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UNE VIE DE PIERRE MÉNARD… · Jorge Luis Borges a tué Pierre Ménard en même temps qu’il lui a donné le jour : voilà, peu ou prou, ce que chante la légende. On ne connaît

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U N E

V I E

D E

P I E R R E

M É N A R D

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MICHEL LAFON

UNE VIEDE

PIERRE MÉNARD

roman

G A L L I M A R D

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© Éditions Gallimard, 2008.

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À la mémoire deFrançoise et Pedro,lecteurs acharnés.

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Il ne voulait pas composer un autre

Qui-chotte

— ce qui est facile —, mais

le Qui-chotte

. Inutile d’ajouter qu’il n’envisageajamais une transcription mécanique del’original ; il ne se proposait pas de le copier.Son admirable ambition était de produirequelques pages qui coïncideraient — mot àmot et ligne à ligne — avec celles de Miguelde Cervantès.

J O R G E L U I S B O R G E S ,

« Pierre Ménard, auteur du

Quichotte

»,

Fictions.

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AVANT-PROPOS

Jorge Luis Borges a tué Pierre Ménard en mêmetemps qu’il lui a donné le jour : voilà, peu ou prou, ceque chante la légende. On ne connaît en effet de Ménardque ce qu’en a écrit Borges, en mai 1939, dans la revueargentine

Sur

, sous le titre « Pierre Ménard, auteur du

Quichotte

1

». En douze pages, de l’enterrement duNîmois au catalogue détaillé de ses publications puis àsa foudroyante réécriture de Cervantès, tout est dit,pour l’éternité…

La nécrologie sincère et émue, l’hommage vibrant àl’ami disparu naguère, tout cela, on le sait,

n’a pas

faitlongtemps illusion

. Quelques-uns des premiers lecteursont sans doute cru à la réalité de ce Pierre Menard, ouMénard. Mais très vite, après cette brève période de flot-tement, de relative crédulité, le texte a été lu comme unjeu plutôt raffiné du génie de Buenos Aires, feignant decroire à l’existence d’une créature de sa fantaisie, affec-tant de pleurer un être cher et admiré pour incarner avec

1. Dans l’original, « Pierre Menard, autor del

Quijote

» (

Note de l’éditeur

).

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un minimum de vraisemblance et de passion ses fulgu-rances esthétiques, son plaidoyer fracassant en faveurd’un lecteur suprêmement libre et créatif : « Ménard(peut-être sans le vouloir) a enrichi l’art figé et rudimen-taire de la lecture par une technique nouvelle : la tech-nique de l’anachronisme délibéré et des attributionserronées. »

Certes, le tremblé de l’évocation n’a pas peu contribuéà cette lecture « littéraire », autrement dit

à la transforma-tion de l’homme en personnage

: la note de

Sur

est appa-remment rédigée par un Français, voire un Nîmois, maisen espagnol — et signée à sa fin, pour le coup sansaucune ambiguïté, « Jorge Luis Borges » ; elle date de1939, mais l’année de la disparition de Ménard restefloue ; elle est dédiée à une amie de Borges, SilvinaOcampo, comme si l’on pouvait dédier une « vraie »nécrologie à un autre que celui à qui, de toute son âme,on la consacre ; Ménard y est tantôt qualifié de roman-cier, tantôt de poète, alors qu’à en croire la liste despièces constituant son « œuvre visible », qui occupe lapremière partie de l’hommage, il ne fut jamais vraimentni l’un ni l’autre. Sans parler de l’entreprise stupéfiantequi lui est attribuée : il serait donc parvenu à « produire »par ses propres moyens et

à l’identique

, comme nul hon-nête lecteur ne devrait l’ignorer, à force d’ascèse et debrouillons, trois cents ans après Cervantès et sansconsulter une seconde le chef-d’œuvre de son illustre« précurseur », lu dans sa jeunesse et convenablementoublié depuis lors, deux ou trois chapitres de

Don

Qui-chotte

— constituant son « œuvre souterraine » ! Plus que

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tout autre trait, c’est évidemment celui-ci, si visiblementinvraisemblable, qui l’a condamné, aux yeux de tous, àune sournoise mais implacable irréalité…

