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1
Une soumission indigne
Texte court et percutant, le Discours de la servitude volontaire est un réquisitoire contre toutes les
formes de tyrannie. Etienne de La Boétie s'indigne de la soumission du peuple à un pouvoir qui
l'oppresse et il l'invite à se soulever.
Pauvres gens misérables, peuples insensés, nations opiniâtres1 à votre mal et aveugles à votre bien !
Vous vous laissez enlever sous vos yeux le plus beau et le plus clair de votre revenu, vous laissez piller
vos champs, voler et dépouiller vos maisons des vieux meubles de vos ancêtres ! Vous vivez
5 de telle sorte que rien n'est plus à vous. Il semble que vous regarderiez désormais comme un grand
bonheur qu'on vous laissât seulement la moitié de vos biens, de vos familles, de vos vies. Et tous ces
dégâts, ces malheurs, cette ruine, ne vous viennent pas des ennemis, mais certes bien de l'ennemi2,
de celui-là même que vous avez fait ce qu'il est, de celui pour qui vous allez si courageusement à la
guerre, et pour la grandeur duquel vous ne refusez pas de vous offrir vous-mêmes à la mort. Ce
maître n'a pourtant que deux yeux, deux mains, un corps, et rien de plus que n'a le dernier des
habitants du nombre infini de nos villes. Ce qu'il a de plus, ce sont les moyens que vous lui fournissez
pour vous détruire. D'où tire-t-il tous ces yeux qui vous épient, si ce n'est de vous ? Comment a-t-il
tant de mains pour vous frapper, s'il ne vous les emprunte? Les pieds dont il foule vos cités ne sont-
ils pas aussi les vôtres ? A-t-il pouvoir sur vous, qui ne soit de vous-mêmes ? Comment oserait-il vous
assaillir, s'il n'était d'intelligence3 avec vous ? Quel mal pourrait-il vous faire, si vous n'étiez les
receleurs4 du larron5 qui vous pille, les complices du meurtrier qui vous tue et les traîtres de vous-
mêmes ? [...] Vous vous affaiblissez afin qu'il soit plus fort, et qu'il vous tienne plus rudement la bride
plus courte6. Et de tant d'indignités que les bêtes elles-mêmes ne supporteraient pas si elles les
sentaient, vous pourriez vous délivrer si vous essayiez, même pas de vous délivrer, seulement de le
vouloir.
Soyez résolus à ne plus servir, et vous voilà libres. Je ne vous demande pas de le pousser, de
l'ébranler, mais seulement de ne plus le soutenir, et vous le verrez, tel un grand colosse dont on a
brisé la base, fondre sous son poids et se rompre.
Etienne de La Boétie, Discours de la servitude volontaire, 1574
1.Opiniâtre : tenace, obstiné.
2.Ennemi : l'auteur désigne ici la personne qui exerce le pouvoir et prive le peuple de sa liberté.
3.Intelligence : complicité secrète.
4.Receleur : personne qui possède des biens acquis malhonnêtement.
5.Larron : brigand, voleur.
6.Tenir plus rudement la bride plus courte : maintenir fortement sous son autorité en réduisant la
liberté d'action.
2
Une indignation fondatrice
Jean-Jacques Rousseau enfant est injustement accusé d'avoir cassé un peigne. Personne ne veut
croire en son innocence et il est puni. Dans ce texte, l'auteur revient sur cet épisode.
Qu'on se figure un caractère timide et docile dans la vie ordinaire, mais ardent, fier, indomptable
dans les passions, un enfant toujours gouverné par la voix de la raison, toujours traité avec douceur,
équité, complaisance1, qui n'avait pas même l'idée de l'injustice, et qui, pour la première fois, en
éprouve une si terrible de la part précisément des gens qu'il chérit et qu'il respecte le plus : quel
renversement d'idées ! quel désordre de sentiments ! quel bouleversement dans son cœur, dans sa
cervelle, dans tout son petit être intelligent et moral ! Je dis qu'on s'imagine tout cela, s'il est
possible, car pour moi je ne me sens pas capable de démêler, de suivre la moindre trace de ce qui se
passait alors en moi.
Je n'avais pas encore assez de raison pour sentir combien les apparences me condamnaient, et pour
me mettre à la place des autres. Je me tenais à la mienne, et tout ce que je sentais, c'était la rigueur
d'un châtiment effroyable pour un crime que je n'avais pas commis. La douleur du corps, quoique
vive, m'était peu sensible ; je ne sentais que l'indignation, la rage, le désespoir. [...]
Je sens en écrivant ceci que mon pouls s'élève encore; ces moments me seront toujours présents
quand je vivrais cent mille ans. Ce premier sentiment de la violence et de l'injustice est resté si
profondément gravé dans mon âme, que toutes les idées qui s'y rapportent me rendent2 ma
première émotion, et ce sentiment, relatif à moi dans son origine, a pris une telle consistance en lui-
même, et s'est tellement détaché de tout intérêt personnel, que mon cœur s'enflamme au spectacle
ou au récit de toute action injuste, quel qu'en soit l'objet et en quelque lieu qu'elle se commette,
comme si l'effet en retombait sur moi. Quand je lis les cruautés d'un tyran féroce, les subtiles
noirceurs d'un fourbe de prêtre, je partirais volontiers pour aller poignarder ces misérables, dussé-je3
cent fois y périr. Je me suis souvent mis en nage4 à poursuivre à la course ou à coups de pierre un
coq, une vache, un chien, un animal que j'en voyais tourmenter un autre, uniquement parce qu'il se
sentait le plus fort.
