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1 Itinéraire d’un gentilhomme morvandiau . . . . . . . . . . . . . . 2 Vauban ou les triomphes du poliorcète . . . . . . . . . . . . . . . 7 Vauban bâtisseur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15 Vauban penseur du territoire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27 Vauban penseur du (Grand) siècle . . . . . . . . . . . . . . . . . 32 Épilogue . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 44 L’auteur, Florent Bonaventure est agrégé d'histoire et doctorant. Il enseigne au lycée Flora Tristan de Montereau-Fault-Yonne ainsi qu’à l’Institut d’études politiques de Paris. Vauban, un « honnête homme » au XVII e siècle © Canopé – CRDP de l’académie de Besançon, 2014 L'ensemble de ce texte relève de la législation française et internationale sur le droit d'auteur et la propriété intellectuelle. Vous pouvez télécharger ce texte à des fins uniquement personnelles, non commerciales ou pour l’usage en classe, à condition de ne pas en modifier la forme et le contenu. La reproduction de ce texte sur un support papier est autorisée dans le cadre pédagogique, sous réserve du respect des trois conditions suivantes : gratuité de la diffusion, respect de l'intégrité des documents reproduits (pas de modification ni altération d'aucune sorte), citation claire et lisible de la source.Toute autre utilisation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, sans autorisation de l’éditeur constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal.

Vauban, un « honnête homme » au siècle · 2014. 10. 14. · Lille devient désormais la résidence urbaine de ce grand voyageur, le point de départ de ses nombreuses traversées

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Itinéraire d’un gentilhomme morvandiau . . . . . . . . . . . . . . 2

Vauban ou les triomphes du poliorcète . . . . . . . . . . . . . . . 7

Vauban bâtisseur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15

Vauban penseur du territoire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27

Vauban penseur du (Grand) siècle . . . . . . . . . . . . . . . . . 32

Épilogue . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 44

L’auteur, Florent Bonaventure est agrégé d'histoire et doctorant. Ilenseigne au lycée Flora Tristan de Montereau-Fault-Yonne ainsi qu’àl’Institut d’études politiques de Paris.

Vauban, un « honnête homme » au XVIIe siècle

© Canopé – CRDP de l’académie de Besançon, 2014

L'ensemble de ce texte relève de la législation française et internationale sur le droitd'auteur et la propriété intellectuelle. Vous pouvez télécharger ce texte à des finsuniquement personnelles, non commerciales ou pour l’usage en classe, à condition de nepas en modifier la forme et le contenu. La reproduction de ce texte sur un support papierest autorisée dans le cadre pédagogique, sous réserve du respect des trois conditionssuivantes : gratuité de la diffusion, respect de l'intégrité des documentsreproduits (pas de modification ni altération d'aucune sorte), citation claire et lisible dela source.Toute autre utilisation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit,sans autorisation de l’éditeur constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par lesarticles 425 et suivants du Code pénal.

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Itinéraire d’un gentilhomme morvandiau

C’est un vieil homme toujours fringuant qui s’éteint le 30 mars 1707 àParis, à soixante-treize ans, victime de la fatigue, de ses incessantestraversées du territoire français et de son labeur assidu. Un militaire faitmaréchal de France et grand-croix de l’ordre de Saint-Louis ; un bâtisseurqui a su façonner les frontières du royaume; un conseiller écouté qui neménage pas le roi de ses avis ; un penseur enfin, à la fois urbaniste,statisticien, démographe et économiste. La légende le peint mort dechagrin, seul, disgracié après la publication deux mois plus tôt, suivie parla censure, de son maître livre, Projet d’une dixme royale. Les archivesdécrivent, elles, la peine de Louis XIV, qui perd là « un homme fortaffectionné à ma personne et à l’État », et témoignent des éloges deFontenelle, de l’Académie des sciences, ainsi que des louanges desingénieurs envers leur commissaire général.

Premier ingénieur nommé maréchal de France, Morvandiau égaré dansles hautes sphères du pouvoir, l’un des rares hobereaux de campagnemembre de l’ordre du Saint-Esprit (en principe réservé à la hautenoblesse), Vauban a gravi tous les échelons de la société d’Ancien Régimegrâce à son mérite et à ses amitiés. Rien ne le prédestinait pourtant àsortir de sa condition et à devenir l’un des hommes les plus singuliersqu’ait connu le XVIIe siècle. Sébastien Le Prestre de Vauban est né auxenvirons du 3 mai 1633 à Saint-Léger-de-Fourcheret, au cœur des terresforestières du Morvan, dans une famille de la petite noblesse attachée àsa terre mais sans fortune ni château. On sait peu de choses de ses jeunesannées, sinon qu’elles furent conformes à celles des nobles de son milieusocial : enfance campagnarde paisible dans la demeure familiale sous ladirection d’un précepteur ; adolescence passée au collège de Semur, oùil se frotte à des études qui lui laisseront une « assez bonne teinture desmathématiques et des fortifications » ; engagement comme cadet à l’âgede dix-sept ans dans les armées du prince de Condé – le célèbrevainqueur de Rocroi contre les Espagnols (1643) –, gouverneur deBourgogne et protecteur naturel des jeunes nobles de sa province, alorsen révolte ouverte contre le pouvoir de Mazarin et contre les armées deTurenne. Ses connaissances – théoriques – en matière de fortificationsle désignent naturellement pour participer aux sièges de Condé (Sainte-Menehould) puis pour remettre en état les forteresses conquises mais

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détruites (Clermont-en-Argonne), sous la direction d’ingénieurs plusexpérimentés. Paradoxalement, Vauban commence donc sa carrièremilitaire dans le tumulte de la Fronde et contre des armées royales qu’ilservira si fidèlement par la suite. Plein de bravoure, il devient rapidement« maître » dans la cavalerie, avant de changer de camp en 1653 et de passerau service du roi de France, choix politique et personnel judicieuxpuisque la Fronde vit ses derniers soubresauts, Condé s’isolant de plus enplus à la tête des troupes espagnoles.

À l’âge de vingt ans, Sébastien Le Prestre est alors un jeune hommevigoureux, quoique de taille moyenne. Il n’a pas encore sa marquedistinctive sur la joue gauche, blessure au visage reçue lors du siège deDouai en 1667, mais de son enfance au grand air il a gardé une apparencede santé. Il fait sans doute déjà preuve d’une loyauté sans faille et d’uncaractère bien trempé, qu’il décrit quelques années plus tard :

« Il m’arrive que trop souvent d’appeler les choses par leur nom, je suisbonhomme incapable de faire tort à personne, à son honneur ni à ses biens,mais un peu têtu et opiniâtre quand je crois avoir raison. J’aime réellementet de fait la personne du Roi, parce que le devoir m’y oblige, maisincomparablement plus parce que c’est mon bienfaiteur qui a toujours eude la bonté pour moi, aussi en ai-je une reconnaissance parfaite, à qui, neplaise à Dieu, il ne manquera jamais rien. J’aime ma patrie à la folie étantpersuadé que tout bon citoyen doit l’aimer et faire tout pour elle, ces deuxraisons qui reviennent à la même…1 »

Remarqué par Mazarin, formé par le chevalier de Clerville, grandspécialiste des sièges et commissaire général des fortifications, Vaubans’élève lentement dans la carrière militaire. Stratège, il participe àl’attaque des places fortes de l’ennemi, d’abord espagnol, puis hollandaiset impérial ; ingénieur, il assiste ses aînés, remodèle les places prises etrépare les forteresses, sous la supervision de Louvois, de Colbert et deLouis XIV. Son métier, ingénieur des armées du roi – il en obtient lebrevet en mai 1655 –, est dangereux et peu considéré. Dangereux car ildoit s’exposer au feu ennemi lors du creusement des tranchées quipermettent de s’approcher de la place à couvert et car ses soldats meurenten nombre en essayant de placer des mines – ces engins explosifsdestinés à créer une brèche dans la muraille adverse – au pied desfortifications.

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1. Lettre de Vauban à Cavoye, 26 avril1697 (Fonds Rosanbo, Archivesnationales).

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Officier de second rang, l’ingénieur s’abaisse au contact des troupes qu’ilrecrute afin d’assurer les travaux d’approche ; à pied ou à cheval, il est aucontact direct avec les hommes du rang, il négocie avec les terrassiers etavec les entrepreneurs, autant d’activités futiles pour un honorableofficier. Pour les courtisans, il n’est qu’un remueur de terre, exclu descharges héroïques de la cavalerie.

Pourtant, au fil des sièges victorieux (Landrecies en 1655,Valenciennes en 1656, Lille en 1667, Maëstricht en 1673,Besançon en 1674, Luxembourg en 1684 ou Philippsburg en1689…), Vauban gravit pas à pas le cursus honorum militaire ets’émancipe peu à peu de la tutelle pesante du chevalier deClerville. Le maréchal de La Ferté lui offre une compagnie dansle régiment qui porte son nom en 1656, puis une deuxièmedans le régiment de Nancy dont il touche la solde sans avoir àassurer son commandement. Repéré par le roi – ilsappartiennent tous les deux à la même génération et Louis XIVse passionne très tôt pour la poliorcétique –, il bénéficie de lafaveur du prince. Il reçoit le régiment de Picardie (1663), estadmis comme lieutenant dans le régiment des gardes-

françaises (1667) puis nommé gouverneur de la citadelle de Lille, villedont il vient de diriger – pour la première fois – le siège et dont il réaliseles nouvelles fortifications ainsi que la citadelle. Cette premièreexpérience de bâtisseur est déterminante puisqu’elle oppose Vauban àson mentor Clerville et qu’elle pose les jalons de ses réalisations futures.Lille devient désormais la résidence urbaine de ce grand voyageur, lepoint de départ de ses nombreuses traversées du royaume et le lieu derepos du guerrier fatigué.

Son amitié tumultueuse avec le marquis de Louvois, secrétaire d’État àla guerre puis avec son successeur à la tête de la direction desfortifications Michel Le Peletier de Souzy ; le respect que lui portentColbert et son fils Seignelay ; l’estime du roi lui-même, contribuent à salente insertion au cœur des réseaux du pouvoir ainsi qu’à son ascensiondans la carrière militaire. Progressivement, Vauban remplace Clervillecomme « commissaire général des fortifications du royaume », attaché audépartement de Louvois et sans le titre dans un premier temps, puistitulaire de la charge et responsable de l’ensemble des fortifications

© Canopé - CRDP de l’académie de Besançon 2014

« Desseins de mines », Traité des sièges et de l’attaque des places par lemaréchal de Vauban, 1704, XVIIIe feuille (47 x 34 cm, encre et lavis, SHD,Bib. Génie, F°1) © Vincennes, Service historique de la Défense.

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françaises à partir de 1678. Le gouverneur est promu brigadierd’infanterie en 1674, maréchal de camp en 1676, lieutenant général (rangéquivalent à celui de général de division aujourd’hui) en 1688, maréchalde France enfin, sommet de la carrière militaire, en 1703. Vauban est lepremier ingénieur qui parvient à atteindre cette dignité et il incarne unvéritable exemple pour ceux qui le suivent : par sa carrière, par sonélévation sociale, il est à la fois le produit et le vecteur d’une mutationascendante du statut de l’ingénieur dans l’armée, tout juste amorcée auXVIIe siècle. Au fil des années, les nobles s’intègrent de plus en plusnombreux dans ce corps, et ce sans avoir l’impression de déroger oud’accepter une fonction qui ne conviendrait pas à leur rang.

Eu égard à la modestie de sa naissance, sa carrière peut paraîtrefulgurante, ce d’autant plus qu’elle s’accompagne de ces « hochets » quesont la nomination comme grand-croix dans l’ordre de Saint-Louis(1693), comme chevalier dans l’ordre du Saint-Esprit (1705) ainsi que desinvitations du roi à Marly (1703), privilège envié et réservé à un très petitnombre de courtisans. Malgré cette succession d’honneurs, Vauban seplaint souvent dans sa correspondance de la lenteur de ses promotions,des hésitations du roi à nommer maréchal de France un ingénieur debasse extraction. Écarté de la haute noblesse et de la vie de cour, il nepeut compter que sur son seul mérite et sur la faveur royale. Et mêmelorsque, finalement, elle advient, il reste insatisfait. Sa nomination aumaréchalat est honorifique, elle ne le destine pas, comme il était alorsd’usage, à conduire en chef une armée du roi. Or, dans le même temps,cette promotion l’empêche de conduire les sièges royaux comme unvulgaire ingénieur. Maréchal de France, Vauban se retrouve réduit à unesorte de retraite dorée dont il finit par s’accommoder, et qu’il met à profitpour se consacrer à des travaux d’honnête gentilhomme. Il met ainsi ladernière main à ses Oisivetés, écrits politiques divers qui manifestent sestalents de penseur et d’économiste.

Son ascension sociale ne s’est pas réalisée sans efforts : ses années delabeurs furent rythmées par les déplacements, de sièges en sièges, devisites en inspections, des forteresses à reconstruire aux places fortes àériger, de Lille à Antibes, de Pignerol à Bayonne et de Blaye à Saint-Malo.L’historienne Anne Blanchard a calculé que Vauban, lors de ses annéesles plus actives, sillonnait la France et voyageait sur les routes près d’une

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centaine de journées par an en moyenne. Constamment sur les chemins,le commissaire général des fortifications a su s’adapter aux contraintes deson métier. Il visite le jour et écrit la nuit ; il jauge les bastions et lescourtines, explore les fossés et les chemins couverts, puis propose desaméliorations qu’il dessine dans la soirée. Afin de rentabiliser son temps,il se fait même fabriquer une chaise à porteurs tirée par deux chevaux,munie d’une table de travail et d’une bibliothèque portative, qui luipermet de travailler tout en se déplaçant. Ce faisant, il observe les reliefset les territoires, se rend compte de lui-même de la richesse et de lapauvreté des campagnes, de cette misère des temps de guerre que lescourtisans versaillais n’imaginent même pas. Il témoigne, par ses écrits,du règne de Louis XIV et de ses « vingt millions de Français ».

