185
UNIVERSITÉ DU QUÉBEC À TROIS-RIVIÈRES MÉMOIRE PRÉSENTÉ À L'UNIVERSITÉ DU QUÉBEC À TROIS-RIVIÈRES COMME EXIGENCE PARTIELLE DE LA MAÎTRISE EN ÉTUDES LITTÉRAIRES PAR MARC BLONDIN LE SILENCE, LA SOLITUDE ET L'IMAGINAIRE ANTÉRIEUR D'APRÈS UNE LECTURE DE L'OEUVRE DE MAURICE BLANCHOT ÉTÉ 2000

UNIVERSITÉ DU QUÉBEC À TROIS-RIVIÈRES …depot-e.uqtr.ca/3131/1/000677389.pdf · de Maurice Blanchot pour tenter d'accomplir une quête personnelle. Il sera d'abord indispensable

  • Upload
    hacong

  • View
    246

  • Download
    8

Embed Size (px)

Citation preview

  • UNIVERSIT DU QUBEC TROIS-RIVIRES

    MMOIRE PRSENT L'UNIVERSIT DU QUBEC TROIS-RIVIRES

    COMME EXIGENCE PARTIELLE DE LA MATRISE EN TUDES LITTRAIRES

    PAR MARC BLONDIN

    LE SILENCE, LA SOLITUDE ET L'IMAGINAIRE ANTRIEUR D'APRS UNE LECTURE DE L'UVRE DE MAURICE BLANCHOT

    T 2000

  • Universit du Qubec Trois-Rivires

    Service de la bibliothque

    Avertissement

    Lauteur de ce mmoire ou de cette thse a autoris lUniversit du Qubec Trois-Rivires diffuser, des fins non lucratives, une copie de son mmoire ou de sa thse.

    Cette diffusion nentrane pas une renonciation de la part de lauteur ses droits de proprit intellectuelle, incluant le droit dauteur, sur ce mmoire ou cette thse. Notamment, la reproduction ou la publication de la totalit ou dune partie importante de ce mmoire ou de cette thse requiert son autorisation.

  • RSUM

    La littrature moderne, dans toutes ses langues, a projet,

    notamment au cours de ce sicle, un clairage fascinant et terrifiant sur le

    monde, parce qu'elle a su placer l'homme face son effroi, celui de

    l'ambigut mme des faits et choses qui l'entourent, son extriorit en

    somme, lui faisant alors prendre conscience d'une existence se distinguant

    difficilement d'un rve. L'artiste recherche toujours la puret des formes,

    mais dans son entreprise immense et peu temporelle, ne la trouve jamais.

    Voil le merveilleux de l'art et de la littrature. Ils ne s'puisent pas et

    assurent la prosprit du langage, la lucidit lumineuse face l'obscurit

    o l'tre doit sjourner.

    Il faut prciser, au dpart, que ce mmoire de matrise en tudes

    littraires sera une approche phnomnologique de l 'uvre de l'crivain

    franais Maurice Blanchot. Son but sera, d'abord, de mettre en lumire

    deux conditions qui ont guid Blanchot dans son cheminement littraire : le

    silence du monde et la solitude essentielle. Ensuite, ce mmoire consistera

    en une tentative de description de ce que j'appellerai le "lieu de l'avant-

    criture ", c'est--dire la proximit de l'imaginaire antrieur. L' avant-

    criture prcderait, mon sens, l'espace littraire blanchotien d'o

    mergerait prcisment le moment de l'image du langage, prte prendre

    forme sous la plume de l'crivain.

    Pour l'laboration de ce mmoire, le choix de Maurice Blanchot

    tait, pour moi, ncessaire car son uvre porte, en elle, le silence et la

    " 11

  • solitude dans toute leur porte philosophique et artistique. Ses ouvrages

    sont des documents incontournables pour mener bien une tude

    approfondie sur les lans crateurs modernes, sur la raison ultime de

    l'existence de l'art et de la littrature eux-mmes, la mditation sur le rel,

    le mode d'nonciation philosophique de la facture de l'uvre. L'essai

    L'espace littraire sera le livre-pivot de ma recherche. D'autres ouvrages

    de Maurice Blanchot seront aussi l'tude, mais encore, bien videmment,

    ceux d'autres auteurs, crivains et philosophes, qui, par leurs expertises

    distinctes de la littrature et de l'art, viendront m'aider toffer ma

    rflexion sur l'exprience artistique.

    Comment dcrire le mouvement cratif lui-mme, celui de

    l'mergence de la simple conscience d'exister, d'tre du monde, dans le

    monde? Les mots ne suffiront peut-tre pas. L'abstraction demeure

    l'abstraction et le langage littraire ou artistique, celui de l'tranget.

    Dans toute son tendue, par ses chapitres, ce mmoire se veut une

    approche gnrale et essentielle de l'univers essayiste et romanesque

    blanchotien que j'espre indite.

    111

  • IV

    TABLE DES MATIRES

    Pages

    Introduction ............................................................................................. 1

    Chapitre premier: Une approche de l'uvre de Maurice Blanchot ....... 19

    Le chemin difficile ............................................................................... 19

    Aminadab : l'irrationnel dans l' uvre de Maurice Blanchot .................. 21

    La qute de Thomas et l'itinraire d'Antoine Roquentin ........................ 41

    L,, d' "b anl' 47 ecnture une conscIence e r ee ................................................... .

    Chapitre deuxime: Le silence et le fait littraire ................................... 50

    La morsure du silence: la seule rvlation des deux nuits ...................... 50

    Stphane Mallarm et le silence du chteau de la puret ........................ 60

    L il ' d ' "C l' . "78 e s ence repon a e U1 qUI ne nous accompagne pas .................... .

    Chapitre troisime: La solitude essentielle, le vertige entendu de la

    , 't bl ' . l'tt ' . 86 verl a e experlence 1 erarre ................................................................... .

    L'exprience de la solitude essentielle ................................................... 86

    Thomas L'Obscur, le premier et le dernier homme ................................ 89

    Rainer Maria Rilke et le langage de la solitude .................................... 100

    Franz Kafka et l'preuve des lieux familiers ........................................ 106

  • v

    Chapitre quatrime: Le lieu de l'avant-criture ................................... 118

    L'imaginaire antrieur........................................................................ . 118

    La tentative sublime du surralisme ..................................................... 123

    L'approche infinie de l'espace littraire .............................................. 133

    Plus tard le nant: Au moment voulu! ................................................ 141

    Conclusion ............................................................................................. 148

    Bibliographie ........... .............................................................................. 166

  • Remerciements :

    Ce mmoire de matrise en tudes littraires a ncessit un long travail de recherche, pour une documentation dtaille, tal sur trois ans. Je voudrais remercier Madame Manon Brunet, professeure au dpartement de franais de l'Universit du Qubec Trois-Rivires, pour avoir accept la direction de cette recherche. Je voudrais aussi remercier ma mre, Madeleine, pour sa remarquable patience.

    . Vi

  • INTRODUCTION

    L'mergence de l'insaisissable

    La prsence trange de l'uvre

    Dans son remarquable essai L'espace littraire l , Maurice Blanchot

    crit: "L'uvre attire celui qui s'y consacre vers le point o elle est

    l'preuve de son impossibilit2". Dans l'instant mme o l'artiste travaille

    sur l' uvre, il approche, dans la grce du mouvement et de la sret du

    geste, le "point" en question: la certitude heureuse de la valeur de l' uvre.

    Dsormais, dans la passion de cet instant, il n'y plus d'impossibilit;

    l'uvre arrivera au jour.

    L'uvre est l'mergence de l'insaisissable, mergence se faisant de

    ce qui prcde l'''espace littraire" blanchotien, ce que j'appellerai

    prcisment l'imaginaire antrieur. Elle nat dans le tourbillon du lieu de la

    conscience d'tre, un remous gravitationnel d'une intensit et d'une force

    que l'on ne peut nommer par des mots. Nous sentons la proximit de ce lieu,

    1 Maurice Blanchot, L'espace littraire, Paris, Gallimard, 1955,376 p. 2 Ibid, p. 105.

  • nous captons ses volutes, ses influences, mais son accs est si bref, si fortuit,

    que nous nous heurtons le plus souvent une porte close. Des tentatives

    gnralement vaines, traverses l'occasion d'instants de flicit qui nous

    sont cruellement arrachs par notre condition humaine, aprs nous avoir

    emports pendant un laps de temps inscrit dans l'ternel de la simple

    continuit. Ces instants sont de ceux vcus par quelque religieux des clotres

    qui, au plus lointain du mysticisme de la contemplation, rencontre Dieu. Le

    lieu de l'mergence de la conscience d'tre nous laisse la triste impression

    de nous tre ferm jamais. Pourtant, il nous est familier, car c'est en lui

    que certaines rminiscences du pass semblent s'tre vanouies, pour en

    ressortir magnifies, et revenir en notre esprit, nous plongeant dans l'instant

    mouvant de la fascination. Cet instant vient dans le seul silence et la seule

    solitude disposant l'homme la dcouverte de la nature des choses.

    Lorsque nous sommes fascins, nous fixons un point qui se trouve, en

    fait, dans le lieu qui nous est le plus proche. On ne saurait dire que ce point

    n'est nulle part. Il est quelque part l lorsque nous sommes vraiment

    disposs nous rendre sa hauteur pour faire le vide en notre esprit et

    reconnatre ce qui est absolument autre. En nommant cet "autre", nous

    entrons dans la comprhension du mystre de ce que nous percevons

    toujours avec la subjectivit la plus pure: le soi qui n'est pas soi, mais autre,

    ailleurs, hors-nous, avec une perception qui se pratique sous des angles qui

    nous seront toujours trangers. La fascination n'arrive que lorsque nous

    sommes prts nous soustraire totalement du sens commun pour aborder ce

    que j'appellerai l'imaginaire antrieur, c'est--dire ce qui prcde

    l'imaginaire mme, cette force de la sublimation des perceptions. L, nous

    2

  • ressentons l'tranget inhrente l'existant. L'crivain recherche cette

    tranget ; il ne saurait se passer de l'instant de fascination hors de toute

    proccupation vaniteuse pour exiger une communion privilgie avec

    l'insaisissable. L'entreprise est grandiose, mais elle comporte des risques

    comme l'envahissement de l'me par la lucidit effrayante, l'angoisse, la

    perte d'une part importante de ce leurre convoit, toujours absent dans

    l'immdiat, ternellement devant nous dans un temps autre: le bonheur.

    Le choix de l'uvre de Maurice Blanchot

    Ce mmoire de matrise en tudes littraires se concentrera sur un

    crivain dont l' uvre dfinira le corps du sujet choisi, le fil conducteur

    autour duquel viendront se rattacher les observations recueillies dans les

    ouvrages tudis. Mon choix s'est arrt sur Maurice Blanchot. La raison en

    est que, de mon point de vue, cet crivain a russi une entreprise littraire

    d'une qualit remarquable qui fait date dans l'histoire de la philosophie et

    des lettres. crivain franais n le 23 septembre 1907 Quain, au

    dpartement de Sane-et-Loire, critique littraire, Maurice Blanchot nous a

    donn des essais, rcits et romans d'une rigueur peu commune, fertiles en

    ides nous rapprochant du mystre de l'criture comme moyen

    d'apprhender la lumire et l'obscurit, la vie et la mort, la conscience

    d'tre avec ce qui est: le non-mesurable dans sa prsence et sa dure,

    l'criture incessante et inachevable. Il demeure toujours un doute sur notre

    facult personnelle de faire le tour complet d'un sujet. Il y aura constamment

    un nouveau livre crire et aucun n'arrive vraiment l'achvement.

