpa au premier, dans sachambre. Elle ouvrit le robinet de ladouche, se déshabilla et se retrouvanue devant le miroir, commeépuisée, vidée de sa substance.

La pluie d’eau brûlante sur sapeau lui fît l’effet d’un châtiment et,lorsqu’elle sortit enfin de la salle debains, elle enfila un jean et unsimple corsage en coton, avant de

ranger le reste de ses affaires danssa valise. Comme toujours, elleretira les draps du lit et les portadans la buanderie. Puis elle lesglissa sans réfléchir dans le lave-linge,

De retour dans sa chambre, sonpense-bête mental reprit du servicealors qu’elle dressait la liste desactivités qui l’attendaient. Elle serappela qu’il fallait faire réparer ledistributeur de glaçons duréfrigérateur, elle avait oublié des’en occuper avant de partir. Elledevait commencer à organiser lacollecte de fonds pour l'hopital.Voilà un petit moment qu’elle

repoussait l'échéance, maisseptembre serait là avant qu’elles’en rende compte,

Il lui fallait trouver un traiteur, etce serait sans doute une bonne idéede solliciter des donations pour lescorbeilles de cadeaux. Lynn devaits’inscrire aux cours de préparation àl’examen d’entrée en fac, et Amandane se souvenait plus s’ils avaientréglé la caution pour la chambre encité universitaire de Jared. Annetteallait rentrer plus tard dans lasemaine et voudrait sans doute unplat spécial pour son retour.

Faire des projets. Oublier leweek-end, réintégrer sa vraie vie.

Comme le jet brûlant de la douchequi la débarrassait de l’odeur deDawson sur sa peau, une autreforme de punition l’attendait.

Mais, alors même que son espritcommençait à se calmer, Amandasavait qu’elle n’était pas encoreprête à redescendre au rez-de-chaussée. Elle préféra doncs’asseoir sur le lit, tandis que lesoleil baignait la chambre d’unelumière apaisante. Tout à coup, ellerevit le regard de Dawson quandelle l’avait laissé dans l’allée.L’image lui apparaissait nettement,comme si la scène se reproduisait àl’instant sous ses yeux et, malgré

elle, malgré tout le reste... Amandacomprit brusquement qu’elleprenait la mauvaise décision. Ellepouvait toujours rejoindre Dawson,et tous deux pourraient trouver unmoyen de faire en sorte que çamarche, peu importe les défis quiles attendaient. Avec le temps, sesenfants lui pardonneraient ; avec letemps, elle pourrait même separdonner.

Mais Amanda restait commeparalysée, incapable de se résoudreà bouger.

« Je t’aime », murmura-t-elledans la pièce silencieuse, enimaginant son avenir balayé comme

autant de grains de sable souffléspar le vent du large, un avenir quiressemblait déjà à un rêveinassouvi.

16

Debout dans la cuisine de laferme, Marilyn Bonner observaitdistraitement les ouvriers quiréglaient le système d’irrigation duverger un peu plus bas. Malgré ledéluge de la veille, les arbresavaient encore besoin d’eau, et ellesavait que les hommess’activeraient une grande partie dela journée, même si c’était le week-end. Marilyn en était venue àcomparer le verger à une sorted’enfant gâté, presque jamaiscontent, nécessitant toujoursdavantage d’attention et de soins.

Toutefois, le cœur de son affairese situait de l’autre côté du verger,dans la petite fabrique où onmettait en bocaux les confitures etles conserves. Pendant la semaine,une dizaine de personnes ytravaillaient, mais l’endroit étaitdésert le week-end. Elle entendaitencore les gens d’Orientalmurmurer, lors du lancement, queson affaire ne pourrait passupporter le coût d’une telleinstallation. Et peut-être qu’elleavait en effet pris des risques àl’époque ; mais, petit à petit, lescommérages avaient cessé. Certes,Marilyn ne s’enrichirait jamais en

produisant gelées et confitures,mais elle savait l’entreprise assezsaine pour la transmettre à sesenfants et leur assurer à tous deuxdes revenus confortables. Endéfinitive, c’était tout ce qu’ellesouhaitait.

Marilyn arborait la même tenuequ’elle avait portée à l’église puis aucimetière. D’ordinaire, elle enchangeait aussitôt rentrée à lamaison, mais elle n’en avait pas laforce aujourd’hui. Pas plus qu’ellen’avait d’appétit, ce qui n’était guèrehabituel. N’importe qui auraitpensé qu’elle couvait quelquechose, mais Marilyn savait

parfaitement ce qui la tracassait.Elle se détourna de la fenêtre et

balaya la cuisine du regard. Voilàquelques années qu’elle l’avait faitrénover, avec les salles de bains etla majeure partie du rez-de-chaussée. Si bien qu’à ses yeuxl’ancienne ferme commençait àdevenir sa maison... ou plutôt legenre de maison qu’elle avaittoujours souhaité, jusqu’à larénova-maison, elle se sentaitdavantage chez ses parents, uneimpression qui la dérangeait àmesure qu’elle vieillissait. Des tasd’autres choses l’incommodaientdans sa vie d’adulte au parcours

semé d’embûches mais, aussidifficiles que lurent certainesannées, Marilyn avait su tirer partide son expérience. Au bout ducompte, elle avait bien moins deregrets que les gens pouvaientl’imaginer.

Cependant, quelque chose qu’elleavait vu un peu plus tôt ce matinl’agaçait encore, et elle ne savaittrop comment agir. Ou même si elledevait agir, d’ailleurs. Certes, ellepouvait faire mine d’en ignorer lasignification et laisser le tempsaccomplir sa magie.

Mais elle avait appris à sesdépens qu’ignorer une situation

n’était pas toujours la meilleuresolution. Brusquement, Marilyn sutce qu’elle devait faire et elle attrapason sac.

** *

Après avoir coincé le derniercarton sur le siège passager de savoiture, Candy rentra chez elle pourrécupérer la statue de bouddha enor sur le rebord de fenêtre du salonAussi moche qu’il soit, elle l’avaittoujours plutôt aimé, s’imaginantqu’il lui portait chance. C’était aussisa police d’assurance et, porte-bonheur ou pas, elle prévoyait de lemettre en gage le plus tôt possible,

sachant qu’elle aurait besoind’argent pour prendre un nouveaudépart.

Elle enveloppa donc le bouddhadans du papier journal et le glissadans la boîte à gants, avant dereculer pour vérifier sonchargement. Candy n’en revenaitpas d’avoir pu tout caser dans laMustang. Le coffre fermait toutjuste, et tant de chosess’entassaient sur le siège passagerqu’on ne pouvait rien voir par lavitre, sans compter que le moindrecoin et recoin de l’habitacle étaitoccupé par un objet. Candy devait àtout prix cesser d’acheter n’importe

quoi sur Internet. À l’avenir, elleaurait besoin d’un véhicule plusgrand, sinon elle aurait encore plusde mal à foutre le camp en vitesse.Bien sûr, elle aurait pu laisser deuxou trois trucs. La machine àcappuccino, par exemple, mais àOriental elle en avait eu besoin, neserait-ce que pour ne pas se sentirdans un bled perdu. Ça donnait unepetite touche citadine à sonintérieur, pour ainsi dire.

En tout cas, elle avait fait le plusgros. Elle terminerait son service auTidewater en fin de soirée, puis ellefile rait sur l’autoroute en mettantle cap au sud dès qu’elle atteindrait

l’Interstate-95. Candy avait décidéde s’installer en Floride. Elle avaitentendu plein de trucs sympas surSouth Beach, et c’étaitapparemment le genre d’endroit oùelle pourrait peut-être rester unpetit bout de temps. Voires’installer. OK, elle savait qu’elleavait déjà dit ça avant et ça nes’était pas fait, mais une fille avaitbien le droit de rêver, non ?

Côté pourboires, elle avait touchéle pactole samedi soir, mais levendredi s’était révélé décevant,d’où sa résolution de rester unesoirée de plus. Pourtant, le vendredisoir avait bien commencé : en la

voyant vêtue d’un débardeur et d’unminishort, les mecs vidaientquasiment leur portefeuille pourattirer son attention, mais Abees’était pointé et avait tout gâché. Ils’était installé à une table,visiblement malade comme unchien et en nage comme s’il sortaitdu sauna. Puis il avait passé lademi-heure suivante à la boufferdes yeux avec son air débile.

Elle y avait déjà eu droit — à cegenre de possessivité qui frisait laparano —, mais Abee étaitcarrément un cran au-dessus,vendredi soir. Bref, elle avait hâteque le week-end se termine.

D’autant qu’elle sentait qu’Abeeétait à deux doigts de faire uneconnerie, peut-être même un trucgrave. Elle était certaine qu’il allaitpéter un câble ce soir-là et peut-êtrequ’il l’aurait fait mais,heureusement, quelqu’un l’avaitappelé sur son portable et il avait dûquitter le bar en vitesse. Elles’attendait plus ou moins à leretrouver devant chez elle le samedimatin ou l’attendant au bar lesamedi soir, mais, bizarrement, ilne s’était pas pointé. À son grandsoulagement, il ne s’était pasmontré aujourd’hui non plus. Tantmieux ! Vu que sa voiture bourrée à

bloc la trahissait et qu’Abee n’auraitpas apprécié de savoir qu’elle setirait. Même si elle ne voulait pasl’admettre, Abee lui faisait peur. Etil avait même effrayé la moitié dubar, vendredi soir. L’établissementavait commencé à se vider sitôtqu’Abee était entré, si bien qu’elleavait vu ses pourboires fondrecomme neige au soleil. Même aprèsle départ d’Abee, les gens avaientmis du temps à revenir.

Mais tout ça se terminerait d’icipeu. Encore un service et elleroulerait vers le Sud. Et Oriental,comme tous les autres endroits oùelle avait vécu, ne serait bientôt

plus qu’un souvenir.*

* *Pour Alan Bonner, le dimanche

était toujours un peu déprimant,parce qu’il savait que le week-endtouchait à sa fin. Travailler, décida-t-il, c’était pas aussi génial qu’on ledisait.

Non pas qu’il ait vraiment lechoix. Sa mère tenait à ce qu’il «fasse ses preuves tout seul »,comme elle disait... ou un truc dansce goût-là, et ça l’emmerdait unpeu. C’aurait été sympa de sa partde l’embaucher comme directeur de

la fabrique de confitures : il auraitpu s’installer dans un bureau avecla clim, donner des ordres etsuperviser le boulot, plutôt que delivrer des amuse-gueule à dessupérettes. Mais qu’est-ce qu’ilpouvait bien y faire ? C’était m’manla patronne, et elle réservait ceposte à sa sœur, Emily.Contrairement à lui, Emily avaitdécroché un diplôme à la fac.

Toutefois, il n’avait pas trop à seplaindre. Il possédait son petit chez-soi, offert par maman, et c’était laboîte qui réglait les factures, ce quivoulait dire que tout l’argentqu’Alan gagnait tombait direct dans

sa poche. Mieux encore, il pouvaitaller et venir à sa guise, un sacréavantage par rapport à l’époque oùil vivait dans la maison. Et puis,travailler pour sa mère, même dansun bureau avec la clim, ça n’auraitpas été évident. D’abord, s’il bossaitpour elle, ils seraient tout le tempsdans les pattes l’un de l’autre, ceque ni lui ni elle n’auraientapprécié. Ajoutez à ça que m’manétait du genre à cheval sur lapaperasse — ce qui n’avait jamaisété son fort à lui —, alors Alansavait qu’il était mieux loti commeça. Grosso modo, il pouvait faire cequ’il voulait, quand il voulait, avec

ses soirées et ses week-endsentièrement pour lui.

Le vendredi soir avait été plutôtcool, parce que le Tidewater n’étaitpas aussi blindé que d’habitude. Pasaprès l’arrivée d’Abee, en tout cas.Les gens étaient pressés de sebarrer, du coup. Mais Alan étaitresté au bar et, pendant unmoment, c’était carrément...agréable. Il pouvait parler à Candy,et elle avait même l’air intéresséepar ce qu’il disait. Bien sûr, elleflirtait avec les autres mecs, mais ilavait l’impression de lui plaire. Sibien qu’il en avait espéré davantagele samedi, mais l’endroit était

bourré de monde. Les gens sebousculaient au bar et chaque tableétait occupée. C’est tout juste s’ils’entendait réfléchir, et il pouvaitencore moins parler à Candy.

Mais chaque fois qu’il luicommandait un truc, elle luisouriait par-dessus la tête desautres gars, et ça lui donnait del’espoir pour ce soir. Le dimanche, iln’y avait jamais grand-monde, etAlan s’était préparé toute lamatinée pour inviter Candy à sortiravec lui. Bon, il n’était pas sûrqu’elle dirait oui, mais qu’est-cequ’il avait à perdre ? C’était pascomme si elle était mariée, pas vrai

?*

* *À trois heures de route vers

l’ouest, Frank se tenait sur le greend’exercice au dix-huitième trou etbuvait sa bière, tandis que Roger sepréparait pour un coup roulé. Rogerjouait à merveille, bien mieux queFrank. Aujourd’hui,

Frank n’était pas fichu de réussirun coup pour sauver son honneur.Il saucissonnait ses coups dedépart. Ses coups d’approche serévélaient trop courts. Quant à sescoups roulés, il préférait ne pas y

penser.Toutefois, il tenta de se rappeler

qu’il n’était pas là pour s’inquiéterde son score. Cette sortie lui offraitl’occasion de s’échapper du cabinetdentaire et de passer du temps avecson meilleur ami, Roger ; bref, deprendre l’air et de se détendre.Malheureusement, ça ne marchaitpas. Tout le monde savait que lajoie du golf résidait dans la réussited’un long drive sur le fairway oud’un coup roulé à soixantecentimètres du trou. Jusqu’ici, iln’avait pas réussi un seul coupdigne de ce nom, et au huitièmetrou il avait dû frapper cinq fois la

balle avant de la faire rentrer. Cinqfois ! Avec un jeu aussi minable,autant essayer de faire un putt dansle moulin ou la bouche du clown, augolf miniature du coin. Même leretour imminent d’Amanda neparvenait pas à lui remonter lemoral. À ce rythme-là, il n’était pasvraiment sûr d’avoir envie deregarder le match ensuite, vu qu’iln’allait sans doute pas en profiter.

Il finit sa bière en se disant qu’ilavait bien fait de remplir la glacière.La journée s’annonçait longue.

** *

Jared savourait l’absence de samère, puisqu’il pouvait sortir aussitard qu’il le souhaitait. Toute cettehistoire de permission de minuitétait ridicule. Il était en fac et lesétudiants faisaient ce qu’ilsvoulaient, mais personne n’en avaitvisiblement informé sa mère.Lorsqu’elle reviendrait d’Oriental, ilallait devoir la mettre au parfum.

Non pas que ça lui ait poséproblème ce week-end. Une foisdans les bras de Morphée, son pèredormait d’un sommeil de plomb. Çalaissait le champ libre à Jared pourses sorties nocturnes. Vendredi soir,il n’était pas rentré avant 2 heures

du matin et, hier soir, à 3 heurespassées. Son père n’y avait vu quedu feu. Ou peut-être qu’il n’était pasdupe, mais Jared n’avait aucunmoyen de le savoir. Quand il s’étaitlevé ce matin, son père était déjàparti faire un golf avec son amiRoger.

Jared ressentait cependant leseffets de ces sorties nocturnes.Après avoir cherché dans le frigo dequoi manger, il songea à serecoucher, histoire de piquer unsomme. Parfois, rien ne valait unepetite sieste en plein après-midi. Sapetite sœur était en colo, Lynn aulac Norman et ses parents absents.

Autrement dit, il avait la maisonpour lui tout seul.

Tout en s’étirant sur son lit,Jared hésitait à couper son portable.Il ne tenait pas à être dérangé...mais Melody risquait d’appeler. Ilsétaient sortis ensemble vendredisoir, puis s’étaient rendus à une fêtehier soir et, même s’ils ne sefréquentaient pas depuislongtemps, Jared l’aimait bien. Avrai dire, il l’aimait beaucoup.

Il laissa son portable en veille etse glissa entre les draps. Quelquesminutes plus tard, il dormait.

*

* *Dès son réveil, Ted sentit une

douleur fulgurante dans sa tête et,même si les images lui arrivaientpar bribes dans le cerveau, le puzzlese reconstitua peu à peu. Dawson,son nez cassé, l’hosto. Son brasdans le plâtre. Hier soir, l’attentesous la pluie, pendant que Dawsongardait ses distances en se foutantde sa gueule...

Dawson se foutait ouvertementde lui.

Ted se redressa doucement enposition assise, tandis que sacervelle lui cognait les tempes etque son estomac faisait la culbute.

Il grimaça, mais même ça lui faisaitmal et, lorsqu’il effleura son visage,la douleur fut insoutenable. Son nezavait la taille d’une patate, et lanausée l’assaillait par vagues. Il sedemanda s’il arriverait jusqu’auxtoilettes pour pisser un coup.

Ted repensa au démonte-pneuqui lui avait écrabouillé la gueule,puis à cette foutue soirée passéesous la pluie, et il sentit sa colèremonter. Dans la cuisine, le bébébraillait si fort que sesvagissements couvraient le raffut dela télé. Ted plissa les yeux, mais neparvint pas à ignorer le vacarme,alors il sortit du lit en vacillant.

Sa vision se troublait dans lesangles ; il tendit la main vers le murpour éviter de tomber. Puis ilinspira un grand coup et serra lesdents comme le bébé continuait debrailler. Pourquoi Ella ne lui faisaitpas fermer sa gueule, bordel ? Etpourquoi le son de la télé était sifort ?

Ted trébucha en gagnant la sallede bains, mais il leva le plâtre tropvite pour se rattraper en sortant, sibien qu’il reçut une déchargeélectrique dans le bras. Comme ilpoussait un cri, la porte de lachambre s’ouvrit à toute volée dansson dos. Les hurlements du gosse

lui faisaient penser à des coups decouteau entre les oreilles et, en seretournant, il vit deux Ella et deuxbébés.

— Fais quelque chose pour qu’ilarrête de brailler, sinon je m’encharge, grogna-t-il. Et éteins cettefoutue télé !

Elle sortit de la pièce. Tedvirevolta en fermant un œil, tandisqu’il essayait de trouver son Glock.Sa vision en double s’atténualentement et il repéra le flingue surla table de nuit, près de ses clés debagnole. Il s’y prit à deux fois pourchoper le Glock. Dawson s’étaitfoutu de lui tout le week-end, mais

il était temps que ça se termine.Ella le dévisagea, les yeux comme

des soucoupes, quand il sortit de lachambre. Elle avait réussi à calmerle môme, mais oublié d’éteindre latélé. Le bruit lui vrillait le crâne.Ted s’avança brusquement dans lepetit salon et colla un coup de lattedans la télé, l’envoyants’écrabouiller par terre. La petite detrois ans se mit à hurler, tandisqu’Ella et le gamin braillèrent deconcert. Quand Ted franchit laporte, son estomac fit un roulé-boulé et la nausée la saisit.

Il se plia en deux et dégueula aubord de la véranda. Puis il s’essuya

la gueule, avant de fourrer sonflingue dans sa poche. Cramponné àla balustrade, il descendit doucement les marches. Le pick-up sebrouillait sous ses yeux, mais Tedpartit dans sa direction.

Dawson n’allait pas s’en tirercomme ça. Pas cette fois.

** *

Abee se tenait à la fenêtre de sabaraque et regardait Ted chavirervers le pick-up. Il savait exactementoù Ted allait, même s’il mettait untemps fou pour arriver à sa bagnole.Il virait un coup à gauche, un coup à

droite, à croire qu’il était incapablede marcher tout droit.

Même s’il était mal foutu hiersoir, Abee se sentait bien mieux àson réveil. Les médocs du vétoavaient dû faire effet, parce que safièvre était tombée et, même si sonentaille au bide restait sensible autoucher, elle paraissait moins rougeque la veille.

Non pas qu’il se sente au top desa forme. Loin de là. Mais il allaitdrôlement mieux que Ted, c’est sûr,et n’avait franchement pas envieque le reste de la famille voie sonfrangin dans cet état. Déjà que lebruit circulait plus ou moins que

Dawson l’avait encore emporté surTed... et c’était pas bon signe. Parceque ça voulait dire qu’ils sedemandaient s’ils pourraient paseux aussi prendre le dessus sur lui,et c’était la dernière chose qu’il luifallait, là, maintenant.

Bref, quelqu’un devait tuer le verdans le fruit. Si bien qu’Abee ouvritla porte et partit rejoindre son frère.

17

Après avoir nettoyé la Stingray aujet d’eau, Dawson rangea le tuyaud’arrosage, puis descendit au bordde la rivière, derrière la maison deTuck. C’était l’après-midi et il faisaittrop chaud pour voir les rougetssauter, si bien que la surface del’eau semblait lisse et inerte commedu verre. Tout paraissait figé, etDawson se surprit à se remémorerses ultimes instants en compagnied’Amanda.

Quand elle s’était éloignée, ilavait dû se faire violence pour nepas courir après la voiture et

essayer de la convaincre de changerd’avis. Il voulait lui dire encorecombien il l’aimait. Mais il l’avaitregardée partir et savait tout aufond de lui qu’il la voyait pour ladernière fois, tout en se demandantce qui lui prenait de la laisser denouveau lui échapper.

Dawson n’aurait jamais dûrevenir à Oriental. Il n’y avait pas saplace et ne l’avait jamais eue. Il nes’y sentait pas chez lui, et il étaittemps qu’il s’en aille. À vrai dire, ilsavait qu’il forçait sa chance avecses cousins, en s’attardant dans lecoin. Dawson tourna donc les talonset longea la maison pour regagner

sa voiture. Il lui restait une halte àfaire en ville, puis il quitteraitOriental une fois pour toutes.

***

Amanda ne savait plus depuiscombien de temps elle se trouvait làdans sa chambre. Une heure oudeux, voire davantage. Chaque foisqu’elle jetait un œil par la fenêtre,elle voyait sa mère assise sur lavéranda en contrebas, un livreouvert sur les genoux. Evelyn avaitcouvert les aliments pour éloignerles mouches. Pas une seule fois ellene s’était levée pour voir si Amandaallait bien, depuis son retour, mais

Amanda ne s’attendait pas non plusà ce qu’elle le fasse. Elles seconnaissaient suffisamment l’unel’autre pour savoir qu’Amandadescendrait lorsqu’elle serait finprête.

