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Urgent À l’attention du Consul Général des États-Unis d’Amérique Clausewitzstraße 3B Berlin

Urgent Consul Général des États-Unis d’Amérique · Je vois un torrent de larmes jaillir de la corbeille. J’entends la voix de la secrétaire dans la pièce à côtéÞ: «ÞMonsieur

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UrgentÀ l’attention du

Consul Général des États-Unis d’AmériqueClausewitzstraße 3B

Berlin

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Le 10Þnovembre 1938

Très cher Monsieur le Consul Général,Depuis hier, ils brûlent nos synagogues. Les nazis ontdétruit mon magasin, pillé mon bureau, chassé mesenfants de l’école, mis le feu à mon appartement, violéma femme, écrasé mes testicules, saisi ma fortune etclôturé mon compte bancaire. Nous devons émigrer. Ilne nous reste rien d’autre à faire. Les choses vont encoreempirer. Le temps presse. Seriez-vous en mesure, trèscher Monsieur le Consul Général, de me procurer soustrois jours des visas d’immigration pour les États-UnisÞ?

Respectueusement,Nathan Bronsky.

P.S. Je vis depuis quarante ans en Allemagne, à Halle-sur-Saale précisément, mais je suis originaire de Gali-cie, une région qui aujourd’hui fait partie de la Pologne.

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À l’attention duJuif polonais Nathan Bronsky

résidant en AllemagneKönigsstraße 10Halle-sur-Saale

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Le 10Þjuillet 1939

Très cher Monsieur Bronsky,Cela fait huit mois que votre lettre urgente se trouvesur mon bureau. Aujourd’hui seulement, j’ai eu letemps de la lire. Ci-joint, vous trouverez quelques for-

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mulaires de demande de visa que vous pourrez rempliret me retourner à l’adresse ci-dessus. Malheureusement,je suis dans l’obligation de vous dire que concernant leschances d’une immigration rapide aux États-Unis pourvous et votre famille, c’est mal parti. Voyez, cherMonsieur Bronsky, tout d’un coup des centaines demilliers de Juifs désirent entrer aux États-Unis. Maisnous, nous ne pouvons en faire entrer qu’un nombrelimité, car les États-Unis, c’est un paradis dont la poli-tique d’immigration est régie depuis les années vingtpar un système de quotas subtilement étudié. Un sys-tème de quotas, cher Monsieur Bronsky, destiné à conte-nir avec la plus grande fermeté les vagues d’immigrationd’éléments de nationalités et de cultures étrangèresvenues d’outre-atlantique, et ce dans l’intérêt d’un élec-torat à majorité purement blanche, anglo-saxonne etprotestante. Par conséquent les listes d’attente de Juifspersécutés sont longues. Très longues. Des centainesde milliers de noms sont d’ores et déjà inscrits avecleurs numéros d’enregistrement sur ces listes d’attente.En remplissant et en me retournant les formulaires dedemande au plus vite, le tour de la famille Bronsky vien-dra dans les conditions actuelles – soyons optimistes –dans environ treize ans. Donc, selon mon estimation– et à condition que vous réussissiez au fil de ces annéesà réunir toutes les garanties nécessaires à l’immigra-tion ainsi que toutes les autres pièces justificatives,papiers, certificats et documents – je serai en mesure,cher Monsieur Bronsky, de vous délivrer, à vous etvotre famille, les visas en question en 1952.

Respectueusement,Le Consul Général des États-Unis d’Amérique.

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À l’attention duConsul Général des États-Unis d’Amérique

Clausewitzstraße 3BBerlin

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Le 12Þjuillet 1939

Très cher Monsieur le Consul Général,Le temps presse toujours plus. La guerre est aux portes.Je vois venir des choses horribles. Ayez pitiéÞ! Tous lesjours, je discute avec mon ulcère. Il me parle de chosesbizarresÞ: il me parle de chambres à gaz et de pelotonsd’exécution. Il me parle de fumée noire. Les nazis vontexterminer tous les Juifs. Nous compris. Ayez pitié, trèscher Monsieur le Consul Général, et envoyez-nous lesvisas d’immigration le plus vite possibleÞ!

