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1 UNIVERSITE QUISQUEYA FACULTE DES SCIENCES JURIDIQUES ET POLITIQUES CHAIRE LOUIS-JOSEPH-JANVIER SUR LE CONSTITUTIONNALISME EN HAITI Commentaires juridiques de la décision du 23 septembre 2013 du Tribunal Constitutionnel Dominicain (TC/0168/13) 1 Dr Bernard H. Gousse, Doyen, Professeur de droit international privé Dr Monferrier Dorval, Professeur de droit constitutionnel Devant les vives réactions provoquées ici et dans le monde par la décision du Tribunal Constitutionnel de la République Dominicaine du 23 septembre 2013 (TC/0168/13), la Chaire Louis-Joseph-Janvier sur le Constitutionnalisme en Haïti 2 , lancée publiquement par l’Université Quisqueya le 10 décembre 2013 dans le cadre de la Journée d’Etudes sur la nationalité et dont la mission essentielle est d’être utile à la communauté, a consacré une bonne partie de cette journée à l’examen juridique de ladite décision. En attendant la publication prochaine des Cahiers de la Chaire qui incluront les commentaires détaillés et exhaustifs, le Conseil Scientifique de la Chaire a demandé aux auteurs de livrer au public une synthèse de leurs commentaires sur cette décision de cent quarante-sept pages. Après une présentation résumée du contenu de la décision étudiée, nous démontrerons en quoi cette décision viole non seulement le droit constitutionnel dominicain mais encore le droit international des droits de l’Homme. RESUME DE LA DECISION Le Tribunal Constitutionnel (TC) de la République Dominicaine fut saisi le 30 juillet 2012 en ses attributions d’ « amparo » par la dame Juliana Dequis (ou Deguis) Pierre, née le 1 er avril 1984 dans la Commune de Yamasa, Province de Monte Plata, à l’effet de réviser le jugement de la Chambre Civile, Commerciale et de Travail du Tribunal de Première Instance du District Judiciaire de Monte Plata en date du 10 juin 2012 et ordonner à la Junte Centrale Electorale de lui délivrer sa carte d’identité et électorale (cédula de identidad y electoral) à elle refusée. Le Tribunal rejeta le recours exercé par ladite dame. 1 Les commentaires complets de l’arrêt seront bientôt édités et publiés. 2 Les membres du Conseil scientifique de la Chaire sont : Monferrier Dorval, Bernard Gousse, Cary Hector, Michel Hector, Mirlande Manigat, sa titulaire, Claude Moïse, Sibylle Théard-Mevs, Serge Henri Vieux

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Devant les vives réactions provoquées ici et dans le monde par la décision du Tribunal Constitutionnel de la République Dominicaine du 23 septembre 2013 (TC/0168/13), la Chaire Louis-Joseph-Janvier sur le Constitutionnalisme en Haïti , lancée publiquement par l’Université Quisqueya le 10 décembre 2013 dans le cadre de la Journée d’Etudes sur la nationalité et dont la mission essentielle est d’être utile à la communauté, a consacré une bonne partie de cette journée à l’examen juridique de ladite décision. En attendant la publication prochaine des Cahiers de la Chaire qui incluront les commentaires détaillés et exhaustifs, le Conseil Scientifique de la Chaire a demandé aux auteurs de livrer au public une synthèse de leurs commentaires sur cette décision de cent quarante-sept pages. Après une présentation résumée du contenu de la décision étudiée, nous démontrerons en quoi cette décision viole non seulement le droit constitutionnel dominicain mais encore le droit international des droits de l’Homme.

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UNIVERSITE QUISQUEYA

FACULTE DES SCIENCES JURIDIQUES ET POLITIQUES

CHAIRE LOUIS-JOSEPH-JANVIER SUR LE CONSTITUTIONNALISME EN HAITI

Commentaires juridiques

de la décision du 23 septembre 2013

du Tribunal Constitutionnel Dominicain (TC/0168/13)1

Dr Bernard H. Gousse, Doyen, Professeur de droit international privé

Dr Monferrier Dorval, Professeur de droit constitutionnel

Devant les vives réactions provoquées ici et dans le monde par la décision du

Tribunal Constitutionnel de la République Dominicaine du 23 septembre 2013

(TC/0168/13), la Chaire Louis-Joseph-Janvier sur le Constitutionnalisme en Haïti2,

lancée publiquement par l’Université Quisqueya le 10 décembre 2013 dans le cadre

de la Journée d’Etudes sur la nationalité et dont la mission essentielle est d’être utile

à la communauté, a consacré une bonne partie de cette journée à l’examen juridique

de ladite décision. En attendant la publication prochaine des Cahiers de la Chaire qui

incluront les commentaires détaillés et exhaustifs, le Conseil Scientifique de la

Chaire a demandé aux auteurs de livrer au public une synthèse de leurs

commentaires sur cette décision de cent quarante-sept pages. Après une présentation

résumée du contenu de la décision étudiée, nous démontrerons en quoi cette décision

viole non seulement le droit constitutionnel dominicain mais encore le droit

international des droits de l’Homme.

