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1923-24 « La Villa della Rocca », à vrai dire la villa de M. Raoul La Roche (bâtie en mitoyenneté avec celle d’Albert Jeanneret, à Paris, au Square du Docteur Blanche). On dit « Villa della Rocca » pour signaler qu’avec des matériaux de maisons ouvrières on était arrivé, avec l’invention et la proportion, à créer un événement architectural indéniable. Cette villa abritait la fameuse collection cubiste de Raoul La Roche. Ces deux maisons jumelles donnèrent lieu à l’apparition d’une « polychromie architecturale » toute nouvelle : blanc, noir, rouge, bleu, rose, etc. La polychromie architecturale est un événement spécifique ; elle est la conséquence naturelle, spontanée (pour un esprit découvreur) du « plan libre » introduit par le béton et l’acier et par la conception « biologique » de l’architecture moderne. Le Corbusier L’Atelier de la Recherche patiente Villa La Rocca Maison La Roche, le hall. Photo Fred Boissonnas 1926 – FLC L2(12)78

Villa La Rocca - Fondation Le Corbusier de longues promenades afin de découvrir les beautés de Paris et de ses environs, souvent ... ment intervenu pour que Le Corbusier

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1923-24« La Villa della Rocca », à vrai dire la villa de M. Raoul La Roche (bâtie enmitoyenneté avec celle d’Albert Jeanneret, à Paris, au Square du DocteurBlanche). On dit « Villa della Rocca » pour signaler qu’avec des matériaux de maisons ouvrières on était arrivé, avec l’invention et la proportion, à créerun événement architectural indéniable. Cette villa abritait la fameuse collection cubiste de Raoul La Roche.Ces deux maisons jumelles donnèrent lieu à l’apparition d’une « polychromiearchitecturale » toute nouvelle : blanc, noir, rouge, bleu, rose, etc.La polychromie architecturale est un événement spécifique ; elle est laconséquence naturelle, spontanée (pour un esprit découvreur) du « plan libre » introduit par le béton et l’acier et par la conception « biologique » de l’architecture moderne.

Le CorbusierL’Atelier de la Recherche patiente

Villa La Rocca“

Maison La Roche, le hall. Photo Fred Boissonnas 1926 – FLC L2(12)78

2 • Raoul A. La Roche collectionneur et client Villa La Rocca

e me suis rendu à la villa LaRoche pour la première fois en1962, à l’âge de onze ans en

compagnie de mon père, neveu deRaoul La Roche. Nous découvrîmesle maître de maison installé dans sonfauteuil dans la galerie comme onpeut le voir sur la célèbre photo deFrédéric Boissonnas. Ce jour là letemps était gris et les très nombreuxtableaux modernes, dont certainsétaient posés directement sur le soldonnaient à la pièce un caractèremédiéval. L’oncle Raoul avec sescheveux blancs me sembla très âgé ;il s’exprimait avec un accent pro-noncé. Il était très gentil avec nousles jeunes et à Noël il nous comblaitde cadeaux.

Né en février 1889, Raoul Albert LaRoche grandit à Bâle dans unefamille de la bourgeoisie locale encompagnie de son frère aîné, Louis,et de sa sœur Emilie. Son milieu fami-lial était plutôt conservateur mais enmême temps très ouvert à la cultureet aux arts. Après sa scolarité,comme cela se faisait souvent àl’époque, le jeune bâlois effectua unséjour en Suisse romande, à l’Ecolede commerce de Neuchâtel, non loinde La Chaux-de-Fonds, ville natale de Le Corbusier. En 1912, à l’âge de 23 ans, il partit à Paris travailler pourla Banque Suisse et Française BSFS.A. qui devint en 1917 le CréditCommercial de France. Il devait yrester jusqu’à sa retraite en 1954.

Raoul A. La Rochecollectionneur et client PHILIP SPEISER

25 Rittergasse, Bâle

JRaoul La Roche dans la galerie, 1930 – FLC L2(12)104

Portrait de Raoul La RochePhoto Sartiny

Villa La Rocca Raoul A. La Roche collectionneur et client • 3

Il appréciait énormément le mode devie des Français. Durant ses loisirs, ilentreprenait de longues promenadesafin de découvrir les beautés deParis et de ses environs, souventaccompagné de compatriotes qui,comme lui, avaient choisi d’y vivre etd’y travailler.

Fidèle à son pays natal il fréquentaitles Déjeuners Suisses qui se tenaienttous les mois à l’Hôtel Roncery. En1917 il rencontra l’ingénieur-entre-preneur Max Du Bois. C’est par sonintermédiaire que La Roche fit laconnaissance de Charles-ÉdouardJeanneret en 1918. Il fut séduit par lapeinture de celui qui signait encoreJeanneret et de son ami AmédéeOzenfant qui étaient en train de jeterles bases du purisme. Les couleurs et les formes épurées de cet art l’enthousiasmèrent, il en appréciaitl’effet apaisant. Ces œuvres devaientoccuper plus tard une place à partdans sa collection. Homme aisé maisd’une grande modestie, La Roche lesidentifiait à la simplicité de son modede vie et il en fit ses compagnes. Il selia d’amitié avec les deux artistes,commença à acheter leurs toiles etles aida à l’occasion financièrement,notamment pour éditer la revuel’Esprit Nouveau qui fut publiée de1920 à 1925.

Constituée à l’origine uniquementd’œuvres se rattachant au purisme,la collection La Roche prit uneampleur considérable à partir de1921, sur les conseils de Le Corbu-sier. À cette époque en effet furentorganisées les célèbres « ventesKahnweiler » qui se déroulèrent –comme le rapporte Pierre Assoulinedans l’ouvrage qu’il consacre augaleriste – dans des conditions scan-

daleuses. Au lieu de conduire à desenchères élevées dignes de la qua-lité de la collection de Kahnweiler cesventes massives eurent pour effet debrader des chefs-d’œuvre.

La Roche ne participa pas directe-ment aux ventes, mais il a dû certai-nement discuter préalablement avecses conseillers du choix des pièces àacquérir. Selon le témoignage que

Catalogue de ventede la collection Kahnweiler(exemplaire de Raoul La Roche)

La Roche avec la famille de sa sœur Speiser-La Roche,et avec sa sœur, sa petite nièceet ses petits neveux

4 • Raoul A. La Roche collectionneur et client Villa La Rocca

nous en a laissé La Roche, LeCorbusier l’aurait poussé à ne pasacheter d’impressionnistes – ceux-ciatteignaient déjà des prix élevés àl’époque –, mais d’attendre plutôt lesventes d’art vraiment moderne, enparticulier des toiles cubistes, ce qui luipermettrait d’acquérir à bon marché etsans réelle concurrence des œuvresde premier ordre, les marchands etles collectionneurs renommés ayantépuisé leur budget dans l’achat detableaux impressionnistes. Le calculde Le Corbusier se révéla judicieux.C’est ainsi que les deux artistes,excellents connaisseurs du milieuartistique, ont pu faire l’acquisitionde peintures de très grande qualitéde Picasso, de Braque et de Léger,couvrant la période 1907 à 1914, etqui constituèrent le premier ensem-ble cubiste de la collection La Roche.Celui-ci écrit en date du 21 mai 1923 à Le Corbusier : « … Je suis très dési-reux de vous donner un témoignagepour votre précieux concours dans laconstitution de ma petite collectionde tableaux au cours de ces der-nières années. Vous me feriez ungrand plaisir en acceptant commesouvenir de ma part un tableau deBraque que vous avez choisi parmiles récentes acquisitions à la venteKahnweiler. » À la suite de ces achats, La Rocherencontra Fernand Léger à plusieursoccasions, probablement par l’entre-mise du galeriste Léonce Rosenberg,qui l’incita à acquérir des toiles deJuan Gris et des sculptures de JacquesLipchitz, artistes appartenant égale-ment à l’école cubiste. Leurs œuvres

vinrent compléter logiquement la col-lection. Quelques paysages de Bau-chant, peintre naïf, s’y sont aussicurieusement ajoutés.

À cette époque, La Roche vivait dansun appartement situé 25 bis rue deConstantine, à proximité du dôme desInvalides dans le 7e arrondissement,entouré de mobilier traditionnel maisaussi, et de plus en plus, d’artcontemporain. Il écrit à ce propos àLe Corbusier en 1923 : « J’ai accrochévotre grand tableau en face de monlit ; il est vraiment admirable et mecause une grande joie. La peinturepuriste se trouve concentrée dans lachambre à coucher et constitue unensemble presque plus parfaitencore que les tableaux cubistes dusalon. » On notera qu’il répartira lesœuvres de la même façon dans sonnouveau logement. Son appartementn’était probablement pas très spa-cieux, il ne constituait nullement lecadre idéal pour y accrocher toutesses nouvelles acquisitions.

C’est en 1922, à l’occasion d’unvoyage à Venise et Vicence en com-pagnie de Le Corbusier, que La Roche,envisagea de se faire construire unevilla par son ami qui lui servait alorsde guide pour la visite des villas etpalais, construits pour la plupart parPalladio. Ils sont sans doute passésdevant la villa della Rocca réaliséepar Scamozzi, car le nom « La Rocca »deviendra le pseudonyme de la nou-velle résidence de La Roche (ilenvoie une carte postale d’Italie àl’attention de Pierre Jeanneret sur

laquelle il note qu’il vient de com-mander un Havane La Rocca). Le 7 décembre 1960, Le Corbusier luienverra un exemplaire de L’Atelier dela recherche patiente avec la dédi-cace suivante : « Voici cher Raoul LaRoche, cette maison que nous avonsentreprise il y a 37 années. Ce futl’occasion de notre amitié. On la bap-tisa : « La villa della Rocca » pourfaire entendre qu’on y avait mis cer-taines intentions, bien intenses, biennovatrices, bien créatrices… ».

