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UNIVERSITE DU QUEBEC
Mmoire
prsent
l'Universit du Qubec Trois-Rivires
comme exigence partielle
De la Matrise s Arts (Philosophie)
par
SERGE CANTIN
DE L'ILLUSION EN PHILOSOPHIE.
ELEMENTS POUR UNE HERMENEUTIQUE DE LA CULTURE
Fvrier 1983
Universit du Qubec Trois-Rivires
Service de la bibliothque
Avertissement
Lauteur de ce mmoire ou de cette thse a autoris lUniversit du Qubec Trois-Rivires diffuser, des fins non lucratives, une copie de son mmoire ou de sa thse.
Cette diffusion nentrane pas une renonciation de la part de lauteur ses droits de proprit intellectuelle, incluant le droit dauteur, sur ce mmoire ou cette thse. Notamment, la reproduction ou la publication de la totalit ou dune partie importante de ce mmoire ou de cette thse requiert son autorisation.
A Marc,
sa fidlit
IIC'est le pays de la vrit (mot sduisant) .entour d'un ocan vaste et orageux, vritable empire de l'illusion, on maints brouillards pais, des bancs de glace sans rsistance et sur le point de fondre offrent l'aspect trompeur de terres nouvelles, attirent sans cesse par de vaines esprances le navigateur qui rve de dcouvertes et l'engagent dans des aventures auxquelles il ne sait jamais se refuser et que, cependant, il ne peut jamais mener fin. Il
Enunanuel Kant
IIMoi~moi qui me suis dit mage ou ange, dispens de toute morale, je suis rendu au sol, avec un devoir chercher, et la ralit rugueuse treindre! Paysan!1I
Arthur Rimbaud
TABLE DES MATIERES "
INTRODUCTION
PREMIERE PARTIE. LA PENSEE GRECQUE.
CHAPITRE PREMIER: LE PHILOSOPHE ET LA CITE
CHAPITRE II: LA CRISE DU LOGOS
CH~PITRE III: SOCRATE
DEUXIEME PARTIE.. L' ILLUS.ION PHILOSOPHIQUE.
CHAPITRE PREMIER:
CHAPITRE II:
CHAPITRE III:
1. L'illusion
2. L'illusion
3. Descartes:
4. Kant ou la
LA DUPLICITE DU PROBLEME PHILOSOPHIQUE
ILLUSION ET SYMBOLE
L'HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE COMME DESTRUCTION PROGRESSIVE
DE SA PROPRE ILLUSION
dans la philosophie grecque
dans la philosophie mdivale
la forme la plus acheve de l'illusion
clart destructrice de l'illusion
Page
1
13
19
30
47
56
79
80
. 84
94
III
v.
TROISIEME PARTIE. L'HERMENEUTIQUE REDUCT.RICE.
A. LA CRITIQUE MARXISTE DE L'ILLUSION IDEOLOGIQUE ...... 164
CHAPITRE PREMIER: "L'IDEOLOGIE ALLEMANDE" : UN TEXTE METAPHORIQUE. . ........ 168
1. La mtaphore de la camera obscura . . . . . . . . . . . 170 2. La mtaphore du reflet sublim .............. 176
CHAPITRE II: L'INEVITABLE "CONTRAINTE" METAPHORIQUE ......... 188
1. L'amphibologie marxienne: "langage de la vie relle"
la thse d'un
2. L'arrire-fond philosophique du marxisme
188
o un certain type de valorisation des images. 200
CHAPITRE III: LE RATIONALISME POSITIVISTE DE MARX ....... 216
B. LA "CRITIQUE FREUDIENNE DE L'ILLUSION
CHAPITRE PREMIER:
CHAPITRE II:
CHAPITRE III:
POSITION DU PROBLEME
UNE CONCEPTION DITE "SCIENTIFIQUE" DE L'UNIVERS
LE THEME DE L'ILLUSION
1. La fonction conomique de l'illusion
2. Illusion et ralit
CHAPITRE IV: LE RATIONALISME POSITIVISTE
251
262
269
269
276
DE FREUD ....... 282
vi.
CONCLUS.ION ................................................................. 302
NOTES E.T REFERENCES .. .. .. . . .. .. ~ .. .. . . .. . .. .. .. .. . . .. .. .. . .. .. .. .. .. . .. .. .. .. . .. 307
BIBLIOGRAPHIE .. . . .. .. .. .. . . .. .. .. .. , . . ~ . .. ~ .. .. . . .. 348
INTRODUCTION "
"La route critique est la seule qui ~oit encore ouverte".
Kant
On s'tonnera sans doute qu'au lieu de prsenter, comme
il est d'usage dans le cadre d'un mmoire de matrise en philo-
sophie, une recherche portant soit sur un auteur en particulier
(ou du moins sur un aspect de sa doctrine), soit sur un probl-
me de mthode bien dtermin, nous ayons pris le risque de nous
attaquer un sujet aussi complexe et, surtout peut-tre, aussi
polmique que celui du sens et de- l'enjeu de la philosophie
dans le contexte de la culture occidentale. Car, outre que l'on
peut douter de l'aptitude d'un tudiant de second cycle ne
serait-ce que poser correctement ce problme, il n'est pas
certain que le lecteur soit prt reconnatre la pertinence de
ce qui, aprs vingt-cinq sicles de malentendus et de dsaccords
quant !.'objet et la mthode de la philosophie, a toute l'ap-
parence d'un faux problme. Aussi, nous apparat-il ncessaire
au seuil de ce mmoire, d'essayer d'en justifier l'intention
et d'en prciser les limites.
Le fil conducteur de notre recherche, le motif qui en
accompagne chacune des tapes et donne sens et unit une d-
marche dont le caractre diffus risque peut-tre, parfois, de
drouter le lecteur, sont virtuellement contenus dans L' I llusion
philosophique, un court essai paru en 1936 sous la plume de
2
Jeanne Hersch. Pour parler comme Gilles Lane dans son plus
rcent ouvragej A quoi bon la philosophie?, nous dirons que la
lecture de Hersch fut pour nous un "vnement personnellement
frappant" (1), vcu comme la rponse '.une attente ou encore
comme la confirmation d'une intuition que, jusque-l, nous n'ar-
rivions pas clairer d'une manire rationnellement satisfai-
sante et qui, pour cela mme, nous tourmentait. Un passage de
L'Illusion philosophique nous frappa tout particulirement et
nous servit en quelque sorte d'impulsion penser. Il s'nonce
sous la forme d'une question que Hersch adresse aux philosophes
de notre temps:
"Si la philosophie est et doit ncessairement tre btie sur un paradoxe, si elle repose ncessairement sur une illusion qui ne diminue pourtant en rien sa vrit, que devient-elle un~ fois qu'elle a dcouvert le paradoxe et l'illusion et qu'elle les a reconnus invitables et ncessaires? Il est clair qu'une telle dcouverte ne peut pas rester sans consquen-ces: une illusion dvoile n'en est plus une; et si vraiment la philosophie dpend d'une illusion, que devient-elle aprs l'avoir dcele?" (2)
Nous aurons, tout au long de notre recherche, rendre ex-
plicites le sens et la porte de cette question, notamment en
ce qui concerne ses implications sur la crise que traverse la
philosophie contemporaine. Cette explicitation se droulera en
trois tapes correspondant aux trois parties du mmoire.
La premire partie est consacre une rflexion sur la
pense grecque qui pose le problme du philosophe dans la Cit.
Notre attention se porte spcialement sur la distance problma-
tique que, l'aube de la civilisation occidentale, la raison
grecque instaure par rapport la croyance et au mythe, soit
3
pour les comprendre, soit, au contraire, pour les expliquer et
les rduire. Nous nous attachons montrer que ce dilemme est
au coeur de la lutte que Socrate mne contre la Sophistique,
dont l'enjeu est la transcendance du logos implique dans le
non-savoir radical que postule la mthode socratique. En plus
de constituer l'aveu ironique et paradoxal de l'illusion qui
fonde ncessairement la recherche libre et authentique de la
vrit philosophique, nous nous demanderons, titre d'hypothse,
si l'ignorance socratique ne doit pas tre comprise comme l'ef-
fort pour clairer la possibilit d'une mdiation entre la pa-
role commune et le logos; possibilit qui, ds le platonisme, se
trouve voile par la prsomption thorique des systmes philo-
sophiques.
La seconde partie de la recherche se veut un expos cri-
tique de la thse de Hersch selon laquelle l'histoire de la phi-
losophie occidentale, depuis les Grecs jusqu' l'poque moderne,
est l'histoire de la destruction progressive et ncessaire de
l'illusion qui la fonde. Aprs avoir retrac les principales
tapes de cette destruction, et montr qu'elle est consubstan-
tielle et coextensive au procs de dmythisation de la culture
occidentale, nous nous appliquons dire en quoi la critique
kantienne, tout en accomplissant l'ultime tape de cette destruc-
tion (par la critique de l'illusion transcendantale qui dmontre
l'impossibilit de la mtaphysique thorique), parvient pourtant
arracher la raison la tentation sceptique et nihiliste et
poser les conditions pour l'avnement d'une seconde navet
philosophique. Nous faisons porter le poids de notre interprta-
4 .
tion sur la continuit latente (non thmatise par Kant) exis-
tant entre d'une part la problmatique de l'illusion transcendan-
tale en tant que Hstructure ncessaire de la pense de l'incon~
ditionn" (Ricoeur), et d'autre part la thorie du schmatisme
o Kant cherche penser la possibilit de la connaissance onto-
logique. Peu peu il ressort de cette enqute que le vide de
la libert tend concider avec le sens ontologique positif de
l'Illusion, une fois que celle-ci, ayant subi l'preuve dcisive
de la critique du pouvoir et des limites de la raison pure,
autrement dit purifie de son savoir apparent, revient soi
comme un penser prt se rinvestir, sous la forme tlologique
de l'esprance, dans un projet (pouvant revtir les formes les
plus diverses) garanti par la certitude pratique que procure
l'individu la dcouverte que c'est lui, et lui seul, qu'in-
combe la tche de dcider de l'usage de sa raison et de donner
un sens son existence.
