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© Éditions Métailié, París 2001 ISBN: 2-86424-383-0 ISSN: 1225-0574 '" lmmense voix qui boit nos voix immense pere reconstruit géant par Le soin, l'incurie des évenements {. .. } lmmense voix pour rien, pour le linceul pour s'écrouler nos colonnes [. .. }lmmense « doit» «devoir» devoir devoir devoir lmmense impérieux empois {.oO} Tu n'auras pas ma voix, grande voix Tu n'auras pas ma voix, grande voix Henri Michaux lmmense voix, (Épreuves, Exorcismes)

voix vox dei (1)

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Page 1: voix vox dei (1)

© Éditions Métailié, París 2001 ISBN: 2-86424-383-0

ISSN: 1225-0574

'" lmmense voix qui boit nos voix immense pere reconstruit géant

par Le soin, l'incurie des évenements

{. ..} lmmense voix pour rien, pour le linceul

pour s'écrouler nos colonnes

[. .. }lmmense « doit» «devoir» devoir devoir devoir

lmmense impérieux empois

{.oO} Tu n'auras pas ma voix, grande voix Tu n 'auras pas ma voix, grande voix

Henri Michaux lmmense voix, (Épreuves, Exorcismes)

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0111marre

PROLOGUE ..... - .... - - . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 13

PREMIERE PARTIE VOn<. IDENTITÉ ET LIEN SOCIAL

A COR ET A CRI : IRRINTZINA, HAKA ET SLOGAN. .. 28 IRRIl'tTlINA . _ _ . . . . .. 28 HAKA _ _ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 32 SLOGAN _ . . . 37

D'UNE SEULE VOIX : HYMNE RELIGlEUSE, HYMNE NATIONAL _ . . . .. 41

VOX DEI, VOX POPULl DEI _ . . . . . . . 41 LA VOIX DE LA NATfON. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 51

AMOUR SACRÉ DE LA PATRlE . . . . . . . . . . . . . • . . . . .. 52 «oo. CE CHANT SANS DIEU... » • • • • . . . • • . • • . . • . • • .. 56 AUX ARMES, CITOYENS! . . . . . . . • . . . . . . . . . . . . . . 62 LA GUERRE DES HYMNES . . . . . . . . • . . . . . . . . . . . .. 64

QUE D'ÉMOTfONS! _ . . . . . . .. 67

TRlBUN, TRIBUNAL, TRIBUNAl' . . . . . . . . . . . . . . . . .. 69 lRIBUN . . . . . . . . . . . . _ . . _ . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 69

LA VOIX DES MAINS . . . . .. 70 TÉNOR _ . . . . . . . . . . . . . . . .. 74

TRIBUNAL. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 75 TRIBUNAT. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 76

LE POUVOIR SACRO-SAINT DU TRlBUN . . . . . . . . . . . . . . 81

9

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...

SACER. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. « LE BAN ET LE LOUP» . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ..

DEUXIEME PARTIE L'UN ET L' AUTRE

LA HAINE DE LA DlVISION . . . . . . . . . . . . . . .. .... LE PERE, LE SURHOMME ET LE SOUVERAlN . . . . . . . ..

MASSE... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ..

.. , ET PUISSANCE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ..

IDÉALISATIüN AMOUREUSE ET IDENTIFICATION . . . . . . . ..

lDÉAL DU MOl . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . "

SURMOl "

A MORT I . • . . . • • . . • . . • • . . . . . . . • . • • • • . . ..

ÉCOUTER, OBÉIR . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. LA GROSSE VOIX . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. LE SCHOFAR, LA VOIX DU BÉLJER . . . . . . . . . . . . . . ..

INCORPORER LA VOlX . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ..

L'OBJET-VO/X . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. LA TRANSPARENCE DE LA VOIX . . . . . . . . . . . . . . . . ..

LE SACRIFICE DE LA VOlX . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ..

L'ÉTHIQUE DE LA VOIX . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ..

CRI ET SILENCE . . . . . . . ,

L4 VO/X ET L'AUTRE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. LA TOUTE·PUISSANCE DE L'AUTRE . . . . . . . . . . . . . . ..

LA VOlX ET LA LOI . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ..

VOlX DE L'IDÉAL, VOlX DE JOUISSANCE . . . . . . . . . . . ..

VO/X, POL/TIQUE ET SACRÉ , . . . . ..

TROISIEI¡IE PARTIE VOX POPULI, VOX DlABOLI

VOIX ET IDENTIFlCATlON SOCIALE: L'EXEMPLE NAZI. FÜHRER " VERFÜHRER . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. LA DIVA, LE CH/EN ET LE DlCTATEUR . . . . . . . . . . . .. LE SAUVEUR . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. LE TAMBOUR ET LA SIRENE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ..

VOLKSEMPFANGER: LE RÉCEPTEUR DU PEUPLE . . . . . . . ..

WOLFGANG, OU «LE PASSAGE DU LOUP» . . . . . . . . .. LE MAiTRE CHANTEUR "

10

83 86

93 97 99

100 103 106 10 111

114 115 i Hi 120 L2J 12 132 134 135 137 139 142 143 144

154 155 162 167 172 178 184 188 195

197 optf?A ET POLlTlQUE . 201 RIClIA WAGNER OU L'¡LLUSION TRAGIQUE . .. . .. 203

RDWAGNER, ANTlSÉMITISME ET NATION¡\USME ... ' . 211 CORDRE MUSICAL NAZI . . . . • . . . .. . .. . . . : : : : : : 213 WAGNER : CRI ET SILENCE . 221

• lA VoIX DU [AGER " . . . . . . .. . . . . . 226 ................. .voX DIABOL!. . . . . . . . . . . . . . , ,

QUATRIEME PARTlE VOX POPULI, VOX DEI

232 « PRÉROGATIVES» . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

232........... ADAGE . 233

LA VOlX DE L'EMPEREUR . 238 LA VOlX DU PEUPLE DE DlEU . 239

ÉLECTION, ACCLAMATIONS . 244 LE PEUPLE DE DlEU ET LE SOUVERAlN .

252 vox REGlS . 259 LE VERBE ET LA VO[X, LE PEUPLE ET LES BOUFFONS ..

267 L'CEUVRE JANSÉNISTE . 268

JANSÉNlS.ME-JANSÉNlSTES . 270L'ÉLOlGNEMENT DE DIEU . 272 LE ROl NU , . 274 LA MORT DU ROl . 275 L4. VOlX DU PEUPLE . 277

LE SENS DE L'HlSTülRE . 281 L'ENSEIGNEMENT JANSÉNISTE . 282 UN DlED SOURD-MUET? . 285

LA VOlX JANSÉNlSTE, LE « CRl DE LA FOl» . 288 « L'ffiUVRE DU SPASME» . 295 <, LA NATIVITÉ DE LA PAROLE» . . . . . . . . . . . . . . . . . .

..... 298 VOIX ET VOTE. . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 302

VOX POPULI-DE/ ? . . . . . . . . . .

...... 303 ÉPlLOGUE .

311BlBLlOGRAPHIE .

317 lNDEX DES NOMS PROPRES .

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Prologue

« La voix, phénomene politique par excellence... ». Cette asser­tion ne rencontrera pas sans doute l' assentiment irnmédiat du lec­teur. Spontanément, la voix évoque en effet beaucoup plus ce qui releve de la subjectivité ou de l'expressivité intime ou artistique, domaines bien éloignés apparemment du champ d'action de la politiqueo C' est pourtant pratiquement par ces mots que l'ethno1o­gue japonais Junza Kawada cornmence son étude de la voix 1 pour en souligner le pouvoir et la place qu'elle occupe dans toute société. Et puis, pour peu qu'il y réfléchisse, le 1ecteur pensera tres vite a ces multiples voix qui s'élevent dans «l'arene» politique pour le meilleur et pour le pire: voíx d'Hitler, voíx meurtriere de l'éruc­tation, de l'imprécation et de l'exhortation destructrice, voix de De Gaulle et de l' appel a la lutte de libération, voix de Martín Luther King, voix assassinée du pasteur prechant pour que son reve de justice devienne réalité... Et il pensera... a sa propre voix, celle qu'il dépose dans l'urne achaque élection pour l'unir a celles qui ont fait le meme choix que lui 2.

Mais au-dela, ou en deya, de la fa~on propre achaque homme politique de se servir de la voix, c'est une place beaucoup plus fondamentale, structurale meme au politique que nous entendons assigner a la voix. C'est qu'en effet, dans le registre du politique cornme dans les autres, la voix « fait lien social ». Cette inscription de la voix dans le registre du social ne semblera sans doute guere plus évidente que la précédente, celle-ci découlant d' ailleurs pré­cisément de celle-la. Et pourtant, la encore, une rapide réflexion

1. KAWADA JunlO, La Voix, Étude d'ethno-linguisüque comparative, Éditions EHESS, París, 1998, p. 11.

2. S'il est de Jangue fran9aise OL! de quelques aulJ'es, en tout caso Nous verrons plus loin les anendus de cene restriction.

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repere tres vite toutes ces situations oil une cornmunauté est conduite a affirmer son identité par une manifestation voeale. Seule l'extreme familiarité du phénomene nous empeche de l'évoquer immédiatement en nous en occultant le caraetere parfaitement étrange pour peu qu'on s'y an·ete. !l suffit parfois d'une modalité quelque peu « exotique » de eette manifestation pour que brusque­ment en soit révélée ]a pleine signification. Le fameux «haka» des rugbymen néo-zélandais nous parait étrange, barbare, voire incongruo Mais au fond quel1e différenee avee nos hymnes natio­naux écoutés au garde-a-vous par nos équipes et repris en ch~ur « d'une seule voix 3 » par le stade tout entier.

Arretons-nous un instant, avant d'y revenir en détail plus loin, sur cette coutume de l'hymne si caractéristique de la mobilisation des enjeux de]a voix pour fonder ou manifester une identité sociale. Qu'y a-t-il donc dans l'hymne pour suscíter toujours chez ceux qui le chantent cornme chez ceux qui l'écoutent une émotion si puis­sante? Si puissante que l'athlete le plus endurci en vient parfois a s'effondrer en larmes lorsque Sur la plus haute marche du podium retentit 1'hymne qui le consacre champion 4 d'un peuple tout entier. Ces larmes n'auraient-elJes pas quelques affinités secretes avec ceHes que le passionné d'opéra ne peut retenir lui non plus lorsque s'éleve le chant de celles que l'on appel1e « Diva5 ». Diva... 1'irrup­tion de ce mot dans ce contexte de réflexion nous suggere que dans cette question de I'hymne, du chant dans sa dimension sociale, pourrait bien intervenir quelque chose du divin ou du sacré. Ne nous condult-il pas a penser que la dimension du sacré pourrait bien erre impliquée dans ceUe place de la voix au c~ur d'une relation toute particuliere entre le sujet, ]e groupe social et une transcendance qui les eonstituerait ou régirait leur líen?

e' est qu'en effet - et cela a été maintes fois repéré - la voix et le sacré ont, toujours et partout, entretenu des liens privilégiés.

3. <~ D'une seule voix... » dans l'idéal tout au moins ! Un idéal dont les ehceurs gallois du stade de Cardiff nous donnent qnelque idée, mais dont la joyeuse eaeophonie des stades de Franee nous parait enCore bien éloignée. A vrai dire, des progres eenains Sont a noter depuis quelques années, coupe du monde de footbalJ ou de rugby aidant. Faut-il s'en réjouir? Sur le plan esthétique sans doute, sur le plan soeiologique ou politique, ce n'est pas si sOr. Nous y reviendrons Iorsque nous aborderons eer1aines conséquenees des enjeux d'identifieation mobilisés parle chant « d'une seule voix >l.

4. Rappelons qu'a ¡'origine le ehampion désignait celui qui combattait en lieu el plaee d'un groupe ou pour une cause.

5. Voir POIZAT Miehel, L'Opéra ou le cri de l'ange, Métailié, Paris, 1986.

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Dans son chapitre intitulé« Les Dieux sont des chants 6 », Marius Schneider brosse une fresque fantastique des mythologies (depuis cel1e des Arandas d' Australie jusqu'a ceHe des Samoyedes d' Asie septentrionale) qui décrivent ]a créatiotl du monde a partir de ce qu'on pourrait appeler le geste vocal d'un dieu créateur :

« A l'instant oi"J. un dieu manifeste la volonlé de donner naissance alui-meme ou a un autre dieu, de faire apparaltre le cie! et la terre ou I'homme, il émet un son. 11 expire, soupire. parle, chante, crie, hurle, tousse, expectore, hoquette, vomit, tonne ou joue d'un ins­trument de musique. »

Il nous rappelle qu'en lude:

« Le terme "Brahma" signifie primitivement "force magique, parole sacrée, hymne". C' est de la "bouche" de Brahma que sortirent les premiers dieux. Ces Immortels sont des chants... Prajapati, le dieu créateur védique, issu lui-meme d'un souffle sonare, est un chant de louange. Tous ses membres, et meme soa trone, sont com­posés d'hymnes. Aussi son activité est-elle purement musicale. "Tout ce que les dieux font, c'est par la récitation chantée qu'ils le fon!" (Catapatha Upanishad). Les lakoutes, de meme que les anciens Egyptiens et quelques tIibus primitives d' Afrique, conside­rent Dieu comme un grand hurleur. La mythologie chinoise abonde en dieux qui operent essentiellement par des cris ou des instruments de musique. »

S'introduit ¡ci la nation de « sacrifice » car selon le Catapatha Upanishad:

« Prajapati se sent "vidé et épuisé" apres avoir proféré son chant créateur, c'es t-a-dire apres avoir "sacrifié son corps compasé d' hym­nes", car "tout ce que les dieux font, c'est par la récitation chantée qu'ils le font. Or, la récitation chantée c'est le sacrifice" (Catapatha Upanishad). Les Brahmana ne se lassent pas de nous répéter qne Prajapati, le chant créateur, est le sacrifice. »

Nous avons évoqué ailleurs 7 - et dans un tout autre contexte ­cette notion de sacrifice de la voix alaquelle nous conduit l'analyse psychanalytique des enjeux profonds de la voix. Il est tout a fait frappant de constater une fois de plus combien les mythologies peuvent rendre compte a leur maniere des structuratíons les plus

6. In MAr--TUEL C.-R. (ss. la dir. de), Histoire de la Musique, La Pléiade, Gallimard, Paris, 1960, vol. r, pp. 132-214

7. POIZAT Michel, La Voix sourde, Métailié, París, 1996. p. 199.

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profondes de l'étre humain aussi bien dans ses dimensions subjec­tives que sociales.

Mais si dans les hymnes védiques « les dieux sont des chants », a l'inverse la voix est déesse. Georges Dumézil 8 s'est alTeté un instan t sur un hymne du loe livre du Rigveda rapportant l'éloge que la déesse Yac, a la fois voix et parole, fait d'elle-meme. Cet hymne est particullerement intéressant a ses yeux car il y repere, dans un domaine a priori inattendu, la voix, les trois fonctions qu'il s' est employé a dégager conune fondement structural de nos socié­tés. C'est ainsi que Yac se décrit a l'origine de la communication entre les honunes (fonction économique), de la communication entre les dieux et les hommes (fonction religieuse) mais aussi a l'origine du combat entre les hommes (fonction guerriere). En Yac, cette « abstraction personnifiée », selon les termes de G. Dumézil, voix et parole sont confondues dans ses deux premieres fonctions. Mais dans la troisieme, la fonction guerriere, « c'est dans 1'arc et dans la fleche» que la voix choisit de se manifester. G. Dumézil établit alors le paraUele entre la déesse Yac et le dieu, plus familier pour nous, Apollon, qui dans ses attributs mythologiques joue lui aussi ala fois des cordes de sa lyre et de la corde de « l' arc meurtrier au chant strident9 ».

Ces références mythologiques nous présentent ainsi un véritable tableau de la voix, dans ses implications sociales et politiques, qui n'exclut pas la violence guerriere et qui nous introduit directement a une idée qui fut une évidence pendant plusieurs siecles (voire plusieurs millénaires) mais qui a cessé de 1'étre : la poli tique, elle aussi, renvoie au sacré. Sitat cette assertion lue, le lecteur se remé­morera sans doute immédiatement quelques épisodes bien connus de l'histoire de France, tel le sacre des rois a Reims, telle /'invo­cation du droit divin par les rois pour légitimer lenr action. I1 se souviendra de la divinis,ation des empereurs romains, de la filiation divine des pharaons d'Egypte et finalement de l'intrication totale, jusqu'a une date tres récente en France lO et encore en vigueur dans nombre d'états, des domaines religieux et poli tiques ainsi que l'indiquent par exemple les dénominations «République islami­que» ou « Démocratie chrétienne ». Cette imbrication ne doit pas

8. DUMÉZIL Georges, Apollon sonare, et Glitres essais, Gallimard, Paris, ¡982. 9. DETIENNE Marce!, ApoLLon, fe couteau afa main, GalJimard, 1998, p. 61.

Cecj nous incite au passage aréviser queIque peu la vision apollinienne de Nietzs­che quj ne nous présente guere que la face jdéalisée du dieu de la beaulé et de la mesure, laissant dans !'ombre la face beaucoup mojns engageante du dieu meur. Irier, rarc dans Une majn, le cauteau dans I'autre.

!O. La séparatian de ['Église et de l'État date en France de 1904.

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etre comprise (en tout cas pas seulement) comme une utilisation du religieux par le politique (ou l'inverse) par pragmatisme cyni­que, ni comme une alliance conclue entre deux appareils sociaux par ailleurs disjoints mais soucieux de leurs intéréts respectifs bien compris. Il faut y voir dans la politique meme des enjeux relevant véritablement du sacré. Les mots du vocabulaire ou de la phraséo­logie poli tique nous le rappellent tous les jours mais leur familiarité meme les banalise et en refoule la signification profonde, nous les faisant entendre «au sens figuré». C'est ainsi que par exemple quand on parle « d' amour sacré de la patrie », il faut bien voir que c'est véritablement d'amour qu'il s'agit el non pas d'une acception « figurée » de l'amour et que c'est véritablement de sacré - et done de sacrifice - qu'il est question ici. Nous venons qu'analysant les ressorts de la « psychologie des masses », Freud redonne leurs sens a ces mots, permettant au passage de mieux comprendre les dimen­sions passionnelles violentes et meurtrieres de tant d'aspects de la politiqueo Ce lien entre poliLique et sacré est l'objet d'une réflexion particulierement approfondie du philosophe italien Giorgio Agam­ben. Le lecteur ne sera pas étonné de le retrouver souvent adivers points de rencontre du parcours entrepris dans ces pages. Bien qu'élaborée dans un champ disciplinaire différent du natre, sa pen­sée va se révéler singulierement pertinente pour notre propos et nous la retrouverons en détail notamment lorsque nous nous arre­terons sur cette figure poli tique rassemblant toutes les dimensions de la problématique que nous travaillons ici : celle du tribuno

Ces quelques réf1exions liminaires présentent ici les divers axes d'une configuration dont nous allons ten ter de définir les contours et d'examiner les points d' articulation. Nous la résumerons par la sorte de syllogisme suivant :

-La voix est constitutive meme du lien social. A ce titre elle releve de la politiqueo

-La voix entretient des liens privilégiés avec le sacré, tout conune la politiqueo

-La voix se retrouve done aun point d'articulation entre social, poli tique et sacré.

C'est ce que nous allons essayer de montrer. Nous commencerons donc par déployer chacune des dimensions

de cette configuration, du point de vue qui est le natre ¡ci, en nous effon;:ant d'en repérer la logique et les points d'ancrage profonds.

Nous examinerons ensuite en détail deux exemples nous parais­sant la mettre en ceuvre de fa~on particulierement illustrative: l'exemple du nazisme et celui des attendus de la formule qui a donné son titre ace travail : l'adage « vox populi, vox Dei ).

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Le nazisme a entretenu en effet des liens d'une force excep­tionnelle avec les enjeux de la voix et du musical. Cela a déja été repéré a de multiples reprises : l'emprise oratoire d'Hitler a été maintes fois signalée et étudiée. Gn sait également la place que la musique, en général, et celle de Wagner en particulier, a occupée dans le mouvement nazi. Celui-ci nous offre ainsi un terrain d' étude, sinistre ceItes, mais particulierement révélateur, de ce qui peut se jouer au plus profond de cette articulation entre voix, politique et sacré. Il nous alertera sur 1'ambivalence profonde des enjeux engagés, 1'usage mortirere qui peut en etre fait et la puissance des mouvements qui peuvent en résulter lorsque les conditions socio-historiques et poli tiques en autorisent le déchaí'­nement.

Quant a l'adage « vox populi, vox Dei» inutile d' en souligner la pertinence ici. Mais il nous faut d'abord le décaper de la couche de familiarité qui en ternit les couleurs et en raviver les angles que l'usure due a sa banalisation a émoussés. Nous pourrons alo1's 1'entendre anouveau dans sa pleine signification, occultée, refoulée meme pourrait-on dire, par le sempitemel « sens figuré» que cet encrassement luí affecte. Une petite opération toute simple, des cette introduction, va lui redonner quelques couleurs. Énon~ons-le en franyais: «La voix du peuple, c'est la voix de Dieu ». La singularité - et la force - de cette locution resurgit aussitot : quand le peuple donne de la voix, c' est la voix de Dieu lui-meme qui se fait entendre. Assertion sacrilege ? Profanation de la voix divine ? ou au contraire sacralisation de la voix du peuple ? ou les deux a la fois ? Nos systemes démocratiques sont pourtant en quelque solte fondés sur cette formule a bien des égards énigmatiques (ne serait-ce que quant a ses origines). En explorer quelques-uns des attendus n'est donc pas sans intéret, surtout si l'on considere qu' elle constitue en quelque sorte la «bonne voix » asuivre dans l' affron­tement radical contre la fascination de la « face noire » de la voix telIe que 1'ordre nazi a pu la mobiliser.

Nous venons de parler lci de « musique » et pas seulement de « voix ». Précisons des a présent que les glissements entre vocal, au sens strict, et musical seront fréquents dans ces pages. C' est que selon nous (et bien d'autres), le musical n'est qu'une modalité du vocal, en tout cas dans ses implications profondes : l'instrument n'est que 1'instrumentation, voire le simple prolongement de la VOiX II .

11. Voir notamment a ce propos naIre précédente étude La Voix du diable, Métailié, Paris, 1991.

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C'est aces interrogations que ces pages souhaitent donner, non pas des réponses, mais quelques jalons qui pennettront d'avancer plus avant - en tout cas c'est notre vceu - dans la réflexion quí, entre social, politique et sacré, révele la présence de questions de víe et de mort. n n'est pas sans conséquence d'y entendre la voix et la musique résonner au plus profond de ces enjcux.

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PREMIERE PARTIE

VOIX, ID~l ITE ET LIEN SOCIAL

«La mer a une voix, qui est tres changeante et que l'on entend toujours. C' est une voix oú semblent vibrer des :rnilliers de voix. (... ] Mais ce que cette voix a de plus impressionnant est sa ténacité. [..] Le désir le plus fort et toujours vain de la masse, persister dans son etre, elle en montre I'accomplissement. »

Élias Canetti, Masse el puissance.

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Des la premiere page de sa réflexion sur La Politique, Aristote articule trois notions : la voix, la parale et l' image du corps unifié représentant la ci té :

« L'homme est par nature un animal qui vil en collectivité. Celui qui n'appartíent a aueune cité par nature, et non du fait des eireons­tances, est ou un etre dégradé ou un etre supérieur au commun des mortels. Il ressemble aeelui qu'Homere traite de sans famille, sans loi, sans foyer. En meme temps, un tel homme est par nature un ferment de guerre ; il est eomme la dame seuJe au jeu de trietrae.

On voit pourquoi l'homme, plus que n'importe quel1e abeille ou animal grégaire, est fait pour vivre en société : la nature, selon nous, ne fait rien en vain. Or l'homme est le seul animal qui possecte la parole. La voix sert bien á ex primer la douleur et le plaisir. Aussi la trouve-t-on chez les autres animaux, car leur nature Ieur permet de ressentir c10uleur et plaisir et de manifester entre eux ces impres­sions. Mais la parale, elle, sert a exprimer rutile et le nuisible, aussi bien que le juste et J'injuste. Car l'homme se distingue des autres animaux en ce qu'il est le seu! aavoir le sentíment du bien et du mal, du juste et de l'injuste, et autres notions morales. C'est la mise en cornmun de ces valeurs qui fait la famiJle el la cité.

La cité est donc par nature antérieure a la famille et á chacun de nous. Car le tout est nécessairement antérieur a la partie. Si l'unité du eorps est c1étruite, il n'y aura plus de pied ni de main, sinon par analogie de mots, cornme quand on parle d'une main de pierre, ear la main séparée du eorps est de meme sorteo

n est donc c1air que la cité est un fait naturel et qu'elle est antérieure achaque individuo Sinon chacun se suffirait asoi-meme et vivraít isolé ; mais il serait alors dans l'état des parties a l'égarcl du tout. Or eelui qui ne peut vivre en société ou quí n'en éprouve

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pas le besoin parce qu'il prétend se suffire a soi-meme n'est pas membre d'une cité: c'est Une brute ou un dieu l. »

Soulignons l'altemative répétée a deux reprises dans ces gue1­gues Iignes : celui gui ne s'inscrit pas dans 1'0rdre de la cité est soit un etre dégradé, soit un etre supérieur; soit une brute, un animal, soit un Oieu.

La distinction entre voix et para1e, non seulement distingue l'hornme de 1'animal mais introduit la dimension de la politiqueo C'est ce que remarque d'entrée de jeu Giorgio Agamben 2 ;

« Ce n'est done pas Un hasard si La Politique situc le lieu proprede la "polis" dans le passage de la voix au langage3. »

Pour Agamben, la voix releve de ce qu'il appelle, dans le sillage de Benjamín, la «vie nue », c'est-a-dire le vivant, le biologigue bmt, animal, non-inscrit dans l'ordre du langage c'est-a-díre du symbolique. De fait, nos travaux antérieurs, notamment ceux por­tant sur La Voix sourde4 nous ont amené aredéfinir la voix, a ne plus la circonscrire, se10n la définition du Petit Robert a« l'ensem­ble des sons produits par les vibrations des cordes vocales» mais ala considérer COrnme « la part de corps gu'il faut mettre en jeu POli[ prodllire un énoncé sígnifiant ». Nous avons meme précisé : « la pan de corps qu 'il faut sacr~fier pour praduire un énoncé langagier ». 11 nous faudra d' ailleurs le moment venu prendre toute la mesure de ce mot «sacrifier» utilisé dans ce contexte. Cet élargíssement de la définition de la voix trouve sa pertinence aussi en ce qu'elle permet d'y inclure la dimension du geste, voire de ce qui en est Souvent le prolongement, la danse.

Poursuivant sa réflexion G. Agamben est alors conduit aproposerque;

« La poliLique se présente alors eomme la structure proprement fondamemaJe de la métaphysique occidentale, en lant qu'elle oecupe le seuil Ol! s'aecomplit l'articlIlatíon entre le vivant et le logos. [... ] Le couple eatégoriel fondamental de la politique occidentale n'est pas le eouple ami-ennemi, mais le couple vie nue-existenee poli­

1. ARISTOTE, La Politique, Hermann, 1996, p. 4. 2. 11 est particulj(~remeJ1t remarquable qne le philosophe Jaeques Rancíere com­

menee luí aussi sa réf1exion Sllf La Mésentente. par cette rneme eitation d'Arístote, et par un commentaire Sur cette distinctíon entre voix et parole (RANCIERE Jaeques, La mésentente, Galilée, Pans, 1995, p. 19-20.).

3. AGAMBEN Gíorgio, Horno sacer; le pouvoir souverain et la vie nue, LeSeui1, Paris, 1997, p. 15

4. POIZAT MícheJ, La Voix sourde, Mélaílié, Pans, 1996.

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tique, zoe-bios, exclusion-inclusion. La politique existe parce que l'homme est le vivant qui, dans le langage, sépare et oppose sa propre vie nue et, dans le meme temps, se maintient en rapport avec elle dans une exelusion inclusives. »

Que signifie cette expression « exclusion inclusive» ? Tout sim­plement qu'en prononyant une fonnule d'exclusion, ou en réalisant l'acte, dans le meme temps on reconnaít l'existence de ce qu'on exc1ut: on le prend en compte (on l'inclut donc) par le prapos ou l'acte meme d'exclusion. Mais ce qu'í! faut bien voir c'est que cette voix, cette phone, cette zoe, pour reprendre la terminologie d' Agamben, cette voix est une voix sociale. De fait, nous consta­tons que chaque fois qu'un groupe humain tend a se constituer comrne tel, ou. arappeler, amanifester son existence cornme telle, il se soutíent de ce qu'on pouvait appeler un fantasme : celui de former un corps unifié doté d' une voix qui l' identifie comme uni­que, différenciée des autres corps sociaux qui l' entoment et dont il entend se démarquer.

La voix comrne indice de l'identité d' un individu est un phéno­mene bien connu. Le mot « identité » est compris alors dans son acception de «singularité» : la voix caractérise en effet chaque individu aussi précisément que ses empreintes digitales. De fayon tout afait analogue, le groupe va tenter, luí aussi, de se caractériser par une marque vocale, a la différence pres toutefois que pour constituer la voix du groupe, chacun de ses membres doit aban­donner la singularité qui le définit cornme sujet pour se fondre dans la voix collective. C'est ce qui se passe par exemple dans l'idéal recherché par tout chef de chceur : chanter d'une seule voix, una voce, sans qu' aucune voix particuliere ne s' en distingue. Mais cor­rélativement, du fait de la fusion d'éléments uniques lorsqu'ils sont pris un par un, la voix du chceur sera elle-meme unique et aisément reconnaissabte par une oreílle un tant soit peu exercée. Le processus est identique pour l'orchestre. Malgré l'instrumentation, la singu­larité de chaque exécutant, pris un par un, subsiste, y compris pour un meme instrument (deux artistes différents ne le ferant pas « son­ner» de la meme fa<;on). L'orchestre sonnera lui aussi d'une fayon unique et cela d'autant plus que la fusion des singularités sera plus accomplie.

Ce processus de construction d'une identité sociale vocale passe ainsi par une opération d'identificatíon de chacun des éléments du groupe, c'est-a-dire une opératíon par laquelle chacun doit sacrifier de son unicité propre pour rechercher le meme que l' autre : meme

5. AGAMBEN Giorgio, op. cit., p. 16.

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tempo, meme puissanee, meme « couleur » pour reprendre les ter­mes eonsacrés du diseours musical. Ce phénomene de marque vocale identificatoire d'un groupe social peut prendre de multiples formes. Avant d'en examiner plus en détail quelques-unes, remar­quons combien il est d' autant plus manifeste que ce groupe doit lutter pour construire et maintenir son identité.

Cette question de l' identité d'un groupe social, ethnique notam­ment, est pratiquement toujours envisagée atravers le prisme de la langue de ces groupes, en butte a des 1angues dominantes qui tentent de la supplanter : langue du colonisateur, langue nationale pour les minorités linguistiques d'un meme pays, langue orale par rapport a la langue gestuelle des sourds etc. Cette focalisation sur la langue - pour légitime qu'elIe soit - occulte radicalement le registre de la voix en tant que telle. Pourtant la revendication, la protestation vocale meme, pourrait-on dire, est aussi manifeste que la revendication linguistique. Car la domination vocale du groupe dominant en est tout aussi manifeste. Pourquoi en effet, par exem­pie, dans un pays comme la France, particulierement marqué par la centralisation politique et linguistique, constate-t-on une absence a peu pres tota1e dans les média nationaux (naguere qualifiés de «voix de la France») de journalistes ou présentateurs dotés d'accents régionaux ? Le présentateur d'un jouma1 national, télé­visé ou radio, se doit d' etre sans accent (c' est-a-dire qu' il doit avoir l'accent du groupe linguistique dominant soit, grosso modo, l'accent de rIle de France et des régions autour desquelles s'est, petit apetit, constitué le royaume de France). On tolere des jour­nalistes a accent pour la météo, pour le sport, al' extreme rigueur pour le commentaire politique, nous disons bien: le eOITUllentaire6,

mais pas pour la présentation générale des évenements. Le com­mentaire en effet, notamment sous la forme de la chronique, accor­dant au journaliste le droit ti. la subjeetivité et al'expression libre, n'engage pas le média comme tel. Ce dernier peut done se per­mettre d'en autoriser aussi 1'expression de l'appartenanee sociale vocale. Qu'est-ee en effet que l'accent7 régional sinon, al'intérieur d'une meme langue, la marque vocale identificatoire caraetérisant un sous-ensemble de l'ensemble linguistique en question. La logi­que du fantasme du corps social unifié impose donc sa loi et tend a éliminer toute manifestation d'un particularisme social vocal

6. Et encore...Notons que l'antenne nationale de France-Inter n'a ouvert quoti­diennement ses micros a un joumaliste a l' accent du sud-ouest bien caractérisé que depuis 1999.

