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DE L’AMOUR ET DE L’AMBIGUÏTÉ ESQUISSE D’UNE ANTHROPOLOGIE DU CHANGEMENT CORPS ET AFFECTS : DE LA PEUR DE L’AUTRE 1 Tassadit YACINE In « Si tu m’aimes, guéris-moi » Le code kabyle de l’honneur associe l’homme au courage et la femme à la peur. La référence au code implique que l’homme assume totalement son statut : il est d’abord et avant tout un représentant implicitement et explicitement mandaté par son groupe 2 . Pour ce faire, il est contraint de « faire face » aux membres dominants de la société, mais aussi à ses dominés, dont font 1 . Version légèrement remaniée d’une contribution aux Actes du colloque Amours, phantasmes et sociétés dans les sociétés d’Afrique du Nord et du Sahara, tenu à Paris les 14, 15 et 16 juin 1989 à la Maison des sciences de l’homme, Paris, L’Harmattan, 1992. 2 . Au sujet de l’honneur kabyle cf. Bourdieu, P, Esquisse d’une théorie de la pratique, op. cit., pp. 13-41. 1

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DE L’AMOUR ET DE L’AMBIGUÏTÉ

ESQUISSE D’UNE ANTHROPOLOGIE DU CHANGEMENT

CORPS ET AFFECTS : DE LA PEUR DE L’AUTRE1

Tassadit YACINE

In « Si tu m’aimes, guéris-moi »

Le code kabyle de l’honneur associe l’homme au courage et la femme

à la peur. La référence au code implique que l’homme assume totalement

son statut : il est d’abord et avant tout un représentant implicitement et

explicitement mandaté par son groupe2. Pour ce faire, il est contraint de

« faire face » aux membres dominants de la société, mais aussi à ses

dominés, dont font partie les femmes. L’homme d’honneur (a&erdi) est un

homme courageux, libre par opposition à l’esclave, à la femme et à

l’enfant. Cette perception est si fortement intériorisée qu’on la retrouve y

compris dans les rituels : les modes d’exprimer la souffrance, l’impatience

et plus loin encore dans la façon même d’enterrer les « genres ». Les

hommes sont censés être plus courageux et donc capables d’affronter (au

sens de faire face : qabel) la mort et l’ange gardien dans la tombe : c’est la

1. Version légèrement remaniée d’une contribution aux Actes du colloque Amours,

phantasmes et sociétés dans les sociétés d’Afrique du Nord et du Sahara, tenu à Paris les 14,

15 et 16 juin 1989 à la Maison des sciences de l’homme, Paris, L’Harmattan, 1992. 2. Au sujet de l’honneur kabyle cf. Bourdieu, P, Esquisse d’une théorie de la pratique,

op. cit., pp. 13-41.

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Page 2: Web viewaffronter ou à les transcender, car elles éprouvent, dans leur for intérieur, plusieurs formes de peur, même si celles-ci se manifestent toujours sous le même

raison pour laquelle ont leur met une pierre sous la tête en guise d’étai alors

que les femmes ont la tête à même le sol ou inclinées vers l’arrière dans un

creux) parce qu’elles sont « peureuses » et ne peuvent faire face aux

épreuves du tombeau. 

L’homme est donc censé avoir banni toute forme de peur.

C’est précisément sous cet angle que nous nous sommes attachés à

l’étude de la peur dans les rapports entre les sexes et aux contextes dans

lesquels elle se manifeste. Il appert que les principales causes de ces peurs

(car elles sont multiples) sont suscitées par la confrontation avec le sexe

opposé. Mais nous est-il possible de comprendre les peurs compliquées

ressenties par les hommes (qui relèvent encore du tabou) sans en référer à

celles des femmes, elles, largement connues ?

La culture traditionnelle distingue en effet deux formes de peurs :

— la peur nécessaire, destinée à être transcendée par les protagonistes,

telle qu’elle se trouve condensée dans les rituels et souvent confondue avec

les épreuves de type initiatique ;

— la peur négative associée à la lâcheté, la couardise. Dans ce dernier

cas, la peur est certes vécue différemment, mais elle est d’autant plus

importante qu’elle engage les protagonistes et leur groupe.

En Afrique du Nord, ce sont les femmes qui sont particulièrement

préparées à entendre (et à admettre) qu’elles devraient avoir peur des

hommes (dke® fih lxuf, disent les femmes d’Alger). Avec l’expérience et la

distance que confèrent certaines mutations sociales et psychologiques, des

femmes intellectuelles sont particulièrement bien placées pour réfléchir sur

ces peurs ainsi que sur les moments où les femmes sont amenées à les

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affronter ou à les transcender, car elles éprouvent, dans leur for intérieur,

plusieurs formes de peur, même si celles-ci se manifestent toujours sous le

même visage. Ces peurs sont, quant au fond, plurielles. Il y a non

seulement celles qu’on ne peut occulter, étant pour ainsi dire,

« verbalisées », « admises », « réelles » en raison de la position sociale des

femmes3 ; mais aussi les autres, « refoulées ou non dites », liées à des

changements de statut, mais qui, elles aussi, ne sont pas étrangères à

l’identité des femmes4.

Dans cette étude5, il s’agira principalement d’analyser ce sentiment à

partir de situations observées ou relatées dans deux groupes différents : la

région des Bibans et celle des Iflissen l-Lebher (Kabylie maritime), où nous

avons été amenée à séjourner plusieurs années de suite. Même si ces deux

régions ont un fonds civilisationnel commun, il existe néanmoins des

différences culturelles liées à la géographie et à l’histoire et leurs

conséquences sur le mode de vie des hommes.

La région des Bibans, à cheval entre la montagne (berbérophone) et les

Hauts plateaux (arabophones), est une région rude qui a conservé nombre

de traditions anciennes dues au caractère religieux (conservateur) de son 3. Il ne s’agit nullement de répertorier ici les différentes formes de peurs ni les

conditions dans lesquelles elles se manifestent ; la psychanalyse a, de son point de vue,

apporté ses lumières. Le point de vue qui nous intéresse ici est d’ordre plutôt

anthropologique, malgré la présence de certaines références à la psychanalyse, ce qui montre

bien la rencontre possible dans un même champ d’investigation de deux disciplines

distinctes, somme toute complémentaires.4. La difficulté consiste ici à rendre objectif ce qui, par définition, incarne la

subjectivité. 5. Appelée à être développée dans un travail ultérieur.

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lignage. Elle se caractérise aussi par un taux d’analphabétisme élevé (en

français en particulier) et par une émigration tardive. La seconde, située

entre la montagne (Djurdjura) et la mer, est moins arabisée et relativement

plus francisée. En revanche, l’émigration y est plus précoce.

En partant de l’exemple des femmes, j’évoquerai dans une première

partie les peurs objectivement fondées relatives aux statuts sociaux, ou liées

à certaines situations déterminées (la nuit de noces par exemple),

auxquelles s’opposent les peurs supposées illégitimes, irrationnelles,

diffuses, en rapport étroit avec l’identité féminine profonde. Ces premières

observations — faites en milieu féminin et paysan — ont été comparées

avec d’autres réalisées en Haute Kabylie et dans l’Algérois, cette fois sur

une population de jeunes étudiants. Il est vrai que ce groupe de jeunes —

suivi pendant près de trois ans (1978-1981) — , donnait une image, à tout

le moins différente, voire opposée à celle de leurs pères dans la société

traditionnelle, mais, avec les années, on verra que ce n’était là

qu’apparence ; les longs entretiens ont révélé nombre d’ambiguïtés6.

Dans la deuxième partie de cette étude, nous tenterons de montrer les

situations — complexes, douloureuses, en raison d’un statut qui

précisément interdit aux hommes de vivre dans la peur, ou seulement de

l’évoquer — auxquelles ils sont pourtant confrontés en tant qu’hommes

(homo) et en tant que mâles (vir). Les causes latentes ou patentes de ces

peurs sont liées au désir nécessaire à l’épanouissement des hommes comme

à la crainte de perdre un statut ou à celle de perdre la virilité — au sens

6. Les conversations des étudiants portant sur l’intimité de leurs groupes n’ont été

possibles que grâce à une langue doublement étrangère : l’espagnol. Le rapport à la langue

étrangère a une fonction importante qu’il serait intéressant d’étudier.

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strict du terme. Contrairement aux peurs des femmes — que la culture

permet d’évoquer en raison de la domination qui s’exerce sur elles et

qu’elles vivent comme naturelles —, les peurs des hommes seront plus

difficiles à étudier en raison du jeu des apparences consistant à cacher et à

nier cette part de leur subjectivité. Ce qui est dit par la médiation d’une

langue étrangère avec les étudiants — comme pour rendre moindres ses

effets — sera dit aussi par la médiation d’une autre voix (celle des

dominées complètement déniée par le système). Ce sont en effet les

femmes, confrontées à la prise en charge de leurs hommes, qui rendent

compte de la situation de leurs compagnons en désarroi.

LES PEURS FEMININES

REPRESENTATION SOCIALE DES DOMINÉS

On trouve dans la culture kabyle une distinction mythico-rituelle

clairement établie des deux univers masculin/féminin présentés tantôt de

façon antagonique, tantôt de façon complémentaire. Cette distinction

renvoie à une vision symbolique du monde profondément intériorisée par

les hommes qui la reproduisent sans avoir à la penser. Ces schèmes sont

inscrits dans les réalités des hommes (la position du corps, la tenue, la

démarche, etc.) mais aussi dans leur imaginaire : l’un et l’autre vont

vraisemblablement de pair, comme vont de pair les concepts antithétiques

de bonté/ruse, vérité/mensonge (nneyya/tiÌerci, lekdeb/tideÇ), qui ne sont

rien d’autre que des critères d’évaluation d’une éthique. L’espace dans la

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société kabyle est lui-même structuré en fonction des pôles masculin et

féminin7.

La culture kabyle est donc marquée par des mythes, des rites où les

deux sexes se croisent en permanence, y compris dans des situations

conflictuelles. Conflits générateurs de discorde mais surtout créateurs des

jeux du désir. Le désir-interdit est sans cesse présent par son inscription

même dans le quotidien : le langage (direct, indirect), les silences, les

regards, les gestes, les décors, les tatouages, la nourriture (le piquant et le

salé), etc. N’est-ce donc pas autour de l’incitation (et de l’excitation), voire

de l’invitation à l’amour que la peur trouve sa raison d’être ? Il faudrait

alors multiplier les occasions où la peur se manifeste pour maintenir en

éveil un désir que les situations sociales tentent, dans la pratique,

d’anéantir. Mais, quelles que soient les précautions prises pour éviter toute

généralisation abusive, les premières hypothèses qui s’imposent à nous sont

les suivantes : les peurs évoquées par les femmes (exprimées certes

différemment) sont fondamentalement liées au sexe de l’homme,

générateur à la fois de désir et de désordre social. Aussi les femmes, en tant

que femmes et surtout en tant que groupes dominés, tentent-elles de

s’organiser pour barrer la route au mâle à coups de rituels, formules

magiques et à l’aide d’une éducation explicitement orientée vers cette fin.

Ce défi peut être un jeu dans l’enfance, mais il n’est pas sans conséquence

au niveau de la psychologie féminine. Bien des femmes ayant intériorisé

certaines mises en garde restent inhibées ad vitam aeternam dans leur

7. Cf. Bourdieu, P., Esquisse d’une théorie de la pratique, op. cit., pp. 45-69.

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relation avec l’autre. Ces peurs s’expriment notamment dans trois moments

clés.

La perte du statut

Les peurs féminines sont grandes, dit-on ; en témoignent les différents

termes qui les désignent : lxuf, lhibba, rrehba, agwad, tugda. Le pluriel est

utilisé à dessein car la peur est multidimensionnelle. D’emblée plusieurs

questions se posent : qui les femmes craignent-elles ? Et pourquoi ? Les

femmes craignent les hommes parce qu’elles ont été élevées dans la crainte

de leur propre père (ou du frère, de l’oncle). La relation de la petite fille à

l’homme est celle d’un protégé à son protecteur. Les hommes de la tribu

(de la famille) sont les garants de la vie et de la survie du groupe. Ce sont

symboliquement des armes (des fusils8) qui défendent la terre, mais aussi et

surtout les valeurs de la terre. Le chef de famille, appelé ®®asÙ lmal, le

capital (litt. la tête du capital) ou bab n wexxam, maître des lieux (litt. de la

maison), prend en charge la vie de ses membres. Les hommes, en général,

et ceux qui sont dotés d’un statut élevé, en particulier, sont considérés

comme des investissements à préserver9. Une femme du village des At Sidi 8. Expression que l’on retrouve également chez les Canariens de l’Ile de Ténérife où

l’on dit d’un homme « estar de carabina » (litt. « être de carabine », en réalité servir de fusil)

pour dire accompagner les femmes pour les protéger des autres hommes.9. Na Ouardia (une femme kabyle âgée de 50 ans) nous dit un jour ceci  : « mon neveu

(le fils du frère) m’a proposé de prendre ma part d’héritage » (dans la tradition kabyle, les

femmes n’héritent pas, mais dans ce groupe il y a des entorses à la tradition. Le père de Na

Ouardia a décidé de donner des parcelles à ses filles). En reconnaissant le geste du grand-

père, la proposition du neveu passe pour une faveur en ce qu’il est supposé ici être le

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Braham, bouleversée après que son mari eut échappé à la mort dans un

accident de voiture, bien que séparée de son époux, rappelait cette

expression largement connue, représentative de tout un univers social : « Si

mon époux meurt, c’est le pain de mes enfants qui meurt avec lui ».

