Université ouverte La technologie politique des individus, Sexualité et pouvoir, La philosophie an

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    Universit ouverte : La technologie politique des individus, Sexualit et pouvoir,La philosophie analytique de la politique, Le sujet et le pouvoir, M. Foucault

    http://www.cip-idf.org/article.php3?id_article=4139

    En vue de la sance de luniversit ouverte du jeudi 18 dcembre 2008, nouspublions des extraits de 4 textes de Michel Foucault dits dans les Dits et crits(Gallimard).

    On lira ventuellement Une sociologie foucaldienne du no-libralisme est-ellepossible ?, et, galement de Laurent Jeanpierre, dans un style moinsuniversitaire, La mort du libralisme, sans hsiter se reporter au corpus detextes en cours de constitution pour lUO 2008/2009 consacre au gouvernementdes individus.

    - La technologie politique des individus (1982)

    - Sexualit et Pouvoir (1978)

    - La philosophie analytique de la politique (1978)

    - Le sujet et le pouvoir (1979)

    Le fichier tlchargeable inclut ces textes dont des extraits proposs la lecturesuivent.

    La technologie politique des individus, Sexualit et pouvoir, La philosophieanalytique de la politique, Le sujet et le pouvoir, Michel Foucault

    (Word, 180.5 ko)

    La technologie politique des individus

    Une question apparue la fin du XVIIIe sicle dfinit le cadre gnral de ce que jappelle les techniques de soi . Elle est devenue lun des ples de laphilosophie moderne. Cette question tranche nettement avec les questionsphilosophiques dites traditionnelles : Quest-ce que le monde ? Quest-ce quelhomme ? Quen est-il de la vrit ? Quen est-il de la connaissance ? Commentle savoir est-il possible ? Et ainsi de suite. La question, mon sens, qui surgit lafin du XVIIIe sicle est la suivante : Que sommes-nous en ce temps qui est lentre ? Vous trouverez cette question formule dans un texte de Kant. Non quilfaille laisser de ct les questions prcdentes quant la vrit ou la

    connaissance, etc. Elles constituent au contraire un champ danalyse aussi solideque consistant, auquel je donnerais volontiers lappellation dontologie formelle

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    de la vrit. Mais je crois que lactivit philosophique conut un nouveau ple, etque ce ple se caractrise par la question, permanente et perptuellementrenouvele : Que sommes-nous aujourdhui ? Et tel est, mon sens, le champde la rflexion historique sur nous-mme. Kant, Fichte, Hegel, Nietzsche, Max

    Weber, Husserl, Heidegger, lcole de Francfort ont tent de rpondre cettequestion. Minscrivant dans cette tradition, mon propos est donc dapporter desrponses trs partielles et provisoires cette question travers lhistoire de lapense ou, plus prcisment, travers lanalyse historique des rapports entrenos rflexions et nos pratiques dans la socit occidentale.

    Prcisons brivement que, travers ltude de la folie et de la psychiatrie, ducrime et du chtiment, jai tent de montrer comment nous nous sommesindirectement constitus par lexclusion de certains autres : criminels, fous, etc.

    Et mon prsent travail traite dsormais de la question : comment constituons-nous directement notre identit par certaines techniques thiques de soi, qui sesont dveloppes depuis lAntiquit jusqu nos jours ? Tel fut lobjet dusminaire.

    Il est maintenant un autre domaine de questions que je voudrais tudier : lamanire dont, travers quelque technologie politique des individus, nous avonst amens nous reconnatre en tant que socit, lment dune entit sociale,partie dune nation ou dun tat. Je voudrais ici vous donner un aperu, non pas

    des techniques de soi, mais de la technologie politique des individus. (...)

    Lassurance-vie va de pair avec un ordre de mort.

    La coexistence, au sein des structures politiques, dnormes machines dedestruction et dinstitutions dvoues la protection de la vie individuelle estune chose droutante qui mrite quelque investigation. Cest lune desantinomies centrales de notre raison politique. Et cest sur cette antinomie denotre rationalit politique que je voudrais me pencher. Non que les boucheries

    collectives soient leffet, le rsultat ou la consquence logique de notrerationalit, ni que ltat ait lobligation de prendre soin des individus, puisquil ale droit de tuer des millions de personnes. Pas plus que je nentends nier que lesboucheries collectives ou la protection sociale aient leurs explicationsconomiques ou leurs motivations affectives.

    Que lon me pardonne de revenir au mme point : nous sommes des trespensants. Autrement dit, que nous tuions ou soyons tus,que nous fassions laguerre ou que nous demandions une aide en tant que chmeurs, que nousvotions pour ou contre un gouvernement qui ampute le budget de la Scurit

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    sociale et accrot les dpenses militaires, nous nen sommes pas moins des trespensants, et nous faisons tout cela au nom, certes, de rgles de conduiteuniverselles, mais aussi en vertu dune rationalit historique bien prcise. Cestcette rationalit, ainsi que le jeu de la mort et de la vie dont elle dfinit le cadre,

    que je voudrais tudier dans une perspective historique. Ce type de rationalit,qui constitue lun des traits essentiels de la rationalit politique moderne, sestdvelopp aux XVIIe et XVIIIe sicles au travers de lide gnrale de raisondtat ainsi que dun ensemble bien spcifique de techniques de gouvernementque lon appelait cette poque, en un sens trs particulier, la police. (...)