Frank avait appelé tout à l’heuredepuis le golf. Il ne s’était pasattardé, mais elle devinait déjà qu’ilavait bu en l’entendant parler. Endix ans, elle avait appris àreconnaître aussitôt les signes deson ébriété. Bien qu’elle n’ait pasmanifesté une grande envie dediscuter, Frank n’avait rienremarqué. Non pas parce qu’il étaitivre, ce qu’il était à l’évidence, mais

parce que, après un début exécrable,il avait fini le parcours de golf enréussissant quatre pars. C’étaitpeut-être la première foisqu’Amanda était ravie qu’il ait bu.Elle savait qu’il serait trop fatiguéquand elle rentrerait à la maison, sibien qu’il s’endormirait sans douteavant qu’elle aille se coucher. Fairel’amour avec lui était bien ladernière chose qui la tentait.Impossible de gérer un truc pareilce soir.

Cependant, elle n’était pas prête àdescendre. Elle se leva du lit etgagna la salle de bains. Puis ellefouilla l’armoire à pharmacie et y

dénicha un flacon de gouttesophtalmiques. Elle en versaquelques-unes dans ses yeux rougiset bouffis, puis se donna un coup depeigne. Ça ne l’aida pas vraiment,mais Amanda s’en moquait,d’autant que Frank ne se rendraitcompte de rien.

Dawson, en revanche, auraitremarqué. Avec Dawson, elle auraitsoigné son apparence.

Elle repensa à lui, comme elle lefaisait depuis son retour chez samère, tout en essayant de maîtriserses émotions. Tandis qu’elle lançaitun regard vers les affaires qu’elleavait préparées tout à l’heure, elle

repéra le coin d’une enveloppe quidépassait de son sac à main.Amanda s’approcha et s’en emparaen voyant son nom griffonné de lamain tremblante de Tuck. Elle serassit sur le lit, ouvrit l’enveloppe etsortit la lettre avec l’étrangesentiment que Tuck détenait lesréponses à ses interrogations.

Chère Amanda,

Quand tu liras ça, tu seras sansdoute confrontée aux choix les plusdifficiles de ton existence, en ayantà coup sûr l’impression que lemonde s’effondre autour de toi.

Si tu te demandes comment jepeux le deviner, disons juste que j’aifini par drôlement bien te connaîtreces dernières années. Je me suistoujours fait du souci pour toi,Amanda. Mais c’est pas le sujet decette lettre. Je ne peux pas te direcomment agir, et je doute que jepuisse dire quoi que soit pourt’aider à te sentir mieux. Je vaisplutôt te raconter une histoire. Elleconcerne Clara et moi, et c’en est

une que tu ne connais pas, parceque je n'ai jamais trouvé la manièreadéquate de te la raconter. J’avaishonte et je crois bien que jecraignais que tu ne viennes plus mevoir, parce que tu risquais depenser que je t’avais menti depuis ledébut.

Clara n'était pas un fantôme. Oh! Je l’ai vue, bien sûr, et je l’ai mêmeentendue. Je ne dis pas que ceschoses-là n'ont pas eu lieu, parcequ'elles ont vraiment existé. Tout ceque j’ai écrit dans la lettre destinéeà Dawson et toi était vrai. J ’ai vuClara ce fameux jour, à mon retourde Vandemere, et plus je m’occupais

des fleurs, plus je la voyaisapparaître. L'amour peut faire desmiracles, mais, tout au fond demoi, je savais bien qu'elle n'étaitpas vraiment là. Je voyais Claraparce que j'avais envie de la voir, jel'entendais parce qu'elle memanquait. Ce que j'essaye de te dire,en fait, c'est que Clara était le fruitde mon imagination, rien de plus,même si j'avais envie de mepersuader du contraire, quitte à mevoiler la face.

Il se peut que tu te demandespourquoi je te raconte çamaintenant, alors autant te le dire.J'ai épousé Clara à l'âge de dix-sept

ans et on en a vécu quarante-deuxensemble, en fusionnant nos vies etnous-mêmes pour former un toutindestructible. Après sa mort, lesvingt-huit années qui ont suivi ontété si douloureuses que la plupartdes gens — moi y compris — ontcru que j'allais perdre la boule.

Tu es encore jeune, Amanda. Tun'en as peut-être pas l'impressionmais, à mes yeux, tu es encore uneenfant avec une longue vie devanttoi. Écoute-moi bien : j'ai vécu avecla vraie Clara, puis avec sonfantôme et, de toutes les deux, unem'a comblé de bonheur tandis quel'autre n'était que son pâle reflet. Si

tu te détournes à présent deDawson, tu vivras à jamais avec lefantôme de celui qu'il aurait pu êtrepour toi. Je sais bien que, dans cettevie, des innocents sontinévitablement blessés par lesdécisions qu'on doit prendre.Traite-moi de vieux bonhommeégoïste, si tu veux, mais je n'aijamais voulu que tu sois commeeux.

Tuck Amanda rangea la lettre dans son

sac, convaincue que Tuck avaitraison. Cette vérité s’imposait à ellecomme jamais et la laissait

pantelante.Dans une sorte de hâte

désespérée, elle rassembla sesaffaires et les emporta au rez-de-chaussée. D’ordinaire, elle les auraitposées près de la porte jusqu’à cequ’elle soit prête à partir. Au lieu dequoi, elle se surprit à ouvrir laporte, puis à marcher tout droit verssa voiture.

Amanda flanqua ses bagagesdans le coffre, avant de taire le tourdu véhicule. Alors seulement elleremarqua sa mère, debout sur lavéranda, qui l’observait.

Aucune des deux ne parla. Ellesse dévisagèrent simplement.

Amanda éprouvait l’impressionétrange que sa mère devinait où ellese rendait mais, avec les paroles deTuck encore présentes dans sa tête,Amanda avait d’autres soucis entête. Il lui fallait à tout prixretrouver Dawson.

Il était peut-être encore chezTuck, mais elle en doutait, Nettoyerla Stingray n’avait pas dû l’occuperlongtemps et, avec ses cousins dansla nature, il ne s’attarderait sansdoute pas en ville.

Cependant, il existait un autreendroit où Dawson avait dit qu'il serendrait peut-être...

Sans réfléchir, elle le revoyait

soudain y faire allusion et, enprenant le volant, Amanda devinaoù elle pouvait peut-être le trouver.

** *

Au cimetière, Dawson descenditde la voiture, puis effectua à pied lecourt chemin qui le séparait de latombe de David Bonner.

Dans le passé, il préférait venir àdes heures irrégulières, en évitantde se faire remarquer.

Aujourd’hui, ce serait impossible.Le week-end, le cimetièreaccueillait davantage de monde.Toutefois, personne ne parut lui

prêter attention, encore qu’il gardaitla tête baissée.

Lorsqu’il atteignit enfin la tombe,il nota qu’on avait déplacé les fleursdéposées vendredi. Sans doute legardien en tondant la pelouse.Dawson s’accroupit et arrachaquelques brins d’herbe plus longsque la tondeuse avait manques,près de la pierre tombale.

Il se remit à penser à Amanda,tandis qu’un sentiment de solitudeintense l’envahissait. Dawson savaitque sa vie était maudite depuis ledébut et, en fermant les yeux, il ditune dernière prière pour DavidBonner, sans se douter qu’une

ombre venait de se fondre dans lasienne et qu’une personne se tenaitjuste derrière lui.

** *

Arrivée dans la grand-rued’Oriental, Amanda s’arrêta aucarrefour. Sur la gauche, la voiemenait à la marina puis chez Tuck.En obliquant à droite, elle quitteraitla ville puis retrouverait lanationale pour rentrer chez elle.Tout droit, derrière les grilles en ferforgé, il y avait le cimetière, où le DrDavid Bonner reposait en paix.Dawson avait dit qu’il y passeraitavant de partir.

Les grilles étaient ouvertes.Amanda balaya du regard la demi-douzaine de véhicules garés sur leparking, puis retint son souffle enrepérant la voiture de location.Trois jours plus tôt, il l’avait garéeauprès de celle d’Amanda enarrivant chez Tuck. Ce matin, elle setenait encore tout près de cevéhicule, quand il l’avait embrasséepour la dernière fois.

Dawson était là.« On est encore jeunes, lui avait-

il dit. Il est encore temps pour nousde rectifier le tir. »

Le pied d’Amanda écrasait lapédale de frein. Dans la rue

principale, un minivan qui roulaitvers le centre-ville passabruyamment, lui bouchant uninstant la vue. Sinon la route étaitdéserte.

Si elle la traversait pour aller segarer, Amanda savait qu’ellepourrait retrouver Dawson. Ellepensa à la lettre de

Tuck, aux années de chagrin qu’ilavait dû endurer sans la présence deClara, et Amanda sut qu’elle avaitpris la mauvaise décision. Elle nepouvait imaginer sa vie sansDawson,

Elle voyait déjà la scène sedérouler dans sa tête. Elle

surprendrait Dawson occupé à serecueillir sur la tombe du DrBonner et s’entendait lui direqu’elle avait eu tort de s’en aller.Elle sentait déjà le bonheur quil’envahirait quand il la prendrait denouveau dans ses bras, en sachantqu’ils étaient faits pour vivreensemble.

Si elle le rejoignait, Amandasavait qu’elle le suivrait n’importeoù. Mais elle sentait plus quejamais le poids de sesresponsabilités... Aussi releva-t-elletout doucement le pied de la pédalede frein et, plutôt que d’aller toutdroit, elle tourna à droite, un

sanglot dans la gorge, tandis qu’elles’engageait sur la grand-route etprenait la direction de son foyer.

Amanda accéléra, en essayantune énième fois de se convaincreque sa décision était la bonne, laplus réaliste qui soit. Derrière elle,le cimetière s’éloignait de plus enplus.

— Pardonne-moi, Dawson...murmura-t-elle en espérant qu’ill’entende quelque part, alors mêmequ’elle aurait souhaité n’avoirjamais prononcé ces paroles.

** *

Un bruissement dans son dosarracha Dawson à sa torpeur et il seredressa. Surpris, il la reconnut sur-le-champ, mais ne trouva pas sesmots.

— Vous êtes donc là, déclaraMarilyn Bonner. Sur la tombe demon mari.

— Désolé, dit-il en baissant lesyeux. Je n’aurais pas dû venir.

— Pourtant, vous l'avez fait. Etvous êtes venu récemment aussi.

Comme Dawson ne réagissaitpas, elle indiqua les Heurs d’unhochement de tête.

— Je mets un point d’honneur à

venir ici après l’office.Elles n’étaient pas là le week-end

dernier et se révèlent trop fraîchespour qu’on les ait déposées dans lasemaine. Vous les avez apportées...vendredi, c’est ça ?

Dawson reprit son souffle avantde répondre.

— Dans la matinée.Elle ne le quitta pas des yeux.— Vous aviez coutume de le faire

il y a longtemps aussi. Après êtresorti de prison ? C’était vous, non ?

Dawson resta muet.— C’est bien ce que je pensais.

Elle soupira en s’approchant de lapierre tombale. Dawson s’écartapour la laisser passer, tandis queMarilyn posait son regard surl’épitaphe.

— Beaucoup de gens sont venusfleurir la tombe de David après samort, pendant un an ou deux, maisensuite ils ont cessé de venir,j’imagine. Sauf moi. Pendant uncertain temps, j’étais la seule à luiapporter des fleurs puis, environquatre ans après sa mort, j’aicommencé à voir d’autres bouquetsque les miens. Par intermittence,mais assez souvent pour que celam’intrigue. J’ignorais qui pouvait

les déposer. J’ai interrogé mesparents, mes amis, mais en vain.Pendant un petit moment, je mesuis même demandé si David avaitfréquenté une autre femme. Vousvous rendez compte ?

Marilyn secoua la tête et prit unelongue inspiration.

— C’est quand on a cessé dedéposer des fleurs que j’ai comprisque c’était vous. Je savais que vousétiez sorti de prison et en libertésurveillée. J’ai aussi appris quevous aviez quitté la ville un an plustard. Ça m’a rendue tellement...furieuse de savoir que c’était vousdepuis le début.

Elle croisa les bras, comme pourse protéger des souvenirs qui luirevenaient en mémoire.

— Et puis, ce matin, j’ai ànouveau découvert des fleurs quin’étaient pas les miennes. J’aicompris que vous étiez revenu. Jen’étais pas certaine que vousreviendriez aujourd’hui... c’estpourtant le cas.

Dawson glissa les mains dans sespoches, souhaitant soudain setrouver loin d’ici.

— Je ne reviendrai plus et je nefleurirai plus la tombe, marmonna-t-il. Vous avez ma parole.

Elle le regarda.— Et vous pensez que ça vous

dédouane de vos visites antérieures? Compte tenu de ce que vous avezfait au départ ? Et que mon mari setrouve là, sous terre, au lieu d’êtreavec moi ? Sans compter qu’il n’apas eu la chance de voir ses enfantsgrandir.

— Non, dit-il.— Bien sûr que non. Parce que

vous vous sentez toujours coupablede ce que vous avez fait. C’est pourcette raison que vous nous avezenvoyé de l’argent pendant toutesces années... Je me trompe ?

Il lui aurait volontiers menti,mais ne le pouvait pas.

— Depuis quand vous êtes aucourant ? demanda-t-il.

— Depuis le premier chèque.Vous étiez passé me voir deuxsemaines plus tôt, vous vousrappelez ? Je n’ai pas eu trop de malà faire le rapprochement.

Marilyn hésita, puis reprit.— Vous souhaitiez me présenter

vos excuses, non ? En personne.Quand vous êtes venu chez moi, cejour-là ?

— Oui.— Je vous en ai empêché. J’ai

dit... toutes sortes de choses, cejour-là. Des choses que je n’auraissans doute pas dû dire.

— C’était votre droit le plus strict.L'ombre d’un sourire se dessina

sur les lèvres de Marilyn.— Vous aviez vingt-deux ans. J’ai

vu un adulte sur le pas de ma portemais, en prenant moi-même del’âge, j’ai découvert qu’on nedevient pas vraiment adulte avantau moins trente ans. Mon fils estplus âgé que vous l’étiez à l’époqueet je le considère encore comme ungamin.

— Vous avez fait ce que n’importe

qui aurait fait.— Peut-être, admit-elle dans un

léger haussement d’épaules, avantde s’approcher de lui. L’argent quevous avez envoyé nous a beaucoupaidés au fil des ans, mais je n’en aiplus besoin à présent. Alors cessezces virements, s’il vous plaît.

— Je voulais simplement...— Je sais ce que vous vouliez,

l’interrompit-elle. Mais tout l’argentdu monde ne me rendra jamaisDavid, pas plus qu’il n’effacera laperte que j’ai éprouvée à sa mort. Etil ne peut donner à mes enfants lepère qu’ils n’ont jamais connu.

— Je sais.— Et puis, l’argent n’achète pas le

pardon.Dawson sentit l’accablement

peser sur ses épaules.— Je ferais mieux de m’en aller,

dit-il en tournant les talons.— Oui, sans doute... Mais avant

que vous partiez, il y a encorequelque chose que j’aimerais vousdire.

Comme il faisait volte-face, ellele fixa en l’obligeant à la regarderdroit dans les yeux.

— Je sais très bien que c’était unaccident. Je l’ai toujours su. Et je

sais que vous feriez n’importe quoipour changer le passé. Votreattitude depuis ce drame en est lapreuve. Certes, je dois admettre quej’étais en colère, effrayée et accabléede solitude quand vous avezdébarqué chez moi... mais sachezque je n’ai jamais cru un seulinstant que vous aviez agi parmalveillance ce fameux soir del'accident. C'était simplement unhorrible concours de circonstancescomme il en arrive parfois et...quand vous avez frappé à ma porte,je me suis défoulée sur vous.

Marilyn lui laissa le temps dedigérer ses paroles et, quand elle

reprit, sa voix se révéla presqueamicale.

— Je vais bien à présent, et mesenfants aussi. Nous avons survécu.Nous ne sommes pas à plaindre.

Comme Dawson détournait lesyeux, elle attendit qu’il la regarde ànouveau pour ajouter :

— Je suis venue vous dire quevous n’avez plus besoin de monpardon, précisa-t-elle en insistantsur les mots, Mais je sais aussi qu’iln’a jamais été question de cela, envérité. Pas plus de moi que de mafamille. C’est de vous qu’il s’agit.Depuis le début. Voilà troplongtemps que vous vous

raccrochez à une terrible erreur et,si vous étiez mon fils, je vous diraisqu’il est grand temps pour vous delâcher prise. Alors lâchez prise,Dawson. Faites-le pour moi.

Elle le dévisagea, comme pours’assurer d’avoir été comprise,avant de tourner les talons. Dawsonresta pétri fié, tandis que lasilhouette de Marilyn serpentaitentre les pierres tombales, érigéescomme des sentinelles, jusqu’à cequ’elle disparaisse.

18

Insensible à la circulation,Amanda roulait en pilotageautomatique. Des familles enminivan et en quatre-quatre, dontcertaines tractaient un bateau,envahissaient l’autoroute aprèsavoir passé le week-end à la plage.

Tout en conduisant, elle nepouvait s’imaginer rentrer chez elleet faire comme si rien ne s’étaitpassé ces derniers jours. Certes, ellesavait qu’elle ne pouvait en parler àpersonne, mais, bizarrement,n’éprouvait aucune culpabilité nonplus. Elle regrettait plutôt de ne pas

avoir agi autrement. Si elle avait sud’entrée de jeu comment leur week-end s’achèverait, Amanda seraitrestée plus longtemps avec Dawsonlors de leur première soirée, demême qu’elle ne se serait pasdétournée quand elle avait sentiqu’il voulait l’embrasser. Ellel’aurait aussi vu le vendredi soir,peu importe les mensonges qu’elleaurait dû raconter à sa mère... etelle aurait donné n’importe quoipour passer tout le samedi lovéedans les bras de Dawson. Aprèstout, si elle avait cédé plus tôt à sessentiments, la soirée du samedi seserait terminée différemment. Peut-

être que les barrières — établies parles vœux prononcés à son mariage— auraient été franchies. Ce futd’ailleurs presque le cas. Tandisqu’ils dansaient dans le salon, ellene rêvait que de faire l’amour aveclui et, lorsqu’ils s’étaientembrassés, elle avait su exactementce qui se passerait ensuite. Elledésirait Dawson comme à l’époquelointaine où ils formaient uncouple.

Amanda avait cru pouvoir allerjusqu’au bout, et qu'une fois dans lachambre elle serait capable de faireabstraction de sa vie à Durham, neserait-ce que pendant une nuit.

Même quand il la déshabilla puis laporta jusqu’au lit, elle se dit qu’ellepourrait oublier la réalité de sonmariage, Amanda voulait tellementdevenir une autre femme ce soir-là,une femme libre de touteresponsabilité et de toute promesseinsoutenable, et elle désiraittellement Dawson qu’elle se savaitsur le point de franchir la ligneblanche et ne plus pouvoir fairemachine arrière. Toutefois, en dépitdes caresses insistantes de Dawsonet du délicieux contact de son corpscontre le sien, Amanda n’avait pus’abandonner à ses sentiments.

Dawson n’en avait pas pris

ombrage, mais choisi de la tenirpelotonnée contre lui en luicaressant les cheveux. Il l’avaitembrassée et rassurée en luichuchotant à l’oreille que ce n’étaitpas grave, que cela ne changeraitjamais ce qu’il éprouvait pour elle.

Ils étaient restés enlacés toute lanuit, jusqu’à ce que le sommeil lessurprenne ; dans les premièreslueurs de l’aube, elle s’étaitendormie dans ses bras. À sonréveil, le dimanche matin, sonpremier geste avait été de tendre lamain vers lui. Mais Dawson étaitdéjà sorti.

*

* *Au bar du country-club,

longtemps après avoir fini leurpartie de golf, Frank fit un signe aubarman afin qu’il lui serve uneautre bière, sans voir celui-ciinterroger Roger du regard. Rogerse borna à hausser les épaules, lui-même étant passé au Coca Light. Lebarman posa donc une nouvellecanette sous le nez de Frank, tandisque Roger se penchait vers lui pourse faire entendre dans le vacarmeambiant. Depuis une heure, lesclients affluaient pour suivre lematch retransmis à la télévision.Après la neuvième manche, les

deux équipes se retrouvaient àégalité.

— Tu te rappelles que je retrouveSusan pour dîner, alors je ne vaispas pouvoir te déposer chez toi.Mais tu n’es pas en état deconduire, mon vieux.

— Ouais, je sais.— Tu veux que je t’appelle un taxi

?— Tâchons de profiter du match

jusqu’au bout. On verra plus tard,OK ?

Frank leva sa canette et repritune gorgée, ses yeux vitreux rivés àl’écran.

*

* *Abee s’installa dans le fauteuil à

côté du lit de son frère, en sedemandant pour la énièmepourquoi Ted vivait dans un trou àrat pareil. L’endroit schlinguaitcomme c’était pas permis, unmélange de couches de bébésouillées, de moisi, et Dieu sait quoid’autre qui avait dû crever dans lecoin. Sans compter que le mômen’arrêtait pas de hurler et qu’Ellas’agitait dans la baraque comme unfantôme aux abois. À se demandercomment Ted n’était pas encore

devenu plus cinglé qu’il ne l’était !Abee ne savait même pas ce qu’il

foutait là. Depuis que son frangins’était écroulé en marchant vers sabagnole, il était resté dans les vapesquasiment tout l’après-midi. Abeevenait à peine de le ramasser pourl’aider à rentrer chez lui qu’Ellabraillait déjà qu’il devait le ramenerà l’hosto.

Abee s’en chargerait si l'état deTed empirait, mais les toubibs nepourraient pas faire grand-chose.Ted avait juste besoin de repos,alors il serait aussi bien chez lui Ilavait une commotion cérébrale et,hier soir, il aurait dû y aller tout

doux, ce qu’il n’avait pas fait, alorsmaintenant il en payait le prix.

Le fait est qu’Abee ne voulait pasrepasser une nuit au chevet de sonfrère à l’hosto, surtout que lui-même se sentait mieux. Bon sang,ça le gonflait de rester là à côté delui, mais il avait un bizness à fairetourner, un bizness qui marchait àl’intimidation, et Ted en étaitcomme qui dirait le moteur. Encoreheureux que le reste de la famillen’ait pas vu ce qui s’était passé etqu’Abee ait pu ramener le frangindans la baraque sans se fairerepérer.

Putain, qu’est-ce que ça puait ici !

On se serait cru dans les égouts... etla chaleur de la fin d’après-midin’arrangeait rien ! Abee sortit sonportable et fit défiler ses contacts...Quand il eut trouvé Candy, il pressala touche Envoi. Il l’avait appeléeun peu plus tôt, mais elle n’avaitpas répondu ni rappelé. Ça luiplaisait pas trop qu’elle le snobecomme ça. Pas du tout, même !

Mais pour la deuxième fois de lajournée, le portable de Candy sonnaet sonna encore sans qu’elledécroche.

** *

— C’est quoi, ce bordel ? grognasoudain Ted.

Il avait la voix râpeuse etl’impression qu’un marteau piqueurlui avait pilonné la tête.