L’épouse considère son époux comme un capital vivant. Aussi les femmes,

filles, sœurs ou épouses, sont-elles vouées à servir les hommes parce

qu’elles sont statutairement défavorisées, et les rapports entretenus

rappellent (à quelque différence près – bien sûr – lorsque la relation

affective est absente) les rapports dits de clientélisme dans l’univers de

l’économie ou, de façon plus large, dans celui de la politique. La crainte de

l’homme, tantôt chef, tantôt combattant, reste présente dans l’imaginaire de

la petite fille. Ces rapports entretenus par le groupe, largement déterminés

par la culture, sont à l’origine d’un pacte tacite liant à vie la jeune femme à

sa famille. Ce pacte consiste ici à s’honorer en honorant les agnats. Elle se

trouve responsable de l’honneur des siens (appelé aussi tacbaÌt : le beau)

qu’elle doit sauvegarder et transmettre dans son groupe d’adoption, où elle

continue d’assurer les fonctions de représentation10. À son mariage, elle ne

fait donc que déplacer les pôles de l’affection et du sens de l’honneur : de

l’ici (sa famille) vers l’ailleurs (la famille de l’époux). Cet ailleurs, au

représentant de son père décédé (le frère de la tante). Consciente de la dévaluation de la terre

et du détournement des lois orales par les hommes elle a répondu ceci  : « Alors j’ai dit non.

Je ne veux pas d’une part de caillou, de pierre... Une terre qui ne rapporte rien maintenant...

J’ai dit à mon neveu : “ma part c’est toi, si tu es décidé à me prendre en charge quand j’en

aurai besoin, je me dirai alors que j’ai une part, D ke© i d lÌeq-iw ”» (litt. « c’est toi mon

droit »). 10. En cas de conflit avec le mari ou la belle-famille, les parents (mâles) interviennent

pour régler le différend, fût-il d’ordre intime.

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départ étranger, devient partie intégrante de soi : car c’est là sa maison

définitive (axxam n sseÌ, axxam n lebda, expression significative qui

désigne aussi la tombe) où elle est amenée à conquérir en permanence un

statut en s’adaptant aux exigences du contexte familial. Après l’avoir

conquis, elle doit veiller à son maintien en se rangeant du côté de la règle

et, parfois, en faisant même de l’excès de zèle. En retour, la famille

d’accueil se porte en principe garante de l’avenir de la bru. Ce placement

(au double sens du terme) comporte un double enjeu : assurer ses

« arrières » et son avenir. La peur que les femmes ont des hommes paraît

alors légitime parce qu’elles sont dépendantes, à telle enseigne que la vie

sans les hommes paraît impossible. Il est cependant illusoire de croire que

le mariage est une alliance de deux êtres ; il est surtout un ajustement de

deux dispositions. C’est dans la confrontation de la femme avec l’homme et

de l’homme avec la femme que l’on peut constater le décalage entre le code

social et la réalité vécue par les protagonistes. C’est au moment d’affronter

l’homme (au sens de mâle) que les femmes parlent de peur.

La rencontre du mâle

Cette peur, bien qu’irrationnelle par certains côtés, se traduit aussi par

un acte physique concret, c’est-à-dire la perte d’un statut, symbole de

pureté, de jeunesse, perte vécue comme une agression contre le corps,

d’autant que certaines n’ont jamais vu le corps d’un homme et que très

souvent on les marie à des inconnus. La peur exprimée par les femmes est

d’abord liée à l’aspect physique du sexe masculin souvent stigmatisé. Le

9

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sexe masculin est representé comme : un épieu (tagust, igig), une hache

(acaqqur), un couteau (ajenwi), un fuseau (îz∂i)… Les testicules sont des

outres à baratter le lait, des oignons ou des citrouilles. Les poils sont des

épines, des ronces, des aiguilles de porc-épic ou de hérisson. Le sexe

masculin est parfois désigné par un bec d’oiseau ou par un animal, l’animal

le plus évoqué étant le serpent. Outre ces caractéristiques physiques

grossies, les femmes parlent aussi des effets de ces instruments sur leur

propre corps. Elles ont souvent peur d’être « cassées » (afellaq, ta®uzi,

aclax, acerreg, a††erbeg)… Elles sont impressionnées par les dimensions

(ged lÌeyya en arabe : une chose énorme, annect l-leqha® en kabyle :

« aussi grand qu’une catastrophe »,). Elles évoquent cette « chose » qui

gonfle11, appelée significativement gros boudin (ambul pour dire gros

pénis, alors que tambult au féminin est mis pour vessie et, par extension,

ballon que l’on gonfle. Une femme âgée (80 ans), se rappelant sa première

expérience sexuelle, déclare :

« J’ai été prise de panique quand j’ai vu ça : je me suis dit : où ça va aller ? Ça ne va

pas entrer en moi ? »

Et ce n’est pas par hasard qu’en certains endroits (dans le Moyen

Atlas) la jeune fille (vierge) est significativement appelée : la craintive, la

peureuse (tameggwe†).

Il s’avère malaisé de faire la part entre la peur réelle des femmes et les

échos de la peur telle qu’elle est entretenue par le groupe et qui relève de

11. Cf. Bourdieu, P., « La domination masculine », Actes de la recherche en science

sociales, 84, 1990, pp. 2-31.

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présupposés communs à l’ensemble de la Méditerranée. Cependant, ces

images, même sous forme de stéréotypes, finissent par marquer certaines

femmes (celles qui incarnent la féminité et la perception de la féminité), si

bien qu’on les retrouve dans la littérature écrite. Il suffit de parcourir les

récits de femmes (celles de cette première génération et qui ont payé le prix

fort de leur libération) pour constater la force de leur empreinte. Taos

Amrouche, encline à percevoir autrement la relation sexuelle, en raison de

la singularité de son parcours, est, pourtant, restée fondamentalement

kabyle lorsqu’il s’agit de la relation avec l’autre sexe :

« […] C’est bien à mes fiançailles […] qu’il faut arriver pour toucher le point où toute

ma vie de femme s’est trouvée mal orientée. Ah, que ne m’a-t-il pénétrée durement ; que ne

m’a-t-il fendue comme le soc la terre ! […] Au lieu de respecter en moi le tabou de la

virginité, que n’a-t-il planté droit son épieu, que ne m’a-t-il clouée au sol et dominée !

[…]12. »

L’auteur ne mentionne pas la peur que son héroïne éprouve mais c’est

son compagnon qui le dit :

12. Amrouche, T., L’Amant imaginaire, Paris, Morel, 1975, pp. 28-29 ; plus loin, elle

ajoute :

« Tout en lisant, j’ouvrais des parenthèses pour éclairer ce qui n’était mentionné dans

cette vue d’ensemble que sous une forme allusive : notamment l’épisode de Robert et de la

jambe que j’ai eu l’impression d’offrir en holocauste, tandis que cet être considéré comme

mon fiancé depuis quatre ans essayait de me prendre, moi qui étais comme sous l’effet d’un

anesthésique. (Cet acte de suprême délivrance devenir l’équivalent d’une amputation, n’est-

ce pas terrible ? Quand donc l’amour cessera-t-il de m’apparaître sous l’angle du sacrifice ?

[...] », p. 148.

11

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« C’est toujours sous le signe de la peur, de la hâte et du drame que cela s’est fait.[...]

vous ne parlez que de clou planté, d’épieu, de couteau...13 »

Dès lors, comment peut-on demander aux femmes traditionnelles,

coupées de l’univers masculin, de passer sans transition d’un état à l’autre,

de la résistance à l’acceptation, d’être ainsi disposées à accepter

l’innommable, le tabou, comme si, par enchantement, la légitimation des

rapports sexuels par la consécration sociale avait pour vertu de transformer

la haine en amour, l’illicite en licite, l’interdit en permis. La veille encore,

les femmes risquaient la mort (au sens figuré et dans certains cas au sens

propre) si elles franchissaient la barrière (tilist, tilisa) de l’interdit. Les

femmes vivent leur situation statutaire de dominé aggravée du fait qu’elles

savent, par ailleurs, qu’elles constituent pour les hommes un objet de désir,

car elles ont intériorisé le sentiment qu’elles sont les proies de ces

« prédateurs », de ces « charognards », de ces « chiens », de ces « chevaux

débridés », de ces « boucs ». Il leur revient alors de déployer une stratégie

de défense pour préserver ce qu’elles considèrent comme un capital : on dit

d’une fille non vierge qu’elle est vide par opposition aux autres censées être

pleines à l’image des noix14. Jusqu’à leur mariage, elles vivent dans

13. Ibid., p. 149. Ce passage attribue le beau rôle à Marcel Arrens (un grand homme,

selon l’expression de l’auteur). Marcel Arrens est écrivain. Il semble dominer la situation. Il

parle volontiers des rapports physiques, comme dans cet extrait, mais là où la peur de cet

homme se manifeste, c’est dans les rapports affectifs. Marcel Arrens après avoir conquis

(sentimentalement) Aména, refuse d’aller au-delà, car il craint pour sa carrière et a peur en

raison de son âge. Il a vingt ans de plus qu’elle.14. Dans le plat où l’on mouille le henné au cours des cérémonies de mariage on met

des noix. Les noix (tout comme les grenades) sont utilisées comme symbole de bon ou de

12

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l’angoisse de perdre leur vertu (qu’illustre la virginité) garante de leur

entrée, inaugurale et augurale, dans le temple de leur nouvelle vie15. C’est

pourquoi les jeunes filles sortent souvent accompagnées par une personne

âgée (une vieille femme) et se rendent en groupe à la fontaine ou aux

champs. « Les champs (l’extérieur) ne sont jamais vides, dit le proverbe,

bien naïfs sont ceux qui croient qu’ils le sont ». Ou bien : « Qui vit dans la

forêt ? Le sanglier qui sent mauvais et qui saccage tout (la culture) sur son

passage. » Sont sangliers (ilfan) les hommes vils, sans honneur. Pour inciter

les filles à la réticence (et à la résistance), on leur enseigne alors que « les

mouches ne pénétrent que les bouches ouvertes (sont mouches les hommes)

ou ne sont brisées que les branches fragiles ». Cette référence à l’homme

traître inspirant la méfiance est aussi présente dans les chants féminins :

« Est bien naïve (litt. vide) celle qui se fie à l’homme ».

On retrouve ces mêmes préventions chez les At Abbas comme les

arabophones où il est dit :

mauvais augure : la prospérité (le plein) la ruine (le vide).15

. L’attachement à la virginité (et au tabou de cette dernière) est loin d’être spécifique

à cette région du monde. Ainsi Freud (pour son époque déjà) s’était appuyé sur les travaux

d’anthropologues tels que Crawley Havelock-Ellis et d’autres encore pour avancer l’idée

que le tabou de la virginité était connu de nombreuses populations Cf. Eléments de la vie

sexuelle, Paris, Presses universitaires de France, 1969, pp. 66-68. La peur de la femme

vierge est si important que le groupe recourt à un homme (un ancien, un homme dominant

du groupe, chef) pour déflorer la jeune fille. Jean Servier dans ses Portes de l’année a

rapporté des pratiques similaires dans l’Oranie. J’ai moi-même entendu parler de cette

pratique (aujourd’hui entièrement tue) dans le Titteri où l’usage local voulait que la jeune

fiancée soit déflorée par le caïd.

13

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« [En l’homme] La femme ne trouve (mis pour n’épouse)

Ni frère, ni père

Mais un ennemi16 »

Averties, les femmes dressent des barrières psychologiques entre elles

et leurs partenaires. Ainsi disent-elles :

« Il ne faut jamais [lui]déclarer son amour

dévoiler ses secrets

Et procurer du plaisir [à satiété] 17. »

Ce dicton révèle que les femmes ont ici ce que l’on pourrait appeler

une « conscience de sexe » (même si elles ne possèdent pas les instruments

intellectuels nécessaires pour le formuler) et qu’elles réagissent par la

défensive sur le seul terrain où elles ont apparemment un peu d’initiative.

Une injonction en apparence plus catégorique que les dictons précédents

illustre l’attitude spécifique du dominé (à tout le moins paradoxale) qui, à

défaut de domestiquer le dominant, tente de le mépriser :

« [L’homme est un chien] / Qu’il faut traiter comme tel. »

16. Makac li hdat buha

wala huha

Ila li xdat ‘duha17. : Rafiel ma twarillu hubb-ek

Ma twarillu serr-ek

Ma tcebb&ih men zerr-ek

14

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C’est sans doute dans l’éducation donnée par les mères aux filles que

l’on peut observer la force de cette peur et de son empreinte psychologique.

Des mères (elles sont rares, il est vrai) vont jusqu’à bannir la jouissance

chez les petites filles en frottant de piment leurs parties génitales. Ne voit-

on pas là la volonté de tuer le désir quand la société n’est plus en mesure de

le contrôler ? Le premier souci des mères (ayant elles-mêmes intériorisé

l’interdit sexuel) consiste à amener leurs filles à se mettre absolument du

côté de la règle. Il semble plus simple alors d’éradiquer la tentation : ici

remplacer le plaisir (doux) par son contraire (piquant). Les mères par ce

geste pratiquent une excision symbolique dans une culture où l’excision est

inconnue. Les plus sensibles des jeunes filles, traumatisées dès l’enfance,

affrontent difficilement le premier contact physique symbolisant un (ou

parfois le) tournant important de leur vie, dans une configuration mentale

où le mariage est perçu comme un moment privilégié de l’existence18.

La crainte de perdre une identité

Il y a la peur de l’acte sexuel, la peur du regard social, mais plus que

cette épreuve, il y a la perte de soi. C’est lors du mariage que les femmes

ressentent concrètement cette fission de leur identité. Certes le mariage est

perçu et vécu comme un contrat social, mais il est loin de n’être que cela.