La Roche avait donc pris la décisionde changer totalement d’environne-ment et de se faire construire unevilla par son ami architecte, au n° 10du Square du Docteur Blanche, àAuteuil, quartier qui se trouvaitencore à la lisière de Paris. La Rocheétait le maître d’ouvrage parfait : ildonnait carte blanche à son archi-tecte et acceptait de se laisser sur-prendre. Ce fut un Gesamtkunstwerk,parfaite mise en application des prin-cipes de Le Corbusier, avec ses meu-bles en cuir, en bois et en acier ; lessols étaient recouverts de tapis ber-bères, la nappe traditionnelle futremplacée par des napperons decouleur et le champagne servi dansdes coupes plates bordées d’or. Évi-demment ce prototype de béton et demétal nécessitera de fréquentesréparations et adaptations au coursdes années qui suivront sa réalisa-tion. Le propriétaire l’évoquera pudi-quement auprès de ses proches enleur expliquant : « Ma villa est au fondcomme une belle femme, capricieuseet chère. »

Le Corbusier, Nature morte au violon rouge,

1920, huile sur toile FLC 137

Villa La Rocca Raoul A. La Roche collectionneur et client • 5

L’œuvre commanditée par La Rochesuscita immédiatement l’admirationde nombreux architectes et d’artistesnotamment parmi ses compatriotes.Le livre d’or de la maison en garde letémoignage. On raconte que lors desjours où la maison était ouverte auxvisiteurs, La Roche était rarementprésent. Il était certes pris par sontravail mais c’était surtout un person-nage plutôt timide qui n’aimait pasêtre dérangé. Il a quand même dûassister à quelques visites, car ilracontait sur un ton amusé, que laplupart de ses hôtes ne s’intéres-saient qu’à la maison et non à sa col-lection de peintures.

La Roche était resté très attaché à sasœur cadette, Emilie et à sa famille.Tous les ans sa sœur lui rendait visitedurant quelques semaines. Elle se fai-sait conseiller par une amie d’Ozenfant,Germaine Bongard, modiste réputée,pour renouveler sa garde-robe. Sonmari Andreas Speiser était mathéma-ticien et Le Corbusier le consulteraplus tard pour le MODULOR. Il com-prenait parfaitement l’intérêt de LaRoche pour l’architecture et l’artcontemporain et le confortait dans sapassion de collectionneur. Il dédia

l’un de ses livres « Die MathematischeDenkweise » à son beau-frère. Il estprobable que Speiser soit discrète-ment intervenu pour que Le Corbusierobtienne la commande de la Confé-dération suisse pour construire lecélèbre Pavillon suisse à la Cité universitaire internationale à Paris en1931, le mathématicien EdouardFueter, président du comité de pro-motion était en effet son homologue à Zurich.On mentionne rarement le rapportparticulier que La Roche entretenaitavec la religion. Bâlois, c’était unhomme rigoureux, protestantconvaincu. Ce qui explique qu’il fré-quenta la paroisse protestante dePassy et qu’il était très lié au pasteurBœgner. Il aimait régulièrement faire desvoyages culturels. Il lui arrivait d’en-voyer des cartes postales à Jean-neret qui témoignent de la complicitéqui régnait entre eux. Le 31 mai 1920lors d’une visite à La Chaux-de-Fondsil écrit déjà à l’attention de LeCorbusier – Saugnier : « Bref je suisplein d’admiration pour cet échan-tillon de votre architecture et vousavoir comme cher ami avec meilleurssouvenirs. » Il fait certainement réfé-

rence à la Villa Schwob dite aussi « Maison turque ». Le 26 mai 1928 La Roche lui écrit depuis Francfort : « … m’a amené à Niederrad voir lacité de M. May... » Sur un ton amuséil raconte que le chauffeur lui avait ditqu’il refuserait d’y habiter. Sur unecarte non datée envoyée depuisSéville, où il séjournait probablementen compagnie d’Ozenfant : « Noustrouvons des petites maisons simpleset charmantes (assez puristes) unalcazar mauresque de toute beautéet une cathédrale gothique qui jecrois trouverait de la grâce devantvos yeux. »

Durant la Seconde Guerre mondiale,La Roche tint absolument à rester enFrance, mais pas dans Paris occupé.Il quitta la capitale le 11 juin 1940 etsuivant son employeur, alla s’installerà Lyon. Il laissa sa précieuse collec-tion en grande partie dans la villa auxsoins du dévoué couple Bénain. Dansune lettre datée du 15 avril 1941, LaRoche écrit depuis Lyon : « c’est unevisite de notre ami Montmollin quim’apprend que vous êtes à Vichy.Malade ? Non certes pas. Et si cen’est pas une cure d’eau qui vous fixeà cet endroit célèbre, est-ce autre

Cartes envoyées par La Roche à Le Corbusier

E2(7)469

E2(7)136 “Voici la ville qui avait des gratte-cielbien avant New York et d’où je vous

envoie mes bonnes amitiés.

Raoul La Roche

Je vous recommande les havanesde la Villa La Rocca !”

Carton d’information pour les visites de la Maison La RocheFLC P5(1)207

6 • Raoul A. La Roche collectionneur et client Villa La Rocca

chose ? Seriez-vous chargé par notrenouveau gouvernement de l’élabora-tion de quelque plan hardi en matièrede reconstruction ? Je serais pas-sionné à le savoir… » Cette lettremais aussi sa collection presquecomplète des livres de Le Corbusiermontrent bien qu’il continuait à s’in-téresser au travail de l’architecte etqu’il partageait ses idées en matièred’art, d’architecture et d’urbanisme.

À la suite de l’armistice il dut rentrerà Auteuil. Peu après il fut atteintd’une arthrite articulaire chronique.Cette affection particulièrement dou-loureuse rendait le séjour à la Roccade plus en plus difficile. Il demanda àLe Corbusier d’installer des rampes lelong des escaliers, mais l’architectese contenta de faire tendre descordes à deux endroits ce qui nerépondait pas vraiment aux besoinsdu maître de maison. C’est aussi parun haussement d’épaules que l’archi-tecte réagit aux désordres créés parla plomberie qui se révélèrent impos-

sibles à réparer, car les conduitesavaient été encastrées dans le béton.

La Roche avait mis un terme à sonactivité de collectionneur à la fin desannées 20. À plusieurs reprises ilavait évoqué l’avenir de sa collection :« Ces toiles m’ont donné beaucoupde joie, mais je ne sais ce qu’elles vontdevenir. » Dans les années cinquante,sollicité par le dynamique directeurdu musée d’art de Bâle, GeorgSchmidt, il décida de se séparerd’une partie de ses tableaux cubisteset d’un certain nombre de puristes,quatre-vingt dix œuvres au total, quiont fait l’objet de trois donations auKunstmuseum de Bâle.Généreux comme à son habitude, ledonateur n’a assorti ce noble gested’aucune condition. Quelques tableauxsont allés au Louvre et plus tard auCentre Pompidou, en signe de remer-ciement à la ville où il avait vécu silongtemps, et une autre œuvre estpartie pour Lyon. Le musée de Bâlene possédait alors qu’un très petit

nombre d’œuvres de cette époque ;ces donations ont en conséquenceformidablement enrichi le départe-ment d’art moderne.

La Roche fut bientôt contraint de pas-ser de plus en plus souvent les moisd’hiver dans une clinique proche deBâle. En 1962, son état de santé sedétériorant, il résolut de revenir défi-nitivement dans sa ville natale, prèsde sa famille. Il mourut en juin 1965,quelques mois avant son ami archi-tecte. Depuis les années 50, Le Corbusieressayait de le convaincre de cédersa villa pour y installer la fondationqu’il envisageait de créer. Dans ledernier courrier qu’il adresse à l’ar-chitecte le 18 mars 1963, La Roche luiécrit : « Je souhaite que la Villa laRocca puisse continuer à consister,pour de nombreux architectes unexemple pour leur inspiration. Jesuppose que l’association L. C. quidoit en devenir la propriétaire est entrain de se constituer. »

Lettre de La Roche à Le Corbusier, Nouvel an 1927 – FLC P5(1)51

Villa La Rocca À la redécouverte de la Maison La Roche • 7

es mesures mises en œuvreavant le décès de Le Corbusier,ont permis la préservation de la

Maison La Roche, comme témoi-gnage de la contribution fondamen-tale de l’architecte, fondateur de l’architecture moderne. Son com-manditaire Raoul La Roche, Suissecomme Charles-Édouard Jeanneret,qui habitait la maison depuis 1925,retourna en Suisse en 1962, léguantsa propriété à Le Corbusier pour yinstaller la Fondation. Des négocia-tions furent engagées en 1970 pouracquérir la maison adjacente, dessi-née par Le Corbusier pour son frèreaîné Albert, son épouse Lotti Raaf etses trois filles. La Fondation installases bureaux dans la Maison Jean-neret-Raaf et la Maison La Roche futouverte aux visiteurs.

