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1 UNIVERSITÉ PARIS IV SORBONNE École Doctorale V : Concepts et Langages EA : 3252 : Métaphysique, histoires, transformations, actualité Thèse Pour obtenir le grade de Docteur de l’Université Paris Sorbonne (Paris IV) En philosophie Présentée et soutenue publiquement par Jean-Michel Blanchet Vendredi 26 Juin 2009 Bergson et Merleau-Ponty. La perception et le corps percevant. Étude pour une philosophie du corps. Directeur de thèse : Monsieur Jean-François Courtine Professeur à l’université Paris Sorbonne (Paris IV) Membres du jury : Monsieur Renaud Barbaras, Professeur à l’université Panthéon-Sorbonne (Paris I) Monsieur Frédéric Worms, Professeur à l’université Charles de Gaulle (Lille III)

UNIVERSITÉ PARIS IV SORBONNE · En philosophie . Présentée et ... structure l’expérience sur un sujet positif, ... conscience doit être l’absolu au sein duquel se constitue

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    UNIVERSIT PARIS IV SORBONNE

    cole Doctorale V : Concepts et Langages EA : 3252 : Mtaphysique, histoires, transformations, actualit

    Thse

    Pour obtenir le grade de Docteur de lUniversit Paris Sorbonne (Paris IV)

    En philosophie

    Prsente et soutenue publiquement par Jean-Michel Blanchet Vendredi 26 Juin 2009

    Bergson et Merleau-Ponty. La perception et le corps percevant. tude pour une philosophie du corps.

    Directeur de thse : Monsieur Jean-Franois Courtine

    Professeur luniversit Paris Sorbonne (Paris IV)

    Membres du jury : Monsieur Renaud Barbaras, Professeur luniversit Panthon-Sorbonne (Paris I) Monsieur Frdric Worms, Professeur luniversit Charles de Gaulle (Lille III)

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    To Martine

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    Remerciements

    Je veux exprimer, en premier lieu, toute ma gratitude Monsieur Jean-Franois Courtine qui, en acceptant de diriger mon projet doctoral, me donna la chance de mieux comprendre certains dveloppements de la pense philosophique et, finalement, de mieux me comprendre. Je souhaite galement le remercier pour le soutien, toujours efficace et perspicace, dont il a pu me tmoigner au cours de llaboration de mon travail.

    Je souhaite remercier spcialement les membres du Jury, Monsieur Renaud Barbaras et Monsieur Frdric Worms, qui furent, travers leurs travaux respectifs, des interlocuteurs essentiels la structuration de mon travail et qui pour moi, ayant accept de se constituer comme les membres du Jury, rendent particulirement rjouissants les derniers moments de ce long parcourt doctoral.

    Je souhaite galement remercier ma mre, mon pre et ma sur qui, pendant ces

    annes doctorales, mont constamment soutenu. Ils furent l pour moi. Jespre seulement que je fus de la mme manire prsent pour eux.

    Enfin, je veux remercier lensemble des relecteurs de ma thse qui, de manire

    significative, ont contribu son intelligibilit. Merci donc Alain, Anase, Christian, Christophe, Florence, Frdrique, Herms, Isabella, Julien, Marie-Anne, Pierre et papa.

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    Table des matires Remerciements 3 Introduction 5 A) Le corps au monde comme corps du monde. A.1) La question du corps propre en question : A.1.1) Lexprience du corps propre et ses formulations.

    A.1.1.1) Le corps au monde comme principe du monde 20 A.1.1.2) Dualit et dualisme 42 A.1.1.3) Touchant et touch 67 A.1.2) Lexprience du corps propre, exprience dun paradoxe. A.1.2.1) Le paradoxe du corps propre 106 A.1.2.2) De la partie au Tout et du Tout la partie 119 A.1.3) Lintra-mondanit du percevant. A.1.3.1) Prsentation et re-prsentation 135 A.1.3.2) Premire caractrisation du relationnel 192 A.2) La structure de la phnomnalit: apparatre e(s)t co-apparatre. A.2.1) Considrations mthodologiques 204

    A.2.2) La relation figure/fond comme condition de tout apparatre 230 A.2.3) La structure de la phnomnalit.

    A.2.3.1) Le mode dapparatre du Tout comme Totalit 255 A.2.3.2) La centration structurelle de la phnomnalit 281

    A.2.3.3) Perception et incompltude 310 B) Le corps du monde comme corps au monde. B.1) Se comporter 352 B.2) Deuxime caractrisation du relationnel 482

    Conclusion 496

    Bibliographie 517

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    Introduction

    Ce travail tente de reprendre leffort, pour ainsi dire inaugural de la philosophie,

    de saisir le sens dtre du rapport ce qui est, ltre. Il reprend leffort philosophique

    de rendre compte de lexprience (perceptive), du fait mme que quelque chose est

    l 1, en prenant pour seule perspective lexprience elle-mme. Autant dire que ce

    travail sinscrit dans la perspective de la phnomnologie qui, comme les grandes

    orientations de la philosophie, provient prcisment de leffort de rendre intelligible ce

    qui, lexprience, est lvidence mme, savoir lexprience elle-mme. Lexprience

    se prsente comme une vidence et, pourtant, la philosophie apparat devant le fait

    irrductible de lexprience comme devant un problme. Lirrductibilit de lexprience

    renvoyant lapparition mme du monde un sujet inhrent lapparition du monde pose

    problme la philosophie qui, donnant leffort de dterminer lexprience pour elle-

    mme des directions doctrinales diffrentes, mme lorsque la philosophie est

    phnomnologie, fait dpendre, un moment ou un autre, lirrductibilit dont se

    structure lexprience sur un sujet positif, cest--dire sur un sujet de lirrductibilit elle-

    mme. Autrement dit, la dualit intrieure de lexprience (perceptive) qui se manifeste

    mme lexprience est ultimement soumise au partage abstrait du dualisme. Ce constat de

    limpasse dans laquelle se situe la philosophie, mme lorsquelle se dveloppe consciente

    de linadquation de linterprtation de lexprience partir de son ddoublement, motive

    ce travail qui, adoptant le principe phnomnologique du retour lexprience mme ,

    reprend leffort de penser lexprience partir de lexprience, cest--dire partir de et

    selon lirrductibilit mme de lexprience.

    Lexprience que la philosophie ne parvient pas proprement penser, la pensant

    partir de lexprience de soi du sujet de lexprience, est lexprience comme ouverture

    quelque chose , louverture mme du monde. Lui apparat impensable sans le rduire

    une signification transcendantale l il y a de lexprience perceptive, cest--dire le

    plan de la phnomnalit lui-mme au sein duquel nous nous trouvons toujours dj

    situs. Lexprience comme exprience du donn originaire de lexprience elle-mme,

    de lextriorit irrductible du monde dont souvre lexprience perceptive ne se trouve

    tre dterminable pour la philosophie subjectiviste que relativement un tre

    1 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et linvisible, ditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 210.

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    conjoignant, en lui-mme, les termes intrieurs de lexprience, faisant ainsi du rapport

    soi du sujet de lexprience le rapport irrductible de lexprience. La philosophie

    apparat incapable en somme de penser la phnomnalit selon son autonomie propre,

    incapacit qui se traduit symptomatiquement au niveau mme de la formulation de la

    problmatique du corps propre qui sopre au nom du sujet de lexprience, et non au

    mon de lexprience comme telle, de telle sorte que la philosophie se condamne penser

    lexprience contradictoirement au moment o elle fait de lexprience comme rapport

    lobjet de son tonnement. En dautres mots, lautonomie de lexprience qui satteste de

    lappartenance phnomnale du sujet de lexprience lexprience elle-mme est

    comme dplace vers un sujet qui, lui-mme de limmanence de son rapport lui-

    mme, dtermine, depuis la dcouverte du Cogito, le sens mme de lautonomie. Cest

    prcisment ce dplacement de lexprience vers le sujet dont elle se structure qui,

    exprimant au fond le prsuppos de lautonomie dtre du sujet de lexprience, ressort

    de la formulation mme de Husserl du problme que reprsente lexprience ou, plus

    prcisment, le rapport dont lexprience est le rapport. Il crit ainsi que dun ct la

    conscience doit tre labsolu au sein duquel se constitue tout tre transcendant et donc

    finalement le monde psycho-physique dans sa totalit ; et dautre part la conscience doit

    tre un vnement rel et subordonn lintrieur de ce monde 2. On le voit,

    larticulation interne de lexprience est reprise par Husserl selon le mme terme, la

    conscience . Au fond, la conscience est elle-mme le rapport de lexprience, ce

    qui est contradictoire. Chez Merleau-Ponty, le corps, comme touchant et touch ou, plus

    exactement, comme ne pouvant la fois tre touchant et touch, est le sujet de

    lexprience. Ainsi, sujet de lexprience comme ne pouvant tre la fois sujet et objet, le

    corps est la fois sujet et objet, ce qui est contradictoire. Notons que la contradiction

    nest finalement pas relative lexprience mais bien la dtermination du sens dtre du

    sujet de lexprience. Or, on ne peut tre que frapp par le fait que Bergson, qui dun

    ct, entend supprimer les difficults thoriques que le dualisme a toujours

    souleves 3 reprend cependant leffort de penser le rapport de lexprience en assumant,

    2 Husserl, Edmund, Ides directrices pour une phnomnologie, trad. P. Ricoeur, ditions Gallimard, Paris, Col. tel, 1985, p. 178. 3 Bergson, Henri, Matire et mmoire, P.U.F., dition du Centenaire, 5me dition, Paris, 1991, p. 161.

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    de lautre, la ralit de lesprit et la ralit de la matire 4, propose, dans le premier

    chapitre de Matire et mmoire, une description de lexprience fidle lexprience.