Prenant appui sur cette dmonstration de la valeur positi-
ve de l'illusion, nous procdons, dans la troisime et dernire
partie du mmoire, une critique de l'hermneutique rductrice
l'oeuvre dans les thories marxienne et freudienne de la cul-
ture. Il s'agira alors de montrer comment ces deux matres
modernes du "soupon", pour avoir ignor la critique kantienne
de l'illusion transcendantale, ont opr sur des formes drives
et secondes de l'illusion, o celle-ci se trouve rduite en to-
talit sa dimension ontique, savoir un systme de reprsen-
tations dformes et trompeuses d'un rel scientifiquement con-
naissable. Nous tenterons de dgager l'horizon sous lequel
5.
s'effectue cette rduction positiviste de l'illusion, c'est--
dire ce qui, au-del et sans prjudice de la valeur heuristique
des doctrines de Marx et de Freud, prside la constitution de
leurs domaines d'objectivit respectifs, travers le choix de
certains aspects identifis comme rels et de la forclusion de
d'autres aspects jugs non pertinents ou encore illusoires. On
verra que la dlimitation de l'objet scientifique, qui sert de
justification la dvaluation ontologique de l'illusion et de
l'imagination symbolique, s'accomplit en fait en fonction de
crit~res subjectifs, qui tmoignent aussi bien d'une certaine
attitude imaginative propre aux sujets Marx et Freud, que de la
prsence, au centre de l'pistmologie marxienne et freudienne,
de certains postulats ou prsupposs idologiques propres la
cul ture moderne.t
Rptons, pour viter tout malentendu, que notre interpr-
tation critique du marxisme et du freudisme ne se veut nullement -
un rejet formel du statut scientifique de ces doctrines; bien
au contraire, elle correspond l'effort pour tenter de rpondre
au dfi que celles-ci lancent la philosophie actuelle. Selon
nous, la critique marxienne et freudienne de la philosophie
est assez srieuse et profonde pour que celui qui prtend faire
aujourd'hui mtier de philosophe ne puisse viter de s'y mesurer.
Car, pas plus que quiconque veut aujourd'hui penser sa condition
d'existant, le philosophe ne peut chapper au soupon que la
conscience moderne fait peser sur elle-mme, sur sa valeur de
vrit et sur sa finalit, ni, par consquent, se drober
cette "preuve de la sparation", laquelle Marx et Freud,
6 .
indpendamment de tout ce qui les oppose, prtendent offrir
une explication globale et exhaustive, et, du moins en _.ce qui
concerne le premier, une solution radicale et universellement
applicable. Comme le dclare Paul Ricoeur:
"Tout retour en de de 'l'preuve de la sparation', est interdit ( ... ) les philosophes de la dconstruc-tion ne sont pas des adversaires du dehors combattre, mais dterminent l'espace de jeu de la mditation, ou plutt l'troitesse du dfil par quoi toute restaura-tion du pouvoir-tre crateur doit passer. Il faut donc attendre de la rflexion tout autre chose que la restitution d'une immdiatet perdue, mais une restau-ration qui incorpore la distance et la dchirure." (3)
Le tout est de savoir si la philosophie, partie prenante
cette scission et cette dchirure de la conscience qui cons-
tituent le drame de la culture actuelle, complice de cette "-
preuve de la sparation" et de cette perte de la communication
originaire avec l'tre de l'tant, si la philosophie, donc, peut
nous tre encore utile dans ce travail de restauration. Nous
n'aurions jamais entrepris la rdaction de ce mmoire si nous
n'y avions cru, si nous n'avions pas t convaincu que la philo-
sophie recle en son creux un potentiel critique capable de lui
faire surmonter la crise qu'elle a elle-mme engendre de par
son propre dveloppement, et d'clairer ainsi le sens de cette
distance et de cette absence qui habitent douloureusement l'hom-
me contemporain.
Selon nous, un tel travail d'clairement, du moins en ce
qui concerne le rle spcifique qu'est appele y remplir la
philosophie, reste indissociable d'une enqute sur le sort rserv
l'imagination, cette "folle du logis", dans la littrature
7 .
philosophique et anthropologique. Car, comme on le verra tout
au long de cette recherche, c'est bien contre l'Imaginaire, con-
tre ce pouvoir humain ( la fois immanent l'existence et ind-
terminable) de relation la transcendance par la mdiation du
symbole, que le Savoir moderne s'est construit en cherchant
affranchir la commune raison de toute pense indirecte, de toute
communication avec l'Etre fonde sur la facult symbolique.
L'enjeu de cette enqute concerne l'avenir mme de cette
interrogation sur l'tre de l'homme, qu'a inaugure, il y a
vingt-cinq si~cles, la pense grecque, et dont nos modernes
sciences empiriques de l'homme prophtisent la fin prochaine.
Comment la philosophie peut-elle rsister la critique de l'il-
lusion et de l'image dont elle fut elle-mme l'instigatrice, et
qui, paradoxalement, s'est retourne contre elle-mme au fur et
mesure que les sciences de l'homme instruisaient, au nom de
la Raison, le procs de la ~hilosophie et de la culture? Est-il
encore possible, une fois qu'on a perdu la navet, d'opposer
le "connais-toi toi-mme" socratique, cette rfrence primordia-
le et symbolique une dimension de transcendance qui donne une
signification la vrit, ce savoir positif de l'homme qui
en dmentit scientifiquement et mthodiquement le mystre?
Quelle peut tre la riposte philosophique ce que Dumont ap-
pelle ironiquement "l'anthropologie en l'absence de l'homme"?
L'Homme n'est-il qu'un mot, qu'un flatus vocis, que le reflet
cumeux du Dsir, du Langage ou de la Structure?
Il Y a deux sicles, Emmanuel Kant assignait comme tche
la philosophie trois questions partir de la finitude: "Que
8.
puis-je savoir? Que dois-je faire? Que m~est ... il permis d'es-
prer?"; questions qu'il ramenait finalement une seule:
"Qu'est-ce que l'homme?"
Quoique Kant, par son insistance " tablir la limite du
savoir et le primat du pratique chez l'tre raisonnable, nous
ait lgu l'exigence d'une anthropologie philosophique, force
est d'admettre que "les lments d'une anthropologie qu'il nous
a laisss ne sont pas proprement philosophiques: observations
diverses sur le rve, la maladie mentale, l'imagination, etc.,
qui pourraient tre verses au dossier des 'scienGes empiriques
de l'homme'" (4). Or, aujourd'hui que celles-ci ont rpondu
pour l'essentiel aux espoirs que nous avions mis en elles, c'est
de la rflexion mme sur leurs fondements, et par la voix de l'un
des plus minents spcialistes des sciences de l'homme, que
resurgit, angoissante, la question philosophique du sens de
l'anthropologie moderne: "Qu'est-il possible l'homme de faire
du savoir de l'homme?" (5) Question qui ouvre galement une
comprhension de soi de la philosophie, une rappropriation
du sens de son projet originaire; mais une r appropriation 1
qui passe ncessairement par une dsappropriation, par une cri-
tique des illusions du sujet, dont Marx et Freud (auxquels il
faudrait bien sr ajouter le nom de Nietzsche; mais nous y re-
viendrons plus loin) reprsentent les tapes dcisives.
C'est donc une nouvelle critique de la raison qu'est
appel le philosophe de ce temps, plus radicale encore, peut-
tre, que celle de Kant, puisqu'elle vise non pas t ant assurer
9.
le progrs de la raison par la dtermination de son pouvoir et
de sa limite, qu' en restaurer la signification aprs deux
sicles de progrs des sciences d'entendement qui ont eu pour
rsultat d'branler la raison dans sa confiance d'avoir une fina-
lit propre au-del du savoir positif. En ne percevant plus son
fondement dans "le sens de la vie", observait nagure Husserl,
ce que la raison a perdu c'est le sens mme de ce qu'elle fait;
et cette perte retentit sur la philosophie, lui imposant une
tche indite.
"Le scepticisme par rapport la possibilit de la mtaphysique, la ruine de la foi en une Philosophie universelle conductrice de l'homme nouveau, signifie prcisment la ruine de la foi en la Raison, comprise dans le sens de l'Epistm oppose la Doxa des anciens. C'est elle qui en dernire analyse donne leur sens tout ce qu'on suppose tre, tous les objets, valeurs
et fins, c'est--dire qu'elle assure leur relation nor-mative avec ce que dsigne ds ls dbuts de la philo-sophie le mot 'vrit', vrit en soi, et corrlativement le mot Etre. C'est aussi la ruine de la foi en une raison absolue, dont le monde tire son sens, la foi en un sens de l'histoire, en un sens de l'humanit, en sa libert comme pouvoir possible de l'homme de donner son existence humaine individuelle et gnrale un sens raisonnable." (6)
Bien entendu, il est toujours loisible au philosophe d'au-
jourd'hui de fuir l'inconfort de la situation dcrite par Hus-
serI soit en trouvant refuge dans le dogmatisme, soit en affi-
chant ce "prtendu indiffrentisme" dont parle Kant dans la pr-
face la 1re dition de la Critique de la Raison pure. Cepen-
dant, si le dogmatisme et le scepticisme pouvaient tre encore,
la fin du XVIIIe sicle, des manires authentiques de philo-
sopher, ils ne sont plus, en cette fin du XXe sicle, que le
symptme d'un mal destructeur qui affecte la raison et menace
10.
jusqu' l'existence mme de l'homme. La critique kantienne, on
le sait, devait combattre sur deux fronts: celui du dogmatisme
et celui du scepticisme. Or, ce qu'il est convenu d'appeler
l'acclration de l'histoire a, depuis lors, entran la jonction
des deux fronts, de sorte que la Critique ne se retrouve plus
maintenant que devant un seul ennemi, pass matre dans l'art
du camouflage: le nihilisme. Ennemi d'autant plus difficile
combattre qu'il n'est autre que l'esprit lui-mme en sa puis-
sance autodestructrice. Aussi, la consquence la plus grave du
nihilisme de ce temps rside-t-elle dans son redoutable pouvoir
de dralisation de la pense, ou, ce qui revient finalement au
mme, dans son tonnante capacit rendre toutes les ides,
valeurs, fins, gales entre elles, pareillement recevables, et,
en dfinitive, aussi vaines les unes que les autres, sans prise
directe sur l'vnement. Si bien que celui qui croit encore en
la ncessit d'tablir un ordre des raisons et de poursuivre in-
lassablement la recherche de la vrit, fait de plus en plus
figure de Don Quichotte des temps modernes ferraillant contre
de drisoires moulins vent.
Croire, avons-nous dit, car nous demeurons persuad qu'il
n'y a pas de philosophie sans foi; non pas une foi religieuse
positive, mais celle, la plus formelle qui soit, par laquelle
un sujet dcide de remplir le vide de sa libert en agissant
dans le monde. Or, il est se demander si une telle dcision,
une telle action libre, un tel don, sont encore possibles sans
une sorte de navet ou sans ce que Nietzsche appelait "l'illu-
sion foncire", qui reste peut-tre la condition de toute oeu-
Il.
vre cratrice, de toute existence vritablement hum~ine, le
sol nourricier de la libert. Ce qui expliquerait pourquoi,
une poque o le cancer du nihilisme ne cesse de gagner du
terrain sur la simple volont d'exister, il est devenu si diffi-
cile, en mme temps que si urgent de philosopher.