Respectueusement,Nathan Bronsky.

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À l’attention duJuif polonais Nathan Bronsky

résidant en AllemagneKönigsstraße 10Halle-sur-Saale

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Le 24Þaoût 1939

Très cher Monsieur Bronsky,Il y a quelque temps un bateau de réfugiés juifs a essayéd’accoster chez nous. Il s’agit du célèbre cas du Saint-Louis. Malgré les milliers de télégrammes dont fut assaillinotre Président Franklin D.ÞRoosevelt, nous n’avionspas d’autre choix que de renvoyer ces réfugiés en pleinemer faute de visas d’immigration valides. Ce fait démontretrès nettement que même notre Président Franklin D.ÞRoo-sevelt, qui connaît – comme vous le savez probable-ment – des difficultés de politique intérieure, ne peut se

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permettre ni d’ignorer purement et simplement le climatantisémite qui règne parmi certaines fractions – richesen effectifs – des classes moyennes, ni de résister auxpressions de l’aile isolationniste et antisémite duParlement – le «ÞCongressÞ», comme on l’appelle –en faisant voter une réforme des quotas d’immigrationplus favorable aux réfugiés juifs. Vous voyez, trèscher Monsieur Bronsky, il est inutile de m’importu-ner, moi, Consul Général des États-Unis, avec d’autreslettres. D’ailleurs – entre nous soit dit – au fond, les gou-vernements de tous les pays de cette planète se foutentroyalement de savoir si vous vous faites tous massa-crer ou non. Le problème juif leur casse les pieds, à vraidire, personne ne veut se mouiller. En ce qui nousconcerne, je veux dire, nous, le gouvernement, dont autitre de Consul Général je suis le représentant, je n’aiqu’une chose à vous direÞ: des bâtards juifs commevous, nous en avons déjà suffisamment en Amérique. Ilsencombrent nos universités et se ruent sur les plus hautesfonctions sans plus se gêner. Renvoyez-moi les formu-laires de demande et veuillez attendre treize ans. Au cas oùvotre prophétie sur les chambres à gaz et les pelotonsd’exécution devait se révéler exacte, je vous conseille-rais de faire votre testament dès maintenant et d’y for-muler clairement le souhait d’immigration de la familleBronsky de sorte qu’en 1952 – selon toute probabi-lité l’année de délivrance de vos visas en bonne et dueforme – votre exécuteur testamentaire puisse expédier voscendres aux États-Unis conformément à vos vœux.

Respectueusement,Le Consul Général des États-Unis d’Amérique.

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Extrait de journal intime

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New York, marsÞ1953

J’ai sorti de la naphtaline les lettres désespérées de monpère. Tout comme les réponses du Consul Général desÉtats-Unis d’Amérique. Je viens de les lire à haute voixen modifiant légèrement le texte, comme à mon habi-tude, comme quelqu’un qui veut trouver la vérité cachéeentre les lignes.

Je m’imagine le visage anguleux du Consul Général,ses cheveux clairsemés, gris, avec une raie soigneuse-ment tirée sur le côté. Quand il lit les lettres des Juifs,ses yeux d’un bleu glacial luisent de lubricité. Quand iljette les lettres des Juifs dans la corbeille à papier, est-ce qu’il se branleÞ?

Je vois une gigantesque corbeille à papier avec les lettresdes condamnés à mort. Je vois un torrent de larmesjaillir de la corbeille. J’entends la voix de la secrétairedans la pièce à côtéÞ: «ÞMonsieur le Consul Général, il ya une inondation dans votre bureauÞ!Þ»

J’ai envie de parler de ce Consul Général à quelqu’un, àn’importe qui. L’endroit idéal, ce serait la cafétéria desémigrants au coin de Broadway et la 86eÞrue. Là-bas,les émigrants sont au courant de tout. Là-bas, tout lemonde me connaît. Tout le monde saitÞ: Lui, c’est JakobBronsky, fils de Nathan Bronsky. Que serait ma vie, jeme le demande, s’ils ne savaient pas qui je suisÞ?