Cette activité incessante le retient loin des siens, loin de safemme Jeanne d’Osnay, épousée en mars 1660 au même momentque la « prise du pouvoir personnel » de Louis XIV, loin de sesenfants et surtout loin de sa terre natale, ce Morvan qu’ilaffectionne et où il ne manque jamais de revenir dès qu’uneoccasion se présente – c’est-à-dire rarement, au total moins dedeux années de présence cumulée. Éloigné volontaire de Paris etdes frivolités versaillaises, Vauban se ressource sur ses terres, auchâteau de Bazoches, lointain bien familial qu’il rachète en 1679au comte de Melun grâce aux gratifications royales.

Bâti sur un plan trapézoïdal, vieille bâtisse médiévale entourée de douveset aux tours rehaussées de toits coniques, le château dégage uneimpression de modestie et de solidité, d’enracinement surtout dans cetteBourgogne profonde et boisée. Vauban l’aménage à son gré : il transformela courtine sud en une vaste galerie servant de cabinet de travail et debureau d’études où planchent ses dessinateurs et ses associés ; il agranditses écuries afin de pouvoir abriter les coursiers qui lui amènent lecourrier royal et les instructions de Louvois ; il fait ouvrir une nouvelleporte sur la façade nord, qu’il dessine à l’image de ses réalisationsmilitaires, sobre et fonctionnelle. Autour de sa nouvelle demeure, Vaubanjoue au seigneur en achetant des terres et des fiefs, en se constituant un« pré carré » personnel qui atteint mille deux cents hectares de terres(dont quatre cents hectares de bois) en 1693. Au sein une société encoreféodale qui valorise la propriété foncière, Vauban tient son rang et veut

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Vue générale du Château de Bazoches (Nièvre)© Bertrand Rieger.

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donner l’image d’un gentilhomme campagnard, modeste certes, maisfidèle à la terre de ses ancêtres.

Sa fortune et son prestige se sont matérialisés à la suite de ses succèsmilitaires – et en particulier grâce à ses talents de poliorcète et debâtisseur. Eux seuls expliquent la considération qu’on lui accorde de sonvivant et sa réputation de « meilleur ingénieur du royaume ».

Vauban ou les triomphes du poliorcète

L’art du siège

L’art et la pratique de Vauban, sa connaissance de la poliorcétique et desfortifications, s’inscrivent dans une manière de faire la guerre propre auxXVIIe et XVIIIe siècles, la guerre de siège. Les armées d’alors délaissent lesmouvements de troupes à longue portée et elles ne cherchent pas àfrapper rapidement et définitivement le centre du pouvoir de l’adversaire,Madrid en Espagne, Amsterdam aux Provinces-Unies ou Paris en France.Au contraire, les places fortes ennemies sont enlevées une à une,méthodiquement, siège après siège. Les guerres s’étendent en longueuret sont rythmées par la prise – ou par la chute – des forteresses desrégions frontalières. Ces dernières ont en effet un rôle défensiffondamental : l’armée qui contrôle ces places contrôle leur arrière-pays,peut se ravitailler sans danger et poursuivre ainsi son offensive. Les villesconquises servent également de monnaie d’échange lors des traités depaix : la prise d’une cité accroît d’autant le potentiel de négociation despuissances.

Comme les autres monarques européens, et peut-être plus encore queces derniers, Louis XIV accorde une importance fondamentale à la guerrede siège. « Les grands sièges me plaisent plus que les autres 2 », aime-t-ilà déclarer. Et ce n’est pas simplement par goût personnel : les attaquesdes places sont organisées comme de véritables spectacles théâtraux quirendent visible la toute-puissance du monarque. Le roi, lorsqu’il estprésent à la tête de ses armées, inspecte les troupes puis préside lessièges. Assis dans un fauteuil, installé sur une éminence surplombant laville attaquée, il donne l’ordre d’assaut – le plus souvent à partir des

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2. LAVISSE, Histoire de France desorigines jusqu’à la Révolution, t. VII,Paris, Hachette, 1906, p. 133.

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relevés fournis par Vauban. Il manifeste ainsi symboliquement aux yeuxde tous sa force et sa magnificence ; il triomphe seul de ses ennemis 3. Seslaudateurs s’attachent d’ailleurs à faire du souverain « le seul auteur et lemobile de tous les heureux succès de son règne, à les attribueruniquement à ses conseils, à sa prudence, à sa valeur et à sa conduite 4 ».Seule ombre au tableau : la Cour – venue à la guerre comme au spectacle– s’ennuie ferme en regardant les tranchées et les mouvements répétitifsdes pelleteurs…

Le roi de France a donc le premier rôle dans la décision d’assiéger, ounon, une ville. Depuis son cabinet versaillais (conseillé par Louvois ouplus tard par Chamlay) ou présent à la tête de ses armées, Louis XIVélabore la stratégie puis conduit les armées en campagne. Vauban secontente d’être l’exécuteur des décisions royales, même s’il cherche,parfois, à influencer le roi par ses mémoires ou par ses avis. Il dirige lessièges mais ne les décide pas. Il excelle dans ce rôle et, sur cinquante-trois villes par lui assiégées (dont quarante-huit en chef et vingt enprésence du roi), aucune n’a longtemps résisté à son savoir-faire. Pour

ses contemporains, il est avant tout un « preneur de villes ».C’est que Vauban a été formé à bonne école, celle du chevalierde Clerville, commissaire aux fortifications du royaume.Jusqu’au siège de Lille en 1667, Sébastien Le Prestre, alorsjeune ingénieur, l’assiste, le seconde, et s’initie parl’observation et par la pratique à un art qui ne peut guères’enseigner dans les manuels. Il apprend à observer d’un coupd’œil les faiblesses de la défense, les défauts des bastions et lafragilité des courtines (mur d’enceinte qui relie les bastionsentre eux).

Il observe le creusement des tranchées, qui permettent de s’approcher àcouvert de la muraille en évitant autant que possible le feu ennemi ; il seforme aux techniques de la sape qui, par le placement judicieux d’unemine au pied des remparts, vise à détruire le mur d’enceinte et à ouvrirainsi une voie de passage aux assaillants ; il étudie enfin l’artillerie qui,judicieusement placée et bien orientée, permet d’ouvrir une brèche dansla fortification et facilite le travail des mineurs tout en épargnant biendes vies humaines.

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3. Sur les peintures de la galerie desGlaces à Versailles, Louis XIV estreprésenté seul, sans aucunadjuvant. Il est celui par qui lavictoire est advenue. Sa seuleprésence manifeste sa gloire et cellede l’État.

4. Joël CORNETTE, Le roi de guerre.Essai sur la souveraineté dans laFrance du Grand Siècle, coll.« Bibliothèque historique », Paris,Payot, 1993, p. 260 (réédition en2000).

© Canopé - CRDP de l’académie de Besançon 2014

Fortification de Villefranche-de-Conflent © Ville de Villefranche-de-Conflent

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Maastricht, siège exemplaire

Parvenu au sommet de son art au cours de la guerre de Dévolution (1667-1668), Vauban tire profit de son expérience et de ses observations pour àla fois améliorer la conduite des sièges et élaborer une nouvelle méthoded’attaque dite « à la Vauban », qu’il expose dans un Mémoire pour servir àl’instruction de la conduite des sièges (1672) à destination du roi et deLouvois. Soucieux d’éviter un gaspillage de vies humaines et enparticulier des mineurs et des sapeurs, Vauban, cet « avare ménager de lavie des hommes » (Saint-Simon), allonge la durée des travaux d’approcheafin de mieux protéger ses soldats. Ses sièges sont laborieux, opiniâtreset méthodiques, mais redoutablement efficaces. Ils ennuient pourtant laCour et certains grands officiers qui leur préfèrent les sièges « à laCoehoorn », du nom de cet ingénieur et bâtisseur hollandais, grand rivalde Vauban en la matière. Il prône pour sa part des attaques rapides etbrusquées, plus conformes à la furia francese (la « fureur française ») desarmées royales, mais aussi plus aléatoires, comme l’illustre l’échec du

siège de Turin en 1705 par le maréchalde La Feuillade.

Concrètement, Vauban organise sessièges selon une méthode souventsimilaire, développée dans son Traité del’attaque des places de 1704 et résuméepar l’historien Nicolas Faucherre 5. Lesiège de Maastricht, réalisé en 1673 sousles yeux – et sous les ordres – du Roi-Soleil, en est l’illustration parfaite.

Resté célèbre – le capitaine desmousquetaires d’Artagnan y meurt –, ilconsacre la maîtrise de Vauban enmatière de poliorcétique.

L’attaque d’une place se prépare en amont, et rien ne doit être laissé auhasard ou à l’impulsivité des généraux : avant de lâcher ses armées surles Provinces-Unies, le roi a élaboré avec l’aide de son cabinet et de sonsecrétaire d’État à la guerre la stratégie à suivre et les places à prendre.

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5. Nicolas FAUCHERRE, Places fortes.Bastion du pouvoir, Paris, Rempart/Desclée de Brouwer, 1991 (4e ed.).

© Canopé - CRDP de l’académie de Besançon 2014

Plan du siège de Maastricht « Maëstricht assiégépar le roy le 17e juin 1673 et pris le 29 suivant »,1673 (49,5 x 38 cm, encre et lavis, SHD, 1 Vn 95,Maëstricht, n°5, archives du génie) © Vincennes,Service historique de la Défense.

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Maastricht représente le premier objectif de la campagne de 1673. La villeoccupe une position stratégique : située sur la rive gauche de la Meuse,elle est un point de passage obligé à la fois vers Cologne et versAmsterdam, défendue par une importante garnison hollandaise.

20000 soldats français investissent la place de nuit, par surprise, afin dene pas laisser aux adversaires le temps de renforcer leurs défenses et des’approvisionner. Le roi qui conduisait ses troupes passe alors le relaisaux ingénieurs qui eux coordonnent la phase pratique du siège. 2000ouvriers isolent la ville et ceinturent la place en creusant deux lignes deretranchement : la circonvallation à l’extérieur, qui doit empêcherl’intervention d’une éventuelle armée de secours venue en aide à lagarnison; la contrevallation à l’intérieur, à environ deux mille quatre cents

mètres des murailles, destinée elle à prévenir les sorties des assiégés.Les campements s’installent entre ces deux lignes, tout autour de laville. Une fois bien implantés, Vauban et ses hommes explorent lesalentours, décryptent les rugosités du terrain et choisissent lessecteurs d’attaque, plusieurs tranchées étant utilisées comme leurreafin de détourner les assiégés du front principal. Commencent alorsles travaux d’approche. Les sapeurs s’activent et creusent à partir dela contrevallation plusieurs tranchées, tracées en zigzag afin de lesprotéger des tirs d’enfilade. Ces travaux d’approche sont laborieux etpeu conformes à l’idéal chevaleresque, mais ils économisent des vieshumaines autrement décimées sous le feu ennemi et ils affaiblissentpsychologiquement l’adversaire qui observe les assiégeants avancerlentement mais sûrement vers leur mur d’enceinte.

Parvenus à environ six cents mètres de la ville, à la limite de la portéede ses canons, les sapeurs relient les tranchées entre elles par unepremière « parallèle » qui suit le tracé des fortifications, espace àcouvert qui permet de masser les troupes et de positionner canons etmortiers dans des « places d’armes » aménagées à cet effet. Sous le

bombardement continu des assiégés, dans le bruit et la fureur des canonset des mousquets, les sapeurs continuent leur lent travail : ils tracent unedeuxième parallèle à trois cent cinquante mètres de la place et yrassemblent de nouveau hommes et batteries. Enfin, arrivés au contact duchemin couvert, ils creusent une troisième tranchée, point de départ del’investissement de la place.

10© Canopé - CRDP de l’académie de Besançon 2014

« Les sapes », Traité des sièges et de l’attaque des places parle maréchal de Vauban, 1704, Ve feuille (23 x 37 cm, encreet lavis, SHD, Bib. Génie, F°1) © Vincennes, Servicehistorique de la Défense.

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Une fois la contrescarpe (talus du fossé placé du côté extérieur) enlevée,reste à traverser le fossé, à rejoindre l’escarpe et à ébrécher le mur d’en-ceinte, sous le feu roulant des fusils et des canons adverses. On l’a vu,Vauban cherche à économiser ses hommes pendant ces assauts meurtriers:il se sert des mortiers pour faire crouler la maçonnerie de l’escarpe. Lesboulets pleuvent, laissant les défenseurs sans repos: les Français en ont

apporté près de 50000 à Maastricht. Lorsque l’artillerie nesuffit pas, un mineur descend puis traverse le fossé, se glissejusqu’au pied de la muraille et pose sa mine dont la puis-sance ébranle les remparts. La voie est alors ouverte, l’accès àla brèche se faisant par une galerie souterraine, creusée sousle fossé (quand ce dernier est inondé, l’artillerie détruit unepartie de la contrescarpe; les pierres qui s’y entassent créentun chemin à sec emprunté par les soldats).