PREMIERE Pt~R,TlE L~ PENSEE' 'GRECQUE
CHAPITRE PREMIER:
PREMIERE PARTIE
LA PENSEE GRECQUE
"Quand Socrate nous dfinit comme enfants trouvs, il nous dfinit comme extrieurs des moeurs qui nous seraient naturelles, famili~res et indiscutables. D'autre part, cette forme mme d'tre extrieurs des moeurs indiscutables, cette forme de discussion des moeurs est la mo-ralit, le moral de l'Occident."
Andr Glucksmann
LE PHILOSOPHE ET LA CITE
La philosophie occidentale a suivi un dveloppement pa-
rall~le l'histoire de la culture dont elle est aussi bien l'ex-
pression et l'instrument que l'instance critique. De faon on
ne peut plus schmatique, ce dveloppement peut se caractriser
comme le mouvement par lequel l'esprit humain affirme progressi-
vement, au fil des si~cles, son autonomie et sa puissance intrin-
s~que par rapport la transcendance divine ou mythique.
En effet, depuis les Grecs, et au fur et mesure de ses
progr~s entrins par une emprise toujours accrue sur le monde
de l'objet, la Raison occidentale apparat comme un discours sur
le peu de ralit de ce qui n'est pas elle ou de ce qu'elle ne
peut apprhender au moyen de ses catgories et concepts.
"Depuis vingt-cinq si~clesJ crit Cornelius Casto-riadis, la pense grco-occidentale se constitue, s'labore, s'amplifie et s'affine sur cette th~se: tre, c'est tre quelque chose de dtermin (einai ti), dire, c'est dire quelque chose de dtermin Tti legein); et, bien entendu, dire vrai c'est dterminer le dire et ce qu'on dit par les dtermi-nations de l'tre ou bien dterminer l'tre par les dterminations du dire, et finalement constater que les unes et les autres sont le mme. Cette volution, porte par les exigences d'une dimension du dire et quivalant la domination ou l'auto-nomisation de cette dimension, n'a t ni acciden-telle ni inluctable; elle a t l'institution par l'Occident de la pense comme Raison". (1)
Nous verrons plus loin dans cette recherche comment la
propagation culturelle, intellectuelle, sociale, psychologique
de ce que Castoriadis appelle la "logique identitaire-ensem-
bliste" (2) en Occident, a eu pour corrlat l'occultation de
l'imaginaire social et la dprciation du symbolisme. Il
s'agira alors de se demander, avec Gilbert Durand notamment,
si ce que les philosophes de l'histoire ' du XIXe si~cle avaient
assimil un progr~s de la consciencej n'tait pas au fond
les "tapes de l'obnubilation et surtout de l'alination de
l'esprit ( .. ), une extinction progressive du pouvoir humain
de relation la transcendance, du pouvoir de mdiation
naturelle du symbole" (3).
1 4 .
Mais avant de s'engager dans cette discussion, il convient
de s'assurer que l'on a bien saisi les donnes principales
du probl~me. Pour ce faire, une question orientera notre d-
marche. Elle consistera chercher tablir dans quelle mesure
et dans quel sens on peut dire que la dngation du mythe, qui
est constitutive du savoir moderne, est dj implique, d~s le
dpart, dans les prmisses de la pense grecque; dans quelle
mesure et dans quel sens la mise di~tance critique de . ce qui
uni t en transcendant les hommes: le muthos, est la condition
ncessaire l'avnement du logos, a servi en quelque sorte de
manoeuvre indispensable son dploiement.
15.
Prcisons tout de suite que notre interprtation s'cartera
sciemment de tout hglianisme. En effet, le scandale qu'est
pour l'esprit la conscience de sa propre dualit, reoit, dans
le systme hglien, une solution purement rationaliste: la
distance alinante, la conscience malheureuse "divise en deux
l'intrieur d'elle-mme'; n'est j aIDais, chez Hegel, qu'une
tape ncessaire vers l'avnement de l'Esprit absolu. Aussi bien,
l'e~chatologie hglienne de la fin de l'histoire dans l'histoire,
o l'Esprit parvient, par une ultime AUfhebung, se rconcilier
avec lui-mme pour mettre fin l'alination de la conscience,
disqualifie-t-elle d'avance, par le prtendu savoir qu'elle
accrdite, tout effort d'interprtation.
Or, non seulement la rconciliation de la raison avec elle-
mme n'a pas eu lieu, mais jamais, peut-tre, plus qu'aujourd'hui
l'homme n'a-t-il prouv un tel sentiment d'angoisse et pour
ainsi dire de non-transparence devant ses propres oeuvres. Tel
un apprenti sorcier, l'homme moderne a dclench le processus
de ce qu'il croyait tre une transformation rationnelle du monde,
et dont il semble avoir perdu totalement le contrle, qui le
dborde et le menace.
16.
Devant ce qui nous apparat de plus en plus comme l'chec
de la rationalit occidentale, que devons-nous attendre de la
philosophie, laquelle participe cet chec? .. D'abord,
croyons-nous, qu'elle procde au plus tt la rcapitulation
critique de ses propres prsupposs et, notamment, de ceux qui
fondent son interprtation de l'histoire. Dj, un penseur
comme Fernand Dumont a dblay le terrain o devrait s'effectuer
ce travail de mmoire et de restauration du sens, en montrant
par exemple de quelle manire la notion de progrs culturel
constitue la cl de vote de la philosophie de l'histoire "qui
inspire secrtement ou ouvertement nos thories, le destin
plus concret de nos socits, l'avenir ventuel de la culture" (4).
D'autres voies que celles d'une phnomnologie de l'esprit
la Hegel ou de la production la Marx, s'imposent au philo-
sophe contemporain s'il veut saisir les enjeux vritables que
dtermine ce ddoublement spcifique de la conscience qui a
permis l'Occident de progresser, de se dvelopper, en un mot
de produire sa culture. Tche d'autant plus urgente que ce
ddoublement grce auquel l'homme et la culture ont pu devenir
objets aussi bien pour la science que pour la production, trahit
une propension aigu au divorce du langage d'avec la vie, le
danger d'une rupture radicale entre la culture seconde et la
culture premire. Ce dont tmoignent d'ailleurs l'envi
certains courants contemporains des sciences dites "humaines",
o l'homme n'apparat plus que comme le produit d'un dterminisme
social, historique ou encore "structural", et o la question
du sens de la recherche est vacue au profit de la mise au
point d'une vrit positive aveugle ses propres conditions
d'mergence culturelles et indiffrente ses .propres raisons
d'existence.
17 .
Certes, ne faut-il pas attendre de la philosophie la
rappropriation pleine du sens perdu, une sorte de retour la
naivet. En plus d'tre vaine, une. telle attente serait absurde:
car il n'y a de philosophie que par la distance et l'absence
que la culture a creuses comme afin de s'interroger, indfini-
ment, sur elle-mme. Cependant, il importe que- cette distance
et cette absence subsistent en tant que probl~mes philosophiques,
autrement dit que le philosophe ne cesse d'y reconnatre la
source de son angoisse et de son intrt pour la connaissance.
voil pourquoi le recours Kant peut s'avrer selon nous si
salutaire, lui qui place l'homme la source de la philosophie
comme le probl~me-limite qui s'offre la raison, mais que celle-
ci, parce qu'elle est ce probl~me, parce qu'elle est d'abord
existence, ne peut solutionner, mme si elle doit, paradoxale-
ment, maintenir l'exigence d'une rponse ultime et dfinitive
pour persvrer en son tre.
En limitant le savoir pour faire place la croyance,
selon la clbre formule mille fois cite (5), ou en rendant
hommage Rousseau comme celui qui l'a "dsabus" de son
mpri~ pour le peuple et lui appris "honorer les hommes" (6 ) ,
Kant n'a-t-il pas voulu attester, contre les outrances spcu-
latives du dogmatisme et les conclusions dsenchantes du
scepticisme, l'enracinement existentiel de la raison et l'ap-
partenance de la philosophie la culture, avec les exigences
que cela impose la pense: agir, troire, es~rer? Par l
mme Kant renouait avec Socrate: face la destruction con-
certe par Hume des trois grandes ides terminales de
la mtaphysique: le Moi, le Monde, Dieu, Kant a voulu sauver
la raison de sa propre dperdition ontologique et morale;
comme Socrate, jadis, avait dfendu la transcendance du logos
contre l'immanentisme et le cynisme des Sophistes.
18.
Le cas de Socrate est exemplaire; c'est pourquoi nous nous
y attarderons un peu longuement. La vie et la mort de Socrate
dessinent un drame qui, pour l'essentiel, est encore celui de
la culture actuelle. "Si nous cernons les impasses auxquelles
il a conduit Socrate, nous clairerons sans doute les ntres",
comme l'crit Dumont dans Le lieu de,l,'homme. (7) Aussi
tenterons-nous, dans les prochaines pages, de retracer brive-
ment la gense de cette crise du logos dont l'picentre fut
Athnes. Notre dessein n'est pas tant de chercher une quelconque
origine historique nos problmes, que de penser ceux-ci la
lumire d'un drame qui, tout en tant circonscrit dans le temps
et dans l'espace, apparat la fois comme le microcosme et le
paradigme de cette crise perptuelle du langage que recle la
culture occidentale
CHAPITRE TI: . LA. CRISE. DU LOGOS
Si l'on .s'accorde en gnral pour dire que la pense
grecque est ne du doute jet sur la valeur d'une vrit fonde
sur la tradition et l'opinion, il est en revanche plus difficile
de faire l'unanimit sur la question de savoir quel moment et
dans quelles conditions particulires la spculation grecque
est devenue p~oprement philosophique.
La difficult provient probablement de ce que la rponse
cette question dpend des prsupposs philosophiques de celui
qui la pose, autrement dit de la dfinition de la philosophie
qui sous-tend implicitement l'enqute historique. On l'a dit
et rpt: il n'y a d'histoire de la philosophie que pour un
philosophe
Rien d'tonnant alors, compte tenu de l'irrductible
diversit des conceptions philosophiques, ce qu'une recherche
prenant pour objet les origines de la philosophie puisse
donner lieu des divergences aussi considrables que celle
qui oppose, par exemple, Taylor Duprel propos de l'existence
historique du personnage de Socrate (8). Pour le premier, non
seulement il ne fait aucun doute que Socrate ait exist mais
l'exposition platonicienne du socratisme doit tre tenue pour
vridique; selon Duprel, au contraire, il n'y aurait pas eu,
historiquement, de rvolution socratique, le personnage de
Socrate n'tant qu'une fiction littraire due au gnie de Platon,
"
et derrire laquelle ne se cacherait rien de plus qu'un So-
phiste, tel qu'Aristophane en a trac le portrait dans les
Nues.