    Nous touchons ici au problme que je voudrais analyser dans quelque travailfutur. Ce problme est celui-ci : quelle espce de techniques politiques, quelletechnologie de gouvernement a-t-on mises en oeuvre, utilises et dveloppes

    dans le cadre gnral de la raison dtat pour faire de lindividu un lment depoids pour ltat ? Le plus souvent, quand on analyse le rle de ltat dans notresocit, ou lon se concentre sur les institutions -arme, fonction publique,bureaucratie, et ainsi de suite -et le type de personnes qui les dirigent, ou lonanalyse les thories ou idologies labores afin de justifier ou de lgitimerlexistence de lEtat. Ce que je cherche, au contraire, ce sont les techniques, lespratiques qui donnent une forme concrte cette nouvelle rationalit politique et ce nouveau type de rapport entre lentit sociale et lindividu. (...)

    Que lon me permette maintenant de rsumer trs succinctement mon propos.Tout dabord, il est possible danalyser la rationalit politique, de mme que lonpeut analyser nimporte quelle rationalit scientifique. Certes, cette rationalitpolitique se rattache dautres formes de rationalit. Son dveloppement estlargement tributaire des processus conomiques, sociaux, culturels ettechniques. Elle sincarne toujours dans des institutions et des stratgies, et ellea sa spcificit propre. La rationalit politique tant la racine dun grand nombrede postulats, vidences de toutes sortes, institutions et ides que nous tenonspour acquis, il est doublement important, dun point de vue thorique et

    pratique, de poursuivre cette critique historique, cette analyse historique denotre rationalit politique qui est quelque peu diffrente des discussionsconcernant les thories politiques, mais aussi les divergences de choix politiques.Lchec des grandes thories politiques aujourdhui doit dboucher, non pas surune faon de penser non politique, mais sur une enqute concernant ce qua tnotre faon de penser politique au cours de ce sicle.

    Je dirais que dans la rationalit politique quotidienne lchec des thoriespolitiques nest probablement d ni la politique ni aux thories, mais au type de

    rationalit dans lesquelles elles senracinent. Dans cette perspective, lacaractristique majeure de notre rationalit moderne nest ni la constitution de

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    ltat, le plus froid de tous les monstres froids, ni lessor de lindividualismebourgeois. Je ne dirais pas mme que cest un effort constant pour intgrer lesindividus la totalit politique. La caractristique majeure de notre rationalitpolitique tient, mon sens, ce fait : cette intgration des individus en une

    communaut ou une totalit rsulte dune corrlation permanente entre uneindividualisation toujours plus pousse et la consolidation de cette totalit. De cepoint de vue, nous pouvons comprendre pourquoi lantinomie droit/ordre permetla rationalit politique moderne.

    Le droit, par dfinition, renvoie toujours un systme juridique, tandis quelordre se rapporte un systme administratif, un ordre bien prcis de ltat -cequi tait trs exactement lide de tous ces utopistes de laube du XVIIe sicle,mais aussi des administrateurs bien rels du XVIIIe sicle. Le rve de conciliation

    du droit et de lordre, qui fut celui de ces hommes, doit, je crois, demeurer ltat de rve. Il est impossible de concilier droit et ordre parce que, lorsque lonsy essaie, cest uniquement sous la forme dune intgration du droit lordre deltat. Ma dernire observation sera la suivante : on ne saurait isoler, vous levoyez bien, lapparition de la science sociale de lessor de cette nouvellerationalit politique ni de cette nouvelle technologie politique. Chacun sait quelethnologie est ne de la colonisation (ce qui ne veut pas dire quelle soit unescience imprialiste) ; de la mme faon, je crois que, si lhomme -nous, tres devie, de parole et de travail -est devenu un objet pour diverses autres sciences, ilfaut en chercher la raison, non pas dans une idologie, mais dans lexistence decette technologie politique que nous avons forme au sein de nos socits. (...)

    La philosophie analytique de la politique

    Ces luttes dcentres par rapport aux principes, aux primats, aux privilges de larvolution ne sont pas pour autant des phnomnes de circonstances, qui neseraient que lis des conjonctures particulires. Elles visent une ralithistorique qui existe dune manire qui nest peut-tre pas apparente mais est

    extrmement solide dans les socits occidentales depuis des sicles et dessicles. Il me semble que ces luttes visent lune des structures mal connues, maisessentielles de nos socits. Certaines formes dexercice du pouvoir sontparfaitement visibles et ont engendr des luttes quon peut reconnatre aussitt,puisque leur objectif est en lui-mme visible : contre les formes colonisatrices,ethniques, linguistiques de domination, il y a eu les luttes nationalistes, les luttessociales dont lobjet explicite et connu tait les formes conomiques delexploitation ; il Y a eu les luttes politiques contre les formes bien visibles, bienconnues, juridiques et politiques de pouvoir. Les luttes dont je parle -et cest

    peut-tre pour cela que leur analyse est un peu plus dlicate faire que celle desautres -visent un pouvoir qui existe en Occident depuis le Moyen ge, une forme