Voici ce que j’imagineÞ:Je viens d’acheter le New York Times du 22Þmai 1953

pour voir où en est la Guerre de Corée. Le Times vient

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tout juste de sortir. Il est presque deux heures du matin.Je survole les gros titres et je constate qu’ils ont baisséd’un ton. Je me balade tranquillement sur Broadway endirection de la 86e. Les putes au coin des rues meconnaissent de vue. «ÞAlors, vieux motherfucker. Enviede tirer un coup vite faitÞ?Þ»

«ÞNon merci.Þ»«ÞCinq balles. Pas cher, cinq balles.Þ»«ÞNon merci.Þ»«ÞAlors, quatre ballesÞ? Je te la suce à fond.Þ»«ÞNon merci.Þ»«ÞAujourd’hui, je te le fais pour pas cher, mon gar-

çon. Vraiment pas cher. Parce que je viens d’avoir unebonne nouvelle. Mon petit ami va revenir de Corée. Onparle de paix.Þ»

«ÞNon merci.Þ»

La cafétéria des émigrants au coin de Broadway et de la86eÞrue reste ouverte toute la nuit. Je sais que minuitpassé, on y éteint la clim’. On ouvre la porte et lesfenêtres en grand. Mais aujourd’hui, curieusement, lesfenêtres sont ferméesÞ; la porte est bel et bien ouverte,mais juste entrebâillée. En entrant, je prends l’air confinéen pleine figure. Je vois les émigrants. C’est vrai, tu es enretard, me dis-je. Il est déjà deux heures du matin. Inpetto je m’étonne que les émigrants soient encore là, card’habitude ils rentrent chez eux autour de minuit.

Voici ce que j’imagineÞ:Personne ne me connaît. Personne ne sait plus que je

suis Jakob Bronsky, fils de Nathan Bronsky. Tout aufond, assis à la dernière table, il y a l’émigré GrünspanÞ:avant il faisait dans le commerce du textileÞ; en Amé-rique il fait vendeur chez Woolworths, par intérim seu-

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lement… enfin remplaçant, quoi, actuellement au chô-mage. Grünspan écrit des lettres-avion et il s’est isolédes autres. Je m’assois à sa table.

Grünspan pousse ses lettres-avion sur le côté, son gâteauau chocolat et son jus de chaussette aussi. «ÞJe m’appelleJakob BirnbaumÞ», lui dis-je pour le bluffer. «ÞÇa faitun an que je suis en Amérique.Þ»

«ÞVous venez d’AllemagneÞ?Þ»«ÞOui. D’Allemagne.Þ»Grünspan hoche la tête. «ÞMoi aussi. D’Allemagne.Þ»

Voici ce que j’imagineÞ:Il n’a pas la moindre idée de qui je suis.Je demandeÞ: «ÞVous avez déjà entendu parler d’une

certaine famille BronskyÞ? De Halle-sur-SaaleÞ?Þ»«ÞJamais entendu parlerÞ», dit Grünspan.«ÞJe les ai connus par hasardÞ», je dis. «ÞOn est de la

même ville.Þ»«ÞOuiÞ», dit Grünspan.«ÞUne famille tout ce qu’il y a de plus normalÞ», je

dis. «ÞLe vieux était commerçant. Il vivait pour soncommerce – un magasin de meubles –, sa femme étaitterrée dans sa cuisine. Puis, il y avait aussi un filsÞ:Jakob.Þ»

«ÞNormal, lui aussiÞ?Þ»«ÞÀ l’époque, ouiÞ», je dis. «ÞÉlève moyen. Nul en

sport. Écrivant des poèmes.Þ»«ÞS’il écrivait des poèmes, c’est qu’il n’était pas nor-

malÞ», dit Grünspan.«ÞPeut-êtreÞ», je dis.«ÞJe ne sais pas ce que sont devenus les BronskyÞ»,

je dis. «ÞAprès la Nuit de Cristal, ils ont voulu aller en

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Amérique, mais les portes de l’Amérique étaient ver-rouillées.Þ»