RESUME DE LA DECISION

Le Tribunal Constitutionnel (TC) de la République Dominicaine fut saisi le 30

juillet 2012 en ses attributions d’ « amparo » par la dame Juliana Dequis (ou Deguis)

Pierre, née le 1er avril 1984 dans la Commune de Yamasa, Province de Monte Plata, à

l’effet de réviser le jugement de la Chambre Civile, Commerciale et de Travail du

Tribunal de Première Instance du District Judiciaire de Monte Plata en date du 10

juin 2012 et ordonner à la Junte Centrale Electorale de lui délivrer sa carte d’identité

et électorale (cédula de identidad y electoral) à elle refusée. Le Tribunal rejeta le

recours exercé par ladite dame.

1 Les commentaires complets de l’arrêt seront bientôt édités et publiés. 2 Les membres du Conseil scientifique de la Chaire sont : Monferrier Dorval, Bernard Gousse, Cary Hector, Michel Hector, Mirlande Manigat, sa titulaire, Claude Moïse, Sibylle Théard-Mevs, Serge Henri Vieux

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Le 23 septembre 2013, le Tribunal Constitutionnel de la République

Dominicaine rendit une décision (TC/0168/13) privant de la nationalité dominicaine

la dame Juliana Deguis Pierre aux motifs que selon l’article 11.1 de la constitution

dominicaine en vigueur lors de sa naissance en 1984 :

- « elle ne pouvait démontrer qu’au moins un de ses parents jouissait d’une

résidence légale en République Dominicaine » ;

- « elle est la fille de citoyens étrangers, journaliers temporaires, qui, lors de sa

naissance étaient en transit dans le pays » ;

- « l’étranger en transit est, depuis la constitution de 1929, celui qui n’a pas de

domicile légal en République Dominicaine pour n’être pas détenteur d’un

permis de résidence » ;

- en outre, « les personnes nées de parents qui se trouvent en situation

irrégulière ne peuvent bénéficier du jus soli car il serait juridiquement

inadmissible de faire naître un droit à partir d’une situation illicite de fait » ;

- « les étrangers ne disposant pas d’une autorisation de résidence dans le pays

doivent être assimilés à la catégorie d’étrangers en transit » ;

- dans ce cas particulier, « ne pas accorder la nationalité dominicaine à la dame

Deguis Pierre ne la rend pas apatride puisque « l’article 11.2 de la constitution

haïtienne de 1983 en vigueur lors de sa naissance dispose expressément que

sont haïtiens d’origine les individus nés à l’étranger de père et mère

haïtiens » ;

- l’acquisition de la nationalité haïtienne par le jus sanguinis (droit du sang) est

une constante de toutes les constitutions haïtiennes depuis 1805.

Par ailleurs, le Tribunal Constitutionnel

- déclare que sa décision s’applique à tous les cas similaires ;

- ordonne à la Junte Centrale Electorale, dépositaire des Registres d’Etat-Civil,

d’établir, en remontant au 21 juin 1929, la liste de toutes les personnes

irrégulièrement inscrites sur le Registre Civil, de les reporter sur des registres

de naissance d’étrangers en vue de leur régularisation au regard de la

législation sur la migration.

Dans cette même décision, le Tribunal Constitutionnel a ordonné à la Junte

Centrale Electorale de restituer dans un délai de dix jours ouvrables commençant à

courir à compter de la notification de la présente décision l’original de son certificat

de déclaration de naissance à la dame Juliana Dequis (ou Deguis) Pierre, de

soumettre l’original du certificat de naissance au tribunal compétent, aussi vite que

possible, pour que ce tribunal détermine sa validité ou sa nullité et de procéder de la

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même manière pour tous les cas similaires en l’espèce, avec le respect dû aux

particularités de chacun de ces cas, augmentant ainsi le délai de dix (10) jours de

référence quand les circonstances le requièrent.

