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L’amour platonique [À partir de : Hans Kelsen : Staat und Naturrecht. Aufsätze zur Ideologiekritik (État et droit naturel. Essais de critique de l’idéologie). Introduction d’Ernst Topitsch. Wilhelm Fink Verlag de Munich, édition 1989. Pages 114 à 197, chapitre L’amour platonique]. « La philosophie de Platon est à comprendre pour l’essentiel comme une spéculation sur le bien et le mal » (114). Le très fort pathos de son œuvre est produit par le dualisme ainsi que par l’effort tragique pour le surmonter ; cet effort est fondé au plus haut point sur le caractère de Platon et sur sa biographie. Platon n’est pas une nature d’érudit froidement contemplative et ne s’intéressant qu’à la connaissance pure, mais il est une âme secouée par de puissants affects et par l’éros, une volonté mue par le pouvoir sur les hommes. La formation plein d’amour des hommes dans une communauté qui leur est propre : c'est cela l’aspiration de cet homme. D’où ses sujets de prédilection : éducation et État, la justification de la domination sur les hommes par la connaissance du bien, la justice. « Une fois reconnu que la dynamique de la manière platonique de philosopher procède de cet éros, l’on ne peut pas non plus fermer les yeux devant le caractère particulier de cet éros platonique » (115). Le retrait du monde (chorismos) de la part de Platon se fonde sur cet éros particulier, mais aussi sur son effort pour surmonter ce fossé. L’éros platonique, ce n’est pas l’attraction physique et psychique entre les sexes à laquelle nous pensons quand il est question d’éros. L’éros platonique, c'est l’amour entre des humains du même sexe, et en particulier la pulsion de l’homme adulte envers l’adolescent, la pédérastie. Dans une attitude prude, l’on a défini l’éros de Platon comme l’amour de la sagesse ou comme l’éros pédagogique asexué.

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L’amour platonique

[À partir de : Hans Kelsen : Staat und Naturrecht. Aufsätze zur Ideologiekritik (État et droit naturel. Essais de critique de l’idéologie). Introduction d’Ernst Topitsch. Wilhelm Fink Verlag de Munich, 2° édition 1989. Pages 114 à 197, chapitre L’amour platonique].

« La philosophie de Platon est à comprendre pour l’essentiel comme une spéculation sur le bien et le mal » (114).

Le très fort pathos de son œuvre est produit par le dualisme ainsi que par l’effort tragique pour le surmonter ; cet effort est fondé au plus haut point sur le caractère de Platon et sur sa biographie.

Platon n’est pas une nature d’érudit froidement contemplative et ne s’intéressant qu’à la connaissance pure, mais il est une âme secouée par de puissants affects et par l’éros, une volonté mue par le pouvoir sur les hommes.

La formation plein d’amour des hommes dans une communauté qui leur est propre : c'est cela l’aspiration de cet homme. D’où ses sujets de prédilection : éducation et État, la justification de la domination sur les hommes par la connaissance du bien, la justice.

« Une fois reconnu que la dynamique de la manière platonique de philosopher procède de cet éros, l’on ne peut pas non plus fermer les yeux devant le caractère particulier de cet éros platonique » (115).

Le retrait du monde (chorismos) de la part de Platon se fonde sur cet éros particulier, mais aussi sur son effort pour surmonter ce fossé.

L’éros platonique, ce n’est pas l’attraction physique et psychique entre les sexes à laquelle nous pensons quand il est question d’éros.

L’éros platonique, c'est l’amour entre des humains du même sexe, et en particulier la pulsion de l’homme adulte envers l’adolescent, la pédérastie.

Dans une attitude prude, l’on a défini l’éros de Platon comme l’amour de la sagesse ou comme l’éros pédagogique asexué.

Nous savons « que c’est justement de la prise de conscience de la tendance non orthodoxe que proviennent les plus fortes motivations morales » (116).

L’éros platonique est « la source de toute la philosophie platonicienne » (117). Son homosexualité est de la plus grande importance pour ce qui concerne le rapport de

l’homosexuel à la société. La conscience de sa propre altérité pousse à un isolement douloureux et à une certaine contradiction avec la société et sa norme conventionnelle.