— T’es au lit, répondit Abee.— Qu’est-ce qui s’est passé,

putain ?— T’as pas réussi à arriver

jusqu’au pick-up et t’as mordu lapoussière. Alors je t’ai traînéjusqu’ici.

Ted se redressa lentement. Ilattendit que ses vertiges lereprennent, et la tête lui tourna,mais moins fort que le matin.

— T’as retrouvé Dawson ?— Je suis pas allé le pister, vu

que je suis resté tout l’après-midi àton chevet, couillon.

Ted cracha par terre, près d’unepile de linge sale.

— Si ça se trouve, il est toujoursdans les parages.

— Ça se pourrait. Mais j’en doute.Il doit savoir que t’es après lui. S’ilest malin, il s’est barré depuislongtemps.

— Ouais, eh ben peut-être qu’ilest pas si malin que ça. Ens’agrippant au montant du lit, Tedréussit à se lever, et glissa le Glock

dans sa ceinture.— Tu prends le volant.Abee savait bien que Ted ne

lâcherait pas le morceau. Peut-êtreque ce serait bien que la famillesache que Ted était d’aplomb et prêtà prendre les affaires en main.

— Et s’il est pas là ?— Ben tant pis. Mais faut d’abord

que je sache.Abee le dévisagea, en se

demandant pourquoi Candy nerépondait pas et où elle pouvaitbien être. Il pensait au mec qu’ilavait vu flirter avec elle auTidewater.

— OK, dit-il. Mais après, j’auraipeut-être besoin que tu me donnesaussi un coup de main.

** *

Au volant de sa voiture, dans leparking du Tidewater, Candycontemplait l’écran de son portable.Deux coups de fil d’Abee. Ellen’avait pas décroché. Deux appelsmanqués qui la faisaient flipper,d’autant qu’elle savait qu’elle devaitrappeler. Elle n’aurait qu’àminauder un peu et trouver lesmots qu’il fallait, mais Abee risquaitde se mettre en tête de passer lavoir au boulot... Et c'était la

dernière chose qu’elle souhaitait. Àtous les coups, il verrait la Mustangbourrée à bloc, devinerait qu’elleprévoyait de foutre le camp et... quisait ce que ce débile déciderait defaire ?

Candy aurait dû charger labagnole plus tard, après le boulot,puis partir de chez elle. Mais ellen’avait pas réfléchi et son serviceallait commencer. Et si elle avaitassez se fric pour tenir environ unesemaine dans un motel, bouffecomprise, elle avait quand mêmedrôlement besoin des pourboires dece soir pour l’essence.

Mais impossible pour elle de se

garer devant le bar... sinon Abeeverrait la voiture. Elle passa donc lamarche arrière, puis sortit duparking et s’engagea dans le viragepour regagner le centre d’Oriental.Derrière l’une des boutiquesd’antiquités, à l’entrée du patelin, ily avait un petit parking. Elle s’y garaincognito. C’était mieux. Même siça l’obligerait à marcher un peu.

Mais si Abee se pointait et nevoyait pas la Mustang ? Ça risquaitde poser problème aussi. Candyn’avait pas envie qu’il la mitraille dequestions. Elle y réfléchit puisdécida que s’il rappelait, ellerépondrait en disant, l’air de rien,

qu’elle avait eu un problème decaisse et avait dû s’en occuper.C’était pénible, mais elle tenta de seconso-1er à l’idée qu’il ne lui restaitplus que cinq heures à tirer.Ensuite, Candy pourrait tailler laroute en laissant tout ça derrièreelle.

** *

Jared dormait encore quand sonportable sonna à cinq heures etquart. Il se retourna et attrapa letéléphone, en se demandantpourquoi son père appelait.

Sauf que c’était pas lui, niais son

partenaire de golf, Roger, qui luidemandait de passer prendre Frankau country-club. Parce que cedernier avait bu et ne devait pasprendre le volant.

Tiens donc ! Papa était encorebourré ?

Même si ça le démangeait, Jareds’abstint de toute remarque etpromit d’être là-bas d’ici unevingtaine de minutes. En se levant,il remit le short et le tee-shirt qu’ilportait plus tôt, puis enfila sestongs avant de récupérer ses clés etson portefeuille, posés sur lacommode. Tout en bâillant, ildescendit au rez-de-chaussée et

songea à appeler Melody.*

* *Abee ne prit pas la peine de

cacher le pick-up dans un fourréavant de passer par le bois, commela veille. Il n’hésita pas à rouler àtoute blinde sur le chemin de terrecahoteux pour s’arrêter en dérapantdans une gerbe de graviers, commele chef d’un groupe d’interventionen mission. Il était déjà descendude bagnole, pistolet au poing, maisson frère le suivit avec uneincroyable agilité, compte tenu deson état. Les bleus sous ses yeuxavaient viré au noir violacé. Son

frangin faisait penser à un ratonlaveur.

Personne aux alentours, commeAbee s’y attendait. La maisonsemblait vide, et pas le moindresigne de Dawson dans le garage.Son foutu cousin leur filait encoreentre les pattes. Dommage qu’il nesoit pas resté dans le coin pendanttoutes ces années. Abee aurait pului trouver de quoi faire, quitte à ceque Ted en chope une attaque.

Ted ne s’étonnait pas non plus dudépart de Dawson, mais ça nel’empêchait pas d’être en pétard.Abee voyait bien que la mâchoire deson frangin se contractait par à-

coups, tandis qu’il titillait du doigtla détente de son Glock. Après avoirbouillonné de rage pendant unebonne minute, il partit d’un pasdécidé vers la baraque de Tuck etdéfonça la porte d’un coup de pied.

Abee s’adossa au pick-up etdécida de le laisser faire. Ill’entendait jurer, brailler etrenverser un tas de trucs dans lamaison. Pendant que son franginpiquait sa crise, une vieille chaisevalsa par la fenêtre, qui explosa enmille morceaux. Ted réapparutenfin sur le seuil, qu’il franchitquasi d’une traite pour gagnerl’atelier.

Une Stingray classique y étaitgarée. Elle ne s’y trouvait pas laveille, encore un signe que Dawsonétait passé puis reparti. Abee nesavait pas trop si Ted avait pigé,mais il supposa que ça n’avait pasd’importance. Laissons le frangin sedéfouler. Plus tôt sa rage serapassée, plus tôt les chosesredeviendront normales. Il avaitbesoin que Ted commence à seconcentrer un peu moins sur sesproblèmes et un peu plus sur cequ’Abee lui demandait de faire.

Abee regarda Ted choper undémonte-pneu sur l’établi. De sonbras valide, il le brandit au-dessus

de sa tête avant de l’écraser sur lepare-brise de la bagnole enpoussant un hurlement. Puis ilentreprit de marteler le capot, quise bossela sur-le-champ. Il continuaen fracassant les phares et enfaisant sauter les rétros, mais c’étaitque le début.

Pendant le quart d’heure quisuivit, Ted réduisit la voiture enmiettes à l’aide de tous les outilsqui lui tombaient sous la main. Lemoteur, les pneus, le revêtementintérieur et le tableau de bord seretrouvèrent écrabouillés sous lafureur de Ted comme s’il s’enprenait à Dawson.

Dommage, se dit Abee. Un petitbijou, cette bagnole, un modèleclassique haut de gamme. Mais elleétait pas à lui, et si ça pouvait fairedu bien à Ted, alors tant mieux !

Quanti Ted eut enfin termine lemassacre, il revint vers Abee. Ilflageolait moins sur ses jambes,mais soufflait comme un bœuf, leregard toujours un peu fou. A telpoint qu’il allait peut-être braquerle flingue sur son frère et l’abattresous le coup de la colère.

Mais Abee n’était pas devenuchef de famille en se dégonflant,même quand son frangin piquaitses crises. Il resta donc adossé au

pick-up et, l’air nonchalant, regardaTed s’approcher. Il se curavaguement les dents, puis examinason doigt, sachant que Ted setrouvait juste devant lui.

— Ça y est, t’as fini ?*

* *Entouré de bateaux amarrés ici et

là, Dawson se trouvait surl’embarcadère situé derrière l’hôtelde New Bern. Il était venudirectement depuis le cimetière,puis s’était assis au bord de l’eautandis que le soleil amorçait sadescente vers l’horizon.

C’était le quatrième endroit où ilséjournait en quatre jours, et leweek-end l’avait exténué tant sur leplan physique qu’émotionnel. Endépit de ses efforts, impossible pourlui d’imaginer son avenir. Demain,après-demain et l’interminablechapelet de semaines, de mois,d’années qui suivraient luiparaissait dépourvu du moindrebut. Il avait mené une vie bienprécise pour des raisons bienprécises, et celles-ci s’envolaient enfumée. Amanda et à présentMarilyn Bonner l’avaient libéré àjamais. Tuck était mort. Que devait-il faire maintenant ? Déménager ?

Rester en Louisiane ? Conserverson travail ? Tenter sa chanceailleurs ? Quel était son but, àprésent que son existence semblaitprivée de tout point de repère ?

Dawson savait qu’il ne trouveraitpas les réponses ici. Il se leva etregagna le hall de l’hôtel d’un paslourd. Il avait réservé un vol debonne heure le lendemain matin etsavait qu’il serait debout avantl’aube, afin de pouvoir rendre lavoiture de location et s’enregistrer àl’aéroport. Selon son itinéraire, ilserait de retour à La Nouvelle-Orléans avant midi et chez lui peuaprès.

Quand il fut dans sa chambre, ils’allongea tout habillé sur son lit,plus perdu qu’il ne l’avait été detoute sa vie, alors qu’il sentaitencore la douceur des lèvresd’Amanda sur les siennes. « Il luifaudra peut-être plus de temps qu'àtoi », avait écrit Tuck. Avant desombrer dans un sommeil agité,Dawson s’accrocha à l’espoir queTuck avait raison, d’une manière oud’une autre.

** *

Arrêté au feu rouge, Jaredobserva son père dans lerétroviseur. Il avait encore dû boire

comme un trou, décida Jared. Enarrivant au country-club quelquesminutes plus tôt, il avait vu sonpère adossé contre l’une descolonnes, les yeux bouffis ettroubles, tandis que son haleineseule aurait pu alimenter lebarbecue du jardin. Sans doute laraison de son mutisme. Il cherchaitvisiblement à masquer son ébriété.

Jared avait fini par s’habituer àde telles situations. À vrai dire, leproblème de son père l’irritaitmoins qu’il ne l’attristait. Quant àsa mère, elle adopterait sans douteson humeur de circonstance ettenterait d’agir comme si de rien

n’était, alors que Frank tituberaitivre mon dans la maison. Ça nevalait pas la peine de dépenser sonénergie en se mettant en colère,mais il savait qu’au fond d’elle-même sa mère fulminerait. Certes,elle ferait de son mieux pour sauverla face mais, quel que soit l’endroitoù son père irait s’affaler, elles’installerait dans une autre pièce,comme si c’était tout à fait normalpour un couple.

Bref, la soirée ne s’annonçait pastrès drôle, mais il laisserait Lynngérer ça, en supposant qu’ellerentre avant que leur père tombedans les pommes. Quant à Jared, il

avait déjà appelé Melody et tousdeux iraient nager chez un copainqui avait une piscine.

Le feu passa enfin au vert et,Jared, qui imaginait déjà Melody enBikini, appuya sur l’accélérateursans remarquer l’autre voiture, quitraversait le carrefour à toutevitesse.

Celle-ci percuta la sienne dans unfracas assourdissant, en propulsantdes éclats de verre et des fragmentsde métal de tous côtés. Une partiedu châssis de la portière conducteurtoute défoncée fut projetée contrela poitrine de Jared, tandis quel’airbag se gonflait au même

instant. Dans un soubresaut, il seretrouva plaqué au siège par laceinture de sécurité et il tournabrusquement la tête, alors que lavoiture se mettait à vriller en pleineintersection. Je vais mourir; pensa-t-il, le souffle coupé.

Lorsque le véhicule cessa enfinde tournoyer, Jared mit un certaintemps à comprendre qu’il respiraitencore. Sa poitrine lui faisait mal, ilpouvait à peine remuer le cou etsentait qu’il allait vomir à cause del’odeur entêtante de brûlé dégagéepar l’airbag.

Il essaya de remuer, mais ladouleur cuisante dans son torse l’en

empêcha. Coincé entre le volant etle châssis de la portière, il bataillapour se dégager. Tout en setortillant vers la droite, il parvintfinalement à se libérer du poids quilui comprimait la poitrine.

À l’extérieur, il aperçut d’autresvoitures arrêtées au carrefour. Lesgens en sortaient et certainscomposaient déjà le 911 sur leurportable. Au milieu des bris deverre, il constata que la tôledéfoncée de son capot était repliéecomme une tente.

Jared entendait comme dans lelointain des voix lui criant de ne pasbouger. Il se tourna malgré tout,

pensant soudain à son père, dont ilaperçut le visage ensanglanté. Alorsil se mit à hurler.

** *

Amanda se trouvait à une heurede route de chez elle quand sonmobile sonna. Elle tendit la mainvers le siège passager et dutfourrager dans son sac, avant derécupérer le mobile et répondit à latroisième sonnerie.

Tandis qu’elle écoutait le récitque lui livrait Jared d'une voixchevrotante, elle eut l’impressionqu’un courant d’air glacé la

paralysait. De manière décousue,son fils lui parlait de l’ambulancevenue sur les lieux de l’accident,puis du visage de Frank couvert desang. Lui-même allait bien, assuraJared, mais les urgentistesl’emmenaient avec Frank dansl’ambulance. Tous deux seraienttransportés à l’hôpital universitairede Duke.

La main d’Amanda se crispa surle téléphone. Pour la première foisdepuis la maladie de Bea, la peurrevenait s’enraciner en elle. Unepeur viscérale, qui occultait toutautre sentiment.

— J’arrive, dit Amanda. Je serai là

au plus vite...Puis, tout à coup, pour une raison

quelconque, la communication futinterrompue. Elle rappela aussitôt,mais personne ne répondit.

Elle déboîta dans la file degauche, appuya sur l’accélérateur etfît des appels de phares à la voiturequi la précédait pour la doubler.Amanda devait gagner l’hôpital sanstarder. Mais le flux desautomobilistes rentrant de la plageralentissait encore la circulation.

** *

Après leur petite expédition chez

Tuck, Abee réalisa qu’il crevait defaim. Depuis son infection, il n’avaitpas grand appétit, mais la fringalelui revenait maintenant, encore unsigne que les antibios faisaient leureffet. Chez Irvin, il avait commandéun cheeseburger, des beignetsd’oignons et des frites au chilinappées de fromage. Même s’iln’avait pas encore terminé, il savaitqu’il nettoierait les trois plats sansproblème. Peut-être bien qu’il luiresterait de la place pour une partde tarte et une glace.

Ted, en revanche, chipotait dansson assiette. Lui aussi avait pris uncheeseburger, mais il mangeait du

bout des lèvres et mastiquaitlentement. Bousiller la bagnolel’avait vidé de toute son énergie.

Pendant qu’ils attendaient d’êtreservis, Abee avait appelé Candy.Cette fois, elle répondit à lapremière sonnerie et ils discutèrentun petit moment. Elle lui dit qu’elleétait déjà au boulot et s’excusa dene pas l’avoir rappelé, en précisantqu’elle avait eu des problèmes devoiture. Au téléphone, elle semblaitravie de l’entendre et flirtait commeelle le faisait toujours. Quand ilraccrocha, Abee se sentit toutrequinqué et se demanda même s’ilne s’était pas fait un film en la

voyant avec ce mec, l’autre soir.Peut-être que c’était la bouffe ou

le fait qu’il aille mieux mais, tout enmangeant, Abee repensait malgrélui à sa conversion avec Candy ettâchait de réfléchir à ce qui lechiffonnait. Parce que, oui, un trucle chiffonnait. Déjà, le fait queCandy ait mentionné un problèmede voiture et pas de portable... etpuis, occupée ailleurs ou pas, elleaurait pu le rappeler si elle avaitvoulu. Mais bon, Abee n’était passûr tic savoir cc qui collait pas danscette histoire,

Ted se leva au milieu du repas ets’exila un moment aux toilettes. En

le regardant revenir à table, Abee sedit que son frangin avait l’air desortir tout droit d’un film d'horreurde série Z, mais les autres clients durestau gardaient le nez dans leurassiette en évitant de le regarder.Abee sourit. C’était l’avantage d’êtreun Cole.

Pourtant, impossible de ne pasrepenser à son coup de fil avecCandy, et il suçota ses doigts d’unair songeur, entre deux bouchées.

** *

Frank et Jared ont eu unaccident.

Tandis qu’Amanda s’agitait deplus en plus, la phrase se déroulaitdans sa tête, comme l’annonce d’unfait divers atroce au bas de l’écrand’une chaîne d’infos. Ellecramponnait le volant à en faireblêmir ses phalanges et ne cessaitde lancer des appels de phares pourque le véhicule de devant la laissedoubler.

On les a emmenés en ambulance,Jared et Frank ont été transportésd’urgence à l’hôpital. Mon mari etmon fils...

Finalement, la voiture qui laprécédait changea de file et Amandaput la dépasser, pied au plancher, et

combler rapidement la distance laséparant des véhicules situés plusloin.

Elle se rappelait que Jared avaittout au plus l’air secoué.

Mais le sang...La voix paniquée, Jared disait

que Frank avait le visageensanglanté. Amanda attrapa sonportable et tenta de rappeler sonfils. Il n’avait pas répondu quelquesminutes plus tôt, mais elle pensaqu’il devait se trouver dansl'ambulance ou aux urgences, et lestéléphones y étaient interdits. Ellese dit que Jared et Frank étaient àprésent entre les mains des équipes

médicales et, que quand Jaredrépondrait enfin, elle regretteraitsans doute de s’être affolée pourrien. Plus tard, ce serait uneanecdote que la famille seraconterait à table, et tout le mondese moquerait de maman qui avaitroulé comme une folle, alors qu’iln’y avait pas de quoi en faire undrame.

Mais Jared ne répondait toujourspas, et Frank non plus. Quand lesdeux appels basculèrent sur lamessagerie vocale de chacun, elleeut l’impression de tomber au fondd’un gouffre. Amanda fut soudainpersuadée que l’accident était grave,

bien pire que Jared ne l’avait laisséentendre. Elle ignorait la raison dece pressentiment, mais ill’envahissait.

Elle laissa tomber son mobile surle siège passager et pressa de plusbelle l’accélérateur, collant au trainde la voiture de devant. Laquellefinit par la laisser passer, etAmanda la doubla sans même faireun signe de tête au conducteur.

19

Dans son rêve, Dawson seretrouvait sur la plate-forme, justeau moment où la série d’explosionscommençait à ébranler la structure,mais cette fois le silence régnait etles événements se déroulaient auralenti. Il assista à l’éclatementsoudain du réservoir de stockage,suivi par les flammes jaillissantvers le ciel ; il repéra la fumée quise répandait peu à peu en formantde gros nuages noirs. Il vit les ondesde choc se déplacer sur le pont ettout renverser dans leur sillage,arrachant les pylônes et délogeant

les machines. Les hommesbasculaient par-dessus bord enagitant les bras, alors que d’autresexplosions survenaient. Le feurongeait le pont, et la destructions’amorçait.

Mais il restait planté là,insensible aux secousses et auxdébris qui virevoltaient comme parmagie autour de lui. Tout droit, prèsde la grue, il vit un homme surgird’un écran de fumée, mais, à l’instarde Dawson, celui-ci paraissait nepas s’inquiéter de la catastropheambiante. L’espace d’un instant, lafumée parut l’envelopper, avant dese lever comme un rideau. Dawson

retint son souffle en apercevantl’homme brun au coupe-vent bleu.

L’inconnu s’arrêta, son visageaux traits indistincts miroitant auloin. Dawson voulut l’appeler, maisaucun son ne s’échappa de seslèvres ; il souhaita s’approcher delui, mais restait cloué sur place. Sibien qu’ils échangèrent un regardet, malgré la distance, Dawson crutvaguement le reconnaître.

Il se réveilla au même moment etsentit une décharge d’adrénaline leparcourir, tandis qu’il balayait lachambre du regard en battant despaupières. Il était à l’hôtel à NewBern, juste au bord de l’eau ; et,

même s’il savait que ce n’étaitqu’un rêve, Dawson réprima unfrisson. Il se redressa et posa lespieds par terre.

À en croire la pendule, il avaitdormi plus d’une heure. Au-dehorsle soleil serait bientôt couché et lescouleurs de la chambres’atténuaient dans la lumièredéclinante.

Comme dans un rêve...Dawson se leva, repéra son

portefeuille et ses clés près de latélévision, ce qui lui mit la puce àl’oreille... Il traversa la pièce etretourna les poches du costumequ’il avait porté. Il vérifia de

nouveau, avant de farfouiller dansson sac de voyage. Finalement, ilsaisit son portefeuille et ses clés,puis descendit aussitôt au parking.

Il fouilla le moindre centimètrecarré de la voiture de location, enprocédant avec méthode : boîte àgants, coffre, entre les sièges,plancher. Mais il commençait déjà àse remémorer la matinée.

Après l’avoir lue, Dawson avaitposé la lettre de Tuck sur l’établi. Lamère d’Amanda était passée devantlui et il s’était tourné vers Amandasur la véranda... en oubliant derécupérer la missive qui devait êtrerestée sur l’établi. Il pouvait la

laisser, bien sûr... sauf qu’il nes’imaginait pas un instant faire unechose pareille. C’était la dernièrelettre de Tuck, son dernier présent,en quelque sorte, et Dawsonsouhaitait la rapporter chez lui.

Il savait néanmoins que Ted etAbee devaient sillonner la ville pourle retrouver. Cela ne l’empêcha pasde reprendre la voilure et defranchir le pont en roulant versOriental. Il y serait quaranteminutes plus tard.

** *

Après avoir pris son courage à

deux mains, Alun Bonner entra auTidewater, en remarquant qu'il yavait encore moins de monde queprévu. Deux gars discutaient au bar,tandis que quelques autresdisputaient une partie de billarddans le fond ; une seule table étaitoccupée, par un couple qui comptaitsa monnaie et semblait sur ledépart. Rien à voir avec samedi ouvendredi soir. Avec le juke-box àl'arrière et la télé allumée près de lacaisse, on se serait presque cru chezsoi.

Candy nettoyait le bar et luisourit en agitant son tordu m Vêtued’un jean et d’un tee-shirt, elle avait

les cheveux tirés en queue-de-cheval et, bien qu’elle soit moinspomponnée que les autres jours,elle n’en restait pas moins la plusjolie fille du coin. Alan commença àavoir le trac, se demandant si elleaccepterait de dîner avec lui.

