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Universalis - Article ''vie'' (Par Canguilhem) - Biologie, 9 Pages

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« VIE », PAR GEORGES CANGUILHEM

Prise de vue

«Qui sait si la première notion de biologie que l’homme a pu se former n’est pointcelle-ci: il est possible de donner la mort.» Cette réflexion de Valéry dans sonDiscours aux chirurgiens (1938) va plus loin que sa destination première. Peut-êtren’est-il pas possible, encore aujourd’hui, de dépasser cette première notion: est vivant,est objet de la connaissance biologique, tout donné de l’expérience dont on peutdécrire une histoire comprise entre sa naissance et sa mort. Mais qu’est-ceprécisément que la vie d’un vivant, au-delà de la collection d’attributs propres àrésumer l’histoire de cet être né mortel? S’il s’agit d’une cause, pourquoi sa causalitéest-elle strictement limitée dans le temps? S’il s’agit d’un effet, pourquoi est-ilgénérateur, chez celui des vivants qui s’interroge sur sa nature, de la conscienceillusoire d’une force ou d’un pouvoir?

Dans La Logique du vivant (1972), François Jacob a écrit: «On n’interroge plus la vieaujourd’hui dans les laboratoires.» S’il est vrai que la vie n’est plus un objetd’interrogation, il est vrai aussi qu’elle ne l’a pas toujours été. Il y a une naissance– ou une apparition – du concept de vie au XIXe siècle, attestée par la multiplicationd’articles dans les dictionnaires et les encyclopédies scientifiques et philosophiques.Un bref historique de l’apparition de ce concept n’est pas superflu.

1. La genèse du concept

La première esquisse d’une définition générale de la vie se trouve dans Aristote.«Parmi les corps naturels [i.e non fabriqués par l’homme] certains ont la vie etcertains ne l’ont pas. Nous entendons par vie le fait de se nourrir, de croître, et dedépérir par soi-même» (De l’âme, II, 1). Et, plus loin, Aristote dit que la vie est ce parquoi le corps animé diffère de l’inanimé. Mais le terme de vie, comme celui d’âme,est capable de plusieurs acceptions. Il suffit toutefois que l’une d’entre elles convienneà tel objet de notre expérience «pour que nous affirmions qu’il vit» (II, 2). Lavégétation ou végétalité représente le minimum d’expression des fonctions de l’âme.Il n’y a pas de vie à moins. Il n’y a pas de forme plus riche de vie qui ne la supposecomme sa condition nécessaire (II, 3). L’identification des notions de vie etd’animation et, par suite, la distinction de la vie et de la matière, dans la mesure oùl’âme-vie est la forme ou l’acte du corps naturel vivant, constituent une conception dela vie aussi vivace, à travers les siècles, que l’a été la philosophie aristotélicienne.Toutes les philosophies médicales qui, jusqu’au commencement du XIXe siècle, onttenu la vie pour un principe soit original, soit confondu avec l’âme, essentiellementdifférent de la matière, faisant exception à ses lois, ont été directement ouindirectement débitrices de cette partie du système aristotélicien qu’on peut appelerindifféremment biologie ou psychologie.

Mais la philosophie d’Aristote est également responsable, et cela jusqu’à la fin duXVIIIe siècle, d’une méthode d’étude des êtres vivants, spécialement des animaux, etde leurs propriétés, qui consiste à les classer, à les distribuer en un tableau deressemblances et de différences, selon leurs parties – c’est-à-dire leurs organes –, leursactions ou fonctions, leurs modes de vie. De sorte qu’en fait Aristote a accrédité chezles naturalistes une façon de percevoir les formes vivantes qui éclipsait l’interrogationsur la nature de la vie derrière le souci d’étaler, sans lacunes et sans redondances, lesproduits observables d’un pouvoir plastique qui ne posait, quant à lui, pas deproblèmes. C’est la raison pour laquelle on cherche vainement chez les naturalistes del’âge classique, comme Buffon ou Linné, ce qu’on pourrait appeler une définition dela vie, comme mode d’existence spécifique des êtres qu’ils décrivent et qu’ils classent.À l’âge classique, l’interrogation sur la vie est davantage le fait des médecins quecelui des naturalistes, elle est nécessairement liée à l’interrogation sur la nature de lasanté, qui est le mode normal de vie, dont, à partir du XVIIe siècle, la physiologie, ausens étroit du terme, constitue l’étude. S’il arrive qu’on s’interroge sur la vie, c’estdavantage pour en déterminer les signes ou les marques de reconnaissance, pour fixerles critères de l’état vivant, que pour rechercher ce qu’est essentiellement ce pouvoirsingulier de la nature. Un philosophe-médecin, John Locke, écrit en 1690: «Il n’y apoint de terme plus commun que celui de vie, et il se trouverait peu de gens qui neprissent pour un affront qu’on leur demande ce qu’ils entendent par ce mot.Cependant, s’il est vrai qu’on mette en question si une plante qui est déjà formée dansla semence a de la vie, si le poulet dans un œuf qui n’a pas encore été couvé, ou unhomme en défaillance, sans sentiment ni mouvement, est en vie ou non, il est aisé devoir qu’une idée claire, distincte et déterminée n’accompagne pas toujours l’usaged’un mot aussi connu que celui de vie» (Essai philosophique concernantl’entendement humain, III, X, 22). C’est encore sous le rapport des signes perceptiblesde la vie que Kant a commencé à disserter des rapports de la matière morte (inerte) etdes principes spontanés d’animation de cette même matière. «Mais des membres de lanature quels sont ceux jusqu’auxquels la vie s’étend et quels sont les degrés de la viequi confinent à son entière suppression, peut-être sera-t-il impossible d’en déciderjamais d’une façon certaine» (Rêves d’un visionnaire, 1766, II).

C’est un médecin allemand, Georges-Ernest Stahl (1660-1734), qui a le plus fait pourimposer une théorie de la vie comme fondement indispensable de la pensée et de lapratique médicales. Stahl est le médecin qui a le plus abondamment utilisé le terme devie. Si le médecin ignore quelle est la fin, la destination des fonctions vitales,comment pourra-t-il donner un sens à son intervention? Or, ce qui confère la vie,c’est-à-dire le mouvement dirigé, finalisé, sans lequel la machine corporelle sedécompose, c’est l’âme. Les corps vivants sont des corps composés, constammentmenacés d’une prompte dissolution et d’une facile corruption, et pourtant doués d’unedisposition contraire et opposée à la corruption. Le principe de conservation,d’autocratie de la nature vivante, ne peut pas être passif, donc matériel. L’évidencespécifiquement médicale, c’est l’autoconservation du vivant. Cette évidence fonde laTheoria medica vera (1708). Certains, ayant bien lu Stahl, qui renonceront àl’identification de la vie et de l’âme, n’oublieront pas pour autant la force aveclaquelle il a défini la vie comme pouvoir de suspendre temporairement un destin decorruptibilité.