C'est de là que proviennent aussi la culpabilité et le sentiment d’infériorité, et aussi la tendance au pessimisme.

L’on trouve dans l’amour homosexuel, plus fortement que dans l’hétérosexualité, le besoin de dévouement ainsi que tout autant la volonté de soumission.

L’ambivalence réside également dans la relation au monde : négation du monde d’une part et besoin de le dominer d’autre part. Le sentiment de culpabilité et d’infériorité est surcompensé par une conscience de soi accrue.

C'est dans cette atmosphère que croît la pulsion politique et pédagogique ainsi que le besoin de la justification/résolution de la question éthique de la justice.

S’il se peut précisément que les racines de la perversion sexuelle se situent dans la relation à la mère, c'est justement l’attitude par rapport à la mère qui est fréquemment hostile.

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« Les mobiles moraux contraignent ensuite sans cesse à un renoncement à la satisfaction de la pulsion pervertie ; et cette situation psychique apporte constamment une nouvelle nourriture à la composante mélancolique-dépressive du caractère et au […] sentiment d’infériorité, et de ce fait à sa tendance à une vision pessimiste du monde » (119). L’on peut très souvent observer un certain infantilisme, un refus de vouloir sortir d’une certaine phase de la jeunesse - précisément aussi pour ce qui concerne la sexualité. L’éternel adolescent, en ne devenant pas adulte, se consacre à la jeunesse car il considère qu’il est seulement capable de maîtriser celle-ci.

Ensuite, le monde des adultes est souvent légitimement ignoré comme trop dépravé. Comme à la jeunesse, à sa propre jeunesse, cette personne se consacre volontiers au passé

également de la société ; il en résulte un conservatisme. Comme la jeunesse, le présent antérieur semble être pur et non perverti. L’on se console en évoquant un avant : redevenir un enfant, revenir à l’ancien temps !

L’homophile qui a une ambition sociale-politique défendra difficilement des idées démocratiques-égalitaires : le plus grand nombre doit se consacrer à la reproduction, mais l’élite est exempte de cette affaire d’élevage. Dans une conversion du sentiment d’infériorité homo, la particularité de cette orientation sexuelle est transformée en une particularité qui qualifie pour la sélection de l’élite. Mais dans ce renversement de valeur réside aussi la possibilité d’une exigence révolutionnaire selon laquelle les premiers seront les derniers (prise du pouvoir par les exclus du monde).

Dans l’œuvre de Platon, la mélancolie se croise avec l’enthousiasme redoublé, ce qui lui confère un caractère juvénile.

Platon, qui est issu d’une famille très fortunée, a perdu de bonne heure son père qu’il a toujours vénéré. Mais il est significatif pour la doctrine idéaliste que, très tôt après la mort de celui-ci, il soit question de la conception divine immaculée de Platon par sa mère. Lui, l’annonciateur du bien descend de l’absolument bien.

Jamais une femme n’a joué de rôle dans la vie de Platon. Nous trouvons sans cesse dans l’œuvre de Platon des indications à peine codée sur sa vie

psychique, par exemple dans Hippias Majeur où il est question des deux âmes dans la poitrine de Socrate, dont l’une est tyrannique-ignoble et a des rêves incestueux (Hippias 30/34 et La République IX, 1).

L’on connaît la position de Platon vis-à-vis du monde féminin à partir de sa spéculation sur le bien et le mal à propos du monde. Le féminin y fait assez explicitement partie du mauvais côté (voir le dialogue de Philebos, XV/28). Dans le Timée (18), le devenir est défini comme le mélange entre les idées éternelles et la matière futile ; le maternel-féminin y fait partie de la matière, du mal. Dans Le Banquet, le mythe de la naissance d’Éros est raconté. Son père est la richesse, le fils du bon sens, et la mère la pauvreté insensée. Chez l’enfant, le mal provient du côté de la mère et le bien du côté du père (23 ; 303/04). L’humain de sexe féminin est un second choix. En effet, il faut attribuer l’origine de la femme à la chute originelle de l’homme ; le paradis initial était purement masculin. Le féminin est avant tout méprisé comme le maternel qui donne naissance à la vie. L’être est masculin, le devenir est féminin. Dans la doctrine de la réincarnation de Platon, la renaissance de l’âme chez une femme est une déchéance, une pénitence pour une vie précédente de pécheur. L’histoire de Platon est particulièrement flagrante dans La République : les femmes ne peuvent pas appartenir exclusivement à un homme, c'est la possession collective des femmes qui doit régner, et les enfants doivent être enlevés à leur mère et élevés par l’État. Platon ne paraît absolument pas connaître quelque chose qui ressemblerait au sentiment maternel ! Platon semble être complètement étranger à tout ce qui se rattache à l’hétérosexualité et à la famille. Dans La République, pour ce qui concerne les enfants, c'est une entreprise d’élevage qui sévit. Dans les deux phases