Un tel dsaccord entre historiens aussi avertis ne fait
que tmoigner, une fois de plus, de la subjectivit de tout
discours historique, qui est, comme l'avoue l'historien Georges
Duby, "le produit d'un rve" (9). A la limite, on peut dire
que ce n'est pas tellement le pass en tant que tel, le Socrate
"tel qu'il fut", qui intresse Taylor ou Duprel~ que le
Socrate tel qu'il est, tel qu'il peut tre ou non dcouvert en
chacun de nous ' . (10)
Mais il parat vident ~ d ' autre p a rt, que la philosophie
n'a pas surgi d'un seul coup et qu'elle est le fruit d'un dve-
loppement socio-historique dterrnin,celui de la Cit grecque.
C'est l que se produit une mutation sans prcdent dans l'his-
toire de l'humanit; pour la premire fois, l'homme s'arrache
la fascination du cosmos, c'est--dire d'un ordre et d'un
sens comme imposs de l'extrieur sa conscience, pour adopter
son propre point de vue, subjectif et critique, sur l'Etre,
et juger celui-ci non plus par rfrence au mythe ou un
au-del, mais selon le critre de sa raison immanente.
Ds lors, il ne parat plus possible de comprendre ce
qu'est et ce que veut la philosophie, sans s'arrter aux condi-
tions effectives dans lesquelles s'est dveloppe la Cit, en-
gage dans le drame d'une Grce qui, aux prises avec des
conflits toujours plus nombreux e t violents, cherche nanmoins
2 0.
21.
l'unit et la paix. "S'il y a, crit Jean Brun, une tragdie
de l'homme dans le monde, tragdie que plus d'un pote et plus
d'un mythe nous racontent, il y a aussi une tragdie de l'homme
dans la Cit, mais celle-ci n'est pas qu'un drame qui se vit,
elle doit tre aussi un drame qui se dnonce." (11)
Or, cette dnonciation en quoi consiste d'abord l'acte
de philosopher se veut aussi, comme le souligne Chtelet, "la
rponse une situation historique intenable, celle o triomphent,
drisoirement et dans le dsordre, l'ignorance, le mensonge,
l'injustice, la violence". (12) Rponse que la Cit grecque des
Ve et IVe si~cles tente de formuler, par la voix de ses penseurs,
pour rsorber une crise qui menace ses institutions et prserver
un quilibr~ social et politique difficilement acquis, cette
forme de gouvernement intrins~quement fragile qu'est la odmo-
cratie, o chacun a le droit de parole.
"Nous mesurons sans peine, crit Fernand Dumont, l'extraordinaire porte sociologique et culturelle de la transition qui a conduit la Cit o le pouvoir et les valeurs furent livrs aux dbats publics. Les sages durent laborer des r~gles subtiles d'quilibre social l o suffisaient aupa-ravant l'autorit et les traditions. Le conflit de 1' un et du mul ti~le ad' abord t prouv dans la sOC1t avant d'etre peru dans la nature. En passant du rite la discussion, la Parole perdit son caract~re sacr. Elle entrane les valeurs, les principes et les r~gles dans la rue. Elle n'acquit ce pouvoir si singulier que parce qu'elle devient le lieu de la dsalination, l'expression de l'autonomie personnelle et son instauration dans la communaut par l'argumentation persuasive". (13)
22.
Cette dmythification, cette scularisation de la Parole
a pour premire consquence de rendre celle-ci arbitraire,
relative. "Avec la Cit, note J.P. Vernant, l'ordre politique
s'est dtach de l'organisation cosmique; il apparat comme
une institution humaine qui fait l'objet d'une recherche inqui~te,
d'une discussion passionne. Dans ce dbat, ajoute l'auteur,
qui n'est pas seulement thorique mais o s'affronte la vio-
lence de groupes ennemis, la philosophie intervient ~s qualits."
(14)
Est-ce dire que la philosophie serait originairement
un acte politique? Sans doute. A la c.ondition toutefois de
prendre ce mot dans le sens qu'il revtait pour les Grecs,
c'est--dire comme l'effort pour ordonner la diversit des
discours et des .situations un monde qui serait significatif
pour tous les hommes. On est bien forc alors de constater
quel point la philosophie, en s'engageant plus fond dans le
processus de ddoublement de la culture, en largissant la
distance par rapport au monde pour le rendre intelligible, s'est
en mme temps coupe de la vie commune, s'est en quelque sorte
"privatise", s'loignant par le fait mme de l'enseignement
socratique. Rien de plus tranger, en effet, au dialogue so-
cratique, "expression essentielle de l'effort en commun pour
dgager la vrit intrieure aux esprits" (15) - effort par
lequel le philosophe se fait partie prenante au drame de la
Cit -, que le discours thorique, rigide, normatif, voire
totalitaire, dans lequel se sont enferms les grands syst~mes
philosophiques modernes. A la fin de sa Lettre sur l'humanisme,
23.
Heidegger crit: "La pense venir ne sera plus philosophie
( ... ), ne pourra pas non plus, comme Hegel le rclamait, aban-
donner le nom d' t,amour de la sagesse' et devenir sagesse sous
la forme du savoir absolu. La pense redescendra dans la pau-
vret de son essence provisoire. Elle rassemblera le langage
en vue du dire simple". (16)
Mais que faire en attendant que le langage redevienne le
langage de l'Etre? Ce refus de la philosophie et de la culture
comme conqute qu'affirme ici Heidegger, nous laisse-t-il
d'autre recours que la nostalgie du mythe? Ou n'est-ce pas
plutt, comme le prtend Dumont, dans l'entre-deux, dans le
Vide, que doi~ se maintenir la philosophie, puisque "pa r le
regret de ce qui a t perdu, ce Vide n'est pas un nant. Il
attire parce qu'il est une absence. L'Interrogation sait
qu'elle peut tre sauve puisqu'elle va du Vide l'absence et
qu'elle se fait alors, au plus creux de son cheminement,
mmoire". C17 )
Or, cette Interrogation, qui est en son fond mmoire,
anamnse, n'est-elle pas l'enjeu mme de ce dbat sur l'essence
du langage qui constitue la toile de fond des affrontements
intellectuels dont la Cit athnienne sera le thtre et qui
culmineront dans la condamnation mort de Socrate? Tchons
donc de prciser la nature de cet enjeu, tout en ne perdant
pas de vue sa pertinence et sa porte quant aux incertitudes
et aux angoisses de la pense la " plus actuelle.
24.
A regarder de prs l'histoire de la pen?e grecque, on
ne peut manquer d'y remarquer une rupture qui se situe vers
la moiti du Vme sicle. Jusque.-.l, en effet, la rflexion
sur la conduite humaine tait l'apanage des potes et des
lgislateurs, la philosophie, ou ce qui en tenait lieu, se
laissant tout entire absorber dans la recherche de la ralit
profonde du monde sensible. La philosophie n'est alors,
dire vrai, qu'une physique, non pas certes au sens moderne,
puisque l'enqute des pr-socratiques est axe sur la dcouverte
d'un lment ou d'un principe premiers l'origine de l'uni-
vers. (18) Mais cette recherche n'en demeure pas moins tourne
vers l'extrieur, vers le cosmos; l'homme n'est pas encore
devenu un problme pour lui-mme; la philosophie, en tant
qu'anthropologie, reste encore inventer. Pour que la pense
pt s'vader de ce qui tait devenu au Vme sice une sorte de
jeu strile des constructions clectiques autour des problmes
relatifs au devenir de l'univers, au mouvement et au changement,
il fallut une rvolution complte.
Dans son ouvrage devenu classique, La pense grecque et
les origines de l'espritscientifiqe, Lon Robin attribue
cette rvolution deux ensembles de facteurs: d'une part des
facteurs socio-politiques, et d'autre part des facteurs intel-
lectuels. Aux premiers correspondraient, selon l'auteur,
"l'accentuation de la tendance dmocratique de la constitution
. ... (et) la tactique des hommes d'Etat (pour) accrotre sans
cesse la souverainet populaire." (19) Cette dmocratisation
eut pour premi~re consquence de crer une profonde instabi-
lit politique, laquelle, masque un certain temps par l'auto-
rit de Pricl~s, finit par clater au grand jour l'occasion
de la guerre du Ploponuse.
"A mesure que se relche ainsi le lien collectif, souligne Robin, grandit l'essor de la personnalit individuelle, chacun veut sa propre libert et y tend avec un apptit d'autant plus furieux qu'il sent l'Etat plus dsempar; il aspire affranchir, par la possession du crdit politique et de la richesse, son pouvoir personnel de jouissance. A Ath~nes, et dans les cits qui ont subi son pres-tige, s'installe un individualisme tumultueux et froce". (20)
Un autre facteur, plus troitement li au dveloppement
spcifique de la spculation, contribua l'avnement d'une
, rflexion proprement philosophique. Robin explique comment,
grce au progr~s de la connaissance scientifique et technique,
corrlatif de l'mancipation de l'individu, "l'intellectuel"
grec en est arriv peu peu des questions de mthode et de
formes du savoir. "Ds que les comptences cessent d'tre
considres comme des talents inns ou des traditions privil-
gies, on rflchit sur la technique de la technique, ce qui
prpare rflchir sur la mthode mme de la pense et de la
philosophie". (21) Une fois libr de la tutelle de l'Etat et
de la religion, l'esprit peut s'interroger sur son propre pou-
voir et sur sa capacit de dterminer la condui te humaine; la
recherche du bonheur individuel, la constitution de la Cit,
l'essence du Bien ou du Beau, deviennent ainsi des objets
offerts la discussion.
25.
26.
Historiquement, les premiers rflchir sur la mthode
de la pense, adopter une reprsentation formelle des choses,
furent les Sophistes. Avec la Sophistique , ', on assiste
ilIa floraison de la pense critiqu~ et raisonneuse, qui soumet l'examen l'opinion collective pour y substituer, soit des th~ses individuelles et con-tingentes, soit une liaison de concepts qui ,prtend la ncessit et l'universalit. Ainsi, au lieu de la nature, l'homme devient de toute faon le centre de la spculation. Sous divers aspects, un 'humanisme', au sens le plus large que ce terme puisse recevoir, succde au 'naturalisme' de la philosophie antrieure ll . (22)
Mais sur quel principe se fonde cet humanisme? IIL'homme,
dclare Protagoras, est la mesure de toutes choses, de celles
qui existent et de leur nature; de celles qui ne sont pas et
de l'explication de leur non-existence ll (23) Voil toute la
IIsagessell des Sophistes rsume dans une maxime; il n'y a de
vrit que relative l'homme, c'est--dire l'individu soumis
au devenir, au changement, au mobilisme universel. En rdui-
sant la pense la connaissance sensible, qui est essentielle-
ment changeante, les Sophistes posent l'identit de l'tre et
du paratre, mesurent l'tre l'aune de la sensation indivi-
duelle, contingente et contradictoire.