    Alors que pour Bergson le problme de lexprience se pose comme le problme de la

    relation de lesprit au corps 5, se situant ainsi dans une dmarche philosophique que la

    phnomnologie reconnat, juste titre, comme nave , Bergson parvient une

    formulation du problme de lexprience (du corps propre) qui rpond lambition de la

    phnomnologie de prendre lexprience pour seule rfrence de la dtermination du sens

    de lexprience, ambition laquelle, selon nous, la phnomnologie na pu elle-mme

    satisfaire, mme lorsque Merleau-Ponty crit dans Le visible et linvisible que Le parti

    pris de sen tenir lexprience de ce qui est, au sens originaire ou fondamental ou

    inaugural, ne suppose rien dautre quune rencontre entre nous et ce qui est , ces

    mots tant pris comme de simples indices dun sens prciser 6. Autant dire que ce qui

    reste prciser prend appui sur une opposition implicite entre nous et ce qui

    est . De manire significative, Merleau-Ponty crit plus loin : Nous interrogeons

    notre exprience, prcisment pour savoir comment elle nous ouvre ce qui nest pas

    nous 7. Lexprience est ainsi prise dans une tension antinomique entre nous et ce

    qui nest pas nous , cest--dire que le rapport de lexprience est dcrit partir de

    termes qui ne tmoignent pas, en eux-mmes, du rapport dont lexprience perceptive est

    lexprience. Tandis que le rapport de lexprience est lobjet mme de la description de

    Merleau-Ponty, les termes constituant le rapport nont, sur le plan de la description, rien

    de commun, rien en rapport. De mme, en crivant que Notre premire vrit, celle

    qui ne prjuge de rien et ne peut tre conteste , sera quil y a prsence, que quelque

    chose est l et que quelquun est l 8, Merleau-Ponty adopte alors pour point de

    dpart de la dfinition de lexprience comme rapport une diffrence dtre qui, sans tre

    nomme comme telle, transparat de lusage mme de termes, quelque chose et

    quelquun , qui, ne faisant pas rfrence lun lautre de la manire mme dont ils se

    distinguent, tmoignent dun partage ontologique implicite de lexprience dont, comme

    4 Bergson, Henri, Matire et mmoire, P.U.F., dition du Centenaire, 5me dition, Paris, 1991, p. 161. 5 Bergson, Henri, Matire et mmoire, P.U.F., dition du Centenaire, 5me dition, Paris, 1991, p. 163. 6 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et linvisible, dition Gallimard, Col. tel, 2001, p. 209. 7 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et linvisible, dition Gallimard, Col. tel, 2001, p. 209. 8 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et linvisible, dition Gallimard, Col. tel, 2001, p. 210.

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    le dit Merleau-Ponty lui-mme, on ne revient pas . En ce sens, la premire vrit

    merleau-pontienne prjuge dj du sens dtre de lexprience, contient, comme cache,

    la contradiction qui se reportera sur la dfinition du sujet de lexprience. Soulignons le

    fait que dire seulement quil y a prsence pour dcrire lexprience elle-mme, cest

    rendre compte de lirrductibilit de lexprience mais cest la dcrire qu moiti car

    lirrductibilit de lexprience est lirrductibilit du rapport de lexprience, du rapport

    constitutif qui la rapporte elle-mme. Or, cest prcisment lirrductibilit de

    lexprience que Bergson, dans le cadre de lhypothse de la perception pure , parvient

    formuler, formulant ainsi le rapport de lexprience elle-mme comme exprience de

    quelque chose . En phrasant au plus prs lexprience perceptive de lexprience,

    Bergson en vient formuler un paradoxe, non une contradiction. Bergson crit :

    Voici un systme dimages que jappelle ma perception de lunivers, et qui se

    bouleverse de fond en comble pour des variations lgres dune certaine image

    privilgie, mon corps. Cette image occupe le centre ; sur elle se rglent toutes les autres ;

    chacun de ses mouvements tout change, comme si lon avait tourn un kalidoscope.

    Voici dautre part les mmes images, mais rapportes chacune elle-mme ; influant sans

    doute les unes sur les autres, mais de manire que leffet reste toujours proportionn la

    cause : cest ce que jappelle lunivers. Comment expliquer que ces deux systmes

    coexistent, et que les mmes images soient relativement invariables dans lunivers,

    infiniment variables dans la perception ? Le problme pendant entre le ralisme et

    lidalisme, peut-tre mme entre le matrialisme et le spiritualisme, se pose donc, selon

    nous, dans les termes suivants : Do vient que les mmes images peuvent entrer la fois

    dans deux systmes diffrents, lun o chaque image varie pour elle-mme et dans la

    mesure bien dfinie o elle subit laction relle des images environnantes, lautre o

    toutes varient pour une seule, et dans la mesure variable o elles rflchissent laction

    possible de cette image privilgie ? 9.

    Sans porter notre attention, dans limmdiat, sur les consquences majeures de la vision

    raliste que Bergson se fait du monde, sur la manire mme dont il apprhende, comme

    par aprs lhypothse des images, le sujet de la perception10, notons lessentiel, savoir

    9 Bergson, Henri, Matire et mmoire, P.U.F., dition du Centenaire, 5me dition, Paris, 1991, p. 176. 10 Cf. chapitre A.1.3.1) Prsentation et re-prsentation.

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    que, posant le problme de lexprience partir des images et seulement des

    images , en ne prsupposant donc pas du sens dtre du sujet de lexprience, le

    mettant comme entre parenthse, Bergson explicite alors le rapport situant le sujet de

    lexprience du ct de lexprience comme le rapport entre une image et

    lensemble des images , cest--dire comme le rapport paradoxal de la partie et de la

    Totalit dont elle est une partie. Lexprience nest pas le rapport de quelquun et de

    quelque chose mais le rapport entre les images elles-mmes. Le sujet est ainsi le

    sujet de lexprience de lensemble des images comme image . Aussi, le rapport

    que Bergson formule en suivant la ligne de partage de la phnomnalit elle-mme est

    lautorfrence du rapport entre les images . Le problme de lexprience est, en

    prenant les images pour la premire vrit , celui du rapport autorfrentiel de

    lexprience elle-mme. Ainsi, traduisant le rapport de co-apparition dont lexprience

    est lexprience partir des seules images , Bergson dplace la problmatique de

    lexprience du sujet de lexprience lexprience comme telle et, de ce fait, au lieu de

    formuler une contradiction formule le paradoxe de lautorfrence. Il y a dans

    lalternative bergsonienne de la formulation de la problmatique de lexprience (du

    corps propre), dans le paradoxe mme une vrit qui se formule du respect de ltre de

    lexprience (perceptive) que ce travail sefforce de conduire, pour paraphraser Husserl,

    lexpression de son sens propre . La vrit de la voie bergsonienne est la

    suspension de la rfrence un sujet extrieur lordre de lexprience elle-mme. Le

    sujet, chez Bergson, est une image parmi les images , sujet de lappartenance

    lensemble des images . Bergson sinstalle demble dans le rapport irrductible de

    lexprience comme rapport de co-apparition du sujet et de ce dont il est le sujet sans

    prsumer du sens dtre du sujet de lensemble des images puisquil est lui-mme une

    image . Bergson soulve ainsi le paradoxe de lexprience, lequel, contrairement la

    contradiction qui est impensable, est lindice de quelque chose penser, ici, lautonomie

    autorfrentielle de la phnomnalit.

    La formulation du paradoxe du rapport de lexprience, se constituant, pour ainsi

    dire, mme lexprience (perceptive), nest pas sans consquence sur la manire de

    dterminer le sens dtre du rapport de lexprience puisque le paradoxe, renvoyant le

    sujet de lexprience un moment de lexprience elle-mme, impose, en quelque sorte,

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    de se maintenir au niveau mme du rapport pour en rendre compte, de tenir lexprience

    du rapport de lexprience comme la seule mesure possible de la dtermination du sens

    de lexprience. Ds que la philosophie se libre de la rfrence une intriorit positive

    pour juger du sens du rapport de lexprience, ds quelle fait tat de lintramondanit

    du sujet, cest--dire de lappartenance ontologique du sujet ce dont il est le sujet, le

    problme de lexprience lui apparat alors tre celui de lautorfrence de lexprience

    elle-mme et, de ce fait mme, le seul critre de la dfinition du sens dtre des termes de

    lirrductibilit de lexprience est lirrductibilit de lexprience (perceptive). Cest la

    raison pour laquelle dfinir le sens dtre du sujet de lexprience revient dfinir ce qui

    du sujet, cest--dire du corps puisque le sujet est un apparaissant, une image parmi

    les images , le dtermine comme sujet et dtermine lexprience (perceptive) comme

    rapport. La problmatisation de lexprience partir de lexprience (perceptive) impose

    donc de rendre compte partir du mme dterminant le sens dtre du sujet et ce qui est

    constitutif de lexprience comme rapport lensemble des images , de ressaisir le

    sens dtre du sujet du rapport de lexprience conformment lexprience (perceptive)

    du rapport de lexprience. Cest lexprience (perceptive) de lexprience que Bergson

    se conforme lorsquil tient le mouvement pour la spcificit dtre du sujet percevant et

    lensemble des images pour le champ dont le sujet de lexprience est le sujet. Ainsi,

    ne prenant que les apparences pour spcifier le rapport dont elles sont lattestation,

    Bergson situe de manire cohrente au centre de lensemble des images une image

    privilgie , cest--dire, pour Bergson, une image capable de se mouvoir. Il nest

    pas surprenant, au sens o cela se prsente comme une consquence de la ferme dcision

    de sen remettre la phnomnalit elle-mme, quil renvoie le sujet moteur, comme

    image , la totalit de lensemble des images , cest--dire la transcendance des

    images . Bergson ne fait quaccorder sa description de lexprience au donn de

    lexprience en constatant que le mouvement corporel est le sens dtre du sujet de

    lexprience comme image et que lensemble des images est ce dont elle est le

    sujet. La corrlation que reporte Bergson en soulignant limpact du mouvement moteur

    de mon corps sur le systme dimages que jappelle ma perception de lunivers est

    proprement le donn phnomnologique de lexprience. Aussi, le corollaire du point de

    dpart de Bergson, la co-apparition structurant la phnomnalit quil exprime en termes

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    d images , est, pour peu que lon se garde de sortir de lordre mme de la co-

    apparition, de se donner la possibilit de dfinir le sens dtre des termes en et par

    lesquels lexprience (perceptive) est fondamentalement lexprience de quelque

    chose partir de lexprience elle-mme, cest--dire partir delle-mme. La voie

    que Bergson entrouvre pour rendre compte du sens du rapport de lexprience, cest--

    dire la rsolution de rejoindre le sens de lexprience partir de et selon la co-apparition

    dont lexprience est lexprience est prcisment la voie que nous empruntons pour

    revenir la vrit indpassable de lexprience et, en premier lieu, pour accomplir

    pleinement lpoch bergsonienne qui, dans la perspective de lentreprise philosophique

    de Matire et mmoire, na pour finalit que lintroduction du sujet comme mmoire ,

    rintroduisant ainsi au sein mme de lexprience une ralit extrieure lexprience

    que la donation des images avait eu pour vertu de neutraliser. Aussi, reprendre, en

    vue de raliser pleinement lpoch bergsonienne, la voie bergsonienne avant quelle

    ne commande une dmarche contradictoire signifie tenir compte de lautonomie des

    images , cest--dire de limpossibilit de transcender pour le sujet de lexprience le

    rapport lensemble des images dont il est, comme image , un terme intrieur.