    L'crivain reprend avec ardeur, dans l'enthousiasme de l'indit, le travail

    3

  • laiss par un prdcesseur. Il rdite comme pour davantage confirmer les

    impressions universelles. La rflexion de Maurice Blanchot est celle d'une

    sagesse semblant voquer une abstraction essentielle, remplissant un vide

    incommensurable dans le cur mme des significations.

    Au long de ce mmoire, j'interrogerai une part importante de l' uvre

    de Maurice Blanchot pour tenter d'accomplir une qute personnelle. Il sera

    d'abord indispensable de bien saisir l'univers romanesque et essayiste

    blanchotien que j'aborderai dans le chapitre premier. Les chapitres

    deuximes et troisimes consisteront en une approche thorique de deux

    conditions essentielles et chres tous les crateurs, crivains, potes,

    peintres, musiciens: le silence et la solitude. Qu'est-ce que le silence?

    Qu'est-ce que la solitude? Voil des mots bien familiers, mais dsignant

    pourtant des tats trangers, pour l'tre conscient, dans sa relation avec

    l'extriorit. Par silence, nous devrons entendre, dsormais, le mutisme

    effrayant d'un monde dans la proximit de l'uvre, l'ouverture de la nuit par

    "le regard d' Orphe3,,; par solitude, l'effacement indispensable, pour

    l'artiste, des jours ordinaires, par le mutisme de ce monde, l'illumination de

    sa singularit, afm de descendre vers Eurydice et de faire uvre.

    Quand Hads, le dieu des enfers, accorde Orphe le droit d'aller y

    rechercher Eurydice, sa bien-aime morte, il pose comme condition absolue

    au pote de l'approcher sans jamais la regarder. Orphe accepte, mais finit

    par enfreindre la recommandation d'Hads, et Eurydice disparat jamais.

    Pour une meilleure comprhension de la raison potique, il sera fait

    3 L'espace littraire, p. 225.

    4

  • quelquefois allusion, dans ce mmoire, au clbre mythe grec, car tout

    artiste, tout pote qui veut faire uvre doit, par son regard, celui d'Orphe,

    ouvrir la nuit qui retient Eurydice. "Quand Orphe descend vers Eurydice,

    l'art est la puissance par laquelle s'ouvre la nuit4". Le regard d'Orphe est

    l'exigence la plus grande de l'art.

    C'est au chapitre quatrime, "Le lieu de l'avant-criture", que nous

    verrons pourquoi Maurice Blanchot a fait de ce mythe le "centreS" de

    L'espace littraire. Ce quatrime et dernier chapitre sera consacr une

    thorie personnelle que j'espre audacieuse et tout fait originale: la

    tentative de l'tude du "lieu de l'avant-criture". Qu'est-ce que l'avant-

    criture? Je rpondrai, pour l'heure, que l'avant-criture, comme sa

    dsignation le montre, est ce qui prcde l'criture, la dlimitation de

    l"'espace littraire" dcrit par Maurice Blanchot. Le lieu de l'avant-criture

    ne serait pas un espace ; il devance tout espace. Il faut voir en lui une force

    d'une neutralit absolue s'penchant dans l'imaginaire antrieur, la fin

    ultime des signes connus prcdant la disparition de toutes les possibilits :

    le "non-tre" avant l'uvre. Cette description du lieu de l'avant-criture a

    pour fin la continuit de la rflexion de Maurice Blanchot sur l'origine de

    l'uvre. L'essai L'espace littraire est le questionnement fondamental sur

    la possibilit d'existence de l'art et de la littrature, du lieu prcis de leur

    mergence la lumire du monde, dans la fascination de l'coute du langage

    absolument pur.

    4 L'espace littraire, p. 225. 5 Ibid, p. 9.

    5

  • Comment prouver que l'art et la littrature existent? D'o vient ce

    qui s'crit? Comment l'uvre peut-elle rendre compte de l'existence du

    langage pur? Qu'est-ce que l"'espace littraire" ? Voil bien des questions

    qui font de l'tude de l'uvre de Maurice Blanchot une entreprise difficile.

    Dans son essai Maurice Blanchot et la question de l'criture6, Franoise

    Collin crit: "Il est des entreprises prilleuses. Celle qui consiste vouloir

    exprimer philosophiquement l'uvre de Maurice Blanchot doit tre l'une

    d'elles 7". Oui, tenter de comprendre la justesse obscure de l' uvre est

    prilleux, mais la passion du risque potique est trop invitante pour que

    l'homme s'en dtourne. Il distingue, dans ce risque, le pur mouvement de

    toutes les possibilits cratrices. L' uvre est un accomplissement sacr

    parce qu'elle demeure toujours dans l'accomplissement. L'artiste ne peut

    l'assurer par la seule persistance de la tche. Il doit rencontrer l"'espace

    littraire". Cet espace ne se rvlera lui que par le silence, le mutisme

    effrayant d'un monde, et par la solitude, l'illumination de sa singularit avec

    l'effacement de ce monde.

    En introduction L 'espace littraire, Maurice Blanchot observe: "Il

    semble que nous apprenions quelque chose sur l'art, quand nous prouvons

    ce que voudrait dsigner le mot solitudeS". L'isolement provoque l'instant

    intense de la fascination. L'crivain, l'artiste, s'veille de cette lthargie

    efficace et obligatoire qu'est la vie active en socit. Il souhaite l'isolement

    afin de s'exiler volontairement des milieux trop rassurants et merger ainsi

    la conscience d'tre, sa singularit lumineuse. Blanchot ajoute plus loin :

    6 Franoise Collin, Maurice Blanchot et la question de l 'criture, Paris, Gallimard, 1971 , 246 p. 7 Ibid., p. Il. 8 L 'espace littraire, p. 13.

    6

  • "crire, c'est se faire l'cho de ce qui ne peut cesser de parler, - et, cause

    de cela, pour en devenir l'cho, je dois d'une certaine manire lui imposer

    silence9". Le murmure de "ce qui ne peut cesser de parler" est la

    manifestation de l'imaginaire antrieur et seul le silence du monde, le

    mutisme de l'extrieur soi, dans "la solitude essentielle 10", fait de

    l'crivain l'cho de ce murmure. C'est ce moment que le processus de

    cration peut, plus srement, se mettre en marche. Le livre peut alors

    s'crire et le lecteur, qui en prendra ensuite connaissance, en prendra aussi

    possession pour le faire accder plus srement l'existence car il faut

    comprendre que la littrature n'a aucune existence intrinsque; le livre est

    son seul rvlateur. Elle n'arrive jamais la lumire; elle demeure dans

    l'espace littraire sous la forme indescriptible de la pure possibilit.

    L'ouvrage des conduites cratrices

    Certains livres de Maurice Blanchot m' aideront toffer davantage

    les rponses aux questionnements de base que je me suis promis de tenter

    d'claircir. L' essai L 'espace littraire sera, toutefois, l'ouvrage central de

    rfrence tout au long de ce mmoire. Il ne pouvait en tre autrement

    considrant le fait que non seulement ce livre est incontournable pour tout

    chercheur en littrature, mais il semble tre, de plus, le centre mme de toute

    l'uvre de Maurice Blanchot. Ce livre est probablement, ce jour, la

    rflexion la plus sublime sur l'art et la littrature. L 'espace littraire est

    9 Ibid , p. 2I. 10 Maurice Blanchot donne le titre "La solitude essentielle" au chapitre premier de son essai L 'espace littraire ; il y aborde ce concept personnel de la solitude chez l' crivain. Ce thme est abondamment expliqu en annexe l, p. 337.

    7

  • davantage qu'un essai. C'est un exercice de mditation qui transcende, par

    son trange justesse, la raison cratrice dans ses retranchements les plus

    lointains. L'auteur interroge des romanciers et des potes illustres par la

    porte de leurs uvres: Rainer Maria Rilke 1 1 , Stphane Mallarm!2, Franz

    Kafka!3, Andr Bretonl4 Dans son recueillement, il ne fait pas directement

    la critique de la posie et de la littrature, ou leur apologie. Il dcrit, avec

    une approche s'inscrivant surtout dans la tradition phnomnologique, le

    mouvement artistique dans sa vritable universalit. Lorsque Maurice

    Blanchot se penche sur ces crivains, il fait autour de lui une nuit semblable

    la leur et il donne, sur l'ide de l'exigence de l' uvre, de nombreux

    indices dans des rflexions imprgnes d'une brillante sensibilit. Il

    n'emprunte pas de sentiers; il les ouvre lui-mme, s'enfonant vers des

    possibilits potiques audacieuses. C'est pourquoi Blanchot surprend le

    lecteur en le laissant devant des schmas d'une clart vive. Lorsque dlivr

    du futile pour se laisser porter par l'essentiel, les questionnements

    fondamentaux, l'crivain est alors expuls de tout beau sentiment obligatoire

    ou illusion commode. Il peut alors refaire le monde sa convenance et

    prendre sa revanche sur un "extrieur" contraignant qui ne le satisfait

    d'aucune manire. C'est seulement dans ces moments uniques que l'crivain

    prendra conscience de sa condition de crature fragile expose au vide froid

    11 Rainer Maria Rilke: pote autrichien (1875-1926). Entre autres uvres: les lgies de Duino et les Sonnets Orphe (1923). 12 Stphane Mallarm: pote franais (1842-1898). Entre autres uvres: le long pome Hrodiade (commenc en 1865, il fut remani plusieurs fois, mais Mallarm ne l'achvera jamais vraiment) et Un coup de ds jamais n'abolira le hasard (I 897). 13 Franz Kafka: crivain tchque de langue allemande (1883-1924). Entre autres uvres: des nouvelles La Mtamorphose (1916), La Colonie pnitentiaire (1919) et le roman Le Procs paru un an aprs sa mort. 14 Andr Breton: crivain franais (1896-1966), il est considr comme l'un des fondateurs du mouvement surraliste. Entre autres uvres: le recueil de pomes Mont de pit (1919), les Manifestes du surralisme (parus successivement en 1924, 1930 et 1942) et le roman Nadja (1928).

    8

  • d'un univers aussi colossalement puissant qu'indiffrent. Il va, un temps,

    prouver cette sensation de plnitude venant peu aprs l'instant de

    fascination. L'artiste s'veillera avec la conviction secrte de renfermer en

    lui l'Oeuvre, le sien propre n'attendant que lui pour tre ramen la lumire.

    Beaucoup ont connu une telle certitude, hors de l'aveuglement des

    obligations de l'existence des jours ordinaires. Quelques tempraments

    audacieux, utilisant des dmarches empiriques ou rationalistes dans des

    disciplines scientifiques diverses, recherchent le but ultime jamais atteint,

    mme au prix d'efforts prodigieux: la connaissance absolue.

    L'preuve du silence et de la solitude

    La littrature est un moyen d'exploration et d'exprimentation qui n'a

    pour limites que le langage. L'acte d'crire est un engagement du corps et

    de l'esprit dont la rigueur dcide de ce qu'un livre sera bon ou mauvais.