Une telle perspective condamne d'avance, fatalement, toute
recherche de la vrit; car dire qu'une impression est plus
vraie qu'une autre n'a pas de sens: il n'y a de vrai que
l'impression actuelle, ou encore: il y a autant de vrits
qu'il y a d'individus et mme de sensations particulires; ,
autrement dit, plus de Vrit la fois commune et transcendante'
27.
aux individus. De ce relativisme universel au nihilisme, il
n'y a qu'un pas, que franchira Gorgias: . "Rien n'existe, dclare
ce dernier. Si quelque chose existe ce quelque chose est in-
connaissable. Si on peut le connatre -on ne peut communiquer
son savoir personne." En somme, il n'y a aucune ralit qui
soit commune tous les hommes et puisse servir de fondement
et de justification l'existence collective; il n'y a que des
apparences changeantes et "tout individu doit apprendre l'art
d'imposer aux autres les apparences qui lui sont utiles un
moment donn". (24) Ainsi, si la Sophistique marquait ses
dbuts un indniable progr~s du point de vue intellectuel en
permettant un libre exercice de la pense, "elle en vient
maintenant, comme le remarque Chtelet, faire de l'utilit
individuelle le critre de toute vrit, de toute valeur, et
met en question la lgitimit laquelle prtend la collectivit."
(25 )
C'est sur la base de cet utilitarisme, reposant lui-mme
sur un scepticisme radic'al confinant au solipsisme, que les
Sophistes vont perfectionner un art de la parole, un formalisme
verbal, qui deviendra rapidement une arme redoutable et de
plus en plus recherche par le citoyen dsireux de se faire
une place au soleil de la Cit. En change d'une rtribution,
ces matres de la rhtorique enseignent les rudiments d'une
technique de la persuasion, d'une habilet verbale et logique
grce laquelle, - dans "un pays o tout citoyen peut avoir
une part dans l'administration ou la direction des affaires de
la cit, et ne devra qu ' la parole la prpondrance de son
28.
action personnelle" (26) -, la gloire et la richesse deviennent
accessibles quiconque possde un ertain talent et consent
aux efforts ncessaires.
Ds lors, la voie est ouverte la violence, l'in jus-
tice et la dmesure. Car si l'homme est la mesure de toutes
choses, et si l'on entend par homme l'individu livr au joug
anarchique de ses passions, autant dire qu'il n'y a plus du tout
de mesure; l o rgne l'arbitraire des dsirs individuels,
la justice finit par se confondre avec la loi du plus fort, le
bien avec la puissance. "La marque du juste, affirme Ca11ic1~s,
c'est la domination du puissant sur le faible et sa supriorit
admise." "Je soutiens, moi, renchrit Thrasyrnaque, que
la justice n'est autre chose que l'intrt du plus fort". (271
Toutes ces formules, et d'autres encore, ne sont au
fond que des corollaires de l'axiome de Protagoras.
"La formule de Protagoras, remarque juste titre Jean Brun, nous place dans une situation voisine de celle o nous plongeait la formule de Nietzsche: 'Dieu est mort', mais alors que celle-ci pourrait servir, la rigueur, de point de dpart une philosophie humaniste de la libert affirmant que la Vrit est une norme humaine labore par les hommes et pour eux, celle-l nous prive de tout recours une unit quelconque, puisque l' 'homme' dont elle parle n'est pas l'Homme gnrique, mais l'homme en tant qu'individu. Si l'homme est la mesure de toutes choses les mots de Vrit, de Bien, de Justice, n'ont plus de sens, la condamna-tion de Socrate est possible, mais aussi avec elle l'existence de la Cit." (28)
En dfinitive, si la Sophistique fut -l'origine l'ex-
pression et l'instrument d'une libration de la parole,
29.
accession au logos, elle est devenue peu peu, comme en une
sorte de "gauchissement .. concomittant du dsordre qui s'in-
troduit dans la dmocratie athnienne" (29), cette justifica-
tion de la violence dont la Gr!ce de l a seconde moiti du Ve
si~cle offre le spectacle.
En privant le logos de sa relation la transcendance,
les Sophistes ont fait du langage, comme crit Jean Brun,
"l'art de justifier n'importe quoi, de soutenir n'importe quoi,
de mlanger n'importe quelle ide n'importe quelle autre,
de faire des mots les serviteurs dociles de n'importe quel
gosme". (30)
C'est dans ce contexte de dsordre et de confusion des
esprits qu'un singulier personnage du nom de Socrate fait son
apparition sur l'agora d'Ath~nes.
CHAPITRE III: SOCRATE
En apparence la dmarche socratique ne diffre point de
celle des Sophistes mais semble rpondre aux mmes besoins in-
tellectuels, satisfaire cette passion nouvelle pour la
parole qui s'est empare du citoyen. Plus encore, la technique
de Socrate', la forme que revt son enseignement, sont si sembla-
bles la rhtorique des Sophistes que non seulement Aristophane
ne fait-il aucune diffrence entre les deux mthodes, mais
que Platon lui-mme n'a pas manqu d'en souligner la ressem-
blance extrieure et trompeuse. (11) En outre, la majorit
du public nombreux qu'attire Socrate n'est-elle pas compose de
ces mmes jeunes hommes. ambitieux, clients habituels des
Sophistes, qui admirent la manire subtile avec laquelle Socrate
dveloppe une ide, en expose les contradictions, dtruit les
certitudes apparentes, pour finalement conduire la discussion
jusqu'aux impasses et aux paradoxes qui tmoignent . de la toute-
puissance de la parole?
Pourtant une chose distingue Socrate des Sophistes:
son dmon, cette divinit problmatique qui a fait couler
beaucoup d'encre sans que l'on parvienne, et pour cause, en
dterminer la nature prcise. Le dmon est ce qui rattache
Socrate au divin, il est cette voix intrieure qui, un peu
la manire de l'impratif catgorique de Kant, ne dit pas
tellement ce qu'il faut faire ou ce qui est bien, qu'il ne
met en garde contre ce que l'on se propose de faire, une sorte
31.
de "signal divin", comme il est dit dans le Phdre (242b).
Comme une autre parole surgie du plus profond de l'me de
Socrate, le dmon impose ses limites . au langage ou plutt
rappelle l'homme que le langage se rattache une transcen-
dance qui le dpasse et le fonde; il est l'expression pure,
formelle, de la libert et de la responsabilit que l'homme
doit assumer dans et par son action.
Alors que les Sophistes professent un relativi.~me
radical qui lgitime le monde tel qu'il est, justifie sa
violence et son injustice, consacre la victoire du plus fort
et du plus habile, Socrate, lui, est la recherche d'autre
chose, d'une Vrit qu'aucun raisonnement "ne peut atteindre, ,
qu'aucun langage ne peut formuler, qu'aucun systme ne peut
fonder, car elle est ce qui, prcisment, rend possible le
logos. Alors que les Sophistes mettent le logos au service du
corps et de ses besoins les plus lmentaires, les plus golstes,
Socrate en fait un moyen de dcouvrir l'tre au-del des
apparences trompeuses et des prestiges de la rhtorique dans
lesquelles se complaisent les premiers. Pour prendre encore
une fois les mots de Jean Brun, pour Socrate le logos est
"comme l'amour, une sorte d'intermdiaire entre les hommes
et les dieux chargs de transmettre aux uns ce qui vient des
autres, il est la fois riche et pauvre pris entre un ineffable
on il meurt et un bavardage on il se dgrade" (32).
La conception socratique du logos opre un renversement
radical de la dialectique telle que la concevaient les Sophistes.
Celle-ci n'est plus une fin en soi mais un moyen au service
d'une fin morale; elle n'est plus cette dispute de mots
portant sur l'apparence, sur la doxa, mais une recherche du
Vrai qui porte sur l'Etre. Toute la dmarche de Socrate
est commande par cette recherche mtaphysique et morale du
Vrai et du Bien par la mdiat~on d'un langage qui, quoique
marqu du sceau de la finitude humaine, tmoigne nanmoins de
32.
la prsence de la transcendance. Ds lors la mthode socra-
tique, c'est--dire les procds de la grammaire, de la logique
et de la rhtorique que Socrate emprunte aux Sophistes pour
les appliquer des dialogues qui se terminent en gnral sur
un doute et n'apprennent rien aux interlocuteurs sinon
justement qu'ils ne savent rien, tout cela n'a plus cette
valeur suprieure et ce prestige presque divin que lui avaient
confrs les Sophi~tes. Car dans le dialogue chacun fait
l'exprience de son ignorance foncire; en ce sens, le dia-
logue a une valeur formatrice, ducative, quoique toute ngative,
puisqu'il permet de dvoiler le caractre paradoxal de l'opinion
et les inconsquences de ses modes de raisonnement, l o les
Sophistes, eux, ne cherchaient au fond qu' l'utiliser
leurs fins personnelles, et tirer avantage, gostement, de
la confusion ambiante.
De plus, en montrant que l'essentiel chappe toujours
au raisonnement logique, que l'Etre ne se laisse pas piger par
le langage mais demeure l'objet d'une dcision morale, le
dialogue socratique tmoigne de l'chec de la mthode et
33.
conduit, de proche en proche, une Interrogation radicale sur
le sens mme de la poursuite philosophique de la vrit en tant
que celle-ci est fonde sur l'illusion et sur le paradoxe; ce
que nous aurons expliciter plus loin dans cette recherche.
Quoi qu'il en soit, le but de la mthode socratique, ou de
"l'absence de mthode", consiste, selon Chtelet,
"dtruire la certitude et ses justifications illusoires en leur opposant, non une vrit - que le dtenteur de la certitude pourrait prendre simplement pour une autre certitude - mais l'chec, l'absence ~e rponse et, ds lors, l'exigence d'une interrogation autrement conduite et comprise. Elle n'enseigne pas ce qu'il faut savoir, mais comment il ne faut pas se conduire si l'on veut se mettre en situation de savoir. Elle ne rclame pas une adhsion: elle propose un arra-chemen t ... ". ( 33 )
Arrachement au sensible, lvation morale ... :' Nietzsche
diagnostiquera l le "dclin de la morale", le commencement de la
dcadence et du nihilisme, aussi bien dans la culture que dans
la philosophie. (34) "Socrate mourant devint l'idal nouveau,
jamais rencontr auparavant", dit non sans ironie Nietzsche. (35)
Mais cet Idal, est-il bien, comme le prtend le philosophe de
la volont de puissance, le rsultat d'une sublimation des
instincts ou de la "domestication morale de l'homme"; Socrate
est-il bien celui qui, pour chapper au devenir, l'Eternel
retour, la ncessit naturelle, inventa cet arrire-monde
mtaphysique, symbole mme de l'alination humaine selon Nietzsche?