Mais à Maastricht, les combats s’arrêtent rapidement. Peu desièges se terminent par un corps à corps à l’intérieur mêmede la place, et celui-ci ne fait pas exception: afin d’épargner

ses hommes et éviter le pillage de sa ville, le gouverneur a fait battre lachamade, il a accepté la reddition dès qu’il a senti la situation désespérée,lorsque les Français ont réussi à s’introduire dans le fossé. C’est ainsi queles sièges, conçus par Vauban pour durer près de quarante jours, seterminent souvent bien plus rapidement, treize jours seulement àMaastricht par exemple, au grand avantage de l’assaillant qui économiseainsi ses soldats et ses boulets, et qui peut se diriger vers un nouvel objectif.

Sièges mémorables et perfectionnements ultérieurs

Cette méthode d’attaque des places, rationalisée par Vauban et, si ce n’estthéorisée, du moins décrite dans son Traité, est encore perfectionnée lorsdes sièges ultérieurs. À Valenciennes (1677), il fait donner l’assaut de jour,contrairement à tous les usages. Ils s’agit pour lui de surprendre unennemi épuisé par une nuit de veille et d’éviter la confusion meurtrièredes attaques nocturnes. Hétérodoxe et contestée, cette innovationtactique se conclut par un franc succès : la ville capitule rapidement, toutcomme Gand, qui tombe en cinq jours en mars 1678, à la stupeur desarmées coalisées.

11© Canopé - CRDP de l’académie de Besançon 2014

« Attaques régulières en terrain uni, la tranchéesupposée ouverte à la portée du canon », Traité dessièges et de l’attaque des places par le maréchal deVauban, 1704, XIIe feuille (43,5 x 49,5 cm, encre etlavis, SHD, Bib. Génie, F°1) © Vincennes, Servicehistorique de la Défense.

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Autre siège mémorable, celui de Luxembourg en 1684, voulu parLouisXIV afin de renforcer sa frontière septentrionale. La place estredoutable, on la pense imprenable car à l’abri sur son promontoire etaccessible seulement depuis sa face ouest, bien défendue par toute uneceinture d’ouvrages et truffée de contre-mines. Le maréchal de Créqui,assisté par Vauban, ouvre la tranchée en mai. Ce dernier y expérimenteune nouvelle technique, les « cavaliers de tranchées », des levées de terresau niveau du chemin couvert qui rehaussent l’artillerie et la rendent ainsiplus efficace, et qui permettent de travailler plus en sûreté à la sape. Laméthode est efficace puisque la ville capitule en moins d’un mois, rapideet stupéfiante victoire – malgré des pertes sévères – qui décide le roid’Espagne et l’Empereur à signer en août la trêve de Ratisbonne.

Enfin, Vauban introduit en 1688, lors du siège dePhillipsburg, sous la conduite novice du duc deBourgogne, petit-fils du roi, la pratique du « tir à ricochet ».Pour prendre cette position solide, au bord du Rhin,entourée de marais, et pour initier le dauphin à l’art de lapoliorcétique, il déploie tout son talent d’ingénieur et serévèle encore une fois novateur. Au lieu d’utiliserl’artillerie pour creuser une brèche dans la murailleadverse, il déplace les batteries, allège la charge et fait tirer

sur le sommet des remparts, de manière à faucher les canons adverses.Rebondissant ensuite plusieurs fois, les boulets détruisent l’artilleriedéfensive des assiégés.

Mal acceptée, peu conforme à la pratique d’une guerre massive etbruyante, cette méthode neutralise pourtant rapidement les défenseurs etcontribue grandement au succès rapide du siège. La place tombe aprèsvingt-trois jours de tranchée ouverte, à la grande satisfaction du roi quichante les louanges de son « preneur de villes » dans une lettre qu’il luiadresse, écrite de sa main :

« Vous savez il y a longtemps ce que je pense de vous et la confiance quej’ai en votre savoir et en votre affection ; croyez que je n’oublie pas lesservices que vous me rendez et que ce que vous avez fait à Philippsbourgm’est fort agréable. 6 »

12© Canopé - CRDP de l’académie de Besançon 2014

Le tir à ricochet, tiré de Nicolas FAUCHERRE,Places fortes. Bastion du pouvoir, Rempart /Desclée deBrouwer, 1996 © Serge François.

6. Lettre du Roi à Vauban, 8 novembre2008, Archives départementales dela Nièvre.

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Enfin, le siège de Namur (1692) le montre au sommet de son art. Alorsque la guerre de la ligue d’Augsbourg s’éternise et que Louis XIVs’impatiente, cet important carrefour semble un beau butin de guerre auRoi-Soleil. Pourtant, la place et sa citadelle, situées au confluent de laSambre et de la Meuse et commandant les routes qui mènent vers Liègeet Bruxelles, sont solidement défendues par l’ingénieur hollandaisCoehoorn, le célèbre rival de Vauban, à la tête d’une garnison de 9000hommes. La place bat pourtant la chamade après un mois de siège, actionde maître qui suscite l’admiration de Racine, alors historiographe du roi :

« M. de Vauban a admiré lui-même la beauté de cet ouvrage [lesfortifications de la ville]. L’ingénieur qui l’a tracé et qui a conduit tout cequ’on y a fait est un Hollandais nommé Coehoorn […] Il en sortit hieravec la garnison, blessé d’un éclat de bombe. M. de Vauban eut la curiositéde le voir et, après lui avoir donné beaucoup de louanges, lui a demandés’il jugeait qu’on eût pu l’attaquer mieux qu’on n’a fait. L’autre fit réponseque, si on l’eût attaqué dans les formes ordinaires […] il se serait encoredéfendu plus de quinze jours et qu’il nous aurait coûté bien du monde ;mais de la manière dont on l’avait embrassé de toutes part, il avait falluse rendre. 7 »

Vauban continue de commander en chef les armées de siège jusqu’en1703. Devenu alors maréchal de France, il n’en demande pas moins àexercer ses talents pour prendre la place de Brisach, qu’il connaît bienpour l’avoir lui-même construite. Ce siège, victorieux, est son dernier :trop vieux, porteur d’une dignité qui devrait l’éloigner du vulgaire, il estécarté par le roi des opérations de la guerre de Succession d’Espagne. Ilprofite de sa retraite et d’une commande pour expliquer l’année suivanteles secrets de sa méthode dans le Traité de l’attaque des places, puis dansle Traité de la défense des places, deux manuscrits qui ne serontofficiellement publiés qu’en 1737 à La Haye, mais dont les copiescirculent sous le manteau dans tous les milieux autorisés et deviennentrapidement des ouvrages de référence en la matière. Vauban poliorcèteatteint grâce à eux popularité et postérité.

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7. Lettre de Racine à Boileau (24 juin1692), cité dans Bernard PUJO,Vauban, Paris, Albin Michel, 1991,p.171-172 (réédition en 2007).

© Canopé - CRDP de l’académie de Besançon 2014

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Les faits de guerre

« Preneur de villes », Vauban n’en est pas moins un officier militaireappelé à servir son roi en toutes circonstances, et parfois même à la limitede ses compétences. L’ingénieur démontre pourtant à chaque occasionun sens aigu du devoir et de l’organisation. En 1694, il est envoyé à Brestpour renforcer la protection des côtes et défendre la basse Bretagnemenacée par une descente des navires anglais. Avec peu de moyens etpeu d’hommes (il doit faire appel au ban et à l’arrière-ban de la noblesse),il organise la fortification du littoral breton et du Goulet qui commande

la rade de Brest. Il élève la tourde Camaret à l’entrée de la rade,belle bâtisse circulaire auxétages garnis de canons,exemple de fort à la mer àbatterie basse semi-circulaire.

Ces travaux rudimentaires n’en sont pas moins décisifs : le 18 juin, lestroupes anglaises qui débarquent au Camaret sont repoussées sous undéluge de mitraille et de canons. La flotte ennemie – trente-cinqnavires de guerre – se retire ; le premier commandement terrestre dulieutenant-général Vauban se solde par une victoire qui lui vaut, unefois encore, les félicitations royales.

Douze années plus tard, en 1706, à la veille de sa mort, le roi lui confieune dernière mission. Alors que les armées françaises piétinent en Italie,qu’elles sont défaites aux Pays-Bas espagnols, et que le moral des Franco-Espagnols est au plus bas, Louis XIV confie au désormais maréchal deFrance le commandement de la frontière maritime, de Gravelines àFurnes. Comme en Bretagne en 1694, son rôle reste purement défensif :il doit tout faire pour limiter l’avancée de l’armée de Marlborough. Mais,et peut-être est-ce à cause de sa présence ou de sa renommée, les Anglaisévitent finalement Dunkerque, et cette dernière mission du vieuxmaréchal se conclut dans l’inaction.

14© Canopé - CRDP de l’académie de Besançon 2014

« Plan et profil de la redoute et batterie deCamaret », signé Traverse, 27 janvier 1696(60 x 45 cm, encre et lavis, SHD, 1 Vh 446,n°36, archives du génie) © Vincennes,Service historique de la Défense.

À droite :la tour Vauban de Camaret après restauration,

photo Lécuillier Guillaume© Région Bretagne, 2008.

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Vauban bâtisseur

Vauban, poliorcète, est aussi un bâtisseur. De fait, chaque traité, chaquenégociation, provoquent des déplacements et des rectifications defrontières : des places espagnoles deviennent françaises, des villesfrançaises deviennent impériales. Des fortifications sont donc àconstruire ou à reconstruire, afin d’adapter les défenses du royaume à lanouvelle donne géopolitique et marquer de manière symbolique laprésence royale aux limites de son territoire. C’est à Vauban, le

commissaire général des fortifications, qu’il revient lacharge de réaménager des citadelles détruites ou dedémonter des fortifications avant qu’elles ne changent demain. Sébastien Le Prestre se révèle vite indispensable auroi et à Louvois, qui le dépêchent de ville en ville, en tempsde paix comme en temps de guerre, afin qu’il dessine,conçoive et construise de nouvelles fortifications. S’il nechoisit pas, en dernier ressort, les sites et les projets, c’estbien lui qui impulse, qui propose des emplacements et desdevis et qui contrôle les travaux en cours.

De fait, sa longue expérience des champs de bataille et sonlent apprentissage de l’ingénierie militaire l’aident à mieuxcomprendre les défauts structurels des fortifications, leurspoints faibles et leurs forces. Il sait que nulle ville ne peutrésister très longtemps à un siège bien mené, mais quec’est la longueur de sa résistance qui déterminera l’issuedes opérations. Comme le dit Jean Errard de Bar-le-Duc,

un prédécesseur de Vauban en la matière, « les forteresses sont faites afinqu’une petite force résiste à une plus grande, ou un petit nombred’hommes à un plus grand nombre » : on estime qu’il faut près de dix foisplus d’assaillants que d’assiégés pour mener à bien un siège. Parconséquent, un siège qui se prolonge trop longtemps immobilised’importantes forces armées probablement nécessaires sur d’autreschamps de bataille. D’autre part, chaque jour supplémentaire passé dansl’inaction permet à l’adversaire de regrouper ses forces et, éventuellement,d’envoyer une armée de secours, telle celle du prince Eugène qui libèrela ville de Turin vainement assiégée par les Français en 1705.

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© Canopé - CRDP de l’académie de Besançon 2014

« Typologie des interventions de Vauban en France »,tirée de Vauban la Forteresse idéale, La Maison d'à côté /Art graphique & Patrimoine, 2007, p. 7 (photo © Art graphique & Patrimoine).

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Fort de son expérience militaire, Vauban cherche de nouvelles méthodesqui permettent de retarder l’assiégeant et de le tenir à distance. Pour cefaire, il ne systématise jamais : il sait que chaque fortification, chaquecitadelle, doit s’adapter à la singularité du site et aux reliefs du terrain, etqu’un fort construit dans les montagnes alpines ne peut ressembler à uneplace forte qui protège la plaine alsacienne. La construction de lacitadelle de Lille, en 1667, marque à la fois sa première réalisation et sonpremier coup d’audace, puisque Louvois préfère son projet à celui deson mentor et supérieur hiérarchique, le chevalier de Clerville. Par lasuite, de dessins en croquis, de murailles en citadelles, il s’imposeprogressivement, ainsi que l’écrit Colbert à son cousin, comme « plushabile et plus entendu qu’aucun ingénieur qui ait jamais été en France »,ce qui le rend « particulièrement considéré du roi par son mérite ». Lenombre et l’étendue de ses constructions, de la citadelle d’Arras à cellede Saint-Martin-de-Ré, des tours bastionnées de Besançon au polygoneparfait de Neuf-Brisach, en fait à la fois un modeleur des territoires et unarchitecte des paysages. Il imprime sa marque, sa « patte » pourrait-ondire, sur des villes qui continuent, aujourd’hui encore, de tirer fierté ethonneur de son passage et de son legs architectural.