7. Rappelons l'étymologie : accent, ad cantum, vers le chant.

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venant la contester. Gageons que les chalnes nationales TV et radio recruteront des journalistes d'image (africaine ou maghrébine par exemple) non conforme au modele dominant bien avant d'en adm l' accent « trahissant », corrune on dit, leur origine. Une

ettrechose, en effet, est d'accepter l'origine « extérieure» d'un élément du groupe (a partir du moment OU il s'est totalement identifié au groupe). Cen est une tout autre d'accepter l'appartenance explicite de cet élément aun ensemble extérieur ou aun sous-ensemble du groupe, telle que l'accent le «trahit». ~ Une identité nationale s'organise un peu ala maniere de l' oignon dont l'enveloppe extérieure recouvre de multiples enveloppes sous­jacentes : 1'enveloppe identifieatoire Franee, par exemple, recouvre de multiples enveloppes secondaires : régionales, sociales, ethni­

8 ques ... Lorsque l'affirmation de l'identification supérieure est requise, les marques d'identificalÍons secondaires doivent etre gom­mées. Et les marques vocales plus que tout autres, nous verrons

plus loin pourquoi.Dans une confrontation identitaire, la voix comme telle est mobi­

lisée de fa<;on toute partieuliere sous diverses modalités9

. Cest sans doute ce qui explique, par exemple, la place extraordinaire accordée au chant choral au Pays Basque lO , en Corse (polyphonies corses 11), aux manifestations musicales et dansées caractéristiqucs de la Bretagne (festou noz 12) ... toutes régions aforte revendication identitaire. Ce n' est pas non plus un hasard si, dans le raidissement nationaliste qui suivit les premiers jours de l'intervention des forces de l'OTAN au Kosovo, lajeunesse serbe de Belgrade prit coutume de se rassembler dans des concerts de musiques pop ou rock 13.

N' estoce pas aussi ce qui pourrait expliquer 1'énigme de la place considérable occupée sur la scene mondiale de l'art lyrique et

8. Ce qualificatif est bien évidemment d'ordre purement topologique et ne préjuge en rien d'une quelconque hiérarchie de valeurs.

9. Voir DARRÉ Alain (ss. la dir. de), Musiqtte el politique, les répertoires de i'idenlilé, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, t996.

10. Voir Pierre Bidart, A]ain DaITé, « Musique et chant en Pays Basque contem­porain ou les lrlbulations d'une quéle identitaire », in DARRE Alain (ss. la dir.

de), op. cit.11. Voir Franc;oise Albertini, « Polyphonies et chants engagés dans le combat

identitaire corse contemporaln » in DARRÉ Alain (ss. la dir. de) op. cit. 12. Voir Yves Defrance, « Le syndrome de l' acculturation musicale : un siecle

de résistance en Bretagne » in DARRÉ Alain (ss. la dir. de), op. cit. 13. Remarquons toutefois au passage, que ce n'est pas autour d'une musique

spécifiquemenr serbe, que cette union se cristallise, mais autour d'une marque identificatoire de la jeunesse comme telle, distinguant radicalement cette réaction d'une revendication d'identité eLhnique caractérisée.

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musical par un petit pays cornme la Fínlande, place sans commune mesure avec l' importance de sa population (a peine plus de cinq millions d'habitants) ? Doté d'une langue étrangere a la galaxie des langues indo-européennes qui l'elltoure, le peuple finlandais fut en butte tout au long de son histoire aux convoitises et aux tentatíves de conquete de ses «grands» voisins, notamment la Suede et la Russie. L'extreme sensibilíté du peuple finlandais a l'art lyrique et ala musique d'une fa~on générale, al'origine d'une école d'artistes lyriques et musiciens qui laisse, en qualité comme en quantité, tres loin derriere elle des nations telle la France dix fois plus peuplées, trouve peut-etre une partíe de son explication dans ce líen qui noue voix et identíté socialel4.

Mais c'est au Pays Basque l5 que nous allons d'abord nous rendre pour y examiner d'un peu plus pres l'élaboration d'une marque vocale d'identification sociale suffisarnment caractérisée pour y etre désignée d'un nom spécifique : l'irrintzina. Nous voyagerons ensuíte en Nouvelle-Zélande pour retrouver un autre de ces cris « tribaux », le « haka », pour revenir ensuite en pays celte y retrou­ver les origines d' un c1i d' identité sociale plus faITlilier : le slogan.

ACOR ET A CRI: IRRINTZINA, HAKA ET SLOGAN

IRRINTZINA

Lorsqu'on évoque le cri cornme manifestation vocale identítaire d'un groupe social, on pense bien évidemment tout de suíte au « cn tribal» proféré par exemple par telle ou telle tribu indienne lorsqu'elle se lance «sur le sentier de la guerre» contre une tribu voisine. Les connotations d'archaique, de primitif, de barbare, entourent aussit6t celte évocatíon. C' est pourtant dans une société tout afait moderne que nous étudierons cornment la pratique d'un

14. La réponse du graud barylon finlandais, Jorma Hynninen, directeur du festival de Sayonlinna, interrogé sur cette question, semble faire écho 11 nos propos : « Nous Sommes un peuple timide et réservé, dont toute I'histoire a visé aconcilier individualisme et esprit communautaire. La musique n'exige-t-elle pas a la fois l'harmonie du groupe et l'extériorisation de ce qu'il y a de plus intime chez chacun de nous?» (cité dans la revue musicale Diapason, n0 468, mars 2000, p. 35.)

15. Pas si éloigné que cela, peut-etre, de la Fin!ande puisque certaines theses raltachent la langue basque au groupe « finno-ougrien ». D'autres, notons-Ie, la raHache all groupe caucasique.

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cTÍ bien particulier peut etre construite comme élément d'iden­tification au point de devenir le symbole vocal meme de ce peuple.

D'une fa~on générale la place considérable accordée au chant choral au Pays Basque iIlustre d'ailleurs tout afait précisément ce que nouS évoquions plus haut du déveIoppement particulier des platiques vocales dans les régions ou pays marqués par une reven­dication identitaire puissante. Pas un village du Pays Basque qui n'ait sa chorale l6• Pas un jour, pendant l'été, OU 1'on ne puisse assister aun concert de chant choral organisé dans 1'une ou l' autre des églises du moindre village des environs. Mais si le Pays Basque sait ainsi se faire entendre par le chant choral, tres ordonné, tres «civilisé », pourrait-on dire, il s'est construir également un crí identitaire tout a fait particulier dont l'histoire et le destin sont particulierement intéressants pour notre propos ici. Ecoutons-le a travers les oreilles de Pierre Loti qui nous le décrit en ces termes:

« Mais tout acoup, un cri s' éleve, suraigu, terrifiant ; il remplit le vide et s'en va déchirer les lointains... Il est partí de ces notes tres hautes qui n'appartiennent d'ordinaire qu'aux femmes, mais avec quelque chose de rauque et de puissant qui indique plutat le maje sauvage ; il a le mordant de la voix des chacals et il garde quand meme on ne sait quoi d'humain qui fait davantage frémir ; on attend avec une sorte d'angoisse qu'il finisse, et il est long, long, il oppresse par son inexplicable longueuroo. Il avait commencé comme un haut bramement d'agonie, et voici qu'il s'acheve et s'éteint en une sorte de rire, sinistremenl burlesque, comme le rire des fous ... [oo.]

Et, apres quelques secondes d'apaisement silencieux, un nouveau cri semblable part de I'amere, répondant au premier et passant par les memes phases, qui sont de tradition infiniment ancienne.

Et c'est simplement 1'irrintzina, le grand cri basque, qui s'est transmis avec fidélité du fond de l'abime des ages jusqu' aux hom­mes de nos jours, et qui constitue l' une des étrangetés de cette race aux origines enveloppées de mystere. Cela ressemble au cri d'appel de certaines tribus Peaux-Rouges daos les forets des Amériques ; la nuit, cela donne la notion et J'insondable effroi des temps primitifs, quand, au miheu des solitudes du vieux monde, hurlaient des hom­mes au gosier de singe.

On pousse ce cri pendant les fetes, ou bien pour s'appeler le soir dans la montagoe, et surtout pour céJébrer quelque joie, quelque

16. Composée tres majoritairement d'hommes, la plupart du temps, ce qui la différencie radicalernent de la situation générale du chant choral en France Ol! le reclUtement en homrnes est toujours problémat.igue !

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aubaine imprévue, une chasse miraculeuse ou un coup de filet heu­reux dans l'eau des rivieres 17• »

Selon Jon Cazenave 18 :

« Au Pays Basque, le long cri poussé 10rs d'une danse ou pour saluer un exploit sportif est aujourd'hui cornmunément désigné en langue basque cornme en fran~ais par le mot "irrintzina" ».

Le mot est forgé apartir d' irrintsi désignant le hennissement du eheval, dont - tout comme hennissement - jI est a l'évidenee une onomatopée. Remarquons au passage que le «nom» d'un eri ne peut etre qu' onomatopéique. Éehappant al' articulation et ala signi­fication 1angagiere, le cri ne peut etre nornmé que par lui-meme. D'ailIeurs le mot «eri », lui-meme venu du latin quiritare, repose 1ui aussi sur une onomatopée 19. Repérons également, au passage, dans la logique du lien qui nous occupe ici entre voix et divin que « l'innommable divin » judalque ne peut se désigner lui aussi que par lui-meme: «je suis celui q ui suis », «je suis celui qui est », ou «je suis qui j e suis » selon les gloses eonduites a propos de l'imprononc;able du tétragrarnme divin que 1'0n a coutume de tra­duire par «Jahvé ».

Majs revenons a ce eri des bergers basques, devenant dans le dictionnaire de Lhande (début du xx' siecle) non seulement (~eri

basque de joie », mais aussi « cri de ralliement ». Puis, enfin, dans un ouvrage du meme auteur20 «eri national des Basques ». Dans ce contexte, il va prendre tres vite une connotation guelTiere. Fin 1921, dans un artic1e de la revue basque Cure Herria, intitulé « Les Basques. Essai de psyehologie pittoresque », l'auteur évoque en ces termes « le passé glorieux des Vascons » :

17. LOTI Pierre, Ramuntcho, Aubéron, Bordeaux, 1999, p. 72. 18. Jon CAZENAVE, " L'irrintzina : de la valeur emblématique a la désaffec­

tion", in Lapurdum, n, études basques, Revue du Centre de Recherche sur la langue basque et ]'expression en langue basque, octobre 1997, pp. l09-ll7. Toutes les infonnations concemant l'iJTintzina sont tirées de cette étude. Nous tenons a rernercier I'Institut Culturel Basque (Euskal Kultur erakundea) d'Ustaritz de nous en avoir infonné.

19. Selon le Dictionnaire Historique de la ÚJ.ngue Franraise (RobeJt). Norons toutefois que cet ouvrage évoque aussi, sans la retenir, une étymologie proposée par l'auteur latin Varron (116-27 avt. J.c.) qui fait dériver le mot quiritare de quiris, «citoyen ", et aurait donc signifié au départ «convoquer les citoyens ),. Cette étyrnologie, jugée fantaisiste, prend, dans le contexte de la présente étude, un intéret tout particulier et pourrait bien, du coup, avoir été écarrée un peu trop vite.

20. Autour d'unfoyer basque, Paris, 1903, cité par J. Ca1.enave, arto cit. p. 111.

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«Dans les batai11es, ils se rnontraient tour a tour farouches et facétieux, se ruant sans casque dans la melée; mais, si l'affaire tournait mal, prenant sans far;on et sans préjugé leur course vers la montagne, saLltanl de rocher en rocher, et jetanL aleurs ennemis de sauvages cris moqueurs (traduisez : des "irrintzina"). Car cette [uile n'avait rien de la panique ni de la peur, mais ils préféraient tout a la perte de leur indépendance. »

Commc le souligne J. Cazenave :

« Cette mise en scene imagée des cireonstances d'utilisation de l' irrintzina consacre son caractere emblématique. 11 résurne a lui seulles qualités pretées aux combattants basques. Au-deHI. des mar­ques classiques du cri de guerre, sa tonalité moqueuse atteste que le repli des guerriers n' est pas un acte de lftcheté mais bien la preuve d'un indéfectible atlachement aleur liberlé, done aleur différence. On peut lire ce lableau comme l' aboutissement tres esthétisé d'une conception mythique de l'histoire des Basques el d'une maniere de la raconler. En lant que motif symbolique et esthétique, l'irrintzina y trouve tout a la fois, une justification, une légitirnilé et un ema­cinement historique 21

. »

Le couronnement de cet irrintzina guerrier, e' est toutefois la bataille de Roncevaux22 qui le eonsaerera dans le réeit qu'en fait le poNe Jean Barbier dans sa piece en vers intitulée Irrintzina mendian et présentée aux fetes basques de St-Pée-sur-Nivelle en

1898 :

« A Ibañeta aussi jadis on entendit l'irrintzina. (...) L'irrintzina des Basques dominait le cor. »

Le COI de Roland vainell par le cri des Basques ... Duel épique ou la voix instrumentalisée, impériale, de l'appel au ralliement earolingien est « dominée par la voix vive », la « voie nue» de l' irrintzina et de l' irréductibilité basque !

Ainsi que le commente J. Cazenave, apres avoir souligné l'apport de la vision néo-romantique de Pierre Loti ci-dessus évoquée :

« On voit bien pourquoi les auteurs basques ont toul de snite adopté cette ¡mage de l' irrintzina. 11s y ont trouvé ]' exaltatioll des vertus guerrieres ancestrales a travers un élément qui parrni tous les cris de guerre connus an monde (le Ki-Hai" japonais, le Haka maori, etc.), permet de distinguer le combattant basque. En fait, l' irrintzina

21. J. Cazenave, arto eit. p. 111. 22. On sait en effet que la bataiJle de Roncevaux opposa les troupes de Char­

lemagne non pas aux « Sarrasins », mais aux Basques, lors de la traversée de leur

leJTitoire.

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illustre palfaitement les notions d'ancienneté et d'originalité qui sont attribuées aux Basques tout au long du XIX' siecle. »

Parallelement a cette élaboration, le «cri national basque» fut l' objet d' une opération qu' on pourrait qualifier de sublimation, l'élevant au rang d'objet d'art lyrique avec tout ce que cela com­porte d' esthétisation et de codification. C'est ainsi qu' au début du xx' siecle c'est sur la demande de Madame d' Abbadie23 que les concours d'irrintzina ont été introduits dans le prograrnme des Fetes basques organisées par le Comité d' Abbadie :

« En tanl que symbole identitaire c'est dans les dernieres années du XIX' siecle et la premíere moitié du sí.ec1e suivant que l'inintzina s'est installé sur le devant de la scene culturelle. Dans le cadre des Fetes basques, il donne notamment lieu a des concours aprement disputés auxquels hommes el femmes participent indifféremment. C'est d'ailleurs une femme qui l'emporte en 1903 lors de l'édition célébrée aCambo comme le souligne, avec un peu d'étonnement, Piene Lhande dans son livre (Autour d'un foyer basque, p. 120). »

Ces concours ont toujours lieu de nos jours. Avec cet exemple de construction identitaire autour d'un cri

devenant la voix des Basques, élaboration toute récente et non archa"ique comme le montre l'étude de Jon Cazenave, c'est un processus tout afait révélateur qui se met en place: une expression vocale, al'origine plutat utilitaire, un appel de bergers a travers la montagne, devient petit apetit cn de ralliement, cristallisant le lien social basque, puis cri national et pour finir cn de guerre, embleme identitaire, dans le meme temps qu'un art de 1'irnntzina s'instaure avec ses regles et ses artistes. Seule manque au tableau la référence au divin pour q u' alui seul il puisse réunir tous les aspects de notre problématique.

HAKA

Dans son article, Jon Cazenave, a fait allusion au fameux haka des maoris, maintenanl connu dans le monde entier grike aux joueurs de rugby de Nouvelle-Zélande. Ceux-ci ont en effet cou­turne d'exécuter avant chaque rencontre intemationale un ritue1

23. «Madame V. d' Abbadie, l'épouse d' Antoine d' Abbadie, l'explorateur de l'Éthiopje, le savant el le promoteur des Fetes basques organisées par le comité qui porte son nom ». (J. Cazenave, arto eiL p. 115). Elle est en outre la dédicataire de ]'CEuvre de Pierre Lotí déja eitée, Ramuntcho.

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vocal et gestuel bien particulier semblant venir «du fond des f¡g:es », appelé «haka ». Adversaires et public ont pu ressentir la forte impression qu'il suscite. Voila, pensera peut-etre le lecteur, un véritable cri tribal, barbare, féroce et primitif a souhait, com­portant gesticulation guerriere et roulement d'yeux dans les orbites en prime! Qu'il se détrompe car avec ce deuxieme exemple nous retrouvons anouveau une construction sornme toute tres récente et qui recoupe en bien des points le parcours de l'irrintzina.

Ka mate, Ka mate! (C'est la mort, c'est la mort !) Ka ora, Ka ora ! (C' est la vie, c' est la vie !) Tenei te tangata puhuruhuru (Le voici l' homme chevelu) Nana nei i tiki mai (Qui est alIé chercher le soleil) Whakawhiti te ra (Et l' a fait briller anouveau) A ~lpane, ka upane (Un pas vers le haut, un autre pas vers le haut) A upane, ka upane ! Whili fe ra! Hi I

(Un pas vers le haut, un autre pas vers le haut ! Le soleil brille! Hi !).

Le haka, ou donc plutat le ka mate n'est donc pas, comme l' inintzina, un cri stricto sensu, mais un rituel vocal et gestuel comportant paroles et sens, s' apparentant plutOt, du coup, al' exem­)1e que nous examinerons ensuite : le slogan. Mais il présente tous ¡es aspects de l' expression vocale identitaire qui nous intéresse ici.

Alors le ka mate, cri de ralliemenl ou de combat ? En fait, il n' a a l' origine rien de belliqueux :

« Aux alentours de 1820, Te Rauparaha, un chef de la tribu des Ngati Toa, voulant échapper a une tribu rivale, demande protection au chef de Kumara, un village voisiu du sien. Celui-ci accepte et cache le fuyard dans une fosse. Te Raupahara aurait alors cIié « Ka mate! Ka mate! » (<< Je meurs ! Je rneurs ! ») pour exprimer sa peur d'etre repéré, puis «Ka ora! Ka ora 1» (<< Je vis! Je vis! ») une fois le danger écarté. Le rite, célébrant la mort et la résurrection, s' est perpétué24. »

24. Camacho Érie, «Le haka, cri de combat», in Le Monde, 300cL 1999.

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Mais tres vire il est devenu lui aussi rituel guerrier chez les maoris el leurs voisins (l1es Tonga, Samoa et Fidji qui elles aussi ont leur haka) participant ainsi de l' expressíon ídentítaire des peu­pJes en question, notamment dans les situations de confrontatíon, que ce soit dans la guerre aproprement parler ou dans le substitut de la rencontre sportive.

Lisons le récit qu'en rapporta l'explorateur lS. Polack 2s témoin en 1838 d'un haka célébré en son honneur et conunenté par Elias Canettí;

« "Les Maoris se placent sur une ligne allongée, par rangs de quatre. La danse, nommée haka, ne pourrait que remplir d'effroi et d'angoisse celui qui la verrait pour la premiere fois. Toute la société, hommes et femmes, hommes libres et esclaves, était mélangée sans ordre, sans égard pour le rang que chaCL!n occupait dans la commu­nauté. Les hommes étaient tous completement nus, sauf une cartou­chiere qu' ils avaient en sautoir autour du corps. Tous étaient armés de carabines ou de bai"onnetles qu'ils avaient fixées au bout d'épieux aL! de batons. Les jeunes femmes, ainsi que les femmes du chef,participaient a la danse le buste dénudé.

La mesure du chant qui accompagnait la danse était tres stricte­ment observée. Leur mobilité était étonnante. Ils quittaient soudain le sol pour se lancer verticalement en I'air, tous, exactement en meme temps, comme si une seule et meme volonté animait tous les danseurs ala fois. Au meme instant ils brandissaient leurs armes en grimar;;ant, et avec les longs cheveux que portent SOuvent chez eux les hommes comme les femmes, ils ressemblaient a une arrnée de gorgones. En retombant, ils frappaient bruyamment le sol des deux pieds a la fois. lIs répétaient souvent ce saut en hauteur, et ce deplus en plus vite.

lIs déformaient leurs traits de toutes les manieres possibles aux muscles du visage humain, toute nouvelle grimace était exacte­ment reprise par tous les participants. Quand 1'un d'eux contrac­tait Son visage aussi fortement qu'avec un étau, tous les autres 1'imitaient aussitót. lIs roulaient les yeux, an point que parfois on n'en voyait plus que le blanc, on aurait dit qu' ils allaient tomber de leurs orbites 1'instant d'apres. Ils tordaient des bouches béantes jusqu'aux oreilles. Tous tiraient en meme temps des langues si lon­gues qne pas un Européen n'aurait pu en faire antant ; un entrafne­ment précoce et proJongé les en avait rendus capables. Leurs visages offraient un aspect ternfiant, c' était un soulagement que d'en détour­ner le regard.

25.1.5. Polack, New Zealand, a narratíve oI Jravels and adventure, Londres, 1838, vol. 1, p. 81-84, cité in CANETTI EJias, Masse el puissance, Gallimard, Te!. Paris, 1986, p. 31-33.

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«Chaque membre de lem corps était séparément en activité, doigts, orteils, yeux, langue aussi bien que bras et jambes. Du plat de la main, ils se frappaient a grand bruit tantót le sein gauche, tantót la cuisse. Le vacarme de leurs chants vous assourdissait, i1 y avait plus de troi.s cent cinquante personnes qui prenaient part a la danse. On imaginera facilement l' effet produit par cette danse en temps de guerre, sur le courage qu'elle excitait et sur les deux partis dont elle poussait a I'extreme I'aversion réciproque."

[...) La masse ignore ici le sexe, I'age, le rang social: tous agissent en égaux. Mais ce qui distingue cette danse de certaines autres de meme inspiration, c'est une ramification particulierement poussée de l'égalité. On dirait que chaque corps est divisé en ses parties distinctes, non seulement en bras et jambes, comme c'est souvent le cas, mais aussi en orteils, doigts, langue et yeux, et voici alors toutes les langues qui se groupent en quelque sorte et exécutent exactement le meme mouvemenl au meme moment. [...] La vue de trois cent cinquante hommes qui sautent en l'air en meme temps, qui tirent en meme temps la langue, qui roulent en meme temps les yeux, doit produire une impression d'unité qui est irrésistible.

Dans cette danse alaquelle tout le monde peut participer, la tribu a le sentiment d'etre une masse. lIs y ont recours chaque fois qu'ils éprouvent le besoin d'etre une masse et de paraítre en masse a d'autres yeux. Avec la perfecrion rytl1mique qu'elle a atteinte, elle remplit son but acoup sOr. C'est grace ala haka que leur unité n'est jamais sérieusement menacée du dedans 26 . »

On ne peut en effet trouver meilleure manifestation, carrune le repere parfaitement Elias Canettí, de ce que nous avons appelé le « fantasme du corps unifié ».

Ce qui est recherché en effet c'est la cohésion du groupe. C'est cela qui perrnet de vaincre l'adversaire en unissant les forces et les déterminations de chacun, non la peur qu'il peut susciter et quí se dissípe d'ailleurs sítót la lutte engagée. Comme l'énonce en effet de nos jours Taine Randell, capitaine de l'équípe néo-zélandaise ;

« L'important est de lire la fierté et la déterrrrination dans les yeux de mes partenaires. La peur de mes adversaires m'importe peu. })

La partícularité dll haka que nous voudrions souligner en tant qu'íl participe pleinement de la voíx telle que nous l' avons redéfinie dans les pages íntroductrices 27, c'est l'implication de tout le corps dans cette manifestatíon vocale.

26. Ibídem. 27. Vair p. 24.

35

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«Quand on le célebre, "le corps entier doit parler", affirme Henare Teowai, un maitre reconnu du genre. Atan Arrnstrong, dans son ouvrage ]eux maori.l· et haka précise : "Le haka est une com­position jouée par plusieurs instruments : les mains, les pieds, les jambes, le corps, la voix, la langue et les yeux". Le saut final serait un ajout venu du peruperu, un autre haka aconsonance plus guer­riere, en général réalisé avec des arrneslS . »

L'impact de cette expression vocale est tel que certaines équipes sont en véritable quete d'une réplique sur le meme registre de fa~on

aanticiper en quelque sorte le match par un « pré-match » organi­sant une véritable confrontarion vocale. C' est ainsi que:

«Fin septembre demier, l'idée d'inventer une version austra­lienne du haka néo-zélandais a été l'objet de tres sérieuses discus­sions a Canberra. En tete du cortege, le sénateur Aden Ridgeway, seul représentant aborigene au Parlement. Le parlementaire austra­lien n'en fait pas mystere : il reve de voir les Wallabies répondre au haka des AH Blacks en chantant, hurlant el gesticulant a la fa~on

des guerriers aborígenes. "Quelque citose, dit-il, vraiment issu de nofre culture".

L 'Hisroire plaide la cause d~lendue par Aden Ridgeway. Au début de ce siecle, les premieres équipes australiennes en tournée sur le sol britannique avaienr f'habitude de débuter leurs rencontres en poussant un strident cri de guerre aborigene. Le rite a rapidement été abandonné.

En Ausrralie, le sénareur Ridgeway n 'est pas seul ¿¡ mener sa croisade. Deux anciens joueurs de l'équipe nationale, Gary Ella er Lloyd Mac Dermott l'on! rejoint, mettant en avar¡f leur expérience d'anciens internationaux pour muscler ses arguments. Le premier reconnalt avoir souvent éfé embarrassé d'assister au haka néo­zélandais, sur le terrain, les bras ballants et le regardfuyanr, sans pouvoir se permeltre la moindre réplique.

Quant au second, il répete comme un refrain que l'Australie ne sera jamais une vraie grande narion de rugby tant qu'elle n 'aura pas été capable de creuser le sol de son empreinte autrement qu'en marquant des essais. Ull nous faut rrouver quelque cltose qui nous distingue", suggere Gary Ella. Délail sans surprise : les deux hom­mes sont aborigeneS29 . »

Il n' est en fait nu1 besoin d'inventer ou de réactiver une ancienne pratigue vocale identitaire pour 1'opposer au haka. Cette fonction est déja parfaitement remplie par le rituel de l'hymne national. Il

28. Camacho Éric, art. ciL 29. Alain Mercier, « Les Wallabies veulent allssi leur haka », in Le Monde,

30oct. 1999.

est acet égard symptomatique de voir que ce sont des représentants des groupes sociaux dominés en Australie qui, ne se reconnaissant guere sans doute d~ns !e rituel de l'hym?e ~érité de la puiss,anc.e coloniale, cherche a pUlser dans lem patnmome ancestral un eqUl­valent au haka maori. Car sur le fond, la cérémonie rituelle du chant des hymnes avant un match intemational n'est-elle pas exac­tement de meme nature ? La posture figée, au garde-a-vous, pen­dant le chant ou l'écoute, n'est-elle pas purement et simplement la posture établie par noS cultures occidentales de «1' ordre de bataille », de la préparation au combat signifiée par le «garde­a-vous» ? Les fanfares gui exécutent les hymnes ne sont-elles pas issues directement de l'appareil rnilitaire, meme si c'est une fanfare civile qui remplit son offlce en en reproduisant le modele? Le haka gesticulé nous parait effrayant. Qui sait, apres tout, si, autrefois pour les maoris, le chant par l'adversaire d'un hymne au garde­a-vous ne représentait pas aleurs yeux un aspect guerrier tout aussi impressionnant ?

Nous aborderons plus loin en détailla pratique de l'hymne. Mais auparavant, examinons un troisieme exemple de cri identitaire qui s'articule, quant alui, non seulement ala question de l'identifica­tion sociale mais aussi explicitement ala dimension du politique : le slogan.

SLOGAN

C'est aux sources celtiques, cette fois, qu'il convient de remonter pour tronver les origines de ce mot devenu si cornmun, bien que son usage en fran~ais, dans le sens actuel de formule politique ou publicitaire, soit en fait tres récent.

Selon le Dietionnaire historique de la langue Franr;aise (Robert), le mot anglais slogan vient en effet du gaélique sluagh-gainn, composé de sluagh (troupe) et gairm (cri). Au départ cri de guerre des montagnards écossais (arresté en ce sens en 1513), devenu slogan, il en vient a désigner en Angleterre au XVIII' siecle la devise d'une personne ou d'un groupe. Puis, le mot a pris aux États-Unis le sens de formule de ralliement d'un parti (1916) puis de formule pu blicitaire (1928). Pour le fran<;ais, le mot est repéré par le Die­tionnaire de ['Aeadémie (1842) au sens de « cri de guerre des clans écossais» mais noté comme « sorti d'usage ». Le mot est réintro­duit dans les années 1930 pour «désigner une formule frappante et concise utilisée par la pllblicité ou pour propager une opinion poli tique ». Ce mot iIlustre particulierement, on le voit, le lien entre

3736

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un élément vocal, le cri, la constitution ou la réaffinnation d'une identité sociale et, en meme temps, la volonté de produire un effet de masse et sur les masses au moyen de cet élément vocal.

Consultés sur cette étymologie traditionnelle, les professeurs William Gillies et Ronald Black du département d'études eeltiques de l'université d'Édimbourg sont amenés aémettre quelques réser­ves. En effet W. Gillies fait remarquer qu'il n'a jamais rencontré l'expression sluagh-gairm dans un eontexte gaélique original, bien que l'on trouve l' expression gairm sluaigid signifiant « appel a la mobilisation des troupes ». Selon R. Blaek, l'origine de slogan serait plutot a rechereher dans l'hybride gaélique-scat slogome repéré des 1s13, sauvent écrit sloghorn ou slughorn, slog ou slug représentant le gaélique sluagh signifiant «peuple}) (certaines communautés utilisent d' ailleurs le mot slugname ou slogname pour désigner le nom de famille). Le slughorn serait done une sorte de people-hom signal de bataille voeal, substitut du hom le cor du signal de ralliement ou d'attaque. Olí. 1'on retrouve au passage la distinction entre la « voix nue » du peuple, et la voix « instrumen­talisée » du eOL La forme modeme slogan apparau pour la premiere fois en 1680 dans un réeit de Sir George Mackenzie's :

« The Name of Hume have fOI their Slughorn (OI Slogan as our Souehcm Shires terme it) "a Hume, a Hume 30". »

Cest sous la forme slogan que le mot fut popularisé, notammcnt par Walter Seott, et nous est resté 31 • Avec le slogan nous retrouvons done explicitement ee que G. Agamben déerit comme le propre de la politique : le passage de la voix a la parole, le {( eri du sluagh }) devenant au fil des temps et de son usage 1'embleme meme d'une parole, d'une expression politique 32 . Une certaine tension entre {( musique et parole }) de meme nature que eelle que nous verrons al'ceuvre plus loin en détail a propos de l'hyrnne reste toutefois présente, dans nos modemes slogans. Ceux-ci se manifestent fré­quemment sous leur dimension purement« musieale}), si 1'on peut

30. « [iJs avaient] le nom de Hume ponr "slughorn" (ou slogan, comme on dit dans nos comtés du sud), "a Hume, a Hume". »

31. Nous tenons 3 remercier vivement les prof. W. GiIJies et R. Black pour Jeurs indications (communication personnelle, décernbre J999).

32. On rapprochera cette explicitation de celle développée en 17 J7 par le domi­nicain Alphonse Costadau dans son Traité hislorique et critique des principatu sign.es dans lequel il développe nne théorie de la voix l'amenant a considérer que «la trompette seJ1. a faire poJ1.er plus loin le cri de guen'e et que la devise serait )a version muette, mais dnrable de celui-ci » in SALAZAR Philippe-Joseph, Le culte de la voix a¡¡ XVIJ' siécle, Honoré Champion, Paris, 1995, p. 84.