Depuis sa restauration menée en1970 par Christian Gimonet, premierdirecteur de la Fondation, la MaisonLa Roche n’apparaissait que commeune pure œuvre architecturale. Lepublic ne pouvait comprendre qu’elleservait également de résidence àRaoul La Roche et à ses domestiquescar le mobilier d’origine avait étéretiré et la chambre de La Roche,annexée à la bibliothèque de laFondation, n’était plus accessible. Larestauration qui vient de s’acheveravait pour objectif de restituer la maison à Raoul La Roche, et de luiredonner sens.

L’examen du programme initial de lamaison en dévoile les contradictionsfondamentales que Raoul La Rochene manqua pas de souligner dansune lettre adressée à Le Corbusier :

Rappelez-vous l’origine de monentreprise : “La Roche, quand ona une belle collection commevous, il faut se faire construireune maison digne d'elle”. Et maréponse : “D'accord, Jeanneret,faites-moi cette maison”. Or ques'est-il passé ? La maison termi-née était si belle qu’en la voyant,je me suis écrié : “C'est presquedommage d'y mettre de la pein-ture”. J'en ai mis tout de même.Pouvais-je en faire autrement ?N’ai-je pas certaines obligations vis-à-vis de mes peintres dontvous êtes d'ailleurs aussi ? Jevous avais commandé un “cadrepour ma collection”. Vous mefournissez un “poème en murs”.Qui de nous est plus fautif ? (1)

Fournir un “cadre pour une collec-tion” (de peintures) s’avère incompa-tible avec l’objectif de créer un“poème en murs”, c'est-à-dire, uneœuvre pure d’architecture. L’autrefonction, qui devait offrir à un céliba-taire, disposant de certains moyens,un logis confortable, a dû se plier auxcontraintes d’une démarche archi-tecturale totalement nouvelle et à lanécessité de partager l’espace avecune collection de peintures, accessi-ble aussi au public. C’est la virtuositédu jeu entre ces différentescontraintes qui donne toute sasaveur si particulière à la Maison LaRoche.

La Maison La Roche, œuvred’architectureLa Maison La Roche et sa voisine,la Maison Jeanneret-Raaf (Fig. 1),représentent un tournant, non seule-

ment dans l’œuvre de Le Corbusier,mais aussi dans l’histoire de l’archi-tecture moderne en Europe. En mai1925, très peu de constructionsmodernistes pouvaient rivaliser avecleur sophistication formelle et leurniveau d’innovation. L’un des premiersrecueils d’architecture moderne,Internationale Architektur, de WalterGropius (Dessau 1925), permet demesurer la place qu’occupe laMaison La Roche à cette époque (2).Dès 1929, Le Corbusier tirait lesleçons, sans modestie, de l’accueildonné à sa contribution :

Voici, vivant à nouveau sous nosyeux modernes, des événementsarchitecturaux de l'histoire : lespilotis, la fenêtre en longueur, letoit jardin, la façade de verre.Encore faut-il savoir apprécier,quand l’heure sonne, ce qui est à disposition et il faut savoirrenoncer aux choses que l’on aapprises, pour poursuivre desvérités qui se développent fatale-

À la redécouverte de la Maison La RocheTIM BENTON

Figure 1 – Maisons La Roche (au fond) et Jeanneret-Raaf (à droite)Photo Charles Gérard, 1927 – FLC L2(12)23

(1) La Roche à Le Corbusier, 24 mai 1926 – FLC P5(1)209(2) Gropius, W. (1927). Internationale Architektur. [Seconde version révisée, première édition 1925] München, A. Langen.

L

8 • À la redécouverte de la Maison La Roche Villa La Rocca

ment autour des techniques nou-velles et à l'instigation d'un espritneuf né du profond bouleverse-ment de l'époque machiniste (3).

Un seul pilotis élancé porte tout lepoids de la masse de la galerie, péril-leuse démonstration du principe (fon-damental pour le Modernisme) deséparation entre forme et structure(Fig. 2). Une fenêtre en longueur uni-fie les deux maisons, défiant la forcede gravité : seuls les poteaux de 25 centimètres soutiennent le mur. Letoit plat accueille un jardin et lesplans des étages sont indépendantsde l’organisation des murs au-dessuset au-dessous. À l’époque, ces effetsparaissaient relever de la magie etprésentaient même un caractèrequelque peu inquiétant.

Tous ces dispositifs n’étaient pas lefruit d’une création spontanée.L’étude du projet connut de nom-breuses phases, d’avril à novembre1923, et la construction ne com-mença qu’en février 1924 (4). Il faut en

retracer les différents momentsd’élaboration pour en comprendretoute la complexité.

Dans les premières versions, laMaison Jeanneret-Raaf était doubléed’une maison jumelle. Parfaitementsymétriques elles mesuraient cha-cune environ 12 m de long et étaientmunies d’une grande baie vitrée. Enseptembre 1923, Le Corbusier appritque la Banque avait vendu une parcelle de 5,45 m, réduisant ainsi lalongueur initiale du terrain. Cette parcelle située à droite de la MaisonJeanneret-Raaf, n’a finalement pasété utilisée. La deuxième maisonjumelle s’en trouvait réduite presquede moitié. Dans un premier temps Le Corbusier dessina pour ce terrainune toute petite maison, qu’il nomma,non sans humour “Ma tante”. Fina-lement, faute de client, il réussit àconvaincre le brave La Roche del’acquérir pour l’ajouter à sa parcelle.

Le 22 septembre 1923, Le Corbusiertransféra presque toutes les fonc-

tions domestiques de la Maison LaRoche dans la maison “de la tante”,pour récupérer ces volumes et lesaffecter à des espaces de réceptionet d’exposition de la collection de pein-tures. Entre ces deux parties, privéeet publique, le vaste hall (qui à l’origineétait occupé par un salon au premierétage) formait comme une frontière,traversée par une passerelle (Fig. 3).La chambre de La Roche, initialementprévue au rez-de-chaussée, sous lagalerie, fut transférée dans la maisonde la tante où elle prit la place de lachambre d’amis au deuxième étage.Ce bouleversement eut pour consé-quence de préserver l’unique ethéroïque pilotis sous la galerie et delibérer le volume de trois étages duhall avec sa passerelle.

Ces changements ont radicalementperturbé la composition, y ajoutantune touche avant-gardiste. Ils ontnéanmoins considérablement compli-qué les circulations, rendant laborieuxl’accès à la chambre et à la biblio-thèque. Ils ont également eu pour effet

(3) Le Corbusier et Pierre Jeanneret, Œuvre Complète 1910-1929, (première édition 1929) Les Editions de l’Architecture, 1964, p. 60(4) Benton, T. (2007). Les Villas parisiennes de Le Corbusier et Pierre Jeanneret, 1920-1930 [Première édition 1984], Paris, Editions de la

Villette. Pour une description détaillée de l’évolution génétique du projet.

Figure 2Maison La Roche,

montrant la galerie, à gauche,publiée dans L'Almanach

de l'Architecture Moderne,été 1925.

Photo Charles Gérard FLC L2(12)25

Figure 3Maison La Roche,

le hall, publié dans L'Almanachde l'Architecture Moderne (1925)

FLC L2(12)74

Villa La Rocca À la redécouverte de la Maison La Roche • 9

de générer quelques anomalies. Legarde corps de la coursive menant àla chambre de La Roche (Fig. 4), alignésur la grande fenêtre du hall, se retrou-vait à une hauteur d’à peine 40 cm. Ilfallut ajouter une protection en tubesd’acier pour prévenir les chutes dansle hall. Le plafond de cette mêmecoursive est plus haut que celui duhall : l’élévation de la maison “de latante” venait en effet s’ajuster sur lescotes de la Maison Jeanneret-Raaf.

La maison surprend dès qu’on ypénètre (Fig. 5). Accueilli sous un pla-fond obscur, le regard plonge ensuitesur un vide impressionnant, haut detrois étages et inondé de lumière.Renonçant à y installer un escaliermonumental, Le Corbusier avaitdécidé de masquer les escaliers, àgauche et à droite, et de confronter le visiteur à un mur blanc et brillant,large de 5 mètres. L’architecte estrevenu sur cette composition théâ-trale lors d’une conférence à BuenosAires en 1929 (Fig. 6).

Présentant la maison aux lecteurs dupremier volume de l’Œuvre complète,également en 1929, Le Corbusier yévoque la “promenade architectu-rale”.

Cette seconde maison sera doncun peu comme une promenadearchitecturale. On entre : le spec-tacle architectural s'offre desuite au regard : on suit un itiné-raire et les perspectives se déve-loppent avec une grande variété ;on joue avec l'afflux de la lumièreéclairant les murs ou créant despénombres. Les baies ouvrentdes perspectives sur l'extérieuroù l'on retrouve l'unité architec-turale (5).

Le hall illustre parfaitement cettethéorie (Fig. 6). Un balcon se projette

dans l’espace, indiquant la directionde la promenade. Il faut imaginerRaoul La Roche, accueillant ses visi-teurs du haut de cette chaire. Unesuccession de perspectives inatten-

dues s’offre ensuite au spectateur. À chaque niveau, l’œil du visiteurretrouve l’espace du hall autourduquel se structure toute la maison.