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antagonistes (dans Le politique), le monde se trouve une fois sous la domination des dieux, et une fois il est livré à son cours, et alors tout va de travers. C'est dans cette phase-ci “de la pulsion” que tout ce qui a à voir avec des témoins et l’élevage des enfants se passe. Le régime mondial divin, lui, ne connaît pas la reproduction, et rien de ce qui se transforme en chair.

« Que Platon non seulement n’ait eu aucune compréhension du caractère sexuel particulier de la femme, mais que la femme lui ait été nécessairement étrangère en totalité, ressort également du fait que celui qui parle tant d’amour, celui qui accorde à l’amour dans la vie de l’individu comme dans l’ensemble de l’univers une position si centrale, n’a pourtant presque toujours que l’amour de l’enfant en vue. Le fait que l’éros de Platon n’est pas par exemple ce que nous appelons aujourd'hui l’amitié, mais ce qui a une base sensuelle affirmée, qu’il est un éros sexuel qui joue dans sa vie et dans son enseignement un rôle essentiel, ne peut être à vrai dire mis en doute .» (132), voir par exemple Le Charmide 4 ; 155.

Il existe une possible influence de la doctrine iranienne (zarathoustrienne) ; la reproduction sexuée n’y commence qu’avec le début de la seconde époque du monde, et elle est donc secondaire comme dans Le Politique. Il y a eu manifestement une influence de l’idéologie proto-gnostique en provenance du Proche Orient sur la pensée grecque que Platon exprime à la perfection.

« L’éros que la vue d’un bel enfant déclenche, nous l’interprétons ici [dans Lysis 17 ; 222] comme un souvenir de la vue du beau absolu, celle dont l’âme, l’âme extatique, bénéficiait avant sa naissance dans l’au-delà. » (134).

Dans les écrits de Platon, la lutte de l’auteur avec sa forte sensualité particulière est très visible. Dans les dialogues et dans les mythes (auto-inventés) qu’il raconte, il y a forcément des choses qu’il a vécues. Par exemple, dans Phèdre, dans la parabole de l’aurige qui ne tient qu’à grand peine la bride haute à son cheval.

[Suivent d’autres exemples de l’éros pédérastique de Platon]. « C'est de fait seulement à l’amour homosexuel qu’il demande de s’abstenir de satisfaire sa

pulsion. En ce qui concerne le rapport entre les deux sexes différents - qui ne peut être pour lui absolument pas un éros véritable -, une telle exigence est totalement éloignée de lui. » (141).

Platon a été avant tout poussé à sublimer son éros par le fait que celui-ci se trouvait en contradiction avec les façons de voir morales et juridiques de la société athénienne.

Il est tout à fait aberrant de supposer que l’amour des enfants ait été répandu de façon absolument générale dans le monde antique et qu’il ait été rejeté moralement seulement avec la naissance du christianisme. « C’est uniquement pour les États dénommés doriques que l’on peut prouver que les usages homosexuels, les rapports amoureux entre des hommes âgés et des hommes jeunes, sont reconnus publiquement. » (141). L’on pense avant tout à Sparte où l’homosexualité est un phénomène limité à une classe supérieure noble relativement mince et qui s’explique vraisemblablement par sa vie militaire dans des casernes ou des camps. Et donc par la misère sexuelle.

