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UNE VALSE NOIRE

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DU MÊME AUTEUR

AUX MÊMES ÉDITIONS

Les Soleils rajeunis roman, 1977

Prix Alice-Louis-Barthou, décerné par l'Académie française

Changement de cavalière nouvelles, 1978

Prix Katherine-Mansfield

Clichy sur Pacifique roman, 1979

Prix de la Fondation Thyde-Monnier

AUX ÉDITIONS FLAMMARION

Tous les désespoirs vous sont permis roman, 1973

La Dent de rupture roman, 1975

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ISBN 2-02-006332-8

© ÉDITIONS DU SEUIL, JANVIER 1983

La loi du 11 mars 1957 interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou par- tielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l' auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée

par les articles 425 et suivants du Code pénal.

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Pour Christiane Baroche

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L'absence est une valse noire et personne avec qui danser

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s e p t e m b r e

Jonas

« Un jour, au mois de septembre, Albina avait eu trente ans. Et ce mois n'était pas à sa fin, qu'un soir elle est Partie. »

La première fois que j'ai entendu cette phrase, il faisait complètement noir dans le compartiment. Sans doute devions-nous d'être plongés dans l'obscurité à quelque défaillance du système électrique, lequel, en temps normal, se déclenche automatiquement sitôt que le train s'engage dans le tunnel.

Il la prononce du reste toujours à ce même endroit du Parcours, alors que, comme j'ai déjà dit, nous venons d'entamer la portion de trajet sous tunnel. Après tous ces Jours, je n'ai pas encore compris pourquoi il lui fallait tant de temps pour gagner sa place, place non réservée et située a ma droite, côté vitre. Je sais que nous prenons le train à la même station pour l'avoir vu quelquefois sur le quai, Parmi d'autres voyageurs attendant le convoi. Pourtant, même ces jours-là où j'étais en mesure d'affirmer qu'il n' avait pas sauté dans le train in extremis, il a jailli à mes côtés au bout de dix minutes, alors que nous nous engagions dans le tunnel.

Il lui faut donc dix minutes pour rejoindre notre compar- timent où je m'installe, quant à moi, entre sept heures

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quarante-cinq et sept heures quarante-sept, à ma place habituelle, côté allée centrale. La chose est d'autant plus surprenante que, si l'on considère la dimension modeste de ce train de banlieue, on peut estimer que dans un laps de temps équivalent, un individu pourrait parcourir le convoi dans toute sa longueur une bonne demi-douzaine de fois.

Mais j'ai assez vite renoncé à m'interroger sur les bizar- reries itinérantes - et autres - du compagnon de mes trajets matinaux. Au demeurant, la discrétion - pour ne pas dire l'indifférence - s'est établie entre nous de façon tacite et dès le premier abord, pour ne souffrir depuis aucune déro- gation.

Cette phrase quotidienne tient lieu, par conséquent, de salutation, elle constitue semble-t-il le seul discours licite entre nous, ce pluriel ne se trouvant justifié que dans la mesure où je me sens personnellement interpellé car, pour ma part, je ne dis mot et me borne à le saluer d'un bref mouvement de tête.

Oui, il m'a fallu très vite décréter que sa répétition déniait la nature troublante du message et m'autorisait à le considérer comme une sorte de locution rituelle et ano- dine, à peine moins inconséquente que le salut ordinaire échangé par deux hommes qui se retrouvent jour après jour, aux mêmes heures et places, dans le train qui les transporte de leur lieu de résidence jusqu'à leur lieu de travail.

Il se trouve que je le devance de dix bonnes minutes et que je suis déjà installé à ma place lorsqu'à son tour il pénètre dans le compartiment, et cela au moment même où nous nous enfonçons dans le tunnel.

Un jour, au mois de septembre, Albina avait eu trente ans. Et ce mois n'était pas à sa fin, qu'un soir elle est partie. Ainsi a-t-il coutume de dire, alors même qu'il m'enjambe et s'affale sur son siège, à ma droite, à la place

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« Mutilé » près de la vitre. Hormis cette phrase et la gymnastique à laquelle nous nous contraignons mutuelle- ment - quand je commande à certains de mes muscles de se rétracter pour lui livrer passage et que de son côté il doit donner une amplitude anormale à deux ou trois de ses mouvements pour m'éviter -, nous nous ignorons superbe- ment. A sept heures cinquante-huit il est plongé dans son journal et moi dans le mien.

Je ne connais pas son nom, pas plus que sa profession ou sa situation de famille. Je ne sais rien, sinon qu'Albina est partie et que, comme la plupart des banlieusards qui Prennent le même train, il achète son journal au kiosque de la gare et le lit pendant le trajet qui dure environ trente- cinq minutes.

Nous sommes à Montparnasse-Bienvenüe vers huit heures trente. Après le contrôle automatique qu'il nous arrive de franchir de front, je le perds de vue car je me dirige immédiatement vers le métro sans quitter la gare, tandis que lui, à la direction que je lui vois prendre, doit gagner la sortie et déboucher sur l'esplanade, face à la tour.

Je dispose encore d'une vingtaine de minutes avant l' ouverture des bureaux au moment où je quitte le métro a Chaussée-d'Antin. Je pourrais descendre à Saint-Augustin qui me rapprocherait davantage du siège de la SMP, boulevard Haussmann, mais j'estime que se présenter avant l' heure sur son lieu de travail est tout aussi préjudiciable et pernicieux que se montrer un retardataire impénitent.

Plus que tout, j'apprécie la fluidité que confère à mes journées leur déroulement immuable. Le moment qui pro- cède du moment précédent prépare déjà et porte en germe celui qui lui succédera; d'un geste découle un geste précis,

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une action accouche d'une autre sans douleur ou effort inutile : la rigueur de mon organisation m'a permis de reproduire les conditions des cycles physiologiques ou natu- rels et, par suite, l'admirable, soyeuse synchronisation qui les caractérise.