(5) Œuvre complète, 1910-1929, p. 60

Figure 6 – Croquis du hall de la Maison La Roche, notes préparatoires pour la cinquième conférence, Buenos Aires, 1929(Getty Research Institute 920083-1(1)7)

Figure 4Le hall, vu de la passerelle vers la salle-à-manger et au-dessus,au deuxième étage, la chambre de La RochePhoto Fred BoissonnasFLC L2(12)81

Figure 5Le hall, publié dans

L’Almanach de l’Archi-tecture Moderne, 1925 Photo Charles Gérard

FLC L2(12)73

L’effet de transparence produit parles fenêtres fait fusionner l’extérieuret l’intérieur. Ce sont tous ces élé-ments qui firent de la Maison LaRoche la référence de l’architecturemoderne des années vingt. LeCorbusier insistait toujours sur le faitque la connaissance de ses œuvrespassait par l’expérience visuellevécue plutôt que par des reproduc-tions photographiques. La Roche par-tageait ce point de vue et lorsqu’il lui envoie l’album de prises de vuesréalisées pour Vogue par FredBoissonas, le fameux photographeSuisse, il lui écrit :

Je dois confesser que, malgrél’art de M. Boissonas, la “Villa LaRocca” est plus belle en naturequ’en “peinture”. A quoi celatient-il ? Certainement à ce que lareproduction la meilleure ne pro-cure que d’une façon imparfaitel’émotion ressentie en contactdirect avec cette symphonie deprismes. Ah, ces prismes, il fautcroire que vous en avez le secret,avec Pierre, car je les cherchevainement ailleurs. Vous nousavez montré la beauté, enseignéle sens et, grâce à vous noussavons ce que c’est l’architec-ture (6).

C’est ce que Le Corbusier désiraitentendre, c’est le leitmotiv de sonlivre Vers une Architecture, publié enoctobre 1923 : on n’attend pas de l’ar-chitecte moderne qu’il innove mais ilse doit de tirer parti de la nouvellesensibilité et des matériaux issus del’industrialisation pour réaliser unearchitecture comparable aux grandesœuvres classiques.

Mais ce qui m’émeut surtout, cesont ces constantes qui seretrouvent dans toutes lesgrandes œuvres d’architecture,mais que l’on rencontre si rare-ment dans les constructionsmodernes. Votre mérite de relierainsi notre époque aux précé-dentes est particulièrementgrand. Vous avez “débordé leproblème” et fait œuvre de plas-ticien (7).

La Villa La Rocca est une “œuvre deplasticien” dans tous les sens duterme, combinant peinture, sculptureet architecture.

La maison d’un collectionneurLes articles repris dans Vers uneArchitecture avaient été publiés dansL’Esprit Nouveau entre 1920 et 1921.Au cours de l’été 1923, AmédéeOzenfant et Le Corbusier commen-cent à écrire une nouvelle série deneuf articles qui seront publiés en1925 dans La Peinture Moderne (8).Ces articles désignent le Purisme – fondé par Ozenfant et Jeanneret –comme héritier légitime du cubisme“héroïque” de Picasso et de Braqueavant la guerre. Depuis la GrandeGuerre, selon eux, le cubisme étaitdevenu décoratif. Seul “le cubismecristal” avait conservé la rigueurgéométrique de la révolution cubisted’origine. Bien entendu, ce “cubismecristal” renvoyait aux qualités archi-tecturales évoquées par les “prismes”si chers à Raoul La Roche.

Le cristal, qui pousse, s'arrête endehors suivant les formes théo-riques de la géométrie ; etl'homme se complaît à ses agen-cements parce qu'il y trouvecomme la justification de sesconceptions abstraites de la géo-métrie : l'esprit de l'homme et lanature trouvent un facteur com-mun, un terrain d'entente, dans lecristal comme dans la cellule,partout où l'ordre est sensible aupoint qu'il justifie les lois humainesd'explication de la nature que laraison s'est complue à édicter (9).

Le Corbusier et Ozenfant, sélection-nant les œuvres de Picasso, Braque,Gris, Léger et Lipchitz, retenaient lesplus proches des principes du“cubisme cristal”. Ils déclarèrentensuite que leurs propres peinturespuristes visaient à parfaire ce quiavait débuté avec le cubisme cristal.C’est exactement selon cette mêmelogique que Le Corbusier et Ozenfantconseillèrent La Roche lorsqu’il créasa collection de peintures (cf. PhilipSpeiser, supra) (10). Raoul La Rochejoua les mécènes en achetant desœuvres d’Ozenfant et Le Corbusier àdes prix supérieurs à ceux pratiquéspour acquérir des œuvres de Picassoet de Braque (11).

L’accrochage dans la maison suivantles arguments développés dans LaPeinture Moderne visait à comparerles meilleures œuvres cubistesd’avant-guerre avec, d’un côté, desexemples du cubisme cristal d’aprèsguerre et, de l’autre, les œuvres despuristes Ozenfant, Le Corbusier etFernand Léger, leur ami.

10 • À la redécouverte de la Maison La Roche Villa La Rocca

Figure 7Vue à partir de la salle-à-manger

vers la galerie, publiée dans L’Almanach de

l’Architecture Moderne, 1925.Photo Charles Gérard

FLC L2(12)85

(6) Lettre de La Roche à Le Corbusier, 1er janvier 1927 – FLC P5(1)151(7) Lettre de La Roche à Le Corbusier, 13 mars 1925 – FLC P5(1)193(8) Jeanneret, C.-E. et A. Ozenfant (1925). La peinture moderne, Paris, G. Cres. Les articles ont été publiés dans L’Esprit Nouveau entre

novembre 1923 et novembre 1924.(9) Ozenfant et Jeanneret, “Vers le cristal”, L’Esprit Nouveau, N° 25, juillet 1924, p. 4 (10) De cette collection, une grande partie se trouve au Kunstmuseum, Bâle, ou dans des collections privées en Suisse, et huit tableaux

sont conservés au Musée national d’Art Moderne, Paris, voir Schmidt, K., H. Fischer, et al. (1998). Ein Haus für den Kubismus : dieSammlung Raoul La Roche : Picasso, Braque, Leger, Gris-Le Corbusier und Ozenfant, Ostfildern, Hatje.

(11) Gee, M. (1981). Dealers, critics, and collectors of modern painting: aspects of the Parisian art market between 1910 and 1930, GarlandPublishing.

Le visiteur était directementconfronté aux principes de LaPeinture Moderne (Fig. 8). Lecubisme de La Musicienne, deBraque, à gauche, pointe vers lerelief coloré de Jacques Lipchitz(exemple de cubisme cristal illustrédans La Peinture Moderne), à droite,indiquant le sens de la “promenadedes tableaux”, signalé par le splen-dide tableau de Fernand Léger jouxtant l’escalier principal. Il fautsignaler que les photos de FredBoissonas (réalisées au cours de l’hiver 1926) ont été prises à l’insu deLe Corbusier, et présentent, très certainement, l’accrochage existantà l’époque. En revanche, quand Le Corbusier dirige une séance deprises de vues destinées à L’Alma-nach de l’Architecture Moderne en1925, il élimine certains tableaux,pour mettre en valeur les surfacespures de son architecture (voir Fig. 5).

En fait, Le Corbusier et Ozenfant sequerellèrent sur les différentes stra-tégies pour accrocher la collection.Le Corbusier accuse Ozenfant d’avoirsurchargé les murs de peintures,comme une “collection de timbresposte”.

Je tiens, expressément à ce quecertaines parties de l'architec-ture soient absolument débarras-sées de tableaux, de façon àcréer un double effet d'architec-ture pure d'une part et de pein-ture d'autre part (12).

Comment résoudre le problème ? Le Corbusier explora entre 1925 et1928, une solution qui aurait consistéà construire un grand meuble, dedeux mètres de haut, faisant office deréserve. Les cadres classés soigneu-sement par dimension auraient pu enêtre extraits, un par un, et chaqueœuvre “lue” comme un livre. La Roche objecta cependant que cegrand meuble allait prendre énormé-ment de place dans la galerie etconstituer une sorte de vestibule. Cedébat illustre bien le conflit entredeux conceptions du rôle de l’art :d’une part sa mission sociale qui per-mettait de montrer aux visiteurs lesœuvres de Le Corbusier et d’Ozenfanten compagnie des grands maîtres ducubisme. C’est ce que souhaitaitOzenfant. Sa conception privée privi-légiait au contraire la contemplation

solitaire, désintéressée d’œuvres detrès grande qualité dans un cadrearchitectural pur.

Le Corbusier militait pour la contem-plation privée des œuvres d’art deplusieurs endroits dans la maison.Dans la galerie, par exemple, unetable et deux chaises sont disposéesautour du relief en bronze Naturemorte aux instruments de musiquesur sa tablette en béton (Fig. 9). LeLipchitz se trouve presque toujours àcet endroit sur les photos, ainsi queLe Guéridon de Braque, accroché surle mur de la rampe. Ces œuvres sontoffertes à la dégustation personnellede La Roche, lorsqu’il lisait près de latable par exemple. Un autre “lieu decontemplation” se trouve sur la mez-zanine, près de la bibliothèque.