    Comme image , le sujet de lexprience ne peut totaliser de la manire mme dont il

    est le sujet de lensemble des images le rapport lensemble des images . Ds lors,

    dans la mesure o lexprience (perceptive) est totalisante, nouvre que sur elle-mme, le

    retour au sens de lexprience ne peut tre ni un retour un sujet de lirrductibilit du

    rapport de lexprience ni mme un retour au peru entendu comme ensemble de choses.

    Aussi, le retour lexprience est le retour lirrductibilit dont lexprience perceptive

    est lexprience, lirrductibilit dont se structure lexprience elle-mme. Pour le dire

    autrement, achever lpoch, faire abstraction de lexprience de soi laquelle est

    gnralement rduite lirrductibilit de la dualit de lexprience sans mettre entre

    parenthse lexprience elle-mme, implique de remonter de lirrductibilit de la

    phnomnalit la condition de lirrductibilit, cest--dire la structure conditionnant

    tout apparatre : le rapport irrductible figure/fond. Si, en effet, comme le souligne en des

    termes neufs Renaud Barbaras, le but de lpoch est denrayer cette captation par

    lapparition, qui conduit toujours la reconstituer partir de ltant apparaissant, pour

    mettre au jour la dimension propre de la phnomnalit, de lapparatre en son

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    autonomie 11, conduire lpoch son terme revient alors dgager le rapport dont

    dpend lapparatre de quelque chose, savoir le rapport de la figure et du fond dont elle

    est la figure. Apparatre, cest ncessairement apparatre sur fond de ce qui, comme fond,

    ne peut apparatre comme une figure. Dire quil ny a dapparatre que sur fond du fond

    revient dire que lirrductibilit de la phnomnalit est la phnomnalit elle-mme

    comme rapport figure/fond. Lpoch comme retour la vrit de lexprience

    (perceptive) est ainsi le retour au rapport dont lapparatre se structure, la co-apparition

    de la figure et du fond. Ainsi, la co-apparition du sujet de lexprience ce dont il est le

    sujet perceptivement, lensemble des images , neutralise la subjectivisation du rapport

    de lexprience (perceptive) et cautionne le retour sur place la co-apparition figure/fond

    comme condition de la phnomnalit. Lautonomie que lpoch met en valeur est la co-

    apparition figure/fond, cest--dire le rapport de co-dpendance entre la figure et le fond,

    entre la figure et ce qui ne peut apparatre comme une figure, cest--dire ce qui demeure

    fond de toute figure.

    Montrant dabord que les formulations de la problmatique de lexprience (du

    corps propre) sont contradictoires parce quelles ne labordent pas partir de lexprience

    quelle est, cest--dire une exprience perceptive, laquelle, situant le sujet du rapport de

    perception du ct du rapport dont il est le sujet, appelle une redfinition de la manire

    dont la philosophie approche la dualit dont lexprience (perceptive) se manifeste, puis,

    analysant le sens du rapport paradoxal qui sexprime la formulation de la problmatique

    de lexprience (du corps propre) lorsquelle se moule sur lexprience (perceptive) elle-

    mme, la premire section de la premire partie (A.1) de ce travail, la suite de lexamen

    de la structure autorfrentielle de lexprience, tirant les consquences de lautonomie

    du champ de lapparatre, cest--dire de lextriorit radicale des images , en conclut

    que lautonomie de la phnomnalit pose deux problmes interdpendants, celui du sens

    de lauto-structuration de la Totalit des images comme rapport et celui du sens de

    lautonomie du sujet de la Totalit des images . Autrement dit, penser le rapport dont

    lexprience est lexprience revient penser deux autonomies interdpendantes :

    lautonomie structurelle de la phnomnalit qui ne se structure comme autonomie que de

    lautonomie dtre du sujet de la phnomnalit qui ne se structure elle-mme que de

    11 Barbaras, Renaud, Le dsir et la distance, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 1999, p. 46.

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    lautonomie structurelle de la phnomnalit, lune et lautre se structurant dans un

    rapport circulaire que nous dnommons, dans la Premire caractrisation du relationnel,

    rapport pronominal , lequel signifie que le sujet de lexprience, le percevant, en tant

    que corps, est soumis aux contraintes structurelles quil conditionne lui-mme, que le

    percevant et le peru se co-dfinissent, que le sujet est un moment de la structuration dont

    il est le sujet. Aussi, le paradoxe de la problmatique de lexprience (perceptive) traduit

    lautonomie du rapport dont le percevant est une dimension, lappartenance du sujet au

    monde, au monde dont il est le sujet, traduit ainsi un rapport de co-dpendance dtre et

    de sens. Mais le cheminement de la premire section de la premire partie (A.1), passant

    notamment par la mise en vidence du refoul cartsien de lexprience et le constat de la

    soumission, de part en part, de la philosophie de Merleau-Ponty la philosophie de la

    conscience , na finalement pour ambition que de conduire au sens de lpoch comme

    retour au rapport figure/fond, au rapport dont se structure la phnomnalit et partir

    duquel le sens des termes dont lexprience est lexprience pourront tre proprement

    penss. Autrement dit, le rsidu de lpoch, le rapport figure/fond, nous situant dans

    linterdpendance du rapport de co-apparition lui-mme, constitue le rapport irrductible

    partir duquel la dtermination du sens du rapport lui-mme trouvera un fondement,

    cest--dire un point de dpart et lassurance de se maintenir au niveau mme des

    phnomnes. Cest donc partir du rapport figure/fond lui-mme que nous entreprenons,

    dans la seconde section de la premire partie (A.2), de dfinir dabord le sens dtre du

    fond, de lensemble des images , puis de la figure, le corps percevant co-apparaissant

    lui-mme, image parmi les images , comme une figure et, enfin, celui du rapport

    figure/fond selon son effectivit propre tel quil se manifeste lexprience (perceptive).

    Concernant le sens dtre du fond : une opration relativement simple qui consiste

    substituer une figure par son fond, faisant du fond une figure, puis substituer de

    nouveau la figure qui fut antrieurement un fond par son fond, fait apparatre ultimement,

    lorsque le processus de substitution se rpte, un Fond et, par l mme, la signification

    ontologico-phnomnale du rapport figure/fond (Fond). En effet, la substitution de la

    figure par le fond dont elle est la figure prsuppose toujours et ncessairement un fond,

    doit finalement sa possibilit lexistence/prsence de ce qui demeure comme fond. La

  • 14

    ngation par substitution fait ainsi toujours apparatre un fond plus pro-fond que celui qui

    apparaissait prcdemment, et donc localement, comme fond. Elle rencontre un pla-fond,

    une limite en ce quelle fait apparatre un Fond, cest--dire ce qui ne peut apparatre

    comme une figure. En somme, la ngation par substitution est lattestation de la plnitude

    du Fond, la ngation dun fond lattestation ontologico-phnomnale du Fond. Ainsi, la

    possibilit mme de la ngation du fond comme fond, cest--dire comme figure en

    rapport un fond plus pro-fond, met au jour la structure ontologico-structurale du rapport

    figure/Fond dont dpend lapparition de toute figure. Il sensuit quil y a une ncessit

    eidtique entre le fait dapparatre comme une figure/corps/apparaissant et le fait

    dapparatre sur Fond de ce qui ne peut tre ni comme Fond. Une figure est donc

    figure/corps/apparaissant en raison mme de son appartenance au Fond. Apparatre

    comme une figure, cest apparatre sur fond du Fond et, en ce sens, toute apparition est,

    par co-dfinition, co-apparition du Fond. Apparatre signifie co-apparatre sur fond du

    Fond qui apparat lui-mme en tant que Fond de toute figure. La ngation par substitution

    de la figure par le fond dont elle est la figure rend visible le sens dtre/apparatre du

    Fond comme Fond et, par l mme, la ncessit de lappartenance ontologique de la

    figure au Fond sur fond duquel elle co-apparat. Il apparat donc que lensemble des

    images que Bergson renvoie ce dont le sujet est le sujet est le Fond comme condition

    de lapparition de toute figure, y compris pour l image privilgie que constitue

    mon corps . La condition de lapparition de mon corps est donc le Fond dont il est

    une figure. Lautonomie du Fond comme Fond implique la dpendance ontologico-

    phnomnale de la figure, de mon corps , au Fond12. Lappartenance de la figure au

    12 Ce fond sur et par lequel co-apparat la figure est Fond parce quil ne co-apparat pas comme une figure ou, encore, comme un fond qui, dans lespace, serait dlimitable et, de ce fait, serait, selon le point de vue adopt, encore une figure. Par exemple, un point noir au milieu dune page blanche co-apparat sur le fond de cette page blanche qui, pour cette raison, peut tre tenu pour le fond de la figure que reprsente ce point noir. Or, pose sur une table, cette page blanche co-apparat sur cette table qui, pour cette raison, peut tre considre comme le fond o la page figure comme une figure, laquelle, lgard du point noir, est un fond. Selon le point de vue adopt, la page est donc soit une figure soit un fond. Comme fond, la page blanche est isolable perceptivement dans lespace. En revanche, il y a un fond dont on ne peut faire le tour, qui nest pas approchable perceptivement et qui, pourtant, est lhorizon constant de toute perception. ce fond, nous donnons le nom de Fond. Ce Fond nest pas part mais est constitutif de la prsence perceptive. Il est, en un mot, le Fond de toutes les figures/fonds. Nous lui donnons donc une majuscule pour le diffrencier de ce fond qui, selon notre position dans lespace et/ou la zone o se concentre notre regard, peut devenir une figure. Le rapport figure/fond est donc contingent, arbitraire. En revanche, le rapport figure/Fond est ncessaire, structurel. Ici, le Fond correspond, au fond, linvisibilit constitutive du visible telle quelle est thmatise par Merleau-Ponty dans Le visible et linvisible. Ce Fond est

  • 15

    Fond nest certainement pas sans consquence sur le sens dtre de la figure. Dans la

    mesure mme o le sujet de lexprience est du ct de lexprience, cest--dire

    corporel, la dtermination du sens dtre de la figure constitue comme telle une premire

    dtermination du sens dtre du sujet de lexprience, laquelle appelle deux autres

    dterminations, la seconde renvoyant, et ce conformment lexprience, le sujet de

    lexprience, comme corps, la capacit de se mouvoir, la troisime rfrant le sens du

    mouvement comme auto-mouvement au comportement, cest--dire au fait mme que le

    sujet de lexprience est un tre vivant.