Pour Jean Brun, "ce que Nietzsche laisse dlibrment de
ct, c'est cette crise du logos qui s'est ouverte avec les
Sophistes chez qui la parole a dgnr en rhtorique. Il (36)
34.
En effet, s'il est vrai que chez les prsocratiques, dans les-
quels Nietzsche voit les seuls vrais philosophes, l'apparence
est la manifestation de l'tre et qu'il n'y a pas de dualit
de l'tre et du paratre, il n'en est pas moins vrai que c'est
avec l'apparition des Sophistes, par consquent avant Socrate,
que la belle unit est rompue. (37) Ce dernier ne lutte d'ail-
leurs pas tellement contre les apparences en tant que telles,
que contre les apparences sans tre, dont les Sophistes se
veulent les spcialistes. Ce que Socrate interroge, poursuit
de ses questions comme un "taon", c'est cette distance de
l'homme lui-mme que l'av~nement du logos instaure, et dont
lui, Socrate, pressent tout le danger:
"Ce qui est donc en cause, au fond, dans la recherche de Socrate, souligne Fernand Dumont, c'est l'autono-mie et la dpendance de la parole. C'est la dis-tance entre parole et culture qui taient auparavant troitement confondues. Ce qui se meut et se cherche entre les deux, c'est bien l'action et la cons-cience". ( 3 8 )
De cette recherche de nouvelles mdiations entre la
parole et la culture, le dmon de Socrate est peut-tre, comme
le sugg~re le penseur qubcois, le "secret soutien - non pas
le fondement assur, mais la garantie cache et qui affleure
peine dans la texture mme du dialogue socratique ... , la foi
dans un consensus commun, dans une unanimit de la parole fon-
damentale: l'exacte transposition de l'ancien univers contrai-
gnant des traditions croules". D'oU cet "appel constant un
consensus sur les mots" (39), qui revient comme un leitmotiv
dans les dialogues.
35.
Pourtant Socrate ne s'oppose pas aux dieux de la Cit,
ne vise pas leur en substituer de nouveaux; il cherche au
contraire, dans un monde o chaque individu dispose dsormais du
pouvoir virtuel de refaire le monde sa guise, rinterprter
le sens gnral de la croyance de mani~re ce que la conscience
personnelle puisse tre ramarre la culture commune. Mais,
comme dit encore Dumont, "son probl~me, et c'est aussi le ntre,
c'tait d'effectuer cette transposition sans renier les deux
termes, en leur gardant leur consistance respective". (40)
D'autre part, il faut bien admettre, avec Merleau-Ponty, que
"cette opration n'est pas si innocente. C'est dans l'univers
du philosophe qu'on sauve les dieux et les lois en les com-
prenant .. " (41) Il Y a l, et la mditation cartsienne en
porte aussi tmoignage, quelque chose comme un pari sur le sens
ou sur la vracit de l'tre; pari qui impliql;1e la foi philoso-
phique en la Raison; c'est au nom de cette foi que Socrate ira
jusqu'au sacrifice de sa vie. Voyons d'un peu plus pr~s.
Socrate, proclam le plus sage des hommes par l'oracle
de Delphes, dcide d'instituer sa propre enqute auprs de ses
concitoyens pour connatre le sens de l'oracle. Apr~s avoir
interrog l'un de ceux qui a la rputation d'tre parmi les
plus sages citoyens d'Ath~nes, il en arrive cette conclusion
tonnante:
"Je suis plus sage que cet homme-l. Il se peut qu'aucun de nous deux ne sache rien de beau ni de bon; mais lui croit savoir quelque chose, alors qu'il ne sait rien, tandis que moi, si je ne sais pas, je ne crois pas non plus savoir. Il me semble donc que je suis un peu plus sage que lui par le fait mme que ce que je ne sais pas, je ne pense pas non plus le ' savoir". (42 )
36.
Ainsi se trouve dvoil le sens de l'oracle; si Socrate
est le plus sage, ,c'est qu'il est le seul douter de rien
savoir; par l mme, le doute devient la premire condition de
la vrit. Mais ce doute, aussi radical soit-il, tmoigne de
tout autre chose que d'un scepticisme. La religion de la Cit
reste en-de du doute. Cependant, contrairement Descartes,
Socrate ne parvient pas tracer une frontire entre la recherche
philosophique de la vrit et la conduite humaine. D'o le
drame. Pourquoi n'y parvient-il pas? Simplement parce qu'il
est impossible de se faire une morale "par provision" lorsque
l'on vit dans Une socit o la morale fait l'objet d'une
incessante mise en question, d'un perptuel dbat. Parlant
de la Cit antique, Fernand Dumont crit:
"En somme, en ces temps-l, l'action et les relations humaines ont t d'oubles par une pratique singu-lire de la parole. Alors, nul comportement n'avait de sens pour lui-mme et selon des objectifs qui fussent rigoureusement fonctionnels. Le comporte-ment tait ordonn, valu, jug par rapport un mode d'action privilgi qui consistait discourir sur les affaires de l'homme. Les relations des hommes entre eux n'avaient pas non plus en elles-mmes leurs seuls critres, ne suffisaient pas dgager leurs propres intentions, ne reposaient pas sur des lois qui leur auraiept t strictement immanentes. La parole devait les accompagn~r pour en dire le sens. Plus encore, la parole constituait la relation sociale par excellence, la sociabilit tant, avant tout autre commerce, prestation de langage." (43)
Or les spcialistes de la parole, ceux qui font profession
de "discourir sur les affaires de l'homme", sont des mystifica-
teurs; ils prtendent savoir et dire la vrit lorsqu'ils affir-
~e~t qu'il n'y a d'autre vrit que celle, apparente, du plus
31.
fort ou du plus habile, et que "l'homme est la mesure de toutes
choses". Pourtant, Socrate en les interrogeant s'aperoit
qu'ils ne savent rien et qu'ils se contredisent, et pis ' encore
qu'ils se mystifient eux-mmes. La parole, "relation sociale
par excellence", s'est dgrade en mensonge, n'est plus que
le vhicule des passions individuelles, de la puissance; ds
lors, c'est l'existence mme de la Cit comme regroupement d'in-
dividus libres qui se trouve menace. Socrate veut rhabiliter
le langage et, par l mme, sauver la Cit de sa propre des-
truction. Il choue. Il ne russit pas persuader ses juges,
qui voient en lui un personnage factieux, une menace l'ordre
social et politique de la Cit.
A ses accusateurs qui s'appuient, de bonne foi (44),
sur la religion traditionnelle, Socrate n'a rien opposer
sinon sa conduite exemplaire et le dsordre rgnant dans la
Cit qui tmoigne de la crise profonde que traverse une socit
o l'individu est laiss lui-mme pour dterminer ce qui
est bien et ce qui est mal. C'est pourquoi, devant ses juges,
face l'opinion, Socrate se retrouve dans un dnuement complet;
mais son impuissance est celle de la Cit, soudain prive de
sa justification transcendante, de sa raison d'tre. Socrate
est la conscience des Athniens. Il veut redonner un sens
l'existence, il veut sauver les dieux, mais, puisque la
croyance traditionnelle, "nave", n'est plus crdible, les
sauver en les interprtant. Or une religion interprte
n'est pas la mme chose qu'une religion impose de l'extrieur
38.
et accepte en toute navet. "C'est dans l'univers du philo-
sophe qu'on sauve les dieux et les lois en les comprenant",
crit Merleau-Ponty, qui ajoute:
"La religion interprte, c'est, pour les autres, la religion supprime, et l'accusation d'impit, c'est le point de vue des autres sur Socrate. Il donne des raisons d'obir aux lois, mais c'est dj trop d'avoir des raisons d'obir: aux raisons d'autres raisons s'opposent, et le respect s'en va. Ce qu'on attend de lui, c'est justement ce qu'il ne peut pas donner: l'assentiment la chose mme, et sans considrants~ Lui, au contraire, parait devant les juges, mais c'est pour leur expliquer ce que c'est que la Cit. Comme s'ils ne le savaient pas, comme s'ils n' taie'nt pas la Ci t. Il ne plaide pas pour lui-mme, il plaide pour une Cit qui accepterait la philosophie. Il renverse les rles et le leur dit: ce' n' 'est pas moi que je dfends, c'est' vous. En fin de compte, la Cit est en lui, et ils sont les ennemis des lois, c'est eux qui sont jugs et c'est lui qui juge. Renversement invitable chez le philosophe, puisqu'il justifie l'extrieur par des valeurs qui viennent de l'intrieur." (45)
C'est ce renversement, cette justification de l'extrieur
par l'intrieur, qui distingue Socrate des Sophistes. Ce que ces
derniers opposent la religion traditionnelle, c'est une autre
tradition la fois formelle et encyclopdique; la logique, la
grammaire, la rhtorique, fournissent en quelque sorte une
mmoire ne portant que sur des connaissances extrieures qu'il
suffirait de colliger pour pouvoir faire face toutes les
opinions et manier les hommes selon les circonstances. Tout
autre est la dmarche de Socrate: elle est le refus de cette
mmoire extrieure et apparente au nom de l'inscience commune
la fois au simple citoyen et au savant. Mais ce non-savoir
est un non-savoir qui se sait, et il se sait au nom d'un savoir
39.
plus haut. Le "connais-toi toi-mme", au centre de l'enseigne-
ment socratique, fait ressortir, comme en ngatif, lorsque
toutes les illusions de connaissance ont t dissipes, l'exi-
gence absolue de la raison, son intrt pour le Vrai et pour
le Bien;
"il tmoigne, comme l'crit Jean Brun, de la nces-sit o se trouve l'homme de faire et de refaire sans cesse le bilan de lui-mme, sous peine de se perdre dans une extriorit dont les prestiges sont tels qu'ils risquent de conduire l'homme se considrer, en lui-mme et en autrui, comme un -objet et par consquent comme un moyen et non comme une fin". (46)
La grandeur de Kant fut prcisment de redcouvrir cette
grande ide socratique selon laquelle la philosophie est
d'abord un acte moral, qu'il y a la source de toute philo-
sophie la dcision d'un sujet. (47)
Prcisons to~tefois que cette dcision de se connatre
soi-mme au commencement de toute philosophie vritable, ne se
confond pas avec une recherche introspective par laquelle un
sujet chercherait se donner une vue d'ensemble de son carac-
t~re, de son 'moi' psychologique.