Villa La Rocca À la redécouverte de la Maison La Roche • 11

Figure 8 – La Musicienne de Georges Braque, La femme et l'enfant de Fernand Léger et la Composition à la guitare (béton coloré)de Jacques Lipchitz. Photo Fred Boissonnas (hiver 1926) – FLC L2(12)102 – Colorisation T. Benton

(12) Lettre de Le Corbusier à Ozenfant, 16 avril 1924 – FLC P5(1)208

Figure 9 Galerie, montrant l’éclairage provisoireet l’emplacement du relief en bronze deLipchitz Nature morte aux instrumentsde musique, sur sa tablette, Le guéridonde Braque appuyé contre le mur de larampe et la Nature morte d’Ozenfant,qui conduit le visiteur vers la rampe qui monte vers la bibliothèque.Photo Fred Boissonnas (hiver 1926)FLC L2(12)144

La Nature morte au verre de vinrouge d’Ozenfant est placée au des-sus d’un divan, bien éclairée par lafenêtre. À droite, un meuble en bétonoù sont rangés des dessins et descollages, qui attendent d’être consul-tés. Un petit collage de Picasso,appuyé contre la cheminée en illus-tre le principe. En 1925, cette mezza-nine était ouverte sur la bibliothèque.En 1928, une cloison et une porte enverre ont séparé les deux espaces,sans doute pour améliorer le confortthermique de la bibliothèque.

La bibliothèque (Fig. 11) et la cham-bre (Fig. 14) sont les pièces les plushautes de la maison, que l’on décou-vre après un cheminement tortueux.L’une comme l’autre sont dédiées aupurisme et symbolisent une vie aus-tère, inspirée et solitaire entièrementconsacrée à l’étude de l’art et de l’architecture modernes. C’est ce quedemandait son client et ce que LeCorbusier estimait devoir être l’aspi-ration de tout homme ou femmemodernes.

La maison était, en effet, tout à la foisun cadre pour la collection de RaoulLa Roche et l’illustration des prin-cipes d’histoire de l’art exposés dansLa Peinture moderne.

La maison présente également – avecsa polychromie – une combinaison del’art et l’architecture. Le Corbusierpour la décrire utilisait d’ailleurs lesmêmes termes que pour sa théoriede la couleur puriste. La couleur pouvait permettre de “camoufler” lesvolumes, ou de les faire ressortir, augré de l’architecte :

L’intérieur de la maison doit êtreblanc, mais, pour que ce blancsoit appréciable, il faut de la pré-sence d’une polychromie bienréglée : les murs en pénombreseront bleus, ceux en pleinelumière seront rouges ; on faitdisparaître un corps de bâtisseen le peignant en terre d’ombrenaturelle pure et ainsi de suite (13).

12 • À la redécouverte de la Maison La Roche Villa La Rocca

(13) Œuvre complète, p. 60

Figure 11 La bibliothèque,

montrant Les deux femmes à la toilette,de Léger, au fond, et, à droite,

le Livre, pipe et verre de Le Corbusier. Photo Fred Boissonnas

FLC L2(12)109

Figure 10“Lieu de contemplation”

au sommet de la rampe donnantsur la galerie, avec la Nature morteau verre de vin rouge, de Ozenfant,

le petit collage Pipe, bouteille de Bass,dé de Picasso et son Bouteille de Bass,

clarinette, guitare, violon, journal, as de trèfle (à droite).

Photo Fred Boissonnas FLC L2(12)146

Colorisation T. Benton

La Roche fit preuve d’une patienced’ange pour accepter tous cesdéboires. Après six mois d’occupa-tion, il n’y avait toujours pas d’éclai-rage efficace dans la salle à manger,et la galerie était éclairée par de sim-ples ampoules suspendues (Fig. 9). Lehall n’était muni d’aucun éclairage, àl’exception d’une petite lampe aupied de l’escalier de service (Fig. 4).Se déplacer dans la maison la nuitdevait être risqué. L’éclairage natu-rel, tout en étant très théâtral, posaitaussi des problèmes. La fenêtre enlongueur du mur sud-est de la galerieenvoyait de la lumière directementsur les tableaux. Les vitres produi-saient une telle condensation quePierre Jeanneret dut inventer unréseau de petites gouttières et depipelettes pour récupérer l’eau et larenvoyer à l’extérieur. Lors de l’hiver1927, la canalisation gela, produisantune inondation dans la galerie. LaRoche fit face à ces déboires. Entrefévrier et novembre 1928, une restau-ration importante de la galerie futeffectuée par Charlotte Perriand etAlfred Roth. Ceux-ci dessinèrent unluminaire qui opérait à la fois commebrise-soleil pour protéger les tableauxde la lumière venant du sud-est et quiéclairait à la fois la cimaise et le pla-fond. Le parapet de la mezzanine est

équipé d’une étagère. La réserve depeintures aménagée au-dessous dela rampe est remplacée par un meu-ble élégant muni de portes courbesen verre dépoli. Un tube nickelé vientsoutenir la tête de la rampe. C’est sur ce meuble que Le Corbusierinstalla un phonographe – symbole del’ère machiniste. Charlotte Perrianddécrit le rôle du phonographe danssa conversion au modernisme, en1927 :

Pénétrer cet espace inondé pardes cantates de Jean-SébastienBach (Le Corbusier avait branchéle gramophone), c’était commedébarquer dans un autre mondevrombissant, où tout fusionnait.Le Corbusier m’avait complète-ment piégée (14).

Le Corbusier dessina, également, uneétagère en béton pour permettred’installer un phonographe dans lamaison de son frère Albert, musicien.

Malgré toutes ces péripéties, LeCorbusier s’efforça de rendre la mai-son agréable à vivre. L’ajout de lapolychromie y conférait une certainechaleur, ce dont ne rendent pascompte les photos noir et blanc del’époque.

Le Corbusier choisit un rose saumonpour la salle à manger, malgré sesremarques acerbes sur les boudoirsroses prisés par les amateurs d’ArtDéco. Le Corbusier aurait cédé auxdésirs de La Roche pour le choix dela couleur et des tableaux. Les deuxBraque de 1919 – Le guéridon noir etGuitare et compotier – appartiennenten effet à ce cubisme sensuel etdécoratif que Le Corbusier et Ozen-fant critiquaient dans La peinturemoderne. Les deux tableaux célè-brent le plaisir de la table.

Villa La Rocca À la redécouverte de la Maison La Roche • 13

(14) Charlotte Perriand, une vie de création, Odile Jacob Paris 1998. L’enregistrement électrique, inventé en 1925, a très vite remplacél’ancien système acoustique, mais les gramophones de qualité coutaient très chers.

Figure 12 – La salle à manger, avec les tableaux de Braque de 1919 Photo Fred Boissonnas – FLC L2(12)146

La Villa La Rocca comme maison

Bien que spartiate, la chambre de La Roche était très bien aménagée,avec ses meubles dessinés par LeCorbusier et un dressing séparé.

Le gardien et sa femme étaient logésdans un tout petit appartement àdroite du hall au rez-de-chaussée.Dans cet espace de moins de 30 m2,ils devaient dormir, se laver et faire lacuisine pour La Roche et ses invités.Les mets arrivaient à l’office du premier étage par un monte-plat. La Roche eut pitié d’eux et les auto-risa à s’installer également dans lachambre d’amis, à gauche du hall.

La Roche accepta avec dignité etstoïcisme toutes ces privations.Juste avant de s’installer dans samaison, il écrit le 13 mars 1925 à LeCorbusier et à Pierre Jeanneret etleur offre un “petit supplément sousforme d’une 5 HP Citroën … commeun souvenir et comme un instrumentde travail fort utile à des architectesparisiens” (15). A l’occasion des négo-ciations concernant la parcelle res-tée libre près de la Maison Jean-neret, Le Corbusier trouva le moyende l’échanger contre un modèle pluschic et plus puissant grâce à son ami

Mongermon, directeur de la compa-gnie Voisin, qui lui offrit la Voisin 8 HP,nommée “La Lumineuse”. C’est cettevoiture que l’on voit sur les photosdes œuvres qu’il a réalisées, à Pariset aux alentours.

L’histoire de la construction de laMaison La Roche, met en évidenceles tensions qui se sont manifestéesentre les visées de l’art, de l’architec-ture moderne et du confort domes-tique. Dans le cas présent lescontraintes ont conduit à favoriser larecherche de solutions innovantes etaudacieuses. Elles ont finalementabouti à la réalisation d’un chef-d’œuvre d’architecture, symbole évo-cateur de la vie moderne.

L’évocation de la collection cubiste etpuriste de Raoul La Roche, la restitu-tion de l’intégrité de la maisonaccompagnée de quelques exemplesdu mobilier original, la restaurationdes intérieurs et de la polychromiepermet d’apprécier aujourd’hui larichesse de ce Gesamtkunstwerk duModernisme et de la rendre plusintelligible et plus humaine (16).

14 • À la redécouverte de la Maison La Roche Villa La Rocca

(15) Lettre de Raoul La Roche à Le Corbusier, 13 mars 1925 – FLC P5(1)193(16) Un travail important de recherché préalable pour la restauration a été effectué par Tiziano Rinella Aglieri, d’abord dans une thèse

de doctorat et ensuite dans Aglieri T., Case La Roche-Jeanneret di Le Corbusier. Riflessioni per un progetto di restauro, Officina, 2009.

Figure 13 – Chambre de La Roche (la “chambre puriste”), avec la Carafe, bouteille, guitare dans une cave et Nature morte d’Ozenfantet, à la tête du lit, la Nature morte à la cruche blanche sur fond bleu de Le Corbusier.