Je prends, sans jamais m'attabler, un café dans un bar, non loin des Galeries Lafayette, à l'angle du boulevard Haussmann et de la rue des Mathurins. Au bout d'une si longue habitude, je ne sais plus au juste si j'éprouve réellement le besoin de ce café ou si je ne reviens pas là, ponctuellement chaque matin, pour goûter un plaisir du même ordre que celui que je connais à retrouver les mêmes visages et silhouettes sur le quai de la gare de départ.

Ce bar, le seul que je fréquente, se trouve être le lieu d'élection d'un couple entre deux âges pour venir s'y quereller. Ils arrivent après moi, à une ou deux minutes d'intervalle, l'homme apparaissant toujours le premier. J'ai d'abord pensé qu'ils quittaient ensemble leur appartement et que l'homme allongeait le pas peu à peu, sous l'effet d'une exaspération croissante, fuyant sous la vindicte qui le poursuit jusqu'ici. Elle entre donc, le suivant d'assez près, et va s'asseoir en face de lui, devant le café et les croissants qu'il vient de commander.

Mais il se peut tout aussi bien qu'ils ne demeurent pas ensemble et que, au contraire, ils se rejoignent ici dans le dessein obstiné de régler leur contentieux, s'évertuant à vider l'abcès qui les empoisonne et les empêche, justement, d'envisager une vie commune.

Depuis des mois j'assiste, entre huit heures quarante et huit heures cinquante-cinq, à la féroce inquisition qu'ils s'infligent, j'entends les coups qu'ils se portent, je vois évoluer cette gangrène amoureuse, et pourtant ma convic- tion s'affirme qu'il n'y aura pas entre eux de rupture, que l'issue chirurgicale ne saurait être de mise entre ces deux-

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là. Ils m'évoquent le corps à corps sans merci de deux adversaires dont la force physique et l'intensité de la haine seraient égales, si bien que seule la mort pourra sanctionner leur affrontement, et encore s'effondreront-ils ensemble, sans lâcher prise. Oui, ils ressemblent à des chiens qui ont enfoncé leurs crocs si avant, si profond dans la viande de l'autre que, le voudraient-ils, ils ne peuvent plus se dégager.

Cet homme et cette femme veulent se comprendre et c'est pourquoi ils ne se quitteront pas. C'est pourquoi nulle trève entre eux n'est imaginable. Ils ne sont plus très jeunes déjà et ils sont de ceux qui savent que chaque instant tue. Ils savent que nous mourons à toute allure et que leur mésentente a le souffle immortel, les dimen- sions de l'éternité. C'est pourquoi ils sont si désespérés. Leur passé est un chancre, leur avenir une hypothèque, leur présent un bastion qu'ils assiègent, dont ils s'usent à trouver le sésame. S'administrer la preuve, chaque jour, qu'ils échouent dans cette entreprise vitale ne fait qu'at- tiser leur passion et consolider leur lien. Ceux-là vivent l'amour comme une perpétuelle dévoration : ils s'ingèrent et se vomissent dans un même mouvement d'entrailles. Si d'aventure ils parvenaient à leurs fins, c'est-à-dire à l'os nu, à l'arête de l'autre, ils seraient enfin repus l'un et l'autre, l'un de l'autre. Mais alors ils n'existeraient Plus ni l'un ni l'autre.

Elle ressemble à Vivien Leigh, quinze ans après sa belle prestation dans Autant en emporte le vent, et sa passion tumultueuse et fictive avec Rhett Butler. Elle a un visage triangulaire et ce petit front où se tient tout l'acharnement des filles du Sud. Je craindrais beaucoup pour lui et mon pronostic serait moins catégorique s'il ne lui opposait, trait à trait, bosse pour courbe, les signes d'une égale endurance, d'une même capacité à la défense et à l'attaque, avec sa carrure de lutteur, ses sourcils épais, sa bouche remarqua-

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blement dessinée d'où sourdent, en rangs serrés, reproches et invectives.

Ils se baladent dans l'horreur marécageuse des manque- ments qu'ils sont impuissants à oublier comme à absoudre. Ils errent dans la forêt des ressentiments où ils tournent en rond, se guettent, se traquent, chasseur et gibier à tour de rôle; chaque matin ils donnent à croire que l'hallali est imminent, que le prédateur va enfin se distinguer de la proie, mais non, leur café bu, ils quittent le bar, léchant leurs plaies, désir et haine intacts.

Ils se séparent sur le trottoir, sans se toucher, dans un dernier échange de mots que je n'entends pas mais dont je sais bien qu'il ne contient pas ceux qui pourraient altérer leur humeur belliqueuse et modifier la nature de leur relation. De sorte que le rendez-vous de demain, qu'ils n'ont pas besoin de fixer, sera la réplique ou la répétition exacte du rendez-vous d'aujourd'hui.

Je sors du bar après ces amants forcenés et me dirige d'un bon pas vers la SMP où je sais qu'avant d'atteindre mon bureau j'aurai à saluer M Almont déjà en poste derrière son standard, puis mes propres secrétaires, les- quelles, de leur place respective et par la porte grande ouverte, m'accueilleront d'un concert de bonjours, de récri- minations et de questions afférentes aux travaux du jour.

A neuf heures quinze tout au plus, une fois que je leur aurai distribué mes directives, je serai assis à mon bureau, celui que j'occupe depuis cinq ans à la place de François Souzan, mon prédécesseur aux Relations humaines.

Ada a ramené de son séjour à l'île d'Yeu un hâle léger qui l'enjolive, quelques coquillages ramassés au cours de ses promenades sur les plages vendéennes, et un rien de mélancolie; en somme le bagage banal des retours au quotidien.

Quant à moi, je ne suis pas fâché d'avoir retrouvé mes

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dossiers, mes trajets, les contraintes et les rails de l'existence coutumière. Les vacances et la relative désorganisation qu'elles impliquent finiraient par me désemparer si elles se prolongeaient exagérément. D'aucuns, je le sais, trouvent une particulière délectation à organiser leurs loisirs; ils savent s'arranger de tous les ponts, jours fériés et fins de semaines pour étirer au maximum la peau de chagrin des congés légaux. Ce sont les mêmes qui renâclent à reprendre le collier, vous montrent leurs photographies de vacances avec des nostalgies d'exilés et, à peine rentrés, repiquent à leurs manipulations du calendrier. A l'inverse de ceux-là, je n'apprécie le départ que pour la promesse de retour qu'il contient, je n'aime que la liberté mesurée et le dépaysement relatif qu'assure la fidélité à un lieu privilégié de villégia- ture. Ainsi passons-nous toutes nos vacances à l'île d'Yeu depuis que nous sommes mariés, Ada et moi.