L’art des fortifications avant Vauban

Vauban n’est ni le premier des ingénieurs, ni l’inventeur d’une nouvelletradition en matière d’architecture militaire. Il inscrit au contraire sonaction dans le prolongement des savoirs inventés et popularisés par sesprédécesseurs. À la fin du XVe siècle, une arme redoutable apparaît, leboulet métallique, qui disloque les meilleures murailles et rend obsolètesles vieux systèmes défensifs. Sous la conduite des ingénieurs italiens, unnouveau type d’architecture se met alors en place : la fortificationbastionnée. Les hautes murailles et les tours d’angle des châteaux sontdésormais remplacées par des courtines et par des bastions, dont la formeen losange limite au maximum les angles morts (utilisés par les mineurspour poser leurs charges) et facilitent les tirs de flanquement. Les mursde terre remparés s’épaississent et se revêtent de pierres ou de briquesqui absorbent le choc du boulet. La défense s’espace désormais enprofondeur : une suite de glacis et de mouvements de terre couvre lesorganes de défense. La taille des murs importe moins que leur successiondans l’espace qui gêne considérablement l’approche de l’assaillant.

16© Canopé - CRDP de l’académie de Besançon 2014

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Les fortifications, telles que ces précurseurs les conçoivent, sedécomposent selon le schéma suivant :

La place est entourée d’un rempart sur lequel circule le chemin de ronde.On y distingue des bastions – droits ou à orillons – aux angles et descourtines qui les relient entre eux. Ces dernières, point vulnérable dudispositif, sont pour cette raison doublées de « tenailles » (petits rempartsbas) et de « demi-lunes » (ouvrages défensifs triangulaires, véritables îlotsplacés au milieu du fossé) qui les couvrent et les protègent. Un fossé, secou inondé selon les lieux, sépare l’enceinte de l’extérieur et isolevéritablement la ville ou la citadelle quand le pont-levis est relevé. Il estlimité vers l’intérieur (du côté de l’enceinte) par l’« escarpe » et versl’extérieur par une paroi maçonnée, la « contrescarpe ». Un « chemincouvert » la prolonge, qui suit le même tracé et entoure les bastions et lesdemi-lunes. C’est ici que débouchent les tranchées creusées par l’assaillant,et que se positionnent les défenseurs pour faire face au premier assaut.

17© Canopé - CRDP de l’académie de Besançon 2014

Schématisation d’un front bastionné, tirée de Michèle VIROL, Vauban, De la gloire du roi au service de l’État,coll. «Époques », Champ Vallon, p. 51.

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On le voit, ces ouvrages sont complexes et leur construction coûte cheren maçonnerie, en armes et en hommes. Seul l’État peut en assurer lefinancement et employer les quelques ingénieurs susceptibles de lesconcevoir. La fortification, auparavant apanage des villes et objet de fiertéurbaine, devient donc une affaire d’État. Comme le remarque Michel

Parent, « la fortification, comme l’artillerie soncorollaire, a été un des moyens privilégiés de

l’État pour s’affirmer et s’imposer face auxpouvoirs locaux ». En somme, « fortifier,c’est construire l’État », c’est affirmersa souveraineté.

Ces innovations italiennes sont repriseset popularisées en France sous l’égidede trois ingénieurs : Jean Errard deBar-le-Duc (1554-1610) qui composeLa Fortification desmontrée et réduicte enart en 1600 ; Antoine de Ville (c. 1596-c.1656) qui écrit son Traité des Fortificationsen 1628 et prône une approche globalede la fortification ; et enfin Blaise dePagan (1604-1665), le plus célèbre destrois. Dans son ouvrage modestementintitulé Les Fortifications du comte dePagan et écrit en 1645, il y développetrois recommandations fondamentales :l’adaptation du tracé bastionné à laconfiguration du terrain (on ne construitpas selon un modèle unique), l’éche-lonnement en profondeur de la défense(multiplier les ouvrages qui gênent etretardent l’approche de l’assaillant) etenfin la mise à disposition de forces

d’artillerie (canons, mortiers) à l’intérieur de chaque place, quelle que soitsa taille. Si Clerville semble ignorer cet héritage théorique, Vauban en prendrapidement connaissance et le fait sien à travers son « premier système ».

18© Canopé - CRDP de l’académie de Besançon 2014

Typologie du front bastionné, tirée de NicolasFAUCHERRE, Places fortes. Bastion du pouvoir,Rempart / Desclée de Brouwer, 1991 © SergeFrançois.

Profil AA en travers d’une face de bastion, tiré de Nicolas FAUCHERRE, Places fortes. Bastion du pouvoir,Rempart / Desclée de Brouwer, 1991 © Serge François.

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La fortification selon Vauban: à la recherche des « trois

systèmes »

Les historiens ont résumé les apports de Vauban à la fortificationbastionnée en décrivant ses « trois systèmes », censés être le reflet del’évolution de sa pratique. En fait de « systèmes », Vauban n’a jamaisthéorisé ni modélisé son art. Il a toujours refusé de concevoir un traité defortification à l’égal de son Traité de l’attaque des places. Il n’existe pas pourlui de modèles standards, partout reproductibles : l’ingénieur doits’adapter au terrain et non l’inverse ; il ne doit pas non plus divulguer sessecrets de fabrication, en un temps où l’art des fortifications relève de laprérogative royale et où ses enseignements pourraient tomber entre demauvaises mains. Enfin, Vauban éprouve quelques réticences à figer lafortification dans une théorie qui deviendrait vite, de par le renom de sonauteur, canonique. Il sait que les défenses doivent évoluer en même tempsque les méthodes d’attaque se transforment.

Cette formulation incorrecte de « système » a pourtant été reprise etvulgarisée par les ingénieurs héritiers de Vauban et par les historiensspécialisés, afin de simplifier une réalité complexe. Nous la reprenons ànotre tour, parce qu’elle permet de schématiser la pratique de Vauban enmatière de fortifications. Elle résume ses évolutions, traduit sesinnovations, et manifeste sa constante volonté de rendre toujours plusdifficile le travail des assaillants.

Le premier système adapte les principes et les tracés énoncés par lesingénieurs italiens puis améliorés par Blaise de Pagan. Vauban n’est icipas novateur, mais il a l’intelligence de rationaliser les leçons de sesdevanciers. On le retrouve à Lille, mais aussi sur les fronts de terre deBlaye, à Mont-Louis et sur le front nord de la citadelle de Mont-Dauphin.Les bastions constituent l’élément clé du dispositif de défense. Ilsforment un angle saillant – au lieu des tours rondes d’autrefois – et sontconçus afin d’éviter tout angle mort : chaque face peut être défendue pardes tirs de flanquement en provenance des autres bastions, ce qui rendévidemment plus difficile l’approche des assaillants et la pose des mines.Point faible du dispositif, la courtine est renforcée par des défensesextérieures détachées et isolées au milieu du fossé, la tenaille et la demi-lune.

19© Canopé - CRDP de l’académie de Besançon 2014

Schéma des trois systèmes,tiré de NicolasFAUCHERRE, Places fortes. Bastion dupouvoir, Rempart /Desclée de Brouwer, 1991 © SergeFrançois.

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Célèbre pour la chanson que Léo Ferré lui a consacrée,la citadelle de Saint-Martin-de-Ré, située au nord del’île, représente un bon exemple de ce premier système.Construite en 1681 sur les ruines d’un ancien fort raséaprès la chute de la protestante La Rochelle, reliée à devastes fortifications qui permettent d’abriter la popula-tion de l’île en cas d’attaque des Anglais, ses défenses sont

associées à toutun ensemble debatteries côtières.On y trouve lest r a d i t i o n n e l sbastions reliés pardes courtines etprolongés par desdemi-lunes.

La multiplication des obstacles retarde le travail des sapeurs, mais laprotection de la place reste imparfaite aux yeux d’un Vauban trèsperfectionniste : les bastions concentrent en leur sein les batteries et lessoldats, ce qui mélange dans un indescriptible brouhaha les tirs d’actionlointaine (au canon) et les tirs rapprochés (au fusil). Sans compter que,chaque bastion défendant deux autres adjacents, il suffit que l’un d’entreeux soit enlevé par l’adversaire pour que les autres ne soient plusdéfendus. Dans ces conditions, les places ne peuvent résister bienlongtemps face à un ennemi déterminé.

L’apport de Vauban réside dans les améliorations qu’il ajoute, fruit de salongue pratique, qui constituent ce que l’on appelle le « deuxièmesystème » et qui visent à rendre plus difficile encore l’accès auxfortifications. À Besançon, à Belfort ou à Landau, il dédouble le systèmedéfensif, afin que le « corps de ladite place, séparée de ses dehors d’unemanière très avantageuse, obligera l’ennemi à deux sièges ». En avant,une enceinte extérieure dite « de combat » qui comprend les bastions –séparés de la muraille –, les tenailles et les demi-lunes. Vauban y placeles canons destinés aux tirs lointains, ceux qui ripostent au déluge de feuqu’envoie l’artillerie adverse. En arrière, une enceinte intérieure dite « desûreté », cachée à l’ennemi, où se massent des soldats munis de fusils,qui eux empêchent la progression des sapeurs. Les bastions y sontremplacés par de petites tours plus discrètes, mais aussi plus efficacesdans la défense rapprochée.

20© Canopé - CRDP de l’académie de Besançon 2014

« Plan de la citadelle de Saint-Martinreçu en novembre », signé Chastillon,

1682 (36 x 24,5 cm, encre et lavis, SHD,1 Vh 1524, n°5, archives du génie)

© Vincennes, Service historique de laDéfense.

À droite :citadelle de Saint-Martin-de-Ré© Ville de Saint-Martin-de-Ré.

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Besançon est un exemple typique de ce deuxième système: dès 1668, aprèsune première conquête de la ville par les armées de Louis XIV, Vauban estchargé de concevoir un nouveau système défensif, projet repris et mis enœuvre par les Espagnols qui récupèrent la ville lors du traité d’Aix-la-Chapelle. En 1674, les armées françaises investissent la place une deuxièmefois. Vauban, chargé du siège, place ses batteries avec ingéniosité sur les

collines qui entourent laville (Chaudanne etBregille), hors de portéedes canons des défenseurs.La place, qui paraissaitredoutable car aménagéedans un méandre duDoubs et défendue parune citadelle placée sur unéperon rocheux, estenlevée en six jours. Dès1680, il réaménage les

défenses de la place. Il reconstruit la citadelle ainsi que les fortifications enalignant courtines, tenailles et demi-lune. Puis, en 1686, pour qu’un autre quelui ne puisse pas profiter des contraintes du site, il remplace les bastions pardes « tours bastionnées », placées le long des rives du Doubs et moinsvulnérables aux boulets qui jaillissent des hauteurs.

Vauban poursuit ses expérimentations en inventant et en multipliant lestours bastionnées lorsque le site l’exige : leur plateforme casematée etmunie de canons permet de riposter efficacement à toute attaque venuedes collines qui entourent les places.

Enfin, Vauban perfectionne encore son dispositif défensif et met en placece que l’on appelle son « troisième système », dont la place de Neuf-Brisach constitue l’unique illustration et le chef-d’œuvre du commissairegénéral des fortifications. La ville est une création ex nihilo, une villeneuve, qui remplace la perte de Brisach – avant-poste fortifié sur la rivedroite du Rhin – consécutive au traité de Ryswick (1697).Postée au milieu de la plaine d’Alsace, elle doit tout à la fois en assurerla sécurité et symboliser la puissance du roi de France face à son impé-rial rival. Sa construction est progressive, et l’ingénieur en chef ne la verrajamais achevée ; elle incarne pourtant l’aboutissement de tous ses travauxantérieurs. Ville conçue selon un plan octogonal, lotie par quarante-huitîlots de maisons qui s’organisent autour d’une place d’armes, Neuf-Brisachest défendue par une enceinte duale (intérieure et extérieure) que

21© Canopé - CRDP de l’académie de Besançon 2014

Schéma de défense de la ville de Besançon© Ville de Besançon.

Adams-Frans Van der Meulen, Le siège de Besançon,mai 1674, huile sur toile, Besançon, musée du Temps

© Charles Choffet.

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Vauban étire dans l’espace, toujours dans l’objectif de multiplier les obsta-cles sur le chemin de l’assaillant. Il agrandit les bastions détachés, dédoubleles demi-lunes et modifie la forme des courtines. Celles-ci ne relient plusen ligne droite deux bastions mais comprennent deux redans qui permet-tent d’établir des batteries supplémentaires. La décoration de la place estparticulièrement soignée afin de manifester la magnificence royale : lesquatre portes monumentales sont dessinées par Jules Hardouin-Mansart

lui-même, les courtinesse voient ornées d’échau-guettes ornées des armesroyales, et le plan endamier des rues renforceencore l’impression debeauté militaire et desolidité qui émane del’architecture urbaine.

Chaque système de Vauban correspond ainsi à une étape de sa pensée mili-taire et de ses conceptions architecturales. Mais il est également possiblede résumer son apport à la défense et à la structuration du territoire enclassant ses constructions en trois catégories qui reflètent ses terrains d’in-tervention : la plaine, la montagne et le littoral.