Photo Fred Boissonnas – FLC L2(12)145 – Colorisation T. Benton

Villa La Rocca Mobilier et intérieurs : 1923 - 1925 - 1928 • 15

vant d’emménager Square duDocteur-Blanche en 1925,Raoul La Roche habitait dans

un immeuble néoclassique de typehaussmannien surplombant l’espla-nade des Invalides, à Paris. Vers1923, il confia à Le Corbusier l’agen-cement de son appartement, aveccomme objectif de l’adapter à l’im-portante collection d’art cubiste etpost-cubiste qu’il avait commencé àrassembler en 1921. La nouvelle mai-son de collectionneur dont il passeracommande à Le Corbusier l’annéesuivante devait par conséquent être,elle aussi, spécifiquement conçuecomme un cadre destiné à abriterces précieuses peintures d’avant-garde. Le Corbusier et Pierre Jean-neret en profitèrent pour traiter toutela construction, y compris les piècesà vivre, dans un langage architectu-ral aussi novateur.

Pour ce qui concerne l’ameublement,certains objets choisis ou conçuspour la « Villa La Rocca » et la maisonvoisine de Lotti et Albert Jeanneretfurent prêtés pour l’aménagement duPavillon de l’Esprit Nouveau en 1925 ;d’autres, destinés à l’origine à laseule exposition, trouvèrent finale-ment leur place dans les maisonsmitoyennes d’Auteuil. Le Pavillon etles maisons La Roche et Jeanneretconstituèrent à l’époque l’illustrationparfaite du programme rigoureuxaffiché dans l’Esprit Nouveau. Lesvisiteurs furent frappés par l’aména-gement volontairement provocateurde l’intérieur du Pavillon – curieuxmélange de rigueur spartiate et d’uneprofusion d’objets hétéroclites. Cetteinstallation se revendiquait comme laparfaite antithèse du type d’objetsd’arts décoratifs quasi exclusivementreprésentés à l’Exposition des arts

décoratifs et industriels modernes, etdes « solutions intégrales » promuesà cette époque par les grands maga-sins et les décorateurs-ensembliers.Si l’aménagement initial de la MaisonLa Roche dans son ensemble repré-sente bien en 1925 une étape déci-sive dans l’histoire de l’équipementde la maison, les modifications queconnaîtra la galerie de tableauxtémoigneront de son évolution pro-gressive, notamment à l’occasion deson réaménagement en 1928 quandcet espace puriste polychrome seretrouva ponctué d’élégantes solu-tions qui contribuèrent à souligner sonraffinement fonctionnel et à mettreen valeur l’esthétique des matériauxde l’époque machiniste.

Mobilier et intérieurs : 1923 – 1925 – 1928ARTHUR RÜEGG

25 bis rue de Constantine, ParisPhoto Arthur Rüegg

A

Dessin pour l’aménagement de 1928 – FLC 15290

16 • Mobilier et intérieurs : 1923 - 1925 - 1928 Villa La Rocca

Sièges et tables :le meuble comme « objet-type »L’agencement originel de la MaisonLa Roche est bien documenté. Lacorrespondance quasiment complèteentre les différents protagonistes (LeCorbusier, Pierre Jeanneret, Raoul LaRoche et les différents fournisseurs)et une couverture photographiqueabondante – notamment un albumrassemblant les tirages réalisés parFrédéric Boissonnas en 1926 pourVogue – sont conservés dans lesarchives de la Fondation Le Corbu-sier. La majeure partie du mobilier aégalement été conservée. Le prêt dequelques objets ayant appartenu àRaoul La Roche, à l’occasion de laréouverture de la maison après sarestauration, permet de reconstituerponctuellement le dialogue très pré-cisément pensé entre le mobilier etl’architecture.

Une première liste de meubles éta-blie par Le Corbusier se limitait stric-tement à des objets de production ensérie, anonymes : des fauteuilsThonet, des « chaises fer Rongier »,des « fauteuils cuir Maple », des « tables Selmestein [sic] » ainsi quedes secrétaires, des casiers et deslits « U.P. ». Ce choix se justifiait sansdoute en partie par la campagnemenée à cette époque contre les artsdécoratifs, mais on peut y trouveraussi d’autres explications.

Le Corbusier avait très tôt fait preuved’une réelle capacité à créer desmeubles, notamment des chaises. Ils’était jusqu’à présent limité à dessi-ner des variantes d’élégants « meu-bles de style », en s’efforçant toute-fois d’atteindre la plus grande simpli-cité possible. La recherche des « invariants » se modifia après 1918,lorsque les puristes Ozenfant etJeanneret orientèrent leurs choixvers des productions en série, dont laperfection formelle était l’héritage de

siècles de recherches vers la formeidéale. Le postulat de cette épure for-melle allait désormais être associéaux principes de la fabrication ensérie. Les « objets-types » allaientacquérir de cette façon une perti-nence et une présence qui en fai-saient des « objets en soi ».

Les photographies des intérieurs dela maison prises en 1925/26 témoi-gnent de l’apport de nombreuxobjets-types : chaises de bureau en

Le Corbusier, liste des meubles pour la maison – FLC P5(1)266

La galerie en 1926. Photo Frank Yerbury, Architectural association London

Villa La Rocca Mobilier et intérieurs : 1923 - 1925 - 1928 • 17

bois courbé de type Thonet/Kohn1009 (B-9) pour la salle à manger ;fauteuils Thonet/Kohn 1018 pour lagalerie de tableaux ; fauteuils enmaroquin havane produits par lafirme anglaise Maple pour le hall et lagalerie (un « Franklin » et un « Newstead ») ; chaises et tables enfer pour le toit-terrasse. L’éclairageélectrique connut le même traitement :ampoules nues ou éléments de tubesen série « Marc Chalier », accrochésdirectement au mur. Les petites tablesen tubes nickelés et tôle peinte, fabri-quées par Schmittheissler d’aprèsles dessins de Pierre Jeanneret,étaient certainement inspirées des « meubles et appareils pour hôpitaux,cliniques et maisons de santé » édi-tés par cette société ; on en installa

dans le hall, dans la chambre à cou-cher et dans la bibliothèque. Pour lesautres tables, les architectes s’inspi-rèrent du modèle traditionnel du pla-teau en bois sur tréteaux pour eninventer une nouvelle version, com-posée de tubes métalliques nickeléspour le support et d’une finition aca-jou vernis « à l’ancienne » pour le plateau. Le Corbusier attacha la plusgrande attention à ce que les dimen-sions de cette série de « tables Louis »soient calculées de façon à les ren-dre juxtaposables (par exemple largeurcontre longueur). La plus grandetable servait pour les repas, les pluspetites étaient utilisées pour lesalon, comme tables de travail oud’appoint.

Tables juxtaposables – FLC 15167

Tables en métal – FLC F1(3)276

18 • Mobilier et intérieurs : 1923 - 1925 - 1928 Villa La Rocca

La première liste rédigée par LeCorbusier ne permet pas d’identifierla totalité des meubles installés dansla nouvelle maison-galerie. Les ajoutsmanuscrits, probablement à la suitede discussions avec son client,confirment cependant la décision d’yinclure une partie du mobilier pré-existant. C’est pourquoi le fauteuilMaple de la bibliothèque d’Auteuilproviendrait effectivement du pre-mier aménagement de 1923, demême que les deux fauteuils en boisfoncé et velours dits « Davis », quel’on retrouvera dans la galerie, ainsique le divan situé au sommet de larampe de la galerie dans une nichequi semble avoir été faite sur mesure.Ce divan traditionnel très sobre,recouvert de velours, est la copieparfaite des modèles que Jeanneretavait fait fabriquer pour ses clientschaudefonniers entre 1915 et 1922.

Plus déconcertant encore est l’ab-sence totale des nombreux produitsde la firme « U.P. » prévus initiale-ment. Elle témoigne en réalité desmésaventures survenues lors de laréalisation du Pavillon de l’EspritNouveau. Le Corbusier travaillaitdepuis longtemps à la conception demeubles de rangement (« casiers »),fondée sur des règles de compositionarchitectoniques. Ceux-ci connurentdeux versions : des éléments encas-trés qui devinrent partie prenante del’architecture, et des éléments auto-nomes qui garderont le caractère de« mobilier ». En 1924/25, Le Corbusierparvient à mettre au point un systèmecomplètement modulaire. Il dissimulacependant les difficultés réelles ren-contrées en se prétendant victimed’intrigues dont le but visait à reme-tre en cause la filière véritablement « industrielle » de fabrication des

casiers (prévus à l’origine entière-ment en métal). Finalement, cetterecherche menée en étroite collabo-ration avec les Etablissements U.P.réunis de Brno, échoua à la suite deplusieurs malentendus, et les élé-ments modulables qui devaient êtrele clou du Pavillon de l’Esprit Nouveaufurent finalement fabriqués au der-nier moment par deux entreprisesparisiennes.