C’est en effet lors de cette nuit, dite significativement « première nuit »,

18. La fonction du piment (piquant) dans les rituels est en réalité bivalente : il donne en

même temps la vie et la mort. N’est-ce pas là aussi le cas extrême de la jouissance où le

plaisir est lui-même teinté de douleur ? Les Kabyles disent aussi que les seins des femmes

sont piquants, épicés (tibbucin-is d ifelfel, déclare le grand poète kabyle Si Mohand).

15

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comme si c’était la première nuit de la vie (i∂ amezwaru), que s’effectue le

passage d’un stade à un autre : de l’adolescence à l’âge adulte.

Symboliquement, le protagoniste meurt à sa vie antérieure pour renaître à

une autre. Il est encore des régions où certaines formules, tout empreintes

de rituels et de sacré, annoncent cette nouvelle naissance. À Iflissen l-

Lebher, c’est la mère de la jeune mariée qui simule un accouchement le

jour du départ de la jeune fille vers son domicile conjugal. La mère se met

debout sur une chaise en étendant sa jambe droite qui prend appui sur le

battant de la porte. La jeune fille passe sept fois par-dessous la jambe.

Pendant que la jeune fille assure son passage de l’intérieur vers l’extérieur

en enjambant le seuil (amna®), la mère dit :

« C’est aujourd’hui que tu viens au monde ».

Et à la jeune mariée de répondre :

« Oui c’est aujourd’hui que je nais19 . »

Une jeune fille (18 ans, classe de terminale, d’origine paysanne et

faisant partie de la toute première génération de filles scolarisées), contente

de se marier, écrit à son amie, exprimant ici en français ce qui est

sédimenté dans les rituels :

19. Rituel que l’on retrouve également en Oranie. Mohammed B. m’a appris que dans

sa région ce sont les jeunes mariés (garçons) qui doivent passer sous les jupons de la mère.

Cette dernière restitue en quelque sorte la scène primitive de l’accouchement en disant à son

fils : « c’est par là que tu es sorti (son utérus) et par là tu vas entrer  ». Ces mots

« magiques » permettent de lever l’obstacle psychique dont parle Freud.

16

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« Je m’en vais. Pour ne point revenir. Pour ne point te revoir. Pour mettre fin à cette

vie et en commencer une autre. Une vie qui sera bien différente de celle-ci. Je vais te quitter

et je retrouverai sans doute une autre fille en toi aussi. » Une joie qui, cependant, cache des

craintes, car, plus loin, elle ajoute ceci : « Ce milieu que je quitte a un certain charme que je

ne trouverai pas par ailleurs ».

L’avenir ne démentira pas ses craintes car la jeune fille aura à regretter

ce mariage où, semble-t-il, elle a perdu son identité puisque sa belle-famille

lui interdisait de parler sa langue (le kabyle) :

« Tu sais, je n’arrive plus à me reconnaître. Je ne sais plus qui je suis, ni ce que je

vaux. »

La fin de la phrase montre que la jeune fille est sûre de subir une telle

transformation dont les effets se répercuteront sur l’entourage au point de le

transformer.

Cet exemple, choisi à dessein parmi beaucoup d’autres, montre que le

mariage est considéré comme une nouvelle étape de l’existence qu’il s’agit

alors de prendre en compte en raison des difficultés du passage (mort-

renaissance) et des risques encourus. Aussi prépare-t-on les hommes à être

puissants et les femmes à accepter leur nouvelle condition, il est vrai, peu

confortable. En effet, les jeunes filles, outre la peur légitime ressentie

communément, peur de l’inconnu (au double sens du terme), éprouvent une

angoisse profonde dont les origines se trouvent ailleurs. À cause de cette

confrontation avec l’homme (désigné par le groupe comme l’époux), la

jeune femme doit affronter les contradictions sociales et les siennes

17

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propres. Face à son dominant-protecteur, elle doit dans le même temps

s’effacer et exister. Elle devra être elle-même en même temps que la

femme de l’autre. Préparée à cette transhumance existentielle, elle

s’ingénie alors à la tolérance et à la malléabilité. En dehors de cette épreuve

qui affecte son intégrité physique – elle était taqcict (jeune fille), elle

devient tame††ut (femme) –, la femme, par là même, perd son identité

originelle féminine-féminine pour devenir féminine-masculine. Ces

femmes sont désormais les femmes de leurs hommes ou entrent dans la vie

de leurs hommes (tekcem deg yiri n wergaz), pénétrées du souffle, de l’âme

de l’homme, de son odeur20 (rriÌa n wergaz). La légende va jusqu’à

attribuer un pouvoir de transformation extraordinaire au mariage : sept

haches forgent, polissent, travaillent (littéralement) la femme supposée

sauvage, en friche comme la terre. Associée à la terre vierge ou à la nature

sauvage, la femme est donc dès la naissance vouée à une véritable

transformation. Pour ce faire, elle arrive avec une virginité physique,

désirée certes, mais l’autre virginité, celle de l’esprit, n’est-elle pas plus

désirée encore ? Il appartient alors à l’époux et à la famille de l’époux de

lui donner une nouvelle éducation (cf. « La Fille des langes »21), de la

forger selon leurs traditions. Taos Amrouche, une de fois plus, évoque avec

20. L’acte sexuel se caractérise, dit-on, par une « odeur » spécifique dont la présence est

pléthoriquement signalée dans les contes. L’ogresse a le pouvoir de sentir la présence de

l’homme venu ravir sa fille. On dit aussi que les maris sentent toujours la présence de

l’amant de leur femme. Dans le langage populaire, pour avoir le statut d’homme (argaz,

rajel), on dit qu’il faut avoir une yes&a rriÌa n wergaz, ou rriÌa n tirrugza, ou une odeur de

virilité.21. Texte oral, inédit.

18

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force non seulement l’empreinte masculine sur son corps mais également

cette autre cicatrice, elle, indélébile sur son esprit :

« Quand je songe à mon initiation amoureuse, je revois toutes les étapes parcourues

avec les hommes qui m’aidèrent à me reprendre ou au contraire à me perdre. Remontant

ainsi le cours du temps, j’en arrive toujours à Robert que je dénonce comme responsable de

l’obsession la plus tenace dont j’aie souffert, car tout ce que je savais des gestes et des rites

de l’amour, je le devais à ce lâche, à ce vaurien qui m’avait modelée à sa convenance,

comme de la cire vierge. Or cette forme qu’il m’avait donnée, était-elle normale et juste ?

N’avais-je pas été faussée ? Qui dira la hantise de se sentir marquée par un initiateur avec

lequel on a rompu et qui ne vous inspire qu’aversion et mépris ? J’exécrais ce sceau imprimé

en moi par lui [...] » 22

La peur de mourir à soi-même trouve alors pleinement sa justification

dans le lexique.

Les verbes tels que « modeler », « soigner », « éduquer », « élever »,

« tailler », employés par les hommes attestent de ces rapports d’inégalité

qui ne sont jamais présentés comme tels. Tout en valorisant la domination

masculine, le groupe la dénie, y compris les agents qui la subissent. Les

femmes en épousant les maris épousent du même coup leur culture et sont

souvent contentes de subir cette transformation statutaire qui, malgré les

appréhensions, n’est pas vécue (dans tous les cas) sur le mode de la mort

mais aussi sur le mode d’une vie après l’épreuve de cette mort symbolique.

Certains de ces faits sont certes évoqués par des ethnographes (hommes en

particulier), marqués par la période coloniale proclamant la distance

nécessaire, mais notre analyse s’inscrit dans un registre tout autre : il s’agit

22. Amrouche, T., L’Amant imaginaire, Paris , Morel, 1975, op., cit., p. 324.

19

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d’expériences vécues par des personnes que nous avons connues et suivies

pendant plusieurs années. Nous avons, en particulier, essayé d’aider des

femmes à traverser ce passage difficile. Ce qui semble accessible dans

l’univers des femmes est relativement plus complexe lorsqu’il s’agit de

pénétrer l’univers des hommes. On comprendra dès lors qu’il soit difficile

de décrire avec justesse les peurs volontairement tues des hommes.

Comment évoquer ce phénomène sans mettre en question l’ordre social ?

Que se passe-t-il lorsque la société doit affronter la défaillance de ceux-là

mêmes qu’elle a désignés comme ses piliers, ses décideurs, sans l’associer

à une inversion symbolique du monde et du sens du monde ? Ne dit-on pas

alors que le haut devient le bas (aqelmun er idaren) ou que le masculin est

devenu féminin23 ?

Ce sont donc les conséquences de ces situations sur la vision des

dominants et des dominés qui poussent au silence, au refoulement, à la

honte de soi. C’est aussi parce que les femmes sont chargées de prendre en

compte (et en charge) ces défaillances qu’une fois de plus leur point de vue

est indispensable pour la compréhension du phénomène. Comment se taire

quand des êtres se résignent à une mort lente ? Comment assister à ces

suicides absurdes sans devenir soi-même alliée ou ennemie ? Les femmes

impliquées dans ce combat pour la vie convertissent leur statut de dominé

en position privilégiée : elles deviennent, par la force des choses, des

membres actifs de la société, compensant ainsi la passivité accidentelle des

hommes. La voix des jeunes gens nous a également été précieuse, car c’est

23. Cf. le mythe « Sidna Sliman et sa femme », rapporté dans Awal. Cahiers d’études

berbères, 5, 1989. pp. 137-140, où il est clairement indiqué comment les hommes peuvent

être déclassés, devenir des femmes pour avoir écouté les conseils de leurs femmes.

20

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l’une des rares fois (à notre connaissance) où des hommes de ces sociétés

s’expriment sur l’essence même de ce qui constitue leur supériorité : leur

sexe.

LES PEURS MASCULINES OU LA REPRÉSENTATION SOCIALE

DES DOMINANTS

Contrairement à l’opinion commune, les hommes parcourent eux aussi

une trajectoire complexe. Trajectoire ponctuée d’embûches, d’entraves, peu

ou mal connues car leur statut les oblige à les taire. On peut signaler trois

types de peur :

— la peur du risque de l’amour-passion, lequel peut entraîner

l’exclusion de la vie sociale ;

— la peur de ne pas pouvoir être à la hauteur de ce que la société

attend. Dans ce dernier exemple, on peut distinguer deux angoisses

imbriquées, l’une confortant l’autre ;

— la peur de ne pas être un homme accompli (argaz, rajel) en

échouant lors de sa nuit de noces, qui représente un rite de passage où la

virilité de l’homme doit être publiquement attestée, et, celle liée à

l’impuissance « secondaire » (ou à la stérilité) et ses effets sur la vie

sociale.

Contrairement aux femmes, les hommes sont l’objet d’attentions

multiples, d’investissement de la part de la société. Ils incarnent le pouvoir,

21

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la puissance. Mais il est vain de croire qu’il suffit de naître homme pour

prétendre au pouvoir. L’homme doit sans cesse aller à la conquête de son

statut. Une fois ce premier objectif atteint, il est amené à déployer de

nouveaux efforts pour s’y maintenir. La société attribue donc des

privilèges, mais en retour ne s’ingénie-t-elle pas à inventer continûment des

jeux, en vérité des pièges, qu’elle tend à ses hommes ?

Ainsi, à l’image dévalorisée de la femme par rapport à l’époux (et à la

famille de l’époux), elle en oppose une autre, valorisante et hypertrophiée,

celle de l’homme incarnant le modèle achevé de la réussite sociale où

pouvoir et savoir sont intimement liés. Citons brièvement ces différentes

épreuves qui sont au principe des structures mentales des hommes. Ces

épreuves sédimentées dans les rituels consistent à distinguer dans une

masse homogène, indifférenciée, les hommes-hommes, vrais – les hommes

d’honneur (at le&rad, at nnif), les hommes vaillants (lquraÌ) qui excellent

dans la rigueur du code de l’honneur (ayant le goût du panache, at tfentazit)

–, des hommes-ombres (lexyal), des hommes-femmes complètement

dévirilisés (dits épouvantails), traînant au coin du feu (nig lkanun). Ce type

d’homme est comparé au chat des soupentes, ou pis, à une poule couvant

ses œufs. Ce sont les mères — ayant elles-mêmes intériorisé les modes de

domination — qui vont participer activement à l’élévation du statut de leurs

jeunes garçons et les préparer au pouvoir. Ne peuvent prétendre à la

domination que ceux qui sont supposés en mesure de bannir la peur. Cette

peur non dite est clairement exprimée dans les rites. On ne donne pas à

manger aux petits garçons des abats de volaille, en particulier le foie de la

22

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poule24. Sinon, dit-on, les petits garçons risqueraient de devenir peureux

comme des poules25. Les mères font porter aux garçons des petits couteaux

accrochés à leur chéchia ou à leur gandoura symbolisant ainsi la lutte (ad

yewwet uzzal) qu’ils devront mener plus tard. D’autres rites – comme

l’achat d’une tête de bœuf (signifiant le désir d’être une tête, un chef) lors

de la première sortie du garçon au marché, ou le jour de la rupture du jeûne

(où le jeune garçon mange sur le toit pour dominer, il doit voir tout le

village et, dans le même temps, être vu) – montrent clairement que la

société prépare l’homme au pouvoir, à gouverner, et en particulier à

dominer les femmes. Un autre rite d’initiation (recueilli à At Bouaddou)

associe la maturité à la capacité qu’a un homme de jeûner, c’est-à-dire

d’être en pleine possession de la maîtrise de soi. Après des périodes de

jeûne (trente jours à chaque fois) observées durant deux années successives

de jeûne, le candidat est autorisé à prendre une herminette et à commander

aux femmes, en les suivant lorsqu’elles se rendent aux champs. Ces

épreuves transcendées autorisent le garçon (aqcic) à devenir un homme

(argaz) et à siéger à l’assemblée (tajmaât). D’autres rites montrent

l’importance du sexe masculin, en particulier lors de la circoncision. La

24. Celui du lapin non plus. Le lapin est opposé au lion. Le premier est connu pour sa

pusillanimité, l’autre pour son courage. Dans certaines régions du Maroc les mères qui

allaitent ne doivent pas non plus en manger. 25. Il apparaît que le terme de poule soit largement associé aux femmes. Pour cette

raison, d’une femme désinvolte, il est coutume de dire ceci : Ç-Çafruxt, Ç-Ç-afruxt, ma

turew Ç-Çayazi†. Jeune fille, il est naturel qu’une femme soit inconsciente, mais quand elle

est mariée (ou lorsqu’elle a des responsabilités, des enfants) elle devient poule (mère). Dans

d’autres parlers berbères (en chaoui, en rifain et dans certains parlers chleuhs), le terme

tafruxt désigne la jeune fille.