    Concernant le sens dtre de la figure : la figure est un co-dterminant structurel

    de la structure dont se structure la phnomnalit puisque lapparatre est la co-apparition

    de la figure au Fond dont elle est la figure. La figure est une dtermination intrieure du

    Fond, de la transcendance mme du Fond. La figure co-apparat au Fond qui co-apparat

    la figure. Par consquent, le point de vue dont se structure la phnomnalit est,

    comme figure/corps, inhrent la structure de la phnomnalit. La phnomnalit est

    telle quelle se rfre elle-mme, que la rfrence un sujet/figure est lui intrieur. Le

    corps qui centralise le rapport dont se structure la phnomnalit est ainsi une

    polarisation de la phnomnalit elle-mme. Le corps polarisant le rapport de

    lexprience (perceptive) fait partie, en tant que corps/figure, de la structure de la

    phnomnalit, est ainsi une dimension irrductible de lirrductibilit du rapport dont se

    structure la phnomnalit. Le sujet de lexprience prend donc part corporellement

    lapparition du Fond comme Fond dont il est une partie. Le sujet de lexprience, comme

    corps, est un trait interne de la phnomnalit et, de ce fait mme, comme corps/figure, la

    co-condition de lapparition du Fond. Le sujet percevant, en tant que corps/figure, et le

    Fond se co-conditionnent. On le voit, lautonomie du Fond comme Fond se structure

    Ouverture. Il lest parce quil na pas lui-mme de fond, cest--dire quil ne peut devenir une figure, ou un fond localis, la faveur du mouvement de mon corps, de mon regard. Je ne peux en faire le tour. De mme, je ne peux faire le tour de mon propre corps. Il y a l une impossibilit constitutive relative la perception comme interrelation. Le Fond est donc Ouverture parce quil demeure, devant le sondage de la perception, Fond. LOuverture prend une majuscule parce quelle souvre indfiniment la perception, recule constamment dans sa propre pro-fond-eur. Le Fond est Ouverture, cest--dire Totalit. La Totalit est transcendance mais transcendance immanente en ce que le Fond co-apparat, en ce que lOuverture est co-dpendante du mouvement du corps vers lOuverture. Fond, Totalit et Ouverture dsignent la mme ralit, la majuscule ne servant qu les diffrencier de la manire dont ils sont co-dpendants de la figure, de la partie et du corps-se-comportant, ce dernier, formant indistinctement, et relativement au Fond et la Totalit, une figure et une partie.

  • 16

    comme un rapport autorfrentiel, cest--dire comme un rapport de co-dpendance qui,

    comme une premire dtermination, renvoie au rapport de la figure/corps au Fond dont

    elle est la figure. Cela dit, si le sujet de lexprience est, en raison mme de la structure

    de la phnomnalit, corporel, il ne suffit pas dtre corporel pour tre le sujet de la

    transcendance du Fond, de lensemble des images . Ici, comme pour la premire

    dtermination du sens dtre du sujet de lexprience, et ce en raison de lautonomie

    autorfrentielle du rapport dont lexprience (perceptive) se structure, le seul moyen

    daccder au sens dtre du sujet de lexprience (perceptive) est lexprience

    (perceptive) elle-mme. Parce que le sujet de lexprience (perceptive) est de ce dont il

    est le sujet, lexprience (perceptive) est lunique rfrence de la pense de lexprience

    (perceptive). De ce point de vue, le mouvement moteur apparat immdiatement, mme

    lexprience, comme ce qui spcifie en propre le sujet de lexprience.

    Concernant le sens dtre du sujet comme tre capable de se mouvoir : comme

    partie de la transcendance dont il est le sujet, cest--dire comme moment intrieur de la

    structure dont se structure la phnomnalit, le sujet de la phnomnalit est, par co-

    dfinition, sujet de lensemble des images comme image , corporellement. Le sujet

    de la phnomnalit est ncessairement sujet de la manire dont il est une partie de ce

    dont il est le sujet, est donc sujet corporellement. Cest le mme corps qui est apparaissant

    et dtermine intrieurement le rapport la transcendance du Fond. Autrement dit, le sujet

    de la phnomnalit co-dtermine la phnomnalit corporellement. Le sujet doit tre le

    sujet de ce dont il est le sujet, savoir louverture du Fond. lexprience (perceptive) le

    dterminant corporel co-dterminant lapparition du Fond est le mouvement. Comme

    lobserve Bergson, qui, ici, sinspire de lexprience, chacun de ses mouvements (du

    corps) tout change 13. La polarisation des images sur les mouvements du corps est

    ltat de fait de lexprience (perceptive), est un fait immanent lexprience. Le constat

    est le mme lanalyse. Seul le mouvement moteur peut (re)conduire le Fond sa propre

    profondeur. Seul le mouvement du corps peut ouvrir le Fond lui-mme dans la mesure

    mme o il est lui-mme du ct du Fond. Aussi, le mouvement co-conditionne la venue

    du Fond lui-mme en souvrant lui-mme lOuverture dont il est le sujet. la rentre

    du Fond en lui-mme ne peut correspondre que la sortie de soi du mouvement moteur.

    13 Bergson, Henri, Matire et mmoire, P.U.F., dition du Centenaire, 5me dition, Paris, 1991, p. 176.

  • 17

    Autrement dit, le recul du Fond et lavance du mouvement vers le Fond dont il est une

    partie sont en corrlation. Le mouvement souvrant la transcendance du Fond louvre

    elle-mme et, en ce sens, le mouvement se ralise comme mouvement. En dautres mots,

    le Fond co-conditionne le mouvement, le ralise comme mouvement. Le mouvement du

    corps percevant nest ainsi lui-mme que comme mouvement vers lextriorit du Fond,

    lequel nest lui-mme comme Fond que du mouvement qui le refoule dans son intriorit

    absolue. Cest dire que le mouvement qui ouvre le Fond ouvre le Fond qui louvre lui-

    mme. Ltre du mouvement phnomnalisant est insparable du mouvement de repli du

    Fond vers lui-mme, ouvre comme mouvement le Fond qui, comme Fond, transcende de

    manire fondamentale le mouvement qui louvre lui-mme. Limpossibilit mme pour

    le mouvement de dpasser lextriorit du Fond quil porte lapparatre signifie quil est

    lui-mme de ce qui lexcde en tant que mouvement. Le mouvement est, de ce fait, lui-

    mme vers la transcendance du Fond, lui-mme hors de lui-mme. Se transcendant vers

    ce qui le transcende totalement, le mouvement se tourne vers lui-mme en se tournant

    vers la Transcendance puisquil en est. Pour paraphraser Merleau-Ponty, la transcendance

    du Fond est ce qui manque au mouvement pour fermer son circuit. La ngativit

    intrieure du mouvement est une ngativit par co-dfinition. Le non-tre qui travaille

    intrieurement le mouvement implique le Fond que le mouvement ouvre comme Fond.

    On le voit, lautonomie du Fond comme Fond est autorfrentielle : le mouvement se

    constitue de ce dont il dpend, le Fond, et le Fond se constitue de ce dont il dpend, le

    mouvement. Ainsi, lautonomie du Fond sautonomise de lautonomie du mouvement

    moteur qui sautonomise de lautonomie du Fond. Le mouvement apparat bien comme

    une dtermination constitutive du sujet de lexprience (perceptive) puisquil le spcifie

    proprement comme le sujet de la transcendance du monde comme Fond dont il est une

    partie. Cela dit, le mouvement en tant quautonomie interrelationnelle est une

    caractrisation encore abstrait dans la mesure o elle prcise le sens dtre du corps en

    tant quapparaissant/figure. De manire vidente, au sens o cela est un donn comme tel

    de lexprience (perceptive), lapparaissant capable de se mouvoir est un tre vivant, un

    tre dont le mouvement est orient, vivant. Le mouvement est ainsi un auto-mouvement.

    Le mouvement qualifie un tre conduisant corporellement le rapport de co-apparition

    lui-mme et, en ce sens, il spcifie une diffrence dtre fondamentale entre le sujet de la

  • 18

    phnomnalit et les autres intramondains. Le mouvement actualise la prsence du Fond.

    Le mouvement renvoie un tre capable de se mouvoir. Lauto-mouvement manifeste un

    mode dtre, une manire de vivre. Lauto-mouvement actualise une existence en prise

    avec lenvironnement. Lauto-mouvement renvoie un tre capable de se comporter. Au

    mme titre que la dtermination du sens dtre du sujet du rapport de perception comme

    mouvement, la dtermination du sujet comme tre vivant , intgrative de lincarnation

    et de la mobilit, est une dtermination de lexprience (perceptive) elle-mme. Le vivant

    se manifeste comme vivant lexprience (perceptive). Le vivant se manifeste donc pour

    un tre lui-mme vivant, pour un tre phnomnalisant son propre environnement. Nous

    abordons ainsi, dans la seconde partie B), le sujet de lexprience comme vivant de la

    manire dont nous sommes parvenus le spcifier comme un tre moteur, cest--dire

    partir de lexprience (perceptive), au niveau mme o le vivant est, pour le vivant, un

    phnomne exprimant un sens dtre. La structure mme de la phnomnalit ncessite

    de revenir constamment au niveau du rapport dont elle se structure car les termes qui la

    structurent sont ce dont elle est lexprience. Aussi, les dterminations successives du

    sujet, comme figure/apparaissant, mouvement et vivant, qui spcifient le mme tre, le

    sujet du rapport dont se structure la phnomnalit, sont des dterminations objectives de

    lexprience (perceptive). Autrement dit, le sujet de lexprience apparaissant du ct de

    lexprience (perceptive) de la manire dont il est sujet, la dtermination du sujet comme

    vivant est une dtermination objective de lexprience elle-mme au sens o le vivant

    est corporellement un terme intrieur de lexprience. La dtermination du sujet comme

    vivant est une dtermination intrieure lexprience, dont lexprience se structure,

    et donc objective lexprience (perceptive). Cest pourquoi ltre vivant se prsente

    lexprience (perceptive) avec lvidence mme de lexprience (perceptive). Aussi, cest

    certain de demeurer au niveau mme des phnomnes que la seconde et dernire partie de

    ce travail considre le sujet de la phnomnalit comme vivant, comme une existence qui

    manifestement vit intrieurement un rapport de sens lenvironnement. Lenjeu principal

    est alors de montrer, en nous appuyant notamment sur la reprsentation que se fait du

    vivant lcologie, que le rapport dont se structure la phnomnalit est le rapport dont se

    structure la vie elle-mme, ce qui, videmment, dtermine une certaine dfinition de la

  • 19

    vie qui, seulement entrouverte ici, sans sopposer dailleurs une lecture utilitaire de la

    vie, fait de lautonomie de la phnomnalit lorigine et le ressort de sa crativit.