Lorsque, dans les premiers jours de l’année 1942,paraît à Buenos Aires

Le Jardin aux sentiers qui bifurquent

,la cause est entendue : « Pierre Ménard, auteur du

Qui-chotte

» est une nouvelle — la troisième de ce recueil —,autrement dit : une pure construction de l’esprit, unbeau mensonge (on pourrait dire, depuis la parution en1944 d’un autre recueil de nouvelles de Borges, oùd’ailleurs on la retrouve :

une fiction

1

). Ménard lui-même étant donc une chimère, une sorte d’EdmondTeste, un

diagramme

de la vie intellectuelle de sonauteur, au moment où celui-ci entre dans l’étape quireste à ce jour la plus fructueuse de sa vie : celle, précisé-ment, de ces nouvelles révolutionnaires qui ne cessentde déguiser les inventions les plus stupéfiantes en pos-sible réalité, et qui vont constituer, j’en ai l’intimeconviction, son apport le plus original à la littérature denotre siècle.

Faut-il alors que je l’écrive ici : cette fiction n’est pas— pour l’essentiel — une fiction, cette nécrologie estbien — à sa manière — une nécrologie, Pierre Ménardn’est pas une simple construction d’encre et de papier, il

1. Le recueil auquel Legrand fait allusion est évidemment

Fictions

(enespagnol :

Ficciones

), dont la première partie est la reprise intégrale du

Jardin aux sentiers qui bifurquent

, tandis que la seconde, intitulée

Artifices

,se compose de nouvelles plus récentes (

Note de l’éditeur

).

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a existé, oui, je l’affirme, je le crie aux incrédules (ou auxtrop crédules) :

Pierre Ménard a existé, et j’ai eu le privilèged’être de ses proches !

Je ne m’estime certes pas le plusqualifié pour rendre justice à cet homme rare, mais, nuln’ayant jugé opportun de le faire avant moi, je m’y ris-querai. J’entreprends donc aujourd’hui de dénoncer undurable et douloureux malentendu (quelque chosecomme une supercherie à l’envers, tant il est vrai que lapente naturelle des littérateurs est de déguiser le faux envraisemblable, non le vrai en fiction) ; et surtout d’évo-quer un peu plus en détail et, si j’ose dire, avec un peuplus de justesse et de justice, le maître trop tôt en allé.

Quant à dire, d’emblée, comment on a pu croire sifacilement à son inexistence, et pourquoi nul avant moine s’est jamais mêlé de la contredire (de « reconstruireMénard pierre à pierre », comme aimait à dire PaulValéry), j’y renonce a priori : je suppose toutefois que lespages qui suivent permettront d’en entrevoir quelques-unes des raisons, y compris parmi celles qui m’échap-pent à moi-même mais que ma plume saura bien donnerà entendre, fût-ce à son insu, à des esprits plus vifs ouplus pénétrants que le mien…

« On dirait que c’était hier que nous nous réunissionsdevant le marbre final, entre les cyprès funestes… »Vingt ans tout juste après la disparition de PierreMénard, vingt ans sans un jour où je n’aie caressé ce pro-jet — cette mission —, je propose un livre de « témoi-gnage » (le mot me semble bien dérisoire) sur l’ami etsur l’écrivain. Livre bâti un peu à la diable, ce dont

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j’espère que l’on ne me tiendra pas rigueur : morceauxde sa vie (Ménard ne tenait pas de journal à proprementparler, mais rédigeait parfois, sur des bouts de papierplus que sur des cahiers, les pensées nées de ses jour-nées), notes prises par moi au fil de nos rencontres et denos causeries, extraits de correspondances, inédits (delui ou d’autres) exhumés, jusqu’à certains documentsplus mystérieux que le temps enfui m’autorise sansdoute à dévoiler…

Parmi les inédits, sa « théorie des trois jardins » et sur-tout quelques pages de ce

Jardin des Plantes de Montpel-lier

qui l’accompagna toute sa vie et où il a lui-même ras-semblé, tout à la fois, son amour pour le cœur solitaire etsauvage de la vieille cité languedocienne, les prome-nades littéraires qu’il y fit avec d’autres bien plusillustres que moi, sa connaissance minutieuse des arbreset des simples, son secret voisinage, enfin, avec PierreRicher de Belleval, fondateur admirable du Jardin —dont il rêvait sans doute de composer la biographie et àqui tant de passions, tant d’affinités le liaient, par-delàles siècles. Quelques pages aussi de Borges, écrites direc-tement en français, qui surprendront. Quelques frag-ments encore d’un

Mémoire

inattendu, copié d’un éruditmontpelliérain qui m’a fait promettre de respecter sonanonymat.