Il bomba le torse et se dit : Ne techerche pas d'excuses. Ils’installerait au bar, commed’habitude, et se débrouillerait pourglisser dans la conversation qu’ilaimerait bien l’inviter au restau. Ilse rappela qu’elle n’avait pas hésitéà flirter avec lui et, même si elleétait du genre aguicheuse, Alansavait bien qu’il y avait autre chose

entre eux. C’était évident... Alors ilinspira un grand coup et se dirigeavers le bar.

Amanda franchit comme unetornade l’entrée des Urgences del’hôpital universitaire de Duke etdévisagea de ses yeux affolés lespatients et les familles présents.Pendant le reste du trajet, ellen’avait cessé de rappeler Jared etFrank sur leurs mobiles, maisaucun des deux n’avait répondu.Désespérée, elle avait fini partéléphoner à Lynn. Sa fille étaitencore au lac Norman, à quelquesheures de route. L’adolescente avaitcraqué en apprenant la nouvelle, et

promis de rejoindre Amanda auplus vite.

Toujours dans l’embrasure,Amanda balaya la salle du regarddans l’espoir de trouver Jared. Ellepria le ciel de s’être fait du soucipour rien. À sa grande stupéfaction,elle repéra Frank à l’autre bout de lapièce. Il se leva et s’approcha d’elle.Il semblait moins blessé qu’elle nel’imaginait. Elle regarda plus loin,toujours en quête de Jared... maisaucun signe de son fils.

— Où est Jared ? demanda-t-ellecomme Frank arrivait à sa hauteur.Tu vas bien ? Qu’est-ce qui s’estpassé ? Alors, où est-il ?

Elle l’assaillait encore dequestions quand Frank la prit par lebras pour l’entraîner à l’extérieur.

— Jared est hospitalisé, répondit-il.

En dépit des heures écouléesdepuis son départ du club, ilmangeait encore ses mots. Ellevoyait bien qu’il tentait de masquerson ébriété, mais son haleine et sasueur empestaient l’alcool.

— Je ne sais pas ce qu’il en est.Personne n’a l’air de le savoir. Maisl’infirmière m’a vaguement parléd’un cardiologue.

Ses paroles ne firent qu’accroître

l’angoisse d’Amanda.— Pourquoi ? Qu’est-ce qui

cloche ?— Aucune idée.— Il va s’en sortir ?— Il avait l’air bien quand on est

arrivés.— Alors, pourquoi un cardiologue

doit l’ausculter ?— J’en sais rien.— Il m’a dit que tu étais couvert

de sang.Frank effleura l'arête de son nez

un peu enflé, où un croissant noirbleuté cernait une légère entaille.

— Je me suis cogné fort, mais ilsont pu stopper les saignements.Bref, rien de grave. Ça va aller.

— Pourquoi tu n’as pas répondu àmes coups de fil ? J’ai dû t’appelerune bonne centaine de fois !

— Mon portable est resté dans lavoiture...

Mais Amanda n’écoutait déjàplus, tandis qu’elle digérait cequ’elle venait d’apprendre. Jaredétait hospitalisé, C’était son fils quiétait blessé. Pas son mari. L’aîné deses enfants...

Tout en ayant la sensation d’avoirreçu un coup de poing dans le

ventre, et soudain écœurée par laprésence de Frank, elle s’éloigna delui et fila directement versl’infirmière du bureau desadmissions. Amanda fit de sonmieux pour contrôler son hystériegalopante et demanda des nouvellesde son fils.

Son interlocutrice lui répondit demanière laconique et ne fit querépéter les paroles de Frank. Monivrogne de mari, pensa Amanda,incapable de contenir sa rage. Elleclaqua le bureau des deux mains etfit sursauter tous les gens présentsdans la salle d’attente.

— Il faut que je sache ce qui se

passe avec mon fils ! s’écria-t-elle.J’exige des réponses, tout de suite !

** *

Des problèmes avec sa bagnole,se dit Abee. Ça le tracassait depuisson coup de fil avec Candy. Parceque si sa caisse était en rade, alorscomment elle avait pu aller bosser ?Et pourquoi elle lui avait pasdemandé s’il pouvait la conduire auboulot ou la ramener chez elle après?

Et si quelqu’un l’avait déposée là-bas ? Genre, le gars vu au Tidewater?

Elle n’aurait pas été conne à cepoint. Bien sûr, il pouvait toujoursla rappeler pour en avoir le cœurnet, mais Abee connaissait unmoyen plus efficace d’avoir le lin demot de cette histoire. Irving n’étaitpas très loin de la petite maisonqu’elle louait, si bien qu’Abee avaitjuste besoin d’y faire un saut pourvérifier si la Mustang était garéedevant. Auquel cas, ça voulait direqu’on avait véhiculé Candy jusqu’àson boulot... et Abee et elledevraient donc avoir une petitediscussion, pas vrai ?

Il lâcha une poignée de billets surla table et fit signe à Ted de le

suivre. Son frangin n’avaitquasiment pas desserré les dents detout le dîner, mais Abee avaitcomme l’impression qu’il allaitmieux, même s’il manquaitd’appétit.

— On va où ? demanda Ted.— J’ai un truc à vérifier.La maison de Candy se trouvait à

quelques minutes de là, presque aubout d’une rue peu habitée. Labaraque était ni plus ni moinsqu’un bungalow délabré, recouvertde bardeaux en alu et envahi par lesbuissons. C’était pas un palace,mais Candy avait l’air de s’enfoutre. Faut dire aussi qu’elle avait

rien fait pour le rendre plusattrayant.

En s’arrêtant dans l’allée, Abeeconstata l’absence de la Mustang.Peut-être que Candy était déjà auboulot, se raisonna-t-il. Mais, touten lorgnant la bicoque depuis savoiture, il remarqua un truc bizarre.Un truc qui manquait, pour ainsidire, et il mit deux ou trois minutesavant de piger.

La statue de bouddha n’était pluslà, celle qu’elle laissait à la fenêtrede devant et qu’on apercevait entreles buissons. Son porte-bonheur,comme elle disait, si bien queCandy n’avait aucune raison de le

déplacer. À moins que...Il ouvrit la portière et descendit.

Comme Ted lui lançait un regard, ilsecoua la tête en disant :

— T’inquiète, je reviens toutd’suite.

Abee se iaufila entre les buissonset gravit les marches de la véranda.Puis il regarda par la fenêtre etconstata que la statue n’était eneffet plus là. Le reste de la piècen’avait pas changé, apparemment.Bien sûr, ça voulait rien dure, vuque c’était loué meublé. Maisl’absence du bouddha l’intriguait.

Abee fit donc le tour de la

baraque en regardant à traverschaque fenêtre, mais ne vit pasgrand-chose à cause des rideaux.

Finalement, fatigué de sesefforts, il ouvrit la porte de derrièred’un coup de pied, comme Tedl’avait fait chez Tuck.

Il entra en se demandant ce quecette foutue Candy pouvait bienmanigancer.

** *

Comme elle le faisait tous lesquarts d’heure depuis son arrivée,Amanda s’approcha du bureau pourdemander s’il y avait du nouveau.

On lui répondit patiemment qu’onlui avait déjà fourni tous lesrenseignements possibles : Jaredavait été admis à l’hôpital, uncardiologue s’occupait de lui et lemédecin savait que ses parentsattendaient. Sitôt que l’infirmièreen saurait plus, Amanda serait lapremière informée. La femmes’exprimait avec bienveillance, etAmanda la remercia d’unhochement de tête avant de tournerles talons.

Malgré la dure réalité ambiante,elle ne parvenait toujours pas àcomprendre la raison de saprésence ici ou les circonstances de

l’accident. Même si Frank etl’infirmière avaient tenté de le luiexpliquer, leurs paroles nesignifiaient rien de concret. C’était àJared et non à eux qu’Amandasouhaitait parler. Elle avait besoinde le voir, d’entendre de sa bouchequ’il allait bien. Et quand Frankavait essayé de poser une mainréconfortante sur son épaule, elles’était vivement écartée comme s’ill’avait brûlée au fer rouge.

Pour commencer, c’était de lafaute de Frank si Jared se trouvaitlà. Si Frank n’avait pas bu, Jaredaurait été à la maison ou avec unefille, chez des copains. Il ne se serait

pas retrouvé à ce carrefour ni àl’hôpital. Il avait simplement essayéd’apporter son aide. C’était luil’adulte responsable.

Quant à Frank...Elle ne supportait pas de croiser

son regard. Elle se retenait de luihurler dessus.

La pendule murale semblaitindiquer l’heure au ralenti.

Finalement, après ce qui lui parutdurer une éternité, Amandaentendit s’ouvrir la porte menantaux chambres des patients et elle setourna pour découvrir un médecinen tenue de chirurgien. Elle le

regarda s’approcher de l’infirmièrede garde, qui hocha la tête et pointadiscrètement l’index en directiond’Amanda. Crispée parl’appréhension, Amanda le vit venirvers elle, essayant de lire sur sonvisage ce qu’il risquait de luiannoncer. Mais son expression nelaissait rien transparaître.

Elle se leva et Frank l’imita.— Je suis le docteur Mills,

déclara-t-il en les invitant à lesuivre.

Ils franchirent une porte à deuxbattants qui conduisait à un autrecouloir. Lorsqu’elle se referma, lepraticien se tourna vers Frank et

Amanda. Malgré ses cheveuxgrisonnants, elle devina qu’il devaitêtre plus jeune qu’elle.

Il faudrait plus d’uneconversation à Amanda pourassimiler complètement ce qu’illeur expliqua, elle en saisit toutefoisl’essentiel. Alors qu'il semblaitindemne, Jared avait été blessésous l’impact de la portièredéfoncée. Le médecin de garde avaitdécelé un souffle au cœur d’originetraumatique, aussi avait-on admisJared en observation. Dansl’intervalle, l’état de l’adolescents'était nettement et rapidementdétérioré. Le médecin poursuivit en

employant des termes tels que «cyanosé », en leur précisant qu’ilsavaient inséré un pacemaker parvoie intraveineuse, mais que lacapacité cardiaque de Jared necessait de diminuer. Onsoupçonnait une déchirure de lavalve tricuspide et l’état de leur filsnécessitait une chirurgie deremplacement valvulaire. Jaredavait d’ores et déjà subi un pontage,expliqua le Dr Mills, mais l’équipemédicale avait besoin de leurpermission pour pratiquer uneopération à cœur ouvert. Sans quoi,ajouta-t-il sans ménagement, leurfils allait mourir.

Jared allait mourir...Amanda prit appui contre le mur,

tandis que le chirurgien lesregardait, Frank et elle, à tour derôle.

— J’ai besoin de votre signatureau bas du formulaire deconsentement, reprit le Dr Mills.

À cet instant, Amanda compritqu’il avait également senti l’haleinealcoolisée de Frank. Elle détestasoudain son mari de toute son âme.En proie à une sorte de torpeur, ellesigna au bas du document.

Le Dr Mills les conduisit alorsdans une autre aile de l’hôpital et

les laissa dans une salle d’attentedéserte. Sous le choc, Amanda étaitcomme hébétée.

Jared a besoin d’être opéré, sinonil va mourir.

Impossible ! Jared n’avait quedix-neuf ans. Et toute la vie devantlui.

Amanda ferma les yeux et selaissa choir dans un fauteuil,incapable de comprendre pourquoile monde s’effondrait subitementautour d’elle.

** *

Candy n’avait pas besoin de ça.

Pas ce soir.Le jeune gars à l’autre bout du

bar, Alan, Alvin ou peu importe,crevait visiblement d’envie del’inviter à sortir avec lui. Pireencore, il n’y avait pas foule ce soiret elle ne gagnerait sans doute pasassez de pourboires pour faire leplein de la Mustang. Génial. Gé-nial!

— Hé, Candy !Encore le jeune mec, qui se

penchait par-dessus le bar commeun chiot en manque de caresses.

— J' peux avoir une autre bière, s’te plaît ?

Elle s’efforça de sourire enfaisant sauter la capsule d’unebouteille. Comme elle s’approchaitde lui, boisson en main, le jeune luiposa une question, mais unelumière de phares balaya soudain laporte, soit une voiture qui passait,soit quelqu’un qui se garait sur leparking... Et Candy ne puts’empêcher de regarder versl’entrée. En attendant.

Comme personne ne franchit laporte, elle poussa un soupir desoulagement.

— Candy ?La voix du gars la ramena à la

réalité.

— Désolée, tu disais ?— Je te demandais comment

s’était passée ta journée.— Super... Vraiment super.

** *

Frank s’assit dans un fauteuil enface d’elle, toujours un peu vacillantet le regard trouble. Amandas’employa à faire abstraction de saprésence.

Sinon, impossible pour elle de seconcentrer, hormis sur Jared verslequel allaient toutes ses craintes etses pensées. Dans le silence de lapièce, des années entières de

l’existence de son fils défilaient parbribes sous ses yeux Elle le revoyaittout petit dans ses bras, âgé dequelques semaines seulement. Plustard, quand elle le coiffait et luiglissait un sandwich dans sa boîte àgoûter Jurassic Park, pour sonpremier jour à la maternelle. Elle sesouvenait combien il était nerveuxpour son premier bal au collège, samanière de boire la brique de lait augoulot, alors qu'elle le lui avaitinterdit mille fois. De temps à autre,les bruits de l’hôpital l’arrachaient àses souvenirs et elle revenait à ladure réalité. Puis la hantises’emparait d’elle à nouveau.

Avant de les laisser, le médecinleur avait dit que l’opérationrisquait de durer plusieurs heures,voire jusqu'à minuit, et elle sedemanda si quelqu’un viendrait lestenir au courant avant la fin.Amanda tenait à savoir commentcela se déroulait. À ce qu’on luiexplique en termes simples Mais cequ’elle souhaitait avant tout, c’étaitqu’on la serre fort en lui promettantque son petit garçon — même s'ilétait presque un homme — étaithors de danger.

** *

Abee se trouvait dans la chambre

de Candy. Sa bouche se crispa àmesure qu’il digérait le truc.

Le placard était vide. Les tiroirs,idem. Pareil pour cette foutuearmoire de salle de bains.

Pas étonnant qu’elle n’ait pasrépondu aux premiers coups de fil.Candy était trop occupée à faire sesbagages. Et quand elle avait fini pardécrocher ? Tiens donc ! Elle avaitcomme par hasard oublié de parlerde son petit projet de quitter la ville.

Mais personne ne larguait AbeeCole. Personne.

Et si c’était à cause de sonnouveau petit copain ? Et s’ils

avaient prévu de se barrer ensemble?

Abee sortit comme une flèche parla porte déglinguée. Il fit le tour dela maison et se rua vers le pick-up,déterminé à foncer tout de suite auTidewater.

Il allait donner une bonne leçon àCandy et à son petit morveux, cesoir. Ouais, à tous les deux. Legenre de leçon que l’un commel’autre ne seraient pas prèsd’oublier.

20

Dawson n’avait jamais vu unenuit aussi noire. Un ciel opaque etténébreux, à peine ponctué de raresétoiles qui scintillaient.

Il s’approchait d’Oriental et nepouvait s’ôter de l'e-prit qu’ilcommettait une erreur en yretournant. Il allait devoir traverserla ville pour se rendre chez Tuck etsavait que ses cousins le guettaientquelque part.

Un peu plus loin, par-delà levirage qui avait bouleverse toute savie, Dawson entrevit les lumièresd’Oriental au-dessus de la cime des

arbres. S’il devait changer d’avis,c’était maintenant ou jamais.

Inconsciemment, il leva le piedde l’accélérateur et, tandis que lavoiture ralentissait, Dawson sesentit tout à coup observé.

** *

Cramponné au volant, Abeetraversa la ville à fond la caisse et fithurler ses pneus dans les virages. Ilbifurqua brusquement sur leparking du Tidewater et le pick-updérapa, tandis qu’il donnait unviolent coup de patins en se garantsur une place réservée aux

handicapés. Pour la première foisdepuis qu'il avait massacré laStingray, même

Ted commençait à s’animer, tantl’atmosphère du pick-up étaitchargée de testostérone, et ilsétaient tous deux prêts à endécoudre.

La voiture était à peine garéequ’Abee bondissait déjà dehors,suivi de près par son frangin. Abeen’arrivait pas à se faire à l’idée queCandy lui avait menti. Ça devaitfaire un petit bout de temps qu’elleprévoyait de mettre les bouts, en sedisant qu’il n’y verrait que du feu.Bref, il était temps de lui apprendre

qui faisait la loi, dans le coin.Parce que tu vois, Candy, c’est

certainement pas toi, ma belle !En se précipitant vers l’entrée,

Abee remarqua que la Mustangdécapotable n’était pas sur leparking. Ça voulait dire qu’elle avaitdû la garer chez ce mec, et tous lesdeux devaient bien rigoler dans ledos d’Abee. Il les imaginait déjà entrain de se foutre de sa gueule. Rienque d’y penser, ça lui donnait enviede défoncer la porte, avant debraquer le flingue sur le bar et depresser la détente.

Mais Abee n’allait pas le faire. Ohnon ! Parce qu’elle devait d’abord

comprendre qui était le patron...Derrière lui, Ted tenait

incroyablement bien sur sesjambes, il avait même l’air toutexcité. On entendait vaguement lamusique du juke-box, et l’enseigneau néon projeta une lueur rouge surleurs visages.

Abee fit un signe de tête à sonfrangin, tandis qu’il se préparait àshooter dans la porte.

** *

Dawson ralentit, tous ses sens enalerte. Les lumières d’Oriental serapprochaient. Un sentiment de

déjà-vu l'envahit, comme s’ildevinait ce qui allait se passer, sanspouvoir intervenir.

Il se pencha sur le volant, plissales yeux et reconnut la supérettedevant laquelle il était passé l’autrematin en faisant son jogging.Illuminée par des projecteurs, laflèche de l’église baptiste dominaitle quartier commerçant. Lesréverbères halogènes diffusaientune lumière spectrale qui ponctuaitl’itinéraire menant à la maison deTuck. Elle semblait le narguer ensuggérant qu’il ne pourrait jamais yparvenir. Les étoiles aperçues plustôt avaient disparu et le ciel au-

dessus de la ville était d’unenoirceur irréelle, Un peu plus haut,sur la droite, se dressait le bâtimentde plain-pied qui avait remplacé lebosquet d’origine, quasi ment dansle virage situé aux abords de la ville.

Dawson scruta attentivement lesalentours, en attendant que...quelque chose se produise. Presqueaussitôt il perçut un mouvement del’autre côté de sa vitre.

Il se tenait là... dans la prairie quibordait la grand route. L’hommebrun.

Le fantôme.*

* *Tout se passa si vite qu’Alan ne

comprit même pas ce qui arrivait.Il discutait — ou du moins

essayait de discuter — avec Candy,qui s’apprêtait à déposer unenouvelle bouteille sur le comptoirquand, tout à coup, la porte d’entrées’ouvrit avec une telle force que lapartie supérieure s’arracha de sesgonds.

Alan n’eut même pas le temps detressaillir que Candy réagissait déjà.La boisson en main, elle reconnutceux qui venaient de faire irruption.

— Oh merde... souffla-t-elle en

lâchant la bouteille.Le temps que celle-ci éclate en

morceaux sur le sol en béton, Candyavait tourné les talons pour s’enfuiren hurlant.

Derrière Alan, une voixtonitruante faisait vibrer les murs.

— Pour qui tu te prends, bordel ?Alan se recroquevilla sur lui-

même, tandis que Candy fonçait àl’autre extrémité du bar, endirection du bureau du patron. Alanfréquentait l’endroit depuis assezlongtemps pour savoir que cettepièce disposait d’une porte blindéepourvue d’un verrou de sécurité, car

elle abritait le coffre-fort.Il eut un mouvement de recul et

vit Abee passer devant lui commeun fou, poursuivant la queue-de-cheval blonde de Candy. Nul doutequ’Abee savait lui aussi où elleallait.

— Oh non ! Même pas en rêve,salope !

Candy lança un regard terrifiépar-dessus son épaule avantd’attraper le montant de la porte.Poussant un nouveau cri, elle sepropulsa dans le bureau.

Elle referma le battant aumoment où Abee bondissait par-

dessus le bar en s’y appuyant d’unemain. Verres et bouteilles videsvolèrent de tous côtés. La caissedégringola par terre, mais il avaitréussi à soulever ses jambes.

Ou presque.Il posa les pieds sur le sol en

trébuchant et, dans son élan,renversa des bouteilles d’alcool surl’étagère comme des quilles debowling.

Elles le ralentirent à peine. En unéclair, il se retrouva devant la portedu bureau. Chaque séquence de lascène se déroula sous les yeuxahuris d’Alan avec une précisionaussi brutale qu’irréelle. Mais

lorsqu’il revint à la réalité, lapanique envahit toutes les fibres deson corps.

Il n'était pas dans un film.Abee martelait le panneau blindé

en braillant comme un forcené.— Ouvre cette putain de porte !C’était bel et bien réel.Alan entendait Candy pousser

des cris hystériques dans le bureau.Houlà...Les gars qui jouaient au fond de

la salle piquèrent un sprint vers lasortie de secours, lâchant leursqueues de billard, qui claquèrentsur le béton en dégringolant. En les

entendant se fracasser sur le sol,Alan sentit son cœur faire un bonddans sa poitrine, déclenchant soninstinct de survie.

Il devait vider les lieux.Tout de suite !Comme sous le coup d’un pic à

glace, Alan bondit du tabouret, quitomba à la renverse, et il secramponna au bar pour garderl’équilibre. En se tournant vers laporte d’entrée défoncée, il aperçutle parking de l’autre côté. Et laroute un peu plus loin, qui l’attiraitcomme un aimant.

Il s’y précipita.

C’était tout juste s’il entendaitAbee tambouriner et menacerCandy de la tuer si elle n’ouvraitpas. Il remarqua à peine les chaiseset les tables sens dessus dessous.Une seule chose comptait : sortir auplus vite du Tidewater.

Alan perçut les semelles de sesbaskets qui claquaient sur le béton,mais la porte d’entrée branlanten’avait pas l’air de se rapprocher delui. Un peu comme celles du palaisdu rire à la fête foraine.

De très loin, il reconnut la voix deCandy qui braillait :

— Laisse-moi tranquille !

Il ne vit pas arriver Ted, ni lachaise que celui-ci balança dans sadirection, jusqu’à ce qu’elle sefracasse dans ses jambes et qu’il seretrouve à plat ventre. D’instinct, ilessaya d’amortir sa chute, mais neput briser son élan. Son frontheurta violemment le sol et le chocl’étourdit. Il vit trente-sixchandelles avant qu’un voile noirs’abatte sur ses yeux.

Puis il reprit lentementconnaissance.

Tout en bataillant pour dégagerses jambes de la chaise brisée etrouler sur lui-même, Alan sentit legoût du sang dans sa bouche. Une

Santiag s’aplatit brutalement sur sajoue, tandis que le talon s’enfonçaitdans sa mâchoire, et sa tête seretrouva plaquée au sol.