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En des termes moins chargés de métaphysique, Bichat a commencé ses Recherchesphysiologiques sur la vie et la mort (1800) par la formule célèbre: «La vie estl’ensemble des fonctions qui résistent à la mort.» En définissant la vie par un conflitentre un corps composé de tissus de structure et de propriétés spécifiques (élasticité,contractilité, sensibilité) et un environnement ou un milieu – comme devait dire unpeu plus tard Auguste Comte – où s’expriment des lois indifférentes aux exigencespropres du vivant, Bichat se présentait comme un Stahl purgé de théologie. Cettepurgation avait été en partie l’œuvre de l’école médicale de Montpellier, etsingulièrement de P. J. Barthez. Les Nouveaux Éléments de la science de l’homme(1778) sont un traité de physiologie vitaliste. «Je prouverai que le Principe vital doitêtre conçu par des idées distinctes de celles qu’on a du Corps et de l’Âme; et que nousignorons même si ce principe est une substance, ou seulement un mode du corpshumain vivant.» Même si Barthez fait de grandes réserves sur la façon dont A. vonHaller a compris la physiologie, il n’en reste pas moins que la réfutation des principesde la physiologie mécanique par l’observation des phénomènes d’irritabilitémusculaire et de sensibilité nerveuse, tenus pour irréductibles à des effets d’ordresimplement mécanique ou physique, a tenu une grande place dans l’élaboration, parLa Caze et Bordeu, d’une doctrine d’école dont Barthez s’est inspiré plus qu’il n’avoulu en convenir.

L’année même de la mort de Bichat, en 1802, le terme de biologie était utilisé pour lapremière fois, et simultanément, en Allemagne par G. R. Treviranus, et en France parLamarck (in Hydrogéologie), pour revendiquer un statut d’indépendance propre à lascience de la vie. Si Lamarck s’est proposé, pendant longtemps, d’écrire un traitéintitulé Biologie, c’est parce que, très tôt dans son enseignement du Muséum, il aproposé une théorie de la vie. Ce qui est «essentiel à l’existence de la vie dans uncorps» doit être recherché dans l’examen des organismes les plus simples. Uneorganisation compliquée requiert des organes à la fois spécialisés et interdépendants,mais qui ne sont pas nécessairement liés «à l’existence de la vie dans tout corps vivantquelconque». Sous ce rapport, l’enseignement de Lamarck ne contredisait pas celui deCuvier, qui se flattait, par sa conception personnelle de l’anatomie comparée, d’avoirrendu possible la dissociation des fonctions générales de la vie d’avec les modesd’exercice spéciaux que leur impose, chez tels ou tels vivants, la possession de tels outels organes («Lettre à Lacépède», in Anatomie comparée, III, 1805).

Mais Lamarck conçoit la vie comme l’accumulation et l’intériorisation continues etprogressives de mouvements de fluides dans les solides, sous la forme initiale d’untissu cellulaire, «gangue dans laquelle toute organisation a été formée». Ainsi la vie,dont les origines naturelles doivent être cherchées dans la matière et le mouvement,nous révèle son pouvoir original par la succession ordonnée de ses effets, la série desvivants, dont elle a compliqué graduellement l’organisation et dont elle a multiplié lesfacultés (Recherches sur l’organisation des corps vivants, 1802). Bien que mourir soitle lot de chaque individu, la vie semble, avec le temps, et sous les aspects les pluséminents de l’animalité, avoir pris ses distances avec l’état de passivité et d’inertie descorps bruts, à partir d’un premier «acte de vitalisation», effet de la chaleur, «cette âmematérielle des corps vivants» (Philosophie zoologique, 1809, II, VI). On peut qualifierde matérialiste la théorie lamarckienne de la vie, à la condition d’oublier que pour

Lamarck «toutes les matières composées, brutes ou inorganiques, qu’on observe dansla nature» sont les résidus de la décomposition des corps vivants, seuls capables, parceque vivants, d’opérer des synthèses chimiques.

Tout autre est la conception de Cuvier. La vie et la mort ne sont pas opposées dansune sorte de relation polémique, comme chez Lamarck, chez Bichat ou chez Stahl,mais composées dans des modes de vie, exprimant la compatibilité d’organisationsinternes, rigoureusement spécialisées, avec des conditions générales d’existence. «Lavie est un tourbillon continuel dont la direction, toute compliquée qu’elle est, demeureconstante, ainsi que l’espèce des molécules qui y sont entraînées, mais non lesmolécules individuelles elles-mêmes; au contraire la matière actuelle du corps vivantn’y sera bientôt plus, et cependant elle est dépositaire de la force qui contraindra lamatière future à marcher dans le même sens qu’elle. Ainsi la forme de ces corps leurest plus essentielle que leur matière, puisque celle-ci change sans cesse tandis quel’autre se conserve» (Histoire des progrès des sciences naturelles depuis 1789 jusqu’àce jour, 1810). On voit où se noue le rapport du vivant avec la mort. «C’est s’en faireune idée fausse [de la vie] que de la considérer comme un simple lien qui retiendraitensemble les éléments du corps vivant, tandis qu’elle est, au contraire, un ressort quiles meut et les transporte sans cesse: ces éléments ne conservent pas un instant lesmêmes rapports et les mêmes connexions, ou, en d’autres termes, le corps vivant negarde pas un instant le même état ni la même composition; plus sa vie est active, plusses échanges et ses métamorphoses sont continuels; et le moment indivisible de reposabsolu, que l’on appelle la mort complète, n’est que le précurseur des mouvementsnouveaux de la putréfaction. C’est ici que commence l’emploi raisonnable du termede forces vitales...» (ibid.). La mort est présente dans la vie, à la fois comme trameuniverselle et échéance inéluctable de ses formations diversement organisées, de façonà la fois cohérente et fragile.

Désormais, grâce à la révolution conceptuelle et méthodologique que les travaux denaturalistes comme Lamarck et Cuvier ont provoquée, bien que différemment, dans lareprésentation du monde des vivants, les théories de la vie ont pris place, logiquement,dans l’enseignement de physiologistes qui ont cru avoir exorcisé par la méthodeexpérimentale le spectre de la métaphysique. C’est ainsi que le Handbuch derPhysiologie des Menschen (1833-1834) de Johannes Müller traite, dans sesprolégomènes, de l’organisme et de la vie, essence de l’organisation vitale, ainsi quede l’organisme animal et de la vie animale. C’est ainsi que Claude Bernard, dont leCahier de notes a conservé la trace du cheminement intellectuel durant la période laplus féconde de sa carrière (18501860), n’a cessé de s’interroger sur la vie comme surle problème fondamental d’une biologie générale, interrogation dont les conclusionsnuancées sont exposées dans les Leçons sur les phénomènes de la vie communs auxanimaux et aux végétaux (1878; particulièrement les trois premières leçons), plussystématiquement que dans l’Introduction à l’étude de la médecine expérimentale(1865). On sait que la théorie bernardienne de la vie consiste à donner une explicationcoordonnée de deux formules volontairement contrastées: la vie c’est la création(1865), la vie c’est la mort (1875).

Ayant acquis au XIXe siècle le statut d’une question de caractère éminemment

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scientifique, «qu’est-ce que la vie?» est devenu une interrogation à laquelle lephysicien même ne dédaigne pas de chercher une réponse (Schrödinger, What Is Life?1947), alors qu’il arrive au biochimiste de trouver la question mal posée (E. Kahane,La vie n’existe pas, 1962). Ici finit l’historique de l’apparition du concept de vie dansle champ de la culture scientifique. Sa dette est grande envers Michel Foucault (LesMots et les choses, 1966, VIII).