Fortifier la plaine, la montagne et la mer

Vauban, « vagabond du roi », a parcouru le territoire français dans ses moin-dres recoins. Son premier chantier d’envergure, il le réalise à Lille en 1667,peu après avoir enlevé la ville aux Espagnols en neuf jours de tranchéeouverte, sous la conduite de Turenne. Les fortifications ont été en partiedétruites lors du siège et une nouvelle citadelle est à construire, à la foispour faire de Lille l’un des verrous stratégiques de la frontière nord, etpour protéger l’armée des humeurs d’une population à la loyauté encoredouteuse. Grâce au soutien de Louvois, Vauban répare et agrandit le murd’enceinte et trace, à l’ouest de la ville, une citadelle de forme pentago-nale dotée d’un glacis de cinquante-six mètres et protégée par lesclassiques bastions, tenailles et demi-lunes, caractéristiques du « premiersystème ». Il faut moins de trois ans pour que s’y installe le régiment royalPicardie et sa garnison de près de trois mille hommes. Vauban lui-même

© Canopé - CRDP de l’académie de Besançon 2014

Ci-dessus à droite :vue aérienne du site de Neuf-Brisach

© Ville de Neuf-Brisach.Ci-dessus :« Plan du Neuf-Brisach en son entière perfection »,Devis des ouvrages ordonnés par le roy pour laconstruction du Neuf-Brisach rédigé, conclu et signé parM. le maréchal de Vauban le 24 août 1698 (53 x 36 cm,encre et lavis, SHD, A1 1142, archives du génie)© Vincennes, Service historique de la Défense.

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apprécie la place et, après avoir acquis la charge de gouverneur de la cita-delle de Lille, en fait son deuxième port d’attache après Bazoches, le nœudde ses incessants pèlerinages militaires. Dans la foulée, en 1668, il jette surle papier le projet de la citadelle d’Arras, cette « belle inutile » comme onla surnommera plus tard. De forme pentagonale, entourée par les eauxdétournées du Crinchon, elle est censée protéger l’Artois des invasions

espagnoles mais elle perd son importance stra-tégique après l’avancée de la frontière dans laplaine des Flandres (traité d’Aix-la-Chapelle).La citadelle d’Arras n’en est pas moins inclusedans la « deuxième ligne de fortifications » etconstitue un arrière front très utile afin d’yconcentrer les soldats et soutenir les villes lesplus exposées, Ypres, Lille ou Valenciennes.

D’abord architecte des plaines, Vauban apprend,au fil des voyages et des commandes royales, à

construire en montagne. Il en découvre les contraintes, mais aussi la beautéde ses forteresses, verrous solitaires et gardiens des vallées alpines et pyré-néennes. De projets en projets, de Pignerol à Mont-Louis et de Mont-Dauphinà Villefranche-de-Conflent, il parsème les montagnes de citadelles.L’ingénieur doit composer avec le relief, avec les accidents de terrain qui,là que plus que nulle part ailleurs, empêchent la duplication d’un modèlethéorique. Chaque construction est unique, et montre le génie et les capa-cités d’adaptation de Vauban. Deux exemples l’illustrent plusparticulièrement: Briançon dans les Alpes, et Mont-Louis dans les Pyrénées.

À Briançon, le site, façonné par la Durance et « à la rencontre detrois vallées », est exceptionnel d’un point de vue militaire maisdifficile à aménager. « Ce sont des montagnes qui touchent lesnues et des vallées qui descendent aux abîmes […] parconséquent très embarrassant pour ceux qui attaqueront et quidéfendront », écrit d’ailleurs Vauban dans l’un de ses mémoires,lorsqu’il s’y arrête en 1692. Si les travaux continuent bien aprèssa mort, c’est bien lui qui en a dessiné le projet : l’enceinte étagéeen quatre murs successifs afin de pallier les contraintes du relief,les quatre forts perchés sur les sommets environnants quiprotègent la ville contre des tirs venus des hauteurs, la collégiale

23© Canopé - CRDP de l’académie de Besançon 2014

Citadelle d'Arras © Cituation et Ensemble - PhilippeFrutier.

Chapelle de la citadelle d'Arras© Cituation et Ensemble - Denis Cordonnier.

Cité Vauban - ville fortifiée, Briançon © Lydie Galloppe.

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placée sur le bastion le plus exposé – l’adversaire, forcément chrétien,pourrait-il hasarder le Ciel en bombardant une église ? Les ouvragesdéfensifs s’intègrent au paysage, à tel point qu’il serait difficileaujourd’hui de l’imaginer sans. Car ici comme ailleurs, ici plus qu’ailleurs,Vauban adapte ses fortifications au terrain, s’écarte de la théorie pour luipréférer le coup d’œil du maître ingénieur et élabore des solutionsadaptées au site, comme la transformation du chemin couvert en unrempart, ce qui permet d’échelonner les enceintes.

La place forte de Mont-Louis, comme posée sur unreplat qui domine la vallée de la Têt et contrôle laCerdagne, offre un autre exemple de construction, exnihilo cette fois, en terrain accidenté.Sa conception est originale, puisque Vauban àcherché à en faire à la fois une forteresse et une villenouvelle peuplant ces confins roussillonnais, ce quiassurerait aux militaires qui y stationnent une viemoins monotone. Il dessine ainsi une citadelle carréeà quatre bastions et trois demi-lunes, qui domine unepetite ville entourée de casernes et protégée par une

enceinte bastionnée. Si le projet urbanistique reste, jusqu’à nos jours, unéchec, cette cité militaire garantit néanmoins l’intégrité de la frontièrepyrénéenne de la France.

Enfin, Vauban s’est intéressé au littoral et à la défense maritime sous laconduite des secrétaires d’État à la marine successifs. La mer est unedécouverte pour ce Morvandiau d’origine qui n’a pas particulièrement lepied marin. Sous la conduite de Colbert qui cherche dès 1668 à s’attacherun ingénieur talentueux en lui confiant la réorganisation du port deDunkerque, il se passionne pour les problèmes posés par la constructionmaritime et cherche à rendre les côtes aussi imperméables aux invasions(des Anglais et des Hollandais plus précisément) que ses frontièresterrestres. Il s’intéresse aux ports militaires (Dunkerque, Toulon, Port-Vendres) et civils (Dieppe, Saint-Malo) ; il reconstruit souvent, comme àBelle-Île où il réutilise en 1683 la vieille citadelle du palais, construite auXVIe siècle et ancienne propriété de Nicolas Fouquet ; il innove parfois,comme à Dunkerque où il crée le « risban », un long chenal allant del’entrée du port jusqu'à la mer, et couvert de soixante-dix batteries.

24© Canopé - CRDP de l’académie de Besançon 2014

Citadelle de Mont-Louis © Ville de Mont-Louis.

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Deux exemples illustrent bien cette volonté obstinée de défendre lescôtes, tout en adaptant les ouvrages à la configuration particulière dulittoral et aux projets d’attaque d’éventuels assaillants. Lorsqu’il visiteBlaye en 1685, Vauban conçoit des fortifications originales qui défendentcette petite ville au passé prestigieux, située sur la rive droite de laGironde et commandant l’accès de l’estuaire, donc de Bordeaux. Côtéterre, il dessine un projet de triple enceinte à quatre bastions qui réutiliseles fortifications médiévales existantes et qui permet de dédoubler lesétages de feu. Côté fleuve, il fait construire le fort Médoc, de forme carrée,sur la rive droite et marécageuse de la Gironde. Enfin, il réalise untroisième fort qu’il place sur un banc de sable au milieu de l’estuaire, lefort Pâté, qui permet de croiser les feux en travers du fleuve et qui rendquasiment impossible l’accès à Bordeaux depuis la mer. Un autre type dedéfense maritime, plus tardif, est bien représenté sur la pointe de LaHougue, située le long de la côte nord du Cotentin. Cette péninsule estvulnérable, à la merci des attaques et des débarquements anglais. Vaubanmultiplie les initiatives : il propose de fortifier Cherbourg, Quineville ouGranville, autant de projets refusés par le roi qui les trouve trop coûteux.L’un d’eux aboutit néanmoins vers la fin de sa vie, les deux tours à canonsde l’île de Tatihou et de la presqu’île de Saint-Vaast, la première à deuxniveaux, la deuxième à trois niveaux.Elles ont toutes deux la forme de deux cylindres imbriqués, l’un gros etl’autre petit, et sont surmontées d’un phare. Des canons prennent placeà tous les étages et la plateforme au sommet sert à la fois d’observatoireet de batterie pour les tirs lointains. Ces deux tours dominent le littoralde leur haute silhouette et, si elles n’ont pas eu à servir du vivant de leurconcepteur, elles protègent le Cotentin par leur seule et imposanteprésence.

Vauban, ingénieur-urbaniste

Ingénieur militaire multirécidiviste et polyvalent, Vauban conçoit ladéfense des places dans leur globalité : il fait office d’« urbaniste » avantl’heure en modelant les villes et en les aménageant. Il a conscience del’inutilité de fortifications sans soldats pour les défendre, et il sait quedes soldats sans domicile fixe irritent rapidement les populations qui leshébergent. Selon l’usage alors en vigueur, la soldatesque loge en effetchez l’habitant mais ses frasques et ses abus ne la rendent pas très

25© Canopé - CRDP de l’académie de Besançon 2014

Tour à canons de Saint-Vaast-La-Hougue© Ville de Saint-Vaast-La-Hougue.

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populaire. Aussi Vauban, qui estime que l’encadrement disciplinaire dessoldats doit se faire dans le cadre d’un espace organisé pour cettefonction, s’attache-t-il à construire des casernes partout où il le peut, eten particulier dans les villes neuves. À Neuf-Brisach en Alsace comme àMont-Dauphin dans les Alpes, elles occupent un îlot à part, tout près del’enceinte. Leur conception est, si ce n’est standardisée, du moins penséeen fonction des impératifs de la vie et de l’activité militaire, et les soldatss’y voient proposer une qualité de vie décente, quoique de plus en plusà l’écart du reste de la population.

Plus généralement, à travers ses villes neuves, à Longwy ou àMont-Louis, Vauban promeut un urbanisme simple et pratique,sans ostentation. Au centre, une place d’armes carrée destinéeaux manœuvres que bordent l’église, l’intendance et la maisondu gouverneur ; vers les remparts, les casernes et les magasins àpoudre, tout ce qui peut servir à la défense de la place et qui doitêtre rapidement accessible. Les civils ne sont pas négligés, et s’ilfaut éviter que leur nombre dépasse le double des effectifs de lagarnison – la place devient autrement difficile à défendre –, leurprésence est indispensable pour pallier la solitude du soldatperdu dans une garnison de montagne, comme à Mont-Dauphin.

Pourtant, ces villes ordonnées et majestueuses n’attireront jamaisbeaucoup de population : les impératifs de défense empêchent comme àNeuf-Brisach toute extension urbaine, et les sites choisis à Mont-Louisou à Mont-Dauphin, d’accès malaisé, limitent le peuplement.

Bâtisseur, Vauban ne se contente pas d’imprimer sa marque sur l’espacefrançais ; il cherche également à le comprendre, à le penser et àl’aménager. Ses réalisations s’inscrivent dans une politique plus généralede délimitation et de rationalisation des frontières du territoire, initiéepar le roi et soutenue puis mise en œuvre par le commissaire général desfortifications.

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« Plan, profil et eslévation d’un pavillon d’officiers pourMontdauphin », signé Vauban, 25 septembre 1700(37,5 x 25 cm, encre et lavis, SHD, 1 Vh 1193, n°16/7,archives du génie) © Vincennes, Service historique de laDéfense.

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Vauban penseur du territoire

Faire le pré carré

Au XVIIe siècle, le territoire français n’est pas cet espace enclos dans unhexagone parfait, dont le tracé géométrique semble à nos contemporainsla manifestation du caractère rationnel des héritiers de Descartes. Lesfrontières ne constituent pas encore cette ligne linéaire et continue denos représentations actuelles, qui délimite deux États souverains et dontle tracé se matérialise au sol par des bornes et, le long des routes, par despostes occupés par des douaniers. Au contraire, la frontière est alors unterme militaire, « un mode d’organisation de l’espace en temps deguerre 8 ». Elle désigne l’ordre de bataille d’une armée au combat – unearmée qui « fait front » –, et caractérise par extension « les points dedéfense des confins du royaume face aux adversaires du moment ». Paressence, la frontière est donc mouvante et discontinue. Mouvante car elles’allonge ou se rétracte au gré des modifications territoriales, desavancées ou des reculs des armées royales. Les villes, véritables places-frontières, se gagnent ou se perdent en fonction de la réussite des sièges,la loyauté des habitants ne posant guère de problème en ces temps pré-nationaux. Discontinue, car la frontière s’appuie sur, et se matérialise parces villes. Elle est faite d’autant de points urbanisés qui ne se relient pasen ligne droite les uns aux autres. C’est ainsi que l’on peut trouver, àl’avènement de Louis XIV, des enclaves en territoire français (le Comtat,Valenciennes…) et des avant-postes français en territoire étranger (Casal,Pignerol, Brisach…), villes fortifiées qui servent au roi, le cas échéant, àdéfendre un allié en difficulté dans ces régions. De ce fait, Louis XIVtient tout particulièrement à conserver ces « portes d’entrée » vers l’Italieet vers l’Allemagne malgré leur isolement stratégique et leur coût.

C’est justement cette conception du territoire et de la frontière queVauban rejette. Il distingue d’une part les « frontières » du royaume,contingentes, fluctuantes, fruit de la politique étrangère de son roi, et les« bornes naturelles de la France, […] au-delà desquelles il semble que lebon sens ne permette pas de porter ses pensées », limites qui enserrentle pays entre les Pyrénées au Sud, la ligne de crête des Alpes à l’Est et leRhin au Nord. Mais surtout, il se représente le territoire comme un toutcompact, délimité par des frontières fixes et protégées. Il n’apprécie guère8. Michel FOUCHER, Fronts et

frontières. Un tour du mondegéopolitique, Paris, Fayard, 1994.