38

dire, indépendamment du contenu signifiant de la formule. C est ainsi qu'il n'est pas rare que seule en soit gardée la structure rythrnique (slogans klaxonnés qui, certes, ne remplissent leur fonc­tion de rassemblement que si la formulatíon « en cla.ir » en a été sufflsarnment énoneée auparavant pour etre connue de tous). Cest ainsi également que l' assonance et la rime sont systématiquement recherchées dans la composition du slogan, au prix tres souvent de l'outrance. Pas un étudiant de mai 1968, n'aurait soutenu sur le fond l' assirrillation entre CRS et SS qu' il scandait cependant a tue-tete a longueur de manifestations. La dimension «perfor­mative» du slogan se révele aussi souvent: le slogan dans son contenu, se borne a signifier le rassemblement (<< Tous unis ! », «Tous ensemble! »), de la meme fa<{on que l'hymne religieuse se borne souvent a ehanter. ..que l'on chante: «Chantons Dieu,

Louons-le» ! Mais au delE'. de l'évolution de cette expression voeale vers un

usage explicitement poli tique, le slogan présente une partieularité qui n'est pas sans intéret pour le propos qui est le notre ici. En effet, ainsi que le note Elias Canetti dans son ouvrage Masse el puissance, la « troupe» (sluagh), dont il est question iei, désigne en fait al'origine, une armée d'esprits, l'armée des morts, aneetres

du clan: « Les cris de ralliement de noS masses modemes tirent leur nom

des armées des mOI(s de la Haute Ecosse33 »

Elias Canetti fonde sa réflexion sur une information tirée du reeueil de traditions gaéliques Carmina Gadelica établi par Car­michael. Ce demler précise en effet :

« Sluagh, la "traupe", le monde des esprits. Les "troupes" sone les esprits des mortels qui sont morts 3". )

35Bien qu'il faille prendre cette infonnation avee prudence , il

n'est pas ínintéressant de trouver au moins dans l'une des conno­tations du mot un rapport aun certain sacré. Si ce « eri du peuple » éeossais fait effeet1vement entendre aussi le cri des aneetres morts, il est singlllierement révélateur de voir ainsi repéré a travers le slogan une certaine dimensíon mortifere de l'enjeu de la voix. Dans

33. CANETTl Elias, Masse er puissance, Gallimard, Tel, 1995, p. 43. 34. « Sluagh, "the host", The spírit-world. The "hosts" are the spiríts of mortals

who have died. » Carmichael, Carmina Gadelica, vol. Il, p. 357. 35. Pour les prof. W. Gillies eE R. Black en effet, il n'est nullernent établi que

ceue connotation de snrnaturel apropos de shlOgh soít le moins du monde intrin­

seque au mol en toute circonstance.

39

Page 18: voix vox dei (1)

le lien d'identification qu'elIe fonde c'est ainsi la réinscription des morts dans l'organisation sociale des vivants qui se trou verait signi­fiée 36 .

Il faut d'ailleurs constater a travers l'histoire de ce « slogan» combien ces communautés de la Haute Écosse semblent avoir par­ticulierement systématisé la question des marques identltaires, qu' elles soient vestimentaires (les tartans écossais) ou lyriques. Remarquons en effet au passage que le terme de « cIan » si souvent utilisé pour insister sur la cohésion identitaire d'un groupe social trouve lui aussi son origine dans cette langue et culture celtique d'lrlande et d'Écosse. L'organisation clanique repose sur la notíon de descendance, « clan» en gaélique signifiant en effet descen­dance. Le chef de clan est le représentant d'un ancetre fondateur du clan et il incarne l' esprit et la fierté du clan. Il ne tire son pouvoir sur le clan que de sa position d'héritier du fondateur du clan et non d'une quelconque valeur personnelIe ou d'un rapport de forces établi d'une fac;:on ou d'une autre. «Pere» du clan, s'i1 retire de sa position prestige et pouvoir, il se doit en retour d' en assurer la sécurité et la prospélité. L' organisation de type « clan » produisait une communauté étroitement soudée, de type égalitaire, sans constitution de classes ou de catégories sociales hiérarchisées. Une telle forrp.e d' organisation sociale prédisposait particulierement les clans d'Ecosse au systeme féodal qui n'eut aucun mal de ce fait a s'imposer sans ponr autant éliminer les spécificités du systeme clanique 37 ,

Le slogan nous a présenté le lien entre voix, identité sociale et poli tique. L'exemple de l'hymne va compléter le tableau en y rajoutant explicitement le rapport au sacré.

36. Ceci n'est pas sans évoquer le ¡ien sacré établi par !'art lyriqne entTe la mort el la voix il lravers la présence insistante sur la scene lyrique de la mort dans le cri, essenliellement lors du sacrifice de I'héroine, interprétée par celle que I'on nomme du coup «diva ». Nous aurons l'occasion d'y revenir.

37. Toures les données de ce paragraphe sont tirées de ('article« Scottish dans » de la Collier's Encyclopedia, W.D. Halsey editor, Crowell-Collier Educational COlporation, [968.

40

«D'UNE SEULE VOIX» : HYMNE RELIGIEUSE38, HYMNE NATIONAL

VOX DEI, VOX POPULl DEI

On l'a maintenant oublié, mais les hymnes qu' on chante sur nos stades ou dans nos cérémonies la'iques et poli tiques ont une origine religieuse, illustrant une fois de plus le lien entre voix, chant et sacré. Nous avons d' ailleurs déja vu daos l'hindouisme, les dieux erre des hymnes. Bien loin de 1'hindouisme, pour saint Jean Chry­sostome39, si Dieu, certes, n'est pas une hymne, les hymnes en revanche sont d' essence divine 40 . Pour le christianisme donc, Dieu est chantable, sinon chant lui-meme. Ce qui est dans la logique meme de notre précédente remarque a propos de l'impossible a nommer Dieu autrement que de fac;:on auto-référentielle. Transcen­dance absolue, Dieu, s'il ne peut renvoyer a un signifié, ne peut qu'etre chanté, en vertu du pouvoir qu'a le chant de transcender toute signification.

L'histoíre de 1'hymne dans le christianisme, source de ses déve­loppements profanes et politiques actuels, est tout a fait révélatrice de certains des enjeux ímpliqués dans ce type de chant sacré. Nous avons déja abordé dans un précédent travall cette question 41

• Nous alIons la reprendre ici du point de vue particulier que nous enten­dons développer maintenant.

Qu'est-ce qu'une hymne, a proprement parler, et qu'est-ce qui la différencie de cet autre chant sacré auquel elle est systématique­

38. Conforrnons-nous al'usage académique qui veut quc« hymne »soit féminin dans son acception religieuse el masculin dans son acception profane ou poétiqne. Selon le Dictionnaire hiSlOrique de la Langue Franraise (Roben), « hymne » élait le plus souvent au féminin an Moyen-Áge et encore ordinairement au XVII' siecle, le passage au masculin semble parallele aceluí de psaume.

39. Saint Jean Chrysostome (344-407), docteur de l'Église, contemporain d'Ambroise ct d'Augustin. Souliguo[ls, ce qni n'est pas sanS pertinence pour le propos qui est le notre icí, que Sean surnommé Chrysostome (c'est-a-dire« Bouche d'or ») dut asa répulation d'orateur hors paír d'étre élu éveque de Constantinople, ce qui ne l'ernpecha pas d'étre déposé puis exilé par !'opposition véritablement poJitique suscitée par son action rigoureuse et réformatrice.

40. CORBll'l Solange, L'Église ala conq¡¡.ete de sa musique, GaJlimard, Paris,

1960, p. 129. 41. Voir POIZAT Michel, La Voix du diable, Métailié, Paris, 1991, pp. 24-33.

41

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ment associée: le psaume ? Voici la définition qu'en donne saínt Augustin:

«S'il s'agit d'utle louange, et que cette louange ne s'adresse pas aDieu, ce n'est pas une hyrnne. Si c'est une louange, et Une Louange de Dieu, et qu'elle ne soit pas chantée, ce n'est pas une hyrnne. Pour qu'il y ait hyrnne, il faut qu'il y ait louange, que cetLe louange soiL celle de Dieu, et chant42 . »

De fait le mot « hymne» vient du grec hymnos désignant, tout conune le psaume, un « chant de louange ala divinité ». Au départ, il ne semble pas désigner une forme fondamentalement différente, sur le plan musical, du psaume. Selon Solange Corbin :

«L'expression toute faite qu'on rencontre si fréquernrnent "hym­nes, psaumes et cantiques" ne déterrnine pas des genres rnusicaux et verbaux tranchés mais la sornme globalede l'adoration due aDieu~3. »

L'important est que tout ce rnatéliel soit tiré des Ecritures, des textes sacrés. Dans cette affaire des hyrnnes et les débats qu'ils susciterent a l'orée du christianisme apparait une problématique clé du sujet qui nous occupe ici, le rapport du chant, de la voix, a la parole. La question du slogan, cenes l'abordait déj a de jacto puisque le « cri» pur d'origine évolua en norn puis en formule, c'est-a-dire en paroles. Mais 1'hymne va nous en révéler certaines de ses dimensions profondes. C' est en effet autour des rapports entre textes et chant que vont d' abord s' articuler les débats sur cette forme lyrique.

Cornmen90ns tout d' abord par souligner l' aspect en quelque sorte « performatif44 » de l'hymne rehgieuse. Ce que nous voulons dire par la, c'est que le chant de louange se réduit la plupart du temps a la seule affirmation de chanter, de louer, d'acclamer le Dieu tout-puissant. Acte performatif par exceUence, le chant qui affirme : «je chante... » (<< soir et matin.. je chante." »). Bien avant Charles Trenet, le psaume 34, parrm beaucoup d'autres, ne dit pas autre chose :

« Je veux bénir Yahvé en tout ternps. Sa louange sera constarn­rnent dans ma bouche. Magnifiez Yahvé avec moi, exaltons ensem­ble son nom ... »

42. Sainl Augustin, commentaire du psaume XXXIX, p. 4. 43. CORBIN Solange, L'Eglise Q la conqufite de sa musique, Gallimard, Paris,

1960. p. 127. 44. La Iinguistique, rappelons-Je, appelle « perfoITnatif» un énoncé qui n'a pas

pour fonction d'informer ou de décrire mais d'accomplir un acle du seul fair de son énonciation : « je dis ... , je jure... , je déclare... , je demande... , je félióLe ... ».

42

On ne peut mieux signifier a la fois la mise en jeu de la voix, de la voix « nue» a1'exclusion de tout contenu d'information ou d' enseignement, et de la voix collective (<< exaltons ensemble son

nom »).Un débat va toutefois opposer le psaume a l'hymne dans une

querelle de légitimité. Pour résumer tres schématiquement : la dif­férence essentielle entre 1'hymne et le psaume c'est la primauté accordée par l'hymne ala « musique ». Alors que la psalmodie se cantonne aun role de soutien tres modeste du texte sacré, l' hymne opte, elle, pour un déploiement lyrique pleinement assumé, n'hési­tant pas a recourir a des mélodies étrangeres au domaine sacré, souvent puisées dans le fonds populaire, et destinées apermettre a l'assistance de particíper ala proclamation des paroles saintes.

Une prermere utilisation déviante de l'hymne fut le fait de grou­pes chrétiens dissidents ou marginaux, « hérétiques », qui ne ces­saient de se former dans cette période originaire oil foisonnaient les interprétations divergentes de tel ou tel point d' un dogme encore tres loin d' étre stabilisé. C' est ainsi que des chants non extraits des Ecritures « canoniques » furent utilisés icí ou tao Cette pratique fut bien entendu violemment dénoncée par les premiers batisseurs de l'orthodoxie chrétienne. C' est ainsi qu' ala fin du lI' siecle, Tertul­

líen précise : « Nous désirons gu'on chante... non cette sorte de psaumes des

hérétiques et des apostats et de Valentin le platonicien rnais ceux du prophete David qui sont tres saints et completernent admirés,

classiques4S , »

Bien plus, Tertullien n'hésite pas aévoquer dans le traité contre Marcion, autre compositeur d'hymnes, « la démence pendant laquelle ces textes sont rédígés 46 ». Il n'est pas sans intéret pour notre propos de voir attribuée a la fohe la composítion de ces chants. Une bien grande cause est ainsi invoquée pour une trans­gression fort vénielle en apparence ! Cela dénote bien la présence d'un enjeu sous-jacent d'une tout autre importance que ne pouITait le laisser entendre la futilité apparente de cette querelle sur des chants. Le commentaire de Tertullien l' indique avec force: doit etre impitoyablement rejeté tout ce qui s'attaque ala parole divine, que ce soit au moyen d'un procédé vocal qui ne s'en tient plus a

45. De Carne Christi, p. 20, cité par S. CORBIN, op. cil., p. 23. Tertullien devait en fail finir par suivre une tendance « hérétique », celle de Montanus, qui annon¡;ait

l'imminence de la fin des temps. 46.1bidem.

43

Page 20: voix vox dei (1)

sa place d'humble servante de cette parole ou que ce soit par le recours a d' autres paroles que celles qui sont considérées cornme « authentiques » mais qui l1'en restaient pas moins fort respectueu­ses de la divinité puisqu' elles étaient pour la plupart tirée5 de textes « voisins » de la Bible, ces textes dits « apocryphes » dont l'exclu­sion du corpus «authentique» repose sur une grande part d'arbí­traire 47 • Les partisans de l'hymne vont, quant a eux, invoquer la transcendance que le musical confere a toute parole et il faudra plusieurs siecIes pour que le genre de l'hymne acquiere pleinement sa sanctification. Au IV· siecle, celle-ci est a peu pres acquise et toutes les réserves liées ason caractere davantage musical, a l' ori­gine plus ou moins douteuse de ses textes et de ses mélodies, s'effacent devant 5a fonction de pure glorification divine au point que comme l'avance Théodore Gerold :

«Les hymnes étaient en général considérées comme d'une essence supérieure a la psalmodie. Celle-ci s'étendait a plusieurs domaines ; les hymnes étaient réservées aux choses célestes : "Hym­nus specialiler Deo dicilur", dit saint Ambroise 48. »

Saínt Jean Chrysostome, déja cité, ne se contente pas de les dire d'essence divine. C'est péremptoirement qu'il affirme :

« ...ainsi les puissances supérieures ne chantent pas des psaumes mais des hymnes49 ».

Toutefois c' est avec saint Ambroise50 que l'hymne et a travers elle tout le chant, pénetre par la grande porte dans l'Église chré­tienne. En effet, comme l'indique Solange Corbin :

« L'hymne ambrosienne représente le primat de la musique com­posée sur la parole. Qu'est-ce qu'une mélodie d'hymne ? C'est une formule musicale préparée pOllf une strophe déterminée, choisie, )a prerniere du poeme en cause. Cette formule met en valeur cette strophe, avantage son sens, sert tidelement les accents verbaux ou le metre suivant le cas, et elle doit etre reproduite intégralement sur les strophes suivantes. Non seulement elle doit se reproduire ainsi rigoureusement, mais on la reprendra et on l'appliquera a d'autres

47. CeJa est si vrai que la tradition cathoJique reconu<l!t comme authentiques plusieurs textes bibliques considérés comme apocryphes par la tradition juive et protestante.

48. GEROLD Théodore, Les Púes de I'Église et la musique, Alean, Paris, 1931, p.119.

49. Ibidem. 50. Saint Ambroise, (340-497) éveque de Milan, il recueillit la conversion de

saint Augustin.

44

poemes de meme metre ou de meme rythme. Elle impose sa mélodie ~~t cetle mélodie a des poles d' attraction qui peuvent ne pas co'incider avec le languge de ce nouveau poeme (... ). La musique dans l'hymne s'impose done au verbe 51 .»

L'initiative de saint Ambroise est tout a fait déterrninante pour l'évolution du chant liturgique chrétien. Le chant cesse d'etre le fait de groupes marginaux ou dissidents plus ou moins désavoués par les autorités ecclésiastiques, il est déUbérément mis a contri­bution par un des plus grands Peres de l'Eglise qui y apporte tout le poids de son charisme. (Rappelons que son autorité était telle qu'il put se permettre d'imposer al'empereur Théodose une péni­tence publique apres le massacre perpétré par ce demier aThes­salonique en 390).

L'hyume ambrosienne revendique donc pleinement la dimension du Iyrique, mais la ou elle va prendre tout son sens dans l'étude que nous développons ici, c'est qu'elle pointe on ne peut plus explicitement la fonction de ce type de chant sacré dans la consti­Mion de l'identité d'un groupe. Cest en effet ades fins délibéré­1l1ent militantes, afin de souder une communauté en danger, qu'Ambroise de Milan institua le chant d'hymnes, introduisant de la sorte dans le rituel chrétien un élément vocal musical explicite. Saint Augustin, témoin des circonstances qui ont présidé a l'ini­tiative d' Ambroise, nous les raconte dans ses Confessíons :

« 11 n'y avait pas longtemps que l'Eglise de Milan s'était mise a cette pratique consolante et éditiante, ou les freres melaíent dans u.n enthous;asme fervenl leurs voix el leurs cCEurs

52•

Un an plus tot, ou guere davantage, Justine, la mere du jeune empereur Valentinien, avait entrepris de persécuter Ambroise ton tidele, égurée qu'elle était par l'hérésie arienne qui l'avait séduite. Toutes les nuits, un peuple tidele montait la gurde dans l' église, pret amourir aux catés de son éveque ton servíteur. Ma mere ta servante, y tenait la prenuere place - pour ce qui était du zele et des veilles _ et passait sa vie en priere. Quant a nous, en dépit de la froideur qui nous tenait loin de la chaleur de ton espIit, nous étions sensibles au trouble de la cité consternée.

C'es! a cette occasion qu'on se mit a chanter des hymnes et des psaumes, selon le rite des Églises d'Orient : il fallait éviter que le peuple ne se consumat de tristesse et d'ennui. Cet usage s'est maintenu jusqu' a ce jour, imité déja par un grand nombre - voire

51. S. CORBIN, op. cit., p. 143. 52. C'es! nous qllr soulignons.

45

Page 21: voix vox dei (1)

57

la quasi-totalité de tes ouailles -, et cela meme dans le reste du monde s3 ».

Augustin repere avec l'acuité qui le caractérise le príncipe du recours assumé, revendiqué, al'émotivité lyrique : effet de« conso~

lation, encouragement, d' enthousiasme » (c'est-a-dire, étymologi­quement : lnspiré, voire « possédé » par Dieu), sentiment « fusion­nel » : « les freres melaient dans un cnthousiasme fervent leurs vOlx et leurs creurs (...) pour éviter que le peuple ne se consumat de tristesse et d'ennui ». Dans l'union, la fusion mystique «des voix et des creurs », les limites d'individuation s'abolissent : les identités individuclles s'effacent derriere l'identité du groupe ainsi constitué. Par la socialisation de la jouissance lYlique, l'hymne participe dans un meme mouvement de l'élaboration identificatoire du groupe des fideles et de la sanctification de cette fusion des voix en une una voceo L' hymne est ainsi ala fois vox Dei et vox populi Dei, voix du peuple de Dieu, manifestation de la vox Ecclesiae, la voix de l'Église. Ainsi entendue, l'hyrnne religieuse annonce 1'hymne national.

Cette mise en actian d'un ressort faisant délibérément appel a un sentiment que bien plus tard Romain Rolland, dans sa corres­pondance avec Freud, qualifiera d'« océanique» est tout a fait consciente chez Ambroise, qui compare « le chant en cornmun des hommes, femmes et enfants au bruit des vagues 54 ». Cet aspect fusionnel est parf:ütement per9u et décrit, lui aussi, par saint Jean Chrysostome lorsqu'il rappelle que...

« si les memhres de la communauté sont différents d'age, de sexe, de condition, ils ne se distinguent pas par leur chant. Car un seul et meme esprit conduisant leurs voix fait retentir une seule mélodie5s . »

Ce n'est pas un hasard si c'est a nouveau chez ces deux Peres de l'Eglise que le principe d'un recours a des émotions troubles est explicitement revendiqué :

« Certains prétendent que j'ai fasciné le peuple par le chant de mes hyrnnes. le ne le conteste pas... »

...dit saint Ambroise dans sa polémique Contra Auxentium. Il ne recule meme pas devant la référence au magique quand jouant sur le mot carmen signifiant chant et formule magique, il ajoute :

53. Saint Augustin, Confessions, 1ivre IX, VII, 15, Gallimard, La Pléiade, vol. 1, p.965.

54. On rapprochera cette image de la réflexioll d'Élias Caneni citée en exergue, in Masse el puissance, GalJimard, tel. Paris, 1986, p. 84.

55. Cité par GEROLD T., op. cit., p. 108.

46

«Grande Carmen istud est, quo nihil potentius 56 . »

(qu'on pourrait traduire librement par «grand est ce charme (chant) auque1 rien ne résiste »).

Le chant des hymnes pose de fait un probleme majeur qui va occuper considérablement tous ceux qui ont eu a débattre des formes liturgiques : celui de la 1égitimité du plaisir suscité par ce type ele chant sacré, ce que nous préférons appeler la jouissance lyrique. Nous avons longuement traité ailleurs de cette question .

Sans y revenir, contentons nous de rappeler les termes selon les­quels saint Augustin concluait sa propre réflexion sur le sujet car i1 résume de fa90n particulierement pertinente la problématique

concemée: « Ainsi, ballotté entre le péril du plaisir et l' expérience d' un effet

salutaire, el sans porter de jug~ment définitif, j'incline plUlót a approuver celte coutume dans l'Eglise : l'oreille charmée peut aider une ame encare faible a s'élever jusqu'au sentiment de píété. Mais, quand i1 m'arrive d'elre plus ému au chant qu'aux parales chantées, c'est, je le confesse, une faute qui mérite pénítence et j'aimerais mieux encore ne pas entendre chanter58

. »

La mobilisation par l'hymne de ressorts suspects ne pouvait donc laisser indifférentes les autorüés ecclésiastiques. Ambroise, l' éve­que de Milan, avait beau etre cette fIgure d' exemplarité que sa sanctification entérinera, son initiative n'en était pas moins trop porteuse de dangers pour que la question de l' introduction dans la liturgie chrétienne d'un chant actionnant les leviers d'un certain plaisir, d'une certaine jouissance lyrique, ne suscitat pas des réti­cences et meme une opposition explicite, Les partisans de cette tendance «hédoniste» vont donc avoir a se justifier. Et c'est tou­jours avec des arguments cssentiellement utilitaristes, proches de ceux énoncés par Augustin qu' ils s' en tírent, c' est-a-dire par une dénégation de la jouissance corome telle :

« Dieu, ayant vu que la plupart des hommes étaienl nonchalants, peu dísposés a lire les choses spirituelles et n'en supportant pas volontiers 1e jeG.ne, voulut leur rendre le travail plus agréable ; il ajouta la mélodie aux paroles prophétiques afm qu' auirés par le

56. Ibídem, p. 85. 57. Voir POIZAT Miche1, l.a Voix du diable. la jouissance lyrique sacrée,

Métailié, Paris, 1991.58. Saint Augustin, Confessions, livre X. XXXIII, 49-50, GalJimard, La Pléiade,

vol. l,p. 1014.

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rythme du chant, tous envoient vers lui, avec ardeur les hymnes saints59 . »

Cet argument de saint kan Chrysostome ne manque pas de piquant car il relate en fait une véritable entreprise de séduction qui ne differe de celle généralement attribuée a Satan que par le fait que c'est Dieu lui-meme qui est mis en position de séducteur et non Satan. Ce teITain d' argumentation est extremement glissant car justifier le recours au plaisir par la faiblesse humaine risque d'ouvrir la porte abien des dérives ! D'ailleurs, dans cette logique, Jean Chrysostome finira par avancer un argument completement tautologique :

« Celui qui chante les psaurnes a, par la rnélodie déja uue grande jouissance, ainsi que consolation et soulagernent, et cela oetroie au chanteur une sorte de dignité60. »

Autrement dit: c'est par le chant que le chanteur acquiert la dignité qui l'autorise a chanter la gloire de Dieu !

Toujours est-il que l'oscillation manifestée par Augustin devait traverser les instances ecelésiastiques jusqu'a l'adoption défmitive des hymnes par l'Eglise romaine au XI' sieele, soit pres de sept cents ans tout de meme apres cette controverse initiale. Quelques dates jalonnent ce parcours :

- 563, le concile de Braga (Portugal) écarte les hymnes pour des raisons identiques acelles de la prohibition primitive du 1er sie­ele : crainte des hérésies ;

- 567, le concile de Tours les autorise « a condition qu'elles se présentent munies d'une signature respectable61 » ;

- survient la grande réfonne de Grégoire le Grand a la fJn du VI' siecle. Celui-ci récuse tout ce qui ne provient pas des Ecri­tures ou des Peres de l'Eglise les plus anciens. A ce titre, les hymnes ambrosiennes tombent sous le coup de cette exclusion étant donné leur caractere « récent », pour saint Grégoire. Ce dernier exclut toutefois un espace - et non des moindres - de cet interdit: l'institution monastique. Sans doute parce que relativement isolé du « siecle », et donc des inf1uences héré­siarques, le monachisme avait pour mission essentielle de s' adonner a la priere et a la louange du Tres Haut y compris en utilisant ce matériel quelque peu « dangereux» que repré­sentaient les hymnes.

59. Cité par GEROLD T., op. cit., p. 84. 60. Ibidem. 61. S. CORBIN, op. cit., p. 146.

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par ail1eurs, de nombreuses zones géographiques - et non des rnoindres, elles non plus - resterent a l'écart de la réforme grégo­rien . Cest notamment le cas de Milan, de l'Espagne et de la neGaul . 11 faut en effet garder al' esprit l' éclatement géopolitique equi caractérise cette période d' un monde non encore unifié sous le vocable « chrétienté» et non encore dominé par Rome. Les com­rnunautés chrétiennes de ees régions continuerent donc a faire un larg usage de l' hymnodie. Ce n' est sans doute pas un hasard si ec'est dans ces zones « exposées )) que les hymnes se sont mainte­nues, contribuant ainsi aidentifier par sa voix proclamée une com­rnunauté confrontée a la domination, lombarde pour Milan, wisi­gothique puis arabe pour l'Église d'Espagne (qu'on appelle alors « mozarabe », c'est-a-dire «panni les arabes »). Meme lorsque Charlemagne, au IX' siecle, imposera aLlX églises gallicanes les principes grégoriens (soit deux cents ans apres leur définition : il ne faut pas oublier ces reperes temporels pour avoir une idée de la durée de ces processus), l' usage des hymnes dans les églises gau­loises, dont beaucoup sont d'origine monastique, ne pouITa étre remis en question. Mieux, c'est par ce long détour paradoxal que Rome va enfin se mettre véritablement a légitimer en son sein le

chant liturgique des hymnes : « Au Xl' siecle, Rome constale l'érninente qualité traditionnelle

des hyrnnes et les reprend acette époque, elle les confond avec son propre répertoire ancien, elles sont pour les liturgistes "l'ccuvre d' Ambroise" qui est Pere de l'Église, e11es sont done pour un litur­giste rnédiéval a la hauteur des textes scrípturaires62

. »

Les hymnes ont donc joué le role de cheval de Troie dans l' intro­duction d'une dimension proprement lyrique dans le rituel chrétien. 11 est tout afait instructif de suivre le cheminement d' un processus qui, d'une situation de rejet prévalant au départ, aboutit a une position non seulement de tolérance mais quasiment de revendica­tion, ou en tout cas d' utilisation pleinement assumée de ce qui était antérieurement rejeté. Illustration s'il en est de cette vérité selon laquelle, a partir du moment Ol! un enjeu de jouissance est posé quelque part, c'est tout un mouvement dialectique qui s'enclenche. D' interdit en transgression, l' un engendrant l' autre et réciproque­ment, c'est une étrange alchimie qui s'élabore, s'achevant souvent sur cette transmutation radicale OU se trouve finalement paré du nimbe du divin ce qui au départ rougeoyait du feu de l'enfer. 11 faut toutefois, pour que puisse s'effectuer ce renversement, qu'un

62. S CORBIN, op. cit., p. 149.

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Page 23: voix vox dei (1)

glissenlent s'opere a un moment donné, autorisant ce qui fut loup aprendre le visage de l' agneau. Comment peut-on résumer en effetcette affaire des hyrnnes ?

Au commencemenl était le Verbe, le Verbe était aupres de Dieu, et le Yerbe étail Dieu. Sacrée, la parole de Dieu ne doit pas etre altérée : le SUPPOlt de sa proclamation ne peut etre qu' a la mesure de cette paroJe. Son rythme, son accent ne peuvent etre que le rythme, l'accent de son énonciation comme parole. Des lors le chant comme tel, qui possede sa mesure, son accent propre, ne peut s'imposer a cette parole sans lui porter attejnte: 11 ne pcut qu'etre prohibé. Cependant apartir du Illoment ou une considéra­tion extérieure liée notammcnt non plus a la seule procIamation ou louange mais a la diffusion. a l'édlf'ication d'une identité sociale ou poli tique fait valoir que le projet divin pourrail bien s'accom­moder d'un support de jouissance, la tentation devient grande de prendre prétexte de cette volonté de diffusion, d'affermissement d'une foi, pour s'abandonner a cette jouissance, moyennant un certain nombre de conditions (et parler de conditions, c' est déja envisager la reddition !). Le texte de saint Augustin est acet égard exemplaire tant ses dénégations en révelent la vérité profonde : « le suis ému, non par le charu mais par les paroles que 1'on chante. J'incline pIuto,t, sans porter de jugement définitif; a approuver le chant dans l'EgIise mais... », c'est pour aider le fidele el... pas trop... Autrement dit vulgairement : ce n'est pas avec du vinaigre qu'on attrape les mouches. Un peu de plaisir, ya ne peut pas faire de mal puisque c' est pour louer Dieu, et pour renforcer les liensqui unissent son peuple.

Compte tenu de la fonction identitaire de l'hymne, on ne sera pas étonné de constater que la Réforme a donné une impulsion considérable a I'écriture de nouvelJes hymnes, nolamment atravers leanHus tout d'abord puis, bien entendu, Luther. L'hymnodie luthérienne, sous la forme du choral, se caractérise par une double revendication : protestante face au catholicisme, celtes, mais aussi affirmation de la langue vemaculaire face au latino L'identité cultu­reHe « vocale » aIlemande en a été définitivement marquée. Pour les memes raisons, et avec les memes effets, I'hymne s'est parti­culierement développée aussi en Angleterre.

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LA VOIX DE LA NATION

De la meme fayon que le drame Iiturgique chrétien devait finir par donner naissance a l'opéra profane63 , l'hymne religieuse va gagner le terrain profane du politique avec l'hymne national. Notre analyse de 1'hymne religieuse en a fait apparaltre trois constituants fondamentaux : une tension entre le verbe et la voix, entre parole et musique pour le dire familierement, liée a- deuxíeme élément - un fort enjeu de jouissance placé au cceur meme du chant en corrunun, élément central du processus d' identification caractéris­tique de l'hymne, le tout articuié au divin - troisieme élément crucial - qui vise aidentifier le peuple chantant au dieu chanté, ou tout au moins a légitimer le peuple chantant par le dieu chanté. L'hymne national va reprendre tous ces éléments, a l'exception du divin, leque! va disparaítre effectivement cornme tel d' un certaín nombre d' hymnes, mais pour etre remplacé par des notions OL! des entités dont le caractere sacré est patent, qu'iJ s'agisse du Roí, du Peuple, de la Nation, de « la terre de nos peres » ou de « l'amour sacré de la patrie ». Dans ce passage de 1'hyrnne religieuse a I'hymne national, pour nous centrer a ce mament de notre étude sur la dimension strictement sociale de l'hymne, nous laisserons délibérément de coté pour 1'instanl la phase intermédiaire de l'hymne au Roi, de la Jouange ala vox Regis. Nous la reprendrons en détail plus loin dans natre analyse de I'adage Vox populi, vox Dei, tant cette phase est révélatrice du processus articulant voix, sacré et politique en ce qu' elle pose la voix du Roí cornme héritiere de la voix de Dieu, avant que la voix du peuple ne vienne s'y substituer.