En dépit de cette précaution, je viens de vivre là-bas des réveils particulièrement pénibles. Il faut savoir que j'éprouve toujours un choc lorsque j'ouvre les yeux sur une chambre étrangère, sur un décor que je ne peux reconnaître dans l'instant. Mon malaise ne s'efface que progressivement, une fois que j'ai compris où je suis. Mais, l'instant de trouble surmonté, il va me falloir affronter un nouveau désagré- ment, me trouver devant ce cadeau exorbitant, ce bouquet d'heures tranchées de leur affectation ordinaire, auxquelles il va s'agir de faire coïncider un certain nombre d'initiatives, actions - ou inactions en l'occurrence. Je suis ainsi fait que des occupations ou obligations bien définies et connues par avance doivent me servir de garde-fou. Hors de ces condi- tions, livré à l'oisiveté, je me sens en péril. La vie active, la vie jalonnée de tâches et de parcours réguliers, des mille prescriptions ordonnées par l'usage, me convient mieux que toute autre.

Chaque septembre, un plaisir m'attend à la gare : j'y

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retrouve mes compagnons de voyage, ceux qui prennent le train et font le trajet avec moi depuis des mois, des années. Je ne sais rien d'eux car il s'échange tout au plus, entre passagers de ces trains de banlieue, quelques vagues signes de reconnaissance; mais ils font partie de cet ordre familier qui m'est indispensable. Je sais qu'il s'agit d'êtres humains et que l'expression sera malvenue, mais j'ose tout de même : il est dans l'ordre des choses que ces gens se trouvent réunis là, dans la même attente, chaque matin à la même heure, sur le même quai. D'où mon contentement.

A ce plaisir prévisible s'ajoutaient la semaine dernière, au jour de la reprise, une excitation, une curiosité inusitées. Sera-t-il là? pensais-je en me dirigeant vers la gare.

Car celui dont j'escomptais de la présence un plaisir si nouveau ne fait pas partie du contingent de voyageurs qui prend avec moi le train de sept heures quarante-cinq depuis toujours. C'est dans le courant du mois de juillet seulement qu'il est apparu pour la première fois et s'est installé à côté de moi. Nous avons voyagé ainsi, côte à côte, pendant une quinzaine de jours, jusqu'au début du mois d'août où j'ai pris mes congés annuels. Il pouvait donc avoir été un de ces voyageurs occasionnels, stagiaires ou autres, qui transitent par la Cité, empruntent la ligne quelques jours ou quelques semaines, et puis disparaissent à jamais.

Ce matin de rentrée, sur le chemin de la gare, j'envisa- geais cette hypothèse et curieusement je me suis surpris à presser le pas comme si ma hâte pouvait l'écarter ou la détruire. Je souhaitais le retrouver, je souhaitais le voir se dresser soudain comme nous atteindrions l'entrée du tunnel, quelques minutes après le départ du train, ainsi qu'il avait accoutumé de faire au mois de juillet dernier. Oui, je faisais ce vœu déraisonnable et incongru que l'inconnu fût devenu un résident permanent de la Cité et, conséquem- ment, un usager du train de sept heures quarante-cinq.

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Je voulais pour maison un palais de feuilles et pour sort le bannissement à vie dans une réserve d'innocence. Au lieu de quoi j'habite la Cité extra-muros, à quarante millions de rêves de ce paradis, où quarante mille rêves pareils au mien s'empilent sur cubes de béton de dix, vingt ou trente mètres de hauteur.

J'ai épousé Ada il y a cinq ans. Ada est une femme tout a fait convenable pour un homme qui a dû en rabattre quelque peu par rapport à ses exigences premières, comme c'est mon cas. J'ai rencontré Ada en allant m'acheter un veston dans le magasin de confection où elle était alors employée. C'est un endroit où l'on obtient des remises intéressantes tout au long de l'année et où on peut même avoir trois costumes pour le prix de deux. Dès lors qu'on n a pas pu atteindre son île enchantée et qu'on est obligé de se vêtir, il faut tâcher de le faire au meilleur prix et Pour cela ne pas ignorer les bonnes adresses.

C'est ce raisonnement qui me conduisait ce jour-là dans la boutique où Ada exerçait, quant à elle, les fonctions de vendeuse-retoucheuse depuis quelques années. Ada a tout de suite compris ce que je désirais : un veston à carreaux assez larges mais discrets toutefois, dans des gris... Et elle n' a même pas marqué de surprise lorsque, à sa demande formulée sur le ton professionnel adéquat, je lui ai annoncé le chiffre de ma taille mannequin. D'ordinaire, je les vois qui sourient, qui aiguisent leur langue pour le persiflage : on me prie de répéter, ou on me demande si je n'ai pas suivi récemment une cure amaigrissante. Mais j'ai l'habi- t je ne me laisse pas démonter. Ma mère disait déjà de mon père qu'il voyait tout en grand. En conséquence de quoi elle était obligée de retailler les vêtements qu'il

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s'achetait seul, elle renvoyait les livres et les disques de collection qu'il commandait par correspondance et elle annulait les séjours qu'il réservait dans des stations trop coûteuses pour l'économie familiale. Un jour il loua sans la consulter une maison si vaste que, disait-elle, on aurait pu y loger aisément trois générations de Sterne. Pour pallier les effets de cette nouvelle folie des grandeurs, ma mère dut sous-louer deux chambres et nous vîmes donc deux étrangers emménager et cohabiter avec nous jusqu'à ce qu'une autre lubie de l'époux-démesure poussât la famille vers l'Inaccessible.