23

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circoncision constitue en elle-même un rite d’initiation où l’on retrouve le

cycle de vie/mort/renaissance. Mort symbolique de la féminité chez le

garçon avec la séparation du monde féminin et des attributs de la féminité

(coiffure, sortie de la maison). La sortie des jupons de la mère appelés

ijerbuben26 (les haillons), abru& (le bas de la robe qui traîne), ijife® (pan

inférieur ou latéral, en général mal taillé, dépassant de partout), ce qui

tombe ne va pas sans évoquer tacerbubt : le prépuce (ce qui pend, inutile,

informe) dont il devra se séparer27. Ces pratiques montrent qu’il s’agit de

rites de consécration. L’exercice de cette domination masculine est justifié

par la biologie, par cet organe qui fait de l’homme ce qu’il est (c’est-à-dire

un être supérieur, supériorité largement reconnue par le sexe différent28).

Mais, en retour, il doit honorer son sexe en étant digne, en étant à la hauteur

de cette tâche hautement valorisante et valorisée.

Plus que les femmes, les hommes sont, quant au fond, sévèrement

jugés, jaugés. Ils sont aussi partagés entre deux univers : le monde extérieur

26. Dans le langage courant, ajerbub est associé à acerbub (litt. une chair informe, sans

vigueur, sans consistance, c’est aussi le sexe masculin). Acerbub est au sexe masculin ce que

l’ace®mi∂ est au sexe féminin.27. Bien que les termes qui désignent le prépuce soient négatifs, l’usage qui est réservé

à ce morceau de chair sans vie est hautement symbolique. Après la circoncision, le prépuce

est recueilli dans un grand plat contenant de la terre que les femmes portent sur la tête pour

se rendre, en chantant les louanges du jeune circoncis, au tombeau de l’ancêtre éponyme (At

Sidi Braham). Dans d’autres endroits, le prépuce est conservé dans un roseau que l’on

accroche à la poutre centrale (asalas, ajgu) de la maison, ou — comme tout ce qui est voué à

la reproduction, à la pérennité — est enterré entre les limites des champs (Ighil Ali, Iflissen).28. Pour s’en convaincre, il suffit de voir les mères embrasser le sexe de leur bébé mâle.

Le sexe du petit garçon est souvent appelé datte.

24

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et le monde de l’intimité. C’est à l’extérieur que se déroule le principal de

leur activité : le fait de se réunir est fondamentalement lié à leur identité,

car c’est là que sont reconnus les filiations, les titres, les statuts... La place

publique est un lieu ouvert, une véritable mémoire où les actions de la

famille, de la lignée et même de la tribu sont consignées, afin d’être

affichées publiquement et offertes à la louange ou à la sanction. L’identité

officielle des hommes en tant qu’agents sociaux est inscrite sur les dalles de

l’assemblée (mkul abla∂ t-taÌkayt), comme elle l’est dans la mémoire de

tous les hommes en âge de siéger (yeÇÇ$iman : litt. qui s’asseoient). Ayant

intériorisé les modes de fonctionnement ancestraux, les hommes passent

une grande part de leur existence à rivaliser pour la détention du capital

symbolique.

La perte d’un statut social

Mais cette identité, certes nécessaire, est loin d’être suffisante ; car

l’homme continue d’assurer les fonctions de représentation au sein de son

propre groupe familial. C’est face à des situations complexes marquant un

moment charnière de sa vie qu’il va se rendre compte de son degré

d’emprisonnement dans un jeu social. Pour conserver cette position

d’homme-homme, il doit bannir l’amour-passion, d’où cette première peur

de la femme, présentée et représentée comme une montagne de feu :

« En chaque femme sommeille un volcan

D’où la flamme parle d’elle-même

Elle est racine de la perdition » 

25

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ou, comme il est précisé dans les izlan 29 :

« Mon cœur à qui je donne un vigile

Pour t’éloigner des précipices

Fuis le commerce des femmes

Si tu es un pur Kabyle

Il en cuira à ceux qu’elles séduisent

Il mourra avant son heure30 »

La pire des situations serait alors de vivre dans une dépendance

affective, avouée ou non :

« Tout ce qui à mon cœur est cher

C’est par ton nom que je l’appelle »

déclare le poète kabyle Aït Menguellat. C’est précisément ce que

redoutent les groupes. Un homme passionnément amoureux cesse, au

regard de la doxa, d’être un homme. Il est associé à la femme aimée. Il perd

son identité, absorbée qu’elle est par celle de la femme, « satanique »,

« ravisseuse ». Le groupe n’ayant plus prise sur lui l’excommunie

réellement ou symboliquement. On dit de lui qu’il est accroché (i.e. traîné)

29. Petits poèmes (sizains) chantés par les femmes. Le thème favori des izlan est

l’amour.30. Yacine, T., L’Izli ou l’amour chanté en kabyle, op. cit., poème  50, p. 123.

26

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à une telle, ou qu’il est à la traîne d’une telle, ou tombé sur une telle (ye$li f

leflanta), ainsi cet homme meurt alors au groupe des hommes mandatés,

décideurs de l’avenir de la cité. Ayant rompu (malgré lui) la cohésion

sociale, il pénètre dans le monde de l’ombre, des dominés, de l’oubli, des

femmes, par où vient la mort. Les risques encourus par les hommes sont

donc parfois réels. Des hommes (dont certains connus pour avoir été des

hommes d’honneur) ont risqué leur vie pour avoir osé affirmer l’existence

d’un sentiment ou d’un désir. M. (Haute Kabylie, 1950) déclare qu’un de

ses parents est mort d’une balle pour avoir déclaré sa passion :

« On l’a prévenu, dit-il, mais il s’agissait, pour lui, d’être à la hauteur de sa réputation.

Un homme d’honneur meurt aussi pour l’honneur. Il se devait, ajoute-t-il, de prouver (et

peut-être de se prouver à lui-même) qu’il est bien ce qu’on disait de lui : d argaz n sseÌ

(“c’est un homme, un vrai”)31. »

On n’en finirait pas d’énumérer les exemples où les protagonistes sont

contraints d’aller au désastre, y compris vers leur propre mort dans le but

de satisfaire un désir (être eux-mêmes). D’autres formes de peur restent

cependant à signaler : celles qui, précisément, ne relèvent plus du rapport à

soi, mais de ce qui se passe en soi : les peurs refoulées, inscrites en

31. Ce sont là des faits connus et socialement admis ; on trouve, dans la poésie, de

nombreuses références :

« Garçon mon frère garçon

Ami prends garde

Que la balle te ravisse

Lorsque tu traverses la place

Ils jurent qu’ils te tueront. », ibid., poème 44, p. 119.

27

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l’homme, (re)surgissant dans l’amour et ses rapports complexes. La

question identitaire dans son sens le plus profond concerne autant les

femmes que les hommes. Ce sont seulement les modes d’imposition ou de

changement de certaines valeurs qui varient. Fondamentalement, les deux

sexes sont exposés à des problèmes identiques. Si les femmes ressentent

avec angoisse cette mise en question d’une identité – dans (et par) le

mariage, lui-même conçu comme une étape de transition et de

transformation –, le problème est encore plus grave pour les hommes. Dans

le périple initiatique du candidat, la femme est une épreuve parmi tant

d’autres, mais c’est l’épreuve la plus importante, la plus décisive. Il est

donc illusoire de croire que les épreuves sont terminées quand les hommes

sont mariés. C’est précisément au sein de l’univers féminin (à la fois

opposé et complémentaire) que le candidat doit faire montre de ses

prouesses, exploits et autres attributs spécifiquement masculins. Les

femmes de qualité constituent un atout supplémentaire permettant l’accès à

une meilleure position sociale.

La femme et son regard

Il n’est pas seulement difficile, il est presque impossible de décrire

avec précision les rapports hommes/femmes sur le terrain de l’affectif,

étant donné le manque de clarté, voire l’ambiguïté autour de laquelle ils

peuvent se nouer. L’autre, contrairement à la perception commune peut

représenter plusieurs choses à la fois. Il ne s’agit pas seulement d’un

homme ou d’une femme, mais d’un ensemble d’éléments imbriqués les uns

28

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dans les autres et qu’il est souvent difficile de démêler, à la fois pour des

raisons conscientes et inconscientes. Dès que l’on quitte le territoire de la

relation sociale codifiée et que l’on s’introduit dans celui de l’intimité

(surtout celle des hommes) les frontières deviennent floues. Ce qui était

autrefois indicible en raison de la position fortement dominée des femmes

peut être aujourd’hui abordé par l’anthropologue dans des contextes

déterminés différents de ceux d’autrefois. La médiation d’une langue

étrangère (l’espagnol) a été une des conditions qui ont rendu possible

l’échange. D’autres témoignages sont fournis, soit par des hommes âgés (en

berbère ou en arabe) relatant les maladresses des plus jeunes, soit par des

femmes. Ces corpus – recoupant des observations directes – recueillis à des

époques différentes, montrent, en dépit d’une certaine continuité, des

différences liées au mode de vie de la société algérienne actuelle. Nous

avons eu recours, d’un côté, à une population de jeunes (en rupture avec

leur société) et, de l’autre, à des anecdotes puisées dans un fonds plus

ancien et qui montrent bien le caractère initiatique de l’amour (et donc de la

défloration réussie32) comme preuve de la virilité masculine, en rapport

étroit avec la représentation collective. Dans les deux cas, l’intérêt se

trouve dans la comparaison de ce que nous avons perçu et ce qui est

affirmé : les déclarations clairement exprimées traduisent aussi un vécu

honteux. Les jeunes étudiants n’arrivent pas à adopter une position claire

par rapport au problème des femmes. Ils tiennent le plus souvent un

langage double : celui de l’intellectuel émancipé de la tradition (ouvert et

32. Il arrive que les hommes aient recours à des subterfuges pour occulter leur

impuissance. La défloration peut être réalisée au moyen d’un objet, par exemple un bout de

bois.

29

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exigeant de sa partenaire une relation de collaboration) et celui de

l’intellectuel dans les valeurs de la tradition (islamique ou non) et faisant

par là preuve de non-aliénation, d’autonomie par rapport à la culture

coloniale et à ses méfaits. Ces derniers, voulant échapper à ce modèle,

combattent farouchement les premiers — perçus comme des hommes

efféminés (doux, lisses, sans moustaches). C’est pour cette raison que dans

les deux cas il s’agit de défi à relever et les attitudes des uns et des autres

ne peuvent que traduire la plus grande ambiguïté ; car le problème dans les

faits est lié à la méconnaissance « totale » des femmes, tant sur le plan

physique que mental. Les jeunes gens auront, dans la pratique, à affronter

deux obstacles, pour ne pas dire plusieurs à la fois. Le premier est de se

mettre eux-mêmes, psychologiquement, en condition de « combat » et le

deuxième consiste à se faire réellement accepter par l’autre en un temps

relativement limité33. Car, le plus souvent, les femmes résistent même

lorsqu’elles semblent consentir. Les jeunes, bien qu’à l’aise dans leur statut

d’homme, n’en ressentent pas moins le besoin « d’être eux-mêmes »,

d’avouer leurs faiblesses ou seulement les difficultés du moment. Les

33. Dans certaines villes, les jeunes gens doivent consommer leur mariage en un temps

relativement court. Cette nuit est dite significativement (lilt ddxul). Dans l’ancienne Kasbah

d’Alger, un orchestre joue un air accompagnant l’entrée dite épisode de la pénétration : qsit

ddxul. Il y a un jeu de mot évident entre la défloration (ddxul) et l’entrée de la mariée dans

sa nouvelle vie. Dans les campagnes, en particulier en Kabylie, on dit faire « entrer » une

mariée et faire « sortir » un mort. Cette distinction dans le langage renvoie aussi aux

rapports entre les demandeurs de femmes et les donneurs : les parents de la jeune fille font

entrer la mariée, les autres la font sortir (de la maison). Ce qui ne va pas sans analogie avec

ce qui a été dit précédemment : la femme meurt symboliquement à son groupe d’origine

pour renaître dans le groupe de sa belle-famille.

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hommes « sont forts, puissants », déclarent des jeunes. Ils inspirent le

courage, la bravoure (comme des lions, ne dit-on pas d’un homme qu’il est

izem bu tissa : lhibba ; un homme courageux). Mais, parallèlement, ils

vivent dans la crainte de décevoir, de « fléchir », de « chuter », disent

certains. « On en a assez, dit S., on a envie d’être faibles, et à la limite de

pleurer, de gémir… Mais tout ça, c’est interdit… Ce sont les femmes qui

ont le droit de le faire… » Les femmes sont donc enviées parce qu’elles

bénéficient de la liberté de s’exprimer, liberté que n’ont pas les hommes.