Il est tout à fait incontestable qu’il n’y a certainement jamais eu d’amour des enfants à Sparte : le légendaire législateur Lycurgue l’interdisait, le roi Agésilas y fait référence de manière négative (selon Xénophon : Le gouvernement des Lacédémoniens I, 2). Une certaine tolérance pourrait avoir à voir aussi avec des réserves concernant une multiplication trop forte de cette caste noble, et donc avec le maintien au pouvoir. La surpopulation était toujours un danger pour ce petit État de Grèce (voir Theodor Gomperz).

La pédérastie n’a jamais été fortement implantée dans la sphère culturelle ionique et athénienne. La mythologie grecque est uniquement un chant de louanges à l’hétérosexualité. C'est de manière significative que l’invention de la pédérastie est

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attribuée à Laïos, le père d’Œdipe. Sa séduction de l’enfant Chrysippe a été la cause de la punition d’Héra sur la maison royale des Labdacides. Le mariage en tant qu’institution de la reproduction était donc sacré pour les Grecs. La Théogonie d’Hésiode fait naître les dieux de la procréation sexuée normale.

Entre Oreste et Pylade : pas une trace d’homophilie, de même qu’entre Achille et Patrocle ! Les dramaturges grecs connus, parmi lesquels Sophocle était vraisemblablement homo,

rejetaient la pédérastie. Aristophane par exemple définit l’amour des enfants comme un vice. Mais il a pu existé surtout dans certains milieux. « Introduit par la sphère culturelle dorique, il s’est cependant heurté à Athènes au V° siècle à une forte opposition morale » (146). (Suit le témoignage du sophiste Prodicos (Xénophon, Les Mémorables II, 21-34)).

L’élève de Socrate Antisthène se dresse contre l’amour des enfants de Platon (d’après Diogène Laërce VI, 11). Xénophon, qui est d’origine dorique, a écrit probablement son Banquet comme une réponse à celui de Platon (Symposium) et il est sans ambigüité opposé à l’amour des enfants ; différemment de celui qui parle de l’amour (pédérastie) dans le dialogue de Platon, il trouve, en se plaçant du côté de l’enfant, que celui-ci éprouve plutôt du mépris que de l’amour pour l’“amant” qui réalise sa volupté avec lui (VII, 21-22).

Aristote, l’élève de Platon, rejette complètement l’homophilie en tant que comportement contre nature et, dans une même phrase, il la compte parmi les égarements du comportement humain les plus fâcheux, et également criminels : depuis la consommation de fœtus et d’autres formes de cannibalisme jusqu’aux automutilations pathologiques (Éthique à Nicomaque VII, 6).

« La législation pénale athénienne contenait elle aussi des dispositions dont la tendance anti-pédérastique est manifeste. C’est ainsi que la présence de personnes non-autorisées, c'est-à-dire de personnes au-delà d’un certain âge, était interdite dans les écoles de lutte des enfants » (150). Certaines lois s’opposaient avant tout à l’amour vénal des enfants.

Le problème de la pédérastie existait manifestement et il irritait ; une protection traditionnelle de la famille et de l’amour conjugal entre les deux sexes avait dû lutté avec un pendant très répandu à la pédérastie qui trouvait aussi ses défenseurs.

Dans Le Banquet, Platon parle lui-même du fait que les parents cherchent à protéger leurs enfants des pédérastes et leur procurent des surveillants. C’est dans le discours de Pausanias que la protection de l’enfant intervient (les bons pédérastes s’en tiennent aux adolescents et non pas aux jeunes enfants). L’on voudrait manifestement faire la différence dans les milieux pédérastiques entre ceux qui s’adonnent au sexe et ceux qui en sont sublimés.

Dans les cercles du gouvernement d’Athènes, l’on reconnaissait manifestement dans l’homophilie un danger pour la jeunesse : elle la corrompait, ce qui était dommageable pour l’État.

L’instinct le plus primitif d’auto-préservation de la société s’oppose nécessairement à une forme d’éros qui, s’il se généralise, conduit, avec l’arrêt de la reproduction, à la mort sociale, à l’extinction du groupe. C'est à cause de cet instinct que l’homosexualité est ressentie comme un penchant contre nature et stigmatisée comme un vice partout où elle survient dans un peuple viable et où elle menace de se répandre.