Je donnerai bientôt, si mon âge y consent, l’uniqueroman auquel il s’attela, ce roman que Borges ignore (oufeint d’ignorer, vu que, pour tout dire, l’existence —même discrète — de ce roman

ne

l’arrange pas

: il lui faut

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un Ménard sans roman, un Ménard résolument moderneet non romanesque, comme un double un peu carica-tural de lui-même — mais pourquoi dans ces conditions,je le répète, le taxer de « romancier » ?), ce roman dont letitre est

L’Île de Bloy

.

En relisant une ultime fois ces pages avant de lesabandonner (ou de les livrer, ce qui revient sans douteau même), je me rends compte que la vie — que cettevie en tout cas — n’est rien d’autre, tout bien pesé,qu’une étrange et souvent douloureuse suite de pre-mières et de dernières fois. Cela aussi, ma foi, je renonced’avance à tenter de l’expliquer : d’autres y pourvoiront,moins émus et plus doctes.

Maurice Legrand, Montpellier, 24 août 1957.

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AVER TISSEMENT

En fin de compte, Legrand n’a manifestement pas réussi àpublier ces pages, si tant est qu’il s’y soit essayé. Le hasard ouquelque autre nécessité a voulu qu’elles demeurent, avec d’autres,dans un carton miraculeusement conservé au grenier d’unemaison languedocienne, d’où l’on entreprend aujourd’hui deles tirer. Publiées il y a cinquante ans, elles auraient sansdoute fait quelque bruit, d’abord pour ce qu’elles révèlent desmœurs d’un certain monde des lettres françaises ou pari-siennes, et des réseaux de réécritures mutuelles (on n’ose dire :des plagiats) qui peuvent s’y déployer en toute impunité, entoute amitié et, de proche en proche, jusqu’à l’autre rive del’Atlantique. Mais aussi et surtout pour ce qu’elles laissententrevoir de ce qui fut à coup sûr le « secret littéraire » le plusstupéfiant et le mieux gardé de la première moitié du siècleécoulé. Aujourd’hui, les aspérités du possible scandale sontlimées, les Congressistes dorment depuis longtemps sous laterre et la littérature n’est plus vraiment un sujet de débat nide passion, même si reste posée la question des raisons de cetinterminable silence, et même si beaucoup des figures qui tra-versent ces fragments sont passées à la postérité et jouissentd’une gloire définitive — l’une d’entre elles recevant ici, sur

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son cheminement inexorable vers l’universelle notoriété, unéclairage particulièrement inattendu.

On rapporte que, lors de son séminaire sur « la préparationdu roman », Roland Barthes, interrogé par l’un de ses disciplessur son absence totale d’intérêt pour l’œuvre de Borges, et surles liens éventuels de cette incuriosité spectaculaire avec celle deBorges pour Proust, se contenta d’un lapidaire « Ne meparlez pas de Ménard », qui plongea les présents dans la per-plexité. La publication bien tardive et, pour tout dire, un peudécalée que nous proposons ici est, au fond, une manière denourrir cette perplexité, plus encore que d’y répondre.

L’éditeur, 24 décembre 2008.

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Le soir, à l’heure tiède où le jour semble vaciller, jedescendais par les rues de la vieille ville jusqu’au Jardindes Plantes. Ayant écrit cette phrase, je m’arrête et jerevois le temps que j’évoque : Montpellier, juillet 1919.La guerre était passée comme un cavalier de l’Apoca-lypse, nous avions eu nos morts, mais leur ombre s’étaitpeu à peu effacée dans l’azur et la vie avait repris, avecfrénésie. J’étais ardent, solitaire, méditatif. J’écrivais unpeu, des choses oubliables, je lisais beaucoup, à lon-gueur de journées et de nuits, j’apprenais des vers que jeme récitais à moi-même, je rêvais au commerce desmuses comme on en rêve à cet âge et comme on rêveaussi à des commerces plus charnels, je hantais gauche-ment bibliothèques et librairies, j’accumulais les livresen piles dans ma chambre d’étudiant, je les annotaisavec la voracité de l’innocence, j’envoyais des lettresdéchirantes que je me reprochais aussitôt de ne pas avoirdéchirées, je croyais à la littérature plus qu’à tout, je luivouais pour ainsi dire mon intelligence et ma vie, jevénérais ses mystères et ses officiants, surtout les pluségarés, les plus flamboyants, les plus ivres, je faisais miens