2. Les obstacles à la connaissance scientifique de la vie

C’est à l’œuvre de Gaston Bachelard que l’épistémologie française contemporainedoit l’intérêt qu’elle porte, en général, à l’origine et au fonctionnement des obstacles àla connaissance. En esquissant les principes d’une psychanalyse de la connaissanceobjective, Bachelard, s’il ne l’a pas proposé lui-même, a du moins suggéré l’idée qu’iln’y a pas pour la connaissance d’objets en soi complexes, mais des objets decomplexes. La question des obstacles ne se pose ni pour l’empirisme ni pour lerationalisme classique. Pour l’empiriste, nos sens sont des récepteurs. Il méconnaît lefait que les sens sont aussi des producteurs de qualités. Pour le rationaliste, laconnaissance déprécie la sensibilité, une fois pour toutes. Quand l’intellect estretrouvé dans sa pureté, on ne peut plus le perdre. Au contraire, pour l’anthropologiecontemporaine, instruite par la psychanalyse et l’ethnographie, on ne peut considérerles obstacles à la science autrement que comme des contraintes obsessionnelles qu’unpaléopsychisme impose d’avance et indistinctement aux entreprises de recherched’une pensée à la fois curieuse et docile. C’est donc le sens de la présence obsédantede valeurs étrangères à la connaissance, dans l’acte initial de cette mêmeconnaissance, qui doit être dégagé dans le cas de la connaissance de la vie. On peutdire en un mot que, même si la connaissance objective, étant entreprise humaine, esten fin de compte un travail de vivant, son postulat, ou sa condition première depossibilité, consiste dans la négation systématique, en tout objet auquel elles’applique, de la réalité des qualités que le vivant humain identifie avec la vie, d’aprèsla conscience qu’il a de ce qu’est, pour lui, vivre. Vivre, c’est valoriser les objets et lescirconstances de son expérience, c’est préférer et exclure des moyens, des situations,des mouvements. La vie, c’est le contraire d’une relation d’indifférence avec lemilieu. Bichat l’a noté avec beaucoup de perspicacité: «Il y a deux choses dans lesphénomènes de la vie: l’état de santé, celui de maladie; de là deux sciences distinctes,la physiologie [...], la pathologie. L’histoire des phénomènes dans lesquels les forcesvitales ont leur type naturel nous mène, comme conséquence, à celle des phénomènesoù ces forces sont altérées. Or, dans les sciences physiques, il n’y a que la premièrehistoire; jamais la seconde ne se trouve» (Introduction à l’Anatomie généraleappliquée à la physiologie et à la médecine, 1801). Quant à la connaissance, elle nieles inégalités axiologiques que la vie introduit dans les relations des objets entre eux,elle mesure, c’est-à-dire elle détermine, ses objets par relation des uns aux autres, sansprivilège de référence et de référé. Son premier succès historique majeur a été lamécanique fondée sur le principe d’inertie, par soustraction du mouvement de lamatière au pouvoir exécutif de la vie. Inertie, c’est inactivité et indifférence. Onconçoit donc aisément que l’extension à la vie des méthodes de la connaissance de lamatière ait rencontré jusqu’à nos jours des résistances renouvelées, qui n’exprimaientpas toujours uniquement une répugnance de nature affective, mais parfois le refusréfléchi d’un espoir paradoxal, celui d’expliquer un pouvoir au moyen de concepts et

de lois initialement formés à partir d’hypothèses qui le nient.

Quand il a voulu faire une «psychanalyse de la vie», Bachelard a écrit Lautréamont(1939), où il montre que les premiers efforts de l’objectivité scientifique pour rectifierle réalisme naïf de l’animalité n’ont pas échappé «à la séduction première ducomplexe de Lautréamont». En un éclair de génie, Bachelard, qui n’a pourtant pas faitplace dans ses écrits à la philosophie biologique, a découvert dans Les Chants deMaldoror en quoi consiste l’obstacle primordial à l’intelligence de l’objet biologique:le désir de métamorphose.

L’idée de métamorphose est sans doute l’indice le plus sûr de la surdétermination del’objet biologique, si l’on entend par là le fait pour tel objet ou tel comportement deservir de substitut à un grand nombre d’objets ou d’actes interdits. Cettesurdétermination concerne d’ailleurs l’animalité plus que la végétalité. La penséearchaïque et la pensée primitive ont fait et font un usage massif et constant de lamétamorphose, de la conversion de formes animales spécifiques les unes dans lesautres. Cela, bien évidemment, n’a rien à voir avec une pensée transformiste, puisquele transformisme implique une orientation par la causalité, alors que la métamorphoseest possible dans tout sens. Derrière l’imagination de la métamorphose, il fautapercevoir le désir inassouvi d’un pouvoir illimité de réalisation du désir. L’animaldans lequel l’homme rêve de se métamorphoser, c’est le délégué de l’homme pour lesuccès d’un acte qu’un obstacle naturel ou une censure sociale l’empêche d’exécuter.Peu d’animaux totems ne présentent pas quelque qualité désirable pour l’homme.Dans ses rêves de métamorphoses, l’homme s’identifie à toutes les possibilités, àtoutes les libertés supposées de l’animalité. Comme dit Bachelard: «L’hommeapparaît alors comme une somme de possibilités vitales, comme un suranimal.» Maisil est immédiatement sensible qu’un tel vecteur de l’imagination est en oppositiondirecte avec les exigences d’une connaissance méthodique des êtres vivants:classification, détermination de constantes fonctionnelles, de lois de l’hérédité. L’unde ceux qui, pour des raisons poétiques plus que scientifiques, ont tenté d’importer enbotanique l’idée de métamorphose a cependant écrit: «L’idée de métamorphose est unmerveilleux mais dangereux don d’En haut. Elle aboutit à l’amorphisme, elle détruit lesavoir, elle le dissout» (Goethe, Essai sur la métamorphose des plantes, 1790).

Il ne semble pas arbitraire de déceler dans l’interrogation persistante relative auxorigines de la vie et dans les différentes versions de la thèse des générationsspontanées la présence latente d’une autre surdétermination affective. Qui ne sait – etne dit – aujourd’hui que la question de la génération est d’autant plus fascinante pourl’individu humain sexué qu’elle est censurée plus encore que dissimulée par la société.La fabulation enfantine à ce sujet exprime le caractère à la fois important etmystérieux de la naissance. Alors que bien des historiens de la biologie, quand ilstraitent des origines de la vie, attribuent, en toute simplicité, à l’absence de preuves ouà l’insuffisance de preuves négatives les croyances successives en la spontanéité degénérations de vivants à partir de la matière, on peut se demander si ce ne serait pasun désir nostalgique de génération spontanée, un mythe en somme, qui serait le fondpositif de cette théorie. On sait qu’un disciple dissident de Freud, Otto Rank, dans LeTraumatisme de la naissance (1924), a soutenu l’idée que la séparation brutale de

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l’enfant d’avec le milieu placentaire est l’origine et le modèle de toute angoisse, et queles mythes de négation, c’est-à-dire de refus, de la naissance en apportent laconfirmation. Son étude sur Le Mythe de la naissance du héros, sur la formationd’hommes refusant leur étape embryonnaire, se donne pour un argumentcomplémentaire de la théorie. Sans aller jusqu’à prétendre que tous les partisans de cequ’on a appelé la génération équivoque ou l’hétérogonie, qu’ils aient été matérialistesou créationnistes, n’ont fait que mettre en forme de discours un fantasme originaire deleur inconscient traumatisé, il reste que la théorie de la génération spontanée est unesurvalorisation de la vie. Dans l’aversion pour la naissance et la genèse qui ne sont, àla rigueur, que suite et descendance, il faut apercevoir un effet du prestige del’originel, du primordial. Si le vivant doit naître et s’il ne peut naître que du vivant, lavie est une servitude. Mais, si le vivant peut être promu parfait par une ascension sansascendance, la vie est une domination.