  • 20

    A) Le corps au monde comme corps du monde.

    A.1) La question du corps propre en question.

    A.1.1) Lexprience du corps propre et ses formulations.

    A.1.1.1) Le corps au monde comme principe du monde.

    Penser le fait perceptif partir du sujet de la perception revient surdterminer le

    clivage perceptif lui-mme en le subjectivisant et, ainsi, le dfaire de sa phnomnalit.

    Reprendre le pli perceptif partir de la dimension subjective et situe de la perception

    revient, au mieux, rorganiser le champ perceptif en fonction dune dimension de la

    perception, au pire, le rduire une exprience vcue. Tenir larticulation perceptive

    comme articule et relative au sujet de la perception revient subordonner la perception

    un principe dapparition et, de ce fait, rordonner la perception comme fait relationnel

    en fonction du primat de ltant du sujet sur ltre. Ainsi, la perception ou, plus

    prcisment, lexprience perceptive, toujours dj polarise, situe et situant le

    percevant dans une relation originaire au monde est, en tant que phnomne et donn

    relationnel, condamne par la philosophie lorsque celle-ci im-pose une prdominance

    ontologique du percevant sur le peru. En dautres mots, rduire ltre un principe

    dapparatre/dtre revient retirer le percevant de la relation perceptive elle-mme car la

    perception nest plus pense pour elle-mme mais demble soumise une ontologie de

    lobjet qui place le dbat sur une diffrence ontologique oppositionnelle.

    Si la philosophie rgle et maintient lavnement du sens et de lapparatre partir

    de la double polarit du sujet (transcendantal) et de lobjet, cest parce quelle ne parvient

    pas comprendre le sens ultime de lappartenance ontologique du percevant au monde.

    vrai dire, la philosophie senferme dans le point de vue du naturant, le sujet de la

    perception reste aperception immdiate interne ou, au mieux, subjectivit incarne, quand

    la philosophie sinstalle dans lexprience du corps propre, soit pour la tronquer delle-

    mme en lassujettissant au solipsisme du sujet transcendantal soit pour la confondre avec

    la vrit phnomnologique irrductible quelle manifeste. Si la pense contemporaine

    formule la question du corps propre, elle en manque le sens en la ramenant soit

  • 21

    lintriorit dun en-soi constituant, renvoyant ainsi la transcendance perceptive un acte

    de la pense, soit une exprience dont lirrductibilit serait typique de ltre,

    maintenant ds lors la question de la transcendance, entendue comme la possibilit du

    rapport , laquelle comporte par principe la contradiction de limmanence et de la

    transcendance 14, dans le cadre contradictoire du dualisme. Si la question du corps

    propre est ex-prime, se prsente pour la pense comme une question philosophique

    essentielle, il nest toutefois pas certain que la philosophie ait adquatement valu le

    sens dune question qui prcise la situation mondaine du percevant, qui rappelle que le

    corps au monde est du monde.

    Que la question du corps propre traduise lexprience dune ambigut dtre (de

    ltre), le percevant tant en effet sujet et objet, ou quelle raconte la condition mondaine

    du percevant, le percevant tant, dun point de vue phnomnologique, sur le mme plan

    que le monde lui-mme, elle formule un mme fait fondamental : le percevant est une

    dimension du champ perceptif, en fait partie. La problmatique de la question du corps

    propre est alors de rendre compte dun renvoi circulaire des termes composant la relation

    perceptive elle-mme, de spcifier lappartenance ontologique du percevant au monde

    sans la doubler dune ontologie implicite qui tire la question hors delle-mme, hors de

    son sens propre. Cela dit, faire tat de cette circularit ontologique qui place le percevant

    et le peru sur une mme ligne dtre pour ensuite ltendre lchelle de ltre ne

    revient pas dissoudre la difficult pose par la question du corps propre, savoir la

    dtermination du sens dune appartenance qui ne se dcline pas par un lien dextriorit,

    dun fait qui nest pas rductible son irrductibilit vcue. En tant quinterrelation, la

    relation dappartenance du percevant au monde nest pas dfinissable autrement que par

    elle-mme car le percevant est intramondain en sorte que la subjectivit perceptive est

    indissociable de son incarnation, cest--dire du rapport qui la situe en rapport au monde.

    Autrement dit, cest de lunit relationnelle perceptive elle-mme que les termes de la

    relation du percevant au monde se dterminent comme termes/dimensions. Aussi, sil

    fallait seulement, pour comprendre le problme du corps propre, comprendre comment

    14 Merleau-Ponty, Maurice, Le primat de la perception et ses consquences philosophiques, ditions Verdier, 1996, p. 42.

  • 22

    lhomme est simultanment sujet et objet, premire personne et troisime personne 15, il

    faudrait alors le comprendre comme un rapport dinhrence relatif linterrelation elle-

    mme. Cest pourquoi, situer ce rapport au niveau du sujet de la perception, cest--dire

    dune des dimensions du rapport perceptif, conduit demble laisser lexprience soit

    un idalisme transcendantal soit un subjectivisme radical. Au rapport de totalit du sujet

    de la perception au monde est substitu lexprience du corps propre o mon corps est

    tour tour considr selon deux points de vue irrductibles. Il sagit donc plutt de partir

    de lunit phnomnale de la relation perceptive pour viter la fois lalternative du

    natur et du naturant, toujours expressive dune exprience, cest--dire comme tant

    implicitement celle du sujet, et les cueils/impasses philosophiques qui, en quelque sorte,

    sensuivent naturellement. Or, ce glissement de sens de la problmatique du corps propre

    qui aboutit lire lexprience partir de lexprience vcue de lexprience apparat dj

    dans sa formulation, glissement dont il nous faudra mettre en valeur les prsupposs.

    Lorsque la problmatique du corps propre est formule partir de lexprience

    perceptive elle-mme, elle se formule comme un paradoxe du fait mme que le percevant

    est situ du ct de ce dont il est le sujet. En dautres mots, la problmatique du corps

    propre, spcifiant lexprience perceptive comme lexprience du corps au/du monde, se

    recueille en un paradoxe parce quelle adopte lexprience perceptive comme sa mesure

    propre. Au contraire, les formulations de la problmatique du corps propre font tat dune

    contradiction lorsquelles sinterrogent sur la rfrence (double) subjective et objective

    du sujet de la perception lui-mme. Si elles soutiennent que le sujet est sujet et objet, au

    monde et du monde et sinterrogent sur la possibilit dune ambigut qui, rfrant

    un et disjonctif, se hisse une consistance ontologique, positionnant ainsi le sujet par

    opposition lobjet, cest parce que la question du corps propre nest pas comprise

    comme la question de la nature de lappartenance du percevant au monde. En prenant les

    termes dune exprience comme une ambivalence ontologique, la problmatique du corps

    propre devient nigmatique. En prenant les termes dune exprience pour eux-mmes, en

    radicalisant ainsi les termes du problme, la philosophie dmontre quelle pense le sujet

    et le monde dans un rapport dinclusion o le sujet positif est dans le monde au sens de la

    15 Merleau-Ponty, Maurice, Parcours deux 1951-1961, ditions Verdier, 2000, p. 12.

  • 23

    spatialit objective. On passe ainsi dune position exprimant notre condition de fait un

    idalisme transcendantal o le constitu nest jamais que pour le constituant 16. Cest

    parce quelle laisse la question de lappartenance du percevant au monde en suspend que

    la philosophie en vient subordonner le monde un principe dapparition, rduire le

    corps un objet parmi les objets et concevoir le monde comme un Grand Objet . Si

    en effet derrire la formulation de lexprience du corps propre se tient le paradoxe de

    la subjectivit humaine : tre sujet pour le monde, et en mme temps tre objet dans le

    monde 17, cest parce que le sujet est implicitement compris dans le monde, dans un

    rapport de contenance au monde. Mal comprise, la prposition dans fait la division

    ontologique que synthtise la problmatique du corps propre lorsquelle se formule

    comme une contradiction qui renvoie le sujet lui-mme: la subjectivit en tant quobjet

    du monde et la subjectivit en tant que conscience pour le monde, opposition sur laquelle

    est prcisment fonde la relation de transcendance au monde qui devient, de ce fait,

    incomprhensible. Dans Philosophie et Phnomnologie du corps, la problmatique du

    corps propre est galement rgle par une diffrence ontologique absolue que doit

    assumer le sujet. Cest pourquoi la question est de savoir pourquoi ltre de notre corps

    se ddouble en un tre originairement subjectif et, dautre part, en un tre transcendant

    qui se manifeste nous dans la vrit du monde 18. Michel Henry articule la question du

    corps propre en fonction du sujet de la perception, ce qui lamne la formulation dune

    contradiction quil tente de surmonter en fondant lunit du corps objectif sur lunit

    subjective originaire de lego19. Mais lidentification de ltre du corps la vie solipsiste

    16 Merleau-Ponty, Maurice, Phnomnologie de la perception, ditions Gallimard, Col. tel, 1997, p.51. 17 Husserl, Edmund, La crise des sciences europennes et la phnomnologie transcendantale, trad. G. Granel, ditions Gallimard, Col. nrf, Paris, 1989, p. 203. 18 Henry, Michel, Philosophie et phnomnologie du corps, P.U.F., Col. pimthe, 4me dition, 2001, p. 159. 19 Le traitement de la question de lunit du corps objectif se termine par le recours un lien de reprsentation entre le corps subjectif originaire et le corps objectif. Le corps objectif serait donc une reprsentation de la vie absolue de lego, lequel est pourtant qualifi par Michel Henry comme un mode dexister transparent lui-mme. Comment lego serait-il alors capable dune re-prsentation ? : Lunit du corps objectif transcendant est une unit transcendante, cest une unit fonde. Comme telle, elle ne doit pas tre confondue avec lunit du corps organique qui ntait rien dautre que lunit subjective originaire du corps absolu. Cest sur cette dernire unit prcisment que repose lunit du corps transcendant, en ce sens quelle en est la simple reprsentation, la projection dans la partie de ltendue quoccupe le corps objectif. Quant lappartenance de ce corps objectif lego, elle doit tre comprise de la mme manire que son unit. En dautres termes, la vie du corps objectif nest pas la vie absolue, mais une reprsentation de celle-ci et, par suite, nous devons reconnatre quil ny a pas une identit absolue entre notre corps objectif et notre corps originaire, mais quil existe entre eux une vritable dualit. Parce

  • 24

    de lego met mal la possibilit mme de penser les caractres phnomnologiques de

    lexprience du corps propre. Au lieu de constater que le corps (percevant) est soumis

    comme apparaissant des contraintes phnomnologiques, Michel Henry lassimile

    ltre de lego et, de ce fait, il fait en sorte de penser lexprience sans lexprience elle-

    mme qui dlivre, dans un mme mouvement, lpreuve de soi comme indissociable de

    celle du monde. En sappuyant donc sur une subjectivit originaire donnant sens et

    prsence au corps objectif, Michel Henry, ne peut dfinir leur rapport, ne peut rejoindre

    lexprience : ltre du corps est rapport celui de lego et lego, du mme coup, se

    trouve dsincarn. On le voit, la subjectivisation de lexprience du corps propre revient

    son objectivisation qui, au fond, exprime le mme prjug : la vie subjective est

    approche comme un phnomne absolu dans un univers en soi.