Au-dessus de lui, Ted Cole leCinglé le visait avec son revolver,l’air vaguement amusé.

— Tu croyais aller où, ducon ?*

* *Dawson se gara au bord de la

route. En sortant du véhicule, ils’attendait plus ou moins à voir lasilhouette disparaître dans l’ombre,mais l’homme brun ne bougea pas,entouré d’herbes folles jusqu’à

hauteur des genoux.Il se tenait à une cinquantaine de

mètres, assez près pour queDawson voie le coupe-vent remuerdans la brise. En courant vite, ilpouvait rejoindre l’inconnu enmoins de dix secondes.

Dawson savait désormais qu’il nel’imaginait pas.

Il sentait sa présence aussinettement que les battements deson cœur. Sans le quitter des yeux,il tendit le bras dans la voiture,coupa le moteur et éteignit lesphares. Même dans le noir, ildistinguait la chemise blanche del’homme sous le coupe-vent ouvert.

Son visage demeurait néanmoinstrop flou, comme toujours.

Dawson s’éloigna de la route etfoula l’étroite bande de gravillonsdu bas-côté.

L’inconnu resta immobile.Dawson s’aventura ensuite dans

le pré voisin, et la silhouette nebougea toujours pas.

Dawson gardait le regard sur lui,tandis qu’il comblait peu à peu ladistance qui les séparait. Cinq pas.Puis dix. Quinze. En plein jour, ilaurait évidemment pu discerner lestraits du visage de l’inconnu, maisdans le noir ils restaient confus.

Encore quelques pas. Dawsonavançait, incrédule. Il ne s’étaitjamais trouvé aussi près de lasilhouette fantomatique... assezpour l’atteindre en piquant unsprint.

Il continua de l’observer, nesachant trop à quel moment ildevrait se mettre à courir. Maisl’inconnu parut lire dans sespensées. Il recula d’un pas.

Dawson s’arrêta. La silhouetteaussi.

Dawson fit un pas en avant et vitl’individu reculer de même. Dawsons’avança de deux pas cette fois,l’homme reproduisant son

mouvement à l’identique ens'éloignant.

Abandonnant toute précaution,Dawson s’élança vers lui. L’hommebrun tourna les talons et partit encourant. Dawson accéléra l’allure,mais impossible de le rattraper,tandis que le coupe-vent claquaitdans la brise comme pour le défier.

Dawson pressa encore l’allure, etl’homme changea brusquement dedirection, courant cette fois le longde la route. Ils repartaient versOriental et le bâtiment de plain-pied situé à l’entrée du virage.

Le virage...

Dawson gagnait du terrain, maisl’homme brun ne semblait plusvouloir s’éloigner. Pour la premièrefois, Dawson sentait qu’ill’entraînait vers un lieu bien précis.C’était à n’y rien comprendre, maisDawson était trop occupé à lepoursuivre pour réfléchir aupourquoi du comment.

***

La Santiag de Ted appuyaitfortement sur la joue d’Alan, quiavait l’impression qu’on lui écrasaitles deux oreilles et sentait le talonperforer de plus en plus samâchoire.

Le pistolet braqué sur son crânesemblait si énorme qu’il envahissaitla totalité de son champ visuel,tandis que ses boyaux setransformaient en charpie.

Je vais mourir, pensa-t-ilsoudain.

— Je sais que t’as tout vu, dit Ted,qui agitait son flingue en le gardantpointé sur Alan. Si je te laisse terelever, tu vas pas essayer de filer,hein ?

Alan tenta de déglutir, mais sagorge était comme bloquée.

— Non, marmonna-t-il d’une voixrauque.

Ted enfonça davantage sa botte.La douleur était intense, Alanpoussa un hurlement. Il avait lesoreilles en feu et aplaties commedes crêpes. Tout en louchant versson agresseur, il implora sa pitié etremarqua que Ted avait l’autre brasdans le plâtre et le visage violacé.Alan se demanda vaguement ce quilui était arrivé.

Ted recula.— Debout ! lâcha-t-il.Alan se débarrassa tant bien que

mal de la chaise cassée quil’entravait, puis se levapéniblement, manquant vacillersous la douleur qui élançait son

genou. La porte d’entrée se trouvaità quelques pas.

— N’y pense même pas ! ricanaTed en lui montrant le bar. Par ici !

Alan s’exécuta en boitillant. Abeevociférait toujours, cognant la portedu bureau. Finalement, il se tournavers eux.

Abee pencha la tête sur le côté, leregard fixe, l’air cinglé. Alan sentitde nouveau ses entrailles se nouer.

— J’ai ton petit copain avec moi !beugla-t-il.

— C’est pas mon petit copain !riposta Candy en hurlant, sa voixétouffée par la porte. J’appelle les

flics !Sur ses entrefaites, Abee revenait

déjà vers le bar. Ted braquaittoujours son arme sur Alan.

— Tu pensais que vous pouvieztous les deux vous barrer comme ça? brailla Abee.

Alan ouvrit la bouche pourrépondre, mais la terreur le privaitde la parole.

Abee se pencha pour ramasserune queue de billard tombée parterre. Alan le regarda la prendre enmain comme s’il tenait une batte debase-ball et s’apprêter à frappercomme un malade.

Pitié, non...— Tu crois peut-être que j’aurais

rien découvert ? Que je savais pasce que vous aviez prévu ? Je vous aivu tous les deux à l’œuvre, vendredisoir !

À quelques pas de lui, Alan étaitpétrifié, incapable de faire un geste,alors qu’Abee ramenait la queue debillard en arrière. Ted recula.

Oh mon Dieu...— Je ne sais pas de quoi vous

parlez... articula Alan d’une voixétranglée.

— Elle a laissé sa bagnole devantchez toi ? demanda Abee. C’est ça,

hein ?— Mais qu’est-ce que...Alan n’eut pas le temps de finir

qu’Abee lui fracassait la queue debillard sur le crâne. Alan s’écroulapar terre, tandis qu’Abee le frappaitencore et encore. Alan tentavainement de se protéger et sentitson bras se briser. Quand la queuede billard se cassa en deux, Abee luilança des coups de pied dans lafigure avec sa botte à bout ferré.Quant à Ted, il s’en prit à ses reins,shootant dedans sans vergogne.

Alors qu’Alan hurlait de douleur,les deux frères se déchaînèrent surlui, le passant copieusement à

tabac.*

* *Après avoir traversé le pré au pas

de course, ils approchaientmaintenant du bâtiment ramassé ethideux situé dans le virage. Dawsonaperçut quelques voitures garéessur le parking et remarqua unelueur rouge au-dessus de l’entrée.Lentement, ils avaient obliqué danscette direction.

Alors que l’étranger aux cheveuxbruns semblait glisser sans effortdevant lui, Dawson avaitl’impression lancinante de le

connaître plus ou moins. Laposition détendue des épaules, lebalancement régulier des bras, lacadence de ses longues foulées...Dawson avait déjà observé cettemanière de courir, et pas seulementdans le bois avoisinant la maison deTuck. Il n’arrivait toujours pas àsituer où, mais sentait qu’il netarderait pas à le découvrir.L’homme lança un regard par-dessus son épaule, comme s’ildevinait la moindre pensée deDawson, qui entrevit pour lapremière fois ses traits et compritqu’il l’avait vu auparavant.

Bien avant l'explosion.

Dawson trébucha mais, tout ense redressant, il sentit un frisson leparcourir.

Impossible.Cela remontait à vingt-quatre

ans. Depuis lors, Dawson avait étéincarcéré, puis libéré ; il avaitensuite travaillé sur des plates-formes pétrolières dans le golfe duMexique. Il avait aimé, perdu sonamour, puis aimé de nouveau etencore perdu son amour, etl’homme qui l’avait autrefois prissous son aile venait de mourir devieillesse. Mais cet étranger - parcequ’il était un étranger pour lui etl’avait toujours été — n’avait pas

pris une ride,Il était exactement comme ce

fameux soir où il faisait un footingaprès ses consultations à soncabinet, alors qu’il avait plu un peuplus tôt. C’était lui, et Dawsonpouvait désormais l’affirmer : levisage surpris qu’il avait vu endonnant un coup de volant pourl’éviter. Dawson transportait alorsune cargaison de pneus pour Tucket rentrait à Oriental...

C’était à cet endroit, se remémoraDawson. À cet endroit précis que leDr David Bonner, époux et père defamille, avait été tué.

Dawson reprit son souffle et

trébucha encore, mais l’hommesemblait décidément lire dans sespensées,

Il hocha une fois la tête enatteignant l’allée de gravier duparking. Puis il accéléra en courantle long de la façade du bâtiment.Dawson était en nage quand ilparvint dans son sillage. Un peuplus loin, l’inconnu — ou plutôt leDr Bonner — avait cessé de courir etse tenait devant l’entrée de labâtisse, sa silhouette baignant dansla lumière rouge du néon del’enseigne.

Dawson s’approcha, les yeuxrivés sur le Dr Bonner, juste au

moment où le fantôme se tournaitpour entrer dans le bâtiment.

Dawson le suivit et franchitl’entrée d’un bar à peine éclairéquelques secondes plus tard, maisdans l’intervalle le Dr Bonner avaitdisparu.

En un clin d’œil, Dawsonembrassa la scène : les chaises etles tables renversées, les crisétouffés d’une femme au fond de lasalle, tandis que la télé continuait àbeugler. Ses cousins Ted et Abee,penchés sur quelqu’un à terre qu’ilstabassaient sauvagement, commes’ils se livraient à une sorte de rituelmacabre, jusqu’à ce qu’ils cessent

tout à coup en levant les yeux surlui. Dawson entrevit la silhouetteensanglantée qui gisait sur le sol etla reconnut aussitôt.

Alan...Au fil des années, Dawson avait

eu le temps de mémoriser les traitsdu jeune homme surd’innombrables photos, mais ilremarquait à présent saressemblance frappante avec sonpère : l’homme qui lui était apparuces derniers mois... celui-là mêmequi l’avait conduit jusqu’ici.

Ted et Abee se figèrent, l’uncomme l’autre visiblement surprispar la présence du nouveau venu.

Ils haletaient en regardant Dawson,tels des loups interrompus en pleincarnage.

Le Dr Bonner l’avait sauvé dansun but précis.

L’idée traversa l’esprit de Dawsonà l’instant même où une lueur decompréhension brillait dans lesyeux de Ted. Ce dernier leva sonarme, mais n’eut pas le temps depresser la détente que Dawson seréfugiait d’un bond derrière unetable. Dawson comprit soudainpourquoi on l’avait entraînéjusqu’ici... et peut-être même enquoi consistait sa mission depuis ledébut.

** *

Chaque fois qu’il reprenait sonsouffle, Alan avait l’impression derecevoir un coup de poignard.

Impossible pour lui de se levermais, en dépit de sa vision trouble,il parvint à entrevoir ce qui sepassait.

Depuis que l’inconnu avait faitirruption dans le bar, en sedévissant le cou pour regarder detous côtés comme s’il pourchassaitquelqu’un, Ted et Abee avaientcessé de le cogner pour concentrertoute leur attention sur le nouveau

venu. Alan ne comprenait pas, maisen entendant les coups de feu il seroula en boule et se mit à prier.

L’inconnu s’était jeté derrière destables et Alan ne le voyait plus,mais les bouteilles d’alcool volèrentau-dessus de lui, tandis que lesballes de Ted et d’Abee ricochaientaux quatre coins du bar. Il entenditAbee pousser un cri et le bruitsourd du bois qui se fend, commeune chaise explosait en morceauxautour de lui. Ted avait disparu deson champ de vision, mais ill’entendait encore tiret comme unfou.

Quant à lui-même, Alan était

certain qu’il agonisait.Deux de ses dents étaient

arrachées, et sa bouche remplie desang. Il avait senti ses côtes éclaterquand Abee l’avait frappé à coupsde pied. Le devant de son pantalonétait humide... soit il s’était pissédessus, soit il saignait à cause descoups reçus dans les reins.

Il perçut vaguement un bruit desirène à distance mais, comme ilétait convaincu de sa mortimminente, l’énergie lui manquaitpour recouvrer l’espoir. Il entenditles chaises et les bouteilless’entrechoquer. Quelque part auloin, Abee étouffa un grognement

comme une bouteille d’alcoolpercutait une masse solide.

Il vit l’inconnu passer devant luià toute vitesse en gagnant le bar.Aussitôt après, des cris précédèrentun coup de feu, qui fit voler enéclats le miroir derrière le comptoir.Alan sentit une pluie de bris deverre lui entailler la peau. Un autrecri, encore des bruits de bagarre.Abee hurla à tue-tête, puiss’interrompit soudain quandquelque chose produisit un bruitsourd en se fracassant par terre.

La tête de quelqu’un ?D’autres échanges de coups

suivirent. De sa position au sol,

Alan vit Ted trébucher en arrière etmanquer de justesse de lui écraserle pied. Ted braillait quelque choseen recouvrant son équilibre, maisAlan crut percevoir un soupçon depanique dans sa voix, tandis qu’unautre coup de feu résonnait dans lebar.

Alan plissa les yeux de toutes sesforces, puis les rouvrit quand unechaise vola dans les airs. Ted tira auplafond et l’étranger fonça sur luicomme un taureau en le poussantcontre le mur. Un pistoletdégringola sur le sol, alors que Tedétait projeté sur le côté.

L'homme ne lâchait plus Ted, qui

tentait de s’éloigner de sa ligne demire, mais Alan ne pouvait sedéplacer. Derrière lui, les coupspleuvaient... en entrecoupant lesbraillements de Ted à chaquecontact du poing contre samâchoire. Puis Alan n’entendit plusque les coups, Ted s’était tu. Puisles coups s’arrêtèrent, et onn’entendit plus qu’une respirationpantelante.

Le hurlement des sirènes s’étaitrapproché, mais Alan savait que lessecours arrivaient trop tard.

Ils m’ont massacré, se dit-ilcomme sa vision se troublait ànouveau. Soudain, un bras le saisit

par la taille et l’aida à se relever.La douleur était insoutenable.

Alan hurla en se sentant soulevé deterre, un bras s’enroulant autour delui. Comme par miracle, il parvint àtenir sur ses jambes, tandis quel’inconnu le soutenait en le traînantplus au moins vers l’entrée del’établissement. Il aperçut un boutde ciel sombre par la porte défoncéevers laquelle ils se dirigeaient.

— Je m’appelle Alan, dit-il d’unevoix éraillée, en s’affaissant contrel’étranger. Alan Bonner.

— Je sais, répondit l’homme. Jesuis censé te sortir de là.

** *

Je suis censé te sortir de là.À peine conscient, Ted ne saisit

pas vraiment les paroles deDawson, mais comprit d’instinct lasituation.

Dawson allait encore se barrer.Une rage fulgurante l'envahit,

plus puissante que la mort.Il s’efforça de soulever une

paupière ensanglantée et vitDawson s’avancer en titubant versla porte, le petit copain de Candycramponné tant bien que mal à lui.Comme Dawson lui tournait le dos,

Ted chercha son Glock en regardantde tous côtés.

Là ! À quelques pas, sous unetable fracassée.

Les sirènes hurlaient de plusbelle maintenant.

Rassemblant ses dernièresforces, Ted se rua sur le flingue, ravide le sentir peser de tout son poidsdans sa main. Il le dirigea vers laporte en le braquant sur Dawson.Ted ignorait s’il restait encore desballes, mais savait que c’était sadernière chance.

Il visa. Pressa la détente.

21

Aux alentours de minuit, Amandase sentit tout engourdie.Mentalement, émotionnellement etphysiquement vidée, elle oscillaitentre l’épuisement et la crise denerfs depuis plusieurs heuresqu’elle était assise dans la salled’attente. Elle avait feuilleté lespages de magazines distraitement etmarché de long en large, s’efforçantde réprimer l’angoisse qui latenaillait chaque fois qu’elle pensaità son fils. Mais son inquiétudegrandissait à mesure que minuitapprochait.

Lynn était arrivée une heure plustôt, visiblement paniquée.Cramponnée à Amanda, elle l’avaitmitraillée de questions auxquellessa mère ne pouvait répondre. Ellese tourna ensuite vers Frank et luidemanda des tas de détails au sujetde l’accident. Quelqu’un avaitfranchi le carrefour à toute vitesse,lui répondit-il, impuissant, dans unhaussement d’épaules. Il étaitdégrisé à présent et, même s’ils’inquiétait manifestement pourJared, il ne précisa pas la raisonpour laquelle son fils s’était trouvéen voiture avec lui à cetteintersection.

Amanda n’avait pas parlé à Frankpendant toutes ces heures dans lasalle d’attente. Lynn avait dûremarquer que ses parents ne separlaient pas, mais elle-même setaisait maintenant, pétried'inquiétude pour son livre. À unmoment, elle demanda malgré toutà sa mère si elle devait allerrécupérer Annette à sa colonie devacances. Amanda lui dit d’attendrequ’ils aient d’autres informationssur l’état de Jared. Annette étaittrop jeune pour saisir l'ampleur dece drame familial et, en toutehonnêteté, Amanda ne se sentaitpas la force de s’occuper de sa

cadette pour l’instant. Elle peinaitdéjà à se supporter elle-même.

À minuit vingt, alors qu’Amandaavait l’impression de vivre lajournée la plus longue de sonexistence, le Dr Mills revint enfindans la salle d’attente. Il accusait àl'évidence la fatigue, mais avaitenfilé une blouse de chirurgiepropre avant de venir leur parler.Amanda se leva de son siège,bientôt imitée par Lynn et Frank.

— L’opération s’est bien passée,annonça-t-il d’emblée. Noussommes certains que Jared va serétablir.

*

* *Jared passa plusieurs heures en

salle de réveil, mais Amanda ne futpas autorisée à le voir avant sontransfert en soins intensifs. Bienque l’unité soit normalementinterdite aux visiteurs pendant lanuit, le Dr Mills fit une exceptionpour elle.

Dans l’intervalle, Lynn avaitreconduit Frank à la maison. Ilprétendait souffrir d’une intensemigraine, après s’être cogné la têtelors de l’accident, mais promit de laretrouver le lendemain dans lamatinée. Lynn s’était proposée pourrevenir tenir compagnie sa mère,

mais Amanda avait mis son veto.Elle passerait toute la nuit auchevet de Jared.

Elle s’installa donc auprès de luipendant les heures qui suivirent,écoutant les « bips » du moniteurcardiaque et le sifflement durespirateur artificiel. Jared étaitpâle comme un linge, et ses jouescreuses. Il ne ressemblait plus aufils dont elle gardait le souvenir, lefils qu’elle avait élevé ; il luiparaissait étranger dans cetenvironnement inhabituel, siéloigné de leur vie quotidienne.

Seules ses mains lui semblaientintactes, et Amanda en prit une

dans la sienne en puisant sonénergie dans la chaleur qu’elledégageait. Quand l’infirmière étaitvenue changer le pansement deJared, Amanda avait entraperçu laviolente entaille qui barrait sontorse et elle avait dû détourner lesyeux.

Le médecin avait précisé queJared se réveillerait sans doute plustard dans la journée et, tandisqu’elle veillait à son chevet,Amanda se demanda si son fils serappellerait tout ou partie del’accident et de son admission àl’hôpital. Avait-il eu peur lorsqueson état s’était soudain aggravé ?

Avait-il souhaité la présenced’Amanda ? Cette seule pensée luiétait douloureuse, et elle se promitde rester auprès de lui aussilongtemps qu’il en aurait besoin.

Elle n’avait pas fermé l’œil depuisson arrivée. Au fil des heures,comme Jared ne se réveillaittoujours pas, elle commença àsomnoler, bercée par les bruitsréguliers du matériel médical. Ellese pencha et posa la tête sur labarrière du lit. Une infirmière laréveilla vingt minutes plus tard, etlui suggéra de rentrer chez elle sereposer un peu.

Amanda secoua la tête et

contempla à nouveau son fils,souhaitant insuffler de la force dansce corps meurtri. Pour se consoler,elle songea aux paroles rassurantesdu Dr Mills : une fois rétabli, Jaredpourrait mener une vie quasinormale. « Cela aurait pu être pire», avait dit le chirurgien, et elle serépétait cette phrase comme unmantra destiné à éloigner touteautre catastrophe.

Tandis que la lumière du jourfiltrait par les fenêtres de l’unité desoins intensifs, l’hôpitalcommençait à reprendre vie. Unenouvelle équipe d’infirmières prit larelève ; on chargeait les chariots

pour la distribution du petitdéjeuner ; les médecinscommençaient la tournée de leurspatients. Un bourdonnementd’activités envahissait les couloirs.Une infirmière lui annonça qu’elledevait vérifier le cathéter etAmanda quitta 1a pièce à contrecœur pour gagner la cafétéria. Peut-être qu’un peu de caféine larevigorerait ; elle devait êtreprésente quand Jared se réveilleraitenfin.

Bien qu’il soit encore tôt, les gensrestés comme elle debout toute lanuit faisaient déjà la queue. Unjeune homme qui frisait la

trentaine prit place derrière elle.— Ma femme va me tuer, avoua-

t-il comme ils posaient leur plateausur le rail de la file d’attente.

— Pourquoi donc ? répliquaAmanda en arquant un sourcil.

— Elle a accouché cette nuit etm’a envoyé ici lui chercher du café.Elle m’a dit de me dépêcher parcequ’elle en avait une envie folle,mais je n’ai pas pu m’empêcher defaire un détour par la pouponnièrepour voir notre bébé.

Malgré sa détresse, Amandaesquissa un sourire.

— Un petit garçon ou une petite

fille ?— Un garçon. Gabriel... Gabe.

C’est notre premier.Elle songea alors à Jared. Puis à

Lynn, à Annette et, bien sûr, à Bea.Amanda avait connu dans cethôpital les jours les plus heureux etles plus tristes de son existence.

— Félicitations, dit-elle au jeunepapa.

La file d’attente avançaitlentement, les clients prenant letemps de choisir mille et unevariantes compliquées pour leurpetit déjeuner. Amanda jeta un œilsur sa montre, après avoir enfin

payé sa tasse de café. Elle étaitpartie depuis un quart d’heure.Comme elle se doutait qu’on nel’autoriserait pas à rapporter soncafé en soins intensifs, elle s’attablaprès de la fenêtre et vit que leparking commençait à se remplir.

Son café terminé, elle fit unehalte aux toilettes. Son visagequ’elle reconnut à peine dans lemiroir était hagard, manifestementprivé de sommeil. Elle se passa del’eau froide sur les joues et le cou,puis s’arrangea comme elle le putpour avoir l’air présentable. Ellereprit ensuite l’ascenseur et regagnales soins intensifs. Comme elle

s’approchait de la porte, uneinfirmière l’intercepta.

— Désolée, mais vous ne pouvezpas entrer maintenant.

— Pourquoi ? rétorqua Amandaen s’arrêtant.