Mais il existe une autre espèce d’obstacle épistémologique en biologie, et qu’on peutnommer l’obstacle d’intérêt technique. Les pratiques alimentaires, la médecine et lapharmacie, l’élevage et l’agriculture, après la chasse, la pêche et la cueillette, sont lesprincipales formes des rapports que les différentes sociétés humaines ont d’abordinstitués avec les êtres vivants. Lamarck a répété, à plusieurs reprises, que l’intérêtéconomique, relatif à l’usage des produits vivants de la nature, a précédé l’intérêtphilosophique, relatif à la connaissance de ces mêmes objets. Mais il ne s’est pas poséla question de savoir si la première sorte d’intérêt n’était pas pour la seconde unesource permanente de perturbations. On n’a peut-être pas assez remarqué combienl’utilisation d’un être vivant diffère de l’utilisation d’un objet inerte. L’homme afabriqué des outils en isolant, en séparant, dans les matières inertes, une certainepropriété (par exemple, dureté du métal pour un couteau, une sagaie; élasticité du boispour un arc, un ressort de piège). Les techniques de l’objet inerte constituent, enquelque sorte, une pratique de l’abstraction. Sans doute, l’homme doit prendre, enmême temps que la propriété qu’il utilise, toutes les autres propriétés de la matièredonnée, la rouille, par exemple, pour le fer; mais son ingéniosité consiste à lesneutraliser relativement à l’emploi qu’il fait, exclusivement, de la propriété utile. Parcontre, pour utiliser l’être vivant il faut le prendre en totalité, et le conserver tel. Qu’ils’agisse d’aliments ou de vêtements, les techniques anciennes, et mêmecontemporaines, d’utilisation des produits végétaux ou animaux ne sont pas destechniques analytiques. On peut concevoir, et on a pu tenter d’obtenir en laboratoire,par la culture de tissus ou d’organes, des produits vivants dirigés, équivalents desproduits spontanés correspondants. Mais enfin, même dans les élevages les plusscientifiquement organisés, on continue à confier aux poules le port de leurs ovaires,aux moutons le port de leur tissu cutané lanifère, aux chevaux la circulation de leursang générateur d’anticorps immunisants. C’est que les vivants autres que l’hommeont intéressé l’homme dans la mesure où ils opéraient d’eux-mêmes destransformations physiques et chimiques aboutissant à des produits que l’homme nesavait se donner par ses techniques analytiques, comme la soie, le miel, l’opium, lesfécules, les teintures, les poisons. De même qu’utiliser un produit végétal, dansl’alimentation ou la pharmacopée, c’est valoriser sa qualité de synthèse, primitivementnommée essence ou vertu, de même utiliser un pouvoir animal (odorat du chiencourant ou du porc truffier, vision du faucon, sens d’orientation du pigeon), c’estprendre en charge l’animal tout entier. Il est donc à peine besoin d’insister sur la force

de l’inclination que l’usage de la vie par le vivant humain a enracinée en lui, parlaquelle toute tentative d’explication analytique de la vie se trouve d’abordinconsciemment censurée. Il serait trop aisé de retrouver dans maint texte de l’époquede la Renaissance ou du XVIIe siècle des traces de cette censure obsessionnelle. Maisil paraît plus convaincant de les signaler à l’époque plus proche où, par les travaux dePasteur, les questions de l’origine et de la nature de la vie ont été posées sur le terrainoù l’on sait désormais qu’elles peuvent trouver leur solution. François Dagognet(Méthodes et doctrine dans l’œuvre de Pasteur, 1967) a montré quels obstacles lesexpériences et les analyses de Pasteur concernant la fermentation ont rencontrés dansl’esprit de biologistes ou encore de biochimistes, ses contemporains, qui projetaientdans leur explication de ce phénomène des images mythiques fomentées par lestechniques millénaires de la fabrication du pain et du vin.

3. La vie comme animation

On a tout à fait oublié, en parlant d’animal, d’animalité ou de corps inanimé, que tousces termes sont les vestiges de l’antique identification métaphysique de la vie et del’âme et de l’identification de l’âme avec le souffle (anima anemos). Ainsi le seulvivant capable du discours sur la vie a-t-il cru parler de la vie en général en parlant dela sienne, comme d’une respiration sans laquelle lui-même, manifestement, estincapable non seulement de la vie, mais de la parole. Si les philosophes grecsantérieurs à Aristote, et Platon plus et mieux que tous, ont spéculé sur l’essence et ladestinée de l’âme, c’est cependant au traité aristotélicien De l’âme que remonte ladistinction traditionnelle de l’âme végétative ou nutritive, faculté de croissance et dereproduction, de l’âme animale ou sensitive, faculté de sentir, de désirer et demouvoir, et de l’âme raisonnable ou pensante, faculté d’humanité. Peu importe ici desavoir si Aristote a conçu ces trois âmes comme des entités distinctes ou seulementcomme des degrés hiérarchisés, où l’inférieur peut exister sans le supérieur dont il estpourtant la condition indispensable d’existence et d’exercice. L’important est derappeler que psuchè signifie, pour les Grecs, «souffle rafraîchissant», et que les Juifsne se sont pas fait une idée différente de l’âme et de la vie, comme en témoigne leverset de la Genèse: «L’Éternel Dieu forma l’homme de la poussière de la terre, ilsouffla dans ses narines un souffle de vie et l’homme devint un être vivant.» Il nesaurait être question de retracer l’histoire des écoles d’Alexandrie, juive avec Philon,platonicienne avec Plotin, dont les enseignements combinés avec la prédicationpaulinienne (I Cor., XV) ont inspiré les thèmes fondamentaux de la première doctrinechrétienne, concernant la vie, la mort, le salut et la résurrection. Il n’est pas jusqu’auterme même d’esprit (de spirare) qui ne doive à l’éclectisme culturel des civilisationsméditerranéennes sa capacité polysémique, son ambiguïté en somme, qui l’a faitconvenir, aussi bien en théologie, à la troisième Personne de la Trinité, qu’enmédecine, à l’anticipation figurée de l’influx nerveux, sous les noms d’esprit vital etd’esprit animal.

La conception de la vie comme animation de la matière, bien que battue en brèche,principalement à partir du XVIIe siècle, par des conceptions matérialistes, ousimplement mécanistes, des fonctions propres aux êtres vivants, est restée cependantvivace jusqu’au milieu du XIXe siècle, sous forme d’idéologie médico-philosophique,

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alors qu’elle avait cessé d’apparaître comme une réponse objectivement fondée à laquestion de la nature de la vie. On en demandera la preuve à un texte peu connu et peusouvent utilisé, la Préface des éditeurs à la treizième édition du Dictionnaire demédecine (1873) publié chez J.-B. Baillière par deux médecins d’obédiencepositiviste, Émile Littré, l’auteur du célèbre Dictionnaire de la langue française, etCharles Robin, professeur d’histologie à la faculté de médecine de Paris. Cette préfaceest la réponse à la fois à une revendication de propriété d’un titre d’ouvrage et à unediscussion sur la liberté d’enseignement tenue au Sénat (1868).