    Lorsque la problmatique du corps propre porte lexpression la relation du sujet

    de la perception au monde comme le rapport dun principe lui-mme ou quelle repose

    sur lexprience du corps propre, la forme contradictoire de sa formulation dissimule une

    ontologie de lobjet, une pense qui rapporte systmatiquement la transcendance une

    certaine immanence. Cependant, lorsque la philosophie se dispense de la double

    mdiation du sujet, la problmatique du corps propre narticule plus une contradiction

    mais un paradoxe. Et le paradoxe auquel elle parvient exprime une vrit de ltre, de

    lexprience. En identifiant le sujet de la perception une image et lunivers un

    ensemble dimages 20, le premier chapitre de Matire et Mmoire exemplifie le

    passage du contradictoire au paradoxal. Ainsi, sans sortir du plan des images, Bergson

    soulve un pineux problme, cest--dire, proprement parler, le paradoxe de la

    question du corps propre : comment une image , image parmi les images , peut-

    que notre corps objectif nest quune reprsentation de notre corps originaire, les problmes que posent la dualit de ces deux corps et lunit de signification qui les unit, sont tout fait analogues aux problmes qui ont trait aux rapports de lego transcendant et de lego absolu. lidentit relle du corps originaire et de notre corps organique, ou plutt lidentit de la vie absolue qui est ltre du corps originaire et qui retient dans son unit le corps organique dont elle est aussi, pour cette raison, la vie, soppose ainsi lidentit reprsente de notre corps transcendant objectif avec notre corps absolu, identit qui repose naturellement sur lidentit originaire de ltre du corps subjectif, cest--dire de lego ; Henry, Michel, Philosophie et phnomnologie du corps, P.U.F., Col. pimthe, 4me dition, 2001, p. 185. 20 Tout se passe comme si, dans cet ensemble dimages que jappelle lunivers, rien ne se pouvait produire de rellement nouveau que par lintermdiaire de certaines images particulires, dont le type mest fourni par mon corps ; Bergson, Henri, Matire et mmoire, P.U.F., dition du Centenaire, 5me dition, 1991, p. 170.

  • 25

    elle tre le centre des images ? Comment une image peut-elle tre la fois

    image et condition de lensemble des images ? Bergson crit :

    Do vient que les mmes images peuvent entrer la fois dans deux systmes

    diffrents, lun o chaque image varie pour elle-mme et dans la mesure bien dfinie o

    elle subit laction relle des images environnantes, lautre o toutes varient pour une

    seule, et dans la mesure variable o elles rflchissent laction possible de cette image

    privilgie ? 21

    Sur le seul plan ontologique des images, la formulation du corps propre se structure

    comme un renvoi polaris dune image parmi les images lensemble des images et, pour

    cette raison, la question du corps propre ne se trouve plus organise sur une diffrence

    ontologique initiale/implicite que le sujet de la perception, dj sup-pos, reflterait et

    synthtiserait. Si le paradoxe comme contradiction non contradictoire demeure, il nest

    plus maintenant "localis" au niveau mme du sujet de la perception. Le paradoxe nest

    plus celui du sujet mais concerne un rapport densemble du percevant au monde. La

    question se dplace donc du sujet de la perception au rapport perceptif lui-mme et, de ce

    fait, la problmatique se trouve re-formule, se re-centre sur le sens mme dun rapport

    qui nest ni dopposition ni dinclusion. Ne portant plus sur le sujet mais sur un rapport

    dtre entre les images, lhypothse de la perception pure met entre parenthse la relation

    oppositive subjet-objet puisque derrire les images il ny a que des images et, de ce fait

    mme, une discussion sur la diffrence dtre entre les images, diffrence qui nomme tout

    autant leur unit ontologique, portera sur la dtermination dun mode dtre propre de

    limage-corps, cest--dire conduira la reconnaissance du statut propre du corps

    percevant. Toutefois, le contexte philosophique dans lequel cette re-formulation se forme

    en limite considrablement la porte. Si, dun ct, lhypothse de la perception pure

    libre le sens de la problmatique du corps propre en linscrivant sur un mme niveau

    ontologique et appelle, titre de consquence, une redfinition du sens du rapport de

    lintriorit et de lextriorit, dun autre ct, ce nouveau point de dpart rintroduit une

    double dfinition de l image qui conduira la philosophie de Bergson, sur la question

    du corps, dune dfinition impersonnelle du corps comme image une dfinition

    21 Bergson, Henri, Matire et mmoire, P.U.F., dition du Centenaire, 5me dition, 1991, p. 176. Cest Bergson qui souligne.

  • 26

    dpersonnalise du corps comme symbole corporel de lesprit et une conception raliste

    du monde. Parce que lhypothse de la perception pure vise re-penser les conditions

    travers lesquelles la philosophie doit penser la relation du sujet lobjet22, elle ne revisite

    pas le sens du rapport sujet-objet comme tel.

    crire dans Le visible et linvisible que reconnu un rapport corps-monde, il y a

    une ramification de mon corps et ramification du monde et correspondance de son dedans

    et de mon dehors, de mon dedans et de son dehors 23, crire plus loin que

    simultanment, comme tangible il (le corps) descend parmi elles (les choses), comme

    touchant il les domine toutes et tire de lui-mme ce rapport, et mme ce double rapport,

    par dhiscence ou fission de sa masse 24, cest exprimer un mme et unique tonnement

    devant la situation mondaine du percevant, une mme problmatique ds lors mais aussi

    un mme prjug consistant se reprsenter le rapport du percevant au monde comme un

    Ineimander, un lun-dans-lautre qui ncessite de penser lun en fonction de lui-

    mme et de lautre et, inversement, lautre en fonction de lui-mme et de lun ,

    cest--dire de dfinir deux fois lun et lautre en fonction de lun et de

    lautre de telle sorte que ce dont on parle nest pas le sujet de la perception en tant

    quil est lui-mme sujet la perception ce qui impliquerait labandon du double renvoi

    sujet-objet et donc dune ontologie o le corps est encore un objet mais le sujet de la

    perception comme touchant et touch, cest--dire lexprience vcue du corps. En

    dautres mots, le corps percevant est encore com-pris dans une tension dfinitionnelle de

    lempirique et du transcendantal, dans un dualisme qui rfre le rapport au monde au

    sujet du monde. Comme nous le verrons en dtail25, pris et instituant le rapport du visible

    et de linvisible, le rapport du touchant et du touch qui caractrise ltre du corps

    percevant fonde le rapport de transcendance qui compose la relation du sujet du monde

    22 Ce livre affirme la ralit de lesprit, la ralit de la matire, et essaie de dterminer le rapport de lun lautre sur un exemple prcis, celui de la mmoire. Il est donc nettement dualiste. Mais, dautre part, il envisage corps et esprit de telle manire quil espre attnuer beaucoup, sinon supprimer, les difficults thoriques que le dualisme a toujours souleves () Bergson, Henri, Matire et mmoire, P.U.F., dition du Centenaire, 5me dition, Paris, 1991, p. 161. 23 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et linvisible, ditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 177. 24 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et linvisible, ditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 189. Cest Merleau-Ponty qui souligne. 25 Cf. chapitre A.1.1.3) Touchant et touch.

  • 27

    au monde. Puisque la structure de la formulation de la problmatique du corps propre est

    inspire par le rapport du corps lui-mme et que ce mme rapport porte le monde la

    manifestation, la problmatique du corps propre vient rvler un dualisme typique dune

    philosophie qui interroge la relation perceptive partir du sujet de la perception. Le sujet

    incarn de Le visible et linvisible est donc pens comme corps propre et nest ainsi

    jamais proprement identifi avec la problmatique de lexprience (du corps propre) qui

    se signifie comme un paradoxe qui nest pas celui du sujet de la perception mais du

    rapport de perception. Aussi, si Merleau-Ponty a parfaitement raison de penser que le

    sujet de la perception restera ignor tant que nous ne saurons pas viter lalternative du

    natur et du naturant 26, on ne peut toutefois pas sortir de lalternative de len soi et du

    pour soi en la re-formulant, en lui donnant de nouveaux pithtes. De ce point de vue, la

    philosophie de la chair ne constitue pas une solution la problmatique du corps propre

    mais bien plutt une re-formulation qui ne diffre pas radicalement de celle explicite

    dans La structure du comportement lorsque Merleau-Ponty crit, en rappelant dabord

    quil sagit l d une contradiction que toute thorie de la perception cherche

    surmonter : la conscience apparat dun ct comme partie du monde et dun autre ct

    comme coextensive au monde 27. Il y a l, en effet, une contradiction plutt quun

    paradoxe car la problmatique du corps propre est ici prononce au nom du sujet de la

    perception.

    Lexprience du corps propre est un vcu/preuve au sens o elle est lexprience

    de soi au sein mme du monde, est ainsi lexprience/preuve du monde. Lintrt

    philosophique de la problmatique du corps propre tient prcisment dans le sens dtre

    de cette relation pronominale qui se joue au niveau mme de lexprience, relation,

    travers laquelle, encore une fois, je mprouve comme au/du monde. Je suis corps, mon

    corps mest propre : cela veut dire que je suis moi-mme comme tre corporel, comme

    tre du monde. Comme corps, je me situe toujours du mme ct du spectacle visible, je

    suis toujours du mme ct de lquation perceptive. Mon corps nest donc pas,

    proprement parler, de mon ct, je suis ce ct lui-mme qui se vit en tant que mondain.