L' hymne national est en fait une invention récente : il ne s' est guere généralisé qu' a paltir de la fin du XVIII' siecle. Beaucoup d' hymnes nationaux actuels ne sont d' ailleurs encore que des hym­nes de louange au Roi dont le caractere religieux est encore tres marqué. Il en est ainsi d 'un des hymnes les plus célebres M le God save the King (Queen). Rappelons les circonstances de sa création

_... --­63. Profane par la sd:ne Sur laqueJle il est produit, certes, mais qui garde bien

des aspects de la liturgie ou de l'espace religieux qui l'a vu naitre, ne serait-ce que l'appellation « diva» attribuée a ecHes qui excellent dans l'art lyrique.

64. Signalons que selon le DicLiol1naire encyclopédique de la musique de ¡'Uní­versité d'Ox.ford (ss. la dir. de D. Arnold), Laffont, Bouquins. 1988: « ...a une époque ou it une autre, il a été emprunté par uue viugtaine de pays comme hymne natioual officiel. »

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Page 24: voix vox dei (1)

car - tout comme, a leur maniere, les hymnes ambrosiennes, et tout comme quantité d'autres hymnes nationaux, - ce sont des circonstances de crise identitaire, en l'occun'ence politique et reli­gieuse, qui ont présidé a sa naissance.

En 1745, une rébellion catholique conduite par Charles-Edouard, neveu de la reine Anne, demiere des Stuart mOl1e en 1713, débar­que de France OlJ il s'était réfugié, afin de tenter de conquérir le trone occupé par le roi George n, dont il avait été écarté en vertu des dispositions de «L'Act of Settlement» établi dés 1702, qui excluait de la successíon tous les prétendants catholiques. Les pre­miers succes de cene rébellion laisse entrevoir la possibilité qu 'un catholique puisse etre en mesure de reconquérir le trone. Le parti du roi George n, constitutionnel et de religion protestante, organise alors la résistance. C'est dans ce contexte que le 28 septembre 1745, a Drury Lane, 1'un des principaux théátres de Londres, est chanré pour la premiere fois a l'issue de la représentation par troís chanteurs accompagnés d'un chreur d'hornmes le Cad .'lave the King. L'ensemble des acteurs de la compagnie de Drury Lane annonce alors qu'elle est prete as'engager. Drury Lane était dirigé par le composíteur de musique de scene Thomas Ame. Bien que les hypotheses les plus fantaisistes aient circulé sur l' auteur de la musique, il est vraisemblable que c'est Thomas Ame lui-meme qui, adaptant une gail1arde du fonds populaire, en a fait l'hymne que l' on connaft 65

. Cette histoire s 'inscrit completement, on le voit, dans le prolongement de la forme religieuse de l'hymne, adaptant SOuvent une mélodie populaire pour en faire un chant de louange a Dieu aisément chantable par I'ensemble de la communauté concemée. Elle établit de plus pour la premiere fois un lien entre art lyrique et poli tique que nous retrouverons a de multiples occa­sions dans ces pages, a commencer dans ceUes que nous allons maintenant consacrer a cet autre hymne national célebre tres au­dela du pays concerné : la Mar.'leillaise.

AMOUR SACRÉ DE LA PATRIE

Il faut au préalable souligner aquel point fUl considérable la place occupée par le chant et la chanson pendant la décennie révo­lutionnaire, signe s'il en est de l'ampleur des remaniements sociaux identitaires et politiques qui s'opéraient alors. C'est ainsi que le

65. Voir MAUGENDRE Xavier, L'Europe des hymnes, Mardaga, 1996, pp. 78­82.

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1l1usicologue Constant Pierre a pu recenser plus de trois mille chants, chansons ou ceuvres diverses créées pendant cette période66.

L'hymne qui allait devenir La Mar.'leillai.'le, identifiant la nation fran~aise au point d'etre inscrit dans l'actuelle Constitution 67 , fut comme le Cad .'lave the King créé dans une situation d'urgence pohrique et mili taire nécessitant de cristalliser les énergies pour les lllobíliser contre un périI imminent: l'alliance des monarchies européennes, notaIllinent prussíenne et autrichienne, décídées aen finir avec une Révolutíon fran~aise encore balbutiante. Nous som­mes le 20 avril 1792 et la guerre est déclarée préventivement d'un commun accord par le roi Louis XVI et l' Assemblée Législative, malgré l'opposition de RobespielTe jugeant prémarurée cette déci­sion. De fait, les premiers affrontements avec l'armée autrichienne toument au désastre et les généraux fran~ais, dont le ralliement au nouvel ordre issu de 1789 n' était guere enthousiaste, conseillent au roi la paix iIllinédiate (déclaration de Valencíennes du 18 mai 1792). Les forces révolutionnaires se raidissent contre le défaitisme des généraux et de leurs partisans stigmatisés sous le nom de «comité autrichien». Début juillet, c'est 1'arrnée prussienne qui entre en ligne et le 11 juillet l'Assemblée déclare «La patrie en danger ».

C' est peu apres la déclaration de guerre du 20 avril, dans la nuít du 25 au 26 tres précisément, que Rouget de LisIe, capitaine du Corps Royal du génie alors en gamison aStrasbourg et compositeur a ses heures 68, composa son «chant de guen'e pour l'armée du Rhin» dans l'effervescence de la mobilisation frontaliere, repre­nant 1'esprit et meme une large part de la lettre d'une affiche placardée par « La Société des Amis de la Constitution69 » animée par les Jacobins de Strasbourg. La premiere exécution publique eut

66. Voir PIERRE Constant, Les hymnes el les chansons de la Révolution fran­~aise, Paris, Imprimerie NationaJe, 1904.

67. On ne saurajt mieux iIlustrer I'idée de la voix et du enant comme vérita­bJement constitut((s d'une ideutité nationale et pas seulement eomme la représen­tanto Selon la formule de Louis Fiaux : « elle a fondu en un seul eorps toutes les provinces dans son moule d'airain » cité par VOVELLE Michel, « la Marseil­laise », in NORA Pime (ss. la dir. de), Les Lie/1x. de mémoire, vol. 1, GalJimard, Paris, 1984, p. 96

68. Lo. Marseillaise ne fut pas sa seule eomposition. 11 composa notammenL la meme année un « Roland de Roncevaux» qui fut tres populaire en son temps, ainsi que de nombreux autres hymnes, chansons et pieees de théatre. Voir LUXARDO Hervé, Histoire de la Marseillaise, Bartillat, Paris, 1990, p. 111.

69. Voici le texte de l'affiche: « Aux armes, eitoyens, I'étendard de la gllerre est déployé. Le signal est donné I AlIx armes, il faut combattre, vainere ou mourir !

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Page 25: voix vox dei (1)

lku aStrasbourg quatre jours plus tard, le 29 avril afin de soutenir l'enrólement des volontaires. Son effet en fut instantané :

« Au lieu des six cents hommes qui devaient partir pour 1'année, il s'en trouve soudain pres de mille dans les rangs 70. »

Le succes de I'hymne fut immédiat, notamment en ce qu'il chan­geait du Ah 9a ira qui jusqu' alors faisait office de chant de raIliement des forces révolutionnaires et qui commen9ait un peu a« s'user ». La diffusion en fut particulierement fulgurante, soit par le canal des réseaux poli tiques jacobins, soü tout simplemenl par les colporteurs. Toujours est-il que moins de deux mois apres la premiere exécution aStrasbourg du 29 avril, le 17 juin, il est déja joué a Montpellier a l'occasion de la manifestation organisée par les Jacobins dans le but d' organiser l' envoi de volontaires, ceux qu' on a appelés les fédérés. Deux délégués panent alors pour Marseil1e afin d' organiser un départ conjoint avec les fédérés marseillais.

Il faut rappeler ici en deux mots ce dont ir est question dans ces « fédérations », car il n' est nulIement indifférent que La Marseil­laise ait pris son essor précisément dans le cadre de ce processus de « fédération ». Apres les évenements de 1789, l'année 1790 vit se développer une agitation contre-révolutionnaire suscitant des troubIes, notammenl dans le Midi de la France,

« Les fédérations constituerent la riposte des patliotes el mallifes­terent l'adhésion de la nation a la cause révolutionnaire. Habitants des campagnes et des villes fratemiserent d' abord dans les fédéra­tions locates, se promcttant assistance mutuelle. [... ] La Fédération Nationale du 14 juillet 1790 ou s'affinna définitivement l'unité de la France, constitua l'aboutissement de cet élan d'unanimité 71. »

Cest donc a l'acte de naissance d'une identité révolutionnaire frane;aise que nous assistons a travers la mise en place de ces fédérations.

Aux armes, citoyens ! Si nous persistons aerre libres toutes les puissances de l'Europe verront échouer leurs sinistres complots.

Qu'ils tremblent donc ces despotes couronnés ! L'éclat de la liberté luira pour tous les hommes. Vous vous montrerez dignes enfants de la Liberté. Courez a la victoire, dissipez les arrnées des despoles I lmmolez SanS remords les traitres, les rebelles, qui, arrnés contre la Patrie, ne veulenl y entrer que pour faire couler le sang de nos compatriotes ! Marchons ! Soyons libres jusqn' au demier soupir I Que nos vcenx soient constamment pour la facilité et le bonheur de toue le genre humain ¡ » (cité par MAUGENDRE Xavier, op. cit., p. 22.)

70. LUXARDO Hervé, op. cit., p. 28. 71. SOBOUL Albert, Précis d'hiSlOire de la Révolution fral1l;aise, Éditions

Sociales, Palis, 1975, p. 140.

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Retrouvons maintenant nos deux délégués montpelliérains au banquet orgar~.sé en leur honneur le 22 juin. Cest ici, que lun d' euX, Etienne·· '~ran90is Mireur, entonne le « chant de guerre des arrnées du Rhin ». «Tous les convives en furent électrisés

72 ».

« Le Journal des départernents méridionaux de Ricard et Micoulin reproduit ce qui est dcvenu le Chant de guerre aux armées des frontieres, et les f'6dérés marseillais partant pour la capitaIe en 'ree;oivent chacun un exemplaire73 . » Partis le 28 jUln, ils arriverent aParis le 30 juillet, laissant partout OU iIs passaient les échos de ce qui allait devenir désormais Le chant des marseillois. Sept jours avant leur arrivée, le 23 juillet, les parisiens avaient pu prendre connaissance des paroles de 1'hyrnne graee ala feuille parisienne La Tromperte du Pere Duchesne. Le bataillon des marseillais devait rester dans l'histoire sous le norn de «batail1on du 10 aout» en raison de la part décisive qu'il prit a l'insurreetion du 10 aout 1792, marquée par la prise du Palais des Tuileries et la chute de

la royauté.Ce n'est pas le líeu iCl de retracer toute l'histoire et tous les

avatars de cet hymne révolutionnaire74. Précisons simplement que

ce n' est que le 14 février 1879, qu' il fut déelaré offlciel1ement « hyrrme national » par la Chambre des Députés. Toutefois, des le 24 septembre 1793, la Convention avait ordonné que « l'hymne de la Liberté» soit ehanté dans tous les spectacles organisés par la Républíque. Un an auparavant :

« La Feuille villageoise dans son numéro dn jeudi 17 octobre 1792 avait imprimé Ull article prémollitoire. Officieusemellt, "la chanson des marseillois" y était illtitu1ée "hymne natiollaJ75". })

Elle fut également décrétée « chant national » le 26 messidor an Hl (14 juilIet 1795) par la Convention dans des eirconstanees trou­b1ées que nous évoquerons plus loin.

Arretons-nous cependant un instant sur l' exemple de la Marseil­laise tant celui-ci est paradigmatique de l'ensemble des traits qui caractérisent 1'hymne du point de vue qui est iei le notre. A com­mencer par son rapport au sacré.

72 LUXARDO Hervé, op. cit., p. 34 73. VOVELLE Michel. op. cit., p. 94 74. Le lecteur intéressé les relrouvera nolamment dans les ouvrages déja cités

ainsi que dans les travaux de Frédéric Robelt (se repolter aux bibliographies de

Michel Vovelle et Hervé Luxardo). 75. LUXARDO Hervé, op. cit., p. 67.

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« ...CE CHANT SANS DlEU... »

C'est ce qui [rappe l'écrivain allemand Friedrich Sieburg, dans son récit de la scene suivante :

«Une joumée de juillet 1912 voyait les Dottes du monde massée dans une seule baie de la Méditerranée. [...] Alors les mouettes se SOllvenant du plein ciel, prirent leur essor, car du bord de tous les vaisseaux a la fois s'élevait une musiqlle : en un chreur sonore de fanfares, les hyrnnes nationaux de douze peuples jaillissaient, se heurtaient et finissaient par se confondre en une trépidation unique. De temps en temps un lambeau de son parvenait a s'échapper et, pareil aun oiseau, se posait un instant ala pointe d'un mat ou d' un rocher. Enfin, on distingua les voix des peuples dans ce déJuge polyphone qui se brisait aussi nettement ala sUlface de la mer qu'aux parois d' acier des vaisseaux. Des langues métalliques invoquaient Dieu, le conviaient aprotéger le Tsar, le Roi, l'Empereur [...] Il ne resta plus qu' un seul chant, doublement dévoranl il est vrai, et ou Dieu ne figurait paso Sa passion sauvage, rayonnante de toutes les couleurs de la vie et de la mort, renon~ait en effet aimplorer Dieu. Le chant ne luí consacrait meme pas un souffle. 11 semblait que Dieu n'eGtjamais existé. 5a voix ne s' adressait qu' aceux quí avaient été oubliés par tous les autres hyrnnes, aux enfants de la Patrie, pour qui un jour étemel de gloire était arrivé. C'était La Marseillaise... r..}Ce chant sans Dieu ne semblait avoir besoin d'aucune autre force que celle de la Patrie, et pourtant il n'est pas autre chose que la répétition des prieres que Jeanne de Domrémy pronon~ait elle­meme au bord de son ruisseau76. »

La réflexion de cet auteur est particulierement intéressante car la dénégation « sans Dieu » pointe bien ala fois la continuité et la rupture entre cet hymne paradigmatique de l'hymne national et l'hymne religieuse. II repere de plus parfaitement la substitution qui s'y opere de notions qui pour ne pas etre religieuses en sont pourtant sacrées : la Patrie. Ce n' est certainement pas un hasard si spontanément lui vient sous la plume la référence a Jeanne d' Arc, figure emblématique du lien entre voix, sacré, et politique, ainsi que nOllS le verrons plus loin.

La Marseillaise met ainsi en place la sacralisation de la Patrie, ceHe-ci venant se subslituer au Roi et en derniere instance aDieu, objet originel de l'hymne comme on l' a vu 77. Innombrables sont les commentaires ou les témoignages relevant]a parenté de La Marseil­

76. Friedrich Síeburg, Dieu est-ilfram;aís ? París, Grasset, 1942, pp. 13-15. 77. Remarquons ici que la continuité avec l'hymne religieuse peut etre beaucoup

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lois avee 1" hymne refígieuse. Notamment lefaiL que La Marseillaise esuprlanlo le Te Demn que l' on avait eoutume jllSqU' alors de chanter

solertneUement pom r~mereier Dieu d'une victoire ou de tout grana événernent politiqueo C'est ainsi qu'apres la victoire de Valmy le 20 septembre 1792, sur la demande fQrmelle de Servan, ministre de

la ~uerre, le général Kellermann annonee : ...,

« Je substituerai volontiers au Te Deum l'hymne des marseillois que j'aí trouvé joint avotre lettre78

. )}

Tl1I.ls les récits rapportani les premieres exécutions de l'hymne font élat de la ferveur religieuse qui s' emparait de l' auditoire. Peu ap[BS la victoire de Va1my, 1e « bataillon du 10 aout » est de retour aMarseille OLl un solennel hommage lui est rendu :

« Spontanément, l' hymne des marseil1ais retentit et lorsqu' on aborde le dernier couplet "Arnour sacré de la Patrie", tous les

79 citoyens se mirent agenoux dans la me le front déeouvert • »

Retrouvant sans le savoir les vertus pédagogiques qu' Aristote et Platon trouvaient a certaines formes musicales, l' article de La feuille villageoise du jeudi 17 oetobre 1792, déja cité, développe

ainsi son propos : « Bons et généreux villageois, plusieurs d' entre vous noUS avez

demandé I'hymne national. Son harmonie vous plaira dans le calme de vos foyers, au milieu de vos travaux, chantée par les voix na'ives de vos femmes et de vos enfants. La Chanson nationale doit faire partie de l'éducation d'un Fran~ois. Les maltres d'école l'enseígne­ront aleurs éleves ; les pasteurs patriotes en donneront l'exemple ; chacun en apprenclra soígneusement la mesure et la mélodíe. On ne la prostituera point dans les orgies de la débauche ; surtout on n'en corrompra point les beaux effets avec ces écrits insensés et confus dont souvent une jeunesse désordonnée afflige aux oreilies. Ouí trop souvent nos mes et nos tavernes retentissent des éclats d'une joie bmyant.e qui annonce des sauvages ivres plutot que des républícains éclaírés qui se respectentjusque dans leurs plaisirs. L'hymne patrio­tique rassemble tant de grandes pensées qu'elle ne dad etre chantée qu'avec une sorte de bienséance religieuse 80

. »

plus explicite. C'est ainsi que l'hymne national suisse est directement issu d'une ml1sique liturgique (graduel d'une messe composée par le moine cistercien Albéric Zwyssig (1808-\854), d'ou d'ailleurs son nom de Schweizerpsalm. (psal1me

suisse». 78. Hervé Luxardo, op. cit., p. 43. 79. Ibídem, p. 44. 80. Ibidem., p. 68. Le pa,.sage souligné l'est par nous meme.

57

Page 27: voix vox dei (1)

-Ces lignes pourraient avoir été écrites par tel ou tel Pere de

l'Église dans le cadre du débat sur les hymnes religieuses rappelé plus haut, y compris le couplet sur le caractere «insensé» de certaines paroles, évoquant as'y rnéprendre la diatribe de Tertullien contre Marcion signalée dans ce rappel.

La plus révélatrice des anecdotes nous est toutefois rapportée par Rouget de lisIe lui-méme a travers le récit qu'en donne le citoyen La Barre en septernbre 1833. Al' automne 1792 81, lles acteurs 82 de l'Opéra, sortant de la Convention ou ils étaient allés présenter une pétition...

« ... 1'urent dí'ner au restaurant a droite de la grille d'entrée du bois de Boulogne, ala porte Maillot. Les acteurs Lals et Chéron se mirent achanter des airs patriotiques, a pleine voix et les croisées OLlvertes. Les promeneurs se rassemblerent sous les fenetres ; un des spectateurs demanda aLa'is el Chéron de chanter La Marseillaise ; La'is et Chéron sortirent ; on avan~a deux tonneaux vides sur Iesquels ils monterent el chanterent cet hyrrme. Quand íls en vínrent au couplet "amour sacré de la Patrie", spontanément tous les specta­teurs se mirent agenoux et chapeau bas ; Gardel, mal'tre des ballets de l'Opéra, Méhul, Gossec 8J et plusieurs autres musiciens célebres étaient de ce dí'ner Gardel dit aGossec : "Il y a dans cette scene de quoi faire quelque chose pour l'Opéra". Gossec répondit qu'il était a sa disposítion et qu'on n'avait qu'a lui 1'aire un programme, ce qui fut exécuté sous le litre L'Offrande a la Liberté84. »

... Offrande a la liberté: 011 ne peut révéler plus clairernent la dimension sacrificielle de la voix impliquée dans le chant des hyrnnes.

Ce dernier épisode nous introduit directement aun autre exemple de ce phénomene déja évoqué a propos de l'irrintzina, l'esthétisa­tion, voire la mise en scene. Le sacrifice est ainsi représenté sur

81. Notons que tous ces récits se situent dans les six mois qui suivent la création de l'hymne, témoignant ainsi d'un véritable effet de « big-bang» de Lo Marseil­lalse.

82. Ce terme désigne les chonreurs de l'Opéra. 83. Gossec, Fran~ois-Joseph, (1734-1829), composíteur franc;ais d'origine fla­

mande. Personnalité int1uente de la vie mnsicaIe franc;aise ala fin du XVIll' siecle, iI composa de nombreuses reuvres de circonstances pendant la Révolution. Avant cette 0Ifronde alo Liberté, il fut notamment l'auleur d'une Marche lugubre, l'un des airs les plus joués de la premiere année de la Révolution, compasé apres le massacre de Nancy perpétré en 1790 saus le carnmandement du marquis de Bouillé, également fustigé par Rouget de lisIe dans la cinquieme strophe de La Marseillaise «( Mais ces despotes sanguinaires, mais ces complices de Boujllé.... »).

84. Cité par LUXARDO Hervé, op. cit., p. 66.

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une scene, non plus sacrée comme ceDe de l'Église, mais profane, cene du théatre Les résonances religieuses n' en persistent pas lTlo tout comme subsistent sur la scene lyrique profane de l' opéra

ínsnombre des ressortS du chant et du drame liturgíque, nous l'avons déja souligné. Que savons-nouS des modalités de cette représenta-

Lion scénique de La Marseillaise ? «En faít, Gossec utilise dans ce "montage", ala 1'ois Veillons au

salut de l'emp¿re, et Lo Marseillaise dans le cadre d'une scénogra­phie eonstruite. Ouverture rousseauiste : un peuple en 1'ete célebre sa liberté, mais eelle-ci est menacée par l' ennemi : "Citoyens, sus­pendez vos jeux", annonce un soliste qui déerit le péril mena~ant85. AutoUJ du Veillons au sa/ut de l'empire86 , s'organise des pantomi­mes guenieres, au pied de la statue de la Libel1é, "cette seule divinité que le Fran~aís révere". La piece culmine sur l'acte de La Marseil­laise, chanté par le soliste Lais, ses quatre premiers couplets du moins, intenompus par l'arrivée d'enfants en tuniques blanches, qui préflgurent \e "couplet des en1'ants"81, en chantant :

"S'ils tombent nos jeunes héros La terre en produit de nouveaux."L' action, ou plutot la liturgie, se poursuit par une séquence a

caractere proprement religieux, ou 1"'Amour sacré de la Patrie" est interprété par un chreur de 1'emmes agenouíllées devant la statue de la Liberté. Mais le silence qui prolonge cet acte d' adoration est rompu par un fracas guerrier: tambour, trompette et évocation du canon annoncent l'arrivée de la troupe des volonlaires en armes: e'est sur le refrain repris en chreur par la salle qui se mele a la scene d'enthousiasme col1ectif que s'acheve cette Offrande a la Liberté88 ... »

Créée le 1er octobre 1792, elle fut jouée plus de cent fois. Inutile de souligner aquel point cette description de l'ceuvre de Gossec illustre la filiation que nouS entendons montrer entre lyrisme sané, lyrisme profane et lyrisme politiqueo Une telle intrication des regis­tres de l' art lyrique profane et poli tique en ce qu' ils mobilisent les aspirations identitaíres et nationales d'un peuple est d'ailleurs 10in d'etre uníque ainsi que le montre l'événement lyrique suivant pré­

85. Rappelons que « La Patrie en danger » avait été déclarée deux mois et demi

seulement auparavant (ndlr)86, Cet autre hymne révolutionnaire célebre, adapté d'un air d' un opéra de

Dalayrac, finira par Lupplanter la Marseillaise sous le Premier Empire. 87. Septieme eonplel de La MarseiUaise «Nous entrerons dans la camere,

quand nos a"inés n'y seront plus ... » ajouté durablernent quelques années plus tard,

mais dont \'auteur n'est pas Rouget de lisie. (ndlr)88. VOVELLE Mjche\, « la Marseillaise », in NORA Pierre, (ss. la dir. de), Les

Lieux de mémoire, vol.l, Gal1imard, Paris, 1984, pp. 97-98.

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-sidant a l'insurrection de la population beIge contre la domination néerlandaise d'Orange.

Le 25 aout 1830, est donné au Théfrtre de la Monnaie aBruxeHes, l'opéra d'Esprit Auber sur un livret d'Eugene Scribe, La Muette de Portieí. Cette ceuvre relate la révolte napolítaine de 1647 contre 1'occupanl espagnol. Créée a1'Opéra de Paris en 1828, jouée plus de cinq cents fois entre sa création et 1880 elle devait devenir l'un des plus gros succes de l'histoire de I'Opéra 89 • La population de Bruxel1es est depuis quelque temps dans un élat de forte tension :

« Lorsque La Muette de Partió est annoncée au Théátre de la Monnaie, elle est cer1es précédée d' une réputation affirmée d' opéra révolutionnaire, mais la situation n'est pas plus tendue que les jours ou les semaines qui précedent. Les autorités, pourtant sur le qui-vive, ne prennent d'ailleurs aucune mesure particuliere pour le soir de la représentalion. [...) C'esl de la salle et non de la rue que paJ11'élé­ment moteur de ce qui va tres vite devenir une émeute entralnant des le milieu de la nuit le retrait précipité de la troupe sur la place du Palais Ol! elle attend des ordres qui ne viennent pas. Lorsque Masaniello (le ténor Lafeuillade) débute son duo avec Pietro "Plutot mourir que rester misérable", au second acte, la salle immédiatement se leve et reprend en chceur le refraiu "Amour sacré de la patrie". Rapidement [...], les spectateurs se ment a l'extérieur aux accents martiaux de ce duo, et s'en vont saccager les bureaux du National, des boutiques d'armuriers, puis cer1aius endroits stratégiques : les maisons du bourgmestre, du procureur du roi, du général comman­dant la ville9o.

La MueUe de Portici avait bien donné le signal d'un événement que ron pressentait comme iuévitable, mais qui jusque [a n'avait jamais trouvé de cata[yseur suffisant pour se développer9l . »

Cel: épisode est partíclllierement intéressant pour notre propos, car outre qu'il témoigne de 1'impact de La Marseillaise, par la citation qu' en fait Auber dans son ouvrage, il manifeste le pouvoir du 1yrisme comrne tel et non simplement de la sígnificatíon des

89. Son total oubli acluel laisse perplexe. Analysée de fa<;on particulíerernenl élogieuse el circonstanciée par Richard Wagner, cette ceuvre est remarquable a plus d'un titre.

90. Des le lendemaín, le gouvernement est destitué el remplacé par une délé­galion beige dirigée par le baron d'Hooghvorst. A peine un mois plus tard, IOIS

des journées de septembre, les armées hollandaises sont battues par les lroupes rassemblées a la hate par la bourgeoisie bruxelloise [... ) (Note de l'auteur de l'article cité)

91. Adoumié Yincent, «Du chant a la sédition: La Muette de Portici el la révolutíon beIge de 1830 », in QUÉNIART Jean, (ss. la dir. de) Le Chant, acte¡¡r de l'histoire, Pre~ses Unjversitaires de Rennes, 1999, p. 243.

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paroles énoncées. Car, si, bien sur, le ,texte ch~~té « Tombe le joug qui nous accable, et sous nos coups penssent 1 etranger », « parle» directement a la population de Bruxelles, pourtant :

« Le texte seul ne peut expliquer cette contagion qui s'empare alors des esprits. La musique en est l'élément déterminant, car elle amplifie el universalise les vers de Scribe. Elle joue ici un role émotionnel déclencheur de l'action : en ce sens elle quilte son statut passif d' art savant pour devenir un élément historique. Le théatre subitement avait prise sur la réalité92

. » «[...) II Y a donc eu phénomene évident d'identification et de

lransfert93. »

La voix et la musique en ont été les instruments. C'est dans les jours qui suivirent que Jeneval, comédien et poete,

et Van Campenhout, premier ténor a la Monnaie, composent La Braban~onne. Des la réouverture de La Monnaie le 12 septembre, elle fnt chantée a l' entracte. Réclamée chaque soir, elle devint 1'hymne national beIge, al'íssue de la proclamatio n de l'indépen­

dance le 18 novembre 1830. L'histoire de l'hymne pOltugais évoque éga1ement par bien des

aspects celle que nous venons de relater. 11 vit le jour en effet dans le cadre d'un affrontement entre les impérialismes ang1ais et por­tugais. Cherchant arelier le Mozambique al'Angola, le Portugal se voit opposer en 1890 par l'Angleterre un u1timatum lui enjoí­gnant de céder a l' Angleterre les territoires portugaís situés entre les deux pays. Le Portugal est contraint de céder. C'est en réaction a l' affront infligé que l' hymne La Portugaise fut composé par le musicíen Alfredo Keíl considéré comme le fondateur de l'opéra ponugaís. 11 fut donné pour la premiere fois le 1cr novembre 1890, au Coliseum de Lisbonne, la grande scene lyrique de la capitale portugaíse, devant un public enthousiasmé, puis chanté partout a la moíndre occasion fournie par l' actualité, pour réaffirmer l' iden­tité et la puissance portugaíses, notamment face a!' AngleteITe. Les paroles écrites par l' écrívain et ancien officier de marine Lopes de Mendon<;:a ne cachent pas un petit air de Marseillaise :

« Que le drapeau invincible se déploie [...) Et que ton bras ven­geur donne des mondes nouveaux au monde 1Aux armes! Sur terre, sur mer pour la Patrie lutte ! Contre le canon marche! »

92. Ibidem, p. 247. 93. Ibidem, p. 246.

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Quant a la musique :

« Keil, ayant composé une marche, vint trouver Lopes de Men­donc;a, et la lui joua au piano. Le poete lui tit remarquer que 5a composition avait des allures de Marseillaise et de fado. Keil fut ravi de cette réf1exion qu'il jugea flatteuse, dans le sens ou elle incarnait l'ame portugaise de ses goGts musicaux et son amour dela libe[té9~. »

Nous ne saurions bien entendu conclure cette illustTation des liens entre art lyrique et politique sans rappelcr la fa~on dont l' Ilabe pris les armes contre l'oecupant autrichien en se plapnt sous la haute autorité lyrique de Verdi, alors au SOrmnet de sa gloire, dont le llom devint pour la circonstance I'acronyme de Vittorio Emanuel Re d'Jtalia, seul souverain en qui les peuples d'ltalie consentaient a se reconnaftre 95.

Mais revenons aLa Marseillaise pour illustrer la principale fonc­tion de l'hymne : son effet de masse et sur les masses.

AUX ARMES, ClTOYENS '

lei encore, innombrables sont les commentaires ou réeits témoi­gnant de l'effet mobilisateur politique et guemer de La Marseil­faise, et sous les signatures les plus remarquables. C'est ainsi que Grethe écrit dans Le siege de Mayence :

« Ce Te Deurn révolutionllaire a quelqne chose de triste et de menac;ant méme quand iJ est vivemem exécuté ; cette fois, les musi­ciens le jouaient tres lentement en réglant la mesure sur la leuteur de la marche des chevaux. C'était saisissant et terrible. Quel grave spectacle que celui de ces longs et maigres cavaliers, tous d'un certain age, tous d'une mine qui répondait aces accents I Chacun d 'eux ressemblait a Don Quichotte; tous ensemble et en masse inspiraient le plus profond respect%. »

Dans ses mémoires, le eomte de Lavalette, futur aide de campde Bonaparte, éerit :

« L'ennemi avaü couronné le plateau de Geisberg par trente pie­ces de canons qui vomissaient la mort avec une épouvDntable furie ; les tmupes s'avanc;aient lentement. Quand elles furenl au pied de la position le chan! guenier se tit entendre ; aI'instant, comme empor­

94. MAUGENDRE Xavier, op. cit., p. 150. 95. Voir LABrE Jean-Fran~ois, Le Cas Verdi, Laffont, París, 1987, pp. 54-83. 96. Cité par LUXARDO Hcrvé, op. cil., p. 51.

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tés par un tourblllon, les bataillons franchissent I'espace, la position est emportée, les batteries en norre pouvoir et l'ennemi en fuiten ... »

Devant le Comité de salut pub1ir , Carnot devai1. trouver eette fonnu le saisissante :

« La Marseillaise a donné ceut mille défenseurs a la patrie98 . »

L'efficace de l'hymne révolutionnaire fut eonstatée dans les mémes termes par des témoins de l' autre campo C' est ainsi par exemple que le poete allemand Friedrieh Klopstoek [encontrant en 1796 aHambourg Rouget de lisIe l' apostropha en ces termes:

«Vous étes un tenible homme, vous nous avez tué cinquante mille braves allemands 99. »

Citons pour conclure ce témoignage d'un officier prussiell :

« Cornme le jour venait de poindre, nOus entendlmes sonner l'alarme. Personne ne pouvait se rendre compte des bruits qui reten­tissaient au loin : on croyait entendre des cris, des roulements de tambour, des coups de canon. C'était bien tout cela en effet. Les Franc;ais qui s'étaient rapprochés de nous depuis quelques heures, saluaient J' aube matinale en méme temps que 1'ennemi avec l' hymne tenible des marscillais. Décrire I'effet de cet hymue chanté par des mil1iers de voix est chose humainement impossible lOO. »

Ainsi que le commente H. Luxardo :

«Faut-il rattacher ce sentirnent étrange a la seusation d'avoir a se battre non contre une armée de métier mais contre tOLlte une nation 101 ? »

Car telle est bien la fonction premiere de 1'hymne: faire de I'ensemble des éléments qui, pris un par un, fonl bien pietre figure - Don Quichotte pitoyables dirait Ocethe ! - un eorps unifié, un « Tout », un « Un » bien plus puissant que la somme des parties, la fusion des voix dans l'hymne étant l' un des catalyseurs essentiels de cette alchimie.