L'infirmière ne voulut pas luirépondre et son expression nelaissait rien transparaître. Amandase sentit de nouveau en proie à lapanique.

Elle attendit dans le couloirpendant près d’une heure, jusqu’àce que le Dr Mills surgisse enfinpour lui parler.

— Navré, dit-il, mais il y a eu de

sérieuses complications.— Je... je ne... ne l’ai quasiment

pas quitté... balbutia-t-elle, ahurie.— Il a fait un infarctus,

poursuivit le médecin. Ischémie duventricule droit, précisa-t-il ensecouant la tête.

Amanda fronça les sourcils.— Je ne comprends rien à ce

charabia ! Parlez-moi de façon queje puisse comprendre !

Le Dr Mills réagit avecbienveillance et reprit avec douceur:

— Votre fils, Jared... a fait une

crise cardiaque.Amanda battit des paupières et

sentit le couloir vaciller.— Non. C’est impossible. Il

dormait... Il se rétablissait quand jeme suis absentée pour...

Le médecin restait muet etAmanda fut prise de vertige, tandisqu’elle enchaînait en bégayant :

— Vous... vous disiez qu’il... qu’ils'en sortirait. Que l’opération s’étaitbien passée. Qu’il... qu’il seréveillerait un peu plus tard.

— Je suis désolé...— Comment pourrait-il faire une

crise cardiaque ? Il n’a que dix-neuf

ans !— Sans doute un caillot

quelconque. C’est soit lié autraumatisme d’origine, soit à celuide l’opération, mais je ne peux rienaffirmer, expliqua le Dr Mills. C’estinhabituel, mais tout peut arriveraprès une grave blessure dans larégion du cœur.

Il lui effleura affectueusement lebras.

— Tout ce que je peux vous dire,c’est que si cela s’était produitailleurs qu’en soins intensifs, ilrisquait de ne pas en réchapper.

— Mais il est tiré d’affaire, alors ?

dit Amanda d’une voix chevrotante.Il va s’en sortir ?

— Je n’en sais rien, répondit lemédecin, le visage fermé.

— Comment ça, vous n’en savezrien ?

— Nous avons du mal àmaintenir un rythme sinusoïdal.

— Arrêtez de parler comme unmédecin ! Dites-moi simplement ceque je suis censée savoir ? Est-ceque mon fils va se rétablir ?

Pour la première fois, le Dr Millsdétourna les yeux.

— Le cœur de votre fils estdéfaillant, répondit-il. Sans...

intervention, je ne peux formulerun pronostic vital.

Amanda tituba comme sousl’effet d’un coup de poing. Ellegarda l’équilibre en se tenant aumur, tandis qu’elle tentait dedigérer les paroles qu’elle venaitd’entendre.

— Vous n’êtes pas en train de medire qu’il va mourir, si ? murmura-t-elle. C’est impossible. Il est jeune,vigoureux, en bonne santé. Vousdevez faire quelque chose.

— Nous faisons tout notrepossible, répondit le Dr Mills d’unevoix lasse.

Ça ne va pas recommencer,pensa-t-elle. Après Bea. Jared àprésent...

— Alors, faites-en davantage !lâcha-t-elle, mi-hystérique mi-implorante. Emmenez-le enchirurgie, faites ce que vous avez àfaire !

— La chirurgie n’est pasenvisageable à l’heure qu’il est.

— Faites tout ce que vous devezfaire pour le sauver ! répliquaAmanda, dont la voix se brisait.

— Ce n’est pas aussi simple...— Pourquoi ? insista-t-elle,

incapable de comprendre où il

voulait en venir.— Je dois convoquer une réunion

d’urgence avec le comité detransplantation.

Ce dernier mot réduisit à néant lepeu de sang-froid qui restait àAmanda.

— Une transplantation ?— Oui, dit-il en lançant un regard

sur la porte avant de revenir à elleen soupirant. Votre fils a besoind’un nouveau cœur.

** *

On raccompagna ensuite Amandadans la même salle d’attente qu’elle

avait occupée pendant la premièreopération de Jared.

Cette fois, elle n’était pas seule.Trois autres personnes occupaientla pièce, toutes arborant la mêmeexpression tendue et impuissantequ’Amanda. Elle s’effondra dans unfauteuil et essaya en vain de chasserune horrible impression de déjà-vu.

Je ne peux formuler aucunpronostic vital.

Mon Dieu...Soudain, elle ne supporta plus

l’atmosphère confinée de cette salled’attente. L’odeur d’antiseptique,les néons hideux, les visages

anxieux aux traits tirés... Amandarevivait les semaines et les moisque Frank et elle avaient passésdans des pièces identiques à celle-ci, pendant la maladie de Bea. Ledésespoir, l’angoisse... Elle devait atout prix s’en aller.

Elle se leva, mit son sac enbandoulière, puis traversa à la hâteles couloirs carrelés jusqu’à cequ’elle trouve une sortie. Elles’installa sur un banc de pierre, aucœur d’une petite terrasse, etrespira à pleins poumons l’air fraisdu matin. Puis elle sortit sontéléphone et appela la maison. Elletomba sur Lynn, juste au moment

où elle et Frank s’apprêtaient àpartir pour l’hôpital. Amanda la mitau courant des derniersévénements, tandis que Frankdécrochait l’autre appareil pourécouter. De nouveau, Lynn lui posaune multitude de questions quirestèrent sans réponse, maisAmanda l’interrompit pour luidemander de prévenir la colonie oùséjournait Annette et de s’arrangeravec la direction pour passerchercher sa petite sœur. Le trajetaller-retour durerait trois heures, etLynn protesta en disant qu’ellesouhaitait voir son frère, maisAmanda répliqua fermement qu’elle

devait d’abord lui rendre ce service.Frank ne dit rien du tout.

Après avoir raccroché, Amandaappela sa mère. Le simple fait de luiexpliquer ce qui s’était passé cesdernières vingt-quatre heures ne fitque rendre son cauchemar d’autantplus réel, si bien qu’elle s’effondraavant de pouvoir terminer.

— J’arrive, dit simplement samère. Le plus vite possible.

** *

Quand Frank rejoignit Amanda àl’hôpital, ils rencontrèrent le DrMills dans son bureau, au deuxième

étage, afin de discuter despossibilités de greffe car-iliaquepour Jared.

Même si Amanda comprit lesexplications du médecin concernantla marche à suivre, deux détailsretinrent toutefois son attention.

Primo, le dossier médical deJared risquait de ne pas êtreapprouvé par le comité detransplantation : en dépit de sonétat grave, on n’avait jusqu’icijamais ajouté sur la liste d’attenteun patient victime d’un accident devoiture. Rien ne garantissait doncson éligibilité.

Secundo, même en cas d’avis

favorable du comité, il ne restaitplus qu’à croiser les doigts pourqu’on puisse lui trouver un cœurcompatible.

En d’autres termes, les chancesse révélaient faibles, d’un côtécomme de l’autre.

Je ne peux formuler aucunpronostic vital.

En regagnant la salle d’attente,Frank semblait aussi abasourdi quesa femme. La colère d’Amanda et laculpabilité de Frank dressaiententre eux comme un murinfranchissable. Une heure plustard, une infirmière vint leurannoncer que l’état de Jared s’était

pour le moment stabilisé et qu’ilsavaient tous deux l’autorisation delui rendre visite en unité de soinsintensifs.

Stabilisé. Pour le moment.Amanda et Frank se tinrent

ensuite au chevet de Jared. Ellerevoyait l’enfant qu’il avait été, lejeune homme qu’il était devenu,mais ne pouvait rapprocher cesimages de la silhouette allongée etinconsciente dans ce lit d’hôpital.Frank marmonna des excuses enexhortant son fils à « tenir bon »,des paroles qui ne firentqu’accroître la rage et le dépitqu’Amanda tentait de maîtriser.

Frank semblait avoir pris dix ansdepuis la veille au soir ; débraillé etabattu, il incarnait la détresse, maisAmanda n’éprouvait pas la moindrecompassion pour son mari.

Elle caressait les cheveux de sonfils, tandis que les infirmièress’affairaient autour des autrespatients de l’unité, comme si c’étaitune journée des plus ordinaires. Unjour comme un autre dans la vied’un hôpital... Mais il n’y avait riend’ordinaire dans tout cela. C’était lafin d’une vie telle qu’Amanda l’avaitconnue pour elle et sa famille.

Le comité de transplantation seréunissait bientôt. Jusqu’ici, on

n’avait jamais ajouté un patientcomme Jared à la liste d’attente. Siles membres refusaient son dossier,le fils d’Amanda allait mourir.

** *

Lynn arriva à l’hôpital encompagnie d’Annette, qui serraitcontre elle un singe en peluche, sondoudou préféré. Faisant encore uneexception à la règle, les infirmièresautorisèrent les deux sœurs à voirleur frère. Lynn devint toute pâle etembrassa Jared sur la joue. Annetteposa l’animal en peluche près delui, sur le lit.

** *

Quelques étages au-dessus, dansune salle de conférence, le comitéde transplantation était réuni. Le DrMills présenta le profil de Jared etson dossier médical, ainsi quel’urgence de la situation.

— Il est noté ici qu’il souffre dedéfaillance cardiaque aiguë, observal’un des membres en lisant lerapport qu’il avait sous les yeux.

Le Dr Mills acquiesça.— Comme il est précisé dans le

compte-rendu, l’infarctus agravement endommagé le

ventricule droit du patient.— Lequel infarctus a résulté

d’une blessure occasionnée par unaccident de voiture, souligna lemembre du comité. Par principe, lescœurs ne sont pas attribués auxvictimes d’accidents de la route.

— Uniquement parce qu’ils nevivent en général pas assezlongtemps pour en profiter,remarqua le Dr Mills. Ce patient, enrevanche, a survécu. C’est un jeunehomme en bonne santé qui, sanscet accident, disposait d’excellentesperspectives d’avenir. La cause del’infarctus demeure inconnue et,comme nous le savons, la

défaillance cardiaque aiguë remplitles critères nécessaires à unetransplantation.

Sur ces mots, le médecin mit ledossier de côté et se pencha endévisageant ses confrères à tour derôle.

— En l’absence de toute greffecardiaque, je doute que ce patientfranchisse le cap des vingt-quatreprochaines heures. Nous devonsl’ajouter à la liste, insista le DrMills, une note implorante dans lavoix. Il est encore jeune. Nousdevons lui offrir la chance desurvivre.

Quelques membres du comité

échangèrent des regards sceptiques.Il savait ce qu’ils pensaient : nonseulement il s’agissait d’un cas sansprécédent, mais le délai semblaittrop court. Il existait fort peu deprobabilités qu’on puisse luitrouver un donneur dans le tempsimparti ; cela signifiait que lepatient risquait de mourir quelleque soit leur décision. Ils segardèrent aussi de faire allusion àun facteur non plus humain... maisbel et bien financier, enl’occurrence. L’ajout de Jared à laliste d’attente pouvait débouchersur un succès comme sur un échec,au sein du programme général de

transplantation. Or, un taux deréussite plus élevé signifiait uneréputation accrue pour l’hôpital,donc des fonds supplémentairespour la recherche et les opérations.Par conséquent, davantage d’argentpour les transplantations à venir. Àterme, cela signifiait davantage devies sauvées, même si l’on devait ensacrifier une maintenant.

Toutefois, le Dr Mills connaissaitbien ses confrères et savait qu’ilscomprenaient aussi que chaquepatient et chaque circonstanceétaient uniques. Les chiffres nerecouvraient pas l’ensemble de laproblématique. Ces médecins

étaient des professionnels quin’hésitaient pas à prendre certainsrisques pour aider un patient. Pourla plupart, se dit le Dr Mills, c’étaitla raison même de leur motivation àchoisir la médecine, tout commelui. Bref, ils souhaitaient sauver desvies et décidèrent donc d’essayer ànouveau ce jour-là.

En définitive, le comité adopta àl’unanimité la recommandationpour une greffe cardiaque. Lepatient se vit attribuer dans l’heurele statut 1A, qui lui accordait la plushaute priorité... à condition qu’onlui trouve un donneur.

*

* *Quand le Dr Mills leur annonça

la nouvelle, Amanda lui sauta dansles bras et l’étreignit de toutes sesforces.

— Merci, murmura-t-elle. Merci...Merci...

Elle ne cessa de répéter ce mot.Elle craignait d’en dire trop,d’espérer en vain le miracle d’undonneur.

** *

Lorsque Evelyn entra dans lasalle d’attente, un seul regard surles membres de la famille en état de

choc lui suffit pour comprendre quequelqu’un allait devoir veiller sureux. Quelqu’un qui pourrait lessoutenir, et non quelqu’un quiaurait besoin d’être soutenu.

Elle les embrassa a tour de rôle,étreignant Amanda un peu pluslongtemps que les autres. Puis ellerecula et scruta les visages en disant:

— À présent, qui a envie d’allergrignoter un morceau ?

** *

Evelyn s’empressa de partir avecLynn et Annette à la cafétéria, pour

laisser Frank et Amanda en tête àtête. Amanda ne s’imaginait mêmepas avaler quoi que ce soit. Quant àFrank, elle ne s’inquiétait pas deson sort, ne pouvant penser qu’àJared.

Et attendre.Et prier.Quand l’une des infirmières des

soins intensifs passa devant la salled’attente, Amanda se leva et larattrapa dans le couloir. D’une voixtremblante, elle lui posa la questionévidente.

— Non, répondit l’infirmière.Désolée. Jusqu’ici nous n’avons pas

de donneur potentiel.*

* *Debout dans le couloir, Amanda

se prit le visage dans les mains.Sans qu’elle s’en aperçoive, Frank

l’avait rejointe, tandis quel’infirmière s’éloignait.

— Ils vont lui trouver undonneur, dit-il.

Il l’effleura d’une main hésitante,mais elle fit volte-face.

— Comme si tu étais le mieuxplacé pour me le promettre,répliqua-t-elle, des éclairs dans lesyeux.

— Non, bien sûr...— Alors, évite de parler pour ne

rien dire.— J’essayais juste de...— Quoi ? De me réconforter ?

Mon fils est mourant !La voix d’Amanda résonna dans

le couloir carrelé, tandis que destêtes se tournaient vers elle.

— Il est aussi mon fils, dit Frankd’une voix calme.

La colère qu’Amanda retenaitdepuis si longtemps explosa enfin.

— Alors, pourquoi tu lui asdemandé de passer le prendre auclub ? s’écria-t-elle. Parce que tu

étais trop ivre pour conduire ?— Amanda...— C’est de ta faute ! lui hurla-t-

elle au visage.Des patients se tordirent le cou

pour entrevoir ce qui se passait parla porte ouverte de leur chambre,tandis que des infirmières sefigeaient sur place dans le corridor.

— Il n’aurait pas dû être dans lavoiture ! Il n’avait aucune raison dese trouver là-bas ! Mais tu étaistellement soûl que tu ne pouvaispas te débrouiller tout seul ! Unefois de plus ! Comme toujours !

Frank tenta d’intervenir :

— C’était un accident...— Bien sûr que non ! Tu ne

comprends donc pas ! C’est toi quias bu comme un trou... C’est toi quias tout déclenché. Tu as carrémentplacé Jared sur le trajet de cettevoiture !

Amanda pantelait, insensible àtoutes les personnes qui pouvaienttraverser ce couloir.

— Je t’ai demandé de cesser deboire, reprit-elle dans un souffle. Jet’ai même supplié. Mais tu ne t’esjamais arrêté. Tu n’en avais rien àfaire de ce que je souhaitais ou dece qui était le mieux pour lesenfants. Tu n’as toujours pensé qu’à

toi et à ta douleur après le décès deBea.

Elle reprit son souffle avec peine,avant d’enchaîner :

— Eh bien, tu sais quoi ? Moiaussi, j’étais anéantie. C’est moi quil’ai mise au monde, figure-toi. C’estmoi qui l’ai nourrie, changée,pendant que tu étais au travail.C’est moi qui ne l’ai plus quittéequand elle est tombée malade. C’estmoi, uniquement, dit-elle en sefrappant la poitrine. Et non pas toi.Mais bizarrement, tu es devenucelui des deux qui ne pouvait plussupporter le drame qu’on vivait. Ettu sais ce qui s’est passé ? J’ai fini

par perdre du même coup mon bébéet l’homme que j’avais épousé.Même quand j’ai pu reprendre dupoil de la bête, envers et contre tout!

Amanda se détourna de Frank, levisage déformé par l’amertume.

— Mon fils est sous respirateurartificiel et le temps va lui manquer,parce que je n’ai jamais eu lecourage de te quitter. Ce quej’aurais dû faire depuis longtemps.

Frank gardait la tête baissée, lesyeux rivés au sol. À bout de forces,Amanda s’éloigna dans le couloir.

Elle s’arrêta un instant et se

retourna en ajoutant :— Je sais bien que c’était un

accident. Je sais aussi que tu esdésolé. Mais ça ne suffit pas. Si tune t’étais pas soûlé, on n’en seraitpas là. Et tu le sais aussi bien quemoi.

Ses dernières parolesrésonnèrent dans toute l’aile del’hôpital comme une ultimeprovocation, et Amanda espéraitplus ou moins le faire réagir. MaisFrank resta muet et elle finit pars’en aller.

** *

Lorsque la famille fut de nouveauautorisée à se rendre aux soinsintensifs, Amanda et les filles serelayèrent au chevet de Jared. Elle yresta près d’une heure. Sitôt queFrank arriva, elle quitta la chambre.Evelyn vint ensuite voir son petit-fils, mais ne resta qu’une poignéede minutes.

Quand le reste de la famille s’enalla, escorté par Evelyn, Amandarevint seule s’installerait chevet deJared et y resta jusqu’à la relève del’équipe d’infirmières.

Toujours aucun donneur enperspective.

*

* *L’heure du dîner arriva et le

temps s’écoula encore. Evelynréapparut et arracha sa fille à l’unitéde soins intensifs pour l’emmenerde force à la cafétéria. Même si laseule idée de se nourrir lui donnaitla nausée, Amanda s’efforça demanger un sandwich en silence,sous le regard vigilant de sa mère.Tout en avalant chaque bouchéemachinale ment, Amanda engloutitle sandwich jusqu’à la dernièremiette avant de froisser en boulel’emballage de cellophane.

Puis elle se leva et regagna lessoins intensifs.

** *

Vers les 8 heures du soir, quandles visites furent officiellementcloses, Evelyn décida qu’il vaudraitmieux que les filles rentrent à lamaison. Frank accepta de lesaccompagner mais, une fois de plus,le Dr Mills fit une exception pourAmanda en l’autorisant à rester.

Les activités de l’hôpitalralentirent à mesure que la soirées’avançait. Amanda restait assiseimmobile au chevet de Jared. L’airun peu embrumé, elle remarqua àpeine la rotation des infirmières,incapable de se rappeler leur nom

sitôt qu’elles quittaient la pièce.Amanda supplia Dieu encore etencore de sauver son fils, commeelle l’avait supplié dans le passéd’épargner Bea.

Elle ne pouvait qu’espérer êtreentendue, cette fois.

** *

Peu après minuit, le Dr Millsentra dans la pièce.

— Vous devriez rentrer vousreposer un peu, dit-il. Je vousappelle si j’ai du nouveau. Promis.

Amanda refusa de lâcher la mainde son fils et redressa le menton

comme par défi.— Pas question de l’abandonner.

** *

Il était presque 3 heures dumatin quand le Dr Mills réapparut.Amanda était trop épuisée pour seredresser.

— Il y a du nouveau, dit-il.Elle se tourna vers lui,

subitement certaine qu’il allait luiannoncer qu’ils pouvaient direadieu à leur ultime espoir.

Ça y est, se dit-elle, hébétée. C’estla fin.

Au lieu de cela, elle discerna unsemblant d’espoir sur le visage duchirurgien.

— Nous avons trouvé un donneurcompatible. Nous avions unechance sur un million.

Amanda sentit une pousséed’adrénaline l’envahir.

— Le cœur est transporté en cemoment même vers l’hôpital, etl’opération est d’ores et déjàprogrammée. À l’heure où je vousparle, l’équipe est déjà en place.

— Ça signifie que Jared va vivre ?s’enquit-elle d’une voix rauque.

— C’est le but même de

l’intervention.À ces mots, Amanda fondit en

larmes.

22

Sur l’insistance du Dr Mills,Amanda rentra chez elle. Il lui avaitexpliqué que Jared serait bientôttransporté dans l’unitépréopératoire et qu’Amanda nepourrait plus rester à ses côtés.Ensuite, l’intervention proprementdite durerait entre quatre et sixheures, en fonction d’éventuellescomplications.

— Non, répondit le Dr Mills avantmême qu’elle ait eu le temps de luiposer la question. Il n’y a pas lieude s’attendre à des complications.

Malgré sa colère persistante, elle

avait appelé Frank après avoir eu lanouvelle et avant de quitterl’hôpital. À l’instar d’Amanda, iln’avait pas fermé l’œil et, alorsqu’elle s’attendait à l’entendremanger ses mots comme à sonhabitude, Frank n’avaitmanifestement pas bu une goutted’alcool avant qu’elle l’ait au boutdu fil. En revanche, sonsoulagement au sujet de Jareds’entendait dans sa voix et il laremercia de l’avoir prévenu.

Amanda ne vit pas son mari enarrivant à la maison. Comme samère occupait la chambre d’amis,Frank devait dormir sur le canapé

du salon. Bien qu’exténuée, elleavait réellement besoin d’unedouche, aussi passa-t-elle un longmoment sous le jet d’eau salvateuravant de se glisser sous les draps.

Le soleil ne se lèverait pas avantune heure ou deux et, en fermantles paupières, Amanda se dit qu’elleferait juste un petit somme avant deregagner l’hôpital.

Elle dormit sans rêver pendantsix heures.

** *

Sa mère tenait une tasse de café,quand Amanda déboula dans le

couloir, pressée de partir pourl’hôpital, tandis qu’elle bataillaitpour retrouver ses clés.

— J’ai appelé il y a quelquesminutes à peine, déclara sa mère.Lynn m’a dit qu’ils ne savaient riende plus, hormis que Jared setrouvait en salle d’opération.

— Je dois quand même y aller,marmonna Amanda.

— Bien sûr. Mais pas avantd’avaler un café, répliqua Evelyn enlui tendant la tasse. Je l’ai faitexprès pour toi.

Toujours en quête de ses clés,Amanda retournait le vide-poche et

le courrier publicitaire quis’amoncelait sur la desserte.

— J’ai pas le temps...— Ça ne te prendra que cinq ou

dix minutes, insista sa mère d’unton qui ne supportait pas lacontradiction.

Elle mit la tasse fumante dans lamain d’Amanda.

— Ça ne changera rien. Une fois àl’hôpital, nous savons toi et moi quetu ne feras qu’attendre. La seulechose qui importe pour Jared, c’estque tu sois présente à son réveil, etça ne se produira pas avantplusieurs heures. Alors, prends

quelques minutes avant de teprécipiter là-bas.