Mais cette revendication d’expression n’est rien d’autre que le malaise

d’une peur archaïque difficile à exprimer car inexprimable dans le contexte

patriarcal de la société kabyle et algérienne

En dehors du maintien de la représentation intrinsèque à la tirrugza (la

virilité masculine au sens de représentation de l’homme), la société va

encore plus loin dans ses exigences. Plusieurs hommes se plaignent des

conditions dans lesquelles ils vivent leur nuit de noces. Il semblerait dans

ce combat que les rôles se soient inversés. Nombre d’entre eux aimeraient,

en réalité, ne pas avoir à décider d’affronter l’autre. En dépit des

apparences, la jeune fille vierge fait peur ; car le sens commun associe la

virginité à la passivité. Or, dans les sociétés maghrébines, la virginité n’est

pas due à la seule passivité, elle est aussi la preuve tangible d’une grande

résistance, en particulier dans ce contexte où les femmes sont réellement

sollicitées. Une jeune vierge est, dans la pratique, celle qui — pour obéir à

des exigences sociales dont elle (et sa famille) tirera un profit symbolique

— a eu la force de résister à la tentation. Ainsi cette résistance est le

résultat d’une action dirigée contre la force du mâle.

31

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« Le tabou de la virginité, nous fait remarquer Freud, fait partie d’un contexte qui

embrasse la vie sexuelle tout entière. Ce n’est pas seulement le premier coït avec la femme

qui est tabou : tous les rapports sexuels le sont. On pourrait presque dire que la femme dans

son entier est tabou. La femme n’est pas seulement tabou dans les situations particulières qui

découlent de sa vie sexuelle : menstruation, grossesse, délivrance et couches ; même en

dehors de cela, les rapports avec la femme sont soumis à des restrictions si sérieuses et si

nombreuses que nous avons toutes les raisons de mettre en doute la prétendue liberté

sexuelle des sauvages. Il est vrai que, dans certain cas, la sexualité des primitifs ne connaît

aucune inhibition ; elle apparaît pourtant d’habitude comme enserrée dans des interdits plus

forts que ceux des stades plus civilisés. Dès que l’homme entreprend quelque chose de

particulier : une expédition, une chasse, une guerre, il doit se tenir à l’écart de la femme et

surtout des rapports sexuels avec elle ; s’il ne le faisait pas, ses forces se verraient paralysées

et il courrait à un échec34. »

Par ailleurs, ces femmes bien que rationnellement perçues comme

faibles, sont en réalité plus fortes psychologiquement (en ce qu’elles

détiennent un phallus) que leurs compagnons. De ces jeunes femmes ne dit-

on pas qu’« elles n’ont pas flanché » ou que « Satan n’a pas eu raison

d’elles » ? La jeune femme serait alors perçue comme dotée

symboliquement d’un phallus, car en elle se focalise une puissance, une

énergie. Au regard de tous, ces femmes sont réputées « impénétrables », on

dit qu’elles sont « de plomb » (d aldun) ou « d’acier » (d uzzal). Ce que les

intéressées n’ignorent pas non plus. Aussi sont-elles le plus souvent

accusées de nouer (tuqqna, ®eb†) les hommes, comme peuvent l’illustrer

les rituels avec les symboles du mur et du fil utilisés avec des sens opposés.

Lorsque la jeune fille est nouée, on dit qu’elle est un rempart (Ìit), par 34. Cf. Freud, S., Éléments de la vie sexuelle, Paris, PUF , 1969, p. 71.

32

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opposition à l’homme supposé être un fil (xi†), et lorsqu’on veut dénouer

l’intéressée, on dit que l’homme doit être un rempart et la jeune femme un

fil35.

Les étudiants avouent que très souvent ils sont plutôt fil que rempart.

Très souvent aussi la société leur présente les femmes comme des

« virago ». « Elles mordent, elles donnent des coups », dit-on. Les jeunes

gens ont alors peur d’être « maladroits », de « faire mal » :

« J’ai eu de la peine à admettre, avoue A., que mon petit bout de chair pouvait faire

mal à qui que ce soit… C’est traumatisant ! Il m’est arrivé, précise-t-il, de regarder mon

sexe et de me dire : “ce n’est pas vrai, je ne peux pas faire mal avec ça !” »

Ils ont peur aussi d’être trop tendres. « La tendresse peut être perçue

comme de la faiblesse », dit R. « J’ai peur d’être méprisé » (aheqqar)... « Si

je me laisse faire, elle va me monter (pour dominer). Elle risque de me

vaincre (rennu) ».

« La femme est extraordinaire ! s’exclame un jeune étudiant. Mais c’est une inconnue

(au sens de l’algèbre !). Il faut passer sa vie à la comprendre... Mais, la vérité, même

ailleurs, c’est aussi une inconnue... Il faut chercher pour trouver... Avec tous ces trous ! ».

« Nous avons peur de nous emmêler les pattes et d’être ridicules ! Quelle honte (tbehdila). »

35. Il est bien évident que, lorsque les jeunes gens ont des problèmes d’impuissance, on

dit qu’ils sont des linges (chiffons). Autrement dit, la jeune femme passe pour ainsi dire

celle qui a ravi à l’homme sa puissance, d’où la culpabilité vécue par les femmes qui se

croient en effet responsables de cette déficience. Comme on peut le constater dans l’exemple

de cette jeune femme qui raconte son rêve. Sans doute culpabilisée, désire-t-elle (pour son

compagnon) une puissance extraordinaire : une verge-tuyau pour arroser la nature (les

jardins publics).

33

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Le lecteur se retrouve devant ce que Freud appelle la peur de la femme

dans les sociétés d’autrefois qui est encore présente chez l’homme

d’aujourd’hui  si proche par la psychologie du primitif :

« Là où le primitif a posé un tabou, c’est qu’il redoute un danger et on ne peut rejeter

le fait que toutes ces prescriptions d’évitement trahissent une crainte essentielle à l’égard de

la femme. Peut-être ce qui fonde cette crainte c’est le fait que la femme est autre que

l’homme, qu’elle apparaît incompréhensible, pleine de secret, étrangère et pour cela

ennemie. L’homme redoute d’être affaibli par la femme, d’être contaminé par sa féminité et

de se montrer alors incapable36. »

« Ce que vous ne comprenez pas, c’est que personne ne nous

explique... Et puis, même lorsqu’on vous le dit, il y a un gouffre entre ce

qu’on vous dit et ce qu’on doit faire. Elles sont là (les femmes) habillées,

raides et il faut aller tout ouvrir... C’est compliqué... C’est dur, très dur... »

Pour O., ce qui est formidable, c’est que les femmes kabyles

(traditionnelles) cultivent le charme (serr). Ne pas tout montrer, c’est là la

magie... Il n’y a plus de magie lorsqu’on veut tout expliquer. Les jeunes

parlent plus souvent des expériences des « copains » ; il semble qu’il soit

plus facile de relater les expériences d’autrui que les siennes propres :

« Beaucoup de mes copains se sont cassé la gueule parce qu’ils n’étaient pas à la

hauteur. Ils font les ‘‘zazous’’ (fanfarons) et ils se retrouvent le bec dans l’eau. C’est vrai

aussi que la prétention de certains est insupportable. Ils passent leur temps à faire la roue

comme des dindons et, aussitôt le seuil franchi (de la chambre nuptiale), ils ne savent plus

36. Freud, S., Eléments de la vie sexuelle, op. cit., p. 71.

34

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par où commencer. Alors je ne vous dis pas. C’est la déroute totale : ils ne savent plus par

quel bout la prendre. S’ils font les coqs (les dindons), ils se cassent la gueule  ; s’ils font les

agneaux, aussi... Entre copains tout est facile. Mais une fois dedans, on est seul, tout seul... Il

n’y a plus personne, ni copain, ni cousin, ni père... C’est un des moments où, réellement, on

est face à une inconnue et par-dessus le marché il faut en sortir vainqueur ! »

Un autre déclare :

« Ce n’est pas possible : nous ne sommes plus des hommes… Il nous faut des

prothèses [à la place du pénis], comme ça tout le monde est tranquille, bien tranquille, on

fait fonctionner ça quand ils veulent, comme ils veulent (les gens du groupe). »

À la différence des femmes, les hommes ne craignent pas d’être

dominés, mais de ne pas être dominants, conquérants, maîtres, de ne pas

être à la hauteur d’une représentation. Dès leur jeune âge, les garçons sont

éduqués dans les règles de l’honneur et préparés à éviter le déshonneur, la

honte (tbehdilla, l&a®, lÌecma37). On évoque alors à bon escient des

contre-exemples où les déboires de certains sont restés légendaires. Si

l’éthique traditionnelle prône, pour l’homme, nneyya (la pureté, la bonté,

l’accord avec soi-même) dans toutes ses attitudes, il est un moment où,

paradoxalement, c’est, tiÌerci, la ruse, qui est mise en avant. Pour le savoir,

retrouvons dans leurs épreuves ces naïfs (nneyya) ou idiots (tnuha) qui ont

37. Certains patients, affirment les médecins, parlent de ®®ebt (l’action de nouer, lier)

lorsqu’il s’agit d’une impuissance « temporaire » (sous-entendu : causée par l’action

maléfique des femmes) et de &a®, lorsqu’il s’agit d’une impuissance définitive. Le terme

&a®, dans ce contexte précis, renvoie à la honte, à l’opprobre, il est utilisé communément

pour désigner l’adultère ou la naissance d’un enfant illégitime. Ce sont les femmes qui (dans

l’imaginaire social) sont vouées à porter ou subir (ou à produire) l&a®.

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gardé une image sublimée de leur sexe que n’assument plus les jeunes

d’aujourd’hui. À l’occasion, les jeunes aiment raconter dans quelles

conditions ces anti-modèles ont participé inconsciemment à leur mort

(sociale), parce que certains, disent-ils, ont incorporé cette « puissance »

intrinsèque à leur sexe et « ignorent jusqu’à la constitution physique de

l’autre ». Ils restent, ajoutent-ils, persuadés que la femme est dotée d’un

statut inférieur, condition nécessaire et suffisante, garantissant leur propre

réussite. Deux récits montrent comment les hommes en arrivent à ruiner

leur propre honneur, en particulier, quand viennent à leur manquer les

éléments nécessaires au maintien de leur statut (ici le savoir au sens de la

tamusni kabyle : connaissance, intelligence, ruse, mais aussi savoir-faire).

Le premier révèle ce sentiment de supériorité chez un jeune garçon –

assuré de sa position sociale et rassuré par le savoir de son père – allant à la

découverte de sa femme sans avoir reçu, au préalable, une notion

d’anatomie. Un jeune homme élevé dans un univers masculin veut se

marier. Il n’avait pas fréquenté les jeunes. Arrive la nuit de noces. Le père

décide de lui donner quelques notions d’éducation sexuelle. Il lui dit :

« Pour trouver le sexe de ta femme, tu n’auras qu’à mesurer un empan et

quatre doigts ». Confiant, le jeune homme s’exécute. Il tente de prendre les

mesures mais il n’y parvient pas. La femme, étonnée, essaie de le persuader

que la chose se situe ailleurs. Le garçon répond alors : « Tu ne sais pas

mieux que mon père ! » (Tigzirt-sur-Mer).

Dans le code traditionnel, l’apprentissage de la sexualité passe

nécessairement par la classe d’âge (tizzya). Les pères qui transgressent en

prenant en charge l’éducation sexuelle de leurs fils les exposent à la

36

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tbehdila (honte) publique. On pourrait multiplier les anecdotes (toutes

relatives à la nuit de noces) où le couple père/fils est mis en scène et où il

est clairement montré que les pères sont souvent en dehors du jeu. Ils sont,

pour ainsi dire, déphasés par rapport à leurs enfants. On raconte, en certains

endroits, que c’est le père (lors de la nuit de noces) qui va animer la fête et

jouer du tambour. Il s’agissait pour le fils de suivre le rythme du coq

picorant le grain tandis que le père était de l’autre côté de la porte. Il dit

auparavant à son fils : « tu n’as qu’à suivre le rythme du tambour ».

Au début le rythme était plutôt lent... Le jeune garçon, de sa chambre,

ameuta tout le quartier en disant : « Père, le coq veut encore du grain ! » (ce

qui veut dire accélère). En effet, la substance de l’énoncé réside dans la

dérision puisque le père ne fait que se substituer à la mère et transmet un

savoir lié aux savoirs féminins. La mesure donnée ici est celle que

pratiquent les matrones pour couper le cordon ombilical. Bien que

structuralement reléguées vers le bas, les femmes (et surtout les femmes

âgées) ont le pouvoir (ici secret) de donner la vie. Le récit suivant – bien

que différent – associe la connaissance du corps (et précisément du sexe) de

la femme à la connaissance du monde, de la vie. Voici une mère montrant

du doigt à son fils naïf (nneyya) la réalité de l’existence qu’il est censé

connaître.

N. rentre à l’improviste et surprend sa femme en train d’accoucher.

Depuis, il n’ose l’approcher tant elle lui fait peur. Il a peur d’être dévoré,

dit-il38. Il n’en parlait à personne et personne n’osait lui souffler mot. Un

jour, sa mère, peinée par la bêtise et l’ignorance de son fils, décide de le 38. Les termes restés en usage pour évoquer le vagin sont : la vase, la caverne, le trou

béant, les chiffons (haillons)...

37

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faire changer d’avis. Elle l’invite à manger du miel39. Elle prend une

assiette plate. Elle verse une quantité de miel, de quoi recouvrir la surface.