    Pour Maurice Blanchot, l'engagement littraire implique le renoncement

    ce qui est le "nous-mme", le "Je". "Quand crire, c'est se livrer

    l'interminable, l'crivain qui accepte d'en soutenir l'essence, perd le pouvoir

    de dire "Je"15,,. Dans le silence et la solitude de l'uvre, l'crivain renonce

    au "Je" par la fascination. Les prsences extrieures, tres et choses,

    s'vanouissent alors de son environnement. Il le faut, leur simple proximit

    est dj prise de parole et c'est prcisment au moment o, par le travail de

    l'esprit, les prsences s'effacent devant lui que l'crivain apprivoise la

    solitude essentielle, dans le silence du monde. Il renonce galement la

    capacit de faire dire "Je" des personnages fictifs. En fait, c'est comme si

    15 L 'espace littraire, p. 21.

    9

  • 10

    l'univers romanesque cr demeurait tout fait hors de son atteinte, mme

    s'il lui appartient. "L'ide de personnage, comme la forme traditionnelle du

    roman, n'est qu'un des compromis par lesquels l'crivain, entran hors de

    soi par la littrature en qute de son essence, essaie de sauver ses rapports

    avec le monde et avec lui-mme16". Les personnages deviennent une

    extension de l'auteur par compromis forc. Mme s'il souhaite se laisser

    prendre au jeu trange du roman et guider par l'intelligence de l'art, il

    parvient difficilement matriser la tentation de faire de son lieu romanesque

    une version meilleure de lui-mme dans le but peine avou de se concilier

    dfinitivement le monde. Le silence de ce monde amne cette solitude

    l'crivain entran hors de lui-mme pour donner la parole un soi idal

    destin lui chapper parce que constamment baillonn par les impratifs du

    rel. Le chemin de la littrature, celle qui doit se garder d'tre simplement

    idoine, en est un difficile, prilleux, qui promet sa part de souffrances et

    d'incertitudes face la crainte d'tre peu compris. Ce qui est, finalement, un

    pnible isolement.

    La passion de l'uvre ne connat jamais l'puisement. Heureusement

    car c'est elle seule qui console le pote. Elle ne s'puise jamais parce que

    toutes les perspectives de mise en forme artistique imaginables, mme

    rigoureusement cernes, restent toujours incompltes. Le livre n'est jamais

    complt; il ne peut tre total, sans possibilit d'ajouts ultrieurs lui donnant

    toujours plus d'achvement dans un lan qui n'en finit pas. C'est pourquoi

    l'crivain doit se dcider l'interrompre pour assurer la poursuite de

    l'uvre. L'interruption du livre est une tape ncessaire pour l'assurance du

    16 Idem.

  • Il

    mouvement continuel de l'art travers les tendances du temps, de la prise en

    charge de l'uvre d'crivain en crivain, d'artiste en artiste. Nous ne

    pouvons jamais terminer un livre. Qu'importe, puisque c'est l une

    entreprise ternelle, dmesure, essentielle l'existence des civilisations.

    C'est ce dsir du mouvement continuel de l'art qui a pouss Maurice

    Blanchot mettre un terme un essai comme L 'espace littraire pour

    passer un roman comme Le dernier hommel7 . Deux livres l'exercice

    diffrent, mais qui s'interpntrent anims par le mme trange processus

    crateur.

    La raison de Maurice Blanchot et celles des philosophes

    Mme si l'on considre d'abord Maurice Blanchot comme un

    romancier et un critique littraire, la rigueur mditative de son uvre

    l'apparente obligatoirement au domaine de la philosophie. Cela est

    incontestable. Mme si la littrature et la philosophie sont reconnues, dans

    une entente purement acadmique, comme des disciplines distinctes, elles

    convergent invitablement l'une vers l'autre. L'homme et la femme de

    lettres, romanciers ou essayistes, ne peuvent se passer de la philosophie, et

    les philosophes de toutes coles deviennent toujours des crivains. Tous ces

    tres sont lis la fois par le vertige du familier et le dsir ardent d'une

    progression vers la vrit. La raison de Maurice Blanchot sera l'objet de ce

    mmoire, mais elle sera mise, quelquefois, en opposition avec celles de deux

    philosophes dont les travaux remarquables sont le fruit d'une minutie

    exemplaire, dans la recherche, et d'un souci constant d'universalisation dans

    17 Maurice Blanchot, Le dernier homme, Paris, Gallimard, 1957, 147 p.

  • 12

    la prsentation de leurs thories. Il ne pouvait tre question de les ignorer. Il

    s'agit de Jean-Paul Sartre18 et d'Emmanuel Lvinas 19 La considration

    attentive de la vie, de la mort, l'obscurit de la nature des vnements du

    monde occupent ceux-ci avec la mme justesse inquite que Maurice

    Blanchot. Leurs visions personnelles de l'existant ne peuvent, mme dans

    l'insoluble divergence du thisme et de l'athisme, avec les dsaccords

    thoriques, qu'approcher un point ultime, apothosique, lorsqu'arrives dans

    la sublimit de l'instant de fascination.

    Jean-Paul Sartre, nous le savons, est universellement reconnu, avec

    Maurice Merleau-Pontyl, comme l'un des plus grands thoriciens

    philosophiques de l'existentialisme athe (nous ne nous attarderons pas, ici,

    l'existentialisme chrtien et ses reprsentants dont Gabriel Marcel21 et

    Karl Jaspers22 et ce, mme s'il eut t intressant de comparer les deux

    existentialismes). L'existentialisme a d'abord t historiquement inaugur

    par le philosophe danois S0ren Kierkegaard23 Hritier de Martin

    18 Jean-Paul Sartre: crivain et philosophe franais (1905-1980). Thoricien illustre de l'existentialisme athe. Entre autres uvres: des essais thoriques sur la philosophie: L'Imagination (1936), L'tre et le nant (1943). L'essai littraire Qu'est-ce que la littrature? (1948). Des uvres de fiction: le roman La Nause (1938), le recueil de nouvelles Le Mur (1939). Des uvres thtrales: Les Mouches (1943), Le Diable et le Bon Dieu (1951). 19 Emmanuel Lvinas: crivain et philosophe franais (1905-1995). Son uvre philosophique, remarquable, a renouvel la considration sur la position de l'tre face l'extriorit du monde. Entre autres uvres thoriques: les essais De l'existence l'existant (1947) et Totalit et Infini (1961). 20 Maurice Merleau-Ponty: crivain et philosophe franais (1908-1961). Avec Jean-Paul Sartre, il est reconnu comme un thoricien illustre de l'existentialisme athe. Entre autres uvres thoriques: Phnomnologie de la perception (1945) et Le visible et l'invisible, paru trois ans aprs sa mort. 21 Gabriel Marcel: crivain et philosophe franais (1889-1973). Thoricien illustre de l'existentialisme chrtien. Entre autres uvres thoriques: Du refus l'invocation (1940) et La mtaphysique de Royce (1945). 22 Karl Jaspers: crivain et philosophe allemand (1883-1969). Avec Gabriel Marcel, il est reconnu comme un thoricien illustre de l'existentialisme chrtien. Entre autres uvres thoriques: Philosophie (1932) et Raison et existence (1935). 23 Sm-en Aabye Kierkegaard: crivain et philosophe danois (1813-1855). Dans sa conception universelle de l'angoisse mtaphysique de l'tre, il construisit les bases de l'existentialisme. Entre autres uvres thoriques: le Journal du sducteur (1843) et Le Trait du dsespoir (1849).

  • 13

    Heidegger4, Sartre, dans la gnralit de sa doctrine, estime que l'existence

    prcde l'essence (ce qui s'oppose absolument la trs vieille thorie de

    l'essentialisme25). L'existentialiste vit dans la seule exprience immdiate du

    monde. Cette exprience est l'intimit absolue de sa singularit prsente

    avec les tres et les choses. Cette intimit est pousse l'angoisse. Comme

    l'crit Roger Garaudy, dans son ouvrage Perspectives de l 'homme26 :

    Les thmes centraux de l'existentialisme naissent de la CrIse profonde et profondment vcue d'un monde en dsarroi, d'un monde dans l'impasse, d'un monde absurde, mais aussi de la rvolte contre cette absurdit, de l'affirmation du pouvoir invincible de l'homme de s'arracher au chaos, de leur donner un sens, de le dpasser7

    L'existentialiste prouve constamment la faillite de l'illusoire. Il ne

    contemple pas ces tres et ces choses, il les ressent hors lui, mais avec lui

    dans la proximit la plus intense. L'existentialiste prouve, dans une ralit

    rvle subitement, le fait d'exister, de reconsidrer, dans le vertige, le

    phnomne d'tre.

    La claire vision du phnomne d'tre a t obscurcie souvent par un prjug trs gnral que nous nommerons le crationnisme. Comme on supposait que Dieu avait donn l'tre au monde, l'tre paraissait toujours entach d'une certaine passivit. Mais une cration ex nihilo ne peut expliquer le surgissement de l'tre, car si l'tre est conu dans une subjectivit, ft-elle divine, il demeure un mode d'tre

    24 Martin Heidegger: crivain et philosophe allemand (1889-1976). Il a fortement influenc Jean-Paul Sartre. Entre autres uvres thoriques: L 'tre et le temps (1927) et Qu 'est-ce que la mtaphysique? (1929). 25 L' essentialisme est une thorie philosophique donnant la primaut l 'essence de l' tre ou de la chose, plutt qu' son existence. Aristote (384-322 avant J.-C.) et Saint-Augustin (354-430), entre autres, sont considrs comme des philosophes essentialistes. 26 Roger Garaudy, Perspectives de l'homme, Paris, Presses universitaires de France, 1969, 435 p. 27 Ibid , p. 41.

  • intrasubjectif. Il ne saurait y avoir, dans cette subjectivit, mme la reprsentation d'une objectivit et par consquent elle ne saurait mme s'affecter de la volont de crer de l'objectif8.

    L'existentialisme athe rejte toute volont subjective divine

    dpassant mtaphysiquement l'homme. Celui-ci est son seul matre. Le

    jaillissement de l'univers observable, qui donne l'existant, s'est fait dans

    l'indiffrence infinie de l'incommensurable absence ternelle, mais l'tre

    existentialiste athe ne perd pas de temps la contemplation de cette

    absence; il est conscient, au dpart, qu'elle est l'univers; il ne s'arrte pas

    l'effroi de l'ternit. Pour Jean-Paul Sartre, l'homme traverse l'existence

    ordinaire dans l'indiffrence impersonnelle de la suite des vnements. Cette

    certitude se reflte intensment dans le roman La Nause29 travers les

    observations d'Antoine Roquentin, un crivain apparemment charg d'une

    recherche documentaire fort dtaille sur un obscur personnage historique.

    La Nause est le journal intime de Roquentin, journal dans lequel il

    note des rflexions intimes lors de ses dplacements dans des lieux

    d'habitude, Bouville : dans sa chambre d'htel, la bibliothque

    municipale, dans un caf sur la rue, au parc du jardin public. Ces rflexions

    rendent compte, au lecteur de ce journal, de ces "rveils" d'une lucidit

    croissante menant la rsignation l'absurdit de l'existence que Roquentin

    appelle ses "Nauses".