Le Tribunal Constitutionnel a ordonné à la Junte Centrale Electorale de

remettre la « Liste d’étrangers irrégulièrement inscrits dans le Registre Civil de la

République Dominicaine » au Ministre d’Etat de l’Intérieur et de la Police, qui préside

le Conseil National de la Migration, pour que ce dernier élabore, en conformité avec

le premier paragraphe de l’article 151 de la loi sur la migration, le Plan National de

Régularisation d’Etrangers illégaux se trouvant en République Dominicaine et

adresse au Pouvoir Exécutif, conformément aux dispositions du second paragraphe

de l’article 151, un rapport général sur ledit Plan National de Régularisation

d’Etrangers illégaux avec ses recommandations dans le même délai de quatre-vingt-

dix jours.

Enfin, le Tribunal Constitutionnel a exhorté le Pouvoir Exécutif à procéder à

la mise en œuvre du « Plan National de Régularisation d’Etrangers illégaux se

trouvant en République Dominicaine. »

En dépit des dénégations des autorités dominicaines, la décision du Tribunal

Constitutionnel dominicain viole le droit international et particulièrement le droit

international américain. Ce faisant, le Tribunal Constitutionnel viole et la

constitution dominicaine et sa propre loi organique.

VIOLATION DU DROIT CONSTITUTIONNEL DOMINICAIN

La décision méconnait la hiérarchie des normes telle qu’établie par la

constitution dominicaine

Constitution dominicaine du 26 janvier 2010,

Article 26

« La République Dominicaine

1) reconnaît et applique les normes du droit international, général et

américain, dans la mesure où ses pouvoirs publics les ont adoptées :

2) reconnaît que les normes en vigueur des conventions internationales

ratifiées s’appliqueront sur le plan interne, une fois publiées de manière

officielle ».

Article 74-3

« Les traités, pactes et conventions relatifs aux droits humains, signés et ratifiés

par l’Etat dominicain, acquièrent une valeur hiérarchique constitutionnelle et

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sont d’application directe et immédiate par les tribunaux et les autres organes

de l’Etat ».

Le Tribunal Constitutionnel viole sa propre loi organique en ignorant les règles

qui lui sont expressément obligatoires.

Loi 137-11 du 15 juin 2011 portant loi organique du Tribunal Constitutionnel et

loi de procédure en matière constitutionnelle. Article 7.13

« Les décisions du Tribunal Constitutionnel et les interprétations qu’adoptent

ou que font les tribunaux internationaux en matière de droits de l’Homme

constituent des précédents obligatoires pour les pouvoirs publics et tous les organes

de l’Etat ».

La décision du Tribunal Constitutionnel viole l’article 165 alinéa 2 de la

Constitution de la République en vigueur, parce qu’elle porte sur une affaire

administrative qui relève de la compétence de la Juridiction contentieuse

administrative : le litige a opposé la dame Juliana Dequis (ou Deguis) Pierre à la

Junte Centrale Electorale qui a refusé de lui délivrer sa carte d’identité et électorale

et lui a confisqué l’original de son acte de naissance dominicain. En effet, l’article 165

alinéa 2 de cette constitution dispose : « Les tribunaux supérieurs administratifs ont

pour attributions de (…) connaître des recours contentieux contre les actes ou actions

et dispositions des autorités administratives contraires au droit comme conséquence

des relations entre l’administration de l’Etat et les particuliers, si ceux-ci ne sont pas

connus par les tribunaux contentieux administratifs de première instance ».

Elle viole également l’article 75 de la Loi Organique no.137-11 du Tribunal

Constitutionnel qui prescrit que « l’action d’ « amparo » contre les actes ou omissions

de l’administration publique, dans les cas qui soient admissibles, est de la compétence

de la juridiction contentieuse administrative. »

Dans sa décision le Tribunal Constitutionnel a reconnu lui-même son

incompétence pour connaître de l’action d’amparo portée devant elle par la dame

Juliana Dequis (ou Deguis) Pierre en considérant ce qui suit :

« En l’espèce, la recourante impute la violation alléguée à une décision ou à une

omission de la Junte Centrale Electorale, institution qui appartient à l’administration

publique. Dans de tels cas, l’article 75 de la loi no.137-11 établit que « l’action

d’amparo contre les actes ou omissions de l’administration publique est de la

compétence de la Juridiction contentieuse administrative. »

Une autre situation d’incompétence apparaît lorsque le Tribunal

Constitutionnel a ordonné, dans le dispositif de sa décision, à la Junte Centrale

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Electorale de soumettre l’original de l’acte de naissance de la dame Juliana Dequis

(ou Deguis) Pierre au « tribunal compétent » pour ce que ce tribunal détermine sa

validité ou sa nullité. Il est même précisé dans les motifs de la décision que le dossier

de la dame Juliana Dequis (ou Deguis) Pierre figure parmi les 1822 demandes de

nullité d’actes de naissance pendantes devant un tribunal autre que le Tribunal

Constitutionnel à l’initiative de la Junte Centrale Electorale.