Sa mère s’assit sur l’une deschaises de la cuisine et lui endésigna une autre.

— Bois un café et mange unmorceau.

— Je ne peux pas prendre unpetit déjeuner alors qu’on est entrain d’opérer mon fils ! s’énervaAmanda.

— Je sais que tu es morted’inquiétude, dit Evelyn d’une voixétonnamment douce. Je le suisaussi. Mais en tant que mère, je metais aussi du souci pour toi, parce

que je sais combien le reste de lafamille dépend de toi. Et noussavons toutes les deux que tu esbien plus énergique après avoirmangé et bu un café.

Amanda hésita puis porta la tasseà ses lèvres. Il était en effetsavoureux.

— Tu penses vraiment que cen’est pas gênant ? dit-elle dans unfroncement de sourcils, alorsqu’elle s’attablait à côté de sa mère.

— Bien sûr que non, voyons. Unelongue journée t’attend. Jared aurabesoin de te sentir forte quand il teverra.

Amanda se cramponnait à satasse.

— J’ai si peur, avoua-t-elle.À la grande surprise d’Amanda,

Evelyn posa la main sur celles de safille.

— Je sais. Moi aussi, dit-elle.Amanda contempla ses doigts,

qui agrippaient la tasse, entouréspar les petites mains fines etmanucurées de sa mère.

— Merci d’être venue.Evelyn s’accorda un léger sourire.— Comme si j’avais le choix,

ironisa-t-elle. Tu es ma fille et tuavais besoin de moi.

** *

Amanda et Evelyn partirentensemble à l’hôpital et retrouvèrentle reste de la famille dans la salled’attente. Annette et Lynn seprécipitèrent dans les brasd’Amanda. Frank hocha à peine latête en marmonnant un bonjour.Evelyn, qui sentit aussitôt latension entre sa fille et son gendre,embarqua les filles avec elle pourun déjeuner de bonne heure.

Lorsque Amanda et Frank seretrouvèrent seuls, il se tourna verselle.

— Je suis désolé, dit-il. Pour tout.— Je sais bien que tu l’es,

répondit Amanda en le regardant.— C’est moi qui devrais être à la

place de Jared.Elle resta muette.— Je peux te laisser seule, si tu

préfères. J’irai m’asseoir ailleurs.Amanda soupira et secoua la tête.— Ça va. C’est aussi ton fils. Ta

place est ici.Frank reprit son souffle avec

peine.— J’ai arrêté de boire... soit dit en

passant. Pour de bon, cette fois.

Amanda lui fit un signe pourl’interrompre.

— Évite le sujet... OK ? Je n’ai pasenvie d’en parler maintenant. Cen’est ni le moment ni l’endroit, et çane fera que raviver ma colère. J’aidéjà entendu ces promessesauparavant, et je ne suis vraimentpas en mesure de gérer ça en plusde tout le reste.

Frank acquiesça. Il se tourna etreprit le siège qu’il occupait.Amanda s’installa dans un fauteuil,le long du mur d’en face. Ilsn’échangèrent plus un mot jusqu’auretour d’Evelyn et des filles.

*

* *À midi passé, le Dr Mills entra

dans la salle d’attente. Toute lafamille se leva. Amanda ledévisagea en s’attendant au pire,mais l’air à la fois épuisé et satisfaitdu chirurgien eut tôt fait d’apaiserses craintes.

— L'intervention s’est bienpassée, commença-t-il, avant deleur décrire les différentes étapes dela procédure.

Lorsqu’il eut terminé, Annette luidemanda :

— Jared va s’en sortir ?— Oui, répondit le Dr Mills en

souriant et en lui tapotant la tête.Ton frère ira très bien.

— Quand pourrons-nous le voir ?s’enquit Amanda.

— Il est actuellement en salle deréveil, mais vous devriez le voir d’iciquelques heures.

— Il sera conscient alors ?— Oui, répondit le Dr Mills. Il

sera conscient.

** *

Quand on les informa qu’ilspouvaient aller voir Jared, Frank

secoua la tête.— Vas-y, suggéra-t-il à Amanda.

On le verra dès ton retour.Amanda suivit l’infirmière

jusqu’à la salle de réveil. Un peuplus loin, le Dr Mills l’attendait.

— Il a repris connaissance,annonça-t-il en lui emboîtant le pas.Mais je tiens à vous prévenir qu’ilpose beaucoup de questions et n’apas vraiment bien pris la nouvelle.Tout ce que je vous demande, c’estd’éviter au maximum de lebrusquer.

— Qu’est-ce que je suis censée luidire ?

— Contentez-vous de lui parler.Vous trouverez les mots. Vous êtessa mère.

Devant la salle, Amanda prit uneprofonde inspiration, puis lemédecin poussa la porte. Elle entradans la pièce inondée de lumière etrepéra aussitôt son fils dans un boxaux rideaux ouverts.

Jared était d’une pâleurcadavérique, les joues plus creusesque jamais. Il tourna la tête sur lecôté, un bref sourire éclairant sonvisage.

— Salut, m’man, murmura-t-ild’une voix rendue pâteuse parl’anesthésie.

Amanda lui effleura le bras enprenant soin de ne pas déranger lestubes et les pansements.

— Bonjour trésor. Comment tu tesens ?

— Fatigué, marmonna-t-il. J’aimal partout.

— Je sais, dit-elle en écartant lescheveux de son front avant des’asseoir à son chevet. Et tu vassans doute avoir mal pendant unpetit moment. Mais tu ne resteraspas ici longtemps. Une semaineenviron.

Il battit lentement des paupières,comme lorsqu’il était petit, juste

avant qu’elle éteigne la lumière àl’heure du coucher.

— On m’a greffé un nouveaucœur, reprit-il. Le médecin a dit queje n’avais pas le choix.

— En effet.— Qu’est-ce que ça veut dire ?

demanda Jared comme son bras secrispait. Est-ce que je vais menerune vie normale ?

— Bien sûr que oui, dit-elle d’unevoix apaisante.

— Ils ont retiré mon cœurd’avant, m’man, insista-t-il enagrippant le drap. Ils m’ont prévenuque je devrais prendre des

médicaments toute ma vie.Ses traits juvéniles trahissaient la

confusion et l’anxiété. Il comprenaitque son avenir était modifié demanière irrévocable, alors qu’elleaurait aimé le protéger de cette dureréalité, tout en sachant que c’étaitimpossible.

— Oui, confirma Amanda sans lequitter des yeux. On t’a greffé uncœur. Et, oui, tu devras prendre desmédicaments. Mais tout celasignifie que tu es en vie.

— Pour combien de temps ?Même les médecins ne sont pasfichus de me le dire.

— Est-ce bien important, là,maintenant ?

— Bien sûr, rétorqua Jared. Ilsm’ont dit qu’une transplantationdurait en moyenne de quinze àvingt ans. Et que j’aurai ensuitebesoin d’un nouveau cœur.

— Eh bien, on t’en greffera unautre. Et dans l’intervalle, tu vasvivre et, ensuite, tu vivras encore.Comme tout le monde.

— Tu ne comprends pas ce quej’essaye de te dire, s’agaça Jared entournant la tête de l’autre côté.

Amanda chercha les motssusceptibles de faire mouche,

d’aider son fils à accepter sanouvelle existence.

— Quand j’attendais ces deux outrois dernières heures, tu sais àquoi je pensais ? commença-t-elle.Je pensais qu’il existait tellementde choses que tu n’avais pas encorevécues. Comme la satisfactiond’obtenir ton diplôme à la fac,l’excitation d’acheter ta premièremaison, de décrocher un boulotgénial ou de rencontrer la fille detes rêves et de tomber amoureux.

Jared ne semblait pas l’avoirentendue, mais elle devina qu’ill’écoutait à la manière dont il restaitimmobile, comme sur le qui-vive.

— Tu pourras toujours faire unequantité de choses, enchaîna-t-elle.Dans la vie, tu commettras deserreurs et devras te battre commetout le monde, mais quand tu aurasrencontré la bonne personne, tuauras l’impression d’être le plusheureux des hommes.

Elle lui tapota le bras en ajoutant:

— Et puis, en définitive, unegreffe du cœur n’a rien à voir avectout cela. Parce que tu es toujoursen vie. Et ça signifie que tu vasaimer et que tu seras aimé... Et rienn’est plus important que l’amour.

Jared resta allongé sans bouger

suffisamment longtemps pourqu’Amanda se demande s’il avaitsuccombé à la somnolente post-opératoire. Puis son fils tournalentement la tête vers elle.

— Tu crois franchement à tout ceque tu viens de me dire ? hésita-t-il.

Pour la première fois depuisqu’on l’avait mise au courant del’accident, Amanda songea àDawson Cole. Elle se pencha versJared et lui murmura :

— J’y crois dur comme fer.

23

Debout dans le garage de Tuck,les mains jointes devant lui,Morgan Tanner contemplait l’épavede la Stingray.

Il grimaça en songeant que lepropriétaire n’allait guère apprécierle sort subi par son véhicule.

Les dégâts étaient manifestementrécents. Un démonte-pneudépassait d’un panneau arrière de lacarrosserie, partiellement arrachéau châssis, et l’avocat était certainque Dawson ou Amanda n’y étaientpour rien. Pas plus qu’on ne pouvaitles tenir pour responsables de la

chaise balancée par la fenêtre, quiavait atterri sur la véranda. Toutcela était sans doute l’œuvre de Tedet Abee Cole.

Bien qu’il ne soit pas natifd’Oriental, Tanner n’en demeuraitpas pour autant insensible auxmurmures de la ville. Au fil dutemps, il avait appris qu’en tendantl’oreille à l'Irvin’s Diner on pouvaiten découvrir beaucoup sur l’histoirede cette partie du monde et de seshabitants. Bien sûr, touteinformation circulant dans cetétablissement devait être prise avecdes pincettes. Rumeurs,commérages et insinuations

disputaient la vedette à la vérité.Pourtant, il en savait plus sur lafamille Cole que la plupart des gensne l’auraient cru. Et même pas malau sujet de Dawson.

Après que Tuck l’eut informé deses projets pour Dawson etAmanda, Tanner se souciaitsuffisamment de sa propre sécuritépour collecter un maximum derenseignements sur le clan Cole.Même si Tuck se portait garant dece Dawson, l’avocat avait pris letemps de discuter avec le shérif quil’avait arrêté, ainsi qu’avec leprocureur et l’avocat commisd’office. Le milieu juridique du

comté de Pamlico étant plutôtrestreint, Tanner n’eut aucunepeine à obtenir de ses confrères lerécit d’une des affaires les plusmarquantes d’Oriental.

Le procureur et l’avocat de ladéfense s’accordaient tous deux surla présence d’une autre voiture, cesoir-là, et sur le fait que Dawsonavait dû faire un écart pour l’éviter.Mais comme le juge et le shérifétaient des amis de la familleBonner, les deux juristes n’avaientguère pu agir. Cela permit à Tannerde découvrir avec effarement lesréalités de la justice en milieu rural.Après quoi, il s’adressa au directeur

en retraite de la prison de Halifax,lequel lui certifia que Dawsons’était comporté en détenu modèle.Tanner appela aussi certainsanciens employeurs de Dawson enLouisiane, afin de vérifier quel’homme était fiable et sain d’esprit.Ensuite seulement il accéda à larequête de Tuck.

À présent, après le règlement desderniers détails de la succession deTuck — et la gestion du problème dela Stingray —, le rôle de Tannerdans cette affaire s’achevait.Compte tenu de tous cesévénements, y compris lesarrestations respectives de Ted et

Abee Cole, il s’estimait heureux dene pas avoir entendu son nomcirculer dans les conversations qu’ilavait surprises chez Irvin. Et, enavocat digne de ce nom, Tanneravait tenu sa langue.

Cependant, cette situation letroublait bien plus qu’il ne lelaissait paraître. Il était même alléjusqu’à passer quelques coups de filpeu orthodoxes ces deux derniersjours, quitte à se mettre en porte-à-faux.

Tout en se détournant duvéhicule, il promena son regard surl’établi, en quête du bon decommande et dans l’espoir d’y

découvrir le numéro de téléphonedu propriétaire de la Stingray. Il letrouva sur le bloc-notes et un rapidecoup d’œil lui fournit tous lesrenseignements qu’il souhaitait. Ille reposait quand il repéra un objetfamilier.

Il s’en empara, sachant qu’ill’avait déjà vu auparavant, etl’examina un petit moment. Ilréfléchit aux répercussions avant desortir son portable de sa poche. Il fitdéfiler son répertoire, trouva lenom, puis pressa la touche Appel.

À l’autre bout de la ligne, letéléphone sonna.

*

* *Amanda avait passé le plus clair

des deux derniers jours à l’hôpital,si bien qu’elle se languissait depouvoir dormir dans son lit ce soir-là. Non seulement le fauteuil placéau chevet de son fils étaitinconfortable, mais Jared lui-mêmel’avait poussée à rentrer à lamaison.

— J’ai besoin de me retrouverseul un moment, lui avait-il dit.

Alors qu’elle profitait de l’airfrais, assise dans le petit jardin enterrasse, son fils se trouvait àl’étage et rencontrait pour lapremière fois, et au grand

soulagement d’Amanda, unepsychologue. Physiquement, ellesavait qu’il faisait d’excellentsprogrès. Sur le plan émotionnel,c’était une autre paire de manches.Même si Amanda se plaisait à croireque leur conversation avait aumoins laissé entrevoir à son fils unenouvelle manière de réfléchir à sonétat, Jared avait le sentiment qu’onlui dérobait plusieurs années de savie. Il voulait retrouver ce qu’ilpossédait avant, un corps enparfaite santé et un avenirrelativement tout tracé, mais cen’était plus possible. Il prenait desimmunodépresseurs pour prévenir

tout rejet de la greffe et, afin depallier les éventuelles infectionsque ceux-ci pouvaient entraîner, ilétait aussi sous antibiotiques àhaute dose, de même qu’on lui avaitprescrit un diurétique pour évitertoute rétention d’eau. Bien qu’ilsorte la semaine suivante, il auraitdes rendez-vous réguliers à l’hôpitalde jour pour surveiller ses progrèspendant au moins un an. Il devraitégalement suivre unephysiothérapie dirigée et un régimerestrictif. Sans oublier un rendez-vous hebdomadaire avec lapsychologue.

Le chemin qui l’attendait

constituait un véritable défi pourtoute la famille, mais Amanda avaitbon espoir désormais. Jared étaitplus solide qu’il ne le pensait. Ceserait un travail de longue haleine,mais il finirait par trouver le moyende traverser cette épreuve. Ces deuxderniers jours, Amanda avaitremarqué que son fils recouvraitdéjà sa vigueur par intermittence,même si lui-même n’en était pasconscient. Et elle savait que lapsychologue l’aiderait énormément.

Frank et Evelyn faisaient lanavette entre la maison et l’hôpitalpour amener Annette ; Lynn s’yrendait toute seule en voiture.

Amanda sentait bien qu’elle n’avaitpas passé autant de temps qu’ellel’aurait dû avec ses filles. Elles aussiluttaient pour tenir le coup, maisquel autre choix Amanda avait-elle?

Ce soir, décida-t-elle, ellepasserait prendre une pizza sur letrajet du retour. Ensuite, ellespourraient peut-être regarder unfilm toutes les trois. Ce n’était pasgrand-chose, mais Amanda nepouvait guère en faire davantagepour le moment. Quand Jared seraitsorti de l’hôpital, la vie familialereprendrait peu à peu son coursnormal.

Amanda devait donc appeler samère, afin de l'informer de sesprojets pour la soirée... Elle sortitson portable de son sac et remarquaaussitôt sur l’écran un numéroqu’elle ne reconnut pas. Son icônede messagerie clignotait aussi.

Par curiosité, elle l’appela etreconnut la voix traînante deMorgan Tanner, qui lui demandaitde lui téléphone! dès qu’elle enaurait l’occasion.

Elle composa alors son numéro.L’avocat décrocha a la premièresonnerie.

— Merci de me rappeler, dit-ilavec la même affabilité un peu

austère qu’il avait témoignée àAmanda et Dawson, lors de leurentretien. Avant de commencer, jevous prie de m’excuser de vousavoir appelée pendant la périodedifficile que vous traversez.

Confuse, elle battit des paupières,se demandant comment il était aucourant.

— Merci... mais Jared vabeaucoup mieux. Nous sommesvraiment soulagés.

Tanner garda le silence, commes’il essayait d’interpréter ce qu’ellevenait de lui dire.

— Bien, dans ce cas... Je vous ai

téléphoné parce que je suis passéchez Tuck un peu plus tôt ce matinet, pendant que j’examinais lavoiture...

— Ah oui, c’est vrai !l’interrompit Amanda. Je voulaisvous en parler. Dawson a fini de laréparer avant de partir. Elle devraitêtre prête.

De nouveau, Tanner mitquelques secondes avant depoursuivre.

— Le fait est que j’ai trouvé lalettre que Tuck avait écrite àDawson. Il a dû la laisser là-bas, etje me demandais si vous souhaitiezque je vous la fasse parvenir.

Amanda changea le téléphoned’oreille, ne comprenantdécidément plus rien à cetteconversation.

— C’était celle de Dawson,répliqua-t-elle. Vous devriez plutôtla lui renvoyer, non ?

Elle entendit alors l’avocatsoupirer à l’autre bout de la ligne.

— Je présume que vous n’êtespas au courant des derniersévénements, dit-il posément.Survenus dimanche soir ? AuTidewater ?

— Que s’est-il passé ? répliquaAmanda en fronçant les sourcils.

— Je ne tiens pas à vousl’annoncer par téléphone. Pourriez-vous passer à mon cabinet ce soir ?Ou demain matin ?

— Non, dit-elle. Je suis de retourà Durham. Mais enfin, de quois’agit-il ?

— Je pense réellement qu’il vautmieux vous en informer de visu.

— Ça ne va pas être possible,insista-t-elle, une note d’impatiencedans la voix. Dites-moi simplementde quoi il retourne. Que s’est-ilpassé au Tidewater ? Et pourquoine pas simplement envoyer la lettreà Dawson ?

Tanner hésita avant de s’éclaircirla voix.

— Il y a eu une... altercation aubar. L’établissement a été pour ainsidire mis en pièces et on a tiré denombreux coups de feu. Ted et AbeeCole ont été arrêtés et un jeunehomme du nom d’Alan Bonner a étégravement blessé.

Il se trouve encore à l’hôpital,mais d’après ce que j’ai puapprendre, ses jours ne sont pas endanger.

En l’entendant prononcer lespatronymes l’un après l’autre,Amanda sentit ses tempescommencer à palpiter. Elle

connaissait bien sûr le nom quiétait lié aux trois autres. Elle repritla parole en murmurant presque :

— Dawson était présent ?— Oui, répondit Morgan Tanner.— Qu’est-ce qui s’est passé ?— D’après les informations que

j’ai pu glaner, Ted et Abee Coleagressaient Alan Bonner quandDawson a soudain fait irruptiondans le bar. Et c’est à ce moment-làque les frères Cole s’en sont pris àlui.

Tanner marqua une pause.— Vous devez comprendre que le

rapport de police officiel n’est pas

encore publié...— Dawson va bien ? demanda-t-

elle. C’est tout ce qui m’importe.Elle entendit l’avocat soupirer à

l’autre bout de la ligne.— Dawson aidait Alan Bonner à

sortir du bar quand Ted s’estdébrouillé pour tirer une dernièreballe. Dawson a été touché.

Chaque muscle du corpsd’Amanda se contracta, tandisqu’elle s’armait de courage pour lasuite... qu’elle devinait déjà. Cesparoles, comme tant d’autres cesderniers jours, semblaientimpossibles à assimiler.

— Il... il a reçu la balle dans latête. Il n’avait aucune chance,Amanda. Il se trouvait en état demort cérébrale à son arrivée àl’hôpital.

À mesure que Tanner parlait,Amanda sentit que le téléphone luiéchappait lentement des mains.L’appareil tomba sur le sol. Elle lecontempla sur le gravier, avant dese pencher pour presser la toucheOff.

Dawson. Pas lui. Il ne pouvaitpas être mort.

Mais elle se rappela aussitôt lesparoles de l’avocat. Dawson s’étaitrendu au Tidewater. Ted et Abee s’y

trouvaient. Il avait sauvé AlanBonner, et à présent il n’existaitplus.

Une vie contre une autre, pensa-t-elle. Une ruse divine pour lemoins cruelle.

Amanda se revit tout à coup dansle champ de fleurs sauvages, maindans la main avec Dawson. Etlorsque ses larmes se mirent àcouler, elle pleura pour Dawson etpour toutes ces années qu’ils nevivraient jamais ensemble.Jusqu’au jour où, comme Tuck etClara, leurs cendress’entremêleraient dans une prairieinondée de soleil, loin des sentiers

battus de la vie quotidienne.

Épilogue

Deux ans plus tardAmanda glissa deux plats de

lasagnes dans le réfrigérateur, avantde jeter un œil sur le four pourvérifier la cuisson du gâteau. Mêmesi Jared n’aurait pas vingt et un ansavant deux mois, elle en était venueà considérer le 23 juin comme unesorte de seconde naissance pourson fils. Ce jour-là, deux ans plustôt, il avait reçu un nouveau cœur...et une seconde chance dans la vie.Si cela ne méritait pas d’être fêté,alors qu’est-ce qui en valait la peine?

Elle se trouvait seule à la maison.Frank était au cabinet dentaire.Annette rentrerait plus tard de sasoirée pyjama chez sa copine, tandisque Lynn travaillait chez Gappendant l’été. Pendant ce temps,Jared profitait de ses derniers joursde liberté en jouant au softball avecdes amis, avant de commencer sonstage dans un cabinet de gestion.Amanda l’avait prévenu qu’il auraitchaud, et fait promettre de boirebeaucoup d’eau.

— Je ferai attention, lui avait-ilassuré avant de partir pour leterrain de sport.

Ces derniers temps peut-être

parce qu’il devenait plus mûr ou àcause de tout ce qui lui était arrivé -, Jared semblait comprendre quel’inquiétude allait de pair avec lerôle de parent.