Ada a tout de suite compris de quoi il retournait et, au contraire de ma mère à laquelle ce savoir-faire a toujours fait défaut, littéralement, elle a su me prendre. J'entends qu'au lieu de souligner certaines exagérations pathologiques de mes propos ou de mes actes, plutôt que de s'en plaindre, Ada s'est employée à réduire chez moi cette surface de loupe, cette propension à l'inflation des désirs et des besoins que je tenais en héritage d'un père par trop prodigue.

La fréquentation d'Ada et, bientôt, la vie à ses côtés se sont révélées pour moi le plus salutaire des exercices, je n'ai aucun mal à en convenir. Car, on a beau dire, le sujet qui a les yeux plus grands que le ventre finit par souffrir de sa propre dichotomie. Le grand mérite d'Ada, en ce qui me concerne, s'appuie si j'ose dire sur ses talents d'habil- leuse : elle me remet tous les jours à ma taille et je ne me sens plus ni étriqué ni perdu dans mon vêtement. Par surcroît, Ada me tient chaud. Oui, elle me tient chaud, n'est-ce pas extraordinaire?

Ce constat m'amène à imaginer une enquête dont je puis livrer ici le principe. Il s'agirait, pour des équipes de sondage, de relever sur les registres d'état civil les noms et adresses de couples récemment formés, et d'essaimer ensuite pour aller recueillir de la propre bouche de ces

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ils te sont complètement abandonnés. Tu conduis, sans cesse ils aimantent tes yeux vers la droite, vers l'emmêle- ment humide des bouches qui se goûtent, vers le désordre prévisible et prévu par toi, ne l'oublie surtout pas. Condui- sant, une de tes mains peut lâcher le volant et se jeter, aveugle, vers la droite, vers ce qui te bouleverse et te durcit, c'est tout à fait ton droit.

Cette fois le pitre délire et je dois refuser de l'écouter plus avant, je le dois. Comment peut-il imaginer que je puisse livrer Ada à un autre? Ada qui ne se livre même pas à moi, Ada qui se jette hors du lit pour n'avoir pas à me rencontrer, à me reconnaître.

Justement. J'ai idée que tu pourrais être surpris des dispositions et des talents qu'il t'arrangeait peut-être de méconnaître.

Laisse-lui sa chance, laisse ta main aller vers cette Ada nouvelle, ouverte et découverte par l'autre. Sur le corps d'Ada, tu vas rencontrer le contact inconnu d'autres mains. Et tu t'étonnes, et tu tressailles, elles ne te gênent pas, au contraire, tu les assistes, tu les instruis, tu les accompagnes ou tu les guides et tu voudrais qu'elles soient plus nom- breuses, innombrables, un grouillement de mains qui s'en- traideraient à dévoiler, à révéler, à caresser le corps d'Ada devenu prodigieux sous ce pétrissement. Pâte d'amour. Pâte à modeler. Eh! là, tu y prends goût, Pygmalion! Faudrait tout de même pas exagérer et te servir de cette Ada éclatée, magnifiée par le désir qu'elle inspire pour la confondre avec la petite putain de tes songes! Car alors je ne marche plus, je te le dis tout net, je refuse que tu mélanges tes rêves aux miens. Au reste, si j'en crois l'histoire, ton Albina n'a que faire de nos services pour attirer toute limaille qui passe à sa portée.

Tu ferais mieux de te remettre au volant, de nous sortir de Paris, de nous emmener quelque part. Ada n'est pas

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mal du tout si tu veux mon avis, elle pourrait même t'étonner, regarde un peu vers la droite. Elle a mis sa main sur la braguette renflée du garçon et si elle rencontre tes yeux elle plantera les siens droit dedans. Les premiers pas dans la traversée du crime lui ont peut-être coûté, nous n'en saurons jamais rien, mais à présent elle évolue avec aisance, avec la grâce d'une nouvelle innocence, si chère- ment gagnée. Il se peut qu'elle se penche vers toi et vérifie avec modestie que tu es dans le même état que l'autre. Puis elle se rencoignera vers la droite, affectera de s'adonner au garçon, t'engageant par ce défi même à t'arrêter enfin pour que tout s'accomplisse. Conduis-les vers un lit, vers un champ noir où la profanation sera accomplie ou refusée, mais de grâce décide-toi, arrête-toi!

Même là, au moment crucial, Ada sera très bien, je t'en fais le pari. Vous serez à l'arrêt, les dossiers des sièges rabattus pour plus de commodité. Ils auront sorti ses petits seins, elle ou lui, tu ne sauras pas, tu conduisais, le geste t'aura échappé, et ses seins blanchiront la nuit avant que de disparaître sous ta tête et celle de l'homme enfin rap- prochées. Elle sera étendue, ouverte, prête à vous recevoir l'un et l'autre, l'un ou l'autre, c'est toi qui en décideras. Mais tu ne dois pas te méprendre : elle aura alors tous pouvoirs. Même si elle s'adresse à toi comme l'enfant s'adresse à celui qui lui a donné le jouet pour le prier de le faire fonctionner, même si elle te dit dans un souffle : « Demande-lui de me prendre », ne te leurre pas. Telle qu'elle est là, enfantine et soumise, immolée et vertigineuse, elle a déjà triomphé de tout. Son cri blanc retentira dans la nuit pour vous gracier.

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avr i l

Ada

La question de l'enfant ne nous a jamais effleurés; plus exactement, nous ne l'avons jamais évoqué, cet enfant qui aurait pu naître de Jonas et de moi.

L'air de rien, j'observe Jonas et je vois ce qu'il donne à voir : toutes les preuves qu'un homme peut rassembler pour témoigner qu'il est content de son sort. Parfois, je m'arrête là, à ce qu'il donne à croire, à ce qu'il croit peut-être lui- même. Parfois, je continue : les marques de satisfaction trop nombreuses et trop précises dévoilent l'intention qu'elles prétendaient cacher et rien ne prouve plus rien. Elles sont comme les mauvaises excuses qu'on propose aux autres pour leur échapper, justifier une défaillance, une défection. On est souffrant et on est invité à partager des plaisirs auxquels, fût-on bien portant, on n'aurait aucune envie de s'associer. On pourrait décliner l'invitation en évoquant son angine, sa fièvre, mais non, on ajoute que ce soir-là juste- ment on attend une communication importante de l'étran- ger, et on ajoute encore que la chienne va mettre bas et qu'il nous faut l'assister. Et... C'est idiot parce que c'est trop. Le prétexte que fournissait le malaise réel suffisait. Les autres, qu'on a empilés par-dessus à la hâte, au lieu de conforter le bien-fondé du refus ne font qu'ébranler la vraisemblance et éveillent le soupçon de la vérité enfouie

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sous ce trop bel édifice de raisons. A trop vouloir démontrer on s'est trahi.