Jean-Jacques Rousseau, Confessions, livre I, 1782 (posthume).
1.Complaisance : soins attentifs.
2.Rendre : renvoyer à.
3.Dussé-je : même si je devais.
4.En nage : en sueur.
3
L'indignation face à la misère
En février 1851, Victor Hugo se rend à Lille pour constater les conditions de logement des ouvriers du
textile dénoncées par l'économiste Adolphe Blanqui. Il est bouleversé par ce qu'il découvre. A son
retour, il rédige un discours pour l'Assemblée nationale.
Ah ! Messieurs ! Je ne fais injure au cœur de personne, si ceux qui s'irritent à mes paroles en ce
moment avaient vu ce que j'ai vu, s'ils avaient vu comme moi de malheureux enfants vêtus de
guenilles mouillées qui ne sèchent pas de tout l'hiver, d'autres qui ont toujours envie de dormir parce
que, pour gagner leurs trois ou quatre misérables sous par jour, on les arrache de trop bonne heure à
leur sommeil, d'autres qui ont toujours faim et qui, s'ils trouvent dans la rue, dans la boue, des
feuilles vertes, les essuient et les mangent, s'ils avaient vu les pères et les mères de ces pauvres
petits êtres, qui souffrent bien plus encore, car ils souffrent dans eux-mêmes et dans leurs enfants,
s'ils avaient vu cela comme moi, ils auraient le cœur serré comme je l'ai en ce moment, et, j'en suis
sûr, et je leur fais cet honneur d'en être sûr, loin de m'interrompre, ils me soutiendraient, et ils me
crieraient : courage! Parlez pour les pauvres! Car, eh mon Dieu ! Pourquoi vous méprenez-vous ?
Parler pour les pauvres, ce n'est pas parler contre les riches ! À quelque opinion qu'on appartienne,
est-ce que ce n'est pas votre avis à tous ? On n'a plus de passions politiques en présence de ceux qui
souffrent ! Et on ne se sent plus au fond de soi qu'un cœur qui souffre avec eux et une âme qui prie
pour eux !
Messieurs, allez à Rouen, allez à Lyon, à Reims, à Amiens, à Tourcoing, à Roubaix, visitez ici, à Paris,
visitez à fond nos faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau, vous y constaterez des faits pareils à
ceux que je vous ai signalés, des faits pires! Sortez des villes, explorez les campagnes, là encore,
comme vous l'a dit notre honorable collègue M. Arago, d'inexprimables dénuements se dresseront
devant vous, et vous ne trouverez qu'une chose à comparer aux détresses industrielles, ce sont les
détresses agricoles.
Messieurs, on est venu plus d'une fois jeter le cri d'alarme dans cette Assemblée. On vous a dit,
comme je viens de le faire, mais à un point de vue autre que le mien, au point de vue du passé,
tandis que je me place, moi, au point de vue de l'avenir, on vous a dit que le mal croissait, que le flot
montait, que le danger social grandissait d'instant en instant. On a signalé à vos sévérités les plus
implacables de grands conspirateurs, de grands coupables, l'esprit de scepticisme, l'esprit de doute,
l'esprit d'examen. Eh bien! Moi aussi, je viens faire ma dénonciation à cette tribune. Messieurs, je
vous dénonce la misère !
Je vous dénonce la misère, qui est le fléau d'une classe et le péril de toutes ! Je vous dénonce la
misère qui n'est pas seulement la souffrance de l'individu, qui est la ruine de la société, la misère qui
a fait les jacqueries1, qui a fait Buzançais2, qui a fait juin 18483! Je vous dénonce la misère, cette
longue agonie du pauvre qui se termine par la mort du riche ! Législateurs, la misère est la plus
implacable ennemie des lois ! Poursuivez-la, frappez-la, détruisez-la ! Car, je ne me lasserai jamais de
le redire, on peut la détruire ! la misère n'est pas éternelle ! Non ! Je le répète en dépit des
murmures, non, elle n'est pas éternelle! Il est dans sa loi de décroître et de disparaître. La misère,
comme l'ignorance, est une nuit, et à toute nuit doit succéder le jour. La force des choses, qui est le
travail d'en haut4, tend à détruire la misère. Eh bien ! À la force des choses, ajoutons l'effort des
hommes, à l'action providentielle, unissons l'action sociale, et nous triompherons.
Victor HUGO, « Les Caves de Lille », discours rédigé en février-mars 1851
1.Jacquerie : insurrection populaire, notamment paysanne.
4
2.Buzançais : le 13 janvier 1847, alors que la France connaît une année de disette, un chargement de
blé est saisi par des habitants de Buzançais qui souffrent de la faim. Le roi Louis-Philippe réprime
violemment cette action. Trois villageois sont guillotinés et vingt-et-un envoyés aux travaux forcés.
3.Juin 1848 : de violentes émeutes éclatent à Paris.
4.Travail d'en haut : l'œuvre de Dieu, il est question ici de la Providence.
5
Le devoir face à la liberté
Antigone est cillée jeter de la terre sur le corps de son frère contre la décision de Créon. Ce dernier ne
veut pas la condamner à mort et lui propose d'étouffer l'affaire. Antigone s'obstine. Ils en viennent à
confronter leur conception de l'engagement : Créon incarne le devoir et Antigone la révolte.
Créon : Un matin, je me suis réveillé roi de Thèbes. Et Dieu sait si jamais autre chose dans la vie que
d'être puissant...
Antigone : Il fallait dire non, alors !