"Connais-toi toi-mme, ce commencement absolu a, remarque Hegel, ni en soi, ni l o il a t prononc historiquement, la signification d'une simple connaissance de soi, c'est--dire des apti-tudes, du caract~re, des penchants et des faiblesses particuli~res de l'individu; mais il signifie la connaissance de la vrit de l'homme, comme du vrai en et pour soi, - de l'essence mme, comme esprit". (48)
Prenons garde d'ajouter cependant (il faut toujours
prendre ce genre de prcaution avec Hegel), que cette connaissance
40.
n'est jamais acheve et qu'elle se prsente plutt comme une
exigence jamais satisfaite de totalit et d'unit inhrente
la raison. La parfaite connaissance .de soi reste jamais
inaccessible l'homme, tre soumis la finitude et la mort.
Bien entendu, il y a l un paradoxe, qui avant d'tre
celui de la philosophie appartient dj la "facticit" de
l'exi?tence; la finitude de l'homme a ceci de tout fait
paradoxal qu'elle lui impose une recherche de l'inconditionn,
laquelle est d'ores et dj voue l'chec; une recherche qui,
d'un point de vue ontique, est donc parfaitement illusoire et
inutile. Mais ce qui se produit avec Socrate, c'est que ce
paradoxe se trouve accept, assum par la raison, et valoris
comme tant la mani~re nouvelle dont l'Etre se rendra dsormais
accessible ' l'homme, en l'abandonnant sa propre libert, en
le rendant responsable de la sauvegarde du sens et de la moralit
de son action. A Glaucon qui lui fait remarquer que sa Cit
idale n'est fonde que dans des discours, Socrate rpond qu'"il
n'importe nullement que cette cit existe ou doive exister un
jour: c'est aux lois de celle-l seule, et de nulle autre, que
le sage conformera sa conduite". (49)
Loin d'ignorer que la Cit dont il parle est, au regard
de la perception ordinaire du monde, illusoire et fictive,
Socrate va jusqu' fonder sur elle les conditions de la sagesse,
c'est--dire du savoir authentique: dans la croyance en la
transcendance symbolise par une Cit idale, situe au-dessus
de l'histoire et dont "il n'importe nullement (qu'elle) existe
41.
ou doive exister un jour ll C'est en ce sens fondamental que
Socrate est le premier philosophe; en ce sens qu'il cre l'il-
lus ion philosophique. Bien entendu, cette cration n'en est pas
une ex nihilo, puisque la Cit idale n'est aprs tout qu'une
autre figure de la transcendance caractristique d'une culture
qui, pour prendre encore une fois les paroles de Fernand Dumont,
a pu "convertir la rfrence au mythe en un domaine de l'homme,
en une pratique collective qui ft aussi pratique d'une anthro-
pologie" (50).
Effectuer ce passage de la mythologie l'anthropologie
sans perdre, dans l'opration, la signification, tel aura t
le souci pri~cipal de Socrate. (51) Et plus qu'un souci: le
drame personnel, le dchirement de celui que Dumont appelle
"le hros ponyme de notre humanisme ll
"Pour lui, souligne ' ce dernier, se posait dj l'antinomie qui devait se durcir jusqu' nous: ou bien je me tiens du ct de ce qui est signifi-catif chez les hommes et, pour rconcilier les prfrences communes avec la vrit, je cde l'arbitraire de l'opinion utile; ou bien je me tiens du ct de la vrit mais je ne sais plus o se trouve ce monde nouveau qui n'est pas celui de mes appartenances quotidiennes". (52)
De Socrate on peut dire qu'il se tient dans l'entre-deux,
dans le Vide, non pas par irrsolution mais pour interroger
cette distance entre le sens subjectivement vcu au sein de
visions du monde partiales, et cette vrit des essences que
vise la connaissance. A la diffrence de Platon, son disciple,
il se refuse construire une thorie de la Cit idale, comme
42.
si son dmon l'avertissait du danger d'riger en systme ce
qui, pour rester significatif par rapport l'existence, doit
chapper la fermeture d'un systme, ' ce sur quoi le systme
doit lui-mme s'appuyer pou:::" ne pas fuir dans la pure abs-
traction et le non-sens. (53) Plutt que 'de forcer l'Etre se
conformer aux lois du systme, c'est au ras de la culture
commune, dans la pratique sociale la plus quotidienne et la plus
gratuite: le dialogue entre les citoyens, que Socrate cherche
en rveiller le souci, endormi dans l'immanence du langage
convenu et de l'opinion.
"Car c'est vritablement dans la prsence que l'homme se trouve et peut apprendre se connatre, dans la prsence, ou plus prcisment dans cette comprsence que le matre et le disciple dcouvrent en approfondissant le message qui, travers leur langage et leur dialogue, se prsente peu peu comme urie rminiscence d'une vrit originelle l'intrieur de laquelle ils se trouvent tous deux". (54)-
Matre et disciple ... ces termes peuvent prter qui-
voque. En fait, Socrate ne se donne jamais comme un matre
penser. "Je n'ai jamais t le matre de personne" (55),
dclare-t-il devant ses juges. Et dans le Mnon: "Je ne suis
pas un homme qui, sr de lui, embarrasse les autres: si j'em-
barrasse les autres, c'est que je suis moi-mme dans le plus
extrme embarras". (56 ) Le dialogue symbolise cette communaut
des interprtants que devrait tre la Cit; il est le lieu o
deux consciences se rencontrent, o deux ignorances se re-
connaissent, . cherchant ensemble une vrit qui leur soit
commune, la raison mme de la communication; autrement dit le
lieu mme de la rminiscence, laquelle, comme le remarque
43.
Julien Naud, "a une fonction avant tout prospective; c'est
une tche o la qute de l'origine est un chemin vers la
fin" (57).
Que Socrate n'ait rien crit, n'ait pas cherch coder,
systmatiser son enseignement, vient peut-tre de ce qu'il
voyait en l'criture un obstacle la rminiscence, la vraie
mmoir~. L'criture, comme il est dit dans le Ph~dre, risque
de produire "l'oubli dans les mes en leur faisant ngliger
la mmoire" (58) ..
Oubli de l'tre d'o procde toute alination de la
pense et de la libert humaines, dans la mesure o la vri-
table connaissance de soi se trouve masque par ce qui, dans
et par le texte, s'impose comme une vrit extrieure, objective
qu'il s'agirait simplement d'ap-prendre:
" confiants dans l'criture, c'est du dehors, par des caractres trangers, et non plus du dedans, du fond d'eux-mm~s qu'ils chercheront susciter leurs souvenirs; tu as trouv le moyen, non pas de retenir, mais de renouveler le souvenir, et ce que tu vas procurer tes disciples, c'est la pr-somption qu'ils ont la science, non la science elle-mme; car ils auront beaucoup lu sans apprendre, ils se croiront trs savants, et ils ne seront le plus souvent que des ignorants de commerce incommode, parce qu'ils se croiront savants sans l'tre". (59)
Le problme que pose ici Platon, n'est-ce pas celui,
comme dirait Dumont, de "la situation de l'anthropologue, son
droit de parler des hommes"? Il y a, dans ce passage tir du
Phdre, comme une anticipation de ce que deviendra historiquement
l'Ecriture en Occident. (60)
44.
Chez Socrate, qui n'a pas crit, la pense se veut
essentiellement pense de l'Etre, c'est--dire qu'elle ne
cherche pas produire sa relation l'Etre{ .ma;ls,. J?Qur J?~end.~e
l'expression de Heidegger, "elle se laisse revendiquer par
l'Etre pour dire la vrit de l'Etre" (61); elle est cette
"pauvret essentielle du berger" par laquelle l'homme redescend
la source de lui-mme, de sa finitude, pour y entendre l'appel
de l'Etre. C'est peut-tre ce qu'il faut entendre par la
clbreformule selon laquelle philosopher serait apprendre
mourir. Mourir pour la pense signifie essentiellement
qu'elle se rende attentive, par la rminiscence, et en-de
de sa trop grande familiarit avec les tants, ce qui se
cache et se montre la fois, la vr.i t de l'Etre dont le
sens doit subsister comme probl~me pour que l'homme continue
penser:
"Lorsque nous sommes rattachs ce qui se retire, crit Heidegger, alors nous sommes en mouvement vers ce qui se retire, vers les approches pleines d'nigmes, et donc changeantes, de son appel. Quand un homme est expressment dans ce mouvement, alors il pense, dt-il tre encore tr~s loign de ce qui se retire, dt le retirement demeurer aussi voil que jamais. Socrate, sa vie durant, et jusque dans sa mort, n'a rien fait d'autre que de se tenir et de se maintenir dans le vent de ce mouvement. C'est pourquoi il est le plus pur penseur de l'Occident, c'est pourquoi aussi il n'a rien crit. Car qui commence crire au sortir de la pense doit infailliblement ressembler ces hommes qui se rfugient l'abri du vent lorsqu'il souffle trop fort. Cela demeure le secret d'une histoire encore cache, que les penseurs de l'Occident depuis Socrate, soit dit sans prjudice de leur grandeur, aient d tre de tels rfugis". (62)
"
Dans la prochaine partie de notre mmoire, nous nous
engagerons sur les traces laisses par ces "rfugis" de la
pense. Nous nous attarderons surtout mettre en lumi~re
45.
le paradoxe qui fonde la philosophie, et l'illusion qu'elle
ne peut manquer de postuler, une fois que l'homme, rduit
la perte absolue de la Prsence - perte en laquelle le drame
de notre culture et de notre Savoir trouve son commencement -,
cherche, tragiquement, retrouver l'Etre qu'il ne peut s'em-
pcher de viser. "Le systme philosophique, l'institution de
la philosophie, crit fort justement Fernand Dumont, est une
mmoire qui fait contrepoids l'absence que creuse la trans-
cendance, qui incite la culture s e souve nir de l'Etre". (63)
DEUXIEME PARTIE L~rLLUSIONPHrLOSOPHfOUE
... DEUXIEME PARTIE
L~ILLUSION PHILOSOPHIQUE
"Il faut vouloir soi-mme l'illusion - c'est le
Nietzsche
CHAPITRE PREMIER: LA DUPLICI.T DU PROBLME PHILOSOPHIQUE
Il arrive que des questions en apparence simples, l-
mentaires, cachent en fait des difficults redoutables. Tel
semble bien tre le cas de la question, aussi vieille qu~ la
philosophie elle-mme, qui porte sur son essence, sur sa quid-
dit: Qu'est-ce que la philosophie? Et par quel(s) carac-
tre (s) spifique (s) peut-on distinguer un problme philo-
sophique de tout autre problme, qu'il soit scientifique,
religieux ou esthtique?
C'est cette question pineuse que nous tenterons de
rpondre dans cette seconde partie de notre recherche. Pour
ce faire, l'essai de Jeanne Hersch,L'illusion philosophique
(1936)*, nous servira de fil conducteur.