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© Canopé - CRDP de l’académie de Besançon 2014

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cet « enchevêtrement de places amies et ennemies », ces forteressesconquises à grand frais puis rendues sans fracas par la suite, ces placesrasées puis relevées, qui grèvent inutilement le budget royal. Vauban, quicourt d’une ville à l’autre pendant la guerre de Dévolution puis pendantla guerre de Hollande, qui démolit les remparts au bruit du canon pourles reconstruire aussitôt passé le doux son de la chamade, qui conquiertdes villes pour les rendre à l’ennemi aussitôt le traité (d’Aix-la-Chapelleou de Nimègue) signé, fustige ce gaspillage d’argent et d’effectifs. Ilrecommande par conséquent la mise en place d’une frontière homogène,composée de places fortes mieux reliées entre elles et ainsi plus faciles àdéfendre. Il résume ces pensées dans sa célèbre formule du « pré carré »,qu’il invente dans une lettre destinée à Louvois et datée du mois dejanvier 1673 :

« Sérieusement, Monseigneur, le Roi devrait un peu songer à faire son précarré. Cette confusion de places amies et ennemies pêle-mêlées ne me plaîtpoint. Vous êtes obligé d’en entretenir trois pour une ; vos peuples en sonttourmentés, vos dépenses de beaucoup augmentées et vos forces debeaucoup diminuées ; et j’ajoute qu’il est presque impossible que vous lespuissiez toutes mettre en état et les munir. Je dis de plus que si, dans lesdémêlés que nous avons si souvent avec nos voisins, nous venions à jouer unpeu de malheur ou (ce que Dieu ne veuille) à tomber dans une minorité, laplupart s’en iraient comme elles sont venues. C’est pourquoi, soit par traitéou par une bonne guerre, si vous m’en croyez, Monseigneur, prêcheztoujours la quadrature, non pas du cercle, mais du pré ; c’est une belle etbonne chose que de pouvoir tenir son fait des deux mains. »

Cette expression de pré carré, passée à la postérité, reflète l’héritage d’unhobereau familier des campagnes, où les terres doivent être contiguësafin d’être mieux mises en valeur, où l’ambition se limite au grignotageprogressif des terrains adjacents et ne se projette pas au loin, vers unailleurs mal connu et au destin aléatoire. Comme le note Michèle Virol,l’idée force de Vauban est de resserrer le royaume dans une ligne dedéfense nette et aux contours précis, qui ne laisserait aucune place auxcontestations territoriales et qui serait protégée par un ensemble de villesfortifiées placées aux carrefours stratégiques, peu éloignées les unes desautres afin de former un front continu. C’est désormais la compacité dela France, et non plus son extension ou sa projection géographique, quifait sa force.

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Vauban définit en 1678, dans son Mémoire des places frontières de Flandresadressé au roi, comment en pratique il entend réorganiser les frontièresfrançaises. Deux lignes de places fortes doivent composer une véritable« ceinture de fer » et assurer la défense du Nord du royaume.

Une première ligne, en avant, au contact avec les Pays-Bas Espagnols, secompose de treize villes fortifiées auxquelles s’ajoutent deux forts (fort deKenocq, fort de la Mortagne). Elle s’étire de Dunkerque à Dinan, en

passant par Bergues, Furnes, Ypres, Menin, Lille,Tournai, Condé, Valenciennes, Le Quesnoy, Maubeugeet Philippeville. La seconde ligne, placée légèrementen retrait, tel le deuxième front d’une armée aucombat, comprend également treize places, soit :Gravelines, Saint-Omer, Aire, Béthune, Arras, Douai,Bouchain, Cambrai, Landrecies, Avesnes,Marienbourg, Rocroi et Charleville. Ces villes, ennombre limité et situées aux points stratégiques,suffisent à elles seules pour défendre le royaume sursa frontière septentrionale. En revanche, toutes lesautres fortifications, en retrait ou en avant de ces deuxlignes, lui paraissent superflues, comme il l’écrit àLouvois en 1675 :

« Il me semble que le Roi n’a que trop de placesavancées, s’il en avait moins, de cinq ou six que je saisbien, il en serait plus fort de douze à quatorze millehommes et les ennemis plus faibles de six à sept mille ;et si cela était, on serait en état de chasser les ennemisde l’Alsace et de les empêcher aisément de rienentreprendre en Flandre. »

Tout au long de sa carrière, Vauban se fait l’inlassable avocat de larationalisation des places fortes et prône l’abandon des forteresses situéeshors des limites naturelles du royaume (Pignerol en Lombardie parexemple) et entretenues à grands frais alors que la cassette royale manquecruellement de numéraire. À l’inverse, il pousse le roi, lors de sa politiquedes Réunions (1680-1685), à conquérir les chaînons manquants de saligne défensive, Nice, Strasbourg et Luxembourg, trois villes dontl’acquisition permettrait de verrouiller les frontières et de mettre à l’abrile royaume derrière une barrière sûre.

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« Arras pré carré » © AudaB, Agence d’urbanismede l’agglomération de Besançon.

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Vauban analyse donc le territoire français dans sa globalité et, s’ils’intéresse tout particulièrement aux frontières, il ne délaisse pas pourautant l’intérieur du royaume, cette France rurale qu’il parcourt au gré deses nombreuses missions.

Vauban, « aménageur » du territoire?

Le vocable d’aménagement du territoire est anachronique lorsque l’on seréfère au XVIIe siècle. Pourtant, Sébastien Le Prestre, parce qu’il pense leterritoire du royaume et parce qu’il réfléchit à sa mise en valeur, peut êtreconsidéré comme un précurseur en la matière.

L’aspect stratégique domine sa pensée dans un premier temps. S’ilpeuple les frontières de places fortes et de citadelles, il prône ledémantèlement des enceintes des villes de l’intérieur du royaume, peuexposées à des menaces d’invasion. Il s’inscrit ce faisant dans la politiquede la monarchie qui, depuis le temps de Richelieu, fait du centre duterritoire français un espace vide de remparts, ouvert car protégé au loinpar la « ceinture de fer » en formation. L’œuvre de Vauban contribue àaccentuer ce décalage, cette dichotomie entre deux France, l’unefrontalière, en alerte constante et soucieuse derrière ses fortifications,l’autre de l’intérieur, en paix et qui ne connaît de la guerre que la haussedes contributions et les prélèvements de la milice. Au milieu de cetteFrance protégée, seul Paris doit faire l’objet d’une incessante attention.Paris qui sort des attributions immédiates du commissaire général desfortifications, mais dont l’importance politique et administrative justifiela défense. À rebours de la volonté du roi, qui a démoli l’enceinte de lacapitale en 1670, Vauban écrit de son propre chef en 1689 un mémoire surL’importance dont Paris est à la France et le soin que l’on doit prendre à saconservation. Il voudrait mettre le cœur du royaume à l’abri d’une« insulte de l’ennemi » en construisant une double ligne de fortificationsrenforcée par deux citadelles. Son projet n’est évidemment pas retenupar le roi mais il préfigure, avec près de deux siècles d’avance, l’enceintede Thiers de 1840, ce fameux « mur qui [a rendu] Paris murmurant »,aujourd’hui détruit pour laisser place aux boulevards extérieurs.

Vauban s’intéresse à Paris mais il ne néglige par pour autant le « désertfrançais » louis-quatorzien. Passionné de transport et d’économie

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(cf. infra), il s’intéresse dans les années 1690 à la question des voiesnavigables. Il s’est familiarisé avec l’ingénierie civile lorsqu’il a dû réaliserles plans d’un aqueduc devant détourner les eaux de l’Eure à la hauteurde la ville de Maintenon pour les amener jusqu’aux jardins de Versailles,projet pharaonique et à moitié réalisé, qui sombre dans l’oubli après ledéclenchement de la guerre de la Ligue d’Augsbourg. Par la suite, Vaubanrédige en 1691 un Mémoire sur le canal du Languedoc, puis poursuit avecun Mémoire concernant la jonction de la Meuse à la Moselle (1698) et enfin unMémoire sur la navigation des rivières (1699). Les canaux sont au XVIIe sièclece que les chemins de fer seront au XIXe siècle : un outil de mise en valeurdu territoire, une voie de transport des marchandises et un moyen decompenser les inégalités « naturelles » entre les différentes provinces lorsdes disettes. Ils s’inscrivent bien dans l’ambition qu’a Vauban dedévelopper économiquement le royaume et de faciliter la circulation, tantdes hommes que des biens. L’ingénieur poursuit alors les travaux deRiquet sur le canal du Midi, réfléchit à de nouvelles voies decommunication fluviale dans le Nord de la France afin de relier lesrivières entre elles, et cherche à rendre navigable près de cent quatre-vingt-dix portions de cours d’eau qui ne le sont pas encore. Comme seulle roi, père et nourricier de ses sujets, peut – et doit – garantir lesdépenses occasionnées, c’est un véritable programme de grands travauxque Vauban ébauche dans ses manuscrits, une vision novatrice qui restepourtant dans les cartons du vivant de son auteur, faute d’argentdisponible et de volonté royale.

Enfin, dernier projet de Vauban en matière de réflexion sur le territoire,la question des colonies. On sait que Louis XIV et Colbert s’engagentdavantage en Amérique, en transformant notamment le Canada enprovince royale et en étendant l’influence française le long du Mississippiet à Saint-Domingue, l’actuelle Haïti. L’élan initial se ralentit en cette finde siècle, alors que la France est engluée dans d’interminables guerrescontinentales. Vauban cherche à le relancer, et rédige pour ce faire en1699 un nouveau mémoire concernant le Moyen de rétablir nos colonies del’Amérique et de les accroître en peu de temps. Il y propose tout un plan decolonisation du Nouveau Monde, qui limiterait l’influence de ces moinesqui « réussissent mieux à s’enrichir qu’à faire des conversions » ainsi quecelle de certaines « sociétés de marchands » trop voraces. Il fait mêmeœuvre de démographe, en calculant la population à venir jusqu’au

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XXe siècle. Si les administrateurs royaux écoutaient ses recommandations,celle-ci croîtrait de manière exponentielle, passant de 13000 personnes àla fin du XVIIe siècle à vingt-cinq millions en 1970 !

Tous ces projets, ces « chimères dont [il s’] entretient », ne sont pourtantpas tous mis en œuvre, ni même pris au sérieux par le roi ou par sesministres. Louis XIV, s’il respecte et écoute les avis de son lieutenant-général puis maréchal de France, décide seul de la politique à suivre. Ilne veut par exemple en aucune manière renoncer à ses avant-postesitaliens de Casale et de Pignerol, et demande même à Vauban deconstruire la place de Mont-Royal sur la Moselle ou de fortifier celle dePhilippsburg sur le Rhin, deux villes enclavées situées très loin au-delàdes limites du royaume. Toutefois, les idées de Vauban font petit à petitleur chemin, comme le montrent les traités de Nimègue puis de Ryswick,qui modifient et homogénéisent quelque peu le tracé des frontières.

Vauban s’intéresse au territoire français dans sa globalité. Ses incessantesrandonnées lui ont fait prendre conscience de la diversité du royaume;elles l’ont fait réfléchir sur l’économie et sur la fiscalité, et elles lui ontdonné l’envie de remédier aux misères qu’il découvre et à la pauvreté desFrançais qui le touche.

Vauban penseur du (Grand) siècle

Poliorcète, ingénieur, architecte, mais aussi hydraulicien, statisticien,démographe et économiste, Vauban exerce ses talents dans de multiplesdomaines d’activité. Il se révèle être un véritable penseur de la sociétéfrançaise de la fin du XVIIe siècle et ne se prive jamais d’éclairer le roi deses avis et de ses mémoires. Sa réflexion se fonde sur les informationsqu’il recueille pendant ses voyages et sur les livres savants quiencombrent sa bibliothèque de Bazoches, érudition peu commune pourun militaire du rang et qui lui vaut d’être nommé membre honoraire del’Académie royale des sciences en 1699. Donneur d’avis impénitent, sonvocabulaire est parfois cru mais toujours percutant : il tire en effet de sesexpériences personnelles de nombreux motifs d’insatisfaction envers lapolitique royale, lui qui en est pourtant le plus fidèle exécutant.

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Vauban, dénonciateur des abus et des misères de son temps

La première cause d’insatisfaction du soldat Vauban est directement liéeà la pratique de son métier. L’armée de Louis XIV a beau être ce « géantdu Grand Siècle » qui tient tête à l’Europe coalisée, elle n’en est pas moinsun mastodonte dévoreur d’hommes et de crédits. Les temps de guerresont néfastes pour les populations vivant près des zones d’affrontements :les épidémies se propagent dans le sillage des troupes, qui par ailleurs« vivent sur le pays » lorsqu’elles sont en campagne et déstabilisent cefaisant les économies locales. Les guerres génèrent également des haussesd’impôts qui touchent directement des habitants déjà affaiblis. Si Vaubanne peut guère que souligner ces « dommages collatéraux » des guerres, ildénonce en revanche avec plus de force les manquements de l’adminis-tration militaire et l’état d’abandon dans lequel sont laissés les soldats.Trois exemples éclairent ces abus, ainsi que la manière dont Vaubansouhaiterait les corriger. Premièrement, les soldats sont considérés commequantité négligeable par leurs chefs : mal entraînés, mal disciplinés,parfois mal armés, ils meurent par milliers lors des grandes batailles quisecouent le siècle, ainsi que lors des sièges de places. Vauban, lui, est l’undes rares officiers qui ne cesse de répéter, tout au long de ses mémoires,la nécessité de « ménager le sang du soldat », ne serait-ce que pour desraisons militaires : le royaume de France n’a pas d’infinies ressources enhommes à offrir au roi de guerre… Les croquis de son Traité de l’attaquedes places montre qu’il cherche à protéger les sapeurs du feu ennemi etqu’il attache une grande importance à la sécurité des ingénieurs.