Les Lois I, 8 et VIII, 5 de Platon lui-même (!) établissent combien l’homophilie est abominable, contre nature et dangereuse pour l’État. Il est ici question du Platon âgé dont l’éros est déjà mort - auparavant « la source d’un malheur indicible » (comme il le dit).

Platon plaide maintenant pour un renoncement héroïque à la satisfaction de la pulsion en tant qu’un idéal moral. La plupart des pédérastes de l’époque de Platon ne pratiquaient sans doute leur perversion que durant une certaine phase de leur vie et ils devenaient ensuite des pères de famille normaux. La pédérastie athénienne était probablement plutôt

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un phénomène de luxe : les hommes hétérosexuels de la classe fortunée et oisive élargissaient le terrain de jeu de l’éros à la relation homosexuelle.

Platon semble avoir été exclusivement homosexuel, et non pas bisexuel, ce qui explique donc son conflit profond et douloureux avec lui-même.

« Platon a dû trouver son salut dans la mystique par-delà tout rationalisme socratique ; et ce n’est qu’à travers elle qu’il espérait franchir le dernier pas vers la vue de ce qu’il cherchait éperdument, le bien éternel » (160).

« Après la grave déstabilisation que la conscience morale avait encaissée à cause du relativisme des sciences de la nature et de la doctrine sociale sophiste, Socrate cherche, en tant que premier grand représentant de la réaction religieuse et politique, à établir une base solide pour la valeur morale ; et il croit l’avoir trouvée dans la raison de l’homme » (161). Mais Platon n’ignore pas que les tentatives de Socrate d’accéder, par la voie de la connaissance rationnelle, à une détermination satisfaisante de la justice, ont échoué. Et il était moins poussé par le souci d’établir une définition de la justice que par la question de savoir s’il y avait en général de la justice dans la société. Dans cette quête, Platon était en contradiction la plus vive avec son milieu démocratique et son principe méprisable de l’égalité ; en effet, Athènes avait exécuté l’unique juste, Socrate. La vraie vie ne pouvait donc pas exister dans ce bas monde.

Dans le Phédon (IX, 64), Platon exprime une profonde aspiration à la mort : « Il semble bien que le vulgaire ne se doute pas qu’en s’occupant de philosophie comme il convient, on ne fait pas autre chose que de rechercher la mort et l’état qui suit ». Et : « C'est justement à cet affranchissement et à cette séparation de l’âme et du corps que s’exercent les philosophes » (XII, 67).

Dans la vie d’ici-bas, il n’y a ni justice, ni connaissance de la justice. Seuls les purs, qui se tiennent éloignés du monde du plaisir, s’approchent du bien et du

juste dans cette vie terrestre. Dans Le Banquet, Platon cherche une issue dans la fuite du monde ascétique et anti-

érotique, une voie pour revenir à l’éros ; il cherche à la justifier. Il se rallie à ce propos à Lysis où les pères du poète sont interrogés, et il y trouve l’issue de l’amitié : c'est Dieu lui-même qui fait d’“eux” nos amis, et ce qui est semblable se lie toujours nécessairement d’amitié avec ce qui est semblable. Platon n’aurait pas pu trouver une meilleure justification pour sa nature homophile. Seuls les bons sont semblables et se lient d’amitié entre eux, les mauvais ne sont même pas capables de se lier entre eux d’une amitié durable.

Par conséquent, l’amitié est quelque chose de bien, même si la concupiscence commune en constitue la raison. Si en effet le mal disparaissait, les besoins humains, et aussi le besoin d’amitié et d’amour, continueraient absolument à exister ; c'est ainsi que l’on peut résumer Lysis XVII, 221. Le mal n’y est donc pas identifié immédiatement au corps et opposé à l’âme en tant que bien. Le corps est en soi pur, neutre. Ce qui n’est ni bon ni mauvais se lie d’amitié avec le beau et le bien (XIII, 216).

L’on pourrait dire : l’amitié et l’amour (platonique) sont justifiés sur la voie du bien absolu et par conséquent de ce qui est suprême.