    26 Merleau-Ponty, Maurice, Phnomnologie de la perception, ditions Gallimard, Col. tel, 1997, p. 241. 27 Merleau-Ponty, Maurice, La structure du comportement, P.U.F., Col. Quadrige, Paris, 1990, p. 232.

  • 28

    Jai ainsi un point de vue en tant ce point de vue. La difficult de la question du corps

    propre est prcisment ce rapport de ltre et de lavoir qui forme la possibilit mme du

    rapport . Dire que jai un corps et que je suis corps, cest dsigner exactement la mme

    ralit. Penser le contraire revient penser, dune manire ou dune autre, que la

    condition de lexprience du corps propre est ltre mme du sujet entendu comme un

    petit homme lintrieur de lhomme . La difficult de la question du corps propre est

    donc finalement dassumer la mondanit du sujet, que le vcu comme exprience puisse

    tre du monde. Assumer le phnomne du corps propre, cest assumer lunit mme de

    son exprience par-del lalternative de ltre et de lavoir, du sujet et de lobjet. Une

    unit qui signifie une identit des dimensions travers lesquelles je mprouve comme

    moi-mme tant du monde, du ct de la transcendance du monde. Je suis cette unit

    mme. Aussi, lirrductibilit de lexprience du corps propre ne peut fonder elle-mme

    la distinction du sujet et de la nature sans tre, en retour, dnature, sans tre explicite en

    des termes abstraits. Lexprience du corps propre est irrductible la terminologie de la

    philosophie de la conscience en tant quexprience. Ds lors, sil y a une ambigut de la

    question du corps propre, celle-ci ne nous rvle pas le mode dtre propre du sujet de la

    perception mais correspond comme telle une expression tentant de rendre compte du

    fait perceptif comme un rapport dinhrence entre lavoir et ltre intrieur et constitutif

    du sujet lui-mme. Autrement dit, lambigut nest pas de fait lambigut de

    lexprience du corps propre mais est relative la description de lexprience, nos

    catgories. Loin de reflter lordre de lexprience mme, lambigut indique un

    problme encore formuler. Aussi, en rester lambigut descriptive de lexprience,

    cest au fond comprendre lexprience partir de termes que nous lui imposons28. Tenu

    pour une ambigut, ltre du corps nest pas pens selon sa signification propre en ce que

    lambigut en question est moins lexprience dune ambigut que lambigut de la

    pense elle-mme lgard de lexprience. La philosophie expose ainsi

    systmatiquement la question du corps propre une alternative thorique en adoptant soit 28 Dans la Phnomnologie de la perception, Merleau-Ponty, faisant du corps propre un cogito tacite ou un moi naturel , situant ainsi le percevant mi-chemin, comme interpos, entre la chose et lide de la chose, entre le monde et la conscience, est amen dcrire lexprience du corps propre comme un mode dexistence ambigu , cest--dire comme relative et propre au corps propre lui-mme : Il y a deux sens et deux sens seulement du mot exister : on existe comme chose ou on existe comme conscience. Lexprience du corps propre au contraire nous rvle un mode dexistence ambigu ; Merleau-Ponty, Maurice, Phnomnologie de la perception, ditions Gallimard, Col. tel, 1997, p. 231.

  • 29

    le point de vue de la conscience, comme nous lavons dj brivement expos, soit le

    point de vue du corps, qui est encore finalement celui de la conscience, au risque dancrer

    dfinitivement la question du corps propre dans une antinomie spculative insoluble.

    Autrement dit, au lieu dappeler une redfinition des termes de la question du corps

    propre, lalternative de ltre et de lavoir figure les points darticulation ou de mdiation

    de la problmatique du corps propre. Cest, par exemple, le point de vue du corps (du

    point de vue du sujet) qui cadre la Phnomnologie de la perception lorsque le corps est

    pens partir dune double rfrence : ni identifiable une chose ni identifiable un

    sujet, la question revient alors diffrencier le corps percevant de lextriorit objective

    sans pour autant lassimiler une conscience. Lintriorisation du corps signifierait le

    retrait du corps du monde dont il fait pourtant partie comme corps. Mais, dun autre ct,

    lobjectivisation du corps signifierait la ngation de sa subjectivit propre en tant que le

    corps se comporte, ordonne lui-mme le monde dont il est le sujet. Il faudrait donc tenir

    compte de la mondanit du corps sans compromettre son intriorit au sens o il ny a

    pas de perception sans un sujet de la perception. partir de lalternative mme, nous ne

    pouvons la penser sans toutefois ne pas retourner une alternative. La Phnomnologie

    de la perception et Le visible et linvisible nous enseigne donc leur dpens quil y a une

    vrit dans lalternative de la transcendance et de lempiricit, du mesurant et du mesur,

    du sentant et du sensible, mais quelle ne peut se dcouvrir dans la formulation de

    lalternative elle-mme. La vrit de lalternative du sujet et du corps, de lactivit et de

    la passivit, rside plutt dans la formulation mme de lalternative, dans le sens de la

    conjonction qui se dveloppe au niveau de lalternative. Une conjonction qui ne se forme

    pas au niveau du sujet, mais dans un rapport de totalit, un rapport qui dpasse le sujet

    lui-mme alors mme quil en est le sujet. Le type de conjonction que la philosophie

    transcendantale et la philosophie de la chair associent celui du ddoublement du sujet

    lui-mme force par exemple Merleau-Ponty recourir, dans Le visible et linvisible, afin

    dviter les apories de la philosophie rflexive, la figure du chiasme pour recoller, en

    quelque sorte, les morceaux, les parties du rel. La conjonction intrieure de lexprience

    implique et enveloppe le sujet de la perception, elle se manifeste comme une conjonction

    qui nest pas une union mais une unit duale indcomposable. Une conjonction qui ne

    porte pas lalternative du double point de vue, qui ne souvre pas elle-mme sur deux

  • 30

    plans ontiques et qui, ds lors, ne peut se manifester que comme une relation

    dappartenance de totalit que figure la relation perceptive elle-mme. Il faut dire que

    lirrductibilit assume de lexprience du corps propre ne dbouche pas sur une

    alternative, mais sur la pleine reconnaissance de la mondanit du percevant.

    Lenjeu de la problmatique du corps propre est de comprendre le sens de la

    situation mondaine du percevant, de cesser de le penser comme une chose et mon point

    de vue sur les choses. Il sagit, en dautres mots, de dterminer le sens ontologique du

    corps propre, dassumer que lexprience du corps propre ne soit pas un thme pour la

    phnomnologie mais son point de dpart que lopposition du corps-sujet et du corps-

    objet, traduisant dj une stratification de lexprience, ne peut reprsenter. Le corps

    propre, le corps vivant et vcu (non au sens dune prsence soi dans limmanence de

    soi), mon corps , ne pouvant jamais sidentifier radicalement lobjet, nous ne

    pouvons penser lexprience du corps propre hors delle-mme. Mme si mon corps a un

    poids, occupe de lespace comme tout tant mondain, sil se situe bien du ct du monde,

    du fait mme que son tre ne sera jamais rductible (phnomnalement) lextriorit

    pure, lexprience du corps propre comme exprience du monde constitue le fondement

    et le donn phnomnologique de la question du corps propre. La vritable problmatique

    du corps propre nmergera ainsi que dune fidlit descriptive lordre de lexprience.

    Que pouvons-nous donc dire de lexprience du corps propre sans que ni le corps ni le

    sujet ne soient hypostasis ? Comment donc dcrire lexprience du corps propre sans

    charger notre description de prsupposs ? Ce dont il faut rendre compte, cest de

    lexprience dune unit et lunit dune exprience. Il ne sagit pas dun double rapport,

    mais du rapport mme que mon exprience perceptive dlivre en tant quexprience. Loin

    de se confondre avec lidentit du sujet lui-mme, lexprience du corps propre fait tat

    dune certaine relation de mon corps au monde que Merleau-Ponty dcrit admirablement

    au dbut de Le visible et linvisible :

    () je dois constater que la table devant moi entretient un singulier rapport

    avec mes yeux et mon corps : je ne la vois que si elle est dans leur rayon daction ; au-

    dessus delle, il y a la masse sombre de mon front, au-dessous, le contour plus indcis de

    mes joues ; lun et lautre visibles la limite, et capables de la cacher, comme si ma

  • 31

    vision du monde mme se faisait dun certain point du monde. Bien plus : mes

    mouvements et ceux de mes yeux font vibrer le monde, comme on fait bouger un dolmen

    du doigt sans branler sa solidit fondamentale. chaque battement de mes cils, un

    rideau sabaisse et se relve, sans que je pense linstant imputer aux choses mmes

    cette clipse ; chaque mouvement de mes yeux qui balayent lespace devant moi, les

    choses subissent une brve torsion que je mets aussi mon compte ; et quand je marche

    dans la rue, les yeux fixs sur lhorizon des maisons, tout mon entourage proche,

    chaque bruit du talon sur lasphalte, tressaille, puis se tasse en son lieu. Jexprimerais

    bien mal ce qui se passe en disant quune composante subjective ou un apport

    corporel vient ici recouvrir les choses elles-mmes : il ne sagit pas dune autre couche

    ou dun voile qui viendrait se placer entre elles et moi 29.

    Loccultation du sujet sopre au moment mme o la description de lexprience du

    corps propre sen tient lexprience perceptive elle-mme, cest--dire au rapport dont

    mon corps est le centre. La rfrence mon corps na pas besoin de se doubler du

    sujet pour se manifester comme un rapport individuel la table. Ce qui se donne, sur le

    plan de lexprience elle-mme, cest mon corps , une table sur fond de monde et le

    recours une composante subjective nest pas ncessaire pour dcrire le rapport

    perceptif au monde. La subjectivit qui se dgage de la description de Merleau-Ponty est

    relative la polarisation de la perception ; mon corps ici nest pas le corps comme

    ralit physico-chimique, lequel na pas de monde, mais le sujet de la perception dont la

    vision se fait dun certain point du monde . Le point de vue au/sur le monde est un

    certain point du monde. Il y a l en effet un singulier rapport , un rapport dinhrence

    que mon corps dcline lui-mme en tant visible et dont la mobilit, dsignant la

    description un caractre propre, achve de dterminer le rapport dinhrence comme un

    rapport effectif. Cest de la possibilit de la mobilit, de lincidence dune image sur

    lensemble des images auquel il appartient comme image que mon corps se

    singularise et singularise le rapport lui-mme. La perception seffectue de quelque part

    parce que mon corps participe la perception, parce quil en est. De ce fait, la

    capacit motrice de mon corps vient qualifier le rapport lui-mme en tant que, encore

    une fois, mon corps est du monde. Le mouvement de mon corps re-dfinit donc le

    29 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et linvisible, ditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 21.