Le Dictionnaire de médecine en question était la refonte, dès 1855, du Dictionnaire deP. H. Nysten (1814), lui-même successeur revu et augmenté du Dictionnaire demédecine de J. Capuron (1806). Les éditeurs tiennent à marquer la différence entre lematérialisme, dont on accuse les auteurs, et le positivisme dont ils se réclament eux-mêmes, et à cette fin ils reproduisent les différentes définitions des termes: âme,esprit, homme, mort, proposées entre 1806 (Capuron) et 1865 (Littré et Robin).

En 1806, l’âme est définie: «Principe interne de toutes les opérations des corpsvivants; plus particulièrement du principe de la vie dans le végétal et dans l’animal.L’âme est simplement végétative dans les plantes et sensitive dans les bêtes; mais elleest simple et active, raisonnable et immortelle dans l’homme.»

En 1855, on trouve une autre définition: «Terme qui, en biologie, exprime, considéréanatomiquement, l’ensemble des fonctions du cerveau et de la moelle épinière et,considéré physiologiquement, l’ensemble des fonctions de la sensibilité encéphalique,c’est-à-dire la perception tant des objets extérieurs que des objets intérieurs; la sommedes besoins, des penchants qui servent à la conservation de l’individu et de l’espèce, etaux rapports avec les autres êtres; les aptitudes qui constituent l’imagination, lelangage, l’expression; les facultés qui forment l’entendement; la volonté, et enfin lepouvoir de mettre en jeu le système musculaire et d’agir par là sur le mondeextérieur.» En 1863, cette définition était l’objet d’une violente critique de la part deE. Chauffard, confondant dans la même réprobation d’une part Littré et Robin, d’autrepart Ludwig Büchner (Kraft und Stoff, 1855), grand prêtre, à l’époque, dumatérialisme en Allemagne. Chauffard célébrait «l’indissoluble alliance de lamédecine et de la philosophie», et s’enflammait à fonder «la notion de l’être réel etvivant» sur «la raison humaine se sentant cause et force» (De la philosophie ditepositive dans ses rapports avec la médecine). Deux ans après, Claude Bernardécrivait: «Pour l’expérimentateur physiologiste, il ne saurait y avoir ni spiritualisme nimatérialisme [...]. Le physiologiste et le médecin ne doivent pas s’imaginer qu’ils ontà rechercher la cause de la vie ou l’essence des maladies» (Introduction à l’étude dela médecine expérimentale, II, I).

4. La vie comme mécanisme

À la fin du Traité de l’homme (1633, mais publié seulement en 1662-1664), Descartesécrit: «Je désire que vous considériez que ces fonctions suivent toutes naturellement,en cette Machine, de la seule disposition de ses organes, ne plus ne moins que font lesmouvements d’une horloge ou autre automate, de celle de ses contrepoids et de ses

roues; en sorte qu’il ne faut point à leur occasion concevoir en elle aucune autre Âmevégétative ni sensitive, ni aucun autre principe de mouvement et de vie, que son sanget ses esprits agités par la chaleur du feu qui brûle continuellement dans son cœur etqui n’est point d’autre nature que tous les feux qui sont dans les corps inanimés.» Ilest assez connu que l’identification par Descartes de l’animal (l’homme physique ouphysiologique y compris) à l’automate machiné et machinal est le verso del’identification de l’âme à la pensée («Il n’y a en nous qu’une seule âme et cette âmen’a en soi aucune diversité de parties...», Traité des passions, art. 47, 1649) et de ladistinction substantielle de l’âme indivisible et de la matière étendue. Si le Traité del’homme a pu, mieux encore que le résumé qu’en donnait en 1637, dans sa cinquièmepartie, le Discours de la méthode, faire fonction d’un manifeste pour une physiologieanimale purifiée de toute référence à un principe d’animation, c’est parce que, entre-temps, la découverte par W. Harvey de la circulation du sang et la publication del’Exercitatio anatomica de motu cordis et sanguinis in animalibus (1628) avaientapporté un exemple d’explication hydrodynamique d’une fonction de la vie que biendes médecins, en Italie notamment et en Allemagne, s’étaient efforcés d’imiter, sousforme de projets de modèles artificiels, pour expliquer d’autres fonctions comme lacontraction musculaire, ou comme l’équilibration du poisson dans l’eau. En fait, lesélèves et disciples de Galilée dans l’Accadémia del Cimento, J. A. Borelli (De motuanimalium, 1680-1681), F. Redi, M. Malpighi, avaient effectivement tenté d’appliqueren physiologie l’enseignement de Galilée en mécanique et en hydraulique, alors queDescartes s’était satisfait d’un programme heuristique plus intentionnel qu’opératoire.

S’il est rationnel de chercher l’explication des fonctions d’un organe, tel que l’œil, oud’un appareil tel que le cœur et les vaisseaux, dans la construction, en schéma ou enmaquette, de ce qu’on a appelé depuis lors des modèles mécaniques, comme lesiatromécaniciens (ou iatromathématiciens) des XVIIe et XVIIIe siècles l’ont tentépour la contraction musculaire, pour la digestion, pour la sécrétion glandulaire, parcontre, à l’épreuve des faits, il se révèle impossible d’expliquer par les seules lois dela mécanique galiléenne ou cartésienne la formation générative d’organes oud’appareils dont la coordination fonctionnelle est précisément ce qu’on entend par lavie du vivant. En somme, le mécanisme, c’est la théorie du fonctionnement desmachines construites, vivantes ou non, mais non de la construction des machines.

Dans la pratique, le mécanisme s’est révélé inopérant en embryologie. L’usage dumicroscope, qui s’est répandu dans la seconde moitié du XVIIe siècle, a permisl’observation des germes de vivants, ou de vivants aux premiers stades de leurdéveloppement. Mais l’observation, par J. Swammerdam, de métamorphosesd’insectes ou la découverte, par A. van Leeuwenhoek, du spermatozoïde ont étéd’abord présentées comme confirmations d’une conception spéculative de lagénération, végétale ou animale, selon laquelle la graine, ou l’œuf, ou bienl’animalcule spermatique contiennent, préformé en une miniature qu’éclaire legrossissement optique, un être que son évolution portera à ses dimensions d’adulte.L’observation microscopique qui a le plus fait pour valider cette théorie estincontestablement celle de Malpighi, relative à la figure initiale d’un jaune d’œuf depoulet, supposé à tort non couvé (De formatione pulli in ovo, 1669). On peut penserque le mécanisme professé par Malpighi a structuré inconsciemment sa vision des

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phénomènes.

Qu’on le voulût ou non, derrière toute machine se profilait un machiniste, c’est-à-dire,en langage d’époque, un constructeur. Les machines vivantes postulaient leurmachiniste et ce postulat conduisait à un Summus Opifex, à Dieu. Il était alors logiquede supposer que la fabrication des machines vivantes avait été une opération initialeunique, et qu’en conséquence tous les germes de tous les vivants préformés, passés,présents et futurs, étaient, dès leur création, emboîtés les uns dans les autres. Dans cesconditions, la succession des vivants n’est une histoire qu’en apparence, puisqu’unenaissance n’est, en réalité, rien d’autre qu’un déballage. Lorsque des observations,moins prévenues ou plus ingénieuses, ont réactivé en la réformant une vieilleinterprétation de la croissance embryonnaire par le phénomène de l’épigenèse, c’est-à-dire de l’apparition successive de formations anatomiques non dérivablesgéométriquement de formations antécédentes (C. F. Wolf, Theoria generationis,1759; De formatione intestinorum, 1768-1769), l’embryologie moderne s’est instituéecomme une science capable d’encourager la physiologie à se libérer de la fascinationdu mécanisme.