«ÞDes centaines de milliers de gens voulaient alleren Amérique quand la guerre était aux portesÞ», ditGrünspan, «Þmais les portes de l’Amérique étaient ver-rouillées.Þ»

«ÞOuiÞ», je dis.«ÞOuiÞ», dit Grünspan.«ÞC’est la faute au Consul Général.Þ»«ÞAu Consul GénéralÞ?Þ»«ÞAu Consul Général.Þ»

«ÞDevinez ce que sont devenus les BronskyÞ?Þ»«ÞJe suppose qu’ils ont été surpris par la guerre.Þ»«ÞVous avez parfaitement raison.Þ»«ÞJe suppose qu’ils ont été déportés par les nazis.Þ»«ÞÇa se pourrait.Þ»«ÞJe suppose qu’ils ont été gazés à Auschwitz.Þ»«ÞÇa se pourrait.Þ»«ÞOu à Treblinka.Þ»«ÞÇa se pourrait.Þ»«ÞOu ailleurs.Þ»«ÞÇa se pourrait.Þ»

«ÞNaturellement, il se peut aussi qu’ils aient été fusil-lés par les nazisÞ», dit Grünspan. «ÞOu bien qu’ils aientcrevé de faim dans un ghetto ou dans un camp de concen-tration.Þ»

«ÞTout est possibleÞ», je dis. «ÞIl est possible aussiqu’ils aient survécu à la guerre.Þ»

«ÞC’est peut-être possibleÞ», dit Grünspan, «Þmais peuprobable.Þ»

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«ÞPourquoi ce serait peu probableÞ?Þ», je dis prudem-ment. «ÞPuisque d’autres ont survécu à la guerre. Vouspar exempleÞ? Ou moi.Þ»

«ÞNous sommes des exceptionsÞ», dit Grünspan.«ÞDes exceptionsÞ?Þ»«ÞDes exceptions.Þ»

«ÞSupposons que les Bronsky aient survécu à laguerreÞ», je dis.

«ÞAllez, supposonsÞ», dit Grünspan.«ÞVous, vous l’imaginez commentÞ?Þ»«ÞJe ne sais pasÞ», dit Grünspan. «ÞJe n’ai pas la

moindre imagination.Þ»«ÞMoi, j’en ai, de l’imaginationÞ», je dis. «ÞDu moins,

c’est ce que j’imagine.Þ»Grünspan rit. «ÞEh bien, soitÞ», dit il. «ÞVous, vous êtes

un homme doué d’imagination. Comment les Bronskyont survécu à la guerreÞ?Þ»

«ÞDans une poubelle.Þ»«ÞDans une poubelleÞ?Þ»«ÞDans une poubelle.Þ»

«ÞIl se peut aussi qu’il y ait eu trois poubellesÞ», jedis.

«ÞTrois poubelles, c’est mieux. Vous avez raison.Þ»«ÞTrois poubelles.Þ»«ÞTrois poubelles.Þ»

Je disÞ: «ÞUne ville allemande de taille moyenne. Unpetit immeuble ancien. Une arrière-cour avec trois pou-belles.Þ»

«ÞQuel type de gens vivaient dans cet immeubleÞ?Þ»«ÞLà ne vivaient que des Allemands honnêtes.Þ»«ÞDes ennemis des nazisÞ?Þ»

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«ÞDes gens de la résistance passiveÞ», je dis. «ÞIlssavaient qu’on voulait assassiner les Bronsky et ils sesont mis en tête de leur sauver la vie, aux Bronsky.Þ»

«ÞLa vie de trois JuifsÞ?Þ»«ÞDe trois Juifs.Þ»