Dans Le Banquet, il ne s’agit donc pas d’une louange à l’amour (que les poètes auraient honteusement oublié jusqu’ici dans leurs hymnes et leurs péans adressés aux dieux), mais de la défense de l’amour homo-érotique contre l’accusation implicite qu’il serait antisocial et dommageable pour l’État !

L’amour des enfants est non seulement justifié, mais il est élevé au rang d’un devoir qui est constructif pour la société : « sans lui [l’éros], ni l’individu ni surtout l’État ne pourraient faire de belles et grandes œuvres. En effet la relation entre l’amant et l’aimé éveille et préserve le sens de l’honneur, le courage, la disposition au sacrifice, tout ceci étant des qualités qui ont garanti l’existence de la société » (174).

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Naturellement, les formes littéraires-mythiques de la disposition au sacrifice entre homme et femme (par exemple Alceste, Orphée) sont également tenues en haute estime, « mais il s’avère distinctement que Platon place l’amour homosexuel bien au-dessus de cela et en lui précisément ce qui concerne sa valeur pour la société (…) » (174).

Le discours de Pausanias dans Le Banquet insiste sur le caractère positif de l’homosexualité en ce qui concerne l’État. L’idéal homosexuel est la procréation sans mère. En effet, seul l’amour homosexuel pourrait évoluer vers la forme supérieure de l’amour intellectuel.

Dans sa recherche de la validation de sa thèse relative à la valeur supérieure de l’éros homo-érotique, Platon ne recule pas devant l’interprétation paradoxale de la mythologie des dieux : l’Aphrodite née de l’écume (de la semence d’Ouranos) est idéalisée comme détentrice de l’éros ouranios ; l’éros ouranios est l’amour intellectuel-éthéré, contrairement à l’éros pandemos de l’amour sensuel “commun”. Et cela alors qu’Aphrodite est pourtant l’incarnation du pouvoir d’attraction érotique !

De toute façon, Pausanias spiritualise l’amour des enfants dans Le Banquet. Il est présenté comme une sympathie et une amitié pédagogiques du maître à l’égard de son élève. L’amant/maître communique au jouvenceau sa force d’âme, son intellectualité et ses compétences. L’on sait que, chez les Doriens, il était admis que cela se produisait, au cours de l’acte d’amour de l’amant avec son éphèbe, au moyen de son sperme ; c'est là que la force masculine-intellectuelle était spirituellement transmise (dans les conceptions religieuses-mystiques, ce principe de vie est surtout assigné au sang et au souffle).

Une citation du Banquet 11, 185 : « La conclusion est donc qu'il est beau d'aimer pour la vertu. Cet amour est celui de la Vénus céleste, céleste lui-même, utile aux particuliers et à la cité, et digne de leur principale étude, puisqu'il oblige l'amant et l'aimé de veiller sur eux-mêmes, et d'avoir soin de se rendre mutuellement vertueux. ».

Bien sûr, Pausanias recommande la pédérastie au dèmos athénien comme une mesure démocratique : l’éros masculin serait hostile à la tyrannie.

Même Eryximaque, le médecin qui participe au banquet, défend l’amour homosexuel s’il n’est pas débridé.

Le mythe qu’Aristophane raconte lors du banquet est grotesque-comique : c'est l’histoire de l’homme-boule, de la femme-boule et de l’androgyne. Dans l’exposé qui suit l’on apprend que les adolescents initiés à la pédérastie sont les plus courageux par nature et qu’ils donnent les meilleurs (et même les seuls bons !) dirigeants de l’État, car, étant célibataires, ils demeurent totalement dévoués à leur devoir dans la communauté.

La totalité, pour laquelle, dans le récit d’Aristophane, les amants, avec leur désir de réunion, éprouvent de la nostalgie, est ce caractère corporel originel fusionnel de l’homme avec l’homme, du même avec le même, exactement comme pour l’androgyne-boule où la femme et l’homme sont entrelacés ! L’homosexualité est ainsi présentée comme aussi originellement naturelle que l’hétérosexualité.

[La réception des explications de Kelsen sur l’amour platonique fait l’impasse dans ce qui suit sur de longs passages].