Raoul La Roche emménagea doncavec ses anciens casiers de la Ruede Constantine : les trois rangementspour le linge peints en gris qu’il dis-posa dans la « chambre puriste » ;une étagère très simple et un « secrétaire » blancs furent installésdos à dos dans la partie arrière de labibliothèque. Les « commodes » et lemobilier de bibliothèque étaient deconception rudimentaire et compor-taient des panneaux latéraux qui,dans leur partie inférieure, étaientsaillants et effilés et ne permettaient

ainsi de les juxtaposer que par lescôtés. Le dessin du casier-secrétairedonnait en revanche l’impressiond’être composé de plusieurs élé-ments séparés. Ces éléments avaientdonc conservé différentes caracté-ristiques des meubles de rangementtraditionnels – tels que « bahuts, des-sertes, armoire à glace, commodes,poudreuses, buffets de service,vitrines, bureaux, etc. » (Le Corbusier,Almanach) – que Le Corbusier élimi-nera progressivement au profit d’uneenveloppe cubique et abstraite. Maisils constituent d’une manière excep-tionnelle la transition entre lesmodèles architecturés dessinés parJeanneret dans les années 1910 etles « casiers standard » neutres de1925. Le concept de « mobilier », dontle sens se référait à une notion péri-mée, ne convenait plus pour désignerces objets d’un ordre nouveau. Il futalors remplacé par celui d’« équipe-ment ».

Casier chambre à coucher (gris). Dessin Arthur Rüegg

Les casiers : du « meuble » à « l’équipement de la maison »

Casier bibliothèque, blanc et gris. Dessin Arthur Rüegg

Villa La Rocca Mobilier et intérieurs : 1923 - 1925 - 1928 • 19

Les nouveaux casiers standard nefurent utilisés que dans la maisonvoisine de Lotti et Albert Jeanneret,mais on trouve chez La Roche descasiers encastrés ainsi que desrayons de bibliothèque réalisés enbéton. Ils sont solidaires de l’archi-tecture, contrairement aux piècesmobiles qui appartiennent au mondedes objets, des outils. Ces derniers,en raison de leur forme spécifique,contrastaient avec le cadre architec-tonique composé presque unique-ment de surfaces planes et cubiques.La juxtaposion de ces diverses com-posantes était en totale contradictionavec l’idéal prôné à l’époque, qui prô-nait la parfaite fusion des murs, dumobilier et des œuvres d’art dans unensemble cohérent et indissociable.

Le Corbusier revendiquait aucontraire le principe du montaged’éléments hétérogènes assemblés

selon un principe de compositionqu’il avait déjà expérimenté dans lapeinture puriste.

La « polychromie architecturale », quiutilisait d’ailleurs les mêmes pig-ments que la peinture, joua un rôleessentiel dans cette méthode decomposition. La couleur était elle-aussi introduite comme élémentcomplémentaire qui modifiait lesqualités spatiales et produisait des « ambiances colorées » pouvantcompenser l’absence presque com-plète de matériaux visibles. Même leschaises en bois courbé furent quasi-ment « annexées » par l’applicationd’une couche de couleur grise quioccultait leur origine pour les inté-grer à la composition.

Diversifiant ses stratégies dans lechoix des couleurs de chaque pièce,Le Corbusier donna à La Rocca une

cinquième dimension et contribua àrenforcer le caractère unique dechaque espace. La salle à manger,dont tous les murs y compris le pla-fond sont peints en ocre rose (terrede Sienne claire), devient ainsi l’élé-ment central du « corps de logis » traditionnel. La galerie, haut-lieu dela peinture d’avant-garde, située del’autre côté du grand hall cristallin,constitue le versant totalementopposé de cette représentation tradi-tionnelle. Elle est le « rectangle élas-tique » (Léger) par excellence, dontchaque paroi revendique sa proprecouleur.

Entreprise Célio, liste des couleurs pour la maison – FLC H1(3)254

Couleur et architecture : « les premiers essais de polychromie »

La galerie de tableaux est le seulespace dont la polychromie a étésensiblement modifiée depuis l’ori-gine.

Gravement endommagée fin 1927 à lasuite d’un accident de l’installationde chauffage, La Roche profita de saremise en état, pour exiger qu’on yapporte plusieurs améliorations,notamment pour l’éclairage. Unénorme luminaire de section triangu-laire vint remplacer les ampoulessuspendues à un réseau de câbles,procurant ainsi – avec d’autres dis-positifs placés en différents points –l’intensité lumineuse qu’il réclamaitdepuis longtemps pour sa collection.

Charlotte Perriand, qui était depuisnovembre 1927 responsable au seinde l’atelier des aménagements inté-rieurs, travaillait également sur touteune série d’autres interventionsvisant à améliorer le confort et àtransformer l’espace. L’ « infect » par-quet fut recouvert d’un caoutchoucrose (la rampe et la soupente enreçurent un gris), et certaines partiesde la galerie furent repeintes dansdes couleurs plus contrastées et plusvives. La cheminée brun foncé sedétachait désormais sur un fond bleuclair, et l’ancien cagibi sous la rampefut éventré pour donner place à une

composition de volumes associantune étagère basse en arc de cercle,vitrée et aux bordures de métal scin-tillant, un miroir, et des panneauxcolorés. Un remarquable lit de reposen métal peint, bois et cannage futinstallé dans le petit espace à côté dela cheminée ; avec son dossier nette-ment détaché du matelas c’est lepremier de toute une série de projetsde lits s’inspirant probablement decertains modèles grecs et romains.L’ajout d’une splendide table fixe,munie d’un plateau de marbre noirpoli, apporta la touche finale à latransformation de la galerie. Dans cenouveau contexte, les fauteuilsThonet à dossiers hauts 1018 furentéliminés au profit de prototypes desnouveaux sièges en tubes d’acierissus de la collaboration de LeCorbusier, Pierre Jeanneret et Char-lotte Perriand – le « Fauteuil à dossierbasculant » (version avec coussins)et le « Fauteuil Grand confort » –, quiont depuis atteint le statut de « meu-bles classiques » à l’instar de cer-taines créations de Breuer, Stam, ouMies van der Rohe.

20 • Mobilier et intérieurs : 1923 - 1925 - 1928 Villa La Rocca

Dessin pour l’aménagement de 1928 – FLC 15251

Métal scintillant et couleurs vives : les transformations de 1928

Villa La Rocca Polychromie architecturale • 21

l fallait interdire que des couleurspar une espèce de trépidationvinssent disqualifier le mur. Une

telle mésaventure est toujours possi-ble ; à ce moment-là, le mur devienttenture et l’architecte, tapissier. Jeréagis contre un tel abaissement. Delà une intervention dictatoriale : éli-miner les couleurs qu’on peut quali-fier de non architecturales ; mieuxque cela, choisir les couleurs qu’onpeut dénommer éminemment archi-tecturales, et s’y restreindre en sedisant : « Il en a bien assez commecela déjà ! ».[…]Je note encore ceci : toute confusionest pénible. Ainsi tout ce qui estsculpté, modelé, en jeux de volumes,vit par l’effet de l’ombre, de la demi-teinte et de la lumière. C’est masculpture, et, la sculpture (révéléepar les moyens mêmes de la lumière)s’étend à une certaine architecturetant extérieure qu’intérieure. Si laparole est donnée à la lumière, ilserait fâcheux de la donner en mêmetemps à la couleur. Quand tout lemonde parle à la fois, on ne s’entendplus. L’esprit de clarté nous condui-rait donc à stipuler que la polychromieest naturelle sur les surfaces lisseset qu’elle tue les volumes conçussous le signe de la lumière (ombre,demi-teinte, lumière). Donc ce qui estsculpté serait monochrome ; ce quiest lisse pourrait être polychrome.

Je retiens (pour bientôt) que la poly-chromie tue les volumes. Il se peutqu’en certaines circonstances l’ar-chitecte ait besoin de « tuer » desvolumes parasites. C’est alors lecamouflage.

Nous avons tous observé dans leMuseum d’Histoire Naturelle que lanature, infiniment diverse, emploie àdes fins différentes toutes les res-sources : elle le fait avec un espritclair. Beaucoup d’espèces (coquil-lages, papillons, oiseaux, quadru-pèdes) offrent la série complète des variantes caractéristiques allantd’un extrême à l’autre. C’est cetterichesse qui s’étend d’un extrême àl’autre qui nous est d’une grandeleçon : il n’y a pas de formule, modeou codes étroits ; il y a cette éternelleloi des caractères, c’est-à-dire qu’il y a des produits explicites. Ainsi, le coquillage très rugueux, trèssculpté, plein de richesses en relief,est absolument monochrome. Dansla même famille, ce coquillage évoluevers la forme simple et pure ; à unmoment de la course, il est lisse etblanc, puis repartant dans l’autresens, sa surface lisse s’anime dedécors polychromes allant jusqu’à la violence la plus grande : contre-poids exact du coquillage très sculptéque nous avions quitté à l’autreextrême.[…]

On pourrait sans difficulté faire lelogis tout blanc ou gris-trianon. Maisfréquemment il est impossible defaire telle chambre rose ou bleue oujaune, car telle chambre est intime-ment liée à l’autre ; il n’y a plus la « chambre rose », la « chambre jaune »,la « chambre bleue ». Et dans cetafflux d’éléments architecturauxorganiques, inévitables, la polychro-mie surgit, apportant avec elle unlyrisme possible, des sensationsarchitecturales magnifiques et desmoyens de mise en ordre.Je l’ai dit : une nouvelle tournured’esprit, aussi, nous détourne carré-ment des intérieurs de coffrets denos grands-mères. La recherche del’espace, de la lumière, de la joie, dela sérénité, nous invite à faire appel àla couleur fille de la lumière.Se mettre face à un mur coloré estautre chose que de s’enfouir dansune douillette fleurie. C’est toute ladifférence entre vouloir agir etconsentir à subir.[…]La monochromie permet l’exacteévaluation des volumes d’un objet. Lapolychromie (deux couleurs, troiscouleurs, etc.) détruit la forme pured’un objet, altère son volume, s’op-pose à une exacte évaluation de cevolume et, par réciprocité, permet defaire apprécier d’un volume ce quel’on désire montrer : maison, intérieur,objet, c’est la même histoire.