Le fils et la mère trempent la galette chaude dans le miel. Puis la vieille y

met son index et fait constater à son fils le changement et dit : « Les

femmes sont comme le miel ; elles s’ouvrent au contact d’un corps et

redeviennent (se referment) comme elles étaient ». Ainsi, N comprit et

surmonta sa peur des femmes (At Sidi Braham).

Il peut cependant paraître étrange qu’au sein d’un groupe valorisant les

mâles, ces derniers soient ainsi tournés en dérision, comme le révèlent les

énoncés précédents. Mais l’esprit de ces énoncés et les conditions de leur

émission (leur transmission) montrent qu’il s’agit d’une pratique

d’éducation sexuelle visant à mettre en valeur une action négative pour

obtenir l’effet inverse (positif). Car si, dans l’ensemble de la Kabylie, on

tait communément les peurs des hommes, il arrive qu’en certains endroits

celles-ci soient publiquement reconnues, comme par exemple dans un

village de Petite Kabylie (près d’Ilmayen) où c’est le groupe des mariés de

l’année qui prend en charge — collectivement et publiquement — la peur

(lxuf n yesli) du futur marié40.

Selon Mokrane :

« Les jeunes islan, après les délibérations de l’assemblée, viennent rejoindre le futur

isli. Chacun raconte sa propre expérience. Il y en a qui avouent leurs échecs. Les uns ont

39. Il est d’usage de comparer le vagin au miel ou à la soie.40. Il n’est pas rare de trouver ce thème abordé par les médias. Le film de Allouache,

Omar Getlato rrejla (litt. « Omar tué par la virilité »), décrit cette dissymétrie entre la

représentation masculine et la réalité.

38

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attendu dix jours, un mois, d’autres six mois avant le dénouement. C’est un moment de

communion intense dans lequel les hommes se sentent solidaires et débarrassés d’une

responsabilité à l’égard de la société. »

La situation est sensiblement différente dans ces témoignages de

jeunes de Tigzirt-sur-Mer où certains islan sont restés cachés (Ìejben : litt.

protégés, voilés) pendant une semaine à dix jours avant la nuit de noces.

Tariq affirme s’être étonné de voir un de ses copains « disparaître » peu

avant son mariage. « Je suis resté hébété lorsqu’il m’a dit (après coup) que

c’était sa mère – par respect de la tradition et par crainte du mauvais œil –

qui avait quelque crainte de le voir sortir41. »

À cet égard, la culture ancienne, dans son silence le plus significatif,

enseigne aux hommes à ne pas tomber dans le piège de la représentation 41. Dans d’autres lieux — en particulier dans certaines villes de l’Est algérien et en

Tunisie (Tabarka, Mahdia) — c’est le barbier qui a pour fonction d’initier le jeune marié.

Les membres du groupe lui délèguent aussi un jeune déjà initié, dit wzir (vizir), pour

l’accompagner chez le coiffeur, au bain maure et jusqu’au seuil de la chambre nuptiale,

après avoir franchi la haie des femmes qui ont pour charge de rester avec la jeune mariée. En

Kabylie, le barbier est aussi celui qui pratique la circoncision (comme dans certains groupes

du Maroc, dans la région d’Asfi) car, dit-on, il détient des armes affûtées. Cette catégorie

professionnelle est dite ssane& (litt. l’homme de métier). Il est supposé donner forme à une

matière à l’orgine informe. Couper les cheveux revient à séparer le petit garçon du monde

féminin (dans certaines régions du Haut Atlas, c’est le fqih qui est chargé de l’opération), de

même faire subir la circoncision. Dans le langage amoureux, l’homme qui a une sen&a est

celui qui est connu et reconnu comme maître en la matière. En Kabylie, il est commun de

dire des homosexuels qu’ils ont une mauvaise habitude (litt. métier). Majid (originaire de la

région de Tabarka) affirme que certains gestes du coiffeur sont éminemment sexuels, par

exemple le va-et-vient de son instrument de travail : le rasoir. Les salons de coiffure (comme

les hammams) sont réputés pour être des lieux de rencontre pour homosexuels.

39

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sociale en faisant fi des valeurs (fondamentales) consubstantielles à leur

fonction. Car l’inadéquation entre la fin et les moyens provoque un

désordre social d’ordre cosmique. Le dominé peut sortir de sa position et

acquérir ne fût-ce qu’une reconnaissance symbolique, grâce à sa

connaissance pratique des choses et du monde.

L’histoire d’un vieux couple — confronté aux problèmes aigus

d’impuissance masculine vécue comme un désordre cosmique — peut

rendre explicite la relation étroite des agents à leur culture. La connaissance

de cette dernière suppose l’appréhension du système mythico-rituel au

fondement des sociétés méditerranéennes anciennes au sein duquel les

femmes sont statutairement dominées. Aussi la peur de l’autre n’est-elle

pas aussi peur de soi ? N’est-elle allure liée au désir ? La littérature orale

apporte un éclairage supplémentaire permettant de comprendre la

complexité des rapports hommes/femmes. Certains exemples recueillis au

cours de nos enquêtes, qui ont sans doute structuré l’imaginaire des natifs

de cette culture offrent la possibilité de saisir les fondements d’un code

implicite se trouvant au cœur de toute société.

L’époux (M. B., fils de paysan émigré) est petit employé à la Régie des

transports algérois. Il y a travaillé depuis l’âge de dix-huit ans. L’épouse

(Mme B. appartient à la même catégorie sociale) est mère de famille, sans

enfant. Monsieur B. a montré durant toute son existence un attachement

pour les valeurs de la culture kabyle. Le code de l’honneur ancien est

strictement observé à la maison et dans ses relations professionnelles. Une

maladie s’annonce, des changements dans le mode de vie parviennent à

lever la chappe de silence et révèlent du coup la dimension importante de

40

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leurs relations intimes cachées pendant plus de cinquante ans de vie

commune. Voici la perception des proches de ce couple telle qu’elle nous a

été racontée :

« M. et Mme B. vivent des moments difficiles en ce moment. C’est l’étonnement

général. M. et Mme B. vivent ensemble depuis un demi-siècle. Ils ont traversé ensemble les

durs moments de la vie. Mme B. a été ‘‘élevée’’ par M. B. ; elle le connaît de fond en

comble, elle sait deviner ses colères, ses angoisses, ses non-dits... À le regarder seulement,

elle sait si ça va ou non... Elle peut deviner aussi ses moindres désirs. C’est une bonne

maîtresse de maison. Depuis cinquante ans, elle n’a pas dit un seul mot de travers, pas même

à un enfant, pas même à un animal. Mme B. n’a pas d’enfant. Son mari est stérile, elle en est

sûre. [Elle est sa deuxième épouse].

M. B. est bon mais sévère. Il a commencé à travailler à l’âge de 18 ans. En ce temps-là,

c’était comme cela. Il adore son travail. Après sa journée, il s’adonne avec joie à son jardin,

à ses animaux. Pour tenir compagnie à sa femme, M. B. a adopté des neveux. M. B. est

d’humeur constante, il ne sourit jamais, il ne se laisse pas non plus aller à des colères. Il

prend seul ses repas. Il est réglé comme une montre, se levant et se couchant à heures fixes.

M. B. est tout à son travail (qu’il appelle service). Il est au service du travail. Tout le reste

lui semble secondaire. Pendant ce demi-siècle personne ne l’a entendu dire un mot d’amour

ou de tendresse à sa femme. Il n’a jamais appelé sa femme par son prénom. Il l’appelle ‘Toi’

ou fellam (c’est toi que cela concerne !). Elle non plus ne l’appelle pas par son prénom.

Quand elle veut lui parler, elle vient à côté de lui et dit ce qu’elle a à dire. Leurs discussions

publiques ne portent que sur les courses... C’est le panier qui les unit et qui les sépare aussi.

Mais M. et Mme B. ne se querellent pas non plus. Jamais un mot de colère, ni un mot de

travers. Ils ont passé leur vie à peser leurs mots et à mesurer leurs gestes. Mais parfois un

sourcil froncé, un regard peuvent en dire long.

Il est cependant arrivé que, pendant tout ce temps, Mme B. soit venue se coucher avec

les enfants (les neveux de son époux) ou dans une chambre à part. Sans rien à dire à

personne mais tout le monde sait qu’il y a problème. Avec l’âge, Mme B. se confie à ses

amies, avouant qu’il lui était pénible de supporter les relations sexuelles avec son mari, tout

41

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en ayant une grande tendresse pour lui. Or, il y a seulement quelques mois (septembre 1990)

M. B., en colère, a failli renverser la table en présence de sa belle-famille, ce qui est

inconcevable dans le code traditionnel. Comment un homme si mesuré, ayant une grande

maîtrise de soi, peut-il en arriver là ? Plusieurs mois après, apprend-on, Mme B. a fait

allusion à la sexualité de son mari en présence de son frère (le beau-frère de M. B.) Mme B.

a dit : M. B s’est senti humilié, il a même envisagé le divorce, à son âge ! »

Comment analyser ce récit sans en référer à la culture du groupe ? Les

attitudes adoptées par M. et Mme B. ne font que refléter les schèmes

traditionnels qui sont au principe de cette vision. Il est en, effet, d’usage de

ne pas s’appeler par son prénom. Les couples font mine de ne pas se

connaître, de ne pas s’aimer. Si M. B. en est arrivé là, c’est aussi parce que

Mme B. a dépassé les limites (selon les termes de son époux). Elle n’a pas,

en principe, à formuler la moindre ambiguïté. Car l’ambiguïté de Mme B.,

selon son époux, n’est pas ambiguïté. Mais au-delà de sa sexualité

proprement dite, c’est tout l’honneur de M. B. qui est ici mis en question.

Mme B. a bafoué la dignité de son mari, elle l’a « tué », ajoute-t-il.

Nous avons appris bien plus tard que Mme B. voulait en réalité rompre

avec son époux, et c’était, croyait-elle, la meilleure solution de le faire

céder sans perdre la face (de son point de vue). Comme il est réprouvé de

quitter son époux après plusieurs années de mariage, Mme. B a recours au

code qui exige de l’homme qu’il soit homme, ou plus exactement qu’il soit

« en vie »42.

42. À la fin de la période coloniale, une Algérienne, sage femme à Béni Saf, assistant un

médecin français, rencontrait souvent des malades qui, pour dire leur impuissance ou ce

qu’ils croyaient tel, employaient l’expression : « Je suis mort ». La médication proposée

consistait en « fortifiants » administrés par voie orale ou par injection, ces dernières ayant la

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À travers ce récit on voit bien que la dimension la plus importante du

capital de la tirrugza, est donc le Moi profond, constitutif de « la spécificité

masculine » (i.e. la virilité, significativement dite ddunit : la vie, ou ®®uÌ :

l’âme43), ici, jalousement occultée. Le seul moment où l’homme est

réellement homme (vir), c’est donc lorsqu’il sort du jeu social, public, pour

entrer dans un autre, celui-là privé, intime, pour être le mâle de sa propre

compagne. Or il arrive que non seulement il vive un échec, mais surtout

qu’il soit physiquement défaillant. Car si, d’un côté, le statut des hommes

nie leur vie intime, de l’autre, les « ratages » la mettent en évidence. Du

coup apparaît en gros plan ce qui auparavant était tu : l’importance de la

virilité masculine dans leur perception du monde ; M. B a dissimulé cette

dimension durant plus de cinquante ans. Ce qui est minoré dans le langage

(occulté par la morale) est franchement avoué au moment de la déroute ; M.

B. qui a tout « perdu » (parce que le secret de sa vie est révélé) participe lui

aussi à rendre public son handicap. Comme si son état d’impuissance était

le reflet d’une impuissance totale, ce qui sous-entend ici : mort symbolique.

Mais comment décrire ces situations vécues par les hommes (dans une

grande solitude) sans en référer à certaines images qui ont structuré leur

imaginaire. La puissance de l’homme est exprimée sans ambages dans la

poésie orale. Les références à la vie amoureuse et sentimentale se trouvent

dans un genre dit izlan, petits poèmes lyriques chantés par les femmes dans

préférence des patients. Un homme âgé ayant épousé une jeune fille se plaint de sa

« faiblesse », il est « mourant ». Le docteur prescrit une série de piqûres. Et notre homme de

solliciter l’infirmière : « Peux-tu m’en faire deux ? » 43. Il est d’usage de dire que le « centre » de la vie se trouve au niveau des testicules

(ou derrière l’oreille). Ce sont des parties du corps où la portée des coups peut être mortelle.

43

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les fêtes ou par les bergers réunis en groupes lors des estives (aqwdar).

L’izli est un chant de prédilection des femmes qui prennent leur revanche

puisque la figure de l’amant est omniprésente. L’Izli est aussi mise en

scène. Les joutes oratoires sont un prétexte au dialogue et au réglement de

compte. Dans le poème suivant on assiste à une inversion des hiérarchies

sexuelles : c’est l’homme dont la puissance est associée à celle d’un cheval

qui est ici demandeur :

« Du temps que j’étais amoureux

Je courtisais les insurgées

J’étais coutumier du fait

J’avais monture fougueuse

De toujours impatiente

À la course effrénée

Puis j’ai rencontré fine beauté

En tout point d’accord avec moi

Et ma monture s’est faite rétive

Au lever du soleil

J’étais tout meurtri

Si tu m’aimes vraiment guéris-moi »44

Autrefois il pouvait prétendre courtiser des insurgées (des femmes qui,

jadis, avaient la prétention de mettre en question l’ordre social), et était

44. Yacine, T., L’Izli ou l’amour chanté en kabyle, op. cit., poème 16, p. 91.

44

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considéré comme le plus fort (le plus viril)45. La monture rétive traduit ce

changement de situation, en réalité un état de détresse vécu comme une

tragédie, parfois par toute une famille, tout un groupe. Les femmes de ces

hommes vont jouer un rôle éminemment important en fonction de leur

degré d’implication dans le jeu social : les unes (celles qui ont inversé les

rapports de force), désormais détentrices d’un pouvoir, sont perçues comme

des adversaires ; les autres (celles qui renoncent en apparence au pouvoir)

comme des alliées.