«ÞImaginezÞ», je dis. «ÞLes Juifs accroupis dans lespoubelles. Ils couvrent leurs têtes de sacs de farine, decartons et aussi de boîtes à chapeaux. Tous les matins,ces Allemands honnêtes descendent encore endormisde leurs appartements pour jeter leurs ordures, quelquesrires gênés de compassion, mais ils ne disent rien. Leséboueurs aussi ferment leur gueule, des anciens com-munistes, là encore la résistance passive.Þ»

«ÞUne histoire à faire pleurer dans les chaumières.Þ»«ÞParfaitement.Þ»«ÞLes SS sont passésÞ?Þ»«ÞUne seule fois. De nuit. Un SS, seul. Qui raccom-

pagnait sa belle. Ils ont tiré un coup dans l’arrière-courdevant les poubelles. Puis, il a pissé contre celle où setrouvait le vieux, mais n’a pas remarqué la présence desJuifs.Þ»

«ÞLa belle n’a pas fait de gaffeÞ?Þ»«ÞNon, pas la moindre gaffe.Þ»

«ÞParfois seulement, ça devenait critiqueÞ», je dis.«ÞLa nuit justement, quand les rats rappliquaient. À cesmoments-là, Nathan Bronsky voulait sauter hors de sapoubelle.Þ»

«ÞIl l’a faitÞ?Þ»«ÞNon, il ne l’a pas fait.Þ»

«ÞCette histoire n’est pas crédibleÞ», dit Grünspan.«ÞImaginez-en une autre.Þ»

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«ÞD’accordÞ», je dis. «ÞSupposons…Þ»«ÞSupposons quoiÞ?Þ»«ÞQue les Bronsky ne se soient pas cachés dans les

poubelles mais dans la cave.Þ»«ÞDans la caveÞ?Þ»«ÞDans la cave.Þ»«ÞChez les Allemands honnêtesÞ?Þ»«ÞChez les Allemands honnêtesÞ!Þ»

«ÞPendant des années, ils se sont cachés dans lacaveÞ», je dis. «ÞLes Allemands honnêtes partageaientleur pain avec eux, même le concierge, qui était membredu parti.Þ»

«ÞUn naziÞ?Þ»«ÞPas un nazi.Þ»«ÞUn vrai faux naziÞ?Þ»«ÞParfaitement.Þ»

«ÞLe vieux devenait mélancoliqueÞ», je dis. «ÞLa cavel’avait brisé. Lui, et sa femme aussi.Þ»

«ÞEt JakobÞ?Þ»«ÞJe ne sais pasÞ», je dis. «ÞJakob est devenu muet.

Pendant des années, il n’a plus prononcé un seul mot.Þ»«ÞMais il a écrit des poèmesÞ?Þ»«ÞNonÞ», je dis. «ÞJakob n’a plus écrit de poèmes.Þ»

«ÞEt un beau jour, la guerre était finieÞ», je dis. «ÞLesBronsky sortirent de leur cave en titubant. C’était leprintemps.Þ»

«ÞVotre histoire commence à m’intéresserÞ», dit Grüns-pan. «ÞContinuez.Þ»

«ÞLorsque les Bronsky virent le soleil pour la premièrefois depuis des années, le vieux Bronsky voulut pleurer,

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mais il ne put. Sa femme aussi voulut pleurer. Et Jakobaussi. Rien n’y fit.

“Donne-moi ton miroir”, dit Nathan Bronsky.“Je n’en ai pas”, dit sa femme.“Si, tu en as un”, dit Nathan Bronsky. “Il doit être

encore dans ton vieux sac à main.”“Je vais voir”, dit sa femme.“Fais vite”, dit Nathan Bronsky. “Va chercher le miroir.

C’est important.”Þ»

«ÞPendant un bon moment, Nathan Bronsky se regardadans la glaceÞ», je dis. «ÞPuis, il passa le miroir à sa femme,et à Jakob aussi.

“Nos yeux ont changé”, dit sa femme.“Exact”, dit Nathan Bronsky.“Ils n’ont plus d’éclat”, dit sa femme.“Tu as raison”, dit Nathan Bronsky. “Nos yeux n’ont

plus d’éclat.”