    28 Jean-Paul Sartre, L'tre et le nant, Paris, Gallimard, 1943, p. 31. 29 Idem, La Nause, Paris, Gallimard, 1938,250 p.

    14

  • 15

    Par exemple, ce passage significatif ou nous retrouvons Antoine

    Roquentin, assis sur un banc dans un parc, contemplant la racine d'un grand

    marronruer :

    L'absurdit, ce n' tait pas une ide dans ma tte, ni un souftle de voix, mais ce long serpent mort mes pieds, ce serpent de bois. Serpent ou griffe ou racine ou serre de vautour, peu importe. Et sans rien formuler nettement, je comprenais que j'avais trouv la clef de l'Existence, la clef de mes Nauses, de ma propre vie30

    Nous verrons, au chapitre premier de ce mmoire, la nature trange de

    ce malaise vertigineux qui dfinit bien l'existentialisme de Sartre et quel

    point le personnage de Roquentin rejoint, dans son errance travers les

    jours ordinaires, celui de Thomas du roman Aminadab31 de Maurice

    Blanchot.

    Le choix d'Emmanuel Lvinas, dans la perspective d'lucidation de

    l'uvre de Maurice Blanchot, tait indispensable. Dans son article "Maurice

    Blanchot, le sujet de l'engagement32", Philippe Mesnard voque quelques

    circonstances qui feront de Lvinas une figure essentielle de la vie de

    Blanchot et un ami personnel33 et ce malgr ce qui les sparait au dpart.

    "L'histoire et la littrature sont mls de faon singulire son pass4",

    30 Ibid , p. 184. 31 Maurice Blanchot, Aminadab, Paris, Gallimard, 1943, 227 p. 32 Philippe Mesnard, "Maurice Blanchot, le sujet de l' engagement", Paris, L'infini, IXMmlre lm, p. 103-128. 33 Ce n'est pas tant l' trange science de la littrature qui rapprochera Maurice Blanchot d'Emmanuel Lvinas, que ce dsastre des temps modernes, 1 'Holocauste, qui sera, quelques annes plus tard, l' aboutissement effroyable de la monte du nazisme en Allemagne qui avait eu lieu dans les annes trente, dsastre qui incitera Blanchot au retrait pour construire son uvre littraire. Nous y reviendrons au chapitre premier. 34 "Maurice Blanchot, le sujet de l' engagement", p. 111 .

  • 16

    crit Philippe Mesnard. Nous verrons comment, dans sa jeunesse,

    l'implication littraire de Maurice Blanchot, pour des publications

    l'idologie d'extrme-droite, sera dterminante dans la dcision de se

    rfugier hors du monde.

    Ils [Maurice Blanchot et Emmanuel Lvinas] se rencontrent, en 1923, Strasbourg o Blanchot poursuit des tudes de philosophie et de thologie. Emmanuel Lvinas (n le 12 janvier 1906 en Lituanie) est aussitt tmoin de l'engagement monarchiste de Blanchot. [ ... ] L'influence de Lvinas est trs importante et sa pense philosophique est mme dterminante - effet pervers d'une amiti agissant de faon souterraine35

    L' uvre philosophique de Lvinas - uvre s'imprgnant, mon sens,

    d'une sagesse hbraque multi-millnaire - fait de l'extriorit l'objet d'un

    merveillement transcendant l'ide de Dieu et s'opposant ds lors

    absolument l'athisme sartrien. Pour Sartre, la libert est une condition

    laquelle nous ne pouvons chapper; pour Lvinas, elle est une grce

    permettant l'tre d'approcher l'intemporel. L'essai Totalit et infin;36 rend

    compte de cette distance difficilement franchissable, de Lvinas

    l'existentialisme athe. Ce livre se veut une entreprise originale largement

    influence, dans sa dmarche formelle (comme ce fut le cas pour l'ouvrage

    L'tre et le nant de Jean-Paul Sartre), des thories intuitives et

    phnomnologiques de Henri Bergson37 et de Edmund Husserl38

    3S Idem. 36 Emmanuel Lvinas, Totalit et Infini, Paris, Bibliothque gnrale franaise, 1971 , 347 p. 37 Henri Bergson: crivain et philosophe franais (1859-1941). Grande sommit mondiale de la philosophie moderne. Sa thorie principale accorde davantage, dans l'apprentissage des connaissances, la priorit l'intuition qu' l'intelligence. Entre autres uvres: Matire et mmoire (1896) et L 'volution cratrice (1907). 38 Edmund Husserl: crivain et philosophe allemand (1859-1938). Il est considr comme le pre de la phnomnologie. Entre autres uvres: Recherches logiques (1900) et Mditations cartsiennes (1931).

  • tre l'infini - l'infinition - signifie exister sans limites et, par consquent, sous les espces d'une origine, d'un commencement c'est--dire encore comme d'un tant. L'indtermination absolue de l'il y a39

    - d'un exister sans existants - est une ngation incessante, un degr infini et, par consquent, une infinie limitation. Contre l'anarchie de l'il y a, se produit l'tant, sujet de ce qui peut arriver, origine et commencement, pouvoir. Sans l'origine tenant son identit de soi, l'infmition ne serait pas possible. Mais l'infinition se produit par l'tant qui ne s'emptre pas dans l'tre, qui peut prendre ses distances l'gard de l'tre, tout en restant li l'tre ; autrement dit l' infinition se produit par l'tant qui existe en vrit. La distance l'gard de l'tre -par laquelle l'tant existe en vrit (o l' infmi), se produit comme temps et comme conscience ou encore comme anticipation du possible. travers cette distance du temps, le dfinitif n'est pas dfinitif, l'tre tout en tant, n'est pas encore, demeure en suspens et peut, tout instant, commencer40

    Face l'effroi du concept de l"'il y a", cette neutralit vertigineuse de

    l'absence absolue, le philosophe doit opposer, pour la dfense du monde

    contre l'absurde, une subjectivit mtaphysique prenant sa base dans la

    sagesse hbraque, avec l'ide de Dieu. Mais la croyance en Dieu ne suffit

    pas anihiler l'effroi de l"'il y a". "C'est parce que l'il y a nous tient

    totalement que nous ne pouvons pas prendre la lgre le nant et la mort et

    que nous tremblons devant eux41". L'crivain ne peut viter cet effroi que

    Lvinas nomme "il y a". L'imaginaire antrieur, qui dlimite le lieu de

    l'avant-criture, place l'crivain devant le fait du risque de la nantisation

    39 Au sujet de ce concept de l'''il y a", Emmanuel Lvinas prcise, en prface de son ouvrage De ['existence ['existant, en page 10, la distance entre ce concept qui lui est personnel et celui de Martin Heidegger: "Terme foncirement distinct du "es giebt" heideggerien. Il n'a jamais t ni la traduction, ni la dmarque de l'expression allemande et de ses connotations d'abondance et de gnrosit". 40 Totalit et Infini, p. 313. 41 Emmanuel Lvinas, De ['existence ['existant (1947), Paris, Vrin, 1993, p. 21.

    17

  • 18

    des possibilits de l'uvre, et par consquent de l'urgence, de

    l'indispensable de l'affirmation de son tre dans le monde, le seul espoir,

    pour lui, d'chapper la terreur muette de l'absurde. crire devient, dans la

    recherche du sens dans le monde rel, dans l'esprance des significations

    heureuses, l'exprience de l'tre qui cherche l'oubli de lui-mme pour

    consigner davantage l'uvre dans son histoire personnelle, l'histoire du

    monde. Maurice Blanchot crit, en faisant rfrence l'exprience de

    Rainer Maria Rilke: "Les souvenirs sont ncessaires, mais pour tre

    oublis, pour que, dans cet oubli, dans le silence d'une profonde

    mtamorphose, naisse la fin un mot, le premier mot d'un vers42". Et la

    naissance timide de ce premier mot, de ce premier vers, ne se fera que dans

    la proximit de l'uvre, c'est--dire au moment o l'artiste prouvera le

    vertige du silence absolu et universel, le mutisme de l'extrieur du monde,

    dans "la solitude essentielle", l'absence de l'autre. C'est dans cette

    proximit de l'uvre, juste avant la dlimitation de l"'espace littraire", que

    s'penchera, dans l'imaginaire antrieur, le lieu de l'avant-criture.

    42 L'espace littraire, p. 105.

  • CHAPITRE PREMIER

    Une approche de l'uvre de Maurice Blanchot

    Le chemin difficile

    Le vritable tranget de l'art manifeste sa prsence travers ce que

    j'appellerai le chemin difficile. Celui qui exclut l'artiste de la douceur de

    l'ignorance. Comment expliquer le ressentiment du chemin difficile? Il faut

    bien commencer quelque part. Maurice Blanchot ouvre son essai L'espace

    littraire) par le questionnement suivant : "Il semble que nous apprenions

    quelque chose sur l'art, quand nous prouvons ce que voudrait dsigner le

    mot solitude. De ce mot, on a fait un grand abus. Cependant, "tre seul",

    qu'est-ce que cela signifie? Quand est-on seul2?"

    La solitude dans laquelle l'artiste doit s'panouir pour faire uvre est

    bien davantage que l'isolement, prescrit par le besoin de l'art, et qui est son

    loignement de l'activit humaine pour tre seul, ne pas subir la prsence de

    l'autre.

    1 Maurice Blanchot, L'espace littraire, Paris, Gallimard, 1955,376 p. 2 Ibid, p. 13.

    19

  • La solitude de l'uvre - l'uvre d'art, l'uvre littraire - nous dcouvre une solitude plus essentielle. Elle exclut l'isolement complaisant de l'individualisme, elle ignore la recherche de la diffrence ; le fait de soutenir un rapport viril dans une tche qui couvre l'tendue matrise du jour ne la dissipe pas. Celui qui crit l'uvre est mis part, celui qui l'a crite est congdi. Celui qui est congdi, en outre, ne le sait pas. Cette ignorance le prserve, le divertit en l'autorisant persvre2.

    20

    La "solitude plus essentielle" est l'ignorance de l'artiste du temps de

    l'mergence de son uvre la lumire. Et cette ignorance autorise

    l'esprance de la simple ralisation. En fait l'artiste, mme s'il recherche

    d'abord la diversit des projets, ne rve qu' un seul, mais ce projet est

    inatteignable parce que vou la dmesure de l'abstraction. L'imaginaire

    antrieur ne peut rvler purement la forme ; l'artiste ne russit extraire,

    dans l'approche de l'imaginaire antrieur, que le pressentiment de l'uvre,

    mais ce pressentiment, ce soupon de la ralisation, aura l'avantage de

    rassurer son crateur sur la justesse de son entreprise. Congdi par l'uvre

    sans le savoir, il aura toujours l'esprance de la continuit, celle de cette

    uvre totale, franche dans la rvlation au jour qui prendra corps finalement

    dans des uvres distinctes voues une finition raisonnable, approximative.

    Ce travail gigantesque se manifeste aprs que le regard d'Orphe se soit

    lev vers Eurydice. L'uvre ramne l'artiste la tche, et le langage pur

    jaillit de l'imaginaire antrieur.

    3 Ibid , p. 13-14.

  • 21

    Dans le livre L'Ombilic des Limbes\ le pote Antonin Artaud5

    exprime ce jaillissement dans le pome suivant:

    Dans la lumire de l'vidence et de la ralit du cerveau,

    au point o le monde devient sonore et rsistant en nous,

    avec les yeux de qui sent en soi se refaire les choses, de qui s'attache et se fixe sur une nouvelle ralit6

    Cette "lumire de l'vidence" et cette "ralit du cerveau" suggres

    par Artaud sont l'affirmation de l'effroi du pote dans le vertige de l'coute

    du langage pur. Ce vertige est la seule possibilit de l'approche de

    l'imaginaire antrieur. Voil le cheminement du chemin difficile.