C'est done sans surprise que nous avons retrouvé ici la troisieme fonction de la déesse Vac, la déesse Voix, sa fonetion guelTiere et rneurtriere el que nous avons vu une fois de plus la lyre d' Apollon

97. Ibidem, p., 48. 98. Ibidem, p. 49. 99. Ibidem, p. 50. 100. Ibidem. 101. Ibidem, p. 49.

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se changer en are sous nos yeux. Si l'hymne en effet participe de la clistaIlisation d'une identité sociale, son enr61ement dans l'affrontement guerrier en découle a peu pres inéluctablement. Touts déploiement d'un processus identitaire entralne en effet, par corollaire, une logique d' affrontement vis-a-vis des groupes sociaux dont on veut se distinguer, se détacher ou se différencier. Gn a vu avec l'irrintzina, le haka, et le slogan, comment, tres rapidement, du cri de ralliement on est passé au cri de guerreo Le slogan, nous l'avons vu, identifiait le clan et nous avons souligné la signification de « descendance » du mot clan. L' hymne identifie une nation et le mot nation renvoie acette meme racine de « des­cendance », de « naissance 102».

LA GUERRE DES HYMNES

C'est dans ce contexte a la fois identitaire et guerrier, que La Marseillaise fut elle-meme la protagoniste d'une véritable guelTe quí l'opposa a un autre hymne, le Réveil du peuple. Nous avons déja assisté au duel entre l'ilTintzina et le cor de Roland, mais c'était dans le cadre d'une belle fiction poétique qui a peu de chances de s'etre réellement passée. n n'en est pas de meme cette foís car c'est bien la aune véritable bataille d'hymnes que l'on a assísté peu apres la chute de RobespielTe le 9 thermidor. Les forces de la réaction thermidorienne ne pouvaient guere en effet se recon­naítre dans La Marseillaise, marque d'identification de la France révolutionnaire jacobine. Les thermidoriens se regrouperent alors alltour d'un refraín rival: Le Réveil du peuple contre les terroristes, composé par J.M. Souriguere 103 pour les paroles et P. Gaveaux pour la musique, tOll s deux « artistes du théfttre de vaudevílIe 104 de la rue Feydau ». Les « Terrolistes » désignaient, bien sur, les partisans de la Terreur. Mais la réaction therrnídorienne s' iIlustra, notamment aLyon el dans le Midi, par un certain nombre de massacres, véri­

102. Natíon étymolog;quemeut vient dll larin natio « naíssance». Cette idée se trOllve d'ailleurs explicitement exprimée dans ces hymnes dédiés a « La terre de nos peres » (hymne gallois), et 00 les invocalions aux a"ieux sont fréqllentes.

103. Sourigllere, ou Souriguiere (non stabilisée, l'orthographe vade selon les auteurs), « originaire de Bordeaux, royaJiste de creur, emprísonné jusqu'au 9 ther­midor. On se sOllviendra de lui sunout par cette épitaphe : A tes tristes récits tu sOllris, Souriguiere, mais si tu leur souris, On ne leur sourit guere » MAUGENDRE Xavier, OJ}. cit., p. 44.

104. Rappelons qu'avant de prendre le sens actllel, le vaudeville désignait« une píece de théatre melée de chansons et de ballets apres avoir désigné originairement une chanson populaire a theme satirique ou bachique», Dictionnoire f-fisrorique de la Langue FronFaise (Robet1).

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tabIe « Terreur blanche », perpétrée aux accents du Réveil du peuple répondant a la Teneur robespieniste mente, quant a elle, au son de La Marsedlaise. De fait, ainsi que l'écrit J'historien Michel Vovelle:

« Force est de convenir que les couplets rimés par Souriguieres l.. ·], restent au niveau d'un furieux appel a la vengeance contre­révolutionnaire :

"Hate-toi, peuple souverain, De rendre aux monstres du Ténare Tous ces buveurs de sang hllmain... Oui, nous jurons sur notre tombe Par notre pays malheureux De ne faire qu' une hécatombe De ces cannibales affrellx ..." [...] El c'esl aun futur monarchiste de 1814, Charles Nodier, tout

jeune encore, que 1'on peut laisser le soin d'évoqller les chants affrontés de La Marseillaise et dll Réveil du peuple, dans les scenes de massacre des anciens "terroristes" don! le Midi fut alors le. lieu :

"Tout cela ressemblait étrangemenl allX exécutions des cannibales et comme chez ellX 1'affreux sacrifice se passait au broit des chants. Dans Ja bouche des tueurs, c'était le Révei¡ du. peuple qui allait toujours augmentant d' éclat el de sauvage expression amesure que les fllmées du sang leur montaient au cerveau, c' était le refrain de La Marseillaise qui expirait de mort en mort dans la bouche des mourants 105." ».

C'est dans ce contexte de violence que, de peur d' etre débordés par les royalis tes, les thermidoriens décréterent le 26 messidor (14 juillet 1795) La Marseillaise, «Chant national ».11 en découla, ainsi que le rapporte Michel Vovelle :

« ... une bataille ouverte du Réveil du peuple contre La Marseil­laise, dont les cafés, les roes, mais surtout les tlléatres furent le lieu. Aux acteurs et aux chanteurs patriotes, Talma, La"is 106, Dugazon, s'opposaient les royalistes Molé, Lainez ou Gavaudan : et les "com­mandos" royalistes en venaient allX mains avec les jacobins ou simplement les patriotes sur la défensive. Les remous soulevés par le décret monterent jusqu'ala Convention alors meme que la garde

105. VOyELLE Michel, «la Marseillaise », in NORA Pierre, (ss. la dir. de), Les Lieux de mémoire, vol. 1, Gallimard, Paris, 1984, p. 100.

106. Ce dernier dont nous avons déja évoqué le role, fit aussi paltíe, soulignons­le, d'un groupe d'artistes comprenant également Gossec, Chéron eL Renaud, chargé par la Convention en 1792 d'une véritable tournée en Betgique dans le siIJage des soldats ele Yalmy dans le but de [aire connaitre « l'air sacré de la libeI1é,) témoignage supplémentaire, s'il en était besoin, de la conscience qu'avaienr les responsables polítiques de I'époque de ({ l'effeL Marseillaise », si l'on peul dire...(ndlr)

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I

de l'Assemblée se tTOuvait assaillie par les bandes royalistes et mise eu demeure de jouer le Réveil du peuple.

Devant cette pression, les thermidoriens ont hésité : aLanjuinais gui demande le rappel du texte législatif, Jean Debry répond en faisant 1'apologie de "I'air vraiment national que chantent nos héros ttiomphateurs" et quelgues jours plus tard, Boissy d' Anglas osera déuoncer le Réveil du peuple, un chant gui en meme temps qu'il célebre le 9 thennidor a été a Lyon et dans le Midi "le signa! des égorgements". Les conventionneLs ont tenté sans succes de dore le débat en proscrivant les chants des représentations théatrales : vains efforts ; les rixes dans les théátres, les rassemblements dans la me qui souvent s'en prennent aux nlilitaires républicains ont culminé dans la crise l07 qui s'est dénouée au 13 vendérniaire an III par la défaite des royalistes parisiens 108. »

Cette guerre connut encore quelques soubresauts jusque sous le Directoire qui dut encore légiférer sur le sujet en janvier 1796 en arretant la liste des « quatre airs chéris des républicains» dont l' exécution était seule licite, et meme obligatoire dans les specta­c1es : (au choix), La Marseillaise, le 9a ira, le Chant du départ, et Veillons au salut de l'empire. En conséquence, il est interdit de « chanter, laisser ou faire chanter l' air homicide dit le Réveil du peuple I09.» Les hostilités n'en cesserent pas définitivement pour autant et en 1798, le DiJ:ectoire düt anouveau rappeler la liste des chants autorisés.

Le coup d'état du 18 brumaire rn.it tout le monde d'accord. Soucieux d' abolir toute division, Bonaparte jeta La Marseillaise aux oubliettes. A partir du moment en effet OU s'amorc;ait la recom­position d'une autre identification du peuple franc;ais autour du Prern.ier Consul puis de l'Empereur, La Marseillaise, identifiée a la Révolution, non seulement cessait d'etre opératoire mais deve­nait au contraire, du point de vue de Bonaparte, ferment de division. Il est particulierement significatif de voir Napoléon, sacré Empe­reur par le Pape, cornme au plus beau temps de la Royauté sacrée, introniser cornme hymne officiel un hymne de nature explicitement religieuse, Domine salvumfac, ainsi que, bien sOr, le chant Veillons au salut de l'empire déja largement accrédité par la Révolution (avec un « e» minuscule a « empire », emphase poétique pour « pays »). Composé en 1791 par Dalayrac apartir d'un air tiré de son opéra «Renaud d' Ast» sur des paroles attribuées a Aclrien­

107. Éehec de l'insurrection roya]iste des 12 el 13 vendémiajre an III (4 el 5 oelobre ]795). (ndlr)

108. VOVELLE Miehel, op. cit., pp. 100-101. 109. LUXARDO Hervé, op. cit., p. 78.

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Simon Boy, il devint, avec un « E» majuscule, 1'hymne officiel de ¡,Empire. Bonaparte devait quand meme se souvenir de « l'effet Marseillaise» puisque, en marche vers la p1aine de Marengo, il l' aurait fait jouer par la musique de l'armée afin de donner courage ases troupes exténuées aux prises avec les difficultés du franchis­

11°.sem du col du Grand Saint-Bemard, le 20 mai 1800 ent

QUE D'ÉMOTION5 !

Nous ne saurions toutefois conclure cette étude de 1'hymne et de ses effets atravers l'exemple de l' aventure de La Marseillaise , sans évoquer un autre effet bien connu du chant de l'hyrnne : son intense pouvoir d'émotion. Qui n'a jamais ressenti sa gorge se nouer, ses yeux se mouiller lorsque retentit l'hymne saluant la victoire des siens dans quelque domaine que ce soit : sportif, poli­tique, guerrier. Souvenons-nous de ces images évoquées en int1'o­duction nous montrant ces champions, pourtant rompus aux exer­cices les plus durs, éclater en sanglots sur la pius haute marche du podium lorsque s'éleve le chant de 1'hymne consacrant leur vic­toire. «Décharge émotive », dit-on la plupart du temps, sans s'y arreter outre mesure! Mais a-t-on déja vu dans les memes circons­tances des atbletes pris de fou rire nerveux - « décharge nerveuse » s'il en est - bien connue dans les cérémonies requérant justement, comme une remise de médailles, une certaine solennité ? Ces lar­mes, cette expression émotive, indistinguables, si on fait abstraction du décor et des circonstances, de cel1es qu'i1 1eur arrive aussi souvent de verser dans la déception de l' échec ou de la défaite, ne ressemblent-elles pas a s'y méprendre a ceHes qUl s'imposent a l'amateur d' opéra au plus fort de l'émotion suscitée par le chant de la diva? Lors de notre étude de la jouissance 1yrique, manifestée par 1'irruption de ces larmes, nous avions alors évoqué, pour rendre compte de cette joie paradoxale, une expérience inconsciente de perte, de deuil vécue dans ces instants ; ou, plus exactement, une expérience ou serait en fait vécue 1'impossible retrouvaille de quel­que chose se révélant inaccessible au moment meme ou 1'on croit

pOuvoir la saisir I JI. Est-il besoin de préciser que dans cette situation, comme dans

ceHe de la jouissance 1yrique a l' opéra, le sens des paroles ne

110. lbidem, p. \56.111. Voir POIZAT MicheJ, L'opéra ou le cri de I'ange, essai sur lajo/.lissance

de I'amateur d'opéra, Mélailié, Paris, 1986.

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Page 32: voix vox dei (1)

compte pour rien dans 1'irruption de ces larmes. La tension voix­parole que nous avons évoquée a propos de l'hymne religieuse trouve d' ailleurs ici dans l'hymne national profane son point limite puisque l'hymne national est plus souventjoué que chanté, et qu'il existe meme des hymnes nationaux dépourvus de paroles, l'hymne espagnol et l'hymne de la République de Saint-Marin par exemple. Le cas de 1'hymne espagnol est révélateur : devant la pluralité des langues qui composent la natíon espagnole, seule la voix comme telle, la musique sans parole, peut etre sollicitée dans son effet d'ídentification. C'est le cas également, et pour les memes raisons, de l'hymne européen, qu'il faut bíen qualifier de «virtuel », témoi­gnant en cela du caractere balbutiant de 1'identité européenne) 12.

Si donc une analyse en ces termes s'avere pertinente iei aussi, dans la situation particuliere de l'émotion lyrique suscitée par les accents de l'hymne, de quelle perte peut-il bien s'agir dans cet ínstant précis ou public et champion vivent dans 1'hymne, par l'hymne, 1'accomplissement le plus parfait de l'identification sociale : plus de divisíons sociales, sexuelles, ethniques ... ! Enfin un seul corps social unifié : tous franc;:ais ! (ou aIlemands, ou bré­siliens ...), tous vainqueurs : « On est les champíons ! On a gagné ! Singulíere pertínence du « on » franc;:ais quí, dans son usage, sinon dans la regle stricte, signifie si bien, derriere son « indéfini », cette fusion du pluriel en un singulier : on est les champions !

Ce qui s'exprimerait par les larmes ou l'effondrement subjectif du champion a l'écoute de l'hymne, ne serait-ce pas l'expérience contradictoire ou dans la perte de ce qui le constitue comme sujet, il en vient a représenter enfin le corps unifié du groupe, dans la communion de 1'hymne. Nous disons bien «cornmunion », dans son sens quasi eucharistigue désignant l'incorporation en commun d'un objet sacré, divin, oral, ou en 1'occunence, vocal. Chaque sujet, pris un par un, en incorporant, auditivement certes, mais c'est bíen d'incorporation gu'íl s'agit-nous y reviendrons en détaíl plus loin - en incorporant donc la voix de l'hymne, s'identifie liuéra­lement a cette voíx, accomplissant ainsi l' a1chimie qui, en l' abo­lissant cornme sujet, va constmire l'identification collective dans laquelle il devíent simple élément de l'ensemble, identifié aux autres du mouvement meme par leguel chacun s'identifie a son champion, son héros ou... ason mame.

112. C'est ainsi par exemple qn'une manifestation aussi populaire que le Cham­pionnat d'Europe de football, en 2000, a pu se dérouler sans qu'on y entende une seule fois, ne serait-ee qu'a titre de symbole, pour la finale par exemple, J'hymne européen.

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Ceue remarque nous introduit dírectement ala demiere situatíon ue nous souhaitons présenter afin d' attester des liens qui unissent

voix, politigue et sacIé, celle qui met en scene la figure du tribuno

TRIB UN. TRIBUNAL, TRIBUNAT

TRIBUN

D' un horrune politique gui subjugue 113 les foules par son pouvoir ratoire, on dit cornmunément qu'il est un «tribun », un peu

comme on dit de l'artiste qui agit de meme sur son public qu'il est « une bete de scene ». Gardons a 1'esprit ce rapprochement gui pointe, dcniere le pouvoir sur les foules par la voix, la dimension de l' animalité, sinon de la bestialité, en tout cas de la corporéité.

La dimension sociale et politique de la voix se manifeste, il faut :'lintenant le préciser, de deux fac;:ons la plupart du temps articulées

¡'une al'autre. Tout d'abord par son effet sur la constitution meme de l'identité d'un groupe social qui va se souder et se reconnaltre atravers une expression vocale. C'est ce1le que nous venons d'exa­miner a tr<lVers les exemples de l'irrintzina, du slogan ou de l'hymne. Mais elle peut s'exprimer aussi par l'effet de la voix d'un individu, des lors placé en position de leader par un groupe social qui va s'ídentífier a luí. C'est le phénomene du leader politique, du « tribun ». Le terme de tribun réunissant les deux versants du processus puisqu'il renvoíe a la fois a la notion de tribu, donc de lien social et a la notíon de leader, donc d'indivídualité.

Comment se présente en effet le dispositif vocal caractéristíque du « tribun » au sens ou nous l'entendons aujourd'hui : un homme (pratiquement jamais une femme lJ4) haranguant, du haut d'une tribune, avec force gestes la plupart du temps, une foule qui l' écoute silencíeusement, tout en ponctuant le discours de l' orateur, d'applaudissements, de cris ou de slogans c1amés a l'unisson, « d'une seule voix », soit « spontanément », soit en réponse aux sollicitations de l' orateur. Remarguons au passage que le tenne

113. Subjuguer: « faire passer sous le joug ", soumettre. Remarquons que la notion de rassemblement es¡ incluse dans le mol par le biais de jugare « altaeher ensemble ».

114. Ce (rait mériterait a lui seul une étude, mais nous entralnerait dans des eonsidérations de natLlre tres diverses dépassant le eadre de notre travail iet. Nous le laisserons donc de coté.

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Page 33: voix vox dei (1)

« haranguer» devenu quelque peu péjoratif de nos jours, renvoie étymologiquement, par le truchement de la racine occitane ar (r) ingo (arene) au hring francique (anneau) que 1'on retrouve bien sur dans le ring anglais ou aJlemand l15 . C'est-a-dire que, tout comme tribun et tribune, et cornme, nous le verrons plus loin, tribunal, le mot condense en lui-meme deux dimensions, eel1e de la voix proprement dit, et ee1le de l'espace OU la voix se déploiel16. Mais ce qui caractérise la situation du « tribun électrisant les fou­les », du point de vue qui est le nótre, e' est la dialectique qui organise l' articulation entre la manifestation voeale de l' orateur et eeHe de la foule. Le propos fondamental du «tribun », n' est pas en effet de transmettre un message ou une infonnation. C'est de suseiter un effet d'identification des masses avec sa propre per­sonne, de faire en sorte que sa propre voix devienne la voix du peuple. Tout du dispositif de la «harangue» atteste de ce projet, a eornmencer par les diverses modalités vocales de 1'« adhésion » de la foule aux propos de l'oratenr. C'est dans ce registre qu 'i1 nous faut ranger les applaudissements ll7.

LA VOIX DES MAINS

Dans son étude sur « les voix de nos maí'tres lIS », Max Atbnson s'attaehe entre autres projets, a repérer ce qui dans le discours de 1'0rateur, provoque la réaction du publico C'est dans ce cadre qu'il est amené a considérer 1'applaudissement comme un substitut de la voix, permettant a l'assistance de répondre al' orateur plus 10n­gnement, avec moins de fatigue et avec plus d' efficaeité que par la voix proprement dite. Non limité par les nécessaires reprises de souffle, l'applaudissement autorise, ce que la voix empeche: le continuo C'est ainsi qu'il note avec pertinence :

« [ .•.] 11 tend aetre plus lent as'affaiblir que les clémol1strations vocales d'approbation. Ceci es[ dO au [ait qu'il y a un laps de temps jnévitable pour déclencher un battemeut de majns. Crier "Houo'a", "Bravo", ou "Yeah", ne requierl pas d'autre préparation qu'une

1[5. SeJon le Diclio/1naire Historique de la Langue Fraru;aise (Robelt). 116. Tont comrne égaJement d'ailleurs le «chceur », désignant ala fois le chant

en commun et son lien dans )'église. 117. Sur l'histoíre de l'applaudissement au concert, ses codifications et SOn

évolution historique, ses diverses modalités substitutives (les oranges pourries... 1) on lira ARNOLD Denis (ss. la dir. de), Dicrionnaire encyclopédique de la ml4sique de l'Universifé d'Oxjord torne 1, Paris, Laffom-Bouqnins, J988, p. 121 sqq.

118. ATKINSON Max, Our masters 'voices, Londres et New- York, Routledge, 1984.

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rapide inspiratian, tandis que les majns doivent parcourir une cer­taine distance avant de se claquer l'une contre [' autre. Et, comme chacun peut le vérifier, le temps que cela prend est suffisamment long pour que 1'on puisse produire un son vocal avant que les mains entrent en contact l'une avec I'autre.

Bien qU'j) ne soit pas la premiere réponse asurvenir, il finit par I'emporter régulierement sur sa conCUITente vocale. L'une des rai­sons tien! aux limites physiques au-dela desquelles on ne peut pro­duire un cri ou une acclamation sans s'essouffler ou s'enrouer (ou les c1eux a la fois).

Le battement de mains en rcvanche ne comporte pas de tels risques. 11 n'a sur nos cordes vocales aucune exigence de quelque sorte que ce soit, et peut donc etre soutenu pendant de longues périodes sans crainte d'épuisement.

Une autre raison POUf taquelJe l'applaudissement tend arecouvrir les autres démonstrations d'approhation, tient a la [agon dont son intensité cmlt et persiste clans la c1urée : jI rassemble les farces un peu comme une vague IJ9 ... »

Cette idée de l'applaudissement corrune substitut vocal est d'ail­leurs attestée par le fait, également souligné par Atkinson, selon lequella voix reprend sa place des qu'il ne peut y avoir d'applau­dissement, et selon des modalités tout a fait comparables. C'est ainsi qu'apres avoir remarqué que la durée moyenne d'un applau­dissement d'approbation était d'une remarquable constance, entre sept et neuf seeondes, il précise :

« [En !ran, depuis l'avenement de la République islamique]. .. le battemellt des mains a évidemment été banni comme pratique occi­dentale décadente \10 et a été remplacé par la profération de slogans

119. « [applause} fends 10 be slower in Rellling under way ¡han vocal display.¡ of appro­vol. This is becouse there is an unavoidable lime-lag il/volved in slarlin¡¡ lo clap one's hands. Shouting "Hooray", "Hear hear". o/" "Yea/-¡" requires no lIlore prepararion tlzan a qu¡ck breorh oloir, whereas hOluJs hove 10 be moved sorne dlstance opart befare ¡bey con be clopped IOgelher. And, as people who experimenl for Ihemselves will discover, Ihe lime ir lokes lo do Ihis is quile long enough for il be possible lO produce a vocaf sound befare Ihe hands make contad whilh each olher.

AlIhough applallse is often 7/01 Ihe first response lo occur, it regularly wills 0141 in Ihe end ogainsf irs vocal compelirors. alle reoson why it illevitably wkes over is simply Ihal there ore physical limils lo how much shoulin8 ond cheerinf? we call do wirhour runlling 0U/ 01 brealh or becoming hoarse (or bOlh). By comporison, clapping invo/ves no such hm.ards. Jr mokes no demands wholSo 'ever 011 OI1.r vocal cords, ond con ¡herefore be suslained for quile long periods wilhoul fear of exh0i1Slion.

A furlher reasan why applause tel1ds lo drown 0141 olher disploys of approval has to do wilh 'he way ils inlensity builds up and persisls over lime. Jt garhers Slrellgths rolher like o wove, .... » ATKJNSON Max, op. cil., p. 23.

120. L'explication est peut-etre un peu coul1e. On sait. en effet que dans l'islam,

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Page 34: voix vox dei (1)

comme "MoJi aux iOlpérialistes !". L'enregistrement des disoours de l'Ayatollah KhoOleini révele que ces proférations vocales durent entre 6 et 8 secondes. Le fait que la durée moyenne est légerement plus cOUlte que pour l'applaudissement est tout afail cohérente avec I'observation précédente selon laquelIe les réponses vocales s'affai­blissent plus rapidement que cel1es qui reposent sur les mouvements de mains I21 .»

Nous souscrivons d'autant plus volontiers ason analyse que nous avons par ailleurs développé l'idée, rappelée en introduction, que la voix, pour ce qui nous intéresse ici, ne se caractérise pas par une modalité sensorielle définie mais par la position qu'elle occupe entre corps et langage. L' applaudissement est donc un moyen plus efficace que la voix laryngée, tout en restant dans le registre de la voix, pour opérer cette fusion identificatoire que nous évoquions. Ce n' est donc pas par hasard si Atkinson fait référence a 1'idée de « vague» a travers 1'applaudissement, tout cornme saínt Ambroise apropos de l'hymne 122. C'est encore moins un hasard si Atkinson repere chez l'orateur comme signal appelant a une réponse de 1'auditoíre, a la fois les références positives au «nous» et les références négatives au « ils » :

« 11 y a un autre type de message qui attire régulierement une réponse favorable de l'auditoire celui ql1i consiste a adresser un compliment, non pas aun individu particl1lier mais aun "nous" en général. Ainsi les asser[ions véhiculant des appréciations positives ou flatteuses al'égard de nos espérances, nos activités, nos succes, ont toutes les chances d'etre saluées par l'al1ditoire dans un tonnene d'applal1disseOlents. II s'avere que cela est tout a fait indépendant du nous don[ iI est question 123. [ ... ]

le battemenL des mains, en ce qu'i! était lié ti. des pratiques pa'iennes de trause réprouvées, a faíl J'objet de débats el d'juLerdits des le temps de Mahornet. Pour en connaitre nlle analyse des attendus le Jecteur pourra se reponer a POIZAT Míchel, La Voú: du diable, Métailié, París, 1991, pp. 61-68.

12 I. « Clapping has evidenlly been barmed as a decadent weslern praclice, and IUlS been replaced by Ihe chanling of sloga/lS like "DeG!h lO Ihe imperialiSls!". Recordings o/ speeches by Ihe AyalOlIah Khomeini reveal f ... } lend lO lasl belWeen si.>: and eigh¡ seconds. The faer lhal fhe average duralion is slightly shorler Ihan ¡hal for applause is, o/ course, pajeelly CO/Jsislenl wilh Ihe earlier observarlOn Ihal vocal responses can be gOl !tnder way more quid/y 'han ones relying 011 moving Ihe hands... » (ATKINSON Max, op. cit., pp. 84-85).

122. Voir p. 46.

123. « Another Iype o/messages whieh regularly mlraCfS (l/avourable audiellce response ¡'¡/Volves direCfing praise /Jol juS¡ lo a parlicular indIvidual, bul lo "us" in general. Thus, assel'lions which eOl1vey posilive 01' boasrful evalualions o/ our hopes, our uelivilies or OUT' achievements Sland a very good ehanee of beeing endorsed by audiences wlth a burst of

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Le faít que les messages hostiles envers "ils" suscitent les faveurs du public, n' a, évidernment, rien de particulierement surprenant. 11 est bien cannu que le besoin de résíster aune menace externe, réeILe ou imaginaire, a toujours faít office de cri de ralliement extremement efficace, chaque fois qu'il s' agit de renforcer le moral ou la solidaríté d'un groupe. Une telle stratégíe a été suivie implacablement et avec de spectaculaires résultats par Adalf Hítler. 124 )}

Le lecteur aura reconnu au détour de l'exposé du dispositif vocal caractérisant le tribun politique bien des aspects déja évoqués a pro­pos de 1'hymne ou du slogan. La forme «en réponse» que nous avons décrite, organisant l' al temance vocale entre l'orateur et le public fut d'ailleurs explicitement mise en place dans le chant reli­gieux atravers ce qu' on appelle d' ailleursjustement le repons faisant altemer le chant d'un soliste et le chant de 1'ensemble des fideles. Par ailleurs l' Angleterre a vu se développer au XVII' siecle la pratique du chant des hymnes en lining out: chaque verset de l'hymne était d'abord lu par le chantre ou 1'officiant avant d'etre chanté par l' assemblée. Ce dernier exemple montre bien que dans cette forme vocale en repons, il n' est nullement question de dialogue a propre­ment parler. Et pas davantage en ce qui conceme la « réponse» de la foule a l'orateur poli tique. Il s' agit en fait pour la foule, par sa manifestation vocale - que celle-ci soit vocale au sens habituel ou applaudie - de « faire corps » avec le tribuno La reprise a l'unisson par la foule du slogan proclamé par l'orateur, le geste de l'orateur repris par la foule « comme un seul homme » sont la pour l'attester. Souvenons-nous de ces images de foules, dans l' Allemagne hitlé­rienne, assemblées bras tendu dans le salut nazi comme un écho mille fois amplifié du propre salut d'Hitler. n est significatif acet égard que dans les pays anglo-saxons la vocalisation par la foule de son approbation de l'orateur (notre Bravo 1) s'exprime par Hear! Hear /, c'est-a-dire « Écoute ! Écoute ! ». On ne sauraitmieux signi­fier l'identification entre la foule et l'orateur qu'en renvoyant a.l' ora­teur ce Hear! tout en le proclamant soi-meme a haute voix, comme pour mieux se pénétrer de l'injonction alaquelle par défmit~on une foule assemblée dans un meeting doit se plier : écoute ! «Ecoute­moi, moi qui t'écoute, ta voix est la mienne ».

applause. It. appears Ihat Ihis applies quite independanUy of who "we" happen to be.» lbidem, p. 37.

124. « The /ael Ihal messages which are hoslile 10IVal'ds "Ihem" regularly win /avour with audienees, o/ eourse. 11.01 parlicularly surprisillg. 11 is widely known that ¡he /leed lo resiSf an eXlemal Ihreal, whelher real 01' imagined, has always been all eXlremely effecrive rallying cry when iI comes /0 slreng7he"in,g group so/idariry al1d morale {. ..} Such a slrategy \Vas pursued rele"llessly and wilh speclaeular resulls by Ado!! Hitler. .. » lbidem, p. 40.

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Page 35: voix vox dei (1)

TÉNOR

Il est enfin un autre trait du dispositif vocal mis en place par le « tribun » qui le rapproche de I'art lyrique, e'est la tension enlre voix et parole, voix et signification déja évoquée aplusieurs repri­ses a propos de l'bymne comme á propos du slog:m. Ce que rcxpression famiJiere traduit bi.;n: «Qu'est-ce qu'il parle bien !...Mais au fait qu'est-ce qu'il a dil ? ». La question du pouvoir oratoire a élé bien souvent étutliée, et depuis l' antiquité, mais pra­tíquement toujours a partir de la rhétorique, ou de J'analyse du discours. Comme si le pouvoír d'émotion de I'opéra était étudié a partir de l'analyse des livrets. 01' chacun sait bien, en matiere d'opéra, comme en matiere d'orateur poli tique, que «les paroles comptent moins que la mU:lique ». Comme le souligne David Butler dans sa présentation du travai1 d' Atk.ínson :

« IAtkinson) nOLlS rnontre comrnent la forme des mots, l'équilibre des phrases, k rYll1me de la parok peut conduire un auditoire a appluudir, presc¡ue sans égard au contenu intelJectuel de ce qui est dit 125. »

Certes de bonnes argumentations, une rhétorique raffinée nc gatent ríen, majs elles ne sont pas par elles-memes de nature a « soulever» les foules ajnsi que I'énonee Max Atk.ínson lui-méme :

« Ceb suggere que les réponses favorables de I 'auditoire sont presqut: toujours suscítées par les politiciens eux-memes. Pour etre sur d'obtenir nne réponse immédiat<;, de la durée et de l'intensilé souh;.lilées, comment ils tlurlenr importe au moins aULUnL que ce qu' ils disel1[ ejlL'tÚVement l1/,. »

Le pouvoir du « tribun » sur la fouIe ne releve pas en effet de l'art du di:'cour.~, ni eJe la «communication », ni de eclui de l'argu­melitacion. 11 releve de l'3rt de la voix. On rapporte a ce propos que le célebre tribun Ca.J"us Graeehus, orateur hor$ pair, se laissait ;;ouvent emporter par son tempérament... de « tribun ». Capable de passíonner la toule, il ne perdait jamais cependant le eontrOle de

125. « Ni' ..'1111 ~}¡t"" ¡WH !Of1l1S (JJ "~JT(l.v. /JI/limef 1,(' .\<:IIIl'rf("¡·S. rJlhlll5 of SJ'fl:,j¡ ('<In ilrtl'¡I("(' 011 aU¡{',!lCC llJ (lf'l'liJud dm<><i I,.rcsp<'i:lj~(' 01 ¡J¡,- (ll.'t,(,','ol<tTI a'tl/ent (Ji ,.,.hilr i... bt'i1/g said. ~, D. BLl!!t~j jJtndcm, p. XTl.