Ainsi je considère les manifestations minutieuses et osten- sibles qu'offre Jonas de son plaisir de vivre. C'est un déploiement anxieux, acharné, c'est trop beau pour être vrai. C'est du boniment de camelot qui ne croit pas à la qualité de la marchandise qu'il vante. Et j'en arrive à me dire que Jonas n'aime pas plus sa vie que je n'aime la mienne.

Il y a cet oubli absolu, irréductible de l'enfant, qui me conduit à penser de la sorte. Les choses qu'on jette dans le silence crépitent, elles crient parfois et disent beaucoup plus que les choses dites. Mais elles présentent cette commodité qu'on peut les oublier; rien ne prouve qu'elles aient jamais existé, qu'elles existent vraiment, alors on les oublie. C'est ce qui m'arrive avec cette idée d'enfant, d'un Jonas qui n'aime pas assez la vie pour la donner.

Il y a un autre indice, sacrifié lui aussi au feu du silence, c'est la maison. Il faut beaucoup de confiance en soi et en l'avenir pour désirer posséder une maison. Certains ont toujours vécu dans des maisons qui leur appartenaient, d'autres, comme Jonas ou moi-même, n'ont jamais occupé que des maisons louées. La question d'argent n'y est pour rien; il y a des gens qui se saignent aux quatre veines, qui renoncent à tous les petits agréments de la vie pour pouvoir vivre un jour entre leurs quatre murs.

La question de la maison n'est pas aussi tabou que celle de l'enfant. Forcément, rien n'oblige quelqu'un à procréer, on peut faire taire en soi l'instinct de l'espèce, s'arranger avec ce qu'on a, en soi, pour bâillonner et oublier les désirs dont on ne veut pas entendre parler. Mais, à chacun il faut un toit sur la tête. Alors on s'installe ici ou là, sans autre perspective que de s'assurer l'abri nécessaire. Nous, on s'est installés ici, dans la tour Azur, parce que l'appartement

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du huitième droite se trouvait vacant au moment de notre mariage. La solution du logement ayant été ainsi réglée sans autre effort, sans que nous ayons eu, presque, à nous consulter et à choisir, on peut dire que la question de la maison a été escamotée. Et aussitôt j'ai senti qu'elle ne se poserait plus, qu'elle était réglée à jamais, que le hasard nous avait assigné cet abri pour toujours.

Jonas déteste le hasard mais il lui est tout soumis. On ne devrait pas obéir à un ordre qui aurait pu être différent. On devrait obliger le hasard à faire d'autres propositions, à montrer toutes ses cartes. Mais pour cela il faut de l'audace, et oser tout remettre en jeu, et aimer un peu l'aventure. Jonas n'aime pas jouer avec la vie, c'est ce qui le rend si ennuyeux.

Quelquefois je me dis qu'il est difficile de vivre auprès d'un homme aussi ennuyeux, privée d'enfant et sans maison par surcroît.

A vrai dire, la maison est un mauvais prétexte, une de ces excuses de surenchère dont on a parlé : je l'ajoute aux autres pour faire bonne mesure, pour assurer la validité de mon insatisfaction.

Car la maison ne me manque pas vraiment et même je ne suis pas sûre que je pourrais me plaire toujours dans une maison qui m'appartiendrait. Que je me plaise ou non ici, dans la tour Azur, n'a qu'une importance relative. On peut toujours rêver qu'on quittera la tour Azur. Mais se sentir mal dans sa propre maison, pour la possession de laquelle on a tant et tant sacrifié, se mettre à la détester, à avoir envie de la fuir, cela doit être un supplice. Car les raisons de haïr les lieux où l'on vit ne font jamais défaut; les murs, les meubles, les objets ont une mémoire impla- cable, ils vous rappellent tout et si on a eu un moment malheureux dans une chambre, chaque fois que l'on pénètre dans cette chambre on rencontre le mauvais souvenir tapi

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là, qui vous guette. On ne peut pourtant pas condamner une à une les pièces de la maison où l'on a souffert, j'imagine qu'on se retrouverait vite dans le jardin, voire à la rue. On aurait une maison qu'on ne pourrait plus habiter, ce serait horrible.

Je crois qu'avant d'acquérir une maison, il faudrait obtenir la garantie qu'on y vivra heureux et ce genre de garantie ne figure, bien sûr, dans aucun contrat de vente.

En fin de compte, je m'aperçois que je comprends et même que je partage la prudence de Jonas vis-à-vis de cette question de maison.

Jonas n'est peut-être pas aussi ennuyeux que je le dis. L'ennui majeur résulte de notre face à face. Il faut être rigoureusement honnête quand on émet un jugement pareil sur quelqu'un. Il faut s'efforcer de penser à tout ce qui pourrait vous aider à rester juste. Il faut utiliser tous les repères, établir toutes les comparaisons, même les plus saugrenues. Je pense aux expériences que nous faisions autrefois au lycée, dans le laboratoire de chimie. On mettait en présence, dans un tube à essai, l'élément A et l'élé- ment B : il ne se passait rien. Au contraire, si on mettait l'élément C en présence du même élément B, on obtenait un précipité. Je me dis que Jonas et moi, mis en présence, nous produisons de l'ennui, je me dis que je ne suis pas la femme qu'il lui faut, avec laquelle tout se passerait bien. C'est sans doute que je le connais trop, il n'éveille plus ma curiosité. On n'aime que ce qui reste encore à découvrir. C'est là une pensée terrible quand on vit auprès de quel- qu'un depuis longtemps. On n'aime que ce qui est inconnu. Nouveau. D'une pensée de cet ordre, si terrible, en naît aussitôt une autre, plus terrible encore : on n'aime pas longtemps.