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    de pouvoir qui nest exactement ni un pouvoir politique ou juridique, ni unpouvoir conomique, ni un pouvoir de domination ethnique, et qui a pourtant eude grands effets structurants lintrieur de nos socits. Ce pouvoir est unpouvoir dorigine religieuse, cest celui qui prtend conduire et diriger les

    hommes tout au long de leur vie et dans chacune des circonstances de cette vie,un pouvoir qui consiste vouloir prendre en charge lexistence des hommes dansleur dtail et dans leur droulement depuis leur naissance et jusqu la mort, etcela pour les contraindre une certaine manire de se comporter, faire leursalut. Cest ce quon pourrait appeler le pouvoir pastoral.

    tymologiquement, et prendre les mots au pied mme de leur lettre, le pouvoirpastoral est le pouvoir que le berger exerce sur son troupeau. Or un pouvoir dece genre, si attentif, si plein de sollicitude, si attach au salut de tous et de

    chacun, les socits anciennes, les socits grecques et romaines ne lavaientpas connu et nen avaient vraisemblablement pas voulu. Ce nest quavec lechristianisme, avec linstitution de lglise, son organisation hirarchique etterritoriale, mais aussi lensemble des croyances concernant lau-del, le pch,le salut, lconomie du mrite, avec la dfinition du rle du prtre, questapparue la conception des chrtiens comme constituants un troupeau, sur lequelun certain nombre dindividus, qui jouissent dun statut particulier, ont le droit etle devoir dexercer les charges du pastorat.

    Le pouvoir pastoral sest dvelopp tout au long du Moyen ge dans des rapportsserrs et difficiles avec la socit fodale. Il sest dvelopp, plus intensmentencore, au XVIe sicle, avec la Rforme et la Contre-Rforme. travers cettehistoire qui commence avec le christianisme et se poursuit jusquau coeur delge classique, jusqu la veille mme de la Rvolution, le pouvoir pastoral agard un caractre essentiel, singulier dans lhistoire des civilisations : le pouvoirpastoral, tout en sexerant comme nimporte quel autre pouvoir de typereligieux ou politique sur le groupe entier, a pour soin et tche principale de neveiller au salut de tous quen prenant en charge chaque lment en particulier,

    chaque brebis du troupeau, chaque individu, non seulement pour le contraindre agir de telle ou telle manire, mais aussi de faon le connatre, le dcouvrir, faire apparatre sa subjectivit et structurer le rapport quil a lui-mme et sapropre conscience. Les techniques de la pastorale chrtienne concernant ladirection de conscience, le soin des mes, la cure des mes, toutes ces pratiquesqui vont de lexamen la confession, en passant par laveu, ce rapport oblig desoi-mme soi-mme en terme de vrit et de discours oblig, cest cela, mesemble-t-il, qui est lun des points fondamentaux du pouvoir pastoral et qui enfait un pouvoir individualisant. Le pouvoir, dans les cits grecques et danslEmpire romain, navait pas besoin de connatre les individus un un, de

    constituer propos de chacun une sorte de petit noyau de vrit que laveudevait porter la lumire et que lcoute attentive du pasteur devait recueillir et

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    juger. Le pouvoir fodal navait pas non plus besoin de cette conomieindividualisante du pouvoir. La monarchie absolue et son appareil administratifnen avaient pas mme encore besoin. Ces pouvoirs portaient ou sur la cit toutentire, ou sur des groupes, des territoires, sur des catgories dindividus. On

    tait dans des socits de groupes et de statuts ; on ntait pas encore dans unesocit individualisante. Bien avant la grande poque du dveloppement de lasocit industrielle et bourgeoise, le pouvoir religieux du christianisme a travaillle corps social jusqu la constitution dindividus lis eux-mmes sous la formede cette subjectivit laquelle on demande de prendre conscience de soi enterme de vrit et sous la forme de laveu.

    Je voudrais faire deux remarques propos du pouvoir pastoral. La premire, cestquil vaudrait la peine de comparer le pastorat, le pouvoir pastoral des socits

    chrtiennes avec ce qua pu tre le rle et les effets du confucianisme dans lessocits dExtrme-Orient. Il faudrait remarquer la quasi-concidencechronologique des deux, il faudrait remarquer combien le rle du pouvoirpastoral a t important dans le dveloppement de ltat au XVIe et au XVIIesicle en Europe, un peu comme le confucianisme la t au Japon lpoque des

    Tokutawa. Mais il faudrait aussi faire la diffrence entre le pouvoir pastoral et leconfucianisme : le pastorat est essentiellement religieux, le confucianisme nelest pas ; le pastorat vise essentiellement un objectif situ dans lau-del etnintervient ici-bas quen fonction de cet au-del, alors que le confucianisme jouepour lessentiel un rle terrestre ; le confucianisme vise une stabilit gnrale ducorps social par un ensemble de rgles gnrales qui simposent ou tous lesindividus ou toutes les catgories dindividus, alors que le pastorat tablit desrelations dobissance individualises entre le pasteur et son troupeau ; enfin, lepastorat a, par les techniques quil emploie (direction spirituelle, soin des mes,etc.), des effets individualisants que le confucianisme ne comporte pas. Il y a ltout un monde dtudes important que lon pourrait dvelopper partir destravaux fondamentaux qui ont t faits au Japon par Masao Maruyama.