La multiplication des observations des microscopistes, naturalistes, médecins, oucurieux de la nature, a contribué cependant au discrédit du mécanisme par un effetdifférent quoique parallèle. La structure intime et cachée des parties du végétal ou del’animal est peu à peu apparue comme prodigieusement compliquée par rapport à leurstructure macroscopique, accessible à la vue par les techniques de dissection. Ladécouverte des animalcules, depuis lors nommés protistes, a ouvert l’empire desvivants jusqu’à des profondeurs inimaginables. Alors que la mécanique duXVIIe siècle était une théorie des déplacements et des chocs, c’est-à-dire une sciencedes données de la vue et du toucher, l’anatomie microscopique débouchait sur desobjets au-delà du manifeste et du tangible, et pouvait s’autoriser de cet au-delàstructurel pour concevoir un au-delà de ce premier au-delà, et ainsi de suite. Lemicroscope ouvrait à l’imagination d’un infini de complications structurelles lepouvoir de rivaliser avec un nouveau calcul, étranger à l’algèbre géométrique deDescartes, le calcul de l’infini. Dans cette double raison de répudier le mécanisme,Pascal et Leibniz se sont rencontrés sans le savoir. Mais le second, à la différence dupremier, a su fonder sur ses critiques une conception des êtres vivants appelée àorienter décisivement la biologie encore à venir vers la représentation de la vie commeorganisation et organisme. «Ainsi chaque corps organique d’un vivant est une espècede machine divine, ou d’un automate naturel, qui surpasse infiniment tous lesautomates artificiels. Parce qu’une machine faite par l’art de l’homme n’est pasmachine dans chacune de ses parties [...]. Mais les machines de la nature, c’est-à-direles corps vivants, sont encore machines dans leurs moindres parties jusqu’à l’infini.C’est ce qui fait la différence entre la nature et l’art, c’est-à-dire entre l’art divin et lenôtre» (Monadologie, 1714, 64).

5. La vie comme organisation

C’est, encore une fois, à Aristote qu’il faut faire remonter le terme de corps organisé.Un tel corps est un corps disposé pour fournir à l’âme les instruments ou les organes

indispensables à l’exercice de ses pouvoirs. C’est pourquoi, jusqu’au XVIIe siècle, lecorps organisé exemplaire c’est le corps animal. On s’interroge sur l’organisation duvégétal, encore que selon Aristote les parties de la plante soient aussi des organes,quoique extrêmement simples. L’examen microscopique de préparations végétales apermis la généralisation du concept d’organisation, inspirant même des analogiesfantaisistes entre les structures et les fonctions végétales et animales. R. Hooke(Micrographia, 1667), Malpighi (Anatome plantarum, 1675) et N. Grew (TheAnatomy of Plants, 1682) ont découvert la structure de l’écorce, du bois, de la moelle,ont distingué les tubes, les vaisseaux et les fibres, ont comparé racines, tiges, feuilles,fruits sous le rapport de leurs membranes ou tissus.

L’organon grec désigne toutefois aussi bien l’instrument du musicien que l’outil del’artisan. L’assimilation du corps organique humain à un orgue recouvre, auXVIIe siècle, plus qu’une métaphore – mais non la même – chez Descartes, Pascal,Bossuet (Traité de la connaissance de Dieu et de soi-même), Leibniz. La polyvalence,biologique et musicale, des termes (organisation, organique, organiser) se retrouvejusqu’au XIXe siècle dans le Dictionnaire de Littré. Pour Descartes, l’orgue organiquefonctionne sans organiste. Mais pour Leibniz l’unité structurale et fonctionnelle del’orgue suppose l’organiste. Sans organisateur, c’est-à-dire sans âme, pas d’organiséou d’organique. «On ne viendra jamais à quelque chose dont on puisse dire: voilàréellement un être, que lorsqu’on trouve des machines animées dont l’âme ou formesubstantielle fait l’unité substantielle indépendante de l’union extérieure del’attouchement» (Lettre à Arnauld, 28 nov. 1886). Moins célèbre, mais pluspédagogique, le médecin Daniel Duncan écrit: «L’Âme est cet habile organiste quiforme lui-même ses organes avant de les faire jouer [...]. C’est un jeu remarquableque, dans les orgues inanimées, l’organiste est différent de l’air qu’il y pousse; au lieuque dans les orgues animées l’organiste et l’air qui les fait jouer sont une seule etmême chose, je veux dire l’âme qui est extrêmement semblable à l’air ou au souffle»(Histoire de l’animal, ou la Connaissance du corps animé par la mécanique et par lachimie, 1686).

L’histoire du concept d’organisme, au XVIIIe siècle, se résume dans la recherche, parles naturalistes, les médecins et les philosophes, de substituts ou d’équivalentssémantiques de l’âme, pour rendre compte du fait, de mieux en mieux établi, del’unité fonctionnelle d’un système de parties intégrantes. Dans un tel système lesparties soutiennent entre elles de tels rapports de réciprocité, directe ou médiatisée,assez bien figurés par ce qu’on nomme aujourd’hui un graphe, que, pris à la rigueur,le terme de partie ne convient plus pour désigner les organes dont l’organisme peutêtre dit la totalité mais non l’addition.

La lecture de Leibniz a inspiré Charles Bonnet, que les observations d’AbrahamTrembley sur la reproduction des polypes par bouturage et ses propres observationssur la parthénogenèse des pucerons ont confirmé dans son hostilité au mécanisme. «Jene rends pas encore la difficulté assez saillante: elle ne consiste pas seulement à faireformer mécaniquement tel ou tel organe, composé lui-même de tant de piècesdifférentes; elle consiste principalement à rendre raison, par les seules lois de la

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mécanique, de cette foule de rapports variés qui lient si étroitement toutes les partiesorganiques, et en vertu desquelles elles conspirent toutes à un même but général; jeveux dire à former cette unité qu’on nomme un animal, ce tout organisé qui vit, croît,sent, se meut, se conserve, se reproduit» («Tableau des considérations sur les corpsorganisés», in La Palingénésie philosophique, 1769).

En Allemagne, à la fin du XVIIIe siècle, le texte qui a le plus fait pour inscrirel’organisme en tête des concepts de la biologie de la période romantique est laCritique du jugement (1790) et Kant. À l’article 65, Kant, sans utiliser les mots de vieou de vivant, analyse le concept d’être organisé. Un tel être est machine en un sens,mais ne l’est pas en ceci qu’il suppose une énergie formatrice, organisatrice dematières qui ne la possèdent pas, énergie différente de la simple puissance motrice. Lecorps organique n’est pas seulement organisé, il est auto-organisateur. «Dans un telproduit de la nature, chaque partie, comme elle n’existe qu’en vertu de toutes lesautres, est conçue aussi comme existant pour les autres et pour l’ensemble, c’est-à-dire comme instrument (organe); et cela n’est pas assez [...], mais elle doit êtreconsidérée comme organe engendrant les autres (et cela réciproquement), or aucuninstrument de l’art ne peut être tel, mais seulement ceux de la nature.» À la mêmeépoque, le médecin C. F. Kielmeyer, que Cuvier, étudiant, avait rencontré commecondisciple à l’Académie caroline de Stuttgart, a exposé dans une conférence célèbre(Rapport des forces organiques dans la série des différentes organisations, 1793) lesidées directrices d’un enseignement de la zoologie et de la botanique qui a exercé unegrande influence. L’organisme est défini comme système d’organes en relation deréciprocité circulaire; ces organes sont déterminés par leurs actions, en sorte quel’organisme est un système de forces plutôt qu’un système d’organes. Kielmeyersemble recopier Kant lorsqu’il dit: «Chacun des organes, dans les modifications qu’ilsubit à chaque instant, est à tel point fonction de celles que subissent ses voisins qu’ilsemble être cause et effet des causes.» On conçoit alors le prestige des images ducercle et de la sphère sur les naturalistes romantiques. Le cercle figure la réciprocitédes moyens et des fins au niveau des organes. La sphère figure la totalité, individuelleou universelle, des formes et des forces organiques.