126. « T/lty suggl'!1111111 .fIlFourabte ,lIlllú:l7ce fe,lpOI7Se,\' are olmosl always I'rompled by Ihv p,.,JjIiriuR' 1111'J11,'r!)'/·". tI Ih(')' 11ft: .'0 11<' S!lr~ .,r "b:()¡'lftj~ (1/1 fmIl1~'djwl' ('<pOllse nI od.'quah ,fWVíIl)/I (,fld Iml-J11JII1', JWII' 0,,'\' Spl!(l~ '-.111 be s,",~R tD miJller '1.1 le.l>l as m\l(;h ¡t',

1~'1tI1 rile)' w:t.w¡iiy .\(1)' .... /bidon, p. 84.n

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son débit, ear il recourait, dit-on, aun joueur de Dúte pour ponetuer le rythme de sa parole 127. Ne parle-t-on pas d' ail1eurs de « ténor »

de la politique ? Comme d' ail1eurs de «( lénor» du barreau ?

TRIBUNAL

Cette dernjere observation nouS amenc afaice un détour du coté du tribunal, autre dérivé de « tribun» d marqué lui aussi de l'empreinte du vocal. On sait en effet, qu' en Pranee tout au moins ... ,

« .. , l' oralité de-s débalS est une regl,¡; fondnmcl1 tale de la eour d'assises. Cetle regle impose que la cour d'assises ne forme sa conviction que sur des éléments débattus oralement el contraclictoi­rement lh:.vant elle. Cest la relison pour laquelle ni la cour, ni les jurés ne peuveut consulter le dossier pendant son délibéré, amoins de rouvrir les débals el de le faire contradictoirement en présence de toutes les parlies. Cest aussi en raison de cette regle qu'on ne peut donner leclure des dépositions d' un témoin qui doit etre entendu au cours du proces avantqu'il n'ait effectivement déposé: le dossier passe loujours au second plan 128. »

1,

11

(

On a l'habitude d'attribuer Ce principe au caraetere« populaire» de la justiee, instauré, rappelons-le, en Franee, en l79l sous la Révolution. Cette exigenee de l'oralité aurait été entraínée par le souei de rendre aeeessible l'exerciee de la justiee meme ~ une population illcttrée. Cene explieation 1'2'1 n'est en rien satisfaisante, car a l'époque Ol! cette regle a été établie, la désignation des jurés se faisait toujours au sein des couehes éduquées de la bourgeoisie. La désignatiun de jurés pouvant appartcnir ades eouches défavo­risécs, voire illettrées est en fait un phénomene rdalivement récent.

Le passage obligé des délibératíons du tribunal par la voix, nOLlS paraít relever de ralsons beaucoup plus profondes, eelles qui sont liées aux implieations eorpordles de la voix que nous examinerons dans notre deuxieme partie. Une ehose, en effet. est de lire une déposition ou un térnoignage. C' en est une tout autre, soit de l'entendre, soit de l'énoneer de vive voix. Le dossier écrit se réduit,

\ I

1 1

127. HACQUARD G., DAUTRY l, MAISONI O., Cuide romain {ll1rique, achctle, 1952, p. [25. Les G.acqut::> sont des Iril'ulls de 13 plebe restés célebres

pom ayoir lt'f\t¿ une rMormc: 1.tgrnin: dans la ROllle des :-lI1llées ¡ 50 ay. le. IIs furent l'un el I'autre assns~inés.

[28. EXlrait du Guide prarique (¡ I'usage des juré.\" de cour d'ossises, édité par le Ministere de la Justice.

129. Noron<, au passag::; que le se:ul fail qu'nn éprOll\e le besoin d'expliquer eclté disposiLwn intilqlle hlen qu'il y a 1l13litr.: il cxplic;¡lton.

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Page 36: voix vox dei (1)

111".. i

en fait, a la seule significalion des mots. Le témoignage de vive voix, meme le plus technique du plus objectif des experts, met en jeu en revanche, atravers sa voix, le sujet comme lel qui l'énoncc, avec toute la complexité du vivant que cela implique. Ceci serait a rapprocher par exemple - c'est en tout cas une hypothese qu'il conviendrait d'étudier plus en détail- de I'exigence qu'il y a pour l'officiant de la plupart des cultes religieux, catholiques en tout cas, de proclamer a haute voix les formules sacrées ou les prieres adressées a Dieu, meme si celles-ci sont écrites dans des livres saints. Dans le cadre de son offrce, il ne peut se contenter de les lire par-devers lui-meme, en meme temps que les fideles par exem­pie: la lecture du livre de messe ne peut se substituer a la messe. On ne peut faire l'économie de la profération vocale labialiter, engageant le corps, notamment par la mise en mouvement des levres 130. Ou l'on retrouve ici la notion de sacrifice de la voix, au sens strict du mot sacrifice, d'offrande de la voix qu'il convient d'effectuer a la divinité.

C'est peut-etre bien ainsi l'intuition d'un enjeu puissant logé dans la voix comme lelle qui a conduit les juristes de 1791 El fonnuler cetle exigence de l' oralité des débats. Remarquons d' ail1eurs au passage combien cette corporéité de la vocalité est porteuse d' affects puis­sants, parfois sol1icités au tribunal comme a l' opéra : les « effets de manche» des «ténors» du barreau sont la pour l'attester. Faut-ille regretter ?Constatons simplementque quelque chose re1evantde l' art tend as'instaurer partout ou la voix est impliquée.

Cette idée du « sacrifice de la voix », sous-tendant, peut-etre, le principe d'ora1ité des débats au tribunal, nous sert en tout cas de líen pour aborder ce que ron a maintenant totalement oublié lorsqu'on parle de « tribun » : son caractere « sacré » qui le constitue comme paradigme meme du nceud entre voix, polítiqlle et sacré qui nous occupe ici. L'histoire de l'institution du tribunat par la Rome antique du cinquieme siecle avant Jéslls-Christ va nous le révéler.

TRIBUNAT

L'histoire du tribunat est singulierement exemplaire de ce qui constitue l'un des fondements meme de la politique, la gestion des divisions sociales, du rapport des parties au Tout communautaire,

130. Lire ace propos HAMELlNE Jean-Yves, Une poérique du rituel, Le Cerf, Paris, 1997, notarnrnellt le chapitre VII, «Passage d'Ecriture, la scene Iiturgique de la lecture ».

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et notamment de ce que J. Ranciere appelle « le paradoxe de la

part des sans-part I3 ! ».

L'organisation sociale de la Rome antique primitive était en effet fondée sur le dualisme foncierement inégalitaire : patriciens, plé­

béiens.Pendant la période de la royauté romaine, c'est-a-dire entre -753

et -509, le peuple est divisé en trois tribus. Précisons tout de suite que ce « peuple », populus, ne désignait pas du tout la meme chose

qu'aujourd'hui: « A eeue époque lointaine, le peuple de Rome ne eomprenait pas

"tous" les citoyens eomme aujourd'hui, mais seulemenl deux "ordres" de citoyens, e' est-a-dire deux classes sociales: eelle des "patrieiens" et ceHe des equites ou "ehevaliers". Les "patrieiens" étaienl eeux qui deseendaient des patres, e' est-a-dire les fondateurs

de la ville lJ2. »

Mais revenons aux uibus. Selon J. Ellul :

« On admet eneore que les tribus se différencient par leurs ori­g~nes ethniques: ces tribus sont les Ramnes (Romains), Lueeres (Etrusques), Tities (Sabins) l''']. Cette interprétation est souvent eritiquée [... ]. Des études réeentes ont montré que le systeme des tribus existait dans tout le territoire de I'Halie eentrale. C'étaient des subdivisions autoehtones englobant la population d'un temtoire défini. [... ] Enfm, eette tripartition peut eonespondre a la tripartition fondamenLale fondée sur le saeré 133: les Rarnnes sont l' ordre de Jupiter, les Lueeres de Mars, Les Tities de Quirinius. Ces diverses interprétations ne sont d' ailleurs pas foreément eontradictoires et peuvent au eontraire se eompléter.

Les tribus sont légendairement divisées chaeune en dix euries. [...] Chaque eurie est dirigée par un chef-pretre, le cu.rio., [ ...] Il est possible qu'a I'origine la curie n'ait été qu'une assoeiation reli­gieuse. Par la suite, elle devient l' unité religieuse, politique et admi­nistrative, qui sert de base pour la levée de l' impat, le reerutement de l'armée el l'assemblée politique: la réunion des trente euries constitue les comiees euriates l34

. »

131. RANCIERE Jacques, La mésentente, Galilée, Paris, 1995, p. 99. 132. MONTANELLl Indro, Hisroire de Rome, Le Livre de Poche, 1959, p. 64. 133. J. ElIul faít bien entendu allusion ala trifonctionnalité repérée par Georges

Dumézil cornme structurant toules les civilisations " indo-européennes» : ordres

religieux, guerrier, éconornique.134. ELLUL Jacques, Histoire des inslitutions, 1'Antiquité, P.U.E Quadrige,

Paris, 1999, p. 246.

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Les plébéiens, c'est-a-dire La population libre l35 non eoneemée par le systeme des tribus, et pellt-etre issue des populations locales vaincues par les Patres fondateurs, restent a eeHe époque "simples spectateurs de la vie publique". « Au point de vue social, les plé­béiens n'ont primitivement aucun droit: ils n'ont ni organisatioll individualiste ni cuItes farrúliaux. Ils n'ont meme pas de famille légale (il n'y a pas d'acte offieiel pour le mariage plébéien I36).»

A cette organisation primitive, la réforme attribuée par la légende au Roi Servius TuIJius en -578 vient substituer une nouvelle orga­nisation sociale qui va intégrer ceHe fois la plebe dans le populus. Cette réforme institue une organisation fondée cette fois non plus sur l'origine de la naissance, mais sur un double critere : territorial, d'un coté, économique de l'autre.

« Tout d'abol'd, la Cité esl divisée en tribus territoriales plus pl'é­eises. La ville esl divisée en quatre quartiers (tribus Suburana, Pala­tina, Esquilina, CoUina). La eampagne environnante est divisée en dix-sept tribus. D'autre part les citoyens de I'ensemble du populus, sont répartis en cinq classes d'apres leur fortune fonciere [.. .]. Cette répartition donne done la prééminence ala poplllation paysanne sur la populatíon urbaine et aux grands propriétaires Sur les autres 137. »

Chaque c1asse était divisée en centuries et les eorniees eenturiates constituerent l'assemblée du peuple. Cette réforme abolit eertes, d'une main, les privileges politiques des paú1ciens attaehés a la naissance mais elle leur en redonne autant, de l' autre, puisqlle l' organisation en classes fondée sur la propriété terrienne priviJégie bien évidemment les patriciens. Seuls ces derniers avaient en effet, droit a la propriété fonciere. Les plébéiens pouvaient bien parfois avoir acces ala einquieme elasse mais l'organisation des votes dans les comices eenturiates leur 6tait de facto pratiquement toute pos­sibilité de se faire entendre J38, Les plébéiens vont alors chereher a s'organiseren groupe poli tique autonome qui puisse contrebalaneer le systeme patrieien.

En -509, la République est instaurée. Quinze ans plus tard, en -494, dans un contexte de grandes diffieultés entraí'nées par les

135. Ne parlons pas bien entendu des escIaves afortiori totalement exclus de toute vie publique.

136. HACQUARD G., DAUTRY .T., MA1SONI O., Cuide romain antique, Hachette, 1952, p. 19.

137. ELLUL Jacques, op. cit., pp. 278-279. 138. Chaque cen(urie comptait pour une voix. On votait en commenpnt par la

premiere classe, el on aJTetait le vote des que la majorité absolue étail atteinte. Or la premiere c1asse comp0l1ait 11 elle seule 80 centtlries, les 2·, 3·, et 4" cJasses, 20 chacune, la cinquieme en comportait 30.

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guerres désastreuses menées par Rome contre ses voisins, et done, eompte tenu du systeme, décidées par les patriciens, les plébéiens se révolterent et firent sécession : LIs se reürerent sur le mont Aven­tin ...

«et dirent que, dorénavant, ils ne donneraient plus un journalier a la terre, ni Un ouvrier aux industries, ni un soldat a[' année. Cette derniere menaee était la plus grave et la plus immédiate, paree que, juste aee moment, apres que Rome eut rérabli tant bien que malla paix avec ses voisins latins et sabins, une nouvelle menaee se des­sinait du coté de l' Apennin 139... »

En effet les tribus barbares des Eques et des Volsques s' annon­~aient. Dans l' urgence, le sénat dépecha alors une ambassade en la personne de Menenius Agrippa, qui dans un apologue resté célebre fit jouer - et cela est significatif - l'argument politique du eorps unifié et solidaire: les membres d' un homme ayant a se plaindre de l'estomac déciderent de refuser de l'alimen ter. lIs péri­rent tous d'inanition. Le Sénat finit pourtant par céder aux princi­pales revendications des plébéiens. C'est dans ce contexte que furent attribués a la plebe des défenseurs désignés sous le nom de « tribuns de la plebe ». Cette institution est a tous égards remar­quable:

« Ces tribuns ne sont pas eux-memes des magistrats ; ils n'ont aucune sOllveraineté positive [...) ; ils ne peuvent eonvoquer ni le Sénat, ni les eomices. Mais ils ont une souveraineté négative immense par te droit de veto. Chaque tribuu peut opposer sa volonté a toute décision qu'il estime nuisible a la plebe... [...). En somme, on organise légalement l'opposition 140. »

Selon l'heureuse formulation de J.1. Rousseau :

«Le tribunat n'est point paltie constitutive de la cité, et ne doit avoir aueune portion de la puissance législative ni de l'exéeutive, mais c'est en cela meme que la sienne est plus grande: car ne pouvant rien faire, il peut tout empeCher I4J .»

C'est bien en cela qu'est fondé le rapport du tribun a la voix et non au logos, ala parole : le tribun n' a pas aargumenter, a légiférer, ni a ordonner, il lui suffit d'élever la voix pour énoncer: veto, c'est-a-dire j'illterdis, pour exercer son pouvoir. Pure énonciation

139. MONTANELLI Indro, op. cit., p. 68. 140 ELLUL Jacques, op. cit., p. 282. 141. ROUSSEAU Jean-Jacques, Du Contrae social, GF-Flammarion, París,

1992, p. ¡SI.

79 ~ I

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perfonnatíve, pure voíx, il manífeste aínsí le pouvoir supreme du peuple et de sa voix.

Si, eomme l'avanee G. Agamben, «le lieu propre de la "polis" [se situe] dans le passage de la voix au langage 142 », on pourrait eonsidérer qu'il y a la par ce retour a la voix eomme telle plutot une régression. En fait il faut comprendre l'institution du tribunat, dans cette perspective, cornme posant le point de départ, l'entrée véritablement en politique d'une catégorie qui jusqu'a présent en avait été exclue. De « sans voix » du tout (nous avons vu cornment sous la royauté, meme c!ans le systeme de Servius Tullius qui semblait ne plus 1'exclure en droit), la plebe, la «part des sans­part », pour reprendre l'expression de J. Ranciere, se voit dotée a travers le tribun d'une voix, et d'une voix interc!ietriee, marquant ainsi l'instant véritable de son entrée en politiqueo 11 est, a eet égard, significatif que eet instant se soit trouvé placé par l' apologue d' Agrippa sous le signe C!U corps vivant solidaire. En effet, eomme le note J. Ranciere :

« Ainsi dans l'apologue de l' Aventin, la présupposition égalitaire doit etre discernée jusque dans le discours qui prononce la fataIité de l'inégalité. Menenius Agrippa explique aux plébéiens qu'ils ne sont que les membres stupides d' une cité dont les patriciens sont le cceur. Mais pour leur enseigner ainsi ¡eur place, il doit supposer que les plébéiens entendent son discours. Il doil supposer cene égalité des etres parlants qui contredit la distribution policiere des corps mis aleur place et assignés a!eur fonction 14J. »

Situation typique « d' exclusion inclusive », point de c!épart c!'une dynamique poli tique caractérisée par la prise en compte d'une voix pure dans un premier temps, mais que l'histoire de la démoeratie aura tout le temps d' élaborer en un logos foisonnant dont la Révo­lution franpise a constitué un développement privilégié. La constante référence de la Révolution a la romanité (<< Que les hom­mes révolutionnaires soient des Romains ... » dit Saint-Just I44 )

trouve la sans doute l'une de ses raisons les plus profondes. Les révolutionnaires de 1789 s' apparentent en effet par bien des aspects a cette problématique du tribun conquérant ou reconquérant une voix pour le peuple, une voix qu'ils surent avee une énergie et un enthollsiasme dont nous avons perdu la mesure, transmuter en un

142. AGAMBEN Giorgio, Homo sacer, le pouvoir souverain el la vie nue, Le Seuil, Paris, 1997, p. 15

143. RANCIERE Jacques, oJ). cit., p. 57. 144. Saint Just, Rappol1 du 26 germinal an n, in Sain.t-Just, discours et rappo,1s,

Éditions Sociales, 1957.

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logoS flamboyant 145, d'une vigueur et d'une valeur tenes qu'il conti nue, plus de deux cents ans apres, de structurer des pans entiers de la vie politique de la France, voire de tout état démocratique.

On ne sera donc pas étonné que cette voix du tribun ait été une yoix sacrée, par l'attribution au tribun de la plebe de la potestas sacrosancta. Qu'est-ce que cela signifle ?

LE POUVOlR SACRO-SAINT DU TRlBUN

Une fois de plus, i1 nous faut retrouver le sens véritable de ce terme « sacro-saint») totalement oeeulté par la familiarité, yoire la dérision, véhiculée par son usage aetuel. L' institution C!U tribun est en effet établie par une Lex sacrata, une loi sacrée, c'est-a-dire, selon les termes de Giorgio Agamben, une loi qui avait le pouvoir de déterminer une « vie tuable l46 ». Nous reviendrons en détail sous peu sur le sens profond de ce « sacré ». Done;

« ... Chaque tríbun est institué avec des solennités et des paroles magiques (caeremonia) qui établissentpour lui un tabou puissant 141. »

Ce tabou, c'est 1'inviolabilité absolue l48 . Il faut entendre ici le 1\

mot tabou dans son sens le plus strict, tel que l'anthropologie l' a étudié dans les peuples dits primitifs et tel que Freud l' a repris dans Totem et tabou. C' est ainsi que le contact, le toucher, d' une personne ainsi déclarée tabou est interdit : la mort peut en etre une eonséquence. Pour en revenir au tribun :

« Sa maison, sacrée, est un lieu d' asile, sa personne, ses vetements sont sacrés. Celui qui porte la main sur lui, qui le menace, ou meme qui l'intelTompt quand il parle, devient aussit6t sacer. Ce caractere, il peut l'étendre aqui il veut, c'est lejus auxilii l49.1l peut ainsi pro­téger un plébéien apeine de sacralité contre ses agresseurs. [... ] Le veto sera prononcé sur l'initiative soit du tribun, soit d'un citoyen qui

J50le demande (appellatio). Enfin, s'il ya provocatio ad populum , le

145. Ainsi qu'en atteste l'exceptionnelle qualité des discours des principaux «tribuns" de la période révolutionnaire, Danton, Robespierrre, Saint Just. ..

146. AGAMBEN Giorgio, op. cit., p. 94. 147. ELLUL Jacques, op. cit., p. 283. 148. Dont les diverses formes modemes d'immunilé parlementaire, présiden­

tielle ...constituent une survivance résiduelle. 149. Droit d'assistance. 150. Droil d'appel al! peuple, remarquons al! passage la racine du mol provo­

ca/io renvoyant a la voix.

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Page 39: voix vox dei (1)

tribun peut faire arreter n'importe que] magistrat, merne un consul et le faire condamner amort par le popU!US I51 . »

On mesure El 1'énumération de ses pouvoirs la puissance qui était conférée au tribun de la plebe. L'inviolabilité du tribun avait cependant deux limites, 1'une de temps : le tribun était élu pOUr un an seulement, l'autre d'espace : il ne pouvait exercer son pou­voir au-dela de la limite d'un rnille autour de Rome. Le sys­terne du tribunat fondait donc Un pouvoir poli tique qui contre­balanr;:ait le pouvoir Souverain. C'est pourquoi, comme l'affirrne G. Agamben:

«Rien ne marque plus clairement la fin de l'ancienne constitution républicaine el la naissance du nouveau ponvoir absolu que le momeot oil Auguste assume la potestas tribunicia et devient ainsi sacrosanctus 152. »

Par cet acte, en s'arrogeant le pouvoir sacro-saint du tribun, outre qu 'il se déifiait littéralement en concentrant sur sa personne le pouvoir Souverain et la puissance de la voix du peuple, l'empereur dit « Auguste », e' est-a-dire en latin « consacré », se constituait en quelque sorte comme incarnation condensée de « Vox-populi-vox­dei », si l'on peut dire : moi qui suis dieu, ma voix est aussi la voix du peuple, puisque cette voix du peuple je l'ai faite mienne en m'attribuant la puissance du tribuno

Avant d'en venir aux implications de la dirnension sacrée du tribunat, il nous fam dire un mot du rnode d'élection des tribuns, car la voix y est aussi engagée. Écoutons J.-J. Rousseau, nous décrire et commenter, dans le style que nous lui connaissons, les modalités électorales en usage au sein des cornices tributes:

« Quant a la maniere de recueillir les suffrages, elle était chez les prcmiers Romains aussi simple que leurs rnceurs, quoique moins simple encore qU'a Sparte. Chacun donnait Son suffrage a hante voix, un greffier les éCrivait amesure; pluralité de voix dans chaque tribu déterminait le suffrage de la tribu, pluralité de voix entre les tribus déterminait le suffrage du peuple, et ainsi des curies et des centuries. Cet usage était bon tant que l'honneteté régnait entre les citoyens et que chacun avait honte de donner publiquement son suffrage a un avis injuste ou a un sujet indigne; mais quand le peuple se corrompit et qu'on acheta les voix, il convint qu'elles se donnassent en secret pour contenir les acheleurs par la défiance, et fournir aux fripons le moyen de n'etre pas des traftres.

151. Ibídem.

152. AGAMBEN Giargio, op. cit., p. 94.

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le sais que Cicéron blame ce changement et lui attribue en partie la ruine de la République. Mais quoique je sente le poids que doit avoir ici l'autorité de Cicéron, je ne puis eU'e de son avis. le pense, au contraire, que pour n'avoir pasJait assez de changements sem­blables 00 accéléra la perte de rEtaL Comme le régime des gens sains 11' est pas propre aux malades, il ne faut pas vouloir gouvemer un peuple corrompu avec les rnemes lois qui conviennent a un bon peuple. [...]

On distribua donc aux eitoyens des tablettes 153 par lesquelles chactm pouvait voter sans qu'oo sut quel était son avis. On éta­blit aussi de nouvel1es formalités pour le recueillement des tablettes, le compte des voix, la comparaison des nombres, etc. Ce qui n'ern­pecha pas que la ftdélité des ofticiers chargés de ces fonetions ne fut souvent suspectée. On fit enftn, pour empecher la brigue l54

et le trafic des suffrages , des édits dont la multitude rnontre l'inu­tilité lS5 • »

Ces voix rassemblées du peuple vant done investir 1'une d' entre elles d'un pouvoir sacré qui va désormais les protéger, notamment contre un autre pouvoir sacré, celui du souverain. Une dynamique politique va en découler dont l' adage vox populi, vox Dei pourrait bien etre une conséquence encore opératoire de nos jours.

Mais que signifie ce « sacré » en jeu ici et aux conséquences si lourdes pour celui qui en enfreint la loi, que sa vie en est le prix meme de la transgression ? Quel est donc ce « sacré » dont, comme le note Jacqueline Champeaux, « la rencontre, prudente, distante, [...) provoque l'horror, le frisson sacré: les cheveux se dressent sur la tete, le corps entier tremble d' effroi 156. »

SACER

Jusqu' a présent, dans ces pages, nous avons utilisé le mot « sacré », dans son acception courante actuelle, proche de « reli­gieux» ou de « divin ». Dans notre présentation du « tribun », nous avons dD. garder les expressions latines sacer, ou potestas sacro­sancta, pour désigner le sens originel du mot « sacré », en jeu dans le pouvoir du tribun, cornme dans celui du souverain qui lui préexis­tait. Quel est done l'enjeu de ce « sacré » ?

153. Cet usage date de la fin du Ir siecle. (ndlr) 154. Brigue: «ensemble des mana:uvres employées pour ttiompher d'un

concurrent, spécialement dans le contexte politique. » (Dictionnaire Historique de la Langue Fran~aíse, Robert). (ndlr)

155. ROUSSEAU Jean-Jacques, op. cit., p. ISO. 156. CHAiVlPEAUX Jacqueline, La religion ramaine, Le Livre de Pache, Pans,

1998, p. 14.

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Page 40: voix vox dei (1)

Était déclaré sacer, c'est-a-dire «voué aux dieux infemaux, maudit », celui gui avait porté la main sur un sujet investi du tabou de la potestas sacrosaneta, privilege du souverain, ou gui avait transgressé un interdit religieux, une lex sacrata. Ce tabou se retrouve cornme caractéristigue des chefs de la plupart des sociétés di tes «primitives », ainsi gue l'a repéré depuis longtemps l'ethno­logie suscitant, entre mille autres, la réflexion de Freud exposée dans Totem et tabou. Mais pour nous en tenir ala Rome antigue, la formule pénale sacer esto « Sois sacer », mettait eelui gui avait encoum eette sanction dans une situation a tous égards « impossi~ ble» - étudiée par O. Agamben dans son ouvrage Homo sacer­dont la caractéristique la plus remarguable était de pouvoir etre tué par n'importe gui sans gu'il y ait crime d'homieide. Autrement dit ce pouvoir « sacré» pouvait instituer une véritable étrangeté sociale : un homicide sans eulpabilité, et donc selon la formule de Freud « un criminel sans remords ». Mais dans le meme temps, selon les textes latins gui décrivent cette notion: « il n'était pas permis de sacrifier ['homo sacer 157 ». Ceei voulait dire gue son meurtre ne pouvait pas etre considéré non plus comme l'aecom­plissemem d'un sacrifice au dieu ou au personnage lésé dans sa « sacralíté » par la transgression conunise. Contradiction énigma­tigue suseitant de nombreuses interprétations en termes d'ambiva­lence, y compris linguistigue, dont bien Sur cel1e gue Freud déve­lappe dans Totem et tabou : le « sacré » est le caraetere aussi bien de celui gui est tabou gue de eelui gui le transgresse.

Oiorgio Agamben conteste toutefois la pertinence de eette notion d' ambivalenee a propos de sacer ou plut6t il la réinterprete en terme de «double exclusian» : exclusion du droit des hornmes puisgue le meurtre de celui qui a été déclaré sacer ne tombe pas SOl1S le COllp de la loi, et en meme temps exelusion de la loi divine puisgue Son meurtre ne peut pas non plus avoir valeur de sacrifice. Le « sacré », le sacer, al'origine, renverrait ainsi aun espace régi ni par la loi divine ni par la loi humaine.

Il met alors en eorrespondance eette double exclusion avee une autre stmcture de double exclusion, celle gui caractérise la position « paradoxale » du Souverain :

« Le paradoxe de la souveraineté s'énonce : "Le souverain est, dans le meme temps, a rextérieur et a l'intérieur de l'ordre juridi­que". Si le souverain est en effet celuí aquí l'ordre juridique recon­naH le pouvoir de proclamer l'état d'exception et de suspendre aínsi la validité de la loi, alors il "est en marge de l' ordre juridique normal

157. Voir AGAMBEN Giorgio, op. cit., p. 81 sqq.

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en vigueur tont en lui étant soumis, cal' il lui appartient de décider si la Constitution doit etre suspendue en totalité 158". La précision "dans le meme temps" n'est pas triviale : le souverain, en ayant le pouvoir légal de suspendre la validité de la loí, se pose légalement en dehors de la loi ; cela sígnifie que le paradoxe peut également se formuler: "La loi est en dehors d'elle-meme", ou plutot: "Moi, le souverain, quí suis en dehors de la loi, je déc1are qu'il n'y a pas de hors-loi 159". »

O. Agamben se demande alors « si les structures de la souve­raineté et de la sacrario ne seraient pas en quelgue sorte reliées et ne pounaiem pas a travers ce líen s' éclairer mutuellement : »

« L' analogie stmcturelle entre exceptíon souveraíne et sacratio, preud ici tout son sens. Aux deux poles extremes de I'ordre juridi­que, le souverain et {'horno sacer présentent deux figures symétri­ques qui ont une meme structure et qlli sont en corrélation, le sou­verain étant celui par rapport a qui tous les hommes sont potenüeIlement homines sacri, et l'horno sacer, celui par rapport a qui tous les homrnes agissent en tant qne souverains 160. »

Pour Agamben, eette relation en symétrie fonde le premier espaee proprement politigue dans lequel une relation de souverai­neté absolue, droit de vie et de mort, s' établit entre le souverain et le sujet, espace earactérisé par sa situation d'exeeption, hors du droit, qu'il soit religieux ou profane. L'omniprésenee du meurtre dans la politigue, y eompris dans les sociétés les plus « eivilisées », y trouve la sans doute l'un de ses fondements 161.

Dans eette perspective, le sacré renvoie done a un espace non pas « hors-la-loi» au sens commun, mais «hors-loi », que eeHe loi soit humaine ou divine. Si done la relation politique se earac­térise, dans son origine, elle aussi par ce positionnement d' excep­tion, « hors-loi », entre le souverain et le sujet, il n'est nullement surprenant de la constater dans une relation aussi étroite au « sacré ». Et il n' est pas surprenant non plus de retrouver la qua­

158. SCHMITT e, PoliliscI1e Theologie. Vier Kapitel ¿ur Lehre von der Smt­verdniltit, Munich-Leipzig, 1922 (Trad. fr. Théologie po/trique), Gallimard, Paris, 1988. Note de l'auteur cité.

159. AGAMBEN Giorgio, op. cit., p. 23 160 lbidem, p. 94. 161. Ce qui ne signifie pas sa «justification » ! Mais la « raison d'état» souvenl

invoquée dans ce genre de situaLion, entérine bien par l'usage qui est fait du mol raison, et non de celui de «droil d'élat» par exemple, le faiL que I'on se situe dans ce genre d'acle dans une logique qui, pour se tenil' radica1emenl al'écart de celIe du droit, n'en prétend cependant pas mojns aune rationaJilé, sinon aune légitimité, spécifique du politiqueo

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Page 41: voix vox dei (1)

lification de « sacré}) appliquée ades situations ql1i peuvent ef.6ec­tivement surprendre si on s'en tient au sens habitud du mot, mais qui se caractérisent elles aussi par leur positionuement « hors-loi », telle la passion arnoureuse, qui, 81:- bien connu, « n' a jamais connu de loi ». Ainsi que le remarque Agamben, si en effet, les poetes latins qualifient de saca les amants :

«Ce n'est pas paree qu'ils sont eonsaerés aux dieux ou paree qu'ils sont maudits, mais paree qu'ils se sont séparés des autres hommes dans une sphere située au-dela du droit divin eomme du droit humain 162. »

C'est d'ailleurs sans doute ce que retrouve Richard Wagner dans le duo d'amour entre Tristan et Isolde au second acte de 1'oeuvre quand il évoque « lem vie sanctifiée du plus haut amour » (Liebe­heiligestes Leben), ou quand il qualifie de «sacrée» la nuit a laquelle ils aspirent (heil'gen Nacht). Fauí-il s'étonner de retrouver dans un des somrnets de l'art lyrique, de l' 3.1t de la voix, une illustration des analyses d' Agamben sur la défmition d' un espace politique originairG «sacré» alors meme que cette analyse a été placée des son introduction sous le signe du passage de la voix au lagos?

Car, ainsi que nous 1'avons vu apropos de l'institution du tri­bunat, cet espace d'indifférenciation originaire du politique oti, selon la terminologie d' Agamben, «la vie nue» se trouve prise dans le politique, cet espace est le lieu de la voix comme telle, de la voix « nue » si l' on peut dire, dans la tension qu' elle entretient avec le lagos et son réseau de ¡ois et de significations. C'est ce qui ressort de l' étude menée par Agamben sur la nature bien particu­liere du lien politique qu'il considere comme originel : le ban.