    Ma seconde remarque est celle-ci : cest que, dune manire paradoxale et assezinattendue, partir du XVIIIe sicle, autant les socits capitalistes etindustrielles que les formes modernes dtat qui les ont accompagnes etsoutenues ont eu besoin des procdures, des mcanismes, essentiellement desprocdures dindividualisation que le pastorat religieux avait mis en oeuvre. Quelquait pu tre le cong donn un certain nombre dinstitutions religieuses,quelles quaient pu tre les mutations quon appellera pour faire brefidologiques, qui ont certainement modifi profondment le rapport de lhommeoccidental aux croyances religieuses, il y a eu implantation, multiplication mmeet diffusion des techniques pastorales dans le cadre lac de lappareil dtat. On

    le sait peu et on le dit peu, sans doute parce que les grandes formes tatiquesqui se sont dveloppes partir du XVIIIe sicle se sont justifies beaucoup plus

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    en termes de libert assure que de mcanisme de pouvoir implant, et peut-tre aussi parce que ces petites mcaniques de pouvoir avaient quelque chosedhumble et dinavouable que lon na pas considr comme devant treanalyses et dites. Comme le dit un crivain dans ce roman qui sappelle Un

    homme ordinaire, lordre prfre ignorer la mcanique qui organise sonaccomplissement si videmment sordide quelle dtruirait toutes les vocations dejustice.

    Ce sont justement ces petits mcanismes, humbles et quasi sordides, quil fautfaire ressortir de la socit o ils fonctionnent. Pendant les XVIIIe et XIXe sicleseuropens, on a assist toute une reconversion, toute une transplantation dece qui avait t les objectifs traditionnels du pastorat. On dit souvent que ltatet la socit modernes ignorent lindividu. Quand on regarde dun peu prs, on

    est frapp au contraire par lattention que ltat porte aux individus ; on estfrapp par toutes les techniques qui ont t mises en place et dveloppes pourque lindividu nchappe en aucune manire au pouvoir, ni la surveillance, ni aucontrle, ni au sage, ni au redressement, ni la correction. Toutes les grandesmachines disciplinaires : casernes, coles, ateliers et prisons, sont des machinesqui permettent de cerner lindividu, de savoir ce quil est, ce quil fait, ce quonpeut en faire, o il faut le placer, comment le placer parmi les autres. Lessciences humaines aussi sont des savoirs qui permettent de connatre ce quesont les individus, qui est normal et qui ne lest pas, qui est raisonnable et qui nelest pas, qui est apte et faire quoi, quels sont les comportements prvisiblesdes individus, quels sont ceux quil faut liminer.

    Limportance de la statistique vient justement du fait quelle permet de mesurerquantitativement les effets de masse des comportements individuels. Il faudraitencore ajouter que les mcanismes dassistance et dassurance, outre leursobjectifs de rationalisation conomique et de stabilisation politique, ont des effetsindividualisants : ils font de lindividu, de son existence et de son comportement,de la vie, de lexistence non seulement de tous mais de chacun un vnement

    qui est pertinent, qui est mme ncessaire, indispensable pour lexercice dupouvoir dans les socits modernes. Lindividu est devenu un enjeu essentielpour le pouvoir. Le pouvoir est dautant plus individualisant que,paradoxalement, il est plus bureaucratique et plus tatique. Le pastorat, sil aperdu dans sa forme strictement religieuse lessentiel de ses pouvoirs, a trouvdans ltat un nouveau support et un principe de transformation. (...)

    Sexualit et pouvoir

    Question, alors : quels sont donc ces mcanismes de pouvoir nouveaux que lechristianisme introduit dans le monde romain, faisant valoir ces interdits qui y

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    taient dj reconnus et accepts ?

    Ce pouvoir, cest ce que jappellerais, non, cest ce quon appelle le pastorat,cest--dire lexistence, lintrieur de la socit, dune catgorie dindividus tout

    fait spcifiques et singuliers, qui ne se dfinissent ni tout fait par leur statut,ni tout fait par leur profession, ni tout fait par leur qualification individuelle,intellectuelle ou morale, mais des individus qui, dans la socit chrtienne,

    jouent le rle de pasteur, de berger, par rapport aux autres individus qui sontcomme leurs brebis ou comme leur troupeau. Lintroduction de ce type depouvoir, de ce type de dpendance, de ce type de domination lintrieur de lasocit romaine, de la socit antique est, je crois, un phnomne trsimportant.

    En effet, la premire chose quil faut remarquer ce sujet, cest que jamais, danslAntiquit grecque et romaine, on avait eu lide que certains individuspouvaient jouer par rapport aux autres le rle de berger, les guidant tout au longde leur vie, depuis la naissance jusqu leur mort. Les hommes politiquesntaient jamais, dans la littrature grecque et romaine, dfinis comme despasteurs, comme des bergers. Quand Platon se demande lui-mme, dans LePolitique, ce quest un roi, ce quest un patricien, ce quest celui qui rgit unecit, il ne parle pas dun berger, mais dun tisserand qui agence les diffrentsindividus de la socit comme des fils quil noue pour former un beau tissu.

    Ltat, la Cit, cest un tissu, les citoyens sont les fils du tissu. Il ny a ni ide detroupeau ni ide de berger.

    En revanche, on trouve lide que le chef est lgard de ceux quil commandecomme un berger lgard de son troupeau, non pas dans le monde romain,mais dans le monde de la Mditerrane orientale. On la trouve en gypte, on latrouvait aussi en Msopotamie, en Assyrie. On la trouve surtout dans la socithbraque o le thme de troupeau et du berger est un thme absolumentfondamental, thme religieux, thme politique, thme moral et thme social.