    Aminadab : l'irrationnel dans l'uvre de Maurice Blanchot

    L'criture de Maurice Blanchot, romanesque ou thorique, voque ce

    que l'tre peut prouver de l'irrationnel dans l'existence ordinaire en

    rvlant le non-familier mme le familier. Et l'irrationnel de cette uvre

    renvoie presque toujours son lecteur une prodigieuse fin de non-recevoir.

    4 Antonin Artaud, L'Ombilic des Limbes (1927), Paris, Gallimard, 1968, 252 p. S Antonin Artaud: pote franais (1896-1948). li a pris part, un temps, au mouvement surraliste. Entre autres uvres: le recueil L'Ombilic des Limbes (1927) ; l'ouvrage Van Gogh, le suicid de la socit (1947). 6 Ibid , p. 175.

  • De mme que toute uvre forte, nous enlve nous-mmes, l'habitude de notre force, nous rend faibles et comme anantis, de mme elle n'est pas forte au regard de ce qu'elle est, elle est sans pouvoir, impuissante, non pas qu'elle soit le simple revers des formes varies de la possibilit, mais parce qu'elle dsigne une rgion o l'impossibilit n'est plus privation, mais affirmation7

    22

    L' uvre de Blanchot, dans le roman, le rcit ou l'essai, dpasse la

    nostalgie primitive de l'homme pour aller la recherche d'une nostalgie

    autre, celle de l'absence nigmatique des vnements, dans des secteurs

    sans mesure, plongeant l'crivain dans le drame des illusions perdues pour

    toujours. Dans le roman Aminadab8, Maurice Blanchot exprime

    incontestablement cet tat de chose. Comment le dcrire? tous ceux qui

    veulent rellement saisir toute la porte du silence du monde et de "la

    solitude essentielle9" dans le cheminement fivreux d'une errance qui

    semble ternelle dans des lieux dmesurs, hors le temps et l'espace. Les

    personnages blanchotiens semblent incarner cet aspect indicible de nous-

    mmes qui serait l'acceptation silencieuse, collective, de l'indiffrence quant

    la prise en charge de notre destin universel. Il est vrai que ce destin est

    tourdissant d'angoisse. Quoi de plus terrible que ce qui chappe

    l'entendement? Mme SI nous souhaitons constamment interroger

    l'irrationnel, nous dvions invitablement vers les activits des jours

    ordinaires plus immdiates, plus impratives - plus rassurantes - et nous

    oublions continuellement l'essentiel de ce questionnement; en somme, nous

    errons. Ainsi quand Franoise Collin interroge la validit humaine des

    personnages de Maurice Blanchot:

    7 L'espace littraire, p. 296. 8 Maurice Blanchot, Aminadab, Paris, Gallimard, 1942, 227 p. 9 Voir dans "Introduction" en page 7 : note 10 en bas de page.

  • Les personnages sont en effet dnus le plus souvent non seulement de caractre mais aussi de conduites, si par conduite on entend la continuit d'un projet. Leurs positions sont ce point imprcises qu'elles en deviennent interchangeables. Pourtant leur ralit fictive est oppressante: ils errent, comme indfinis, sans avoir l'ubiquit volatile des esprits; incorporels, ils dploient l'immense tendue de la chair. Leurs rapports sont l'image de leur tre, la foi inconstants et violents, faits de frlements et d'affrontements soudains qui les prcipitent l'un contre l'autre. Dans un univers de clair-obscur leurs tats ont de quoi surprendre et susciter la curiosit du lecteur lO

    23

    Le thme de Aminadab illustre bien "cet univers de clair-obscur". Un

    jeune homme, Thomas, venu de nulle part, se retrouve sur l'avenue d'un

    village entre ce qui semble tre, d'un ct, une boutique, et de l'autre, un

    immeuble de pension. Aucun motif prcis ne semble avoir amen Thomas en

    ce lieu. Il veut se reposer d'une journe qui fut probablement puisante,

    mais de laquelle nous ne saurons rien. Il est d'abord interpell par un homme

    qui balaie devant la boutique dont il est apparemment le propritaire, et est

    invit Y entrer. Cette invitation courtoise, qui a presque forme d'un ordre,

    suggre le dpart d'un parcours initiatique. " - Entrez, dit-il tandis que son

    bras se tendait vers la porte et indiquait le chemin suivrell". Choqu par

    l'attitude de l'homme qui, par mfiance pour l'tranger, refusera de lui

    serrer la main - un affront bien occidental, lourd de sens et difficile

    accepter - Thomas choisira de traverser la rue pour se rendre vers

    l'immeuble.

    10 Franoise Collin, Maurice Blanchot et la question de l 'criture, Paris, Gallimard, 1971 , p. 83. Il Aminanab, p. 7.

  • 24

    Plus tard, aprs avoir sombr dans un trange sommeil dans l'entre

    de cet immeuble, il fera face, son rveil, un gardien qui pourrait bien tre

    encore une fois le boutiquier, mais avec un visage et un aspect diffrents.

    Comme si ce personnage avait le pouvoir de se fondre pour personnifier les

    choix de Thomas sur la direction prendre, et ne lui en laissant aucun.

    "Quoi, se dit-il [Thomas], est-ce l l'homme qu'on m'envoie I2,,? On

    entrevoit, au fil de la description, une forme de permanente immobilit de

    l'ordinaire des choses venant des fentres ouvertes, rvlant alors une

    indistincte solennit temporelle des lieux: l'aspect d'une magnificence

    pitine et poussireuse dans laquelle Thomas peroit peut-tre une

    esprance nouvelle.

    Le personnage de Thomas est, lui seul, une nigme. Maurice

    Blanchot en avait dj fait le hros de son premier roman Thomas

    L 'Obscur 13 Aptre de Jsus-Christ, dans la tradition chrtienne, Thomas

    incarne l'incrdule universel. Le nom de "Thomas" signifie, en vieil

    aramen, le "Toma' ", le "jumeauI4". Blanchot aurait-il voulu en faire le

    jumeau de tous les hommes ? Dans tous les cas, il semblerait que Thomas

    soit l'extension confuse d'une humanit qui a pris une direction dcisive

    vers l'indtermin, l'immeuble de pension. Maurice Blanchot reconstruit, en

    somme, un monde de toutes pices, un monde trange qui affirme le

    renoncement intime aux idaux universels.

    12 Ibid , p. Il. 13 Maurice Blanchot, Thomas L'Obscur (seconde version), Paris, Gallimard, 1950, 137 p. 14 Odelain O. et R Sguineau, Dictionnaire des noms propres de la Bible, Paris, Cerf / Descle de Brouwer, 1978, p. 24.

  • 25

    Thomas parcourt des espaces qui semblent devenir plus immenses et

    plus isols de l'extrieur d'o il est venu. Les locataires sont des tres

    singuliers exclus de la temporalit familire, et dont le comportement relve

    de l'irralit du songe. Au dtour d'un passage, Thomas rencontre un

    homme corpulent, Dom, qui, sans donner d'explications, lui passe au

    poignet le bracelet d'une paire de menottes, l'attachant ainsi solidement

    lui. Thomas sera forc vivre son trange aventure enchan cet homme

    pendant un certain temps.

    Thomas ouvrit la porte et surprit l'homme au moment o celui-ci se baissait pour ramasser les instruments de fer qui lui avaient chapp. C'tait un solide gaillard, encore jeune et l'air avantageux. Il parut mcontent et, avec des gestes vifs et adroits, il entoura les poignets de Thomas qui se trouvrent retenus dans des menottes. Thomas eut un sentiment dsagrable en prouvant le contact froid de l'acier contre sa peau, mais il ne fit aucune rsistance. "Cela devait arriver", se dit-il.[ ... ]

    L'une de ses mains tait lie au poignet gauche du nouveau venu qui le tirait en avant sans prcaution. Aprs quelques pas d'une dmarche saccade, le couloir se resserra et il ne fut plus possible d'avancer. "Voil, songea Thomas, une halte pendant laquelle je vais interroger mon compagnonI5".

    Maurice Blanchot ne donne pas d'explications sur ce geste qUI

    entretient, par son grotesque, le mystre de la prsence de Thomas dans ces

    murs. La description du tatouage facial de Dom - en fait un autre portrait de

    lui-mme doublant son propre visage - surprend le lecteur par l'vidence de

    la simultanit de l'apparition des traits, naturels ou tatous.

    15 Aminadab, p.25.

  • Il Y avait dans le dessin d'normes erreurs - par exemple, les yeux n'taient pas pareils et l'un, celui qui tait en dessous de l'il droit, semblait embryonnaire, tandis que l'autre s'panouissait sur la portion gauche du front d'une manire exagre - mais on tait touchs par une grande impression de vie. Ce second visage ne se superposait pas au premier, loin de ll6

    26

    De par leur attitude commune, les locataires se ressemblent tous et

    leurs discours souvent chevels et lancinants, cohrents dans l'absurde,

    annoncent un dsespoir complexe. Ainsi quand Thomas choue, au hasard,

    dans une salle qui tient lieu de rfectoire, il est invit par un valet prendre

    place une table. Il se fait alors aborder par un jeune homme, Jrme, un

    locataire de l'immeuble. Thomas n'a pas cherch entamer la conversation

    et le manque de rponses l'tranget des lieux ne semble pas l'inquiter,

    mais les locataires s'empressent toujours de lui donner une foule de

    prcisions sur les habitudes de la maison, des anecdotes nigmatiques qui, si

    elles ressemblent la ralit, ne peuvent lui appartenir. Thomas, en tant que

    nouveau locataire, n'est pas seulement peru par les autres comme un

    tranger ignorant les usages communs; il est l'intrus venu d'un monde qui

    s'est volatilis dans l'oubli pour apparemment prendre part une rclusion

    communautaire et entendue, dlimitant un autre monde o une humanit

    spectrale vit dans une incommensurable indtermination. Il est un non-initi

    et les membres du personnel ou les locataires font preuve, son gard, d'un

    souci de l'aider empreint d'une bouffonnerie trangement distingue, et avec

    les paroles appropries. Aussi lorsque Jrme, le voisin de table, fait

    connaissance avec Thomas, que celui-ci, toujours peu loquace, se voit forc

    de lui demander certains renseignements relatifs la maison, le jeune

    16 Ibid , p. 27.

  • 27

    homme se lance alors dans une longue explication serre - interrompue

    quelquefois par Thomas pour des claircissements sur un point ou un autre -

    tenant sur vingt-sept pages du roman. Jrme raconte simplement Thomas

    des faits survenus dans l'immeuble. Dans la ralit, ces faits seraient

    anodins; ils n'auraient pour suite que les simples commrages de pension.

    Mais dans le roman de Maurice Blanchot, dans la bouche de Jrme, ils

    deviennent de vritables contes fantastiques, des mythes terrifiants

    l'inexplicable persistant, dans une mmoire collective prive ternellement

    d'affirmation dans l'Histoire.