Créon : Je le pouvais. Seulement, je me suis senti tout d'un coup comme un ouvrier qui refusait un
ouvrage. Cela ne m'a pas paru honnête. J'ai dit oui.
Antigone : Eh bien, tant pis pour vous. Moi, je n'ai pas dit « oui» ! [...] Moi, je peux dire « non »
encore à tout ce que je n'aime pas et je suis seul juge. Et vous, avec votre couronne, avec vos gardes,
avec votre attirail, vous pouvez seulement me faire mourir parce que vous avez dit « oui ». Créon :
Écoute-moi.
Antigone : Si je veux, moi, je peux ne pas vous écouter. Vous avez dit «oui». Je n'ai plus rien à
apprendre de vous. Pas vous. Vous êtes là à boire mes paroles. Et si vous n'appelez pas vos gardes,
c'est pour m'écouter jusqu'au bout. Créon : Tu m'amuses !
Antigone : Non. Je vous fais peur. C'est pour cela que vous essayez de me sauver. Ce serait tout de
même plus commode de garder une petite Antigone vivante et muette dans ce palais. Vous êtes trop
sensible pour faire un bon tyran, voilà tout. Mais vous allez tout de même me faire mourir tout à
l'heure, vous le savez, et c'est pour cela que vous avez peur. C'est laid un homme qui a peur. Créon,
sourdement : Eh bien, oui, j'ai peur d'être obligé de te faire tuer si tu t'obstines. Et je ne le voudrais
pas.
Antigone : Moi, je ne suis pas obligée de faire ce que je ne voudrais pas ! Vous n'auriez pas voulu non
plus, peut-être, refuser une tombe à mon frère ? Dites-le donc, que vous ne l'auriez pas voulu ?
Créon : Je te l'ai dit.
Antigone : Et vous l'avez fait tout de même. Et maintenant, vous allez me faire tuer sans le vouloir. Et
c'est cela, être roi ! Créon : Oui, c'est cela !
Antigone : Pauvre Créon ! Avec mes ongles cassés et pleins de terre et les bleus que tes gardes m'ont
faits au bras, avec ma peur qui me tord le ventre, moi je suis reine.
Jean Anouilh, Antigone, © Éditions Gallimard, 1944
Françoise Gillard (Antigone) et Bruno Raffaelli (Créon) dans Antigone de Jean Anouilh (1944), pièce
mise en scène par Marc Paquien au Théâtre du Vieux-Colombier, à Paris en 2012.
6
S'indigner aujourd'hui
En quoi l'indignation reflète-t-elle une implication dans la société ?
Stéphane Hessel 1917-2013 Stéphane Hessel se fait connaître du grand public en 2010, après la
publication de l'essai Indignez-vous \ Dans cet ouvrage, il revient sur son parcours et ses engage-
ments. Entré dans la Résistance en 1941, il est arrêté et déporté. Après la guerre, Stéphane Hessel
devient diplomate. Il est nommé ambassadeur de France auprès des Nations unies en 1977.
Une indignation essentielle : Dans ce court essai, Stéphane Hessel s'appuie sur sa propre expérience
pour montrer combien l'indignation est essentielle. L'auteur exprime ses sujets d'indignation et
appelle chacun à s'indigner.
Je vous souhaite à tous, à chacun d'entre vous, d'avoir votre motif d'indignation. C'est précieux.
Quand quelque chose vous indigne comme j'ai été indigné par le nazisme, alors on devient militant,
fort et engagé. On rejoint ce courant de l'histoire et le grand courant de l'histoire doit se poursuivre
grâce à chacun. Et ce courant va vers plus de justice, plus de liberté mais pas cette liberté incontrôlée
du renard dans le poulailler. Ces droits, dont la Déclaration universelle a rédigé le programme en
1948, sont universels. Si vous rencontrez quelqu'un qui n'en bénéficie pas, plaignez-le, aidez-le à les
conquérir. [...]
C'est vrai, les raisons de s'indigner peuvent paraître aujourd'hui moins nettes ou le monde trop
complexe. Qui commande, qui décide ? Il n'est pas toujours facile de distinguer entre tous les
courants qui nous gouvernent. Nous n'avons plus affaire à une petite élite dont nous comprenons
clairement les agissements. C'est un vaste monde, dont nous sentons bien qu'il est interdépendant1.
Nous vivons dans une interconnectivité2 comme jamais encore il n'en a existé. Mais dans ce monde, il
y a des choses insupportables. Pour le voir, il faut bien regarder, chercher. Je dis aux jeunes :
cherchez un peu, vous allez trouver. La pire des attitudes est l'indifférence, dire « je n'y peux rien, je
me débrouille ». En vous comportant ainsi, vous perdez i l'une des composantes essentielles qui fait
l'humain. Une des composantes indispensables : la faculté d'indignation et l'engagement qui en est la
conséquence.
Stéphane Hessel, « Indignez-vous !», Indigène éditions, 2010
« Indignez-vous ! » a été traduit en trente-quatre langues et s'est vendu à plus de quatre millions
d'exemplaires à travers le monde. Le titre du livre devient rapidement le slogan de nombreuses
manifestations en Europe et inspire un mouvement de contestation nommé «Les Indignés».
1.Interdépendant : dont les éléments dépendent les uns des autres.
2.Interconnectivité : état de ce qui est interconnecté.
7
L'indignation comme résistance
En 1943, un recueil intitulé L'Honneur des poètes est publié clandestinement pur les éditions de
Minuit. Paul Eluard, Louis Aragon, Vercors, Jean Tardieu, Eugène Guillevic et de nombreux autres
poètes, dissimulés sous des pseudonymes, contribuent à ce recueil. Paul Eluard en rédige la préface.