“Je crois que nous avons perdu notre âme dans lacave”, dit Nathan Bronsky.

“Je le crois aussi”, dit sa femme.“Nous pourrions aller la chercher”, dit le vieux

Bronsky.“Dans la caveÞ?”, dit sa femme.“Dans la cave”, dit le vieux Bronsky.

Ils retournèrent dans la cave pour chercher leurs âmes,mais ne purent les trouver. Ils appelèrent le concierge.Qui vint avec une lampe de poche. Mais lui non plus neput trouver les âmes des Bronsky.Þ»

«ÞContinuez votre récitÞ», dit Grünspan.J’acquiesce et disÞ: «ÞVous voyez, Monsieur Grüns-

pan. C’était comme ça.Þ»

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«ÞMais, il faut qu’elle continue, l’histoire.Þ»«ÞÉvidemment qu’elle continue.Þ»«ÞCe que j’imagineÞ», je dis, «Þc’est qu’ensuite les

Bronsky se rendirent au cimetière juif. Là-bas, ils ren-contrèrent un rabbin qui était très vieux, bien plus vieuxque le vieux Bronsky qui finalement n’était pas si vieuxque ça.

“Rabbin”, dit Nathan Bronsky. “Nous avons perdunos âmes. Nous les avons cherchées dans la cave, maisnous ne les avons pas trouvées.”

“Les avez-vous cherchées dans vos yeuxÞ?” “Oui, nous les avons cherchées dans nos yeux.”“C’est grave”, dit le rabbin.“Oui, c’est grave”, dit Nathan Bronsky.

Le rabbin réfléchit un moment. Puis il ditÞ:“Personne ne peut perdre son âme.”“Pourtant, c’est ce qui nous est arrivé”, dit Nathan

Bronsky.“C’est juste une impression”, dit le rabbin.“Nos yeux n’ont plus d’éclat”, dit Nathan Bronsky.“C’est vrai”, dit le rabbin.“Nous avons perdu nos âmes.”“Non”, dit le rabbin. “Vous n’avez perdu que l’éclat.”

“Où est passé l’éclat de nos yeuxÞ?”, demanda NathanBronsky.

“Il est là-haut”, dit le rabbin, et il montra le ciel.“Là-hautÞ?”“Là-haut.”“Comment l’éclat a fait pour s’envoler comme çaÞ?”“Il ne s’est pas envolé. Il a été emporté, c’est tout.”“Par quiÞ?”“Par les six millions.”

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“Les six millionsÞ?”“Les six millions.”Þ»

«ÞQue sont devenus les Bronsky, une fois la guerrefinieÞ?Þ», demande Grünspan.

«ÞJe n’en sais rienÞ», je dis. «ÞMais je peux m’imagi-ner un tas de choses.Þ»

«ÞPar exempleÞ?Þ»«ÞQu’ils aient immigré en AmériqueÞ!Þ»

«ÞLe Consul GénéralÞ», je dis, «Þavait écrit en 1939 àNathan Bronsky que lui et sa famille devaient attendreenviron treize ans avant d’obtenir leurs visas d’immi-gration.Þ»

«ÞDonc, ça devait tomber en 1952Þ?Þ»«ÞTrès juste.Þ»«ÞLes Bronsky ont-ils obtenu leurs visas d’immigra-

tionÞ?Þ»«ÞAbsolument.Þ»«ÞEn 1952Þ?Þ»«ÞExact. En 1952.Þ»«ÞContinuez votre récitÞ», dit Grünspan.«ÞAvec plaisirÞ», je dis. «ÞTant que je ne vous ennuie

pas. La famille Bronsky n’est pas spécialement intéres-sante.Þ»

«ÞRacontezÞ», dit Grünspan. «ÞRacontez-moi commentles Bronsky se sont rendus en Amérique.Þ»

«ÞVoilà commentÞ», je dis. «ÞUn jour, le jour J est arrivé.Un jour, les Bronsky partirent pour l’Amérique. Avectreize ans de retard. Avec des visas d’immigration valideset des yeux sans éclat.Þ»

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«ÞIls s’appuient au bastingageÞ: Nathan Bronsky, safemme et son fils Jakob.