    Dieu, cest le berger de son peuple. Le peuple de Jhova, cest un troupeau.David, le premier roi dIsral, reoit des mains de Dieu la tche de devenir leberger dun peuple qui sera pour lui le troupeau, et le salut du peuple juif seraacquis, sera assur le jour o le troupeau sera enfin rentr au bercail et ramendans le sein de Dieu. Importance, par consquent, trs grande du thme pastoraldans toute une srie de socits de la Mditerrane orientale, alors quil nexistepas chez les Grecs ni chez les Romains.

    Ce pouvoir pastoral quon trouve si dvelopp en gypte, en Assyrie, chez les

    Hbreux, en quoi consiste-t-il et comment se dfinit-il ? On peut le caractriserrapidement en disant que le pouvoir pastoral soppose un pouvoir politique

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    traditionnel habituel, en ceci quil ne porte pas essentiellement sur un territoire :le berger ne rgne pas sur un territoire, il rgne sur une multiplicit dindividus. Ilrgne sur des moutons, il rgne sur des boeufs, sur des animaux. Il rgne sur untroupeau et sur un troupeau en dplacement. Rgner sur une multiplicit en

    dplacement, voil ce qui caractrise le pasteur. Cest ce pouvoir qui sera lepouvoir pastoral caractristique. Sa fonction principale nest pas tellementdassurer la victoire, puisquil ne porte pas sur un territoire. Sa manifestationessentielle nest pas la conqute, ou encore la quantit de richesses oudesclaves quon peut ramener de la guerre. Autrement dit, le pouvoir pastoralna pas pour fonction principale de faire du mal aux ennemis, il a pour fonctionprincipale de faire du bien ceux sur qui il veille. Faire du bien au sens le plusmatriel du terme, cest--dire : nourrir, donner une subsistance, donner lapture, conduire jusquaux sources, permettre de boire, trouver les bonnesprairies. Le pouvoir pastoral est un pouvoir, par consquent, qui assure en mmetemps la subsistance des individus et la subsistance du groupe, la diffrence dupouvoir traditionnel qui se manifeste essentiellement par le triomphe sur sesassujettis. Ce nest pas un pouvoir triomphant, cest un pouvoir bienfaisant.

    Troisime caractre du pouvoir pastoral quon retrouve dans les civilisations dontje parlais : ayant pour fonction principale dassurer la subsistance du troupeau, ilest au fond une charge ; il a pour caractre moral dtre essentiellement dvou,de se sacrifier, au besoin, pour ses brebis. Cest ce que lon trouve dans plusieurstextes clbres de la Bible souvent repris par les commentateurs : le bonpasteur, le bon berger est celui qui accepte de sacrifier sa vie pour ses brebis.Dans le pouvoir traditionnel, ce mcanisme se retourne : ce qui fait un boncitoyen, cest de pouvoir se sacrifier pour lui sur lordre du magistrat oudaccepter de mourir pour son roi. L, cest le contraire : cest le roi, le pasteurqui accepte de mourir pour se sacrifier. Enfin, et peut-tre est-ce l le trait le plusimportant, le pouvoir pastoral est un pouvoir individualiste, cest--dire que, alorsque le roi ou le magistrat ont pour fonction essentielle de sauver la totalit deltat, le territoire, la ville, les citoyens dans leur masse, le bon berger, le bonpasteur est capable quant lui de veiller sur les individus en particulier, sur les

    individus pris un par un. Ce nest pas un pouvoir global. Bien sr, le berger doitassurer le salut du troupeau, mais il doit assurer le salut de tous les individus. Ontrouve facilement cette thmatique du berger dans les textes hbreux et dans uncertain nombre de textes gyptiens ou assyriens. Pouvoir, donc, qui porte surune multiplicit -sur une multiplicit dindividus en dplacement, allant dun point un autre -, pouvoir oblatif, sacrificiel, pouvoir individualiste. Il me semble que lechristianisme, partir du moment o il est devenu, lintrieur de lEmpireromain, une force dorganisation politique et sociale a fait entrer ce type depouvoir dans ce monde qui lignorait encore totalement. Je passe sur la manire

    dont les choses se sont passes concrtement, comment le christianisme sestdvelopp comme une glise, comment, lintrieur dune glise, les prtres ont

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    pris une situation, un statut particuliers, comment ils ont reu lobligationdassurer un certain nombre de charges, comment, effectivement, ils sontdevenus les pasteurs de la communaut chrtienne. Je crois que, traverslorganisation du pastorat dans la socit chrtienne, partir du IVe sicle aprs

    Jsus-Christ, et mme du IIIe sicle, sest dvelopp un mcanisme de pouvoirqui a t trs important pour toute lhistoire de lOccident chrtien et, dunefaon particulire, de la sexualit.

    Dune faon gnrale, pour lhomme occidental, quest-ce que signifie vivre dansune socit o il existe un pouvoir de type pastoral ?