Whitman1 animé par son peuple, Hugo appelant aux armes, Rimbaud aspiré par la Commune2,
Maïakovski3 exalté exaltant, c'est vers l'action que les poètes à la vue immense sont un jour ou
l'autre entraînés. Leur pouvoir sur les mots étant absolu, la poésie ne saurait jamais être diminuée
par le contact plus ou moins rude du monde extérieur. La lutte ne peut que leur rendre des forces.
Il est temps de redire, de proclamer que les poètes sont des hommes comme les autres, puisque les
meilleurs d'entre eux ne cessent de soutenir que tous les hommes sont ou peuvent être à l'échelle du
poète.
Devant le péril aujourd'hui couru par l'homme, des poètes nous sont venus de tous les points de
l'horizon français. Une fois de plus, la poésie mise au défi se regroupe, retrouve un sens précis à sa
violence latente, crie, accuse, espère.
Paul Eluard, « Préface de L'Honneur des poètes » [1943], recueilli dans Poèmes retrouvés,
Bibliothèque de la Pléiade, tome 2, © Éditions Gallimard, 1968
1.Walt Whitman (1819-1892) : poète américain célébrant le peuple américain et la démocratie.
2.La Commune : période révolutionnaire qui se déroule à Paris en 1871.
3.Vladimir Maïakovski (1893-1930) : poète russe célébrant la révolution soviétique
8
Joyeuse vie
I.
Bien ! Pillards, intrigants, fourbes, crétins, puissances !
Attablez-vous en hâte autour des jouissances !
Accourez ! Place à tous !
Maîtres, buvez, mangez, car la vie est rapide.
Tout ce peuple conquis, tout ce peuple stupide,
Tout ce peuple est à vous !
Vendez l'état ! Coupez les bois ! Coupez les bourses !
Videz les réservoirs et tarissez les sources !
Les temps sont arrivés.
Prenez le dernier sou ! Prenez, gais et faciles,
Aux travailleurs des champs, aux travailleurs des villes !
Prenez, riez, vivez !
Bombance ! Allez ! C’est bien ! vivez ! Faites ripaille !
La famille du pauvre expire sur la paille,
Sans porte ni volet.
Le père en frémissant va mendier dans l'ombre ;
La mère n'ayant plus de pain, dénuement sombre,
L'enfant n'a plus de lait.
II.
Millions ! Millions ! Châteaux ! Liste civile !
Un jour je descendis dans les caves de Lille
Je vis ce morne enfer.
Des fantômes sont là sous terre dans des chambres,
Blêmes, courbés, ployés ; le rachis tord leurs membres
Dans son poignet de fer.
Sous ces voûtes on souffre, et l'air semble un toxique
L'aveugle en tâtonnant donne à boire au phtisique
L'eau coule à longs ruisseaux ;
Presque enfant à vingt ans, déjà vieillard à trente,
Le vivant chaque jour sent la mort pénétrante
S'infiltrer dans ses os.
Jamais de feu ; la pluie inonde la lucarne ;
L'œil en ces souterrains où le malheur s'acharne
Sur vous, ô travailleurs,
Près du rouet qui tourne et du fil qu'on dévide,
Voit des larves errer dans la lueur livide
Du soupirail en pleurs.
9
Misère ! L’homme songe en regardant la femme.
Le père, autour de lui sentant l'angoisse infâme
Etreindre la vertu,
Voit sa fille rentrer sinistre sous la porte,
Et n'ose, l'œil fixé sur le pain qu'elle apporte,
Lui dire : D'où viens-tu ?
Là dort le désespoir sur son haillon sordide ;
Là, l'avril de la vie, ailleurs tiède et splendide,
Ressemble au sombre hiver ;
La vierge, rose au jour, dans l'ombre est violette ;
Là, rampent dans l'horreur la maigreur du squelette,
La nudité du ver ;
Là frissonnent, plus bas que les égouts des rues,
Familles de la vie et du jour disparues,
Des groupes grelottants ;
Là, quand j'entrai, farouche, aux méduses pareille,
Une petite fille à figure vieille
Me dit : J'ai dix-huit ans !
Là, n'ayant pas de lit, la mère malheureuse
Met ses petits enfants dans un trou qu'elle creuse,
Tremblants comme l'oiseau ;
Hélas ! Ces innocents aux regards de colombe
Trouvent en arrivant sur la terre une tombe
En place d'un berceau !
Caves de Lille ! On meurt sous vos plafonds de pierre !
J'ai vu, vu de ces yeux pleurant sous ma paupière,
Râler l'aïeul flétri,
La fille aux yeux hagards de ses cheveux vêtue,
Et l'enfant spectre au sein de la mère statue !
Ô Dante Alighieri !
C'est de ces douleurs-là que sortent vos richesses,
Princes ! Ces dénûments nourrissent vos largesses,
Ô vainqueurs ! Conquérants !
Votre budget ruisselle et suinte à larges gouttes
Des murs de ces caveaux, des pierres de ces voûtes,
Du cœur de ces mourants.
Sous ce rouage affreux qu'on nomme tyrannie,
Sous cette vis que meut le fisc, hideux génie,
De l'aube jusqu'au soir,
Sans trêve, nuit et jour, dans le siècle où nous sommes
Ainsi que des raisins on écrase des hommes,
10
Et l'or sort du pressoir.