Tels sont les termes qui reviennent souvent chez les femmes46. Dans un

chant traditionnel, c’est la femme qui a pouvoir de rendre la sentence. Elle

déclare à l’homme que son chemin du bonheur est clos. Il perd ici sa virilité

qui lui confère toute sa puissance au double sens du terme (physique et

sociale).

45. La dot était, du reste, très élevée : un moyen pour les hommes de faire montre de

leurs divers capitaux.46. Beaucoup d’hommes, par peur d’affronter les femmes, parlent plus volontiers au

téléphone ou préfèrent écrire à la femme « aimée » plutôt que de la rencontrer.

« Au fond, affirme N. (30 ans, prépare un doctorat en lettres, détachée à Paris), ils

vivent tous la chose sur le mode imaginaire, parce qu’ils sont marqués par l’esprit de

concurrence, par la course, comme des gamins, même chez les Français. Les intellectuels,

n’en parlons pas… Ils sont encore plus paumés que les autres. Ici aussi l’honneur existe, ils

ne l’avouent pas... Et puis les hommes n’arrivent même pas à comprendre qu’on puisse les

aimer pour eux-mêmes, ce n’est ni pour le sexe, ni pour le statut... Ils ont toujours

l’impression qu’on leur court après pour quelque chose... Comment peux-tu leur faire

comprendre que c’est seulement pour quelque chose d’indicible, d’irrationnel, une amitié

profonde, illimitée. Tu as raison, ajoute-elle, la vérité fait peur, et les échecs antérieurs

inhibent. »

45

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Garçon avant de te connaître

J’étais impatiente

Tu croyais que je te fuyais

Une chose était de connaître le plaisir

Et l’autre était claire

Pour toi j’ai accepté la blessure

Mais vrai ton plaisir avarié

Au torrent s’en est allé

Interdit pour toi le chemin du bonheur47

L’échec vécu par l’homme, qu’on le veuille ou non, a des incidences

sur la femme puisqu’il la met en cause par-delà toute la cohésion sociale du

groupe. C’est parce que les hommes le savent qu’ils vivent continûment

dans l’angoisse. En dehors de l’obstacle de la tissulya (la nuit de noces et

les jours suivants) — vécu comme épreuve capitale car elle constitue un

test de virilité publiquement attestée — , l’homme est en permanence tenu

de rassurer en donnant des preuves de sa bonne santé (sous entendu

sexuelle). Ne dit-on pas iseÌÌa ou seÌÌiÌ, au Maroc48.

Les transformations survenues depuis ont modifié en partie cette

vision. Avec les mutations socio-économiques, des catégories se sont

exprimées tantôt par la dénonciation, tantôt par la dérision. Ainsi dans le

langage utilisé actuellement par les jeunes de la banlieue d’Alger

(originaires le plus souvent de Kabylie), la sexualité masculine est décrite 47. Yacine, T., L’Izli ou l’amour chanté en kabyle, op. cit., poème 16, p.91.48. Cf. Rabinow, P., Un Éthnologue au Maroc, Paris, Hachette, 1988.

46

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comme une mécanique soumise aux aléas de la technique — comme des

autos : il y a, nous dit-on, les incidents de parcours (durant la nuit de noces

par exemple) ou la « panne » provisoire et les pannes définitives. Les

jeunes utilisent un langage métaphorique emprunté à la technologie

automobile, ils évoquent : « l’allumage, les bougies, le démarrage difficile,

le levier de vitesse cassé, l’accélérateur qui ne répond pas ou encore la

difficulté à monter en côte ».

À cet égard, les réactions des jeunes sont naturellement variées.

Certains sont agressifs, d’autres ressentent une culpabilité ou se résignent,

et d’autres encore se débattent dans le désarroi le plus grand et se

retrouvent contraints à mettre à contribution leurs femmes ou leurs amies49.

Mais cette forme de contrainte est néanmoins ressentie comme une

capitulation ; car les échecs des hommes contribuent parfois à transformer

la situation de leurs partenaires : transformation statutaire50 vécue sur le

mode psychologique. Certaines répondent en gardiennes de la norme

sociale — faisant leur le point de vue dominant des dominants —, les

autres, au contraire, solidaires des défaillants, rallient leur cause —

adhérant (sans le savoir) au point de vue dominant des dominants-dominés.

Mais quelles que soient les attitudes (conciliatrices ou non) des partenaires,

la question demeure totale et sans issue pour celui qui la vit, tant est grand

49. Le pluriel est ici mis à dessein car il arrive souvent que plusieurs femmes d’un

même groupe se trouvent directement impliquées donc engagées dans le processus du

dénouement (la jeune épouse, la mère du marié, la belle-mère, les sœurs et belles-sœurs,

etc.).50. Les femmes sont autorisées à sortir et surtout à consulter des voyants et des

voyantes, ce qui est habituellement réprouvé dans le code.

47

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le désarroi, vains les espoirs face à la chute des masques. Il est bien vrai

que la puissance physique revêt une importance capitale, mais il est

néanmoins faux de dire qu’elle est vécue sous ce seul mode. Car de

nouveau la société reprend le dessus (même pour ceux qui croient en être

libérés). C’est dans ces situations dramatiques que l’homme affecté prend

conscience de toute la valeur dont il est socialement investi. La virilité au

sens étroit (dite tazmert : la puissance, la force, la vigueur) et que

symbolise le genou (afud) — significativement appelée ddunit (la vie),

tanefsit (l’âme), ®®uÌ (le souffle) — est indissociable de la virilité

collective (tirrugza ).

Les rapports entre la névrose collective actuelle et la puissance

masculine ne trouvent leur signification profonde que rapportés à cette

vision d’autrefois où l’on désignait l’homme par sa fonction sociale.

L’homme est encore confondu en certains endroits avec le paysan (afellaÌ).

Un paysan accompli est dit ana&mur (l’homme prospère, plein), par

opposition à l’amjaÌ (l’homme ébloui, perdu, distrait, vide), ou à l’amengur

(l’homme ruiné, sans biens).

Mais le terme amengur désigne aussi l’homme stérile (i&iqer) : celui

qui n’a pas été en mesure de prolonger l’espèce (axlaf)51. C’est donc autour

du couple vie/mort (puissance/impuissance) que les causes de la névrose

puisent leur sens. Le sexe de l’homme n’est-il pas personnifié et presque

doué de volonté ? Ne dit-on pas qu’il est debout, éveillé, décidé comme

d’un peuple, d’un fils, d’un chef52, etc. ? Mais le verbe yekker signifie

51. Cf. héritier, F., Masculin/féminin, Paris, Odile Jacob, 1996, p. 260.52. Au Maroc, le terme lqiwam (de la QWM) est encore plus significatif en ce qu’il

renvoie à la fois à l’érection (au sens propre) mais aussi à la résurrection.

48

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exister (être, vivre), ce qui suppose de sortir, venir du néant, de la mort vers

la vie, vers l’être (au sens de ser des Espagnols). C’est précisément cette

existence limitée (au sens de « être debout » des Kabyles) dans le temps qui

est responsable de toutes les angoisses. Aussi impuissance et stérilité sont-

elles associées et vécues dans la culpabilité. Certains hommes disent alors :

« comme qui pisserait dans du sable53 ». Dans les cas où il est publiquement

attesté que ce sont les maris qui sont soit stériles soit impuissants, il se

produit, nous l’avons déjà précisé, une véritable inversion des rapports de

forces (i.e. de sexes) qui implique psychologiquement le renversement

d’une vision (renvoyant à une division) du monde : l’homme est tributaire

de sa femme54. Autrement dit, l’homme se retrouve dominé par son propre

dominé, c’est-à-dire symboliquement ravalé au rang de femme-femme (une

femme dominée, t-taqcict : une fille à qui il ne reste plus qu’à nouer le

foulard)55. Mais plus que l’inversion des rapports de forces, l’homme

« affecté » est supposé opérer une régression jusqu’à ne plus exister. Il est,

en effet, commun de dire qu’il est devenu bébé (l†ufan) ou qu’il est devenu

chiffon, planche, ou bien encore qu’il est froid, mort parce qu’il a perdu son

âme ou qu’il n’a plus de souffle. On peut comprendre dès lors la force de

cette culture intériorisée et les raisons pour lesquelles les poètes cherchent

vainement, à la place des femmes, souvent des guérisseuses : « si tu

m’aimes guéris-moi ».

53. Le sable est mis pour le vagin. En revanche, le sperme est associé à l’urine.54. Les épouses (de cette catégorie d’hommes) sont naturellement bien vues car elles

incarnent le dévouement. 55. Il vaut mieux être une femme qu’un homme déchu, déshonoré.

49

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Mais vouloir analyser les liens entre les hommes et les femmes sous

l’angle de la clarté est une erreur en ce qu’ils souvent marqués et par la

complexité et l’ambiguïté, y compris chez les femmes dominées.

Revenons au témoignage de Taos Amrouche décrivant ici les rapports

complexes des femmes avec les hommes. L’auteur reprend à son compte

les expressions mythiques relatives au phallus. Elle traduit dans l’extrait

suivant les deux pôles antithétiques de la féminité : puissance, lucidité,

combativité, mais aussi une grande frustration, une extrême impuissance,

preuve d’une aliénation flagrante de certaines femmes. Taos, comme de

nombreuses femmes élevées dans des cultures sacralisant les mâles, a de la

peine à se départir de cette image ancrée dans son imaginaire. La voici

racontant un rêve, rêve qui ne fait qu’illustrer son amour profond pour la

puissance virile — qu’elle nomme divinité — même si, en toute

conscience, Taos s’élève contre les hommes.

« Cette nuit j’ai fait un rêve qui m’a laissé une extraordinaire impression de puissance  :

j’étais une femme et un homme à la fois ; j’avais les emblèmes de la virilité dans leur état

triomphant et je trouvais magnifique de pouvoir me féconder moi-même. Pourtant, lorsque

j’étais enceinte d’Isabelle, je souhaitais ardemment avoir une fille par réaction contre ceux

de ma race qui ne saluent hautement que la naissance d’un garçon. Le fait que le docteur

m’ait dit, au cours de l’accouchement : “je crois que c’est une fille” m’a aidée à me tendre

en un suprême effort. Mais que j’aie si ardemment désiré mettre au monde une fille

n’empêche pas que j’admire le mâle, dans le secret, ni surtout cet emblème de la domination

qui me transporte, ce phallus qu’aussi bien je me mettrais à adorer, comme certains peuples

de l’Antiquité ou peuplades d’Afrique […]. Car c’est bien ce que j’envie aux hommes :

uniquement ce petit dieu tyrannique et indépendant — avec ses colères sacrées, ses passions

et ses défaillances — ce petit dieu dont ils sont esclaves mais qui leur permet de régner ; ce

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phallus qui s’anime, grandit, se tend orgueilleusement vers la conquête et retombe, pour

redevenir la chose la plus dérisoire, après avoir été la plus insolente et la plus glorieuse56. »

Il est communément admis que le savoir « sous sa forme pratique » est

aussi un moyen qui permet d’inverser réellement ou virtuellement des

rapports de forces. Comme dans un jeu de bascule, le déclin d’une position

implique l’élévation de l’autre. Il arrive en effet moins souvent qu’on le

laisse croire que les hommes soient défavorisés par leur condition. Il est

cependant naïf de croire que cette situation préoccupante soit l’affaire des

seuls intéressés, elle est aussi celle de leur partenaire. Les rapports

hommes/femmes ne sont pas des rapports d’opposition absolue mais

dialectique ; car si les hommes croient en leur supériorité c’est parce qu’ils

sont persuadés que les femmes y croient aussi. La croyance en cette

supériorité est si prégnante que ce sont souvent les femmes qui acculent les

hommes à en faire la démonstration. On peut, en effet, en déduire que les

femmes, ayant intériorisé leur position d’incomplétude, continuent de

croire que l’autre peut combler leur manque  et demeurent attachées à

l’image valorisée et valorisante de leur homme ; il arrive parfois que leur

demande soit insatisfaite.

56. Amrouche, T., L’Amant imaginaire, op. cit., pp. 341-342.

51

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Peur et changement social

Dans les limites imposée par l’étude, nous ne pouvons donner que

quelques principes de variations de la société auxquels sont liées les

différentes formes de peur.

Le phénomène le plus important semble être celui de l’urbanisation, de

la scolarisation avec, bien sûr, l’incorporation de nouveaux schèmes de

perception du monde empruntés à l’ancienne société coloniale. Ces derniers

sont souvent antinomiques avec la vision des anciens paysans57.

On peut, en outre, observer une absence d’éducation sexuelle chez les

jeunes garçons. Ce point est extrêmement important, en particulier, dans

cette société où l’on fermait les yeux sur certains jeux liés à

l’homosexualité infantile (nous y reviendrons) et sur l’initiation des jeunes

avec des animaux. Des adultes avouent, après coup, qu’il y avait autrefois

des étapes sexuelles :

— l’âge de la poule (entre 6 et 9 ans)

— l’âge de la chèvre (entre 9 et 12 ans)

— l’âge de la vache (entre 12 et 14 ans)

— l’âge de l’ânesse (au-delà)58.