Deuxième abus criant pour des esprits éclairés tels que Vauban ou Saint-Simon, la vénalité des charges militaires et les gabegies qu’elle provoque.L’attribution moyennant finances de compagnies à des capitaines ou derégiments à des colonels, peut élever des incapables à de hautes respon-sabilités, et inversement bloquer l’ascension de valeureux et méritants –

mais désargentés et/ou roturiers – offi-ciers. Le règlement des carrières desofficiers devrait donc se faire à l’ancien-neté et au mérite selon Vauban, et non enfonction de l’achat de charges coûteuses.Dans ses Moyens d’améliorer nos troupes etde faire une infanterie perpétuelle et très

33© Canopé - CRDP de l’académie de Besançon 2014

- Détail des « sapes » (« Veuë de la Sape par Derrière »),Traité des sièges et de l’attaque des places par le maréchalde Vauban, 1704, Ve feuille (23 x 37 cm, encre et lavis,SHD, Bib. Génie, F°1) © Vincennes, Service historiquede la Défense.

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excellente (1703), il fait d’ailleurs montre d’une hauteur de vue qui va bienau-delà de la simple réforme de l’outil militaire :

« Il faut pour pouvoir faire d’excellentes troupes, tendre non seulement lesmains au mérite, mais aller au devant de lui […] Dieu, qui est le Père et lecréateur de tous les hommes, se moque de nos distinctions et loge le bonesprit où il lui plaît. Tous les hommes sont les mêmes devant lui. »

Plus pratiquement, il s’occupe un temps du recrutement des nouveauxingénieurs à qui il fait passer un véritable examen d’aptitude, juge à sesyeux de leur valeur et de leur mérite. Enfin, dernier exemple, plus trivialmais révélateur, celui de l’équipement vestimentaire des soldats. Larationalisation n’en est alors qu’à ses débuts : seules certaines unités dela Maison du roi bénéficient d’un uniforme. Les gardes-françaises leportent bleu, les Suisses s’habillent en garance, et le reste de l’infanterieadopte le gris-blanc, en théorie tout du moins. En fait, de nombreuxsoldats combattent encore sans uniforme, et reconnaître son ennemi surle champ de bataille pose parfois problème. À Neerwinden en 1693, laseule différence vestimentaire entre les troupes alliées et les françaisesétait le port d’une feuille verte au chapeau pour les premiers, et de papierblanc pour les seconds ! Vauban se range dans le camp des partisansvigoureux de l’uniformisation de l’habit militaire, signe sociald’appartenance au service armé et niveleur – jusqu’à un certain point –des différences sociales internes au corps. Quand il réfléchit à l’armée,Vauban ne manque enfin jamais de valoriser le corps du génie, spécialitéqui n’existe pas encore en tant que telle au sein de la troupe mais qu’ilessaie de développer, militant dès 1672 en faveur d’un « régiment detranchées » puis de compagnies de sapeurs autonomes.

Autre abus criant que dénonce Vauban en 1689 dans son Mémoire pour lerappel des Huguenots, la révocation de l’édit de Nantes et le sort fait auxprotestants. Il souhaite l’unité religieuse du royaume mais il réprouve lesméthodes employées (pratique de la dragonnade) envers les 600000 à800000 membres de la religion Réformée et il redoute leur exode massifvers l’Angleterre ou vers les Provinces-Unies, deux pays rivaux. Au seind’une France qui accueille avec enthousiasme l’édit de Fontainebleau,Vauban semble être l’un des rares à le désapprouver et à s’en ouvrirouvertement au roi, par l’intermédiaire de Louvois et de Madame deMaintenon – deux intercesseurs particulièrement mal choisis cela dit. Ilcraint tout particulièrement l’exil de l’élite protestante, le déclin de « nos

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arts et manufactures particulières » et la ruine d’une partie considérabledu commerce que cela entraînerait, ainsi que la désertion de quantité debons soldats. Toute perte humaine française est un gain pour l’ennemien ces temps troublés, gain à la fois économique et militaire. D’autantplus que ces néo-convertis ne peuvent être totalement sincères et nombred’entre eux commettront un sacrilège envers la religion catholique encommuniant sans sincérité… En conséquence, afin d’éviter l’hémorragie,Vauban prône tout simplement le rétablissement pur et simple de l’éditde Nantes. Il en attend le retour au calme dans le royaume et des relationspacifiées avec les puissances étrangères, en particulier protestantes, quine sont pas loin de considérer la révocation comme un casus belli. Cetteattitude courageuse de Vauban, la liberté de son langage, ont beaucoupfait pour sa renommée postérieure, parmi ceux qui le présentent commeun défenseur solitaire de la liberté de conscience et un critiqueredoutable de l’absolutisme royal. Pourtant, « il a seulement exprimé avecune extraordinaire liberté de ton des idées qui allaient devenir banalesdans les milieux militaires, une cinquantaine d’années plus tard, et qui ycirculaient depuis longtemps 9 ». Cette défense des protestants – au nomde l’intérêt bien compris du royaume – est certes admirable en ces tempsdévots, mais elle ne fait pas de Vauban un « prophète isolé de l’anti-cléricalisme et de la tolérance, dans l’armée du moins ». Sa tolérancesemble même plutôt commune au sein des milieux militaires 10.

Enfin, Vauban dénonce avec force et conviction la misère du peuple – qu’ilvoit de ses propres yeux tout au long de ses incessants voyages – et les multi-ples disettes qui tuent par milliers les sujets du Roi-Soleil. À quoi doncpeuvent bien servir ses nombreuses victoires quand le peuple meurt defaim ou de maladie? Et malgré son prestige, qu’importe la prise de Gandlorsque l’endettement des paysans s’envole et que le pays s’enfonce dansla misère? Deux crises de subsistance en particulier frappent les contem-porains. La première a lieu en pleine guerre de la ligue d’Augsbourg, en1693 et en 1694. Un printemps trop pluvieux succède à un hiver glacé ; lesrécoltes sont perdues et le prix du blé atteint des sommets alors que lesépidémies se multiplient à la faveur de l’affaiblissement général des popu-lations. En 1709 encore, une grave disette réapparaît. Pendant que les arméesfrançaises sont assaillies aux frontières, le vin gèle à Versailles sur la tabledu roi et le peuple végète, écrasé par les températures et par les imposi-tions foncières. Or, ces sujets qui souffrent sans que le roi, forcément mal

9. Michèle VIROL, Vauban. De la gloiredu roi au service de l’État, Paris,Champ Vallon, 2003, p. 332.

10. D’après Jean CHAGNIOT, «Vaubanet la pensée militaire au XVIIIesiècle»,Journal des Savants, 1982, p. 319-342.

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conseillé, s’en préoccupe outre mesure, Vauban les estime. Dans le Projetd’une dixme royale, il va même jusqu’à écrire que :

« Ce que je vais dire de tous ces manœuvriers, tant en général qu’enparticulier, mérite une sérieuse attention ; car bien que cette part soitcomposée de ce qu’on appelle mal à propos la lie du peuple, elle estnéanmoins très considérable, par le nombre et par les services qu’elle rendà l’État. Car c’est elle qui fait tous les gros ouvrages de la Ville et de laCampagne, sans quoy ni eux, ni les autres ne pourroient vivre. C’est ellequi fournit tous les soldats et les matelots et tous les valets et servantes […]Sans elle, l’État ne pourroit subsister. »

Alors que ses frères d’armes et de sang ne s’intéressent guère au sort dupeuple, Vauban n’hésite pas à décrire la misère et à dénoncer la pauvretéde pauvres gens qui n’ont pas mérité leur sort. La vision de ces « malheursdu temps », de ces abus divers, le pousse à agir concrètement pour y remé-dier. Pour ce faire, il cherche à mieux connaître l’état de la France, àdénombrer ses richesses et à compter sa population. Seule la crédibilité quelui donnent à ses yeux les études statistiques l’autorise ensuite à proposerdes solutions novatrices aux problèmes économiques et sociétaux.

Connaître le royaume, déchiffrer la société

Infatigable voyageur et guerrier émérite, Vauban s’aperçoit del’hémorragie provoquée dans la population par les guerres longues etindécises de la fin du règne de Louis XIV. Or, pour lui comme pour laplupart des auteurs du XVIIe siècle, « il n’est de richesses que d’hommes » ;un pays prospère est un pays bien peuplé, qui reflète le bongouvernement du prince :

« Il est constant que la grandeur des Rois se mesure par le nombre de leurssujets ; c’est en quoi consiste leur bien, leur bonheur, leurs richesses, leursforces, leur fortune et toute la considération qu’ils ont dans le monde »(Projet d’une dixme royale).

Or, cette population du royaume est mal connue ; la géographie même dela France est en grande partie ignorée, ce qui limite en l’état la portée del’administration royale et des éventuels projets de réforme. Ces lacunesstatistiques sont pour Vauban un frein à l’organisation, aufonctionnement et à la gestion efficace du royaume. Aussi s’attache-t-il,partout où il passe, à rassembler des informations sur les provinces, surles villes et sur les campagnes. Il s’intéresse à la production agricole, à

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l’irrigation, aux forêts ; il peste contre les douanes qui parsèment leterritoire, entravant le commerce des biens et la mobilité des hommes. Ildemande aux intendants des rapports, des états comparatifs, desdescriptions géographiques, qu’il cumule en attendant, un jour, d’en fairela synthèse afin de dresser un vaste panorama de la France du GrandSiècle. Mais surtout, il compte – par tête et non par feu, une nouveautépour l’époque – : les récoltes, le cheptel, la population… Il établit desstatistiques à partir de ses relevés, fait des dénombrements et propose infine un chiffre : le royaume de France compterait près de quatorzemillions de sujets en 1687, estimation qu’il affine dans le Projet d’unedixme royale : dix-neuf millions, soit très près de ces « vingt millions deFrançais » que comptait Pierre Goubert. Vauban, précurseur de nosstatisticiens et de nos démographes modernes, propose même desmesures populationnistes afin de compenser les pertes humainesprovoquées par les différentes guerres, comme retarder l’âge des vœuxpour l’entrée dans les ordres religieux ou inciter à la procréation. Car ilpense que le roi, par des mesures volontaristes, peut et doit éviter ledéclin de sa population, qui signifierait l’affaiblissement de sa force(militaire) et de son prestige (politique).

Le commissaire général des fortifications cherche de manièresystématique à établir des dénombrements, tout en sachant que laconnaissance de la population va de pair avec celle de la géographie desprovinces. Le XVIIe siècle est le siècle des grands progrès de lacartographie. Nicolas Tassin établit ses Cartes générales de toutes lesprovinces du royaume en 1633, que suit le Théâtre de France de NicolasSanson en 1651. Huyghens et Cassini publient enfin en 1684 l’ancêtrede toutes les cartes topographiques modernes, qui donne une idée assezprécise de la configuration générale du royaume. Vauban utilise ces carteset, afin de les compléter, il fait exécuter – avec le soutien du roi – unensemble de plans-reliefs des places fortes françaises à l’échelle 1/600e,aujourd’hui conservés aux Invalides. Le roi peut ainsi, depuis son cabinetet en compagnie de ses conseillers, diriger la guerre de siège et formerplus efficacement ses ingénieurs à l’attaque des places.

Mais son apport le plus précis, à la fois à la science statistique et à lagéographie, Vauban le réalise en écrivant une Description géographique del’élection de Vézelay (1696). Il applique sa méthode statistique sur une

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grande échelle, celle d’une élection (unité administrative locale) deBourgogne qu’il connaît fort bien pour y résider. En attendant de voir saméthode appliquée à d’autres élections, il y décrit par le menu lesrichesses et les ressources de sa région, ainsi que les mesures à prendrepour les accroître davantage et les actions à mener pour mettre en valeurles terres et favoriser le commerce (adoption de coutumes simplifiées…).

Ces efforts de Vauban ont une finalité pratique : mesurer les richesses duroyaume, inventorier les hommes afin de mieux les administrer. Ils fontde ce soldat de formation l’un des précurseurs de l’arithmétique politiquefrançaise, l’un de ceux qui, les premiers, recherchent des outilsstatistiques afin de gouverner rationnellement. Son « esprit cartésien »(Michèle Virol) et son savoir mathématique sont mis au service de l’Étatabsolutiste, et servent de base théorique à ses projets de réforme.

Réformer la société par l’économie

Alors que le grand âge le touche, alors qu’il sait sa carrière militaire aucrépuscule, Vauban rassemble ses matériaux épars et glanés au fil dutemps : il se construit une nouvelle vocation – économiste – et unenouvelle utilité sociale – réformateur :

« Quoique ma folie dominante soit de fortifier en esprit tout ce qui paraîtune bonne situation, je n’ai pas moins celle de dessécher tous les maraisque je rencontre et de faire porter bateaux à toutes les rivières qui ontassez d’eau pour faire tourner un moulin, comme aussi de procurer desarrosements dans tous les pays où il y a possibilité d’en faire et de planterdes forêts où il en est besoin, comptant et calculant que par ces moyens onparviendra facilement à bien [grossir] et même doubler les revenus duRoyaume. Voilà les chimères dont je m’entretiens le long du chemin aumoyen desquelles je ne suis jamais seul.11 »

Jusqu’à la parution du Projet d’une dixme royale, c’est-à-dire en 1707,année même de sa mort, il destine ses réflexions et ses mémoires au seulroi et à son entourage. Ce dernier tolère les « chimères » de ceux qui sedisent réformateurs, les encourage même, tant qu’elles ne sont paspubliées ou distribuées hors du cercle étroit des administrateurs. Lesrouages de l’État absolutiste restent, au XVIIe siècle encore, un secret biengardé.