En France, au début du XIXe siècle, en dehors de la biologie de Cuvier, mais non sansrapport à elle, c’est la philosophie biologique d’Auguste Comte qui a exposé de façonsystématique les éléments d’une théorie de l’organisation vivante (Cours dephilosophie positive, III, 1838; leç. XL-XLIV). Considérant que «l’idée de vie estréellement inséparable de celle d’organisation», Comte définit l’organisme par leconsensus de fonctions «en association régulière et permanente avec l’ensemble desautres». Consensus est la traduction latine du grec sumpatheia. La sympathie, parlaquelle les états et les actions des parties se déterminent les uns les autres parcommunication sensitive, est une notion que Comte emprunte, avec celle de synergie,à Barthez, lequel écrit: «La conservation de la vie est attachée aux sympathies desorganes, ainsi qu’à l’organisme de leurs fonctions [...]. Je désigne par ce mot desynergie un concours d’actions simultanées ou successives des forces de diversorganes, concours tel que ces actions constituent, par leur ordre d’harmonie ou desuccession, la forme propre d’une fonction de la santé ou d’un genre de maladie»(Nouveaux Éléments de la science de l’homme, IX). Comte, on le sait, importe dans la

théorie de l’organisme social ce concept de consensus, et c’est dans l’exposé de lastatique sociale qu’il le reprend pour le retravailler afin de le généraliser. Consensusdevient alors synonyme de solidarité dans les systèmes organiques, et Comte esquisseune série des degrés du consensus organique, dont les effets sont d’autant plus strictsqu’on s’élève du végétal à l’animal et à l’homme (Cours, IV, leç. XLVIII). À partir dumoment où consensus est identifié avec solidarité, on ne sait plus, de l’organisme oude la société, lequel est le modèle, ou du moins la métaphore, de l’autre.

On se tromperait en attribuant à la seule laxité du langage philosophiquel’indétermination du sens de la relation entre organisme et société. Il faut apercevoir, àl’arrière-plan, la persistance de l’imagerie technologique, toujours vivace depuis lestraités aristotéliciens. Au début du XIXe siècle, un concept importé de l’économiepolitique, celui de division du travail, vient enrichir l’acception du conceptd’organisme. Le premier exposé de cette transcription métaphorique est dû auphysiologiste comparatiste Henri Milne-Edwards, dans l’article «organisation» duDictionnaire classique des sciences naturelles (1827). L’organisme étant conçucomme une sorte d’atelier ou de manufacture, il devient logique de mesurer leperfectionnement des êtres vivants par la différenciation structurelle et laspécialisation fonctionnelle croissantes de leurs parties, donc par leur complicationrespective. Mais cette complication requiert, en compensation, une assurance d’unitéet d’individuation. L’introduction de la théorie cellulaire en biologie, végétale d’abord(vers 1825), animale ensuite (vers 1840), devait nécessairement orienter l’attentionvers les problèmes d’intégration d’individualités élémentaires et de vies particulièresdans l’individualité totalisante d’un organisme et dans sa vie générale.

Ces problèmes de physiologie générale sont ceux précisément que Claude Bernard aprogressivement privilégiés, au cours de sa carrière de chercheur et de professeur. Onen trouvera la preuve dans la neuvième des Leçons sur les phénomènes de la viecommuns aux animaux et aux végétaux. L’organisme est une société de cellules oud’organismes élémentaires à la fois autonomes et subordonnés. La spécialisation descomposants est fonction de la complexité de l’ensemble. L’effet de cette spécialisationcoordonnée, c’est la création, au niveau des éléments, d’un milieu interstitiel liquideque Claude Bernard a nommé «milieu intérieur», et qui est la somme des conditionsphysiques et chimiques de toute vie cellulaire. «On pourrait exprimer cette conditiondu perfectionnement organique, en disant qu’il consiste dans une différenciation deplus en plus marquée du travail préparatoire à la constitution du milieu intérieur.» Onsait assez que Claude Bernard a, l’un des premiers, mis en évidence la constance de cemilieu intérieur, que sous le nom de sécrétion interne il a découvert un mécanisme derégulation et de contrôle de cette constance, depuis lors désigné par le termed’homéostasie. C’est en quoi consiste l’apport original et capital de la physiologiebernardienne à la conception moderne de l’organisation vivante. Car l’existence d’unmilieu intérieur, de constance obtenue par compensation des écarts ou perturbations,constitue pour les organismes régulés une assurance d’indépendance relative, face auxvariations survenant dans les conditions externes de leur existence. Claude Bernardaffectionnait le terme d’élasticité pour rendre l’idée qu’il se faisait de la vie organique.Et peut-être oubliait-il que la machine paradigme de son époque, la machine à vapeur,était pourvue d’un régulateur, lorsqu’il écrivait: «On traite l’organisme comme une

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machine et on a raison, mais on le considère comme une machine mécanique fixe,immuable, renfermée dans les bornes d’une précision mathématique, et on a grandtort. L’organisme est une machine organique, c’est-à-dire douée d’un mécanismeflexible, élastique, à cause des procédés spéciaux organiques qui sont là mis en usage,sans déroger cependant aux lois générales de la mécanique, de la physique et de lachimie» (Pensées. Notes détachées, publiées en 1937).

6. La vie comme information

Si l’on entend par cybernétique une théorie générale des opérations contrôlées,exécutées par des machines montées de façon telle que leurs effets ou leurs produitssoient conformes à des normes fixées ou ajustés à des situations instables, onconviendra qu’il était normal que les régulations organiques, et avant tout cellesqu’assure le système nerveux, deviennent un jour le modèle de ces machines dontbeaucoup ont été données pour modèles de ces régulations. Entre les machines àservomécanismes ou à homéostats et les organismes, les relations d’analogie sont àdouble sens. Au concept d’action réciproque des parties les unes sur les autres s’estajouté le concept de rétroaction (feed-back) ou de boucle de régulation. C’est pourquoil’organisation cybernétique des machines artificielles et des machines naturelless’énonce en termes de théorie des communications, c’est-à-dire d’information. Dansun système de liaisons où la grandeur d’un effet est contrôlée par un détecteur d’écartsà partir du taux ou de l’optimum fixés, et où la détection détermine par actionrétrograde une modification de la quantité de la cause, l’agent du contrôle et de lacommande intervient comme porteur d’une instruction communiquée par le détecteurà l’effecteur. Cette instruction opère par sa forme de signal plutôt que par sa forced’impact. L’information est un message d’ordre à tous les sens du terme: structurecohérente à fonction de clef, commandement sans équivoque.

Un organisme est alors compris comme système biologique, système dynamiqueouvert qui défend son équilibre, en maintenant des constantes envers et contre lesperturbations qui l’affectent, en ajustant, soit à un niveau d’entretien, soit à uneperformance à réaliser, les relations qu’il soutient avec le milieu d’où il tire sonénergie.