VIOLATIONS DU DROIT INTERNATIONAL DES DROITS DE L’HOMME

I.- Le droit de la nationalité échappe à la compétence exclusive des Etats

« En l’état actuel de développement du droit international des droits humains,

la faculté discrétionnaire de l’Etat de déterminer qui sont ses citoyens est limitée,

d’une part par son devoir d’accorder aux individus une protection égalitaire, effective

et non discriminatoire de la loi, et d’autre part, par son devoir de prévenir, d’éviter et

de réduire l’apatridie ». (Cour Interaméricaine des Droits de l’Homme, 8 septembre

2005, Fillettes Jean et Bosico contre République Dominicaine)

II.- La notion de personne en transit doit être limitée dans le temps

Depuis la réforme constitutionnelle de 1929, le jus soli ne s’applique pas aux

enfants d’étrangers en transit. Cette exception est reprise dans les constitutions de

1929, 1966, 2002 et 2010. Les journaliers temporaires et autres personnes admises sur

la base d’un visa temporaire sont considérés comme des personnes en transit au sens

des règles constitutionnelles (cf. Loi no 95 du 14 avril 1939 sur la Migration, Loi no

285-2004 du 21 juillet 2004 sur la Migration). Le droit dominicain connaît également

une catégorie de personnes « transitant » (transeunte) par la République

Dominicaine pour se rendre ailleurs. Les personnes se trouvant en situation de séjour

irrégulier sont assimilées à des personnes en transit. En résumé, les étrangers qui

n’ont pas le permis de résidence sont considérés comme « étrangers en transit ».

Cette interprétation administrative de la notion de transit, illimitée dans le temps, est

reprise par la Loi sur la Migration du 21 juillet 2004. Elle est réaffirmée par la

décision du Tribunal Constitutionnel du 26 septembre 2013 qui confirme ici la

jurisprudence établie en la matière par un arrêt de la Cour Suprême Dominicaine du

14 décembre 2005. D’après la législation dominicaine, la notion de « transit » revêt

une signification qui se démarque particulièrement de la signification

communément admise. Le Tribunal Constitutionnel reconnaît qu’il s’agit ici d’ « une

notion propre au droit constitutionnel et au droit migratoire dominicains, en vertu de

laquelle les enfants de cette catégorie de personnes n’acquièrent pas la nationalité

dominicaine, même s’ils sont nés sur le territoire national. » (TC/0168/13 par. 2.12)

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Cette notion de transit illimité dans le temps qui est propre au droit dominicain

est manifestement excessive car elle peut s’appliquer à des personnes dont la durée

de séjour en République Dominicaine peut s’étendre sur plusieurs années. Le

caractère excessif et déraisonnable de cette particularité du droit dominicain a été

dénoncé et condamné très explicitement par la Cour Interaméricaine des Droits de

l’Homme dans l’arrêt précité du 8 septembre 2005.

« La Cour observe que, pour considérer une personne comme une personne de

passage ou en transit quelle que soit l’expression utilisée (transitant ou en transit),

l’Etat doit respecter une limite raisonnable dans le temps, et doit tenir compte du fait

qu’un étranger qui développe des liens dans un Etat ne peut être assimilé à une

personne de passage ni à une personne en transit ».

« La Cour considère par ailleurs que le statut migratoire d’une personne ne se

transmet pas à ses enfants… ».

Or, au risque de nous répéter, cette jurisprudence de la Cour Interaméricaine

des Droits de l’Homme qui sanctionnait déjà la République voisine a valeur

constitutionnelle et s’imposait au Tribunal Constitutionnel qui aurait dû l’appliquer,

en vertu de l’article 74.3 de la Constitution et de l’article 7.13 de la Loi Organique du

Tribunal Constitutionnel.

III.- Le jus soli est une obligation internationale de l’Etat pour éviter l’apatridie

La République Dominicaine a souscrit aux deux conventions suivantes qui

contiennent de manière très claire l’obligation pour un Etat contractant d’appliquer

le jus soli à tout enfant né sur son territoire s’il ne peut acquérir une autre

nationalité.

Elle a d’abord signé la Convention sur la Réduction des Cas d’Apatridie.

Quoique cette convention n’ait pas encore été ratifiée, la décision du Tribunal

Constitutionnel s’y réfère. Mais techniquement on peut considérer qu’elle n’est pas

juridiquement liée par ce texte.