* Dornavant, afin de ne pas multiplier inutilement les ren~ vois, les rfrences cet ouvrage seront notes par les lettres JH (initiales de Jeanne Hersch) suivies du numro de la page correspondant au passage cit, le tout plac entre parenthses aprs chaque citation.
48.
D~s le seuil de son ouvrage, l'auteur pr~cise que son
~tude vise essentiellement d~gager "la pure forme, la forme
abstraite, capable de contenir n'importe quel probl~me philo-
sophique". (JH 9) Dans ce~ conditions, une premi~re ~vidence
de fait s'impose d'elle-mme: c'est, nous dit Hersch, que
"chaque philosophie recommence tout ( .. ), veut tre le point
de dpart de la vraie philosophie dont elle resterait la base".
(JH 10) Mais une autre vidence irr~cusable nous contraint
aussitt mettre en doute la valeur de v~rit~ de cette pr~
tention sans cesse r~itr~e par les philosophes: en effet,
remarque Hersch, on est bien oblig~ d'admettre, apr~s deux
mille cinq cents ans de philosophie occidentale, que non
seulement la vraie philosophie n'est pas encore n~e, mais que
la plupart sinon toutes offrent des solutions contradictoires
et inadquates au point de vue de la connaissance positive.
Pourtant, curieusement, on continue d'tudier les grands
philosophes; Platon, Aristote, Descartes ou Kant, gardent
toujours, du moins pour un certain public, un int~rt actuel,
et quoique nous ne puissions accepter comme vraies ou scienti-
fiquement ~videntes les solutions qu'ils proposent, cela
n'empche nullement un certain nombre d'individus de s'y
int~resser, voire de se passionner pour des syst~mes de
pense apparemment caducs. Comment expliquer un tel intrt?
Suffit-il d'invoquer la curiosit~ historique (au sens positi-
viste du terme) pour en rendre compte?
49.
A cette derni~re question, Hersch rpond par la ngative.
Car, nous prvient-elle, les probl~mes explicitement poss,
les solutions offertes par les philosophes, ne sont jamais
qu'une "faade" ou une "criture chiffre", derri~re laquelle
se cache autre chose, un sens implicite, qui serait d'ailleurs
la source de notre motivation, le plus souvent inconsciente,
pntrer l'intrieur d'un syst~me philosophique pour en
percer le secret.
Essayons donc de mieux circonscrire la nature de ce
paradoxe, ou encore de ce que Hersch appelle "la duplicit
fondamentale du probl~me philosophique".
Tout probl~me philosophique contient, toujours selon
notre auteur, une duplicitintrins~que qui en constitue la
caractristique essentielle et le distingue de tout autre
probl~me - religieux, scie~tifique ou esthtique. Cette
duplicit consiste en ceci que tout syst~me philosophique,
quels que soient son contenu ou son auteur, comporte toujours
d'une part un sens apparent ou explicite, qui quivaut la
connaissance d'un objet, et d'autre part un sens implicite ou
mtaphysique, qui correspond la dcision d'un sujet et
implique sa libert.
Afin d'clairer le sens de cette duplicit, procdons
la manire de Hersch: par l'absurde. Imaginons que les
problmes explicites auxquels s'attachent les philosophes, la
connaissance objective de Dieu, du Monde ou du Sujet, forment
50.
non pas l'vidence apparente des systmes mais bien plutt
leur ultime ralit. Alors nous ne serions plus devant une
connaissance de type philosophique, et le terme de philosophie
lui-mme n'aurait d'autre sens que celui de dsigner une
connaissance pr-scientifique dont l'objet, de mtaphysique au
dpart, se serait transform, au furet mesure du progrs et
de la diffrenciation corrlative du savoir, en divers domaines
scientifiques tels que ceux que dlimitent de nos jours ~a
sociologie, la psychologie, l'conomie ou la linguistique:
toutes ces sciences drives de la philosophie mais qui se
seraient aussi conquises ses dpens, chacune minant un peu
plus le fondement illusoire de celle-ci.
M~is alors comment expliquer que, malgr leur vidente
faiblesse devant des concepts scientifiques plus satisfaisants,
la physique aristotlicienne ou le mcanicisme cartsien conti-
nuent de "donner penser"? Quand le plus illustre de nos
penseurs contemporains ou le plus obscur tudiant de philo-
sophie s'attardent la lecture de la Physique d'Aristote ou
du Trait du monde de Descartes, est-ce bien d'abord en vue de
satisfaire un besoin de connaissance positive ou encore une
passion pour l'histoire des sciences? Certes ces systmes se
prsentent comme de la science, mais alors que leur contenu
scientifique a t remplac par de nouveaux savoirs, nous
continuons par-del leur caduque scientificit y trouver un
sens. Et pourquoi sinon parce que ce qui est dit explicitement,
l'vidence logique ou exprimentale vise par Aristote ou
Descartes, vaut comme "chiffre" pour autre chose, rvle et
51.
cache la fois une autre vidence, mtaphysique, qui n'est
autre que la dcision libre par laquelle un sujet se consacre
l'tude d'un problme objectif? (1)
Cette dcision, au fondement de toute interrogation
philosophique, Hersch l'appelle un "vouloir-tre" (2), c'est-
-dire une pure forme dgager des contenus concrets qu'elle
revt d'un systme l'autre. Toutefois, s'empresse d'a-
jouter l'auteur, sans de tels contenus concrets, ce "vouloir-
tre" constitue l'une des plus grandes perversions spirituelles
qui soient", " . pour que cette duplicit ne soit pas
perversion, il faut que rellement le philosophe s'attache
son objet, qu'il oublie la dcision qu'il est en train de
prendre .. ". (JH 36-7)
A la dcision en; tant que telle ne se mle donc
aucune duplicit; avant de s'tre applique un objet la
dcision est pure possibilit, libert formelle et vide. La
duplicit dcoule de l'acte par lequel le sujet exerce cette
libert, "oublie la dcision qu'il est en train de prendre"J
elle est l'acte lui-mme, dans la mesure o il n'y a pas de
philosophie (comme il n'y a pas d'acte libre tout court) sans
l'oubli de la libert qu'elle a pour fin de raliser, sans une
sorte de prestation par le sujet de sa propre libert, encore
vide et virtuelle, dans un objet promu au prestige de l'uni-
versel:
"De cet absolu monadique le philosophe doit n-cessairement faire un absolu universel puisqu' i l doit s'occuper d'un objet, tant lui-mme sujet.
Il ne peut dcider de son existence de sujet qu'en tant tourn vers un objet. Il ne peut atteindre
52.
~ l'absolu monadique, que nous avons appel aussi vrit mtaphysique, qu'en faisant de lui un ab-solu universel, une vrit scientifique moins rela-tive que la science elle-mme. Seulement, comme cette vrit n'en est pas une, il se trouve qu'il se mle son absolu de la foi". (JH 66)
Insistons avec Hersch sur le fait que cette duplicit
ou ce paradoxe n'est pas un dfaut de la philosophie mais,
au contraire, ce qui en fonde la possibilit mme. A cet
gard la philosophie n'est pas diffrente de ce que l'exp-
rience morale la plus quotidienne nous donne l'occasion d'ob-
server. N'est-il pas ncessaire que l'homme bon oublie qu'il
est bon pour l'tre effectivement? Si la conscience morale
la plus commune et la spculation philosophique la plus
savante se rejoignent ici et tmoignent du mme paradoxe, ce
ne peut tre que parce que toutes deux appartiennent cette
pense vivante qui, pour parler comme Marc Renault, ne
proc~de pas "par application d'une thorie de la pense" mais
selon la libert d'un sujet singulier: "L'objectivit tho-
rique d'une dtermination connue n'a pas de sens, et partant
pas de ralit, en dehors de son intgration l'action rali-
satrice d'un singulier". Autrement dit, je pense avant de
penser que je pense, ou encore: "La pense est possible,
puisque l'on pense", et ce n'est jamais que dans une reprise
rflexive de la pense que "le dsir de comprendre cherche
renverser ce rapport". (3)
53.
C'est pourquoi la duplicit inhrente au probl~me
philosophique n'est un scandale que d'un strict point de vue
pistmologique, c'est--dire pour une thorie de la pense
qui s'interroge sur ses propres conditions de vrit posi-
tive. Elle ne l'est pas par exemple chez Platon, pour qui la
philosophie commence avec l'tonnement, ce sentiment par
lequel l'homme prouve son appartenance une dimension trans-
cendante dont il n'est pas la mesure. Mais, on le verra mieux
plus loin, elle le devient au fur et mesure du dveloppement
d'un rationalisme triqu, ennemi de toute transcendance et
contempteur de toute imagination symbolique. Ainsi, l'poque
moderne, "obscurment atteinte par les critiques qu'on lui
faisait", la philosophie" s'est efforce tout prix de
s'assimiler la science proprement dite ( ... ), voulut lui
emprunter de sa scurit
Mais ce faisant, elle offrait plus que jamais prise ses dtracteurs, auxquels elle donnait le droit de lui appliquer des crit~res scientifiques. Or elle n'obtenait pas de rsultats scientifiques et pour la science elle valait donc moins que rien: elle tait une erreur obstine. Philosophiquement elle conservait sans le vouloir son sens, car elle faisait autre chose que ce qu'elle voulait faire. Cependant, en se proclamant science, elle dissi-mulait sa propre nature, elle se drobait sa tche de poser la question radicale et son point de dpart restait obscur". (JH 44-5)
Cette "propre nature", ce "point de dpart" de la
philosophie, c'est, nous dit Hersch, l'illusion. Se poser
la question philosophique radicale, c'est prendre conscience
que "la philosophie ne peut exister sans une illusion
fondamentale" (JH Il) et que, par consquent, il y a au
fondement de toute pense philosophique vritable, une foi,
54.
non pas une foi religieuse qui s'adresse son objet travers
des mdiations historiques et des contenus doctrinaux positifs,
mais "la foi la plus formelle, la plus nue, que l'homme puisse
concevoir .( . ), un vide qui rend possible la libert, la
dcision ( ... ). Croire un vide o l'homme a la place de
dcider de lui-mme, c'est l, soutient Hersch, le 'point de
foi' de toute philosophie". (JH 62)
Dans ces conditions, la duplicit fondamentale de la
philosophie, sori paradoxe, ne devient intelligible qu'
condition d'admettre l'illusion comme partie intgrante, cons-
titutive et ncessaire de la philosophie. Ce qui signifie
que chaque philosophe doit croire en l'universalit de son
propre systme, en la validit objective des problmes qu'il
pose et des solutions qu'il propose; en d'autres termes,
cette duplicit, qui est au coeur de toute entreprise philoso-
phique, ne doit pas tre aperue par le philosophe, elle
doit agir son insu, de telle faon q