    Thomas le bouscula en tournant carrment son fauteuil. - Maintenant nous pouvons parler, dit le voisin. Je m'appelle

    Jrme, mon compagnon [le domestique ayant amen Thomas la table de Jrme] est Joseph. Vous tes nouveau venu? demanda-t-il. [ ... ]

    - Par consquent, continua-t-il, vous tes ignorant des choses d'ici et vous avez tendance juger svrement ce que vous voyez. Tous les dbutants sont ainsi. Comment pourraient-ils mettre les pieds dans cette maison obscure et mal tenue sans avoir une acheuse impression ? Il n'y a pour eux que des motifs de se plaindre, et quels motifs! Connaissent-t-ils seulement la chambre o ils habitent? peine s'y sont-ils tablis qu'on les force dmnager. Nous avons coutume de dire que les locataires sont d'ternels vagabonds qui ignorent mme leur chemin 17.

    Les occupants de l'immeuble, membres de cette communaut

    spectrale, ignorent l'attachement motionnel la personne ou au lieu.

    Contraints d'exister dans un manque suprme d'orientation idologique et

    mtaphysique, ils doivent composer avec les proccupations ineptes de leurs

    jours. Jrme, apparemment, connat bien l'histoire de la maison et ses

    17 Ibid, p. 83-84.

  • 28

    rumeurs tranges ; sa communaut vit dans un sursis qui ne lui a jamais t

    accord et qui ne connatra probablement jamais d'arrt. Le rcit de Jrme

    dnonce l'existence d'un fantastique imbroglio interne qui pourrait tre

    l'chelle d'un monde, mais qui ne concerne que la vie dans l'immeuble, le

    faisant paratre curieusement incongru et irrel. Cette confusion ne rend que

    plus opaque le mystre entourant les activits des domestiques.

    Ceux-ci s'apparentent davantage une inquitante police secrte qu'

    un simple groupe de travailleurs chargs de la maintenance intrieure. Les

    locataires semblent tre tmoins d'activits tranges dpassant leur

    comprhension et une infranchissable diffrence de nature humaine les

    sparent des domestiques qui sont, pour eux, des tres fabuleux capables

    d'une ngligence et d'une efficacit surnaturelles. Les domestiques restent

    absents durant des heures qui deviennent, par le jeu de l'intrigue, des

    annes, voire des sicles. Ils se manifestent, un jour, par la constatation d'un

    locataire de travaux de nettoyage faits chez lui, travaux qui tiennent alors,

    pour l'ensemble des pensionnaires, de vritables prodiges dont ils

    ressassent les prcisions durant des heures qui deviennent galement, par la

    persistance de l'tranget, des annes et des sicles. Tout cela sme dans la

    communaut un moi immense qui ne s'amenuise jamais, devenant l'art de

    vivre des gens de l'immeuble. Lorsque Jrme fait allusion, par exemple,

    une runion d'urgence des occupants de la maison organise, un jour, dans

    le but de faire la lumire sur le cas de locataires qui, la suite d'initiatives

    inattendues de la part des domestiques - nettoyages de chambres,

    rangements divers - initiatives souvent sans lendemains, avaient entrepris de

    s'acquitter eux-mmes des travaux mnagers. Dans la vie relle, une telle

  • 29

    attitude serait videmment de la simple solidarit envers ces pairs, mais dans

    ce roman, c'est l un comportement qui semble violer un ordre naturel des

    choses ayant la valeur du sacr : la ngligence du travail, la malpropret des

    lieux. Ce sacr n'a qu'une origine efface et lointaine qui dcourage, par son

    inaccessibilit, le plus dcid des locataires voulant porter plainte.

    Chacun se regardait fivreusement. On et dit que quelque chose d'inou allait s'accomplir. Quelque-uns tremblaient. N'avaient-ils pas donn leur approbation une action sacrilge, une sorte de honteuse parodie dont ils pouvaient tre chtis ? On dut les rconforter par des breuvages. Puis on lut un serment par lequel chaque locataire s'engageait ne pas attribuer au personnel les services dont il bnficierait et ne jamais rvler, s'il venait l'apprendre, le nom des personnes supplantes. On prta serment. On teignit les lumires et on se retira dans la nuit, c'tait vraiment la nuit, car qu'allait-il advenir d'une entreprise aussi audacieuse et aussi contraire aux usages l8?

    Dans ce monde intrieur, le mystre de l'existence renvoie quelque

    chose d'absolument diffrent de celui d'un quelconque mysticisme. Il ne fait

    pas rfrence, par exemple, l'nigme d'une autre vie aprs la mort; il fait,

    simplement et vertigineusement, jaillir le non-familier du familier.

    Certains crurent de bonne foi que les domestiques, frapps dans leur amour-propre par la nouvelle attitude des locataires qui leur tait un reproche et un blme, avaient rsolu de reprendre leur service et, du moins dans une certaine mesure, de remplir leurs obligations. On cita des manifestations singulires. Quelques-uns prtendirent avoir vu, par ces soupiraux qu'on a percs dans quelques chambres, des personnes grandes et fortes allumer les fourneaux du sous-sol et prparer des repas dont, il est vrai, on ne gota jamais. Or, en principe, les sous-sols taient abandonns et l'accs en tait trs difficile 19.

    \8 Ibid. , p. 93. 19 Idem.

  • 30

    Les vnements relvent toujours de la rumeur lointaine et ancienne

    qui ne trouve jamais la stabilit de la vrification formelle. Les locataires ne

    vivent que dans l'incertitude de ces rumeurs. Cette incertitude se transforme

    en effroi quand ils envisagent la vritable connaissance de la profondeur des

    chos mythiques de leur monde. Jrme poursuit son rcit avec une

    mthodicit nerveuse, rvlant Thomas ces mythes imprgns la fois de

    fantastique et de btise.

    De plus, la prcaution qu'on avait prise de laisser le service anonyme, fut une source d'quivoques et de superstitions. Alors qu'au dbut on ne pouvait pas ne pas reconnatre les hommes qui prtaient leur concours, on ne sut bientt plus, mesure qu'une plus grande masse participait cette uvre, si rellement quelques vrais domestiques ne s'taient pas glisss parmi leurs remplaants et, soit pour les surveiller, soit peut-tre pour ruiner leur effort, ne collaboraient pas avec eux. Comme cela n'tait pas invraisemblable, on ne put s'empcher de le croire20.

    Les domestiques deviennent, pour les locataires, des tres effrayants,

    dhumaniss, ayant subi des mtamorphoses les loignant de notre espce.

    Les tages de l'immeuble deviennent des lieux frapps par l'interdiction de

    s'y rendre et d'y sjourner, ce qui fait de ces lieux l'objet de rumeurs

    passionnes nourrissant une tradition sculaire dont les chos se

    rpercuteront durant des lustres dans la communaut. Ces appartements

    sont, pour les locataires, la seule perspective d'un forme d'au-del o l'tre

    pourrait avoir droit au repos aprs l'errance d'une vie.

    20 Ibid , p. 94.

  • Il ne nous tait pas permis d'aller et de venir ailleurs que sur le plan o notre domicile nous avait fixs. Monter ou descendre nous tait dfendu. Pratiquement, nanmoins, les coutumes avaient autoris certaines licences. Comme la jouissance des salles de runion nous tait reconnue et, que ces salles se trouvent presque toutes au rez-de-chausse, il n'tait personne qui n'et accs cet tage21

    31

    La communaut de l'immeuble subit une rglementation arbitraire

    impose par une autorit invisible qui n'a aucun lieu d'opration prcis. Les

    locataires ne peuvent s'en remettre personne et personne ne semble,

    d'ailleurs, appartenir un quelconque groupe d'autorit dment nomm pour

    prendre en main la direction de l'immeuble. Les lieux sont interdits cause

    d'une loi qui est la fois absolue et douteuse par l'imprcision de son

    ongme.

    Le sous-sol avait en effet, et il a toujours, une mauvaise rputation. [ ... ]

    Du reste, nous n'tions pas formellement tenus l'cart des sous-sols, et l'existence des cuisines, bien qu'elles fussent depuis longtemps abandonnes, nous laissait la libert de nous y rendre, droit dont quelques-uns usrent, comme je vous l'ai dit, dans des conditions qui n'augmentrent pas notre dsir de les imiter. Mais il en allait tout autrement des tages suprieurs. L'interdiction les visait tout spcialement et au fond ne visait qu'eux. Nous en tions bannis jamais. trange interdiction. Sans doute, mais au fond elle ne nous paraissait pas trange22

    La promulgation de cette interdiction remonte l'immmorial d'un

    monde claustrophile ayant cultiv depuis longtemps ses propres mythes,

    infranchissables par tout rationalisme. Les appartements suprieurs sont

    21 Ibid, p. 98. 22 Ibid , p. 99.

  • 32

    l'inaccessible esprance accordant la possibilit d'une intervention venant

    d'tres d'essence divine.

    Quelquefois, nous nous arrtions devant cet escalier et nous regardions. Mais cela mme tait-il permis? Avions-nous le droit de lever les yeux? Le point o atteint la vue, l'imagination l'a dj dpass, et notre imagination ne cessait de faire l'effort pour monter de plus en plus haut. [ ... ] On pouvait donc croire que certains locataires qui prenaient part aux manifestations communes - voyez comme nous sommes nombreux, comment nous connatre tous? - taient de ces privilgis et il ne nous restait qu' les dcouvrir et les interroger. Naturellement, plusieurs tentrent de se faire passer pour ceux que nous appelions les inconnus. Mais on les dmasqua vite. En mme temps, quoique que ce procd nous rpugnt, nous surveillmes discrtement l'escalier pour voir si parfois quelqu'un descendait. Personne ne descendait jamais. la vrit, tait-ce une preuve? Notre surveillance n'tait pas complte, nous tremblions trop, ds que nous entendions un bruit soit ici soit l, nous disparaissions et c'tait juste cet instant que la surveillance et t ncessaire. Bref, nous dmes nous en tenir aux rcits qui avaient cours sur le mystre des tages suprieurs et qui, sans qu'on st pourquoi, semblaient incroyables tout le monde23

    Les tages suprieurs ne peuvent en rien ressembler ceux d'en bas.

    C'est l une certitude peu valable favorisant la cration d'une lgende

    obscure promise l'ternit et raconte d'une gnration l'autre. Ces tages

    sont farouchement dfendus par les tnbres volontaires de ce qui ne peut tre

    ramen la lumire. L'homme ne pourrait sjourner dans les parages de ces

    tnbres, tout comme le pote ne peut sjourner auprs de l'uvre.

    On disait que les appartements suprieurs taient infiniment plus beaux, mieux meubls que les ntres et que l'interdiction de les visiter

    23 Ibid, p. 99-100.

  • rpondait au dsir de ne pas attirer trop de locataires et de ne pas rendre jaloux ceux qui ne pouvaient les habiter. On disait que ces appartements taient rservs des savants qui avaient besoin pour leurs tudes de silence et de calme. [ ... ] On disait aussi que les appartements n'existaient pas, que les tages n'existaient pas, que seule la faade masquait le vide, la maison n'ayant jamais pu tre acheve et ne devant l'tre que beaucoup plus tard, lorsque, aprs des annes et des annes d'ignorance, les locataires comprendraient enfm la vrit. C'est de cette vrit que nous nous crmes dsigns pour tre les dpositaires. Extraordinaire et ridicule orgueil24

    33

    Le rcit de Jrme laisse ressortir la nostalgie teinte d'un temps

    prodigieusement ancien dans lequel se perd la clart bienheureuse d'un

    monde disparu, oubli dans une nuit vide ne laissant aux tres, rvant de son

    passage, que la tristesse vaine d'une possible vocation. Ces tages

    suprieurs exercent sur les locataires une fascination folle comparable

    celle que pourrait susciter l'au-del de la vie terrestre. Ainsi lorsque Jrme

    raconte Thomas le j our fatidique o des locataires firent face un groupe

    de volontaires - volontaires chargs de rnover la maison dans le but peine

    avou de donner corps aux esprances de la communaut - dcids briser

    la loi, et de monter vers ces tages interdits.