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les mots de Jacques Rivière lus cette année-là dans

LaNouvelle Revue française

(« Aujourd’hui comme hier, etmalgré des millions de morts, il reste vrai qu’une œuvreest belle pour des raisons absolument intrinsèques etrésolument inexplicables, sauf à s’engager dans une sortede corps-à-corps avec elle pour en démêler lesarcanes »), j’oubliais moi aussi ces millions de morts,j’imaginais ces corps-à-corps furieux avec la littératureet les révélations sublimes qui en découleraient fatale-ment pour moi si je savais m’y livrer, si je m’y révélaisexpert comme à traverser les mers périlleuses et à tracermon chemin très secret jusqu’aux trésors fabuleux quefaisaient miroiter de vieux maîtres.

L’enchevêtrement des maisons et des ruelles, la cathé-drale Saint-Pierre comme un chat préhistorique adosséà la faculté de médecine, quelques longueurs encore dechaussée escarpée, enfin le boulevard désert et, sur letrottoir d’en face, les grilles du Jardin. J’entrais, je choi-sissais l’allée du milieu, la plus aventureuse. Elle s’en-fonce entre les arbres, passe en tournant sous un pont deplanches et de fer forgé. Peu après le pont, sur la gauche,une vaste niche creusée dans le rocher surprend le pro-meneur, à chaque fois qu’il atteint ce lieu à l’écart detout et pourtant si proche de l’entrée du Jardin et ducœur de la cité. C’est là, face au tombeau qu’abrite cetteniche, me tournant le dos, que je vis Pierre Ménard pourla première fois.

Il me confia plus tard qu’il était venu spécialement deNîmes, ce jour-là, pour « prendre des notes sur le ter-

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rain », sans que j’aie jamais su si le terrain en questionétait la bibliothèque municipale, où il s’était rendu dèssa descente de l’omnibus, en début d’après-midi, ou leJardin, qu’il avait gagné peu après. (Ménard n’aimaitguère les longues stations dans les bibliothèques assou-pies. Il arrivait, feuilletait un catalogue, entrouvrait uneencyclopédie, saluait distraitement le surnuméraire ouun lecteur de sa connaissance, puis repartait soudain,avec un rien d’impétuosité dans l’allure. « Ce que jecherche, ce sont des confirmations. Tant d’illisible réunim’enrage. »)

L’homme qui contemplait le tombeau était parti sansse retourner, d’une démarche un peu hésitante, vague-ment claudicante, et je ne distinguai son visage que dansles allées découvertes où donnait le passage. Il semblaitattendre que je le rejoigne et ce fut lui qui m’adressa laparole.

Prétexte : l’inscription en latin dans la niche, sur laparoi du fond.

Placandis Narcissae manibus

. « Pour apaiserles mânes de Narcissa ». Edward Young. Elisabeth Lee,alias Narcissa. Cette belle-fille vaincue par la phtisie quele poète des

Nuits

aurait enterrée de nuit, à la dérobée,dans le secteur le plus intime du Jardin. Que son vraitombeau est à Lyon, et non à Montpellier. Que le tra-ducteur Le Tourneur a trahi l’histoire, ou qu’il l’atournée. Je lui dis que je le sais et je m’essaie à philo-sopher : que son corps n’y est pas sans doute, maisqu’avec le temps, n’étant plus nulle part, il s’y trouvepeut-être. Il me dit que ce « tombeau vide peut-être, ou

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Achevé d’imprimersur Roto-Pagepar l’Imprimerie Flochà Mayenne, le 22 octobre 2008.Dépôt légal : octobre 2008.Numéro d’imprimeur : 71939.ISBN 978-2-07-012341-4 /Imprimé en France.

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Une vie de Pierre Ménard Michel Lafon

Cette édition électronique du livre Une vie de Pierre Ménard de Michel Lafon

a été réalisée le 11/03/2009 par les Editions Gallimard. Elle repose sur l'édition papier du même ouvrage, achevé

d'imprimer en octobre 2008 (ISBN : 9782070123414) Code Sodis : N02258 - ISBN : 9782072022586

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