« Tout Etat contractant accordera sa nationalité à la personne née sur son

territoire qui autrement serait apatride » (Convention des Nations Unies du 30 août

1961 sur la Réduction des Cas d’Apatridie. Art. 1)

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Par contre, la Convention Américaine des Droits de l’Homme a été ratifiée et

l’article 20 reproduit presque dans les mêmes termes le texte cité ci-dessus. Elle

oblige donc la République Dominicaine.

« Toute personne a le droit d’acquérir la nationalité de l’Etat sur le territoire

duquel elle est née, si elle n’a pas droit à une autre nationalité » (Convention

Américaine des Droits de l’Homme du 22 novembre 1969, Art. 20 al. 2)

Conformément à une évolution du droit international amorcée depuis 1955

(Arrêt Nottebohm, Cour Internationale de Justice) accordant une prééminence à la

nationalité effective sur la nationalité purement juridique, la Cour Interaméricaine

des Droits de l’Homme a adopté dans l’arrêt précité du 8 décembre 2005 la notion

d’apatridie de fait reconnue par le Haut Commissariat des Nations Unies pour les

Réfugiés (http://www.unhcr.fr/pages/4aae621d3fe.html) . La Cour décide en effet que :

« la situation d’apatridie découle de l’absence de nationalité

a) quand un individu n’est pas qualifié d’après les lois d’un pays pour la

recevoir ;

b) comme conséquence d’une privation arbitraire ;

c) ou par l’octroi d’une nationalité qui n’est pas effective dans la pratique. »

(par. 142)

Le Tribunal Constitutionnel se réfugie derrière la constance du principe du jus

sanguinis dans le droit constitutionnel haïtien pour refuser l’application des traités

internationaux précités et priver de la nationalité dominicaine Mme. Deguis Pierre et

toutes les personnes se trouvant dans une situation similaire depuis 1929, puisqu’elles

jouissent de la nationalité haïtienne.

La décision viole la Convention susmentionnée et la jurisprudence de la CIDH

de 2005 qui lui sont applicables car les personnes visées, vivant en République

Dominicaine depuis des générations, ont, pour reprendre les termes de l’arrêt de la

Cour Interaméricaine des Droits de l’Homme, « une nationalité, la nationalité

haïtienne, qui n’est pas effective dans la pratique ». Le Tribunal Constitutionnel

Dominicain crée donc des apatrides de fait.

Ces individus n’ayant aucun lien effectif avec Haïti, le jus soli dominicain doit

leur être appliqué.

L’arrêt Jean et Bosico c. République Dominicaine du 8 septembre 2005 de la

Cour Interaméricaine des Droits de l’Homme constituait pour la justice dominicaine

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un précédent obligatoire. Il constituait encore, selon le Juge Cançado Trindade de

ladite Cour, « un avertissement pour la prohibition de pratiques administratives et de

mesures législatives discriminatoires en matière de nationalité ». La Cour Suprême

dominicaine a ignoré cet avertissement le 14 décembre 2005. Le Tribunal

Constitutionnel vient, en septembre 2013, de récidiver dans le mépris des normes

internationales, de sa propre loi organique et de la constitution dominicaine.

CONCLUSION

La crise née du prononcé de la décision du 26 septembre 2013 du Tribunal

Constitutionnel dominicain ne doit donc pas être considérée comme une affaire

dominicano-haïtienne. Il s’agit d’un cas de violation des droits humains où des

Dominicains sont déchus illégalement de leur nationalité. Le Gouvernement haïtien

ne peut dans cette affaire qu’exhorter son voisin à un meilleur respect de sa propre

constitution et de ses obligations internationales. Plus précisément, il faut convaincre

les Dominicains qu’ils doivent respecter à la fois et la décision du Tribunal

Constitutionnel et la Convention Américaine des Droits de l’Homme et la

jurisprudence de la Cour Interaméricaine des Droits de l’Homme. En pratique,

chaque fois que l’on se trouvera en présence d’une personne née en République

Dominicaine dont les liens avec Haïti ne sont que théoriques alors qu’elle a tissé des

liens sociaux, familiaux et culturels en République Dominicaine, cette personne doit

être considérée comme dominicaine avec tous les droits y afférents. Sinon il ne reste

qu’à mettre en œuvre les mécanismes de protection prévus dans la Convention

Américaine des Droits de l’Homme par le biais de la Commission et de la saisine de

la Cour Interaméricaine des Droits de l’Homme dont les décisions s’imposent à tous

les pouvoirs publics et organes de l’Etat dominicain.