Il n’avait pas toujours été aussitolérant. À la suite de son accident,tout semblait le hérisser. Si elle leregardait d’un air inquiet, ilprétendait qu’elle l’étouffait ; si ellelançait une conversation, il luirépondait souvent avec effronterie.Amanda comprenait les raisons dela mauvaise humeur de Jared ; sonrétablissement se révélait pénible,et les médicaments lui donnaientsouvent la nausée. Ses muscles

autrefois vigoureux commençaientà s’atrophier en dépit des séancesde physiothérapie, ce qui renforçaitson sentiment d’impuissance. Sur leplan émotionnel, contrairement àbon nombre de transplantés ayantattendu des années avant depouvoir bénéficier d’une greffe,Jared continuait à penser qu’on luiavait volé sa jeunesse. Il lui arrivaitde s’en prendre à ses amis quand ilsvenaient le voir. Et Melody, la fillequi l’intéressait tant lors de cesinistre week-end, lui avait annoncéquelques semaines après l’accidentqu’elle sortait avec un autre garçon.Visiblement déprimé, Jared avait

décidé d’abandonner la fac.Le chemin fut long et parfois

décourageant, mais avec l’aide de sathérapeute Jared commença petit àpetit à rebondir. La psychologuesuggéra aussi que Frank et Amandala rencontrent régulièrement, afinde discuter des défis que leur filsdevait relever, et de la meilleuremanière d’y réagir et de l’aider.Compte tenu de leur passé conjugal,il leur fut quelquefois difficile demettre de côté leurs propres conflitspour offrir à leur fils la sécurité etles encouragements dont il avaitbesoin. Mais au bout du compte,l’amour qu’ils lui portaient prit le

pas sur le reste. Ils firent de leurmieux pour le soutenir quand iltraversa des périodes de chagrin etde rage pour parvenir enfin au stadeoù il commença à accepter sanouvelle situation.

Au début de l’été précédent, ils’était inscrit à l’université publiquelocale afin d’y suivre une formationen économie et, à la grande fierté etau grand soulagement de sesparents, Jared avait annoncé peu detemps après qu’il reprendrait sescours à plein temps à Davidson dèsl’automne. Plus tard, cette mêmesemaine, il déclara, l’air de rien, aucours du dîner, qu’il avait lu un

article sur un homme ayant vécutrente et un ans après satransplantation cardiaque. Commela médecine progressait d’année enannée, Jared supposait qu’ilpourrait vivre encore pluslongtemps.

De retour à la fac, son moral necessa de remonter. Après avoirconsulté ses médecins, il s’adonna àla course à pied et s’entraîna si bienqu’il courait désormais neufkilomètres par jour. Il commença àfréquenter la salle de sport trois àquatre fois par semaine, recouvrantprogressivement son physiqued’avant. Captivé par les cours qu’il

avait pris en été, il décida de seconcentrer sur l’économie quand ilréintégra Davidson. Dans lessemaines qui suivirent la rentréeuniversitaire, il rencontra uneétudiante appelée Lauren. Tousdeux étaient tombés éperdumentamoureux l’un de l’autre etparlaient même de se marier dèsleur diplôme en poche. Ces deuxdernières semaines, ils étaientpartis en mission à Haïti, sousl’égide de la paroisse de Lauren.

Excepté le fait qu’il prenait sesmédicaments sans sourciller ets’abstenait de toute boissonalcoolisée, Jared menait plus ou

moins à présent la vie d’un garçonnormal de vingt et un ans.Toutefois, il ne contrariait pas samère si elle décidait de lui préparerun gâteau pour fêter latransplantation. Au bout de deuxans, il en arrivait même àconsidérer qu’il avait de la chance,en dépit de tout ce qu’il avaitenduré.

Cependant, une récente lubie deJared laissait Amanda perplexe.Quelques soirs plus tôt, alorsqu’elle chargeait le lave-vaisselle,son fils l’avait rejointe à la cuisineet s’était penché sur le plan detravail en lui demandant :

— Hé, m’man ? Tu vas denouveau t’occuper de cette collectede fonds pour Duke, à l’automne ?

Dans le passé, il faisait toujoursallusion à ces déjeuners en parlantde « trucs de charité ». Pour desraisons évidentes, depuis l’accident,Amanda ne s’était plus occupée del’événement, pas plus qu’elle nefaisait du bénévolat à l’hôpital.

— Oui, répondit-elle. Ils m’ontdemandé de reprendre la présidencedu comité.

— Parce que ça fait deux ansqu’ils sabotent le truc depuis que tune t’en occupes pas, hein ? C’est cequ’a dit la mère de Lauren.

— Ils n’ont rien saboté du tout.Tout ne s’est pas passé aussi bienque prévu.

— Je suis content que tureprennes le flambeau. Pour Bea, jeveux dire.

— Moi aussi, dit-elle en souriant.— Et puis ça plaît à l’hôpital

aussi, pas vrai ? Parce que tu lèvesdes fonds ?

Amanda s’empara d’un torchonpour se sécher les mains et leregarda, l’air intrigué.

— Pourquoi tu t’y intéressesautant, tout à coup ?

Jared gratta d’un air absent sa

cicatrice sous son tee-shirt.— J’espérais que tu pourrais te

renseigner pour moi, grâce à tescontacts à l’hôpital. Pour un trucque j’aimerais savoir...

** *

Pendant que le gâteaurefroidissait sur le plan de travail,Amanda sortit sur la véranda etinspecta la pelouse.

Malgré les arroseursautomatiques que Frank avaitinstal-lés l’année précédente,l’herbe séchait aux endroits où lesracines s’étiolaient. Avant qu’il

parte au travail ce matin, elle l’avaitvu contempler ces parcellesbrunâtres d’un air lugubre. Depuisdeux ans, Frank était devenu unvrai maniaque du gazon.Contrairement à la plupart de leursvoisins, il insistait pour le tondrelui-même, disant que ça luipermettait de se relaxer après unejournée passée à réaliser desplombages ou à tailler descouronnes. Il disait sans doute vrai,mais Amanda y voyait aussi deshabitudes compulsives. Qu’il pleuveou qu’il vente, il passait la tondeusetous les deux jours, en formant unmotif d’échiquier sur la pelouse.

Malgré le scepticisme qu’elleaffichait au début, Frank n’avait pasbu une seule bière ni la moindregorgée de vin depuis le jour del’accident. À l’hôpital, il avait juréde ne plus boire, et elle devait bienreconnaître qu’il avait tenu sapromesse. Après ces deux ans,Amanda ne craignait plus de le voircéder à tout moment à sesanciennes habitudes, et c’était engrande partie pour cette raison queleur relation s’était améliorée. Sansêtre devenue parfaite, elle n’étaitcertes plus aussi horrible que par lepassé. Dans les jours et lessemaines qui avaient suivi

l’accident, les disputes survenaientquasiment chaque soir. Le chagrin,la culpabilité et la colère avaientaiguisé leurs paroles comme descouteaux, et ils se déchaînaientsouvent l’un contre l’autre. Frankdormit des mois durant dans lachambre d’amis, et le matin leursregards se croisaient rarement.

Mais aussi difficile que fut cettepériode, Amanda ne put jamais serésoudre à franchir la dernièreétape consistant à demander ledivorce. Compte tenu de la fragilitéémotionnelle de Jared, elle nepouvait s’imaginer le traumatiserencore davantage. Elle ne réalisa

pas, en revanche, que sa résolutionde préserver la famille ne produisitpas l’effet escompté. Quelques moisaprès le retour de Jared à la maison,Frank parlait à son fils dans le salonquand Amanda arriva. Comme levoulait le fonctionnement de leurcouple à cette période, Frank se levaet quitta la pièce. Jared le regardas’en aller avant de se tourner verssa mère.

— C’était pas de sa faute, lui dit-il. C’est moi qui conduisais.

— Je sais.— Alors, arrête de lui en vouloir.L’ironie du sort voulut que ce soit

la thérapeute de jared qui finit parconvaincre Amanda et Frank deconsulter un spécialiste pour leursproblèmes de couple. La tension quirégnait dans la maison affectait lerétablissement de Jared, observa lapsychologue, en précisant que s’ilstenaient vraiment à aider leur filsils devaient envisager de voir unconseiller conjugal. En l’absence detout environnement stable, Jaredaurait du mal à accepter et à gérersa nouvelle situation.

Amanda et Frank prirent chacunleur voiture pour leur premièreconsultation avec le thérapeuteconjugal, recom-mandé par la

psychologue de Jared. La séancedégénéra pour s’achever dans legenre de disputes qu’ils avaientdepuis des mois. Mais, dès ladeuxième, ils purent enfin se parlersans hausser le ton. Et, surl’insistance du thérapeute, Frankcommença à se rendre aux réunionsdes Alcooliques anonymes, augrand soulagement d’Amanda. Audébut, il y allait cinq fois parsemaine, mais ces derniers temps ilse limitait à une seule, et voilà troismois qu’il était devenu parrain. Ilrencontrait régulièrement au petitdéjeuner un banquier de trente-quatre ans récemment divorcé qui,

à l’inverse de Frank, ne réussissaitpas encore à rester sobre. Jusque-là,Amanda ne s’autorisait pas à croireque Frank lui-même finirait par yparvenir.

De toute évidence, Jared et sessoeurs bénéficièrent grandement del’atmosphère plus détendue à lamaison. Récemment, Amandaconsidérait même que c’était unnouveau début pour Frank et elle.Lorsqu’ils discutaient, ils parlaientrarement du passé et pouvaientmême éclater de rire quand ils seretrouvaient en tête à tête. Chaquevendredi soir, ils sortaient enamoureux — comme le leur avait

recommandé le thérapeute conjugal— et s’ils se sentaient encore un peuguindés parfois, tous deux savaientcombien c’était important. À maintségards, Frank et Amandaréapprenaient à se connaître pour lapremière fois depuis des années.

La démarche leur apportait unecertaine satisfaction, mais Amandasavait que la passion n’animeraitjamais leur couple. Frank nefonctionnait pas et n’avait jamaisfonctionné ainsi. Après tout, elleavait connu le genre d’amour quiméritait qu’on brave tous lesdangers pour le vivre, un amouraussi rare qu’une vision fugace du

paradis.*

* *Deux ans s’étaient donc écoulés

depuis son week-end avec DawsonCole ; deux longues années depuisle jour où Morgan Tanner lui avaitappris par téléphone le décès deDawson.

Amanda conservait les lettres deTuck, la photo de Tuck et Clara, etle trèfle à quatre feuilles au fond dutiroir où elle rangeait ses pyjamas,un endroit où Frank n’irait jamaisfouiller. De temps à autre, quand lechagrin lié à la perte de Dawson se

révélait trop dur à supporter, ellesortait ces souvenirs. Elle relisaitles lettres et faisait tournoyer letrèfle entre ses doigts, en sedemandant ce qu’ils avaientvéritablement représenté l’un pourl’autre ce fameux week-end. Ilsétaient amoureux, mais n’avaientpas fait l’amour ; ils étaient amis,mais également étrangers aprèstant d’années. Toutefois, leurpassion n’en demeurait pas moinsréelle, aussi solide que le solqu’Amanda foulait.

L’an dernier, deux ou trois joursaprès l’anniversaire de la mort deDawson, elle s’était rendue à

Oriental. En s’arrêtant au cimetière,elle s’était approchée de la petitebutte qui surplombait un bouquetd’arbres. C’était à cet endroit queles restes de Dawson avaient étéenterrés, loin des Cole, et encoreplus loin des parcelles réservées auxBennett et aux Collier. Tandisqu’elle se tenait devant la simplepierre tombale, contemplant les lysfraîchement cueillis qu’on y avaitdéposés, Amanda imagina que si lesort décidait qu’elle se retrouve unjour enterrée dans la concession desCollier, l’âme de Dawson et lasienne finiraient par se retrouver...comme tous deux s’étaient

retrouvés dans la vie.Avant de s’en aller, elle fit un

détour pour se recueillir sur latombe du Dr Bonner, en mémoirede Dawson. Et là, devant la pierretombale, elle découvrit un bouquetde lys identique au premier.Marilyn Bonner avait dû déposer lemême sur chaque tombe, devina-t-elle, en raison de ce que Dawsonavait fait pour Alan... et le gesteémut Amanda, qui regagna savoiture les larmes aux yeux.

Le temps n’avait en rien altéré lesouvenir de Dawson ; sessentiments pour lui s’étaient mêmerenforcés. D’une manière étrange,

son amour lui avait offert la volontéqui lui manquait pour traverser lesépreuves de ces deux dernièresannées.

À présent qu’elle était assise surla véranda, alors que le soleil de find’après-midi tombait à l’obliquedans les feuillages, elle ferma lesyeux et transmit à Dawson unmessage silencieux. Elle se souvintde son sourire et dela manière dontsa main avait retrouvé la sienne ;elle se souvint du week-end qu’ilsavaient passé ensemble, et demainelle s’en souviendrait encore.L’oublier, lui ou le week-end qu’ilsavaient partagés, serait le trahir, car

s’il existait quelque chose queDawson méritait, c’était la loyauté...le même genre de loyauté qu’il luiavait témoigné durant toutes cesannées de séparation. Elle l’avaitaimé autrefois, puis aimé ànouveau, et rien ne changeraitjamais les sentiments qu’elleéprouvait à son égard. Après tout,Dawson revivait désormais d’unemanière qu’elle n’aurait jamais cruepossible.

** *

Amanda avait enfourné leslasagnes et remuait à présent lasalade, quand Annette rentra à la

maison. Frank la suivit quelquesminutes plus tard. Après avoirdonné un petit baiser à son épouse,il parla brièvement avec elle puispartit se changer. Annette, quin’arrêtait pas de jacasser au sujet desa soirée pyjama, ajouta une couchede glaçage sur le gâteau.

Jared arriva ensuite, trois amisdans son sillage. Après avoir avaléun verre d’eau, il partit se doucher,pendant que ses copainss’installaient au salon devant desjeux vidéo.

Une demi-heure plus tard, Lynnfit son apparition. A la surprised’Amanda, sa fille aînée était

accompagnée de deux de sescopines. Tous ces jeunes émigrèrentspontanément vers la cuisine, lescopains de Jared flirtant avec lescopines de sa sœur, tandis qu’ilsleur demandaient ce qu’ellesfaisaient plus tard, laissantentendre qu’ils lesaccompagneraient volontiers.Annette se jeta dans les bras de sonpère qui revenait à la cuisine et lesupplia de l’emmener voir un filmpour ados dont toutes ses copinesparlaient ; Frank avala un thé glacéet la taquina en lui promettant à laplace un film d’action avec des lasd’armes et d’explosions, ce qui lui

valut des cris de protestation de sacadette.

Amanda observait d’un œilamusé tout ce petit monde. Cesjours-ci, il n’était pas si rare derassembler la famille au completautour d’un dîner, mais ce n’étaitpas si courant non plus. La présencedes amis de ses enfants ne la gênaitpas le moins du monde ; ça rendraitla tablée d’autant plus vivante.

Elle se servit un verre de vin ets’éclipsa sur la véranda, enregardant un duo de cardinauxsautiller de branche en branche.

— Tu viens ? l’appela Frankdepuis l’embrasure de la porte. Les

monstres commencent à s’agiter.— Dis-leur de se servir, répondit-

elle. J'arrive dans une minute.— Tu veux que je t’apporte une

assiette ?— Ce serait super, dit-elle en

hochant la tête. Mais assure-toid’abord que tout le monde soitservi.

Frank tourna les talons, et elle leregarda par la fenêtre se déplacerparmi les jeunes qui avaient envahila salle à manger.

Derrière elle, la porte s’ouvrit ànouveau.

— Hé, m’man ! Tu vas bien ?

La voix de Jared ramena Amandaà la réalité.

— Très bien, dit-elle.Quelques secondes plus tard, il

sortait sur la véranda en fermantdoucement la porte derrière lui.

— T’es sûre ? On dirait qu’un tructe tracasse.

— Je suis juste un peu fatiguée,dit-elle en esquissant un sourire quise voulait rassurant. Où est Lauren?

— Elle arrivera dans un petitmoment. Elle voulait passer chezelle se doucher.

— Elle s’est bien amusée pendant

le match ?— Oui, je crois. Elle a touché la

balle, en tout cas. Du coup, elle étaittout excitée.

Amanda observa son fils ensuivant la ligne de ses épaules, soncou, l’ovale de sa joue, le voyanttoujours sous les traits d’un petitgarçon.

Jared reprit la parole d’une voixhésitante.

— Enfin... euh... je voulais savoirsi tu pensais pouvoir m’aider. T’asjamais vraiment répondu à maquestion, l’autre soir, dit-il eneffleurant du pied une minuscule

éraflure sur le plancher. Je voulaisenvoyer une lettre à la famille.Juste pour les remercier, tu sais ?Sans ce donneur, je ne serais pas làen train de te parler.

Amanda baissa les yeux en serappelant la conversation à laquelleil faisait allusion.

— C’est naturel de vouloirtrouver le nom de celui qui t’adonné son cœur, dit-elle enfin enchoisissant ses mots avec soin.Mais ce n’est pas un hasard si laprocédure est censée resteranonyme.

Il y avait du vrai dans ses propos,même si elle ne disait pas tout.

— Oh... fit Jared, tandis que sesépaules s’affaissaient. Je pensaisque ce serait peut-être possible.Tout ce qu’ils m’ont dit à l’hôpital,c’est qu’il avait quarante-deux ansquand il est mort. Je voulaisseulement... en savoir plus sur celuiqu’il était.

Je pourrais t’en dire plus, pensaAmanda. Beaucoup plus. Elle avaitsoupçonné la vérité depuis laconversation téléphonique avecMorgan Tanner, avant de passerelle-même des coups de fil quiconfirmèrent ses soupçons.Dawson, apprit-elle, avait étédébranché de son respirateur

artificiel au Carolina East MédicalCenter le lundi, en fin de nuit. Alorsqu’ils savaient qu’il ne pourrait serétablir, les médecins l’avaientmaintenu en vie parce qu’il étaitdonneur d’organes.

Dawson avait non seulementsauvé la vie d'Alan... se dit Amanda,mais aussi celle de Jared. Et, à sesyeux, cela valait tout l’or du monde.« Je t’ai donné le meilleur de moi-même », lui avait-il confié un jouret, à chaque battement de cœur deson fils, elle savait que c’étaitexactement ce que Dawson avaitfait.

— Et si tu me faisais un petit

câlin, suggéra-t-elle, avant deretourner à l’intérieur ?

Jared roula des yeux, mais luiouvrit malgré tout les bras.

— Je t’aime, m’man, murmura-t-il en la serrant fort.

Amanda ferma les yeux enécoutant le battement régulier dansla poitrine de son fils.

— Moi aussi, je t’aime.

Remerciements

Certains romans se révèlent plusdifficiles à écrire que d’autres, et cefut le cas pour Une seconde chance.Je ne vais pas vous ennuyer avec lesraisons de ces difficultés mais, sansle soutien des personnes dont lesnoms suivent, je travaillerais sansdoute encore sur cet ouvrage. Alors,sans plus de cérémonie, je souhaiteles remercier.

Cathy, ma femme. Quand nousnous sommes rencontrés, notreamour est né dès le Premier Regardet rien n’a changé après toutes cesannées que nous avons vécues

ensemble. Tu es merveilleuse, et cesera toujours un privilège pour moide t’appeler mon épouse.

Miles, Ryan, Landon, Lexie etSavannah. Vous apportezénormément de joie dans ma vie etje suis fier de vous tous. Commevous êtes mes enfants, vousreprésenterez toujours le meilleurde moi-même.

Theresa Park, mon agentlittéraire. Après avoir terminé lapremière mouture du roman, je mesuis retrouvé au Tournant de la vie,et elle mérite toute ma gratitude,non seulement pour m’avoir permisd’améliorer l’histoire mais aussi

pour sa patience. J’ai beaucoup dechance de l’avoir comme agent.Merci.

Jamie Raab, mon éditrice.Comme pour Les Rescapés ducœur; elle a « mis dans le mille »avec ses suggestions. Bref, c’est uneéditrice fabuleuse et une personneformidable. Merci.

Howie Sanders et KeyaKhayatian, mes agents au cinéma.J’évoque toujours La Raison duc œ u r pour définir de bonnesrelations professionnelles fondéessur l’honneur, l’intelligence et lapassion. Vous incarnez tous lesdeux - et depuis toujours - ces

qualités et je vous en remercie. J’aiune chance incroyable de travailleravec vous.

Denise DiNovi, productrice d’Unebouteille à la mer et d’autres filmsadaptés de mes romans, bien sûr.Au fil du temps, notre relation detravail s’est transformée en unesolide amitié qui a embelli monexistence. Merci pour tout.

Marty Bowen. Il a fait un boulotformidable en tant que producteurd e Cher John, et j’apprécie nonseulement ses efforts mais aussison amitié. Je lui décerne un grandcoup de chapeau et suis ravi qu’onretravaille ensemble.

David Young, P-DG de HachetteBook Group. Sans l’ombre d’undoute, il est mon Porte-bonheur etj’apprécie son travail. Merci.

Abby Koons et Emily Sweet, deuxcollaboratrices de Park LiteraryGroup. Mes remerciements les plussincères pour tout le travail quevous accomplissez pour moi. Vousvous donnez toujours un mal foupour m’épauler, et vous ne sauriezimaginer à quel point je vous suisreconnaissant. Oh ! J’allaisoublier... Félicitations à Emily pourle mariage Comme avant...

Jennifer Romanello, monattachée de presse chez Grand

Central Publishing : Le Gardien demes tournées... Grazie pour tout,comme toujours. Tu excelles danston domaine.

Stephanie Yeager, monassistante. Depuis que tu astravaillé sur le tournage du Tempsd'un ouragan, tu veilles à mefaciliter l'existence. J'apprécie et jete remercie pour tout ce que tu fais.

Courtenay Valenti et GregSilverman, de Warner Bros. Mercid’avoir parié sur moi et sur ceroman, sans l’avoir lu au préalable.Ce ne fut pas une décision facile àprendre, mais j’apprécie votreChoix. Surtout que je déborde

d’enthousiasme à l’idée de travailleravec vous deux.

Ryan Kavanaugh et TuckerTooley, de Relativity Media, etWyck Godfrey. Je suis très emballépar l’adaptation cinématographiqued’Un havre de paix et je tiens à vousremercier de m’avoir offert lapossibilité d’une nouvellecollaboration. J’en suis honoré et jene l’oublierai pas, d’autant que jesuis persuadé que vous accomplirezun boulot génial.

Adam Shankman et JenniferGibgot. Bravo pour votre fabuleuxtravail sur l’adaptationcinématographique de La Dernière

Chanson. Je vous ai fait confianceet vous avez réussi un exploit que jen’oublierai jamais.

Lynn Harris et Mark Johnson. Encollaborant avec vous deux il y atant d’années, j’ai pris l’une desmeilleures décisions de ma carrière.Vous avez certes produit denombreux films depuis lors, maissachez que je N’oublie jamais votreversion cinématographique desPages de notre amour.

Lorenzo DiBonaventura. Mercipour l’adaptation d'À tout jamaissur grand écran. Le temps d’unautomne qui passe ne diminue enrien l’amour que je porte à ce film.

David Park, Sharon Krassney,Flag et tous les autres de GrandCentral Publishing et de UnitedTalent Agency. Voilà quinze ans queje collabore avec vous. Un immensemerci pour tout !