    "Insenss, s'crirent nos chefs. Quelle folie vous saisit? Voulez-vous donc rduire nant tous nos efforts et vous anantir vous-mmes ? Tous ceux qui sortiront de cette salle seront chtis, et ce chtiment les exclura dsormais du travail commun" . Mais ces exhortations et ces menaces qui leur faisaient craindre d'tre privs des espoirs qui les stimulaient si fort, ne firent qu'augmenter leur colre et ils s'branlrent pour excuter leur dtestable projet. Alors, dj vaincus, nous nous mmes les supplier en leur reprsentant leur faute et leur imprudence ; gars nous aussi, nous en vnmes leur rappeler l'interdiction du contrat et nous leur dcrivmes les terribles dangers

    24 Ibid, p. 100-10 1.

  • que la tradition attachait ces lieux inconnus. Souvenirs ridicules. Nous avions tout fait pour dtruire ces lgendes et rendre innocentes ces superstitions25 .

    34

    En passant outre l' interdiction frappant les tages suprieurs, les

    locataires rebelles enfreignaient un commandement absolu relevant d'une

    puissance sans nom et dsobir ce commandement tait l'impensable

    mme. L'homme ne pouvait regarder cette puissance en face comme le

    pote ne peut envisager l'imaginaire antrieur. Les locataires semblent issus

    d'un dieu qui les a projets loin de son regard, dans un monde o ils ne

    peuvent attendre une rponse dfinitive la raison inconnue de leur prsence

    dans le lieu de leur seule ralit: l'immeuble. la manire de l'humanit

    errant sur terre et n'ayant que de faibles repres dans son univers

    observable, ils n'ont d'autre choix que de simplement exister en attendant

    une rvlation extraordinaire venant de trs haut. Une fois le commandement

    enfreint et les rebelles disparus dans l'obscurit ascendante de l'escalier

    menant aux tages suprieurs, un silence suggrant la mort psera durant un

    temps indfinissablement long.

    Fait trange, il semblait que le bruit vnt d'en bas, du sous-sol ou d'un lieu plus cach encore. On et dit que dans les fondations de la maison s'veillait une voix qui sans colre, avec une terrible et juste gravit, annonait notre malheur tous. Mais nous emes peine le temps de nous interroger du regard. Au-dessus de nos ttes, des craquements, des bruits tantt assourdis tantt clatants, un frissonnement de poutres et de planches se faisaient entendre. Eh! quoi, sur nos ttes ? Et pourtant au-dessus de nous s'tendaient les chambres et les locaux du premier tage que nul mystre ne semblait touche~6.

    25 Ibid , p. 102-103. 26 Ibid , p. 103.

  • 35

    L'effroi collectif dcrit Thomas par Jrme se rapporte videmment

    l'inexpliqu de notre propre existence. Les locataires sont le jeu de forces

    mystrieuses les dpassant totalement et les liant une condition funeste

    commune. Ces forces omnipotentes voqueraient simplement celles de la

    nature contre lesquelles l'homme n'a que des possibilits d'interventions

    limites, en l'occurrence le divin. Un jour, lorsque les locataires terrifis

    entendent des plaintes venant de l'obscurit de la maison :

    Cependant, ces cris nous rveillrent et nous nous prcipitmes vers la porte. peine l'emes-nous ouverte qu'un vritable tremblement secoua l'difice et qu'au milieu d'un tumulte assourdissant une partie du plafond de la salle s'croula, ensevelissant nos amis, nos chefs et le meilleur de notre uvre. De tels instants paraissent aujourd'hui incroyables. Ceux d'entre nous qui n'taient pas blesss taient plus plaindre encore que les mourants. Alors que les agonisants frapps au sommet de leurs rves croyaient voir briller parmi les ombres l' uvre pour laquelle ils succombaient, nous autres ne percevions que le chtiment, chtiment d'autant plus insupportable que nous ignorions comment il nous avait frapps et que nous ne pouvions que l'attribuer qu' des puissances obscures, des matres invisibles, la loi qui nous punissait parce que nous l'avions offense27

    Les locataires sont donc, comme l'espce humaine entire, des tres

    dpourvus de toute connaissance renvoyant une possibilit d'interprtation

    acheve de la raison de leur condition. Dans le lieu o ils vivent, ils n'ont

    pour repres que des indices les menant l'obstacle insurmontable du

    surnaturel. Les pices accessibles de la maison sont la seule ralit

    exprimentable pour Jrme et ses compagnons d' infortune. Ces pices,

    27 Ibid , p. 104.

  • 36

    comme notre univers observable, sont le seul espace o les raisonnements

    peuvent se rencontrer et les hypothses prendre forme. Certains locataires

    mourants, victimes de l'croulement, se relvent ms mystrieusement par

    une force que Jrme ne peut dcrire Thomas. Ils sont apparemment

    dcids quitter la maison pour refaire leur vie l'extrieur, comme on le

    dirait de gens voulant s'exiler d'une patrie meurtrie pour gagner un pays

    nouveau o ils pourraient trouver le bonheur et mettre ainsi fin une errance

    jusque-l ininterrompue.

    Bien que leurs traits fussent rests les mmes, ils [les locataires] se ressemblaient dj tous et ils ne ressemblaient plus nous. Une sorte de beaut les ravageait. Leurs yeux qui paraissaient fatigus par la lumire d'ici, avaient un clat que je regardais avec honte. Leurs joues portaient des couleurs nouvelles qui attiraient et repoussaient. La vie, la joie semblaient les baigner et cependant c'est le dsespoir qu'exprimait leur moindre geste. Je me jetai leurs pieds, j'appelai les autres locataires et, tous, nous les supplimes de renoncer leurs projets. Quelques-uns comprirent nos prires et fondirent en larmes. [ ... ] Leur cur ne suffisait plus les attacher nous. Ils partaient donc, ils quittaient la maison. Projet inou. Qu'espraient-ils trouver au dehors, que voulaient-ils? La paix, une vie nouvelle? Mais non, rien de tout cela ne pouvait tre donn28

    Le rcit de Jrme, par ses rebondissements nigmatiques, piques,

    semble donner la voix un universel cloisonn qui ne serait que le reflet

    douloureusement simplifi de l'universel rel et entier de l'humanit.

    Comment ne pas observer les similitudes de l'errance des locataires,

    travers l'immeuble, avec la ntre travers un univers qui ne nous est que

    28 Ibid., p. 107.

  • 37

    partiellement rvl? La maison est la patrie d'mergence d'un peuple;

    l'extrieur, en ce cas, serait l'exil temporaire ou le bannissement dfInitif.

    Nous dmes les renvoyer [les locataires exils] dans les sous-sols en barricadant nos portes. Nous poussions des cris pour les effrayer. Nous les entendions gmir, et ces gmissements excitaient notre haine. "Partez, leur disions-nous, allez vers ce soleil que vous aimez, consolez-vous auprs d'amis qui ne seront jamais les ntres. La maison vous est jamais ferme." Comme ils ne nous comprenaient pas, notre voix qui tait comme la voix de la demeure les attirait plus qu'elle ne les loignait. Ils revenaient pleurer sur le balcon, ils erraient comme des ombres autour de l'enclos o ils ne pouvaient entrer. Il fallut user de la force. Un soir, nous cessmes de les entendre. Ils avaient d terminer les escaliers extrieurs que nous n'avions pas voulu les aider construire, car l'air froid du dehors nous empchait d'aller jusque-l. Ils partirent donc ou plutt ils ne furent plus prsents pour nous29

    L'immeuble, dans ce cas, est la seule patrie o les locataires peuvent

    vivre en ne dsesprant pas de voir, un jour, leur sort commun devenir

    meilleur. Dehors, tout est effrayant et il est impensable pour eux d'y

    sjourner: l est le malheur du dracinement et de l'errance ternelle. Les

    murs de l'immeuble leur assurent le sens d'un monde dans lequel des

    instances suprieures indfInies veillent sur eux, mme si cette prise en

    charge anonyme est la source de leurs craintes les plus vives. Les

    domestiques, bien que peu disponibles et fort enclins s'vanouir dans

    l'ombre des couloirs, rapparaissent subitement l o ils ne sont pas

    attendus.

    29 Ibid , p. 109.

  • - Non, dit le jeune homme [Jrme] en se rpondant gravement lui-mme, nous ne saurions nous en passer; aussi les domestiques sont-ils nombreux.

    - Toujours invisibles, bien entendu, dit Thomas. - Invisibles? reprit le jeune homme d'un air attrist, invisibles?

    Vous avez beau tre un nouveau venu, vous avez tout de mme pu faire quelques observations. Vous pouvez donc me rpondre. Eh bien, connaissez-vous un immeuble o l'on rencontre plus souvent le personnel ? chaque pas, un valet. Derrire toutes les portes, une servante. Si on lve la voix pour demander quelque chose, le domestique est dj l. C'est mme insupportable. Ils sont partout, on ne voit qu'eux. Service discret, lit-on sur un prospectus. Quelle plaisanterie ! Le service est accablant.

    - Tout a donc bien chang, dit Thomas, depuis les incidents dont vous m'avez fait le rcit.

    Le jeune homme le regarda avec lassitude. - Tout a chang si vous voulez, dit-il. Mais mon avis rien n'a

    vraiment chang. Comment pourrait-il y avoir ici un vrai changement? Le rglement ne le permet pas, la maison est intangible. Ce sont les jeunes locataires qui ne voient que l'apparence et qui croient le monde boulevers ds qu'on a dplac un meuble. Les locataires plus ags savent que finalement tout est toujours comme avant30

    38

    Comme dans la vie relle, seule la gnration nouvelle d'une nation

    ranime la flamme de l'espoir d'un avenir plus radieux; la dsillusion tant

    toujours pour plus tard. Les pices dans lesquelles entre Thomas semblent se

    drober derrire lui la manire d'hallucinations fugitives. Dans l'immeuble,

    Thomas erre de chambre en chambre comme s'il passait dans diffrents

    mondes ouverts, mais ne s' interpntrant pas ; des lieux qui sont des tapes

    significatives, dans l'absurde, durant sa longue marche. Thomas est Maurice

    Blanchot, la fois celui qui crit et celui qui s'incarne dans le texte.

    30 Ibid , p. 110.

  • 39

    Blanchot est cet tre qui erre dans les couloirs de la grande maison, le

    schma de sa propre angoisse, tout en ayant la certitude de s 'y retrouver

    grce des guides avec lesquels il semble s'entretenir dans son uvre, et

    dont il est le seul connatre le langage. Les tres des lieux reprsentent

    probablement des figures de sa vie qui se sont absentes au fil du temps,

    comme il s'est lui-mme absent du monde pour ne lui transmettre que des

    pages crites. Les locataires de l'immeuble sont ces figures un moment

    prsentes qui s'estompent par la suite pour laisser place un ensemble

    anonyme et bruyant noy dans une ombre paisse jaillissant constamment

    des murs. Vers la fm du roman, quand Thomas retrouve Dom, son premier

    compagnon perdu au cours de son errance, celui-ci lui rend compte d'un lieu

    souterrain la grande maison qui demeure une nigme pour les locataires

    qui ne s'y sont pas encore aventurs, et semblant tre le refuge ultime de

    ceux ayant choisi de disparatre pour toujours du monde, pour des raisons

    jamais obscures aux non-initis. Un lieu surveill par un gardien vigilant:

    Aminadab.