C'est de cette détresse et de ces agonies,
De cette ombre, où jamais, dans les âmes ternies,
Espoir, tu ne vibras,
C'est de ces bouges noirs pleins d'angoisses amères,
C'est de ce sombre amas de pères et de mères
Qui se tordent les bras,
Oui, c'est de ce monceau d'indigences terribles
Que les lourds millions, étincelants, horribles,
Semant l'or en chemin,
Rampant vers les palais et les apothéoses,
Sortent, monstres joyeux et couronnés de roses,
Et teints de sang humain !
III.
Ô paradis ! splendeurs ! versez à boire aux maîtres !
L'orchestre rit, la fête empourpre les fenêtres,
La table éclate et luit ;
L'ombre est là sous leurs pieds ! les portes sont fermées
La prostitution des vierges affamées
Pleure dans cette nuit !
Vous tous qui partagez ces hideuses délices,
Soldats payés, tribuns vendus, juges complices,
Évêques effrontés,
La misère frémit sous ce Louvre où vous êtes !
C'est de fièvre et de faim et de mort que sont faites
Toutes vos voluptés !
À Saint-Cloud, effeuillant jasmins et marguerites,
Quand s'ébat sous les fleurs l'essaim des favorites,
Bras nus et gorge au vent,
Dans le festin qu'égaie un lustre à mille branches,
Chacune, en souriant, dans ses belles dents blanches
Mange un enfant vivant !
Mais qu'importe ! riez ! Se plaindra-t-on sans cesse ?
Serait-on empereur, prélat, prince et princesse,
Pour ne pas s'amuser ?
Ce peuple en larmes, triste, et que la faim déchire,
Doit être satisfait puisqu'il vous entend rire
Et qu'il vous voit danser !
Qu'importe ! Allons, emplis ton coffre, emplis ta poche.
Chantez, le verre en main, Trop long, Sibour, Baroche
11
Ce tableau nous manquait.
Regorgez, quand la faim tient le peuple en sa serre,
Et faites, au -dessus de l'immense misère,
Un immense banquet !
IV.
Ils marchent sur toi, peuple ! Ô barricade sombre,
Si haute hier, dressant dans les assauts sans nombre
Ton front de sang lavé,
Sous la roue emportée, étincelante et folle,
De leur coupé joyeux qui rayonne et qui vole,
Tu redeviens pavé !
À César ton argent, peuple ; à toi la famine.
N'es-tu pas le chien vil qu'on bat et qui chemine
Derrière son seigneur ?
À lui la pourpre ; à toi la hotte et les guenilles.
Peuple, à lui la beauté de ces femmes, tes filles,
À toi leur déshonneur !
V.
Ah ! Quelqu’un parlera. La muse, c'est l'histoire.
Quelqu'un élèvera la voix dans la nuit noire.
Riez, bourreaux bouffons !
Quelqu'un te vengera, pauvre France abattue,
Ma mère ! Et l'on verra la parole qui tue
Sortir des cieux profonds !
Ces gueux, pires brigands que ceux des vieilles races,
Rongeant le pauvre peuple avec leurs dents voraces,
Sans pitié, sans merci,
Vils, n'ayant pas de cœur, mais ayant deux visages,
Disent : — Bah ! le poète ! il est dans les nuages ! —
Soit. Le tonnerre aussi.
Le 19 janvier 1853.
Victor Hugo, Recueil : Les châtiments (1853),
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S'indigner aujourd'hui
En quoi l'indignation reflète-t-elle une implication dans la société ?
Stéphane Hessel 1917-2013 Stéphane Hessel se fait connaître du grand public en 2010, après la
publication de l'essai Indignez-vous \ Dans cet ouvrage, il revient sur son parcours et ses engage-
ments. Entré dans la Résistance en 1941, il est arrêté et déporté. Après la guerre, Stéphane Hessel
devient diplomate. Il est nommé ambassadeur de France auprès des Nations unies en 1977.
Une indignation essentielle : Dans ce court essai, Stéphane Hessel s'appuie sur sa propre expérience
pour montrer combien l'indignation est essentielle. L'auteur exprime ses sujets d'indignation et
appelle chacun à s'indigner.
Je vous souhaite à tous, à chacun d'entre vous, d'avoir votre motif d'indignation. C'est précieux.
Quand quelque chose vous indigne comme j'ai été indigné par le nazisme, alors on devient militant,
fort et engagé. On rejoint ce courant de l'histoire et le grand courant de l'histoire doit se poursuivre
grâce à chacun. Et ce courant va vers plus de justice, plus de liberté mais pas cette liberté incontrôlée
du renard dans le poulailler. Ces droits, dont la Déclaration universelle a rédigé le programme en
1948, sont universels. Si vous rencontrez quelqu'un qui n'en bénéficie pas, plaignez-le, aidez-le à les
conquérir. [...]
C'est vrai, les raisons de s'indigner peuvent paraître aujourd'hui moins nettes ou le monde trop
complexe. Qui commande, qui décide ? Il n'est pas toujours facile de distinguer entre tous les
courants qui nous gouvernent. Nous n'avons plus affaire à une petite élite dont nous comprenons
clairement les agissements. C'est un vaste monde, dont nous sentons bien qu'il est interdépendant1.
Nous vivons dans une interconnectivité2 comme jamais encore il n'en a existé. Mais dans ce monde, il
y a des choses insupportables. Pour le voir, il faut bien regarder, chercher. Je dis aux jeunes :
cherchez un peu, vous allez trouver. La pire des attitudes est l'indifférence, dire « je n'y peux rien, je
me débrouille ». En vous comportant ainsi, vous perdez i l'une des composantes essentielles qui fait
l'humain. Une des composantes indispensables : la faculté d'indignation et l'engagement qui en est la
conséquence.