Pourquoi ma tête inamicale engendre-t-elle des pensées qui me terrassent, qui me laissent pliée en deux? C'est

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comme de retourner brusquement la calotte du poulpe, il meurt sur le môle. Mais on ne meurt pas, la révélation jaillie du crâne vous a donné un formidable coup à l'esto- mac : vous restez plié en deux, c'est tout.

Il faut un temps pour recouvrer le souffle, se redresser. On pense à qui l'on pourrait aimer longtemps, longtemps. Qui pourrait être toujours nouveau et, ainsi, susceptible d'être aimé toujours? On pense à l'enfant. Celui-là peut- être, en effet. Seul celui-là n'épuiserait jamais notre curio- sité, à chaque âge il serait un être différent, intact, avec tout l'attrait de son mystère inépuisable. Nous le connaî- trions comme personne et pourtant nous ne le connaîtrions jamais assez pour cesser de l'aimer et nous en lasser.

L'autre matin, j'ai rencontré une chose très vieille, très familière, très oubliée. Elle est venue à ma rencontre, si inattendue, si inespérée que, d'abord, je n'ai pas su la reconnaître. Au lit encore, le visage noyé dans mes cheveux, j'étais réveillée mais à peine, j'avais tellement peur qu'elle ne s'enfuie avant que je l'aie reconnue, j'essayais de me retenir dans ce demi-sommeil où je l'avais trouvée.

C'était l'odeur la plus vieille et la plus oubliée, mais quand j'ai réussi à l'identifier j'ai compris que c'était la plus jeune aussi, celle de mon corps d'enfant.

Ainsi que je m'y attendais elle a très vite disparu, mais quel bien elle m'a fait! Je me suis sortie du lit avec toutes sortes de précautions et de grâces, et tout le matin je me suis portée de pièce en pièce comme j'aurais porté un encensoir. J'étais bien contente d'être seule dans l'appar- tement ce matin-là. J'avais conscience que si quelqu'un avait pu m'observer, il m'aurait trouvée grotesque, il aurait même pu concevoir des inquiétudes sur l'état de ma tête.

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Mais ça m'était égal, je me sentais bien. De toute façon et bien que je n'aie jamais mis mon œil aux serrures des autres, je suis convaincue que tout le monde a des moments semblables. Des moments de rencontre avec soi-même, qui n'appartiennent qu'à soi, qu'on ne partagerait avec per- sonne, que la présence de tout autre exclurait. Seuls, nous avons le droit d'être tout ce que nous sommes, très laids, très beaux, très puérils. Très seuls et très bien.

J'éprouvais une subite tendresse et aussi du respect pour ce corps que j'ai, plus fidèle que moi, qui vieillit sans rien trahir, sans rien oublier. Toute la journée je l'ai promené à travers l'appartement, ce corps si plein d'enfance et de moi toute, que je le trouvais beau et tout à fait digne d'égards.

Plus tard, dans la matinée, j'ai contemplé mes oreilles dans le miroir de la salle de bains à l'aide d'un second petit miroir, celui de mon poudrier. J'ai gardé mes oreilles d'enfant, elles n'ont pas changé depuis mes dix ans. Mes oreilles sont tellement petites et bien faites que les gens les remarquent presque toujours. C'est rare, des oreilles parfaites. Ma tante a été la première personne à admirer mes « jolies petites oreilles ». Et quand ma tante doublait la dose de qualificatifs c'est que la chose qualifiée donnait vraiment matière à s'extasier.

On ne peut pas embrasser ses oreilles, c'est bien dom- mage. Même si derrière, sous le lobe, il y a cet endroit extraordinairement doux où les lèvres seraient heureuses de se poser, on ne peut pas les embrasser. Il y a des lieux de son propre corps qu'avec sa bouche on n'atteindra jamais. Je trouve dommage qu'il en soit ainsi. C'est comme son dos, sa nuque, sa démarche, on ne les connaîtra jamais. On est le premier à s'ignorer, à ne se connaître que partiellement. On est à soi-même le seul véritable inconnu, et on ne s'aime pas beaucoup. Lorsqu'un jour il arrive

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qu'on s'aime un peu, on n'oserait pas montrer aux autres le spectacle de cet amour; ils nous prendraient pour fou.

William remarque : - Vous disiez autre chose hier à propos de l'amour et de

la connaissance, vous disiez exactement le contraire. – Ah?... Je disais?... C'est possible. Mais qu'est-ce qui

est vrai, qu'est-ce qui est faux avec l'amour?

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mai

Jonas

Cette photographie d'Ada est bête : une starlette qu'on a prise au soleil. Qu'on a photographiée après qu'on l'a prise, à l'évidence. Car elle était nue, j'en jurerais.

Je suis cet homme qui tombe sans le vouloir sur une photo de sa femme, qui constate sans autre émoi qu'elle était nue, qui est même prêt à en jurer : Jonas Sterne.

La photo la révèle seulement jusqu'aux épaules, les cheveux défaits, aux lèvres et aux yeux le sourire de celle qui brandit une torche au-dessus du mystère. Ainsi, sans même se pencher, on comprend qu'elle était nue.

Certainement le photographe a du talent, il faut qu'il connaisse bien son modèle et sans doute qu'il l'aime aussi pour avoir su saisir la seconde de totale élucidation où le visage de la femme supplie et triomphe, tellement bien su que la parole du visage s'est imprimée avec lui : Voilà, je suis nue, je suis belle. Regarde-moi bien, regarde-moi encore!

Ainsi Ada était-elle nue lorsque fut prise cette photo, échappée d'un carton, que j'ai trouvée par hasard au fond de la penderie. Et je suis injuste : la photo est très belle.

Tout n'existe que par contraste et par effraction. Tout n'existe que dans la lutte et dans la contradiction. Tout n'existe que pour, un jour, ne plus exister.

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Il faudra que j'informe Ada de cette découverte. Là où je devrais souffrir, je ne souffre plus, lui dirai-je. Peut-être alors m'aidera-t-elle à dénombrer les morts entassées entre nous, et à les identifier? Il faut qu'un homme sache par quels chemins de désastre il est parvenu à tant d'indiffé- rence.