" LE BAN ET LE LOUP"

G. Agamben repere dans le «ban» la forme primitive de la relation poli tique, telle que l'ancien germanique (francique) l'a appelée. Le « ban » désignait aussi bien 1'exclusion de la comrnu­nauté (qui a donné en fran<;ais «bannir ») que le commandement et l'enseigne du suzerain. Or, COlmne ii le précise :

«Celllí quí est mis <lU ban, n'est pas simplemenl plaeé en dehors de la loi ni indifférent a elle; iI est abandonné par elle, exposé et risqué en ee seuil OU la vie et le droit, I'extériellr et l'intérieur se eonfondent. De luí, il n'est littéralement pas possible de dire s'il

162. lbidem, p. 96.

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est a l'extérieur ou a l'intérieur de I'ordre (e'est pourquoi a l'ori­gine, dans les langues romanes, meare a bandol1., aban don­ner signifient aussi bien "mettre au pouvoir de" que "Iaisser en liberté 163"). »

On retrouve ici cette zone d'indifférenciation ariginaire déja repérée apropos de l'horno sacer : ni dedans, ni dehors. Or le ban est le lieu de la relation de commandement comme telle, indépen­

lOlent de tout contenu de comm.andement. Pure énoneiation de la relation de souveraineté.

A ce titre, l'espace défini par le ban est lui aussi un espace de la voix camme telle, en tant que celle-ei se distingue du lagos. La voix est en effet par rappOlt a la parale dans une situation exacte­nlent de meme nature. Elle peut etre définie elle aussi, eomme pure instance d' énonciation, en tant que celle-ci se distingue du contenu de l' énonciation, de la parale qu' elle soutient, et de la signiflcation que cette demiere véhieule. C' est d' ailleurs ce que formule expli­

citement J.L. Nancy : [... ] On abandonne a une loi, c'est-a-dire toujours aussi a une

voix. [...] La voix [ait la loi, en tant qu'elle ordonne; et en tant qu'elle ordonne, la loi es/la VOiX

J64.»

Le caractere vocal du ban est d'ailleurs patent. Il désignait au

Moyen-Áge : « la cOflvocalion laneée par le suzerain aux vassaux pour le servir

a la guerre (V. 775), la proclamarion du suzerain pour ordonner ou défendre une ehose (VIl' siecle), par métonymie le territoire soumis a la juridietion du suzerain 165. »

Oti l' on retrouve anouveau le glíssement de l' espaee de la voix a l'espace géographique Ol! elle se déploie. Conune le rappelle également J.L. Nancy :

«Bannan, bannen, en aneien et moyen haut-allemand (ordonner ou interdire, sous menaee de sanction) se greffe sur une "raeine" (bha) de la parole, de la déclaration Fari el phanai sont de la "famille", et par eonséquent phone 166. »

Dans son passage al'italíen, « ban » a donné banditore, non pas le «bandit », mais le héraut d'armes, te «crieur public ».

163. Ibidem, p. 37. 164. Ibidem. p. 151. 165. Dicrion17aire Historique de la umgue Franr;aise (Robert). 166. NANCY Jean-Luc, op. cil., p. 151.

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Page 42: voix vox dei (1)

Et pour finir :

« en glissant167 de la proclamation ace gui l' annonce, on paSse a "signal annonr;ant le ban, que ce soit au son du tambour, de la trompette ül1 des timbales" (Furetiere, 1690) et, spécialement, "fOU­

lernent de tambour précédant la publication d'un ordre ou la remise d'une décoration", d'ou ouvrir, fermer le ban, puis a"applaudisse­ments rythmés" (1839) 168. »

Ce qui, au passage, nous conforte dans notre assirnilation de I'applaudissemcnt a une manifestatíon voca1e.

C'est au détour de sa propre réflexíon Sur le ball, qu' Agamben est alo1's amené a faíre une bien étrange rencontre, ínattendue dans ce contextc et que nous n'auríons pas re1evée si nous-meme ne l' avions pas rencontrée aplusieurs reprises au cours de notre propre cheminement : celJe du loup, cornme représentation mythologique ou imaginaire des enjeux impEqués dans la problématique que nous nous atlachons adéfinir. Un peu a la fa~on dont la figure de l'ange s'était imposée avec insistance dans notre précédent travai1 SUr la jouissance lyrique 169. Nous examinerons plus loin les hypotheses qui peuvent rendre compte de cette présence insistante du loup comme « totem », en quelque sorte, du champ conceptuel que nous essayons de délimiter entre voix, politique et sacré.

Agamben note que certaincs sources germaniques et anglo­saxonnes avaient palfaitement repéré cette particularité de 1'horno sacer, du « bandit », au sens étymo10gique, c'est-a-dired'etre « mis au ban », d'etre placé dans une situation de double exclusion. Pour qualifier cette position, il était dit «homme-loup », autrement di! « loup-garou 170 ». Le garou était en fait exclu de la cité des hommes comme du monde sauvage tout en appartenant a ces deux mondes. 11 est donc condamné a Occuper un espace d'indifférenciation entre la vie « brute », ou « nue » et la vic prise dans l'ordre de la cité structurée par les lois du langage. C'est en ce sens qu' On pourrait dire que le 10up-garou peut constítuer une véritable représentation mythique, imagillaire de la voix, placée eHe aussi entre corps et

J67. Compte (euu de I'analyse précédente peut-on véritablement parler de gUs­semenl ./ Ne serait-ce pas au contraire la manifestation, ou le résidu de la signifi­carion primitive de « ban » ?

168. Dietionnaire Hislorique de La Lanf?ue Fran~aise (Robert). 169. Voir POIZAT MicheJ, L'opéra au le cri de l'ange, Métaílié, París, 1986. 170. Werwoif, garulphus en latin qui a dOnné « garou ». «Loup-garou)} est

donc en fait un pléonasme, « loup » étant déja inclus dans « garou ». 11 serait plus juste de dire« gáloup » comme dans le parler de celtains terroirs, repris par Claude SeignolJe dans sa nouveJle de méme tltre (La malvenue, el Qulres contes diaboli­ques, Marabout, 1965).

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langage, entre animalité organique et humanité langagiere. Le rap­port a l'animalité est d' aíl1eurs une constante de tout ce qui touche a la voix, a commencer par le mythe d'Orphée, mythe fondateur en quelque sorte de 1'art lyrique. Si Orphée, de sa voix et de sa lyre, était capable de charmer les anímaux les plus féroces, c'est tout simplement parce qu'a travers son chant, il redevenait 1'un des leurs, et qu'il pouvait en conséquence en etre compris. Et si le cri de souffrance est si fréquemment qualifié d' « inhumain », c'est bien parce que, hors toute articulation signifiante, i1 fait retentir la part animale de l'etre humaín au moment Ol! la douleur la plus extreme 1'arrache précisément a son humanité.

Cette perspective de réflexion éclaire donc d'unjour nouveau la relation de la voix au sacré. Décrite jusqu'alors en terme d'ambi­valence, tel que par exemple notre étude dans La voix du diable l'explicitait a partir des réflexions rehgieuses sur la place et la légitimité dans le culte de la voix et du chant, ce demier étant situé tantot du coté du divin tantot du coté du diabolique, c'est en fai! a sa position fondamentale en « entre-deux » qu'elle doit sa « sacra­lité» : entre corps et langage, entre anímalité et humanité, entre Souverain et Sujet et, pour finir, entre humain et divin, un entre­deux ou elle se trouve perpétuellement exclue des deux mondes que pourtant elle habite. Si 1'on se réfere a la redéfinition par Agamben de la notion de sacer, on peut donc légitimement avancer que la voix, dans son essence meme est «sacrée ». Et pour en revenir au tribun, a partir du moment Ol! celui-ci fut investí en quelque sorte de la «voix du peuple », i1 n'est donc nullement surprenant que tous les attributs, si l'on peut dire, du sacré lui aient été également conférés.

Au terrne de l'examen de ces quelques manifestations anthropo­logiques, «cas cliniques », pourrait-on dire, de voix sociale ou politique, nous voyons ainsi se dessiner, peu a peu, au gré de leur description, une configuration bien particulíere dont les contours se précisent peti.l a petit J71. Cette configuration organise diverses

171. Nous naus sommes limité aquelques exemples seulement qui nous sem­blaient particulierement riches a explorer. Nous aurions pu en choisír bien d'autres. Il est révélateur de voir aquel point apparait aussit6t en filígrane la configuration que naus mettons en évidence ici des qu'on Ja cherche, dans toute analyse un lant soit peu affíltée des phénamenes de masse. Pour s'en convaincre, le lecteur pourra par exernple parcourir le tJavail d'Elias Canetti Masse el puissQnce et s'amuser a y retrouver quantité de remarques - incidentes pour la plupart, car le propos d'Elias Canetti n'est pas le notre - mais tout aussi révélatríces de la place de la voix ou de la musíque dans ces siwaLions.

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notions dont la présence s' est révélée avec insistance: en toUt premier lieu, l'identification, a la fois dans le sens ou ce mot désigne le processus par leque! un individu tend a se faire «le meme» que l'autre, et dans le sens ou un ensemble pluriel tend a se faire « un » en abolissant les distinctions entre les éléments qui le composent. Mais, - s'agit-il d'une contradiction ? - cette voix sociale et politique s'est retrouvée aussi associée a une position d'indifférenciation, d'indistinction entre deux états, tous deux rap­portés aux origines les plus archaiques de l'ol'ganisation politico­religieuse de la société. Son lien, sous diverses modalités, au « sacré », au sacrifice, a la référence au divin ou a son envers infernal, en découle ainsi que sa position toute particuliere, para­doxale, en regard de la parole, du lagos, du verbe. Nous avons vu enfin, pratiquement dans toutes les situations exarninées, comrnent un art, une régulation relevant de l'esthétique, bref une régulation sociale pouvait s'organiser autour de cet objet si particulier qu'est la voix dans ses implications sociales.

Mais ce qui ressort peut-etre avec le plus de force de cette exploration, n'est-ce pas l'extreme puissance des émotions, moti­vations ou affects, mobilisés dans ces situations ou dans la voix, le chant, la clameur sociale, surgissent la jouissance et la violence meurtriere aussi souvent que la joie, l' effusion fraternelle et l'aspi­ration vers les idéaux les plus nobles. La voix, dans la place qu'elle occupe dans le lien social, semble donc ainsi entretenir des liens particulierement forts avec les puissances de mort comrne avec les puissances de vie. Par quelle logique, pouvons-nous rendre compte de ces divers constats et de leur articulation ? C' est la question a laquelle nous allons maintenant tenter de donner quelques éléments de réponses ala lumiere des rét1exions freudiennes et lacaniennes sur les phénomenes de masse et sur la logique des processus incons­cients qui fondent l' engagement de la voix dans ce qui constitue 1'essence meme de la politique : l'organisation de la cité, en tant que celle-ci est constituée d'etres vivants, d'etres parlants, et d'etres sociaux.

DEUXIEME PARTIE

'UN ET L~AUTRE

«On s'aime paree qu'on est membre de Jésus-Christ ; on aiIne Jésus-Christ, parce qu'il est le corps dont on est le membre. Tout est un, l'un est en l' autre. »

Pascal, Pensées, 372.

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LA HAINE DE LA DIVISION

Depuis Jean-Jaeques Rousseau on a l'habitude de considérer le soeial et le politique eomme fondés sur un contrat régissant les rdations entre les membres d'une soeiété, de fa<;on aen assurer la cohésion et l'harmonie. Un prineipe d'union est plaeé au cceur du eontrat:

«A l' instant, au lieu de la personne pal1icuJiere de chaque contractant, cet acte d' association produit un corps moral et collectif composé d'autant de membres que l'assemblée a de voix, lequei re~oit de ce meme acte son unité, son moi commun, sa vie el sa volonté. Cette personne publique qui se forme ainsi par l'union de toules les alllres prenail autTefois le nom de Cité, et prend maintenant celui de République ou de eorps politique... [...] A l'égard des asso­ciés, ils prennent collectivernent le nom de Peuple l ..• »

Compte tenu des eonsidérations ei-avant exposées, on ne sera pas surpris de retrouver la voix impliquée dans eette formulation en termes de eorps eolleetif unifié.

~a politique, e' est-a-dire, étymologiquement, la gestion de la Cité, serait done en eharge du maintien de cette union malgré les tensions qlli surgissent inévitab1ement.

Avee Jaeques Raneiere e'est un paint de vue quelque peu diffé­rent qui se fait jour : e' est l'apparition de ces divisions qui serait a l'origine de:a politiqueo Celle-ci serait done eonsubstantielle a

1. ROUSSEAU Jean-Jacques, Du Conlrat social, GF-Flammarion, Palis, 1992, p.40.

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l'apparition de la division, il n'y aurait de politique que pour autant qu' apparaisse de la différenciation sociale :

« ... la politigue n'est pas affaire de liens entre les individus et de rapports entre les individus et la communauté, elle releve d'un compte des "pal1ies" de la communauté, legue] est toujours un faux compte, Un double compte ou un mécompte2 »

[ ... ] IJ ya de la politigue - et pas seulement de la domination _ parce gu'il y a un mauvais compte dans les parties du touP. »

Selon J. Raneiere, moins que la eonstitution de l'union, e'est plutót la division soeiale qui présiderait a la politiqueo En d'autres termes, plus que l'amour de 1'union, e' est la haine de la division qui en serait le fondement. L'obsession de 1'union (de la nation, des eitoyens... de la «République-une-et-inctivisible »), ou du ras­semblement (pour la Franee, la République...) qui caractérise tant de diseours politiques, ne serait en fait que le eorol1aire de eette haine de la division.

C'est également ce que propose Nieole Loraux pour la soeiété greeque antique. L'auteur de La Cité divisée nous décrit en effet une soeiété hantée par la division, al1ant jusqu'a susciter des lois eornmandant d'oublier ce qui a été cause de division. Cest ainsi qu'elle note qu'au ve siecle, le mot meme de «démocratie» était soigneusement évité, car formé apartir de la raeine kratos signifiant « domination » donc «( victoire », il présupposait un conflit préala­ble. Employer le mot « démocratie »...

« '" [c'était admettre] implicitement que demokrafia signifie gu 'il y a eu division de la cité en deux parties et victoire de l'une sur l'autre. Du coup, ils [Tes grecs] oublient de donner adémos le sens rassemblant qui de leur point de vue devrait étre - de fait a été _ le sien et pour ne pas avoir a assumer le sens partisan du mot, préferent se passer de donner un nom a leur régime.

Verüge de l'Un ? Sans doute. J'y vois surtout la trace d'un déni plus principiel : celui du conflit, comme 101 de la politique et de Ta vie en cité 4. »

Poursuivant dans cette perspeetive plac;ant 1'évitement et l'oubli du conflit au prineipe de la politique, Nieole Loraux analyse de plus tres subtilement cornment se met en place dans la société grecque ce qu'elle appeJ1e Une véritable dialeetique du « lien de la division ». C' est ainsi que Solon édicta la loi suivante :

2. RANCIERE Jacques, op. cir., p. 25. 3.lbidem, p . 29.

4. LORA.UX Nicole, La Cité divisée, Payot, 1997, pp. 66-67.

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«Celui qui lors d'une stasis 5 dans la cité, n'aura pas pris les arnles avec I'un des deux partis, gu'il soit privé de ses droits et gu'il n' ait plus part a la cité. »

Cette obligation de prendre parti, sauf a etre rejeté de la cité, s' inscnt dans une logique paradoxale du maíntien de l' unité malgré la division. En effet si les circonstances viennent a introduire une division a1'intérieur de la cité, si, autrement dit, le Un vient a se diviser en Deux, le fait que tous les éléments du Un doivent se retrouver dans l'une ou l' autre des deux parties en conflit vise a préserver l'intégrité du Un: lorsque la réconciliation sera interve­nue, ou la victoire et la domination de l'une des parties sur l' autre, aucun tiers exclu ne subsistera, ce qui n'aurait pas été le cas si certains membres du Un n'avaient pas pris part au conflit :

« Bien que toujours assimilée au deux paree gu'elle divise, la guerre civilc ferait done de l'un avec du deux, a cela pres que la faille est au milieu de cet un 6. »

Cette dialectique du líen forgé dans l' évitement ou la réparation d'une déliaison se trouve attestée par l'étrange ambivalence appa­rente du mot grec utiJisé tant pour la réconciliation, que pour la rupture: dialuo. Nicole Loraux propose alors 1'interprétation sui­vante:

« Et il Y a ceux - j'en serai - qui trouvent beaucoLlp a penser dans cette fa~on que les citoyens ont de parler de déliaison pour dire le lien renoué, comme si l'on ne pouvait se réconeilier que sur le mode de la rupture (je me réconcilie : je romps, je renonee). Ou plutót comme si ce qu'il faut a tout prix dissoLldre, [Oo.) c'était cela meme gui n'est pas nommé: la haine, la division. En d'autres ter­mes, le lien le plus fort, si contraignant gu 'il n'est meme pas besoin de donner son nom serait encare celui qui défait la cité. Pour sauver la communauté, il faut done s'attacher adélier ce qui dissocie.

[... ] J'en retiens que ce gui sépare noue un lien étrangement puissant7. »

La fondement de la politique ne serait donc pas tant la recherche de ce qui unit que l'évitement de ce qui divise. A l'arnour de l'Un préexiste la haine de ce qui divise. L' amour ne serait en quelque

5. Teme désignant la sédition, la guene civilc. Il convient de Jire les pages consacrées a ce tenne paradoxa1 puisqu'il renvoic allssi a la notjon de stabilité, fixjté: LORAUX Nicole, op. cit., p. 102 sqq.

6. lbidem, p. 101. Nous retrouvons la quelque chose de bien proche de ce qu' Agarnben appelle « l'excJusion inclusive ».

7. lbidem, p. 94.

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sOIte que la haine de la haine, conception bien proche de ce1Je de Freud pour lequel également la haine préexiste effecttvement al'amour8.

L'analyse de Nicole Loraux résonne en outre particulierement, soulignons-le, avec les propos de Giorgio Agamben sur le fonde_ ment oIiginaire du politique :

« Comme on l'a remarqué, l'État ne se fonde pas sur un lien social dont iI serait l'expression, mais sur sa "déliaison", qu'il inter­dit . [ ... ] La vie humaine ne se polítise que par l'abandon a un pouvoir inconditionné de mort. Le lien souverain, qui n' est en faít qu'une déliaison, précede le lien de la norme positive ou du pacte social; et ce que cette déJiaison implique et produit -la vie Hue qui habite le non lieu entre maison et cité - est, du point de vue de la souveraineté, l'élément politique originaire1o. »

Mais revenons en Grece antique pour y retrouver une donnée particulierement pertinente a l'enquete qui est la notre dans ces pages. C'est dans ce contexte en effet que fut pensée de fayon particulierement approfondie, notamment chez Platon, l'analogiede la cité avec l' individu :

« La cité est un sujet parce qu'on peut lui attribuer une ame. A moins qu'iJ ne faille prendre les choses dans I'autre sens : on affir­mera alors que, si I'on peut attribuer une ame ala cité, c'est parce qu'elle est un sujet. [...] eette ame est pour chaque cité sa constitu­tion.

[...] autant de constitutions, autant d'hommes en leur singula­rité. »

Toutefois, le discours peut se renverser :

«La cité devient le terrain d'expérimentation privilégié pour pen­ser l'individu parce que d'une maniere tres traditionnel1ement grec­que, elle est ce gui a toute chose donne sens.

[oo.] La cité serait done un paradigme pour comprendre l'indi­vidu)]. »

Cette idée est bien sur arapprocher de ce que nous avons appelé le « fantasme du corps unifié» au fondement de la quete d'une

8. Voir. a ce propos, LORAUX Nicole, op. cit., p. 63. Et FREUD Sigmund, «Pulsion et destin des pulsions », in Métapsychologie, Gallimard, Paris,l968, pp. 42-43.

9. Badiou Alain, L'f~rre et l'événemenr, Le Seuil, Paris, 1988, p. 125. (Note del'auteur cité)

10. AGAMBEN Giorgio, op. cit, p. JOO. II. LORAUX Nicole, op cit., pp. 77, 79, 80.

identité sociale. Mais elle s'en distingue cependant sensiblement. Dans l'esprit des Grees, il s'agtt en effet d'une fayon de penser le politiqueo Pour ee qui nous conceme, en revanche, ce « fantasme » est un constat clinique, ce qu' on pourrait appeler un symptóme du social aux prises avec la problématique identitaire. Et lorsque dans ce contexte, nous parlons de la voix que le groupe tend ase définir, il ne s'agit pas d'une analogie mais bel et bien d'une manifestation vocale caractérisée comme telle.

Une fois ces réf1exions rappelées, il nous faut maintenant en venir a ce qui va nous occuper dans ce chapitre : les fondements de ce « vertige de l'Un », de cette hantise ou de cette haine de la division, que nous venons de repérer au creur de la politiqueo La psychanalyse nous a appris combien haine et amour sont liés, elle pourrait pent-etre bien nous foumir un écIairage pour comprendre cet étrange «líen de la division» qui soude la communauté des citoyens 12.

LE PERE, LE SURHOMME ET LE SOUVERAIN

Nous avons vu comment G. Agamben définissait nn espace poli­tique originaire apartir de la symétrie entre le pouvoir absolu d'un souverain, s'excluant de toute loi pour la définir, et ['homo sacer, arraché a la loi des hommes et des dieux, réduit ala «vie nue », que quiconque pouvait tuer sans qu'i! y ait crime d'homicide et dont 1e meurtre ne pouvait pas non plus faire I'objet d'nn sacrifice aux dieux. Freud, a sa maniere, a imaginé dans Totem et tabou, une situatton originaire qu 'il ne qualifte pas de politique - son propos n' est pas de ce registre - mais qui en releve bel et bien pourtant. Frend met en scene lui aussi une instance hors-loi, le pere de la horde primitive, se réservant la jouissance des femmes, qu'il interdit atous les membres du groupe ; autrement dit, une instance de jouissance absolue, régie par le « paradoxe de la souveraineté », ci-dessus exposé, face a des sujets a tout moment susceptibles d'etre soumis a la mort s'ils venaient a enfreindre la loi édictée par le Pere. Mais pour Freud, l'instant véritablement fondateur du social, et donc du politique, c'est celui qui fut défini par le meurtre de ce pere originaire, un meurtre quí n'ouvrtt pas la porte au déchalnement meurtrier qu'on aurait pu redouter, mais au eontraire

12. El pas seulement de la Grece antique. II yaurait, acet égard, une intéressante étude afaire ala lumiere des analyses ci-dessus évoquées, sur la modahté poli tique qui prévaut en France a(;tuellement et qu'on appelle la cohabitation.

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r ... al' instauration de la loi sociale. Car les fils prirent conscience que la horde tout entiere courrait a sa perte s'ils s'abandonnaient a la lutte fratricide pour prendre la place du pere originaire et en repro­duire le pouvoir absolu. Ils instaurerent alors une loi pacitiante structurant le social, loi fondée sur l'interdit du meurtre et sur I'interdit de I'inceste. De plus, selon le schéma freudien, la haine du Pere qui avait conduit les fils au meurtre, se renversa, sous le poids de la culpabilité, en amour, débouchant alors sur I'idéalisation du pere mort dont la déification constitue le symptóme placé au creur de toutes les religions. Dr pour Freud, les phénomenes de masse apparaissent :

« cOlllme une reviviscence de la horde originaire. De rneme que l'homme des origines s'est maintenu virtuellement en chaque indi­vidu pris isolément, de merne la horde originaire peut se reconstituer a paltir de n'importe quel agrégat humain. l ... ] Nous devons en conclure que la psychologie de la fOllle est la plus ancienne psy­chologie de l' homme 13 »

Freud précise toutefois aussitot son propos :

« Des le début, il y eut deux sortes de psychologie, celle des individus en foule et celle du pere, du chef, du rneneur.

[... ] Au seuil de l'histoire de l'humanité, était le surhomme que Nietzsche n'attendait que de l'avenir. Aujourd'hui encore les indi­vidus en foule ont besoin de l'illusion d'etre aimés de maniere égale et juste par le rneneur, mais le meneur, lui, n'a besoin d'airner personne d'autre, il a le droit d'erre de la narure des maltl'es, abso­lument narcissique, mais sOr de lui et ne dépendant que de lui. Nous savons que l' amour endigue le narcissisme et nous pounions démon­trer comment par cette action il est devenu facteur de civilisation 14. »

Il y aurait une étude complete a faire tant sur ce qui rapproche que sur ce qui différencie le schéma développé par Agamben dans Homo sacer, du point de vue de la philosophie politique, de celui élaboré par Freud du point de vue d'ul1e anthropologie psychana­lytique. Ce n' est pas ici le Jieu de la mener. Tenons-nous en sim­plement a la dimension vocale de I'un et l'autre. NOlls avons vu comment la présence de la voix corrune lelle trouvait sa logique dans la réflexion d' Agamben. Nous a110ns voir maintenant com­ment la logique du schéma freudien va elle aussi lui creuser une

13. FREUD Sigmund, Massenpsychologie und Ich-Analyse (I921), lrad. Psy­chvlogie desfoules el al1alyse du moi, Payot, Paris, 1981, p. 19l.

14.1bidem.

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place toute particuliere malgré son absence totale dans le texte freudien.

MASSE...

Mais auparavant, il nous fallt rappeler brievement l'approche freudienne des phénomenes de masse développée dans son ouvrage de 1921 Psychologie des masses et analyse elu moi, Massenpsy­ehologie unel lch-analyse 15 ). Conscient de cette propension de l' humain, a faire masse, de ce «vertige de l' Un» qui amene les hommes a vouloir « se fondre dans la foule, [a] perdre le sentiment de leurs limites individuelles 16 », Freud examina lIn instant l'hypo­these développée par Trotter 17 d'une pulsion grégaire spécífiql1e qui pousserait les etres humains a se constituer en foule dans cer­taines conditions. lIla récusa aussitOt considérant qu' il n'avait nul besoin d' inventer un concept ad hoe, l' appareillage conceptuel de la psychanalyse élaboré jusque-la étant tout afait suffisant. Il déve­loppa alors une analyse tout a fait originale qui va se révéler sin­gulierement pertinente pour notre propos en playant comme moteur des phénomenes de masse deux motlvations fondamentales articu­lées l'une al' autre : l'amour et I'identification. Ceci ne fut pas sans susciter une certaine surprise: «Comment? Des liens amoureux alt fondement du fonctionnement de ces foules "anonymes", "ver­satiles", souvent animées d' ai11eurs d'une fureur meUltriere ! ? oo, » C'est pourtant cette surprise qui est surprenante. De quoi done nOl1S parlent, ainsi que nous l' avons déja souligné a de multiples reprises, hymnes, slogans et autres manifestations de masse, sinon d' amour : de la patrie, du roi, du peuple, de la telTe de nos ancetres, du champion...Quant aux fameux sondages de « cote de popularité » auxquels sont réguJierement soumis nos hommes politiques, que mesurent-ils donc sinon simplement leur « cote d'amour» ? Leurs fluctuations montrent en effet on ne peut plus clairement combien

15. Sur les attendus de la traducLian de Massen par « foules » OL! par« masse » dont les connotalíons politiques sant plus marquées, el du coup plus conformes aL! projet freudíen, voir ROUDINESCO Élísabeth, PLON Michel, Dictionnoire de la psychanalyse, Fayard, PaJis, 1997, p. 836 sqq. Pour notre part, si laulle contexte de cette étude jusLifíe évidemment l'uLilisaLion du mol « masse », nous utiliserons aussi les mors « [oules » ou meme « groupes », mais simp1emenl alitre de variantes stylistiques, sans que cela remelle en cause I'option fondamentale de traduction par « masse ».

16. FREUD Sigmund, op. cit., p. 142. [7. Trotter w., Inslincts vf Ihe Herd in Peace and War, London, 1916.

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- ~

ils sont bien plus sensibles aux considérations affectives qui tou­chent ces personnalités qu' aleur action poli tique proprement dite 18.

Sur quoi s'appuie la démonstration freudienne? Tout d'abord sur un certain nombre de constats déja qécrits par certains auteurs, notamment Le Bon 19 et Mc DougalPo. A commeneer par l'exalta­tion, dans la situation de masse, de l' affeetivité suscitée en ehaque individu :

« (...] ainsi la cbarge affective des individus isolés s' intensifie par inductjon réciproque. 11 est évident que la se manifeste quelque cbose comme une compulsion aégaler les autres, a rester en har­monie avec le grand nombre.

[...] Ce mécaoisme de 1'intensification des affects se trouve encore favorisé par quelques autres influences émanant de la foule. La foule produjt sur 1'individu isolé une impression de puissance illimitée et de danger invincible. Elle a pris pour uo instaot la place de l'ensem­ble de la société humaine, qui est porteuse de l' autonté, dont on a redouté les punitions, et pour !'arnour de qui 00 s'est soumjs 11 tant d'inhibitions. Il est manifestement dangereux de se mettre en contra­diction avec elle, et l'on est en sécurjté lorsque 1'0n suit l'exemple qui s'offre partout ala ronde, donc éventuellement lorsqu'on "burle avec les loups". Dans l'obéissance 11 la nouvelle autol1té, on a le droit d'intelTompre I'activité de sa "conscience" antérieure en cédant aux appats du galo de plaisir auquel on parvient a coup sur en suppIimant ses inhibitions 21 . »

...ET PUISSANCE

Nous aurons l'oecasion de revenir aplusieurs reprises sur cette citation particulierement riche. Nous nous contenterons en ee point de notre exposé de souligner l'articulation en tre l'intensification des affeets, la levée des inhibitions dans ces situations de masse et le earactere de « puissanee invincible » qui s'en dégage. Le lecteur, a ces mots, aura sans doute fait aussitot le rapproehement avec notre deseriplion des effets « dopants » de 1'hymne, de la Marseil­laise en partieulier qui « don na cent mille défenseurs a la patrie ».

18. Souvcnons"nous. a titre d'exemple, commeot la cote de popularité d'uo Jean-PiefTe Cheveoement. ministre de I'Intérieur, de la pollee done, plutót voué, de par ces fonctions meme, sinoll 11 la détestation du moillS 11 une réserve certaine de la pan de la population, s'envola littéralemeot lorsqu'il fut victime de l'aceident opératoire qui le laissa entre la vie et la mort durant plusieurs jours.

19. Autcur de P.I'ychologie desfoules, 1895, réédité aux P.U.F., Paris, 1963. 20. Auteur de The Group Mind, Cambridge, 1920. 21 FREUD Sigmund, op. cit., p. 143.

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Il est une autTe caractéristique des masses relevée par Freud qui doit retenir notre attention. Freud la formule ainsi :

« Ne gardant aucun doute sur la vérité et l'elTeur, et possédant de ce fait la notion claire de sa grande force, la foule est aLlssi intolérante que pleine de fOl en l' autorité. [...] Elle veut étre dominée et opprimée, et craindre son maitre22. »

A ees observations Freud va donc proposer une explication en termes de libido, c'est-a-dire :

«1'énergie (... ] de ces pulsions qui ont affaire avec tout ce que nous résumons sous le nom d'amour. »

Derriere ce mot « amour », il faut entendre non seulement :

« ce que chanleot [es poetes, l' arnour entre les sexes, avec pour but I'union sexuelle... »

mais aussi :

« ... toutes [es motions pulsionnelles qui [...] sont détoumées de ce but sexuel ou empéchées de ]' atteiodre, mais qui n'en conservent pas moins assez de leur nature originelle pOOl' garder une identité bien reconnaissable (sacrjfice de soi, tendance ase rapprocher).23 »

Dans le développement de son hypothese, Freud va mettre l'aceent sur ee qui avait été largement passé sous silenee chez ses prédécesseurs, Le Bon et Mac Dougall: le role du meneur. n apporte en outre la précision fondamentale suivante : ce meneur n'est pas nécessairement une personne physique, une idée peut tout aussi bien en tenir lieu. Freud fait ainsi apparaltre :

«l'existence de deux axes structuraux; un axe vertical selon Iequel s'organise la relation des membres de la masse avec le meneur, et un axe horizontal représentant la relation des membres de la masse entre eux24 »

Dans le schéma freudien donc,

«chaque individu isolé est lié libidinalement d'une part au meneur (ChI1St25, commandant en chef), d' autre pal1 aux autres individus de la foule 26. })

22. lbidem, p. 134. 23 ¡bidem, pp. 150, 151. 24. ROUDINESCO Élisabeth, PLON Miehel, Dictionnaire de la psychanalyse,

Fayard, Paris, 1997, p. 837. 25. Voir. la pensée de Pascal citée en exergue de ce chapitre. 26. FREUD Sigmund, op. cit., p. 156.