Les enfants s’exerçaient aussi sur tout ce qui est creux, des melons, des

pastèques, des raquettes de cactus auxquelles ils enlevaient soigneusement

les épines. Ces dernières étaient appréciées pour leur liquide visqueux. Il en 57. Cf. Bourdieu, P. ; Sayad, A., Le Déracinement, Paris, Minuit, 1964.58. Les ânesses étant rares en Kabylie et en de nombreuses régions, cette pratique est

vécue sous forme de phantasmes. On raconte souvent que les arabophones qui échangeaient

le grain contre de l’huile d’olive louaient leurs ânesses aux jeunes garçons.

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est de même pour les filles qui se réunissent entre elles dès la puberté et qui

apprennent sur le tas les « choses » de la sexualité grâce à la poésie

amoureuse. Les barrières entre les âges et les générations étant moins

absolues que pour les hommes, elles apprennent aussi des plus âgées lors

des soirées festives, dans les bains publics, etc.

Les parents illettrés laissent souvent à l’école le soin de se charger de

cet enseignement alors que l’ancienne société disposait de canaux de

transmission : « ma mère ne m’a rien appris croyant que tout est contenu

dans les livres, avoue une femme intellectuelle ». « J’ai drôlement été

choquée par rapport à mes copines qui savaient tout de la chose sexuelle et

moi rien. Durant les vacances je me retrouvais au village complètement

larguée par rapport aux autres filles. Elles connaissaient des poèmes

d’amour et bien d’autres choses. J’avais l’impression de revivre la situation

de Omar de la Grande Maison de Dib dans un monde féminin et kabyle »,

déclare cette autre.

Cette situation est loin d’être spécifique aux filles. Les garçons issus de

milieux citadins et bourgeois se retrouvent dans les mêmes situations. R. se

déclare choqué de ne rien apprendre dans sa famille mais par la médiation

d’autrui :

« J’ai dû lire Bourdieu pour comprendre ce qui se passait dans ma société, déclare cet

étudiant à l’étranger. Mon père ne fait que parler de Rocard et de Mitterrand et ma mère,

quant à elle, est absorbée par son travail intellectuel et semble détachée des aspects pratiques

de l’existence. Elle a trois ordinateurs : deux blancs et un noir, cela rappelle mon histoire et

celle de mes deux demi-frères : cela représente bien ma famille ; mes frères et moi, ajoute-

il. »

53

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Ce jeune et ses camarades vivent cette exclusion de leur culture

comme une violence, une dépersonnalisation des parents qui auraient dû

maintenir le lien. Malgré l’intérêt des parents pour la culture algérienne, ces

derniers ont entamé leur acculturation.

On ne peut donc pas ramener les difficultés sexuelles des hommes à

une seule perte de pouvoir. Ces difficultés trouvent leur genèse dans la

perte d’un ensemble de savoirs culturels lié au déracinement organisé lors

des déplacements de population dans des camps de regroupements pendant

la guerre d’Algérie, par exemple. La scolarisation des hommes et leur

accession à des positions dominantes dans le champ social n’est souvent

réalisée qu’au prix d’un grand reniement impliquant une répudiation des

valeurs traditionnelles et de toute la perception ancienne de la virilité

masculine59, quand ce n’est pas l’inverse. Si les jeunes étudiants

s’expriment en toute liberté avec une femme (enseignante), c’est parce

qu’ils savent aussi que la dénonciation des formes anciennes de penser et

de vivre est valorisée et valorisante dans l’univers intellectuel. C’est peut-

être aussi un moyen d’être encore dans le système, même lorsqu’ils font

semblant de vouloir en sortir. En ce qui concerne les cas que nous avons

analysés, le problème de l’impuissance est posé de façon aiguë d’autant

qu’il dévoile des dérèglements profonds.

59. Nous avons pleinement conscience que c’est l’inverse que l’on rencontre le plus

souvent, à savoir, l’intériorisation, par les dominés, des schèmes de l’école coloniale vécue

comme une surpuissance. Certains intellectuels vivent leur réussite scolaire comme une

véritable initiation. Ils parlent de diplômes (C.E.P., bac, brevet) magiques qui les ont

« rendus invincibles ».

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Dans le cadre de cette réflexion, nous ne pouvons qu’énumérer les

facteurs qui nous paraissent à l’origine de cette transformation (sociale)

ratée. Signalons en premier lieu la disparition de certaines fonctions (y

compris dans le milieu rural) :

— le berger qui, rappelons-le, était non seulement un initié mais aussi

un initiateur ;

— les marabouts, les voyants, les guérisseurs60 ;

— les barbiers (coiffeurs, circonciseurs) ;

— les musiciens (dits i∂ebbalen : joueurs de tambour) ;

— les forgerons ;

— les meuniers61.

Ce sont des agents qui avaient jadis une fonction-clé : la fonction de

médiation qui a complètement disparu. D’autres paramètres beaucoup

moins connus, comme l’interruption des modes de communication

(parents/enfants, femme/homme) sont aussi à prendre en compte. Les

métaphores de la vieille trempant son doigt dans du miel pour enseigner à

son fils l’indicible est difficilement envisageable dans la société actuelle, en

particulier entre une mère illettrée et son fils scolarisé.

Le rejet de la langue de la mère (populaire parlée) stigmatisée et

stigmatisante est facteur de blocage. « Je ne peux faire l’amour en kabyle

sans entrer dans le cadre de l’intimité », avouent certains jeunes62.

60. Depuis l’Indépendance, en particulier, ces pratiques sont laissées aux femmes.61. Ce terme est indécent, en arabe parlé. Il désigne à la fois celui qui est trompé par sa

femme et l’entremetteur, le moulin devant servir de lieu de rencontre. Mais n’est-ce pas là

aussi la métaphore de la meule chez les Kabyles qui représente l’acte sexuel proprement dit.

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Pour finir, l’indice le plus perceptible est lié au choix du conjoint

(légitime ou non). Ce choix est largement admis dans la société

algérienne63, ce qui représente, à coup sûr, une révolution dans les

mentalités si l’on songe à la situation qui prévalait dans les années

cinquante. Mais cette révolution dans les idées, certes réelle, est souvent

formelle puisqu’elle n’est pas effective dans la réalité. Car, dans la

pratique, on assiste à un dosage inégal entre la survivance de la culture

ancienne et l’apport de la modernité (supposant à tout le moins une

émancipation de la première). Mais cet apport est souvent une mince

pellicule qui vient recouvrir une vision archaïque tenace.

L’impuissance réelle ou appréhendée par les jeunes avec lesquels nous

avons discuté est fondamentalement liée à une impuissance à opérer une

synthèse entre le poids de la tradition représentant le groupe (et ses valeurs)

et le désir de s’en sortir comme des hommes ayant une identité (à la fois

d’homme et de mâle) propre.

C’est peut-être dans l’asymétrie des couples qu’il faut chercher les

origines du mal et du malaise. Comment s’opèrent les mariages ? Sont-ils

réellement désirés ? Ou contractés sous l’effet d’une contrainte tout en

62. Le rapport à la langue est aussi un facteur d’harmonie garantissant la cohésion du

tissu social et des relations affectives et amoureuses, qui est bien souvent, lui aussi, négligé,

voire ostensiblement ignoré. « La langue française n’est pas excitante, elle est froide. Il faut

une langue de l’amour qui ne soit ni le berbère, ni l’arabe, ni le français », déclarent des

jeunes « Beurs ». Voir également Soum Pouyalet, F., Femmes et marginalité au Maroc, le

cas des Cheikhat, Thèse du doctorat d’État, EHESS, 2002.63. Bien qu’il soit encore mal vu dans les campagnes de sortir avec sa future femme

avant le mariage.

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ayant les apparences du libre choix ? Les rencontres extra-conjugales, à

elles seules, méritent une étude approfondie.

Quels sont les jeunes qui ont droit aux relations sexuelles avant le

mariage dans une société où les maisons closes sont supprimées, où les

appartements sont rares, où les administrations des hôtels exigent un livret

de famille64 ? Ce sont toutes ces questions qu’il faut se poser pour

comprendre les causes de nombre d’inhibitions dites ou tues.

Relativement au choix du conjoint, on peut d’emblée signaler les

facteurs susceptibles d’apporter un élément de réponse à nos interrogations.

Les épouses (ou compagnes) ayant une position dominante (lettrée,

employée de bureau, citadine, jeune, célibataire) par opposition au mari

(illettré, ouvrier, rural, âgé, divorcé ou veuf avec ou sans enfants, ou ayant

une famille nombreuse à charge : père, mère, frères et sœurs) semblent

constituer un des clivages. Les origines du malaise se sont déplacées, il

s’agit, dans ce cas, d’un décalage statutaire entre les deux familles, la

famille de l’épouse ayant une position sociale plus élevée que celle de

l’époux.

Dans l’univers des intellectuels (professeurs, journalistes,

fonctionnaires), ce sont les diplômes des femmes (bac, thèse) ainsi que le

lieu de la formation (Paris, Londres, par opposition à Alger) qui ont un

effet attrayant.

Les rapports compliqués hommes-femmes, même étudiés à échelle

réduite, ne sont que l’illustration du rapport de chacun avec la société

64. Ceux qui ont la possibilité de rencontrer des filles, ce sont les jeunes issus de

milieux favorisés (appelés « tchi-tchi » et qui ont des appartements). Les bois (Baïnem,

Bouchaoui, dans la région d’Alger) servent de relais pour ceux qui possèdent des voitures.

57

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globale : une société fortement contraignante, exigeante, techniciste.

L’écart est, du coup, très grand entre la culture reçue et les réalités vécues

(chômage, pénurie). Des praticiens spécialisés dans ce domaine affirment

que l’impuissance chez beaucoup de jeunes est liée à des problèmes

psychiques. La dévalorisation de soi engendrée par le corps social n’est pas

sans effets sur l’organisme. La peur dans ce cas est une peur du vide, de

l’absence, en un mot une forme de mort symbolique. Si les étudiants

pensent qu’ils ne sont pas craints, c’est parce qu’ils sentent que la société

les dévalorise, les dévirilise. Cette dernière forme de peur n’a rien de

commun avec celle des femmes.

En conclusion, on peut dire que l’étude de la peur ne fait que refléter

une fois de plus les rapports qui lient les membres d’une société à leur

statut et à la perception qu’ils en ont. Les femmes, encore privées de

l’initiative au sens large et sexuelle au sens étroit ont, peut-être, plus de

chance de pouvoir surmonter certaines de leurs peurs en changeant de

statut. On se retrouve ainsi dans le schéma classique où le dominé passe

pour privilégié puisqu’il peut devenir supérieur à celui qui a un pouvoir sur

lui. En revanche, les peurs masculines sont plus problématiques et d’autant

plus grandes (et plus douloureuses) que les hommes sont statutairement

dominants. Entièrement impliqués dans les enjeux sociaux, ces derniers

voient les armes de leurs propres privilèges se retourner contre eux. L’étude

de la peur à travers ces exemples empruntés à la société algérienne ne ferait

donc qu’illustrer les effets de la domination masculine sur les hommes pris

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dans le jeu social et permet de constater, à juste titre, que les dominants

sont, dans ce cas, dominés par leur propre domination65.

Pour finir, peut-on analyser cette peur de l’autre dans la société

traditionnelle sans faire allusion aux peurs sévissant dans le monde

contemporain ? Une étude approfondie de ce thème pourrait contribuer à

rendre intelligibles le pourquoi et le comment de la focalisation de la

névrose sociale autour de la féminité, en particulier au sein de certains

groupements politiques, comme les islamistes se revendiquant d’une

tradition qui prétend remonter aux fondements des normes ou de pratiques

contraires à l’évolution de la société. Il est vain d’ajouter que cette névrose

s’exacerbe avec toutes les crises conjoncturelles : sociales, culturelles,

économiques, politiques ; la peur de la peur y trouve de plus en plus son

terreau nourricier. Ce qui est clairement manifesté par les intégristes est

également présent chez les partisans de l’égalité des sexes, qui font mine

d’adhérer au discours et restent fidèles aux privilèges de la tradition, tant ils

n’arrivent pas à se débarrasser des archaïsmes qui cantonnent la femme

dans une position marginale en la qualifiant d’ennemie.

Nous voici arrivés au terme de cette analyse dans laquelle nous avons

examiné les différentes formes de peur et les instances dans lesquelles ces

dernières sont vécues. La difficulté réside dans la terminologie puisque

derrière le mot peur peuvent se profiler divers sens et divers niveaux de la

peur. Il y a des peurs nécessaires incorporées par le socle mythique (en

réalité cosmique) que les hommes issus de la tradition se faisaient un devoir

de transcender et les autres formes de peur dites obsessionnelles difficiles à

65. Bourdieu, P., « La domination masculine », art. cit.

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canaliser et qui trouvent leur expression dans un cadre plus large comme

les organisations de masse, par exemple (la mouvance islamiste intégriste

peut constituer une illustration).

Les peurs des femmes sont largement connues et paraissent donc plus

acceptées que celles des hommes, vécues dans le drame, parce qu’elles sont

consciemment ou inconsciemment ignorées. Avec l’évolution de la société,

que ce soit en Algérie ou en immigration (le mariage tardif des jeunes

filles, l’accès à l’école, au travail, la fragmentation de la famille

patriarcale), les femmes ont, pour ainsi dire, gagné du terrain et en

« marchant sur les plates bandes de l’autre », elles ont fragilisé sa position.

Aussi la peur de l’homme paraît-elle moins grande et moins justifiée

qu’autrefois. C’est peut-être ce qui pourrait contribuer à expliquer le

déplacement de la peur, qui n’est plus seulement le fait des femmes, mais

aussi celui de certaines catégories touchées par ces changements, en

particulier des hommes qui ne peuvent réagir que dans la dépression pour

certains ou dans une extrême agressivité pour d’autres.

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