Il ne venait pas. Les dix minutes qu'il s'octroyait d'or- dinaire avant de regagner sa place étaient passées et, c'était terrible, il ne venait pas. La onzième et la douzième minute ont passé, nous avons même franchi le tunnel, et il ne venait pas. A la treizième minute j'ai compris que je ne pourrais pas faire le trajet, assis là, sans rien faire. Je ne pouvais pas supporter de n'entendre pas, comme chaque matin, cette nouvelle pour moi aussi usée et aussi nécessaire que l'air, la nouvelle qu'Albina, un jour, était partie.

Je me suis alors levé pour me porter à sa rencontre. Du moins était-ce mon objectif, ce qui m'avait fait me dresser, quitter ma place, prendre l'allée centrale en titubant car le train roulait assez vite : me porter à sa rencontre.

Je l'ai reconnu de loin, à l'extrémité opposée du wagon, je l'ai vu qui s'escrimait sur le système d'ouverture de la porte.

C'est moi qui ai tiré le signal d'alarme après que je l'ai vu tomber.

Voilà ce que je leur ai dit quand ils sont venus m'inter- roger. Je ne l'ai pas sauvé, mais je ne l'ai pas poussé. Pourquoi l'aurais-je poussé, je ne le connaissais pas et en

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même temps c'était l'inconnu dont la vie m'intéressait plus que toute autre. J'aurais même pu dire que sa vie avait pris le pas sur la mienne. Mais cette phrase-là je ne l'ai pas prononcée. Je m'en suis tenu à mes premières décla- rations. Ils veulent tout savoir et ils sont trop contents quand ils ont un homme qui pourrait avoir poussé l'autre homme hors du train. Une phrase de trop et vous êtes celui-là.

Je leur ai dit ma vérité d'innocent, c'est-à-dire l'exacte proportion de vérité propre à m'innocenter; car la vérité absolue condamne toujours. Et que je ne savais même pas qu'il était romancier, je ne savais pas que cette Albina dont il écrivait partout le nom était une créature de son esprit.

Maintenant je n'ai plus que les nuits. Maintenant je n'ai plus que les rêves.

J'étais invité en cette maison inconnue, et les autres convives, tous également inconnus de moi, étaient fort nombreux et d'âges très divers. Je remarquai même la présence de quelques enfants qu'on avait sans doute, par exceptionnel, autorisés à veiller ce soir-là et à partager le dîner des adultes.

La longue table était déjà dressée, nappée d'un drap blanc dont les plis roulaient jusqu'au sol. Tous attendaient encore d'être appelés à prendre place autour d'elle. On se tenait debout, par petits groupes de deux ou trois dans la grande salle où un feu venait d'être allumé. J'occupais cette attente, à l'écart, devant la cheminée, présentant successivement la paume puis le dos de mes mains et toutes les faces de mon corps à la chaleur du foyer. Je me

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souvenais qu'il m'avait fallu marcher longtemps, des temps incalculables, avant d'arriver en ce lieu étranger. Je me souvenais que j'avais eu très froid et ce feu m'était une providence.

Deux des invités jouaient à quatre mains, en se trompant souvent, sur un piano placé dans l'angle de la pièce.

Lorsque la maîtresse de maison annonça que le moment était venu, je me trouvais à proximité de l'enfant. Je le vis se rapprocher d'un homme et lui dire qu'il souhaitait être placé près de quelqu'un vêtu de blanc. Machinale- ment et bien un peu absurdement, je fis alors une rapide vérification : je portais un habit noir. Sans savoir pourquoi, je m'en trouvai extrêmement soulagé. De l'enfant qui avait fait ce vœu étonnant je pensais qu'il était fort étrange et que jamais enfant ne m'avait été aussi étranger. En sorte que je me réjouissais qu'il fût exclu qu'il soit placé à mes côtés.

J'ai oublié ce qui nous fut offert au cours de ce repas. Je n'avais pas faim et je me contraignais à manger par seul souci convivial.

Au cours du dîner, le téléphone sonna souvent. Alors toujours quelqu'un se levait, allait décrocher dans la pièce voisine mais revenait aussitôt chercher celui qu'on deman- dait et qui, à son tour, sortait de table. Toujours le téléphone sonnait comme si le monde avait choisi ce soir-là pour donner de ses nouvelles, bonnes ou mauvaises. Même une petite fille fut ainsi appelée, qui revint en pleurant. On s'empressa de la consoler en lui donnant, par avance, sa part de gâteau, et je me fis cette réflexion répugnante : on console toujours les enfants avec du sucre.

Personne, je dois le dire, ne m'appela. Tout au long du repas j'évitai de regarder dans la

direction de l'enfant comblé, assis près d'une jeune femme en robe blanche.

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D'autres gens arrivèrent au moment du dessert - c'était une coutume en ces régions, m'expliqua-t-on. On conviait au dessert ceux à qui on souhaitait complaire sans pour autant les admettre à partager l'hostie des lieux. Dans leur commerce avec le monde, ces gens avaient établi une hiérarchie de l'intimité et de l'accueil.

Ceux-là, qui vinrent en dernier, avaient des accents d'ailleurs, ils apportaient des alcools très forts et, sitôt que les bouteilles furent débouchées, ils se mirent à raconter des histoires qu'il ne fallait pas croire. Alors on envoya au lit les enfants parce qu'ils étaient capables de tout croire et de souffrir à jamais d'avoir cru. Je pensai que les mères de cette assemblée agissaient avec sagesse.

La place près de la femme blanche par conséquent se vida; ce n'était pas dommage, je pouvais désormais pro- mener mon regard autour de la table sans me brûler les yeux.