Stéphane Hessel, « Indignez-vous !», Indigène éditions, 2010
« Indignez-vous ! » a été traduit en trente-quatre langues et s'est vendu à plus de quatre millions
d'exemplaires à travers le monde. Le titre du livre devient rapidement le slogan de nombreuses
manifestations en Europe et inspire un mouvement de contestation nommé «Les Indignés».
3.Interdépendant : dont les éléments dépendent les uns des autres.
4.Interconnectivité : état de ce qui est interconnecté.
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Et vous, qu'est-ce qui vous indigne ?
À la suite de l’immense succès du livre de Stéphane Hessel, le journal « Le Monde » a demandé à des
personnalités de divers horizons de commenter leur propre sujet d’indignation.
Raisonner et non s'indigner : Boris Cyrulnik, neuropsychiatre.
J'ai beaucoup de tendresse, d'admiration, pour Stéphane Hessel avec qui j'ai beaucoup de concor-
dances de vue mais je m'indigne qu'on nous demande de nous indigner parce que l'indignation est le
premier temps de l'engagement aveugle. Il faut nous demander de raisonner et non de nous
indigner.
La peur du fou : Serge Hefez, psychiatre, psychanalyste.
Mon coup de gueule, c'est contre la façon dont est traitée la psychiatrie et contre la représentation
des malades mentaux. L'honneur d'une société se mesure à la manière dont elle traite ses
prisonniers et ses fous. Or, ces dernières années, on revient à une vision excluante et carcérale de la
maladie mentale. C'est comme si la folie revenait dans le champ de la dangerosité à la faveur
d'événements tragiques et spectaculaires [...]. On entend parler de loi de rétention de sûreté, de
centres fermés... On revient à la peur du fou alors que nous nous sommes battus depuis trente ans
pour qu'il réintègre la vie de la cité.
Une sorte d'hébétude1 : Claude Alphandéry, président du Laboratoire d'économie sociale et solidaire
La démesure extrême de l'accumulation financière, qui casse toutes les valeurs. Elle casse le lien
entre les citoyens, et permet le développement d'un type de société que je trouve tout à fait
exécrable. Il ne peut y avoir de pacte social fondé uniquement sur la compétitivité. Coopérer est
essentiel. C'est parce que cette société est insupportable que tant de gens croient trouver dans le
communautarisme un refuge contre le malheur. Cela dit, l'indignation est une valeur essentielle.
Mais une indignation profonde implique que l'on croie à un monde meilleur. Or, aujourd'hui, on est
face à une sorte d'hébétude, de sentiment que rien ne peut être fait.
1. Hébétude : état d'une personne dont les facultés intellectuelles sont ralenties.
Menaces d'expulsion : Maylis de Kerangal, écrivain.
La menace qui pèse aujourd'hui sur Yiling Xu et ses parents qui vivent et travaillent en France depuis
huit ans. Un titre de séjour leur ayant été refusé, ces derniers sont sous le coup d'un arrêté
préfectoral de reconduite à la frontière. Yiling, élève de 2de au lycée Charlemagne, à Paris, souhaite
poursuivre ses études en France. Elle et son jeune frère risquent donc d'être séparés de leurs
parents, et la famille éclatée.
Le pillage des ressources naturelles : Philippe Cury, biologiste.
S'indigner... des razzias systématiques des ressources mondiales. Matières premières, ressources
renouvelables, tout y passe avec une frénésie inimaginable. Un appétit gargantuesque planétaire
conduit à la disparition programmée de ressources aussi vitales que les terres arables, l'eau, la
biodiversité... Notre flèche du temps est incompatible avec les cycles lents de la nature. [...] Avec la
crise, nous voyons des secteurs financiers s'effondrer, des pays entiers au bord de la faillite. Que
ferons-nous lorsqu'il s'agira du dépôt de bilan des ressources planétaires ?
Le Monde, « Et vous, qu'est-ce qui vous indigne ? », janvier 2011
14
Histoire de l’art
Adel Abdessemed, « Hopa », exposition au centre Pompidou, Paris 2011 – 2012
15
L'indignation face à la misère
Jean Veber, « Jean Jaurès à la tribune de la chambre des députés », 1903
Huile sur bois, 61 * 73 cm, musée Carnavalet, Paris
16
Le cri de la liberté – Cry freedom
Film de Richard Attenborough, 1987
17
Je veux peindre la France
1 Je veux peindre la France une mère affligée,
Qui est, entre ses bras, de deux enfants chargée.
Le plus fort, orgueilleux, empoigne les deux bouts
Des tétins nourriciers ; puis, à force de coups
5 D'ongles, de poings, de pieds, il brise le partage
Dont nature donnait à son besson l'usage ;
Ce voleur acharné, cet Esaü malheureux,
Fait dégât du doux lait qui doit nourrir les deux,
Si que, pour arracher à son frère la vie,
10 Il méprise la sienne et n'en a plus d'envie.
Mais son Jacob, pressé d'avoir jeûné meshui,
Ayant dompté longtemps en son cœur son ennui,
À la fin se défend, et sa juste colère
Rend à l'autre un combat dont le champ et la mère.
15 Ni les soupirs ardents, les pitoyables cris,
Ni les pleurs réchauffés ne calment leurs esprits ;
Mais leur rage les guide et leur poison les trouble,
Si bien que leur courroux par leurs coups se redouble.