Les travaux de C. E. Shannon (1948) sur la théorie des communications et del’information, sur les rapports entre la théorie de l’information et la thermodynamique,ont paru apporter à la philosophie biologique les éléments d’une réponse positive à laquestion millénaire de la nature et de la fonction de la vie. Le second principe de lathermodynamique, qui explique l’irréversibilité des transformations dans un systèmeisolé, par dégradation de l’énergie ou par croissance de l’entropie, concerne des objetsindifférents à la qualité de leurs états, inertes, morts. L’organisme, qui se nourrit,s’accroît, régénère ses mutilations, réagit aux agressions, guérit spontanément decertaines maladies, n’est-il pas en lutte contre le destin de désorganisation universelleproclamé par le principe de Carnot? L’organisation est-elle ordre au sein du désordre?maintien d’une quantité d’information proportionnelle à la complexité de la structure?Dans son langage algorithmique propre, la théorie de l’information n’en dirait-elle pasplus sur le compte du vivant que Bergson dans L’Évolution créatrice (1907, III)?

En fait, la distance est grande et la différence irréductible entre les théories actuellesde l’organisation par information et les idées que se faisaient, d’une part, ClaudeBernard du développement de l’organisme individuel sous l’empire d’une «idéedirectrice» et, d’autre part, Bergson de l’évolution des espèces dans le sillage del’«élan vital». Claude Bernard ne fournissait aucune explication de l’évolution desespèces, Bergson ne fournissait aucune explication de la stabilité, de la fiabilité desstructures vivantes. Le recoupement des leçons de la biologie moléculaire et de lagénétique a déterminé la formation d’une théorie unitaire de la constitution chimique,du fonctionnement régulé, de l’hérédité et des variations spécifiques triées par lasélection naturelle, à laquelle la théorie de l’information a entrepris de conférer unerigueur comparable à celle des théories physiques.

Mais une question reste, à l’intérieur même de la théorie, et dont le statut même dequestion ne paraît pas en voie d’être dépassé: c’est celle de l’origine de l’informationbiologique. A. Lwoff enseigne que l’ordre biologique ne peut naître que de l’ordrebiologique, formulation contemporaine des aphorismes omne vivum ex vivo, omniscellula e cellula. Comment se représenter alors l’auto-organisation initiale, s’il est vraique la transmission d’information suppose une source d’information? Un philosophe,Raymond Ruyer, pose la question: «Le hasard ne peut rendre raison de l’anti-hasard.La communication mécanique d’information par machine ne peut rendre raison del’information elle-même, puisque la machine ne peut que la dégrader, ou, au mieux, laconserver.» Cette question, les biologistes ne la trouvent pas insignifiante. Lesthéories contemporaines de l’origine de la vie sur la Terre cherchent dans uneévolution chimique initiale la condition de l’évolution biologique. Dans le cadre strictde la théorie de l’information, le biophysicien Henri Atlan, a proposé une réponseingénieuse et difficile qu’il nomme «le principe d’ordre à partir de bruit» selon lequelles systèmes auto-organisateurs utilisent, pour évoluer, le «bruit», c’est-à-dire lesperturbations aléatoires du milieu. Le sens de l’organisation serait-il dans l’utilisationdu contresens? Mais pourquoi toujours deux sens inverses?

7. La vie et la mort

Paradoxalement, ce qui caractérise le vivant est le phénomène d’usure progressive etde cessation définitive de ces fonctions, plus que leur existence même. C’est leur mortqui qualifie les individus vivants au sein du monde, c’est son inéluctabilité qui rendsensible l’apparente exception qu’ils instituent relativement aux contraintesthermodynamiques. En sorte que la recherche des signes de la mort est, au fond, larecherche inversée d’un signe irrécusable de la vie.

La théorie de A. Weismann (1885) sur la continuité du plasma germinatif opposée à lamortalité de son support somatique, les techniques de culture de tissus embryonnaires(Alexis Carrel, 1912) ou de culture pure de bactéries ont introduit, en biologiegénérale, la notion d’immortalité potentielle du vivant unicellulaire, mortel seulementpar accident, et ont accrédité l’idée que le vieillissement et la mort naturelle, au termed’une durée spécifique de vie, sont liés à la complexité des organismes hautementintégrés. Dans de tels organismes, chaque constituant élémentaire est soumis à unelimitation de ses potentialités, du seul fait de l’exercice, par les autres constituants, deleurs fonctions respectives. Mourir est le privilège, ou la rançon, en tout cas le destin

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des machines naturelles les mieux régulées, les plus homéostatiques.

Considérée du point de vue de l’évolution des espèces, la mort est la fin du sursis quela pression de la sélection accorde à des mutants momentanément plus aptes à sesituer dans un certain contexte écologique. La mort dégage des voies, libère desespaces, ouvre fallacieusement l’avenir à des formes imprévues de vie pour qui ladernière heure sonnera aussi.

Considérée du point de vue de l’individu, la mort est une échéance inscrite dans sonpatrimoine génétique, comme si son anéantissement et son retour à l’inertie, passé undélai certain, lui étaient imposés comme son ultime devoir.

On peut alors se demander pourquoi une théorie comme celle que Freud a esquisséesous l’appellation de « pulsion de mort» (Au-delà du principe de plaisir, 1920) arencontré tant de résistances. Cette idée était liée chez Freud à une conceptionénergétique de la vie et du psychisme. Or, s’il est vrai que le vivant est un système endéséquilibre incessamment compensé par emprunts à l’extérieur, s’il est vrai que lavie est en tension avec le milieu inerte, qu’y a-t-il d’étrange ou de contradictoire dansl’hypothèse d’un instinct de réduction des tensions à zéro, d’une tendance à la mort?«Si nous admettons que l’être vivant n’est apparu qu’après les objets inanimés dont ilest issu, nous devons en conclure que l’instinct de mort se conforme à la formuledonnée plus haut et suivant laquelle tout instinct tend à restaurer un état antérieur.»Peut-être la théorie freudienne fera-t-elle l’objet d’un nouvel examen, en rapport avecles conclusions des travaux d’Atlan: «Le seul projet reconnaissable en vérité dans lesorganismes vivants est la mort. Mais, du fait de la complexité initiale de cesorganismes, des perturbations capables de les écarter de l’état d’équilibre ont commeconséquence l’apparition d’une complexité encore plus grande dans le processus lui-même de retour à l’équilibre» («Mort ou vif?», in L’Organisation biologique et lathéorie de l’information, 1972).

Resterait, en dernier lieu, à comprendre la raison et le sens du désir réactionneld’immortalité, du rêve de survie – «thème de fabulation utile», dit Bergson – propre àl’homme de certaines cultures. Un arbre mort, un oiseau mort, une charogne: autant devies individuelles abolies sans conscience de leur destin de mort. La valeur de la vie,la vie comme valeur ne s’enracinent-elles pas dans la connaissance de son essentielleprécarité? «La mort (ou son allusion) rend les hommes précieux et pathétiques. Ilsémeuvent par leur condition de fantômes; chaque acte qu’ils accomplissent peut êtrele dernier; aucun visage qui ne soit à l’instant de se dissiper comme un visage desonge. Tout chez les mortels a la valeur de l’irrécupérable et de l’aléatoire» (J.L. Borges, L’Aleph, 1962).

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