    Premirement : quil y ait un pasteur implique que, pour tout individu, il y aobligation de faire son salut. Autrement dit, le salut est la fois, dans lOccident

    chrtien, une affaire individuelle -on fait tous son salut -, mais ce nest pas uneaffaire de choix. La socit chrtienne, les socits chrtiennes nont pas laissles individus libres de dire : Eh bien, moi, je ne veux pas faire mon salut. Toutindividu a t requis de faire son salut : Tu seras sauv, ou plutt, il faudra quetu fasses tout ce quil faut pour tre sauv et nous te punirons ds ce monde-cidans le cas o tu ne ferais pas ce quil faut pour tre sauv. Le pouvoir dupasteur consiste prcisment en ceci quil a autorit pour obliger les gens fairetout ce quil faut pour leur salut : salut obligatoire.

    Deuximement, ce salut obligatoire, on ne le fait pas du tout seul. On le fait poursoi, bien sr, mais on ne peut le faire que si on accepte lautorit dun autre.Accepter lautorit dun autre, a veut dire que chacune des actions que lonpourra commettre devra tre connue ou, en tout cas, pourra tre connue dupasteur, qui a autorit sur lindividu et sur plusieurs individus, qui parconsquent, pourra dire, cest oui ou non : la chose est bien faite comme a,nous savons quelle ne doit pas tre faite autrement. Cest--dire quaux vieillesstructures juridiques que toutes les socits, depuis trs longtemps,connaissaient - savoir quil y a un certain nombre de lois communes dont les

    infractions sont punies -vient sajouter une autre forme danalyse ducomportement, une autre forme de culpabilisation, un autre type decondamnation, beaucoup plus fin, beaucoup plus serr, beaucoup plus tenu :celuiqui estassur par le pasteur. Le pasteur qui peut obliger lesgensfaire toutce quil faut pour leur salut et qui est en position de surveiller, dexercer en toutcas, par rapport aux gens, une surveillance et un contrle continus.

    Troisimement : dans unesocit chrtienne, le pasteur est celui qui peutdemander aux autres une obissance absolue, phnomne l encore trs

    important, trs nouveau aussi. Les socits gallo-romaines, bien sr,connaissaient la loi et les magistrats. Elles connaissaient un pouvoir imprial qui

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    tait un pouvoir absolument autocratique.Maisau fond, jamais dans lAntiquitgrecqueet romaine, on nauraiteulidededemander quelquun une obissancetotale, absolue et inconditionne lgard de quelquun dautre. Or cesteffectivement ce qui sest pass avec lapparition du pasteur et du pastorat dans

    la socit chrtienne. Le pasteur peut imposer aux individus, et en fonction de sapropre dcision, sans mme quil y ait de rgles gnrales ou de lois, sa volont,car, et cest l la chose importante dans le christianisme, on nobit pas pourarriver un certain rsultat, on nobit pas, par exemple, pour simplementacqurir une habitude, une aptitude ou mme un mrite.

    Dans le christianisme, le mrite absolu est prcisment dtre obissant.Lobissance doit conduire ltat dobissance. Rester obissant, cest lacondition fondamentale de toutes les autres vertus. tre obissant lgard de

    qui ? tre obissant lgard du pasteur. On est dans un systme de lobissancegnralise et la fameuse humilit chrtienne nest pas autre chose que laforme, en quelque sorte intriorise, de cette obissance. Je suis humble, a veutdire que jaccepterai les ordres de quiconque, du moment quil me les donnera etque je pourrai reconnatre dans cette volont de lautre -moi qui suis le dernier-la volont mme de Dieu.

    Enfin, et cest l, je crois, quelque chose qui va nous ramener notre problmede dpart, savoir lhistoire de la sexualit, le pastorat a apport avec lui toute

    une srie de techniques et de procds qui concernent la vrit et la productionde la vrit. Le pasteur chrtien enseigne -en cela, il est, bien sr, dans latradition des matres de sagesse ou des matres de vrit que pouvaient tre parexemple les philosophes antiques, les pdagogues. Il enseigne la vrit, ilenseigne lcriture, il enseigne la morale, il enseigne les commandements deDieu et les commandements de lglise. En cela cest donc un matre, mais lepasteur chrtien est aussi un matre de vrit en un autre sens : le pasteurchrtien, dune part, pour exercer sa charge de pasteur, doit savoir, bien sr, toutce que font ses brebis, tout ce que fait le troupeau et chacun des membres du

    troupeau chaque instant, mais il doit aussi connatre de lintrieur ce qui sepasse dans lme, dans le coeur, au plus profond des secrets de lindividu. Cetteconnaissance de lintriorit des individus est absolument requise pour lexercicedu pastorat chrtien.

    Connatre lintrieur des individus, a veut dire quoi ? Cela veut dire que lepasteur disposera de moyens danalyse, de rflexion, de dtection de ce qui sepasse, mais aussi que le chrtien sera oblig de dire son pasteur tout ce qui sepasse dans le secret de son me ; en particulier, il sera oblig davoir recours

    lgard de son pasteur cette pratique si spcifique, je crois, du christianisme :laveu exhaustif et permanent. Le chrtien doit avouer sans cesse tout ce qui se