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11. Lettre de Vauban au Maréchal deVilleroi, datée de 1699.

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Par sa formation, par son mode de pensée économique, Vauban serattache au courant mercantiliste, qui vise à drainer le plus possible demétal précieux en développant la production et les exportations grâce àla mise en place de manufactures (de draps, d’armes…) et en limitant lesimportations par la hausse des droits de douane. L’excédent d’or ainsiobtenu permet de financer l’administration, les guerres et les arts. Vaubanreste convaincu que la France pourrait vivre en quasi autarcie, enproduisant ce qu’elle consomme, sans l’aide intéressée des autres payseuropéens, rivaux et adversaires du Roi-Soleil. Dans le même esprit,Vauban se montre favorable à la guerre de course qu’il va jusqu’à glorifierdans son Mémoire concernant la caprerie (1695). La politique défensive duroyaume sur terre doit s’accompagner d’une offensive sur la mer, quiblesserait les Anglais et les Hollandais dans ce qui fait leur force et leurrichesse : le commerce maritime. Dans ce jeu à somme nulle, les prises deguerre enrichiraient les Français alors qu’elles appauvriraient lesmarchands anglo-hollandais.

Le plus important pour Vauban reste toutefois la réforme des institutionséconomiques du royaume. Pour ce faire, il montre à travers des jeuxintellectuels ce que serait pour lui une bonne politique, et propose dessolutions pratiques afin d’encourager ce qui ne s’appelle pas encore lacroissance.

Nous avons déjà vu à travers ses écrits sur l’explosion démographiquecanadienne un exemple de jeu intellectuel « à la Vauban ». Il aime, grâceà des suites mathématiques, prédire un avenir idéal quoique, d’après lui,possible. Il renouvelle l’exercice en 1701 dans un mémoire dont le titrerésume à lui seul l’intention : De la cochonnerie, ou calcul estimatif pourconnaître jusqu’où peut aller la production d’une truie pendant dix années detemps. Ce calcul spéculatif sur la population porcine se justifie aisémentà ses yeux : le porc est un animal peu cher, compagnon de toutes leschaumières et festin des banquets paysans. Chaque truie ayant selon sescalculs six cochons par portée – trois mâles et trois femelles – après l’âgede deux ans, une seule truie peut concevoir au bout de dix ans près de sixmillions de descendants, soit d’innombrables kilogrammes de viande àmême de nourrir sans difficulté la population. Ce calcul, qui ne tient pascompte des multiples intrants nécessaires à l’élevage porcin, estévidemment sujet à la critique, qui n’a d’ailleurs pas manqué. Pourtant,

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cette supputation théorique a le mérite de montrer que, dans desconditions optimales, la misère du peuple n’est pas inéluctable et qu’unebonne administration peut contribuer à la résorber.

En plus de ces jeux d’esprit, Vauban développe des idées de réformespratiques qui convergent vers un même objectif : accroître le potentielproductif du pays. Deux ouvrages, publiés dans ses Oisivetés, expliquentune partie de ses projets et dévoilent sa pensée interventionniste en lamatière. Dans le Traité de la culture des forêts (1701) – secteur qu’il connaîtbien étant originaire d’une région forestière et propriétaire de parcellesboisées –, il critique l’état existant des cultures (ruine des futaies, manquede bois d’œuvre, flambée des prix…) et propose des solutions adaptées :régénération des arbres par semis, coupes d’éclaircie, prélèvements enfonction des besoins définis par le gestionnaire du parc forestier…. Pourlui, l’exploitation des forêts est une responsabilité de l’État, qui seul a lacapacité de prévoir à long terme, idée novatrice pour l’époque, bien avantque l’Office National des Forêts ne se mette en place. Ensuite, dans leMémoire sur la cherté des bleds et des moyens d’y remédier, il s’interroge sur lesdisettes qui s’épanouissent à la faveur des guerres et qui secouent leroyaume au tournant du siècle. Pour lui, elles ne peuvent être que factices,« dans l’opinion et non dans la réalité », résultat de graves insuffisances dansla distribution des grains – les historiens ont depuis montré qu’elles étaienten fait dues à de mauvaises conditions climatiques et à l’insuffisance desrécoltes. Seul remède: l’intervention de l’État par la création de magasinsroyaux qui stabiliseraient les prix les mauvaises années. Là encore, on levoit, Vauban est un interventionniste qui prône une politique volontaristede l’État afin de résorber les « malheurs du temps ».

Ces réformes économiques sont certes d’importance ; toutefois, selon lui,le levier fiscal joue plus encore. Un système d’imposition juste etéquitable s’appuyant sur un dénombrement précis des habitants, serait àmême de corriger les inégalités et de rendre le roi et ses sujets plusprospères, et le commerce plus florissant.

Réformer la fiscalité du royaume

La fiscalité en France à la fin du XVIIe siècle repose sur ces trois piliers quesont la taille, la gabelle et les aides 12. Les deux derniers sont des impôts

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indirects, prélevés sur la consommation de sel et des boissons. Ilstouchent tous les contribuables mais leur perception n’est pas uniforme:le montant de la gabelle varie par exemple en fonction des provinces(pays de grande gabelle, de petite gabelle, de salines, rédimés…), ce quien fait un impôt fortement inégalitaire et sujet à contrebande. La taille,en revanche, est un prélèvement direct et en grande partie arbitraire. Dufait de nombreuses exemptions (le clergé et la noblesse ne la paient pas,tout comme certaines villes), elle repose en grande partie sur lapaysannerie, souvent la plus démunie, et ce malgré quelques réformes deColbert. Là encore, son montant fluctue en fonction des pays d’État oud’élection, et sa perception génère parfois des troubles et des émeutespaysannes. Pour Vauban, cette fiscalité inique est une entrave majeure audéveloppement économique du royaume. Les douanes intérieuresgrèvent les marchandises de taxes et renchérissent leur coût ; les paysansdéjà épuisés par la guerre sont écrasés par l’impôt et prompts à la révolte ;les nobles, eux, sont exempts de toute contribution directe alors que leTrésor royal manque cruellement d’argent. Preuve selon lui la pluséclatante des défauts du système fiscal, le fait que le royaume, quepeuplent dix-neuf millions de sujets, pourrait en nourrir vingt-cinqmillions selon ses calculs. Le différentiel est forcément le résultat d’unemauvaise politique, en particulier fiscale. Seule une réforme enprofondeur du système de prélèvement peut contribuer, Vauban en estpersuadé, à redonner à la France le rang démographique et la richesse quilui sont dus.

Il s’intéresse au sujet dès 1694, en écrivant un mémoire destiné au roi etintitulé le Projet de capitation. Il y décrit les malheurs du peuple et songedéjà à l’instauration d’un nouvel impôt prélevé à « titre exceptionnel etpour la durée de la guerre seulement », universel (n’excluant donc pas lanoblesse), et réparti de manière équitable sur l’ensemble du territoiregrâce aux résultats des recherches statistiques et géographiques qu’il adepuis longtemps entreprises. Avec son taux annuel « au denier quinze »,c’est à dire de 6,66 %, ce nouvel impôt serait susceptible de rapporterprès de soixante millions de livres (soit le double de la taille) aux comptesde l’État. Il s’ajouterait aux impôts indirects existants, maintenus mais àun taux réduit. L’idée étant dans l’air au sein des cercles gravitant autourdu roi, un essai de capitation est mise en place en 1695 par Pontchartrain,mais dans une forme totalement différente de celle préconisée par

12. Auxquels il faut ajouter la dîme,contribution en nature destinée àl’entretien du clergé.

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Vauban : temporaire, quasi-universelle et proportionnée (la populationest divisée en vingt-deux classes selon leur rang social), elle est en faitarbitrairement fixée suivant un revenu présumé. Offrant un rendementmédiocre, le roi la supprime dès le retour à la paix consécutif au traité deRyswick, en 1697.

Vauban ne baisse pas les bras pour autant et élabore, au fil des années età mesure que sa retraite militaire se précise, un système plus complet etplus novateur de réforme fiscale. Les idées de ce qui sera publié sous letitre de Projet d’une Dixme royale sont élaborées et écrites dès 1701. La misèredes petites gens est toujours aussi criante, les déficiences économiquesdemeurent et une nouvelle guerre menace; or la fiscalité du royaume n’atoujours pas évolué. Vauban suggère donc l’établissement d’une dîme royalefondée sur le même principe que la dîme ecclésiastique et dont personnene serait exempt. Impôt proportionnel à la richesse réelle des individus dontle taux fluctue entre le dixième et le vingtième (c’est à dire de 5 % à 10 %),elle se substituerait de manière permanente à la taille ainsi qu’aux autresimpôts existants – trop inégalitaires en l’état – et serait perçue par les inten-dants, commissaires du roi (l’affermage étant donc aboli). Plus précisément,cet impôt unique se divise en quatre fonds: les produits du sol à acquit-ter en nature; les pensions, traitements et rentes; le sel ; et enfin les revenusfixes comme certains droits féodaux ou les douanes seigneuriales. C’en estfini des privilèges de la noblesse, du clergé, et du roi lui-même, soumis àcontribution. Ayant tout à fait conscience des réticences nombreuses qu’unetelle idée ne peut manquer de susciter, Vauban propose d’en faire l’expé-rimentation dans « trois ou quatre petites élections choisies dans desgénéralités éloignées les unes des autres ». Il prend par ailleurs bien soinde ne pas remettre en cause l’ordre social existant : si les nobles doiventcontribuer à l’effort national, il bénéficient en contrepartie des principauxgouvernements, charges, offices et magistratures du royaume.Satisfait de ses conclusions, fier de son projet, Vauban décide de le rendrepublic en 1707 en imprimant à ses frais – et sans autorisation royale – leProjet d’une Dixme royale à quelques centaines d’exemplaires et en ladistribuant à un groupe choisi d’amis et personnes influentes. Ce faisant,le maréchal de France rompt avec les pratiques en usage qui voulaientque seule l’administration ait connaissance des mémoires touchant auxfinances de la royauté, et choisit de rendre public un secret d’État. Cettetransgression en fait un « pré-encyclopédiste » (Michel Parent) qui crée un

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espace de critique de la politique absolutiste, en une période où l’opinionpublique commence timidement à s’affirmer contre le « secret du roi ».En dépit de sa diffusion restreinte, l’ouvrage est condamné au coursd’une séance du Conseil privé du roi, le 14 février 1707, sans que Vaubanen soit alerté (il ne l’apprend que le 24 mars).

Malgré – ou grâce à – la censure royale, le Projet d’une Dixme royale est unvéritable succès éditorial : on l’imprime en Hollande dès l’année suivante.Les critiques ne manquent pourtant pas, tant de la part de certainscontemporains que des historiens. Boisguilbert souligne le caractèreutopique du projet et les difficultés d’application des prélèvements ennature ; pour Denis Richet, Vauban surestime la responsabilité de l’impôtdans la misère du peuple, au détriment des aléas conjoncturels et proposedes « idées fiscales singulièrement archaïques ». L’État absolutiste ne peutpas tout, ce d’autant plus que le contexte politico-militaire du royaume deFrance en 1707 (frontières menacées, caisses vides) ne se prête guère auxexpérimentations nouvelles. L’originalité même de sa « dîme royale » estremise en question par d’autres historiens comme Yves-Marie Bercé : detous les coins de France affluaient les propositions pour réformer lessystèmes administratif et fiscal. La singularité de Vauban n’était donc pasde concevoir un projet réformateur dans une époque qui n’étaitnullement hostile à ce type de proposition, mais de s’être avancé dansune telle direction avec plus de science et de perspicacité que tout autreen son temps. De fait, malgré ses défauts, le Projet d’une Dixme royale resteun jalon essentiel dans la construction de l’économie politique en France,et crée pour la première fois les conditions d’une critique de la politiqueabsolutiste de Louis XIV. En ce sens, l’œuvre phare de Vauban mérited’être passée à la postérité.

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Épilogue

La légende héroïque veut que Vauban, profondément meurtri par lacondamnation de son ouvrage par un roi qu’il a si fidèlement servi,s’éteigne le 30 mars 1707 à Paris, victime de son chagrin et de ses regrets.En fait, il est arrivé au bout de son parcours et de son ambition : il meurtmaréchal de France et réformateur, preneur de villes et bâtisseur deremparts, ingénieur et statisticien, gentilhomme rural et humanistemilitaire. Ses incessants voyages d’un bout à l’autre de cet « hexagone »qu’il a contribué à former, son dévouement jusqu’au bout à la monarchie,ont eu raison de sa santé devenue fragile avec l’âge. C’est un serviteurapprécié et estimé de Louis XIV – qui lui envoie le médecin du Dauphin– qui décède à 73 ans et dont les obsèques publiques se déroulent dès lesurlendemain en l’église Saint-Roch. Aussitôt après sa mort, les louangesd’un Fontenelle et de ses collaborateurs transforment sa vie en mythe etses actions en destin. Vauban n’est plus ; la légende déjà se forge.

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