  • 32

    rapport dans sa totalit : de fait, cest mon mouvement qui mloigne de la table, qui me

    rapproche de la table ; mon mouvement mtamorphose donc mon rapport la table, ce

    qui signifie que le rapport est sans mdiation, total et englobant. En dautres mots, le

    mouvement de mon corps change la nature du rapport perceptif lui-mme dont mon

    corps est une partie et, par consquent, le changement en question me concerne autant

    que le monde lui-mme. Aux battements de mes cils, un rideau sabaisse et se relve :

    aux mouvements des cils, de mon corps , le rapport perceptif au monde change mais

    change comme rapport. Il y a une variabilit modale ou une relativit des termes du

    rapport qui naffecte ni le sens du rapport ni mme sa solidit fondamentale . Merleau-

    Ponty complte et termine sa description ainsi :

    Ainsi le rapport des choses et de mon corps est dcidment singulier30 : cest lui

    qui fait que, quelquefois, je reste dans lapparence et lui encore qui fait que, quelquefois,

    je vais aux choses mmes ; cest lui qui fait le bourdonnement des apparences, lui encore

    qui le fait taire et me jette en plein monde. Tout se passe comme si mon pouvoir

    daccder au monde et celui de me retrancher dans les fantasmes nallait pas lun sans

    lautre. Davantage : comme si laccs au monde ntait que lautre face dun retrait, et ce

    retrait en marge du monde une servitude et une autre expression de mon pouvoir naturel

    dy entrer. Le monde est cela que je perois, mais sa proximit absolue, ds quon

    lexamine et lexprime, devient aussi, inexplicablement, distance irrmdiable. Lhomme

    naturel tient les deux bouts de la chane, pense la fois que sa perception entre dans

    les choses et quelle se fait en de de son corps. Mais autant, dans lusage de la vie, les

    deux convictions coexistent sans peine, autant, rduites en thses et en noncs, elles

    sentre-dtruisent et nous laissent dans la confusion 31.

    Le rapport entendu comme relationnel nest pas autre chose que ce que Merleau-Ponty

    dsigne parfois dans Le visible et linvisible comme il y a quelque chose . Du monde,

    mon mouvement se fait donc au sein du monde, mouvre la vrit perceptive de la

    chose et menlve lillusion perceptive. Que je me meuve, quil y ait un boug des

    apparences, que les choses subissent une brve torsion , cela ni ne me trouble, ni ne

    30 Notons simplement que maintenant le rapport est le substantif qualifi par des choses et de mon corps . Il y a sens ici ce que lon ne parle pas du rapport de mon corps aux choses ou du rapport des choses mon corps. 31 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et linvisible, ditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 23.

  • 33

    trouble ma certitude dtre au monde mme et au mme monde parce que mon

    mouvement, se faisant du monde, est un mouvement se formant ltre en totalit et par

    rapport la totalit de ltre. Mon mouvement, mon champ perceptif qui, en quelque

    sorte, sajoute de mon corps, se fait et se renouvelle au sein dun invariant qui semble se

    tenir constamment distance, comme reculant devant la progression de mon exploration.

    Ainsi, le percevant saperoit solidaire dun monde qui rpond son mouvement par un

    retrait. Le percevant se mouvant se peroit au sein de ce quil peroit et, si le monde est

    bien ce quil peroit, le percevant ne peut assister sa propre perception sans se percevoir

    de sorte que la relation perceptive au monde renverra toujours la proximit une

    certaine distance , et inversement. Il y a l une vrit phnomnologique indpassable

    parfaitement explicite par Merleau-Ponty dans Le visible et linvisible partir du rapport

    relationnel visible/invisible, des termes de dimensionnalit , de rayon du monde ou

    encore de niveau . Pourtant, si la description de Merleau-Ponty de la perception est

    convaincante et si Merleau-Ponty est proche de nous dire en quel sens nous sommes

    corps, en tenant lexprience de la rversibilit du sensible pour une exprience ultime du

    sens du rapport relationnel, le sujet de la perception reste compris dans une perspective

    dualiste qui condamne dfinitivement la caractrisation du percevant des termes

    irrconciliables, contradictoires. Pourtant, lorsque Merleau-Ponty relie le pouvoir

    daccder au monde du corps au fait quil peut mempcher de percevoir 32,

    Merleau-Ponty est sur le point de formuler la vritable problmatique du corps propre, de

    rendre compte de lautonomie du rapport lui-mme, cest--dire de la phnomnalit, et

    ainsi de proprement spcifier la nature ontologico-existentielle du corps. Cest, en tout

    cas, le sentiment qui se dgage de la description de Merleau-Ponty du rapport perceptif

    lorsque sur une mme page est crit que la perception nous fait assister ce miracle

    dune totalit qui dpasse ce quon croit tre ses conditions ou ses parties, qui les tient de

    loin en son pouvoir, comme si elles nexistaient que sur son seuil et taient destines se

    perdre en elle 33 et que donc tout se passe () comme si laccs au monde ntait que

    lautre face dun retrait, et ce retrait en marge du monde une servitude et une autre

    32 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et linvisible, ditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 24. 33 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et linvisible, ditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 23.

  • 34

    expression de mon pouvoir naturel dy entrer 34. Mais ce qui ne fait que transparatre au

    niveau de la description de la perception se dissipe au niveau de la dtermination du sujet

    de la perception comme touchant/touch. Aussi, si dun ct Merleau-Ponty est sur le

    point de rendre compte du rapport au/du monde sans opposition, de renouveler le sens de

    la philosophie de la perception en comprenant la perception elle-mme comme une

    relation densemble qui se constitue de la corporit du percevant par quoi la relation

    transcendantale est intrieure au rapport lui-mme, de lautre, ce rapport apparat comme

    une unit du touchant et du touch, cest--dire finalement une unit de la conscience et

    de son objet. Or si, comme le montre Merleau-Ponty en reconnaissant le sens de

    lincarnation du percevant, la relation de transcendance se structure elle-mme, se

    compose de mon corps comme corps du monde au sein du monde, la philosophie se

    trouve alors libre de la constitution positive du rapport du corps au monde de sorte que

    ce qui du percevant lamne tre en rapport au monde nest pas ce qui comme tel

    ordonne la structure du rapport relationnel. Dans cette perspective, la profondeur de

    lhypothse de la perception pure est de ddoubler la question de la relation du percevant

    au monde, de faire dabord tat dun rapport entre les seules images respectant ainsi la

    phnomnalit qui seule justifie le sens problmatique de la question du corps propre

    pour reprendre la question partir du mode dtre propre une image, reprise qui ne vise

    pas expliquer le rapport de transcendance comme tel puisquil se compose toujours dj

    de mon corps , mais qui vise expliquer que le percevant, perceptible comme tout

    tant du monde, se distingue des autres mondains en tant quimage. Or, en identifiant les

    deux aspects de cette mme question, Merleau-Ponty en vient dfinir le percevant

    comme un prototype de ltre , commettre au fond le travers de la philosophie de la

    conscience qui pense le rapport comme un rapport bti par un sujet (incarn). Entendu

    comme un sensible exemplaire pris dans lordre du sensible, le percevant nest pas

    vritablement pens pour lui-mme comme si le percevant et le peru pouvaient lun et

    lautre tre dit en leur vrit propre en les rapportant toujours ce qui leur est commun,

    savoir le rapport de perception. Merleau-Ponty senfonce dans ce qui leur est commun

    34 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et linvisible, ditions Gallimard, Col. tel, 2001, p. 23.

  • 35

    pour penser leur diffrence et, de ce fait, cest en restant dans le cadre conceptuel dune

    philosophie de la perception que le percevant est caractris35.

    Lexprience du corps propre apparat comme un problme parce quelle se donne

    comme un singulier rapport qui, abord partir du sujet de la perception lui-mme, se

    prsente lesprit comme une ambigut , sexprime contradictoirement. En revanche,

    vu partir du sujet de la perception, en tant que le percevant est lui-mme du monde, le

    rapport de lexprience snonce comme un paradoxe dont la formulation philosophique,

    problmatique, ouvre une investigation neuve propos de la structure de la relation

    dappartenance du percevant au monde. On le sait, le sujet de la perception est lui-mme

    inscrit au sein du champ perceptif dont il est le centre. Le percevant est du ct du monde

    dont il est une partie. Or, en tant perceptible lui-mme comme lautre, le sujet de la

    perception est lui-mme sujet la condition de lexprience perceptive (au sein de

    laquelle le monde se dploie) quil polarise. Le sujet de la perception est envelopp par ce

    quil centralise. Le dploiement du monde est ainsi aussi le sien et, de ce fait, la

    polarisation de lexprience perceptive est dterminable comme une individuation du

    monde lui-mme. Du ct de ce dont il est une partie, appartenant et polarisant ce qui le

    dpasse, comment le percevant peut-il impliquer ce qui lenveloppe ? Comment une

    relation dappartenance peut-elle tre constitutive delle-mme ? Comment une image

    peut-elle tre en rapport lensemble des images ? Comment la partie peut-elle tre en

    relation au Tout alors mme quelle est du Tout ? Comment un apparaissant , pour

    reprendre la dnomination de Patoka, peut-il tre le sujet de lapparatre ? Comment

    celui qui ne peut avoir une position de survol sur le monde peut-il en tre le sujet ? On le

    voit, le paradoxe rfre au renvoi intrieur de lexprience elle-mme, au fait que le

    sujet au monde est du monde. Autrement dit, la problmatique du corps propre se signifie

    comme une relation paradoxale de la partie-sujet du Tout au Tout qui, premire vue,

    remet totalement en cause la division de la conscience et de la nature. Un tel paradoxe

    appelle en somme une redfinition de la question du corps propre en considrant le sens

    dune appartenance o le percevant nest pas dans le monde puisque le percevant est

    35 En traitant plus spcifiquement du phnomne de la rversibilit du sensible dans la partie A) 1.1.3, nous e