Leur conflit se rallume et fait si furieux
20 Que d'un gauche malheur ils se crèvent les yeux.
Cette femme éplorée, en sa douleur plus forte,
Succombe à la douleur, mi vivante, mi morte ;
Elle voit les mutins tout déchirés, sanglants,
Qui, ainsi que du cœur, des mains se vont cherchant.
25 Quand, pressant à son sein d'une amour maternelle
Celui qui a le droit et la juste querelle,
Elle veut le sauver, l'autre qui n'est pas las
Viole en poursuivant l'asile de ses bras.
Adonc se perd le lait, le suc de sa poitrine ;
30 Puis, aux derniers abois de sa proche ruine,
Elle dit : « Vous avez, félons, ensanglanté
Le sein qui vous nourrit et qui vous a porté ;
Or vivez de venin, sanglante géniture,
Je n'ai plus que du sang pour votre nourriture !
Agrippa d'Aubigné, « Les Tragiques », I, Misères, v.97-130, 1616
18
Discours des misères du temps
1 Ce monstre arme le fils contre son propre père,
Et le frère, ô malheur, arme contre son frère,
La sœur contre la sœur, et les cousins germains
Au sang de leurs cousins veulent tremper leurs mains,
5 L’oncle fuit son neveu, le serviteur son maître,
La femme ne veut plus son mari reconnaître.
Les enfants sans raison disputent de la foi,
Et tout à l’abandon va sans ordre et sans loi.
L'artisan par ce monstre a laissé sa boutique,
10 Le pasteur ses brebis, l'avocat sa pratique,
Sa nef le marinier, sa foire le marchand,
Et par lui le prud’homme est devenu méchant.
L'écolier se débauche, et de sa faux tortue
Le laboureur façonne une dague pointue,
15 Une pique guerrière il fait de son râteau,
Et l'acier de son coutre il change en un couteau.
Morte est l'autorité; chacun vit en sa guise;
Au vice déréglé la licence est permise;
Le désir, l'avarice et l'erreur insensé
20 Ont sens dessus-dessous le monde renversé.
On fait des lieux sacrés une horrible voirie,
Une grange, une étable et une porcherie,
Si bien que Dieu n'est sûr en sa propre maison.
Au ciel est revolée et Justice et Raison,
25 Et en leur place, hélas! règnent le brigandage,
La force, le harnois, le sang et le carnage.
Tout va de pis en pis: le sujet a brisé
Le serment qu'il devait à son Roi méprisé;
Mars enflé de faux zèle et de vaine apparence
30 Ainsi qu'une Furie agite notre France.
Qui, farouche à son prince, opiniâtre suit
L’erreur d’un étranger, qui folle la conduit.
Tel voit-on le poulain dont la bouche trop forte
Par bois et par rochers son écuyer emporte,
35 Et malgré l’éperon, la houssine, et la main,
Se gourme de sa bride, et n’obéit au frein :
Ainsi la France court en armes divisée,
Depuis que la raison n’est plus autorisée.
Ronsard, « Discours des misères du temps » (v.115-193), 1562
19
L’Expiation
1 Il neigeait. On était vaincu par sa conquête.
Pour la première fois l'aigle baissait la tête.
Sombres jours ! l'empereur revenait lentement,
Laissant derrière lui brûler Moscou fumant.
5 Il neigeait. L'âpre hiver fondait en avalanche.
Après la plaine blanche une autre plaine blanche.
On ne connaissait plus les chefs ni le drapeau.
Hier la grande armée, et maintenant troupeau.
On ne distinguait plus les ailes ni le centre :
10 Il neigeait. Les blessés s'abritaient dans le ventre
Des chevaux morts ; au seuil des bivouacs désolés
On voyait des clairons à leur poste gelés
Restés debout, en selle et muets, blancs de givre,
Collant leur bouche en pierre aux trompettes de cuivre.
15 Boulets, mitraille, obus, mêlés aux flocons blancs,
Pleuvaient ; les grenadiers, surpris d'être tremblants,
Marchaient pensifs, la glace à leur moustache grise.
Il neigeait, il neigeait toujours ! la froide bise
Sifflait ; sur le verglas, dans des lieux inconnus,
20 On n'avait pas de pain et l'on allait pieds nus.
Ce n'étaient plus des cœurs vivants, des gens de guerre ;
C'était un rêve errant dans la brume, un mystère,
Une procession d'ombres sous le ciel noir.
La solitude vaste, épouvantable à voir,
25 Partout apparaissait, muette vengeresse.
Le ciel faisait sans bruit avec la neige épaisse
Pour cette immense armée un immense linceul.
Et, chacun se sentant mourir, on était seul.
V. Hugo, Les châtiments, V, 13, « L’expiation » (vers1-28), 1853
20
Le Dormeur du Val
1 C'est un trou de verdure où chante une rivière,
Accrochant follement aux herbes des haillons
D'argent ; où le soleil, de la montagne fière,
Luit : c'est un petit val qui mousse de rayons.
5 Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue,
Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu,
Dort ; il est étendu dans l'herbe, sous la nue,
Pâle dans son lit vert où la lumière pleut.
Les pieds dans les glaïeuls, il dort. Souriant comme
10 Sourirait un enfant malade, il fait un somme :
Nature, berce-le chaudement : il a froid.
Les parfums ne font pas frissonner sa narine ;
Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine,
Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit
Arthur Rimbaud, Poésie, « le Dormeur du Val », 1870.