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    passe en lui quelquun qui sera charg de diriger sa conscience et cet aveuexhaustif va produire en quelque sorte une vrit, qui ntait pas connue bien srdu pasteur, mais qui ntait pas connue non plus du sujet lui-mme ; cest cettevrit, obtenue par lexamen de conscience, la confession, cette production de

    vrit qui se dveloppe tout au long de la direction de conscience, de la directiondes mes, qui va, en quelque sorte, constituer le lien permanent du berger sontroupeau et chacun des membres de son troupeau. La vrit, la production dela vrit intrieure, la production de la vrit subjective est un lmentfondamental dans lexercice du pasteur. On en arrive prcisment maintenant auproblme de la sexualit. quoi avait affaire le christianisme, quand il sestdvelopp, partir du IIe et du IIIe sicle ? Il avait affaire une socit romainequi avait dj accept, pour lessentiel, sa morale, cette morale de lamonogamie, de la sexualit, de la reproduction dont je vous parlais. Par ailleurs,le christianisme avait devant lui, ou plutt ct de lui, derrire lui, un modlede vie religieuse intense, qui tait le monachisme hindou, le monachismebouddhiste, et les moines chrtiens qui se sont rpandus dans tout lOrientmditerranen partir du IIIe sicle en reprenaient, pour une bonne part, lespratiques asctiques. Entre une socit civile qui avait accept un certainnombre dimpratifs moraux et cet idal de lasctisme intgral, le christianismea toujours hsit ; il a essay, dune part, de matriser, dintrioriser, mais en lecontrlant, ce modle de lasctisme bouddhique et, dautre part, de reprendreen main pour pouvoir la diriger, de lintrieur, cette socit civile de lEmpireromain.

    Par quels moyens va-t-il y arriver ? Je crois que cest la conception trs difficile,dailleurs trs obscure, de la chair qui a servi, qui a permis dtablir cette sortedquilibre entre un asctisme qui refusait le monde et une socit civile qui taitune socit laque. Je crois que le christianisme a trouv moyen dinstaurer untype de pouvoir qui contrlait les individus par leur sexualit, conue commequelque chose dont il fallait se mfier, comme quelque chose qui introduisaittoujours dans lindividu des possibilits de tentation et des possibilits de chute.Mais en mme temps, il ne sagissait absolument pas -sans quoi on tombait dans

    lasctisme radical -de refuser tout ce qui pouvait venir du corps, comme tantnocif, comme tant le mal. Il fallait pouvoir faire fonctionner ce corps, ces plaisirs,cette sexualit, lintrieur dune socit qui avait ses besoins, ses ncessits,qui avait son organisation de famille, qui avait ses ncessits de reproduction.Donc, une conception, au fond, relativement modre quant la sexualit quifaisait que la chair chrtienne na jamais t conue comme le mal absolu dont ilfallait se dbarrasser, mais comme la perptuelle source lintrieur de lasubjectivit, lintrieur des individus dune tentation qui risquerait de menerlindividu au-del des limitations poses par la morale courante, savoir : le

    mariage, la monogamie, la sexualit de reproduction et la limitation et ladisqualification du plaisir.

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    Cest donc une morale modre entre lasctisme et la socit civile que lechristianisme a tablie et quil fait fonctionner travers tout cet appareil dupastorat, mais dont les pices essentielles reposaient sur une connaissance, la

    fois extrieure et intrieure, une connaissance mticuleuse et dtaille desindividus par eux-mmes, par les autres. Autrement dit, cest par la constitutiondune subjectivit, dune conscience de soi perptuellement veille sur sespropres faiblesses, sur ses propres tentations, sur sa propre chair, cest par laconstitution de cette subjectivit que le christianisme est arriv fairefonctionner cette morale, au fond moyenne, ordinaire, relativement peuintressante, entre lasctisme et la socit civile. La technique dintriorisation,la technique de prise de conscience, la technique dveil de soi-mme sur soi-mme, quant ses faiblesses, quant son corps, quant sa sexualit, quant sa

    chair, cest cela, me semble-t-il, qui est lapport essentiel du christianisme danslhistoire de la sexualit. La chair, cest la subjectivit mme du corps, la chairchrtienne, cest la sexualit prise lintrieur de cette subjectivit, de cetassujettissement de lindividu lui-mme qui est leffet premier de lintroductiondans la socit romaine du pouvoir pastoral. Et cest ainsi, me semble-t-il, quonpeut -tout cela est une srie dhypothses, bien sr -comprendre quel a t lerle rel du christianisme dans lhistoire de la sexualit. Non pas, donc, interdit etrefus, mais mise en place dun mcanisme de pouvoir et de contrle, qui tait, enmme temps, un mcanisme de savoir, de savoir des individus, de savoir sur lesindividus, mais aussi de savoir des individus sur eux-mmes et quant eux-

    mmes. Tout cela constitue la marque spcifique du christianisme et cest danscette mesure, me semble-t-il, que lon peut faire une histoire de la sexualit dansles socits occidentales partir des mcanismes de pouvoir.

    Le sujet et le pouvoir

    Cela est d au fait que ltat occidental moderne a intgr, sous une formepolitique nouvelle, une vieille technique de pouvoir qui tait ne dans les

    institutions chrtiennes. Cette technique de pouvoir, appelons-la le pouvoirpastoral. Et, pour commencer, quelques mots sur ce pouvoir pastoral.

    On a souvent dit que le christianisme avait donn naissance un code dthiquefondamentalement diffrent de celui du monde antique. Mais on insiste engnral moins sur le fait que le christianisme a propos et tendu tout lemonde antique des nouvelles relations de pouvoir.