    Vous ne sauriez imaginer comme le contraste avec la vie de la maison est surprenant. Ce sont deux genres d'existence si opposs que l'un peut se comparer avec la vie, l'autre tant peine plus dsirable que la mort. L-bas, les locataires cessent de dpendre du rglement dont la puissance, dj affaiblie ds que l'on approche de la grande porte, est tout fait suspendue lorsqu'on a franchi le seuil. Cette grande porte, contrairement son nom, n'est qu'une barrire faite de quelques morceaux de bois et d'un peu de treillage. Mais c'est contre elle que vient se briser la force des coutumes, et l'imagination des locataires la voit comme une immense porte cochre, flanque de part et d'autre de tours et de pont-levis et garde par un homme qu'ils appellent Aminadab31

    31 Ibid, p. 212-213 .

  • 40

    Dans la tradition biblique, le nom d '" Aminadab" - nom qui signifie en

    hbreux "mon peuple est gnreux" - est celui d'un descendant de la tribu

    de Juda, fils d'Esrom32 et dont descend Jsus-Christ lui-mme. Aminadab

    est un personnage trs discret dans l'histoire judo-chrtienne. Cet

    effacement a un lien fort significatif avec celui du personnage du roman dont

    on ne sait presque rien. L'errance de Thomas est forcment lie celle, la

    fois historique et mythique, du peuple juif, qui dbuta lors de la Grande

    Diaspora (la "dispersion") qui fut dcide aprs l'chec de la rvolte

    nationaliste, en l'an 132 de notre re, contre l'empereur Hadrien33 Cette

    errance, nous le savons par l'histoire, devait durer bien longtemps,

    prcisment jusqu' la reconstruction de l'tat d'Isral, en 1948.

    L'errance de Thomas est lie l'esprance de la promesse d'une

    patrie dfinitivement bienheureuse qui ne se voit toujours que de loin.

    Comme l'crit Franoise Collin :

    Si le peuple juif peut tre dit ainsi peuple de Dieu c'est dans la mesure o il dessine Dieu avec ses pas dans la poussire du sable, par son errance. La prophtie n'est pas l'annonce d'un vnement, mais l'ouverture, dans tout vnement, d'un toujours venir, qui n'est pas avenir, qui n'a pas de lieu, et, la limite, qui n'a pas lieu. La terre promise est le mouvement de la promesse34

    32 Les rfrences sont prsentes, entre autres, dans le Livre des Nombres, au chapitre 2, aux versets 3 8 et dans l'vangile selon Saint-Mathieu, au chapitre 1, au verset 4. 33 Hadrien (Publius Aelius Adrianus): empereur romain (76-138). Il est reconnu pour avoir fait chec la rvolte, en Palestine, des juifs nationalistes, provoquant ainsi la deuxime Diaspora en l'an 132. 34 Maurice Blanchot et la question de l'criture, p. 234.

  • 41

    Le personnage de Thomas est une nigme universelle et, l'image

    d'une patrie oublie des gnrations, l'ensemble romanesque d'Aminadab

    est strile en points de repres : noms de villes, de rues baptises par les

    patronymes de gens clbres, de nationalits. Cette terrible absence,

    l'intrieur de l'univers qu'est l'immeuble de pension, se rapporte aisment

    celle de la substance mme du nom de Dieu. Dans son article "Du

    (post)modernisme comme deuil (L'thique de l'anonymat chez Maurice

    Blanchot)35", Jacques Cardinal crit:

    Ce Nom [celui de Dieu] ne cesse de s'effacer sous le dsir et ne peut s'annoncer comme le dernier mot. Cette pense de l'infini ne trouve rien, et surtout pas la preuve ontologique de l'existence de Dieu sinon le ressassement infini de sa propre finitude. Paradoxe qui suppose aussi une thique de l'Histoire inacheve qu'aucun nom ne peut clore36.

    Lorsque Thomas pntre dans la grande maison, qui reprsente

    l'esprance de la promesse d'une patrie, il se fait projeter hors d'un monde

    dans un monde pour se retrouver dans l'antre de l'anonymat ternel. Et cet

    anonymat ne trouvera pas la consolation dfinitive, seulement l'espoir d'un

    possible repos dans l'extnuation de l'existence.

    La qute de Thomas et l'itinraire d'Antoine Roquentin

    Le retrait volontaire du monde, un retrait dfinitif, guide Maurice

    Blanchot dans une ferveur qui est une interrogation personnelle ne pouvant

    tre partage avec personne et l'criture blesse la chair symbolique de celui

    35 Jacques Cardinal, "Du (post)modemisme comme deuil (L 'thique de l' anonymat chez Maurice Blanchot)", tudes littraires, t 1994, 27, 1, p. 139-153. 36 Ibid , p. 146.

  • 42

    qui est absent et donne voix l'trange. C'est l un chant obscur venu du

    fond des ges qui ne s'entend que dans la solitude essentielle, dans le

    silence du monde. Et ce chant ne saurait tre autre murmure que celui qui

    jaillit de l'imaginaire antrieur alors que s'ouvre, devant l'crivain, le lieu de

    l'avant-criture. L'irrationnel de l'uvre de Maurice Blanchot se dploie

    dans le roman Aminadab par le truchement du cheminement initiatique d'un

    personnage, Thomas, le long des couloirs d'un immeuble abritant une

    communaut clotre qui, par la persistance de sa dsorientation au cur de

    sa seule ralit labyrinthique, fait ressortir les limites dsesprantes de notre

    monde. L'immeuble et ses locataires sont une image relevant de l'incernable

    du rve et dont seul Maurice Blanchot, dans l'intimit absolue de

    l'interrogation de sa propre prsence dans l'univers, peut apprcier la

    vritable porte.

    Le hros d'Aminadab, Thomas, tait le double de chacun dans

    l'anonymat ternel de la prsence oblige au monde. Antoine Roquentin, le

    hros du roman La Nause37 de Jean-Paul Sartre, est l'incarnation

    imaginaire la plus intense de celui qui, un jour, dans un moment de lucidit

    unique, comprend l'implication d'une existence intgrant douloureusement

    son tre un ensemble immense, l'existant; un ensemble dont il se croyait

    auparavant aisment indpendant, par sa seule conscience d'tre simplement

    avec cet existant et non pas englu en lui par la force d'un mouvement

    d'inclusion dans une ternit absurde.

    37 Jean-Paul Sartre, La Nause, Paris, Gallimard, 1938,250 p.

  • 43

    Comme l'crit Roger Garaudy: "Le premier roman de Sartre, La

    nause, est le point de dpart d'une philosophie de la ngation et de

    l'absurde contre la philosophie classique de l'affirmation et de la vale~8".

    Antoine Roquentin - nous en avons parl en introduction - est un historien

    documentaliste occup crire la biographie du marquis Adhmar de

    Rollebon, un habile intrigant de son poque (n en 1750 et mort en prison en

    1825), ayant tremp dans divers commerces louches et complots politiques.

    Invent par Sartre, Roquentin est habilement transpos dans la ralit

    historique du monde rel, mais contrairement Thomas d'Aminadab, il a

    une identit personnelle et une fonction tablies. Le roman La Nause est le

    journal partiellement dat de Roquentin (en fait seulement deux dates

    apparaissent au dbut du journal: les 25 et 26 janvier 1932, le reste des

    indications chronologiques ne se bornant qu' des noms de jours de

    semaines et des heures approximatives. Antoine Roquentin ne destinait

    probablement ce journal qu' lui-mme et se souciait peu qu'un lecteur s'y

    retrouve), imaginaire videmment et intgr par la volont de Jean-Paul

    Sartre dans la ralit, celle-l effective, du lecteur. En exergue de ce journal,

    nous pouvons lire un avertissement des diteurs :

    cette poque, Antoine Roquentin, aprs avoir voyag en Europe Centrale, en Afrique du Nord et en Extrme-Orient, s'tait fix depuis trois ans Bouville, pour y achever ses recherches historiques sur le marquis de Rollebon39

    la lecture des romans Aminadab et La Nause, on ne peut

    s'empcher de comparer le personnage de Thomas celui d'Antoine

    38 Roger Garaudy, Perspectives de l'homme, Paris, Presses universitaires de France, 1969, p. 59. 39 La Nause, p. Il.

  • 44

    Roquentin. Il faut prciser que ces deux tres mergent dans des formules

    romanesques bien diffrentes, l'une relevant du roman conventionnel,

    acadmique, o l'auteur, Maurice Blanchot, est l'archi-narrateur se

    chargeant des descriptions et assumant l'intgrit structurelle de l'histoire;

    l'autre tant, dans sa forme gnrale et complte, un journal intime crit la

    premire personne et dont le personnage principal est le seul auteur (Jean-

    Paul Sartre disparat mme derrire ses diteurs; La Nause est l'uvre de

    Roquentin).

    Thomas volue dans un monde sans repres o les vnements se

    fondent dans l'effacement continuel du palpable; Antoine Roquentin, lui, est

    cras par ce palpable, le rationnel existentialiste pesant; les deux

    personnages, toutefois, se rejoignent, par del deux microcosmes littraires

    distincts, dans une trange complicit avec le concours de deux qutes

    n'exigeant que la clart sur le simple sens de l'existence; le chemin vers la

    rvlation ultime qui se dvoile, pour l'un dans l'acceptation oblige la

    fois du rconfort et de l'angoisse de l'ternelle absence de rponses ; pour

    l'autre, dans le rveil fulgurant de l'existentialiste prenant conscience de son

    intgration vertigineuse dans la masse pleine du rel. Antoine Roquentin est

    un errant tout comme Thomas, mais son monde n'est pas celui des lieux

    dmesurs surveills par des puissances obscures; il est l'expansion

    terrifiante d'un rel envahissant, crasant, liquide, dense, emplissant chaque

    fibre creuse, chaque fissure du possible de l'existant. Roquentin arpente un

    quotidien universel dsesprement effondr sur lui-mme n'offrant aucune

    possibilit de fuite vers autre chose que vers l'effroi d'exister.

  • Quelque chose m'est arriv, je ne peux plus en douter. C'est venu la faon d'une maladie, pas comme une certitude ordinaire, pas comme une vidence. a s'est install sournoisement, peu peu; je me suis senti un peu bizarre, un peu gn, voil tout40

    45

    La "nause" s'empare subrepticement de Roquentin. la manire

    d'une maladie dgnrescente, elle altre les dernires impressions

    communes navement optimistes de l'historien sur la ralit du monde. C'est

    invitable, Roquentin va faire la rencontre dfinitive de l'existence. Assis

    sur un banc dans le jardin public, prs d'un grand marronnier, il est foudroy

    par la rvlation du fait d'''exister'' ; il relatera cette exprience singulire

    dans son journal. Pour Antoine Roquentin, cette existence aura dsormais

    une signification autre que celle familire, ordinairement envisageable,

    d'avant la rvlation.

    Elle [l'exi