Polychromie architecturaleÉtude faite par un architecte (mêlé d’ailleurs, à l’aventure de la peinturecontemporaine) pour des architectes

Le Corbusier, P. Jeanneret, séjour Maison Jeanneret, in l’Architecture Vivante, automne 1927

I

Dans le désir de modifier l’aspect,deux cas opposés se présentent :massacrer le volume, la forme, alté-rer la notion de silhouette de fond encomble. C’est le camouflage quitriompha pendant la guerre : lesnavires camouflés, les avionscamouflés, les canons camouflés.[…] L’autre cas consiste au contraireà opérer un classement, à établir unehiérarchie, à rendre insaisissable desdéfauts ou des complexités gênantesmais inévitables ; c’est attirer l’œilsur l’essentiel, sur ce qui peut donnerla sensation de pureté, révéler laforme pure ; c’est proclamer sonintention la meilleure, au-delà desnécessités tyranniques et fatales duplan, dont l’effet était d’apporter, deprovoquer un trouble inévitable maisévident. C’est classer, définir.

Voici un hall. Il contient un escalier,une galerie ; 5 x 5 m ; il est tout petit.Comment en faire une vaste pièce etimpressionnante ? Par des strata-gèmes architecturaux, on chercheraà « voler » de l’espace partout où ce sera possible ; en faisant passer le plafond par-dessus une galeriecontenant une bibliothèque ; en reje-tant au-dehors un escalier modeste,mais en s’arrangeant pour que le murde l’escalier ne fasse qu’un aveccelui du hall. Ce grand mur gagnésera peint d’un ton de lumière, blanc ; on le voit bien. Mais le plan de la mai-

son impose la protubérance inté-rieure d’une courette ; c’est un grosvolume encombrant qui tire l’œil, quidistrait de la forme essentielle, sim-ple, qu’on voudrait accuser. Les mursde cette courette seront peints d’unecouleur sombre, presque insaisissa-ble, en contraste absolu avec leblanc qui revêtira l’enveloppe du hall.Alors l’œil n’est plus attiré par cetteprotubérance désastreuse. Il va auxmurs blancs, ce blanc s’étend par-tout, au plus loin possible.[…]Je conclus en répétant cette véritédéjà rappelée par Fernand Léger : « L’homme a besoin de couleurs pourvivre, c’est un élément aussi néces-saire que l’eau et le feu. »

Le CorbusierPolychromie architecturale,Manuscrit 1931 (extraits)Publié pour la première fois par Arthur RüeggIn Le Corbusier, Polychromie architecturaleBirkhäuser, ed. Bâle 1997

Le hall après restauration, 2009. Photo FLC

22 • Polychromie architecturale Villa La Rocca

- Radiateurs - Plinthes, menuiseries intérieures des baies vitrées - Bâti des meubles et plinthes de l’office et de la cuisine- Porte vitrée métallique de la salle à manger - Epaisseur des rampes d’escalier et des garde-corps

- Mur côté rampe et de la mezzanine de la galerie de tableaux

- Mur Isorel (cimaise à droite en entrant) et plafond sous la mezzanine de la galerie de tableaux

- Portes métalliques pleines- Murs et plafond de l’office- Murs et plafond de la salle de bain de la chambre puriste- Meuble, mur dans le prolongement du meuble et tableau de la fenêtre nord

de la chambre puriste- Tablettes en ciment des fenêtres de la salle à manger, du palier devant

la galerie de tableaux, de la garde-robe et de la bibliothèque- Tubes métalliques des garde-corps

- Murs et plafond, entrée toilettes rez-de-chaussée- Mur, passage la chambre d’amis

- Murs des paliers côté hall d’entrée, menant à la salle à manger, menant à la galerie de tableaux, menant à la chambre puriste

- Mur et portes sous la mezzanine de la galerie de tableaux- Porte métallique vitrée de la bibliothèque

- Mains-courantes (tubes métalliques) des escaliers

- Mur côté fenêtre et mur attenant au garage, logement du gardien

- Etagère de la bibliothèque- Cheminée côté bibliothèque- Etagère de la mezzanine de la galerie de tableaux

- Murs et plafond de la garde-robe

- Mur Isorel (face à l’entrée) et plafond de la galerie de tableaux

- Murs et plafond du hall d’entrée- Murs et plafond des cages d’escalier et des paliers - Mur attenant à la salle de bain et plafond du logement du gardien- Murs et plafond de la bibliothèque- Murs et plafond de la chambre puriste

- Mur de la rampe de la galerie de tableaux- Allège intérieure de la mezzanine

- Murs et plafond de la salle à manger- Murs et plafond de la chambre d’amis- Murs attenants au hall d’entrée, à l’escalier et à la cuisine du logement

du gardien

- Menuiseries extérieures (face intérieure et extérieure), hormis face intérieure des menuiseries des baies vitrées de la galerie de tableaux

- Plinthes du hall d’entrée, du logement du gardien, de la chambre d’amis et du cabinet de toilette, des cages d’escalier et des paliers, de la salle àmanger, de la chambre puriste, de la garde-robe et de la bibliothèque

- Tablettes en ciment des fenêtres hormis celles de la salle à manger, dupalier devant la galerie de tableaux, de la garde-robe et de la bibliothèque

- Murs et portes du palier menant à la galerie de tableaux - Mur est de la bibliothèque- Cheminée de la galerie de tableaux

- Murs et plafond de la cuisine, du cabinet de toilette de la chambre d’amiset des toilettes du rez-de-chaussée

LC 26.010Gris foncé —

LC 26.012Gris clair —

LC 26.013Gris pâle —

LC 26.015Gris blanc huile —

LC 26.020Bleu outremer foncé —

LC 26.030Bleu Charron —

LC 32.032Bleu ceruleum moyen 2 —

LC 26.040Vert Noir —

LC 26.045Vert Paris —

LC 26.060Terre de Sienne claire —

LC 26.071Sienne naturelle moyen —

LC 26.072Sienne naturelle claire —

LC 26.073Sienne naturelle pâle —

LC 26.120Brun rouge —

LC 26.122Sienne brûlée claire —

LC 26.130Terre d’ombre brûlée —

LC 43.2Ivoire —

Cote KT ColorNom de la couleur Liste des ouvrages et des pièces

PolychromieMaison La Roche

FONDATION LE CORBUSIER8-10 square du Docteur Blanche - 75016 ParisTél. : 01 42 88 41 53 - Fax : 01 42 88 33 17www.fondationlecorbusier.fr ©

FLC

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MAÎTRISE D’OUVRAGE :

_ Fondation Le Corbusier• Jean-Pierre Duport, président• Michel Richard, directeur• Christine Mongin, responsable

administratif

MAÎTRISE D’ŒUVRE :

_ Agence Gatier • Pierre Antoine Gatier, ACMH• Bénédicte Gandini• Fanny Houmeau

_ Bureau d’études et de contrôle : MS Consulting• Patrice Sanudo

_ Économiste : • Philippe Tinchant

ENTREPRISES :

_ IPCS (Pilote, coordination, sécurité)

_ Pradeau & Morin (maçonnerie)

_ Asselin SA (menuiserie)

_ Finelec (électricité)

_ A.C.R. Etanchéité

_ E. Grenon & Fils (plomberie, climatisation)

_ EATF Climatisation

_ Dureau SA (peinture, sols souples)_____

_ TDFI Environnement (désamiantage)

_ CFP groupe AGS (appliques La Roche)

_ Groupe SGS Agence Parcours (nettoyage sols)

_ Radiastyl (radiateurs anciens)

_ Rénovbain (sanitaires)_____

_ Gastinne Sécurité (alarme œuvres)

_ Elypse (détection incendie)

_ Niscayah (détection intrusion)

RESTAURATEURS :

_ Ariel Bertrand (peintures)

_ Sylvain Oudry (ébénisterie)

_ Maison Brazet (tapisserie, passementerie)

TRANSPORTEURS :

_ LP Art

_ Chenu

Les travaux ont bénéficié du concours financier

_ Du ministère de la Culture et de la Communication - Direction régionale des affaires culturelles d’Île-de-France• Dominique Cerclet• Serge Pitiot

_ Du Conseil régional d’Île-de-France

_ De la Ville de Paris

Et des conseils du commandant Régis Prunet_____

MERCI

La Fondation remercie Madame AlixSpeiser et Monsieur Philip Speiserqui ont généreusement contribué à la restauration de la maison et à la réalisation de l’exposition VillaLa Rocca.

Ce chantier a également bénéficiédu mécénat scientifique et matérielde Katrin Trauwein et de la sociétéktColor, fabricant officiel des cou-leurs Le Corbusier ;

_ De la contribution de Cassinapour la réédition des éléments du mobilier original de la maison ;

_ De la participation de la Galerie Thanakra et de iGuzzini illumina-tione France.

L’aménagement de la Maison La Roche et la réalisation de l’expo-sition ont bénéficié du concours deTim Benton, Arthur Rüegg, JacquesSbriglio.

Documentation : Isabelle GodineauCommunication : Paula de Sa Couto

Cette manifestation a bénéficié du soutien de Pro Helvetia et del’ambassade de Suisse en France.

Restauration de la Maison La Roche