    Le christianisme est la seule religion stre organise en glise. Et en tant

    quglise le christianisme postule en thorie que certains individus sont aptes, depar leur qualit religieuse, en servir dautres, non pas en tant que princes,

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    magistrats, prophtes, devins, bienfaiteurs ou ducateurs, mais en tant quepasteurs. Ce mot, toutefois, dsigne une forme de pouvoir bien particulire.

    1) Cest une forme de pouvoir dont lobjectif final est dassurer le salut des

    individus dans lautre monde.

    2) Le pouvoir pastoral nest pas simplement une forme de pouvoir qui ordonne ; ildoit aussi tre prt se sacrifier pour la vie et le salut du troupeau. En cela, il sedistingue donc du pouvoir souverain qui exige un sacrifice de la part de sessujets afin de sauver le trne.

    3) Cest une forme de pouvoir qui ne se soucie pas seulement de lensemble dela communaut, mais de chaque individu particulier, pendant toute sa vie.

    4) Enfin, cette forme de pouvoir ne peut sexercer sans connatre ce qui se passedans la tte des gens, sans explorer leurs mes, sans les forcer rvler leurssecrets les plus intimes. Elle implique une connaissance de la conscience et uneaptitude la diriger.

    Cette forme de pouvoir est oriente vers le salut (par opposition au pouvoirpolitique). Elle est oblative (par opposition au principe de souverainet) et

    individualisante (par opposition au pouvoir juridique). Elle est coextensive la vieet dans son prolongement ; elle est lie une production de la vrit - la vritde lindividu lui-mme.

    Mais, me direz-vous, tout cela appartient lhistoire ; la pastorale a, sinondisparu, du moins perdu lessentiel de ce qui faisait son efficacit.

    Cest vrai, mais je pense quil faut distinguer entre deux aspects du pouvoirpastoral : linstitutionnalisation ecclsiastique, qui a disparu, ou du moins perdusa vigueur depuis le XVIIIe sicle, et la fonction de cette institutionnalisation, quisest tendue et dveloppe en dehors de linstitution ecclsiastique.

    Il sest produit, vers le XVIIIe sicle, un phnomne important une nouvelledistribution, une nouvelle organisation de ce type de pouvoir individualisant. Jene crois pas quil faille considrer l tat moderne comme une entit qui sestdveloppe au mpris des individus, en ignorant qui ils sont et jusqu leurexistence, mais au contraire comme une structure trs labore, dans laquelle

    les individus peuvent tre intgrs une condition : quon assigne cetteindividualit une forme nouvelle et quon la soumette un ensemble de

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    mcanismes spcifiques. En un sens, on peut voir en ltat une matrice delindividualisation ou une nouvelle forme de pouvoir pastoral.

    Je voudrais ajouter quelques mots propos de ce nouveau pouvoir pastoral.

    1) On observe, au cours de son volution, un changement dobjectif. On passe dusouci de conduire les gens au salut dans lautre monde lide quil faut lassurerici-bas. Et, dans ce contexte, le mot salut prend plusieurs sens : il veut diresant, bien-tre (cest--dire niveau de vie correct, ressources suffisantes),scurit, protection contre les accidents. Un certain nombre dobjectifs terrestres viennent remplacer les vises religieuses de la pastoraletraditionnelle et ce dautant plus facilement que cette dernire, pour diversesraisons, sest toujours accessoirement assign certains de ces objectifs ; il suffit

    de penser au rle de la mdecine et sa fonction sociale quont longtempsassure les glises catholique et protestante.

    2) On a assist conjointement un renforcement de ladministration du pouvoirpastoral. Parfois, cette forme de pouvoir a t exerce par lappareil dtat, ou,du moins, une institution publique comme la police. (Noublions pas que la policea t invente au XVIIIe sicle non seulement pour veiller au maintien de lordreet de la loi et pour aider les gouvernements lutter contre leurs ennemis, maispour assurer lapprovisionnement des villes, protger lhygine et la sant ainsi

    que tous les critres considrs comme ncessaires au dveloppement delartisanat et du commerce.) Parfois, le pouvoir a t exerc par des entreprisesprives, des socits dassistance, des bienfaiteurs et, dune manire gnrale,des philanthropes. Dautre part, les vieilles institutions, comme par exemple lafamille, ont t elles aussi mobilises pour remplir des fonctions pastorales.Enfin, le pouvoir a t exerc par des structures complexes comme la mdecine,qui englobait la fois les initiatives prives (la vente de services sur la base delconomie de march) et certaines institutions publiques comme les hpitaux.

    3) Enfin, la multiplication des objectifs et des agents du pouvoir pastoral a permisde centrer le dveloppement du savoir sur lhomme autour de deux ples : lun,globalisant et quantitatif, concernait la population ; lautre, analytique, concernaitlindividu.

    Lune des consquences, cest que le pouvoir pastoral, qui avait t li pendantdes sicles - en fait pendant plus dun millnaire - une institution religieuse bienparticulire, sest tout coup tendu lensemble du corps social ; il a trouvappui sur une foule dinstitutions. Et, au lieu davoir un pouvoir pastoral et unpouvoir politique plus ou moins lis lun lautre, plus ou moins rivaux, on a vu

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    se dvelopper une tactique individualisante, caractristique de toute unesrie de pouvoirs multiples : celui de la famille, de la mdecine, de la psychiatrie,de lducation, des employeurs, etc.