“Pourquoi allons-nous en Amérique au justeÞ?”, ditNathan Bronsky. “Maintenant que c’est finiÞ?”

“Je n’en sais rien”, dit sa femme.“À l’époque où nous avions besoin de l’Amérique, les

portes étaient fermées. Aujourd’hui, nous n’avons plusbesoin d’elle.”

“C’est juste”, dit sa femme.“Nous pourrions tout aussi bien faire demi-tour.“C’est juste”, dit sa femme.

Lorsqu’ils arrivèrent, un brouillard épais recouvraitle port.

“J’aurais bien aimé voir la Statue de la Liberté”, ditNathan Bronsky.

“Moi aussi”, dit sa femme.“Pourquoi la Statue de la Liberté s’est-elle cachée

dans le brouillardÞ?”“Je n’en sais rien”, dit sa femme.

C’est un riche parent qui vint chercher les Bronsky.Il se pointa en Cadillac.

“Qu’est-ce qui est arrivé à vos yeuxÞ?”, demanda leriche parent.

“Rien du tout”, dit Nathan Bronsky. “Ils ont perdu leuréclat. C’est tout.”

Le riche parent les amena en voiture à Times Squareet il leur montra les alignements de cinémas, un cinémachassant l’autre. Il leur montra également la 44eÞrue avecses grands théâtres. Nathan Bronsky aperçut une Cadil-lac noire, encore plus belle que celle du riche parent. LaCadillac stationnait devant l’un de ces grands théâtres.À l’intérieur, le chauffeur en élégante livrée. Nathan

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Bronsky toucha sa femme pour lui montrer un clochardnoir qui pissait derrière la Cadillac. Il demanda au richeparentÞ: “C’est ça, l’AmériqueÞ?”

“Oui”, dit le riche parent. “C’est ça, l’Amérique.”

“À vrai dire, j’avais plutôt envie de voir la Statue dela Liberté”, dit Nathan Bronsky. “Tout à l’heure, en nousapercevant, elle s’est cachée dans le brouillard.”

“Elle s’est cachéeÞ?”“Elle s’est cachée.”“Tu la verras bientôt”, dit le riche parent.“C’est là qu’on vaÞ?”“Oui, c’est là qu’on va.”

Lorsque Nathan Bronsky aperçut la Statue de laLiberté, pris de panique, un pet lui échappa, car il crutque c’était le Consul Général.

“Qu’est-ce qu’il y a, NathanÞ?”, demanda sa femme.“C’est le Consul GénéralÞ!”, dit Nathan Bronsky.“Le Consul GénéralÞ?”“Le Consul Général.”“Tu es certainÞ?”“Absolument certain.”

“Je voudrais toucher un mot au Consul Général”, ditNathan Bronsky. “Mais je ne parle pas anglais.”

“Tu sais bien deux mots”, dit sa femme.“Oui, très juste”, dit Nathan Bronsky. “Je sais deux

mots. Deux mots d’anglais.”“Alors vas-y, montre au Consul Général tes connais-

sances en anglais”, dit sa femme.

Nathan Bronsky regarda le Consul Général droit dansles yeux. En faisant cela, il pensa à l’an 1939 et à la

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lettre du Consul Général qui avait enterré toutes sesespérances. Il pensa également aux quelques centainesde milliers qui comme lui, dans leur malheur, avaientfrappé à la porte de l’Amérique, le grand pays de la libertéqui ne voulait pas d’eux… à l’époque. Lui revint àl’esprit le mauvais prétexte du système de quotas.

dit Nathan Bronsky au Consul Général. Et il le dit trèshaut.“Fuck AmericaÞ?” demanda le riche parent.“Fuck AmericaÞ!”, dit Nathan Bronsky.Þ»

‘‘Fuck America !’’

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