« Que cette pulsion [à savoir orientée vers l’homosexualité/pédérastie] contraire au droit et à la coutume soit absolument bonne, qu’elle tende à la totalité et qu’elle soit pure dans toutes ses manifestations, qu’elle ne soit attachée dans aucun des ses élans aux puissances mauvaises, aux puissances obscures, celui qui, souffrant de cette passion, mais cherchant sans cesse à la surmonter [c'est-à-dire Platon], ne peut pas oser affirmer cela la conscience tranquille. Mais ce qui est humain, ce qui, comme l’expérience le prouve, est donné à l’homme dans ce monde, peut-il vraiment exister sans la contradiction régulière du bien et du mal ? Cette contradiction doit être relativisée si l’homme, si tout son monde, ne doit pas être moralement perdu » (185).

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Empiriquement, l’homme et son monde doivent être considérés comme bons et mauvais en même temps.

« Si l’on ne peut pas s’interroger sur l’être, sur l’être bon ou mauvais de l’homme ou du monde, alors les deux seraient perdus. L’on ne peut s’interroger que sur le devenir qui peut mener du mal au bien, qui peut aller dans le direction du mal vers le bien. Alors, les deux sont sauvés » (186).

Le devenir est proposé par le Platon vieillissant afin d’échapper au chorismos, au fait de se brouiller terriblement avec le monde.

Cette solution est proposée par Diotime dans Le Banquet (22, 202). Elle renvoie à un moyen terme entre le bien et le mal, c'est-à-dire la juste opinion. L’éros est lui aussi un mélange de bien et de mal, de ciel et de terre, un médiateur entre les dieux et les hommes.

On en vient maintenant à l’objection la plus grave qui a été élevée à l’encontre de l’amour homo-érotique : son caractère contre nature, c'est-à-dire sa stérilité. Cependant, cette objection a trouvé également sa parade : il s’agirait de suivre une conception plus élevée de l’amour qui ne définirait pas la puissance procréatrice uniquement comme sensuelle. Il s’agirait de la procréation dans le beau et le bon, aussi bien pour le corps que pour l’âme, il s’agirait finalement de l’aspiration à l’absolu dans l’au-delà de la mort.

C'est de cette manière-là que la procréation intellectuelle s’assure la prédominance sur la procréation physique. Le physique-sensoriel, de par sa biologie, prend une part active à ce qui est immortel-infini à travers la procréation, la mise au monde de choses nouvelles, ainsi qu’à ce qui est vieux et identique, mais seulement une part. Ce physique-sensoriel est naturellement la tendance hétérosexuelle dans l’humanité. Mais le point de départ pour l’infini, c'est l’homosexualité avec sa tendance spirituelle à l’amour et à l’amitié non sensuels d’où naissent les produits intellectuels.

« L’amour pour le bel adolescent déclenche pour ainsi dire l’œuvre créatrice chez l’homme aimant, le fait d’accoucher de ce qu’il avait depuis longtemps en tête » (191). Cela arrive assez fréquemment dans la folie amoureuse divine dans laquelle l’âme - voir Phèdre - se souvient de l’éternellement beau, de l’absolument bon, avant l’incorporation (renaissance).

Ce “travail de réminiscence” est incomparablement plus facile pour l’homo-érotique que pour l’homme “habituel” hétérosexuel prisonnier de ses sens. Les ailes de l’âme grandissent à la vue de la beauté - de l’adolescent. Seule l’ardeur sensuelle homosexuelle est capable de transcendance. L’amour de l’homme pour la femme est déprécié comme bestial et contre nature étant donné qu’il ne correspond pas à la dimension spirituelle de l’être humain, laquelle doit être considérée comme la dimension essentielle.

« Toutes les fois donc que, en partant des choses d'ici-bas, on arrive à s'élever par une pratique correcte de l'amour des jeunes garçons, on commence à contempler cette beauté-là, on n'est pas loin de toucher au but. » (Le Banquet 19, 211).

Nous avons ici le mouvement mentionné, le devenir, la montée du corps vers l’âme, vers le haut dans le ciel incorporel. Le corps terrestre, sensoriel, constitue le point de départ de toute transcendance. C'est ainsi que le fossé entre le monde et le ciel peut être comblé. « L’éros a produit le chorismos, et l’éros l’abolit à nouveau » (196) : l’amour des enfants.