21
La guerre et ce qui s’ensuivit
1 On part Dieu sait pour où Ça tient du mauvais rêve
On glissera le long de la ligne de feu
Quelque part ça commence à n'être plus du jeu
Les bonshommes là-bas attendent la relève
5 Et nous vers l'est à nouveau qui roulons Voyez
La cargaison de chair que notre marche entraîne
Vers le fade parfum qu'exhalent les gangrènes
Au long pourrissement des entonnoirs noyés
Tu n'en reviendras pas toi qui courais les filles
10 Jeune homme dont j'ai vu battre le cœur à nu
Quand j'ai déchiré ta chemise et toi non plus
Tu n'en reviendras pas vieux joueur de manille
Qu'un obus a coupé par le travers en deux
Pour une fois qu'il avait un jeu du tonnerre
15 Et toi le tatoué l'ancien Légionnaire
Tu survivras longtemps sans visage sans yeux
Roule au loin roule train des dernières lueurs
Les soldats assoupis que ta danse secoue
Laissent pencher leur front et fléchissent le cou
20 Cela sent le tabac la laine et la sueur
Comment vous regarder sans voir vos destinées
Fiancés de la terre et promis des douleurs
La veilleuse vous fait de la couleur des pleurs
Vous bougez vaguement vos jambes condamnées
25 Vous étirez vos bras vous retrouvez le jour
Arrêt brusque et quelqu'un crie Au jus là-dedans
Vous bâillez Vous avez une bouche et des dents
Et le caporal chante Au pont de Minaucourt
Déjà la pierre pense où votre nom s'inscrit
30 Déjà vous n'êtes plus qu'un mot d'or sur nos places
Déjà le souvenir de vos amours s'efface
Déjà vous n'êtes plus que pour avoir péri.
Louis Aragon, « La guerre et ce qui s’ensuivit », Roman inachevé, 1956
22
Le mal
Tandis que les crachats rouges de la mitraille
Sifflent tout le jour par l’infini du ciel bleu ;
Qu’écarlates ou verts, près du Roi qui les raille,
Croulent les bataillons en masse dans le feu ;
Tandis qu’une folie épouvantable broie
Et fait de cent milliers d’hommes un tas fumant ;
– Pauvres morts ! dans l’été, dans l’herbe, dans ta joie,
Nature ! ô toi qui fis ces hommes saintement !…
– Il est un Dieu, qui rit aux nappes damassées
Des autels, à l’encens, aux grands calices d’or ;
Qui dans le bercement des hosannah s’endort,
Et se réveille, quand des mères, ramassées
Dans l’angoisse, et pleurant sous leur vieux bonnet noir,
Lui donnent un gros sou lié dans leur mouchoir !
Arthur Rimbaud, « Le mal », poésies, 1870
23
Liberté
1 Sur mes cahiers d’écolier
Sur mon pupitre et les arbres
Sur le sable sur la neige
J’écris ton nom
5 Sur toutes les pages lues
Sur toutes les pages blanches
Pierre sang papier ou cendre
J’écris ton nom
Sur les images dorées
10 Sur les armes des guerriers
Sur la couronne des rois
J’écris ton nom
Sur la jungle et le désert
Sur les nids sur les genêts
15 Sur l’écho de mon enfance
J’écris ton nom
Sur les merveilles des nuits
Sur le pain blanc des journées
Sur les saisons fiancées
20 J’écris ton nom
Sur tous mes chiffons d’azur
Sur l’étang soleil moisi
Sur le lac lune vivante
J’écris ton nom
25 Sur les champs sur l’horizon
Sur les ailes des oiseaux
Et sur le moulin des ombres
J’écris ton nom
Sur chaque bouffée d’aurore
30 Sur la mer sur les bateaux
Sur la montagne démente
J’écris ton nom
Sur la mousse des nuages
Sur les sueurs de l’orage
35 Sur la pluie épaisse et fade
J’écris ton nom
24
Sur les formes scintillantes
Sur les cloches des couleurs
Sur la vérité physique
40 J’écris ton nom
Sur les sentiers éveillés
Sur les routes déployées
Sur les places qui débordent
J’écris ton nom
45 Sur la lampe qui s’allume
Sur la lampe qui s’éteint
Sur mes maisons réunies
J’écris ton nom
Sur le fruit coupé en deux
50 Du miroir et de ma chambre
Sur mon lit coquille vide
J’écris ton nom
Sur mon chien gourmand et tendre
Sur ses oreilles dressées
55 Sur sa patte maladroite
J’écris ton nom
Sur le tremplin de ma porte
Sur les objets familiers
Sur le flot du feu béni
60 J’écris ton nom
Sur toute chair accordée
Sur le front de mes amis
Sur chaque main qui se tend
J’écris ton nom
65 Sur la vitre des surprises
Sur les lèvres attentives
Bien au-dessus du silence
J’écris ton nom
Sur mes refuges détruits
70 Sur mes phares écroulés
Sur les murs de mon ennui
J’écris ton nom
Sur l’absence sans désir
Sur la solitude nue
25
75 Sur les marches de la mort
J’écris ton nom
Sur la santé revenue
Sur le risque disparu
Sur l’espoir sans souvenir
80 J’écris ton nom
Et par le pouvoir d’un mot
Je recommence ma vie
Je suis né pour te connaître
Pour te nommer
85 Liberté.
Paul Eluard, Au rendez-vous allemand, 1945, Les Editions de Minuit
26
L’homme blessé
Gustave Courbet, « L’homme blessé », 1844 – 1854, 81.5 × 97.5 cm, musée d'Orsay à Paris.
27
Illustration du poème « Liberté »
Fresque de Fernand Léger et de Paul Eluard, Siège du parti communiste, Paris