Après l'éviction des enfants, l'hôtesse fit servir du café et suggéra de resserrer le cercle. Il me parut alors qu'il était temps, que je devais profiter de cet instant de confusion provoqué par le déplacement de certains pour rejoindre la femme en blanc et prendre enfin place à ses côtés. Je me levai, fis deux pas dans sa direction à l'extérieur du cercle. Mais elle me vit venir à elle, ébaucha un geste de déné- gation effrayée, m'implorant de ne pas tenter le troisième pas. Je le fis néanmoins, à mes périls, car à mon approche la femme vêtue de blanc s'évapora, je la vis, littéralement, se dissoudre dans l'air. Nul, à part moi, n'avait surpris le phénomène. Alentour on continuait à boire, à faire le récit d'histoires mortelles.

Alors, tout chancelant, je me laissai tomber sur la chaise voisine de celle qu'occupait un instant auparavant la dame blanche. Et je restai assis là, côtoyant un abîme.

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Ce rêve m'a épuisé, non le rêve en lui-même mais ce qu'il impose et la condamnation qui s'ensuit : je ne rêverai plus d'autre rêve car celui-ci atteignait la plus terrifiante perfection. Jamais plus je ne rêverai hors de ce rêve.

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mai

Ada

Ce voyage qui s'est déplié dans ma tête ce matin, au réveil, l'ai-je rêvé, l'avons-nous réellement fait, Bruno et moi? Nous sommes si souvent partis pour nous séparer en cours de route, pour ne jamais revenir ensemble.

Bruno cherchait à tout savoir de moi quand, par nature et selon un plan farouche, je cherchais à tout ignorer de la même : moi. Insurmontable incompatibilité.

Je suis sur une route du Sud, blanche, si blanche qu'elle invoque le noir, l'installe en draperies suffocantes autour de moi. Dans ce pays brûlé on ne rencontre que quelques chèvres hiératiques qui espèrent un arbre à escalader, une poignée d'épineux à brouter. Il n'y a pas d'arbres. Rien que des pierres, les chèvres, moi. Et lui que j'ai laissé sur la plage déserte, là-bas, derrière moi.

Cette plage, il l'a choisie il y a des mois, à des milliers de kilomètres d'ici. Ses descriptions en étaient si précises que je croyais qu'il l'inventait : une étendue de sable vierge au bout du monde, la plage la plus voisine du soleil; on s'immolera sous le feu du ciel, on se purifiera dans la mer, on nagera ensemble. Rien que toi et moi.

Mais non, elle est bien telle qu'il disait, je l'ai vue, j'en reviens maintenant qu'une fois de plus je l'ai quitté. Bien sûr le village est loin, je doute même que des maisons, des

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gens puissent soudain jaillir de cette sauvagerie noire, pourtant je marche, un pas ébloui après un autre.

Je l'ai vue cette plage qu'il a choisie pour mieux me connaître, je m'y suis même étendue avec un livre. Pourquoi la querelle est-elle venue si vite? Est-ce à cause du livre? Nous étions absolument seuls, absolument nus. Mais il n'avait pas prévu que j'emporterais ce livre, que je préten- drais lire. Il a attaqué le livre avec des moyens dispropor- tionnés, à son habitude. Je me suis enfermée dans la contemplation d'un scarabée des sables qui s'ensevelissait sous mes yeux. « Tout, un livre, le moindre des insectes peut t'offrir prétexte à te distraire de moi. » Il s'est mis à haïr le scarabée déjà disparu comme il avait haï le livre. « Où, dans quelle solitude sidérale faudra-t-il que je t'em- porte pour que tu sois toute à moi? » J'ai averti que je partirais s'il poursuivait cette scène. Il s'est acharné. J'ai enfilé ma robe, je suis partie.

Je marche dans l'étonnement douloureux de le quitter. Pourtant, cet arrachement nécessaire, tant de fois répété, je devrais m'habituer à cette souffrance qui n'a pas de nom, qui n'a de familier que sa fréquence et qui décolore le monde. J'avance, à la limite du noir et du blanc, sans les distinguer. Rejoindrai-je jamais la civilisation, ou pour- rirai-je dans ce désert où il m'a entraînée pour mieux s'emparer de moi?

Tout à coup un ronflement que j'identifie comme celui d'un moteur. Je me retourne. Est-ce lui déjà affolé, déjà asphyxié par mon absence? Est-ce lui qui déjà me poursuit, veut me rattraper ? La route est en lacets, je ne vois rien. Le vent peut trimbaler des bruits, susciter des mirages sonores. Avançant le pied droit j'ai espéré que ce fût lui, avançant le pied gauche j'ai redouté que ce fût lui. J'ai cru que le vent se jouait de moi, après la lumière. Mais une voiture arrivait bien derrière moi, une jeep de patrouille

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occupée par deux policiers. Ma présence, ma marche inso- lites les arrêtent à ma hauteur. « Que faites-vous sur cette route? Avez-vous besoin d'aide? Voulez-vous monter? »

Je suis montée, je me suis assise à l'arrière et j'ai eu honte. Il arrivait toujours un moment où j'avais honte de cet amour qui ne savait pas exister. Quand je devais dire aux autres, aux étrangers, dans une langue que je balbutiais, ma stupeur d'être là, sans lui. Je montrais mon grand amour comme un enfant présente sa blessure, preuve de sa maladresse, aux soins, à la consolation. Alors, la curiosité, la compassion des gens. Ceux-là, les policiers, m'interro- geaient en hommes, non en policiers. Lorsqu'ils m'ont déposée sur la place du village, ils m'ont souhaité bonne chance.

J'étais décidée à ne pas raconter ce rêve. Il faut au moins être sûr d'avoir rêvé, et cette certitude me manquait.

Sur la table du petit déjeuner, Jonas a posé, puis poussé la photographie vers moi. Prise par William ou par Bruno, justement sur cette plage, la photo? Je ne savais pas, je ne sais plus.

Jonas a-t-il produit cette photo ce matin pour me convaincre que je n'avais pas rêvé, que j'avais bien parcouru ces étendues désertiques, rencontré ces policiers et quitté Bruno? Pour que je me souvienne que je ne sortais pas ce matin-là d'un cauchemar, mais que j'étais bien mutilée pour avoir traversé ces espaces de feu et trop souvent quitté Bruno?

Mais je m'étais trompée : Jonas n'espérait de moi aucun aveu, aucun éclaircissement, il voulait au contraire que je l'écoute, que je l'aide.