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Freud nous présente ainsi les masses cormne un ensemble d'indi­vidus unis dans le meme amour du meneur ou de I'Idée qui s'y substitue et dans les deux sens de la préposition « du » : chacun se sent aimé par le leader d'un amour égal, meme, soulignons-Ie, s'il s'agit d'une « Idée ». La patrie nous aime cornme nous aimons la patrie:

« Amour sacré de la patrie... , »

chantent Masaniello et Pietro, les deux héros de La Muette de Portió:

« Rends-nous l' audace et la fieIté ; A mon pays je dois la vie. II me devra sa libeIté 27 . »

Le partage égalitaire de l' amour du chef est primordial. Des qu'un élément a le sentiment d'etre moins que les autres l'objet de l'amour du chef, il s'exclut aussirót de l'ensemble. Considérable­ment fragilisé, íl est irnmédiatement rejeté, chacun redoutant ason tour de perdre l' amour du chef s'il continue aentretenir une relation avec celui qui en a encouru la disgrace. Mais a I'inverse, si le leader manifeste trop clairement une préférence pour tel ou tel élément de la foule, I'unité risque d'en etre détruite également. Inutile de développer davantage cette réflexion. Le stalinisme apres le nazisme, avec leur cortege de purges, de «héros » aussi vire déboulonnés que consacrés, ont alimenté l'actualité politique par quantité d'iUustrations de ces mécanismes.

Ce sont ces liens d' amour, considérés comme ciment des phé­nomenes de groupe, qui pennettent également a Freud de rendre compte du sentiment de panique présidant a la désagrégation des foules lorsque le leader vient a disparaí'tre. Surgissent alors tous les sympt6mes d'angoisse liés ala perte de ¡'etre aimé. Le groupe en vient alors inexorablement ase disloquer sauf si un autre leader se révele en mesure d' en assumer la succession.

Si la foule se sent aínsi invincible tant qu'elle est unie deniere Son chef ou l'idée qui la guide, c'est en vertu des memes motíva­tions que celles qui animent l' amoureux mobilisant tou te son éner­gie, sunnontant obstacle et adversité pour la conquete, la défense ou la satisfaction de l'aimé (e). Tout est bon et tout est possible tant que l'etre aimé est la. Tout s'effondre s'il vient a disparaitre : « Un seu] etre vous manque et tout est dépeuplé », dit le poete 28 ,

27. Duo du 2e acte. 28. Lamanine, «L'isoJement}) in Méditations poétiques.

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dans un tout auu'e contexte. On ne saurait mieux pourtant signifier la dislocation du lien social SOtiS le coup de la perte du leader, que par cette image du dépeuplement, comme si le social meme venait a se dissoudre quand disparaí't l' etre aimé !

IDÉALISATION AMOUREUSE ET IDENTIFICATION

Ce n'est évidemment pas par des investissements de nature sexuelle, qu'Eros tisse les liens qui structurent les masses. Encare que... : Elias Canetti remarque un phénomene caractéristique des foules sur lequel Freud ne s' est pas arreté : «le renversement de ]a phobie du contact » :

« JI n'est rien que l' homme redoute davantage que le contact avec l'inconnu. [...] Cette aversion de tout contact ne nous quitte pas meme quand nous nous melons aux gens. Cest celle phobie qui nous dicte nolre maniere d'évoluer dans la rue, parmi les passants, dans les restaurants, les trains el les aulobm. [oo.] Quand nous faisons le comraire, c'est qu'il en résulte pour nous un plaisir, et le rappro­chement vient alors de nous-memes.

La vivacité des excuses que l' on reyoit pour un contact involon­taire, l' impatience avec laquelle on les attend, la réactiou violente et qui peut aIler jusqu'aux voies de fait si elles ne sont pas présentées [oo.] montrent qu'il s'agit El de quelque chose de tres profond [... ]

Cest dans la masse seulement que l'homme peut etre libéré de ceHe phobie du conlact. C'est la seule situation dans laqueIle cette phobie s' inverse en son contraire. »

Sans doute est-ce dans la nature libidinale des liens qui soudent une foule, qu'il faut trouver les raisons de ce « renversement de la phobie du contact », y compris dans un aspect n' excluant pas la dimension du sexuel, meme si Elias Canetti précise a juste titre :

«Des lors que ron s'esl abandonné a la masse, on ne redoute plus son conlact r...] Aucune ditférence ne compte, pas meme celle des sexes. Qui que ce soit vous presse, c'est cornme si c'était soi­meme. »

La suite de la citation va nous rappeler le leitmotiv du compor­tement de masse :

« Soudain tout se passe comme al 'intérieur d'un meme corps 29 »

29. Souligné par Elias Canetti, in op. cit., p. 11-12

103

Page 50: voix vox dei (1)

Quoiqu'il en soit, c'est a d'autres mécanismes libidinaux que Freud recoUIt pour rendre compte de l' « Eros des foules », préci­sément ceux de l'identifieation, processus fondamental de l'axe horizontal évoqué ci-dessus. Rappelons brievement de quoi il s' agit. Selon la formule de Freud :

« L' identification est connue de la psychanalyse comme expres­sion premiere d'un lien affectif a une autre personne30.

[Ces!] la forme la plus précoce et la plus originaire du lien affectif31• »

Sa réflexion l' amene a clistinguer trois types d' identification : l'identification par incorporation tout d'abord dans laqueUe la modalité de l'etre se différencie mal de la modalité de l'avoir : on est, ou on devient 1'autre, en le possédant par ingestion. Le meiLleur moyen de s'approprier l'objet d'amour, de ne plus jamais risquer de le perclre, e' est en effet de 1'incorporer. Processus de dévoration directement issu de la phase orale primitive, Freud le compare au rapport que le eannibale entretient avec celui qu'il dévore. C'est dans Totel17. et tabou, qu'il avair introduit cette notion précisément dans sa dimension constitutive d'un certain type de lien social, eelui qui caractérise les membres d'Ulle tribu ou d'un groupe ras­semblés sous un meme totem :

« Un jour, les freres chassés se sont réunis, ont tué et rnangé le pere, ce qui a mis fm a l'existence de la horde paternelle. [...] Or, par l'acte de l'absorption ils réalisaient leur identification avec lui, s'appropriaient chacun une partie de sa force. Le repas totémique, qui est peut-etre la premiere fete de l'humanité, serait la reproduc­tion et comme la tete commémorative de cet acte mémorable et criminel qui a servi de point de départ a tant de choses : organisa­tions sociales, restrictions morales, religions32. »

Freud établit d'ail1eurs lui-meme la pertinence de ce rapproche­ment en remarquant dans une note de Massenpsychologie :

«L'étude de telles identifications, comme celles par exemple qui sont ala base de la communauté de clan, a conduit Robertson Smith a ce résultat snrprenant qu' elles reposent sur la reconnais­sanee d'une substance commune (Kinship and Marriage, 1885) et que par la elles peuvent également etre créées par un repas pris en cornrnun. Ce traiL permet de relier une telle identification al'histoire

30. FREUD Sigmund, op. cit., pp. 167 31. Ibidem, p. 169. 32. FREUD Sigmund, Totem et tabou, Payot, Paris, [983 p. 163.

104

prirnitive de la famille humaine, construite par moi dans Tolem el tabou3). »

Ce n'est pas sans raison, on le voit, que la vie politique est jalonnée de «banquets républicains », de «repas fraternels », de « garden parties» ou de «petits-déjeuners poli tiques ». Quant a llitler, n'est-ee pas en tant qu' « agitateur de brasserie », qu'il eom­l11en~a sa caniere de dietateur ?

Le deuxieme type d'identification établie c1airement selon la modalité de l'avoir, e'est l'identification dite régressive... :

« ... repérable dans le symptome hystérique dont l'UDe des moda­lités de formation est constituée par l'imitation, non de la personne, mais d'un symptome de la personne aimée - Freud cite l'exemple de Dora [...) qui imite la toux du pere. [... ] ] souligne ace propos que l'identification, dans de tels cas, peut n'emprunter "qu'un seul trait de la personne objet" ; c'est le fameux trait unique (einziger Zu.gJ~. »

La troisieme modalité est eeHe ou 1'identification résulte :

« "de la capacité ou de la volonté de se mettre dans une situation identique" a ceHe de l'autre ou des autres. Ce cas d'identification se réalise notarnment dans le cadre de communautés affectives. C'est celte forme d'identification qui relie les uns aux autres les membres d'un collectif Elle est commandée par le lien établi entre chaque individu du collectif et le meneur de la masse. Ce lien est constitué par l'installation du meneur en position d'idéal du moi par chacun eles participants de la communauté3S

. »

Pour résumer en transposant dans le vocabulaire poli tique, la natme du lien social en jeu dans un groupe est un líen d' amour par identification, structuré selon deux axes : chaque sujet s'iden­tifiant a la meme figure de souveraineté, s'identifie également achaque autre sujet, consútuant ainsi un peuple ou un groupe social earactérisé comme tel. La question se pose alors des pro­priétés de la figure sur laquelle va se cristalliser le processus d'identification.

La citation ei-dessus introduit la notion d' « idéal du moi » pour caractériser la figure du meneur. De quoi s' agit-il ?

33. FREUD Sigmund, Masscnpsychologie und lch-Analyse (1921), trad. Psy­cholof;/:e des fcntles el ({/;wlyse du moi, Payol, Paris. 1981, p. 174.

34. ROUDlNESCO Elisabeth, PLON Michel, Dictionnaire de la psychanalyse,

Fayard, Paris, 1997, p. 479. 35.lbidem.

105

Page 51: voix vox dei (1)

IDÉALDU MOl

La notion d' idéal du moi apparalt chez Freud dans son article de 1914 Pour introduire le narcissisme. Il y suppose que, primiti­vement, entierement centré sur lui-meme, sans autre référence que lui-meme, « l'enfant est lui-méme son propre idéal ». Il y a alors coincidence entre moi primitif et idéal du moi. Se prenant alors lui-meme comme objet d'amour, c'est la modalité primitive de l'amour, l'amour narcissique. Toute l'éducation, toutes les critiques parentales vont tres vite introduire un clivage entre les réalisations effectives de l' enfant et un idéal, cette fois présenté par l' Autre. Le sujet doit donc faire le deuil de I'idéalité de son moi primitif. Se développe alors une instance de référence dissociée du moi et qui peut meme entrer en conflit avec lui jusqu'a le persécuterlittéralement :

« Nous l'avons appelé "idéal du moi" et lui avons attribué comme fonction I'auto-observation, la conscience morale... [...]. Nous avons dit qu'elle était héritiere du narcissisme originaire, au sein duquel le moi de I'enfant se suftisait a lui-meme. Progressivement elle adoptait, du fait des infIuences de I'environnement, les exigences que celui-ci posait au moi et auxquelIes le moi ne pouvait pas toujours répondre, si bien que l'horrune, la ou il ne peut erre satisfait de son propre moi, pouvait trouver sa satisfaction dans un idéal du moi différencié du moi 36. »

Poursuivant sa réflexion, Freud établit alors le lien entre cet idéal du moi et les propriétés de 1'objet d'amour, magnifié, idéalisé, chacun le sait, parfois jusqu'a l' exces :

« Dans maintes formes de choix amoureux, il devient meme évi­dent que I'objet sert aremplacer un idéal du moi propre, non atteint. On l' aime a cause des perfections auxqueIles on a aspiré pour le moi propre et qu'on voudrait maintenant se procurer par ce détour pour satisfaire son narcissisme.

Que la surestimation sexuelle et I'état amoureux continuent de croitre et I'interprétation du tableau est de moins en moins contes­table. Les tendances poussant ala satisfaction sexuelle directe peu­vent alors etre totalement repoussées, comme il arrive régulierement par exemple dans I'amour romanesque du jeune homme; le moi devient de moins en moins exigeant et prétentieux, l'objet de plus en plus magnifique et précieux ; il entre fillalement en possession

36. FREUD Sjgmund, Massenpsych%gie und lch-Analyse (1921), trad. Psy­chologie des foules et analyse du moí, Payot, Paris, 1981, p. 173.

106

de la totalité de l'amour de sOl du moi ; si bien que l'autosacrifice de celui-ci en devient uue conséquence natureIle. L'objet a pour ainsi dire absorbé le moj37. »

Freud brosse alors un tableau qui tout en continuant de s' appli­qu.er a l'état amoureux individuel s'avere d'une totale pertinence pour décrire I'attitude de l'individu pris dans la masse:

«Simultanément acet "abandon" du moi al'objet, ahandon qui ne se distingue d~ia plus de {'ahandon sublimé a une idée abs­troite j8, les fonctions imparties a l'idéal du moi sont totalement défaillantes. La critique exercée par cette instance se taít ; tout ce que fait ou exige l'objet est bon et irréprochable. La conscience morale ne s'applique arien de ce qui advient en faveur de l'objet ; dans l'aveuglement de l'amour on devient criminel sans remords39.

Toute la situation se laisse résumer intégralement en une formule: l'objet s'est mis a la place de l'idéal du moi 4o. })~I

C'est dans le cours de sa réflexion que Freud est amené a. établir un rapprochement entre l'état amoureux et l'hypnose le conduisant a définir la relation hypnotique cornme « un abandon amoureux illimité », l'hypnotiseur prenant la place de l'idéal du moi.

Pour conclure son analyse, íl donne alors la fonnule clé de la constítution libidinale d'une masse, tout au moins d'une masse avec leader :

«Une telle foule primaire est une sornme d'individus, qui ont mis un seul et meme objet ala place de leur idéal du moi et se sont en conséquence dans leur moi, identifiés les uns aux au tres 42. »

De ce processus, Freud va faire I'un des ancrages meme du lien social:

«Les sentiments sociaux reposent sur des ídentifications a d' aurres sur la base d'un meme idéal du moi43. »

Pour résumer :

«Au temle de sa réfIexion, Freud établit qu'une masse organisée est le produit d'un double processus. D'uue part, de l'ínstallation

37.ibidem, p. 177. 38. C' est nous qui souJignons. 39. Id. 40. souligné dans le lexte. 41. ibidem, p. 178. 42.ibidem, p. 181. 43. FREUD Sigmund, Das ieh und das Es, (1923), trad. Le moí et le 90, in

Essais de psychanolyse, Payot, París, 1981, p. 250.

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Page 52: voix vox dei (1)

par plusieurs individus d'un meme objet extérieur ala place de leur idéal du moi, soit la constitution de J'axe vertical que Freud assimile au lien entre l'hypnotisé ell'hypnotiseur. D'autre part, de l'identi­fication réciproque entre ces memes individns, soit l'axe horizontal, assimilable pour Freud a un lien amoureux dont la dimension sexuelle aurait été sublimée44 . »

Autrement dit, en ce qu'il íncame pour chaque sujet son idéal, le chef ou l'idée-force, devient pour chaque sujet l'objet d'amour idéalisé, lequel, tell' aimé pour l'amoureux, tel l'hypnotiseur pour l' hypnotisé, va exercer sur lui une emprise sans limite. Du fait d' avoir tous mis lem idéal dans le meme objet, tous les membres de la foule vont alors s'identifier l'UD a1'autre, en vertu notamment de la troisieme forme d'identification ci-dessus évoquée. « Notam­ment. .. », précísons-le, mais pas a l'exc1usion des deux autres formes, particulierement sollicitées elles aussi dans ces phéno­menes, l'identification «régressive»: les exemples foisonnent de ces individus qui vont littéralement extraire un ou plusieurs traits du chef ou de l'idole pour se l'approprier : voix, démarche, tics de langage etc., mais aussi l'identification du premier type par incorporation d'un objet dont nous reparlerons bientot car il est central dans notre étude sur la fonction de la voix dans ces situations.

La masse opere ainsi en quelque sorte une vaste reconstruction du narcissisme primitif ou l'idéal cOI'ncide anouveau avec le moí, mais cette fois au niveau de la foule considérée comme unité, chacun abandonnant son idéal propre au profit de l'idéal de la foule incarné par le leader. La masse recrée en quelgue sorte un corps collectif primitif unifié ou le moi coúlcide anouveau avec l'idéal, dans le « vertige de l'Un » dont parlait Nicole Loraux. Car, ainsi que le souligne Freud :

«Il se crée toujours une sensation de triomphe quand quelque chose dans le moi cOIncide avec J'idéal. De meme, le sentimenl de culpabilité (et le sentiment d'infériorilé) peut étre compris eomme expression de la tension entre moi et idéa1 45 . »

C' est sans doute ce qui permet de rendre compte de ce qui a déja été maintes fois évoqué : le sentiment d'invincibilité ainsi que la disparition dans la foule du sentiment de culpabilité qui peut nous conduire tous a devenir, selon l' expression saisissante de Freud, « des criminels sans remords ».

44. ROUDlNESCO Élisabeth, PLON Michel, op. cit., p. 838. 45. FREUD Sígmund, ibidem, p. 201.

108

Avant d' en venir a notre approche de la voix dans ce processus, il nous faut expliciter ce qui constitue en quelque sorte le chainon rnanquant pour nouS y introduire : la notion de surmoi.

SURMOI

La description par Freud de la notion d'idéal le laissait claire­ment entrevoir : l'idéal du moi n'est autre que ce qu'il appellera deux ans plus tard dans son ouvrage Le moi et le ~a : le surmoi. Ce n' est pas icí le lieu de procéder a une analyse développée de ce concept complexe que Freud reconnait lui meme en 1933 «n'avoir pas pleinement percé a jour46 ». Il fut I'objet de nom­breuses études et développements 47 • Nous nouS bornerons ici aen exarniner les points de connexion avec la problématigue spécifique

qui est la nótre. Dans sa XXXI" Nouvelle Conférence intitulée «La décomposí­

tion de la personnalité psychique », Freud refonnule ainsi ses conc1usions de Massenpsychologie :

«En 1921, j'ai essayé d'appliquer la différenciation entre moí et sum10i al'étude de la psychoJogie des masses. Je suis arrivé aune formule comme : une masse psyehologique est une réuníon d'índi­vidus qui ont introduit la meme personne dans leur surmoí et quí, sur la base de eette communauté, se sont identifiés les uns aux autres dans leur moi. Elle ne vaut bien sur que pour les masses quí ont un chef411 • »

Sans oublier que ce chef peut etre une « Idée », elle rend parti­culierement compte de ce que déja Le Bon avait repéré et Freud souligné: le désir de la foule d' etre «dominée, opprimée et de craindre son maitre». En effet, réaffirmant le processus d'identi­fication qui fonde la formation du surmoi, il énonce :

46. FREUD Sigmund, Neue folge der Vorlesungen zur Einführung in die Psy­choanalyse, (1933), trad. Nouvelles conférences d'introduClion ala psychanalyse,

Gallimard Folío, Paris, 1984, p. 88. 47. Voír le panorama qui en est dooné daos:DONNET Jean-Luc, Sunnoi, le concept freudien et la regle fondomentale,

tome 1, Monographies d~ La Revue franc;aise de Psychanolyse, PUF, Paris, 1995. AMAR N., LE GOUES G., PRAGIER G., (ss. la dir. ele), Surmoi, Les déve­

loppemenls post-freudiens, tome 2, Monographies de La Revue franraise de Psy­

chanalyse, PUF, París, 1995.48. FREUD Sigmund, Neue folge der Vorlesungen zur Einfiihnmg in die Psy­

choanalyse, (1933), trad. Nouvelles conférences d 'introduction a la psychanalyse,

Gallimard Folío, Paris, 1984, p. 94.

109

Page 53: voix vox dei (1)

« ... L'institution du surmoi peur etre déclite comme un cas réussi d'identificarion avec l'instance parentale49 . »

Une instance qui exerce une action fondamentalement ambiva­lente en gouvernant l'enfant «par l'octroi de preuves d'amour et par la menace de punitions 50 ». Cette remarque nous introduit ala caractéristique la plus remarquable du «surmoi»: «le double visage », et « la remarquable ambiguité de ses fonctions, dans son essentielle paradoxalité 51 ». Ainsi que Freud le formnle dans Le moi et le fa:

« Sa relation au moi ne s'épuise pas dans le précepte: tu dois etre ainsi (comme le pere), elle comprend ainsi l'ínterdiction: tu n'as pos le droit d'etre ainsi (comme le pere), c'est-a-dire tu n'as pas le droit de faire tout ce qu'il fait; certaines choses lui restent réservées 52. »

On aura reconnu ici quelque chose qui n'est pas sans rapport avec ce qui a déja été formulé en terme de paradoxe: celui du souverain qui pour énoncer une loi s'en excepte. En tant qu'iden­tifié a la loi, le souverain ordonne bien dans un certain sens que le sujet s'identifie a lui, tout en lui interdisant de s'identifier a sa position de souverain édktant la loí. C'est également dans ce cadre de réflexion que Freud repere « la rigueur, la eruauté meme, de cette instance », son aspeet persécuteur, en meme temps que son aspect extraordinairement gratifiant pour le sujet lorsque ses réa­lisations effectives se conforment a l'idéal énoncé et íntériorisé du surmoi. Car le surmoi est aussi, ..

« oo' porteur de l'ldéal du moi auquelle mOl se mesure, aquoi il aspire, dont il s' efforce de satisfaire la revendication d' un perfec­tionnement toujours plus avancé. Sans aucun doute, cer idéal du moi est le préclpité de l'ancienne représentation parenrale, l'expression de l'admirarion pour la perfection que l'enfant leur artríbuait alors »53.

49. Ibidem, p. 89. 50. Ibidem, p. 87. 51. DüNNET lean-Luc, op. cit., p. 7. Notons que cette« ambiguúé ), ce {( dou­

ble visage» a élé retraduit par Alaio Didier-WeilJ eo termes de temporalité. Voir DlDlER-WEILL Alaio, Les trois temps de la loi, Le Seuil, Paris, 1995.

52. FREUD Sjgmund, Das Ich und das Es, (1923), trad. Le moi et le ~'a, io Essais de psyehanalyse, Payot, Paris, 1981, p. 247.

53. FREUD Sigmund, Neue folge der Vorlesungen zur EÍl1fiihnmg in die Psy­ehoanalyse, (1933), trad. Nouvelles conférences d'inlroducrion ala psyehanalyse, GalJimard Folio, Paris, 1984, p. 91.

110

On retrouve la une idée freudienne sur le fondement du divin considéré comme un prolongement de l' attribution a ses parents par l'enfant de la toute-puissance. Ceci établit un lien tout a faít éclairant avec l' attribution par les masses au leader, d' une position quasi divine, ainsi que l' expriment explicitement les termes de « diva » ou d'« idole » ou, dans le domaine politique, avec la déi­fication des empereurs romains ou des pharaons, ou plus mocles­tement, le « culte de la personnalité » dont certains leaders politi­

ues ont faít, ou font encore, l'objet. Quand s' opere dans la foule l'identification a 1'« idole », ou au leader déifié, se joue donc en fait une véritable réappropriation de cette toute-puissance attribuée primitivement a l'instance parentale. Nous en avons vu les effets a travers ce que Freud a appelé avec Le Bon «le sentúnent de puissauce invincible » de la foule. Ce point est tout a fait important car il établit le lien avec la dimension du sacré dont nous avons vu l'importanee dans l'objet de uotre étude. Par sa toute-puissance, notarnment de vie ou de mort, le souverain est érigé en figure sacrée, et en s'identifiant aluí c'est de cette toute-puissance sacrée que la foule des sujets entencl participer.

Le surmoi tel que Freud en développe l'idée, le situant au prin­cipe de la constitution des masses a travers les opérations d'iden­tifications diverses que nous avons évoquées, est done directernent issu de l'intériorisation par le sujet des interclits et des idéaux parentaux, tantot pris globalement, tantot plus spécifiquement rap­portés au pere (les formulations freudiennes sont fluctuantes acet égard selon les textes ou cette question est abordée). Mais sa nature en est fondamentalement sociale ou tout au rnoins issue d'une dialectique nouant indissociablement l'individu au social. Selon une formulation de Jean-Luc Donnet :

« Le Surmoi apparalt bien cornme un espace de transit identifl­caLOire, il reste "destiné" au partage communautaire. En ce sens, pour Freud, il n'y a guere de surmoi "individuel" ... (oO.) la différen­ciation Moi-Surmoi, condition de l'aptitude adevenir un individu, appara'it ici comme ce qui rend l'individu - indéfll1iment - "apte a la foule S4 ". »

A MORT!

C'est enfin dans le contexte théorique de cette notion de surmoi que va prendre tout son sens, ce que nous avons retrouvé, tel un

54. DONNET leao-Luc, op. cit., p. 40.

111

Page 54: voix vox dei (1)

leitmotiv, au détour de toutes les situations évoquées dans natre premiere partie, du haka maorí au «chanL homicide » de la Révo­lution franc;aise: la composante destructrice, m011ifere et meur­triere de l'identification sociale. Certes nous avons déja évoqué la logique propre al'identité sociale qui, par défmition, ne peut réunir un ensemble d'éléments que par différenciation, opposition, sépa­ration, vis-a-vis d'un autre ensemble. Mais cette logique, ou plus exactement cette topologie, de l'identification, n'implique en rien la destruction ou la tentative de destruction des autres ensembles voisins. On peut tres bien se distinguer, se différencier sans pour autant chercher a détruire ce dont on se distingue.

Cest la notion de pulsion de mort qui va permettre d'élucider ce qui peut sembler, a prerrliere vue, une anomalie : comment ? ce serait, si l'on en croit Freud, des liens d' amour, des liens libidinaux qui constitueraient les fouJes, et le résultat en serait ces déchaine­ments meurtriers que l' on constate, hélas, si souvent ?

Des liens d' amour, des liens libidinaux certes, mais, eomme nous l'avons vu, des tendances libidinales inhibées quant a leur but (la satisfaction sexuelle), désexualisées, sublimées, «ce qui advient, soulígne Freud, dans toute transposition en identification55 ». Il ajoute d' ailleurs fort pertinernment. ..

{( ... que ce sont justement les tendances sexuelles inhibées quant au but qui aboutissent ades liens aussi durables unissant les hommes entre eux56 . »

Pourquoi ? Simplement parce que la satisfaction pulsionnelle, par la décharge qu' elle opere, tend arelacher, un temps, l'étroitesse du lien. Cette déeharge ne se produit pas lorsque les tendances libidinales sont subJimées ou « inhibées quant au but ». Le lien fondé sur elles ne passe donc pas par ces périodes de « relache ». Il est done beaucoup plus stable.

Or apres avoir établi que toutes les motions pulsionnelles consis­tent en des « mélanges » ou des «alliages» des deux sortes de pulsion, de vie et de mort, Freud est conduit au constat que:

« Des mélanges peuvenl aussi se désagréger el on pellt attendre de telles désunions de pulsions les plus graves eonséquenees 57 [oo.] »

55. ROUDINESCO Élisabeth, PLON Michel, op. cit., p. 838. 56. FREUD Sigmund, Massenpsychologie und !ch-Analyse, (1921), trad. Psy­

chologie desfoules el analyse du /Hoi, Payol, París, 1981, p. 180. 57. FREUD Sígmund, Neue folge der Vorlesungen zur Eir!tiihrung in die Psy­

choanalyse, (1933), trad. Nouvelles cOI'(lérences d'introdllcúon ala ps)'chanalyse, GaUimard Folio, Paris, 1984, p. 141.

112

Cest ce que la psyehanalyse appelle une « désintrication » des pulsio de vie et de mort. Cest tres préeisément ce qui se pass

e ns

dan les processus identifteatoires dont nous parlons. Nous avons s

vU que ceux-GÍ revenaient, a travers 1'amour désexualisé du leader idéalisé, a reconstruire un investissernent libidinal narcissique

désexualisé lui aussi, sublimé: «Le surmoi, nouS le savons, est bien né par une identification

avec le modele paternel. Toute identification de ce genre a le carae­tere d'une désexualisation ou meme d'une sublimatíon. Or il semble que dans une telle transposition, i1 se produise aussi une désunion pulsionnelle. La composante érotique n'a plus, apres la sublimation, la force de lier la totalité de la destruction qui s'y adjoignait, et celle-ei devient libre, eomme tendance al'agression el a la destruc­lion. Cesl de cette désunion que l'idéal en général tirerait son trait de dureté et de eruauté, celui du devoir impératif5

8• »

La topologie de l' identificatíon défmit l' ailleurs de 1'identité, l'autre de 1'« Un », mais sans pour autant prononcer sa destruction. Elle désigne toutefois une cible toute trouvée pour le déchainement de la pulsíon de mort libérée lors de la désintrication pulsíonnell

e

qui lui est inhérente.Cest sans doute ce phénomene qui est a l'origine du déchaine­

ment des pulsions d' agression qui caractérisent tant de revendica­tions identitaúes jalonnant leur parcours de tant de meurtres et d' attentats. Il confere toute sa logique acette particularité observée aussi bien dans 1'inintzina, le haka, le slogan, que dans l'hymne: le basculement systématique dans le cri ou le chant guerrier a vocation mortifere de l'expression vocale identitaíre, dont la voca­tion premiere n' était pourtant que l' affirmation de l' union d'un

groupe.Anivé a ce point de notre exposé le lecteur pOllna ajuste titre

nous objecter que si les explicitations freudiennes nouS éclairent sur les processus d'identification sociale, leurs implications incons­cientes et leurs conséquences, ainsi que sur ce qui pousse les indi­vidus aconstruire de 1'« Un », elles ne nous éclairent en rien sur la logique qui fonde la place de la voix dans ces mécanismes. Cest pourtant la notion de surmoi, dans cette dimension sociale, qui va nous permettre de l'introduire, grace aux approfondissements éla­

borés par Lacan dans les années 1960.

58. FREUD Sigrnund, Das Ich und das Es, (1923), lrad. Le moi el le 9 , ín

Essais de psychanalyse, Payot, Paris, 1981, p. 270.

113

0

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ÉCOUTER,OBÉIR

Dans ses travaux, Freud n' accorde pratiquement aucune attention a la voix. Tout au plus reprend-il dans Psychologie des masses, l' analyse de Le Bon décrivant la sensibilité particuli<~re de la foule a « la magie des mots » soulignant la puissance de certaines for­mules résistant al'argumentation rationnelle. Nous retrouvons bien sOr ici ce que nous avons décrit du slogan, mais sans que cela soit référé a la voix conUDe telle. Et lorsqu'il évogue le pouvoir cha­rismatique du meneur le rapprochan t de l'hypnose, seul le regard est mentionné. Dans ses travaux ultérieurs sur la question du sur­moi, la voix est toutefois mentionnée conUDe telle, d'une pan a travers la «voix de la conscience» dont il fait l' expression du surmoi dans sa XXX¡e Nouvelle Conférence d'introduction a la psychanalyse, et d'autre part surtout dans Le moi et le 9 ou i1a reconnaít les origines acoustiques du surmoi apartir de l'énoncia­tion vocale des interdits parentaux. Mais cette reconnaissance est aussitot assortie d'une réserve, voire d'une dénégation59 :

«Mais l'apport d'énergie d'investissement aces contenus du SUf­

moi ne provient pas de la perception auditive, enseignement, leeture, mais des sources qui sont dans le r;:a60. »

C' est-a-díre dans les forces pulsionnelles qui animent le sujeto Les prolongements lacaniens de cette question vont permettre de rever cette restriction, d'une part en élevant la voix au statut d' objet pulsionnel - ce qui va permettre d' en faire l' une de ces sources pulsionnelles a l'instant évoquée par Freud -, et d'autre part en complétant la théorie freudienne du surmoi d'une fac;on qui non seulement 1'« ouvre a la voix », mais 1ui confere une place privi­légiée dans les questions que nous travaillons dans ces pages.

59. Sans doute faut-il voir dans ce qui apparatt comme une ¡acune, une consé­quence de la prégnance chez Freud d'une théorie de la perception centrée sur le visuel, prégnance confortée par le symptóme freudien bien connu : sa méfiance a l'égard du musical. Nous disons bien sa méfiance et non son indifférence ou sou insensibilité, comme on le dit SOuvenl. C'cst en effet paree qu'iJ a conscience des affects suscités par la musique que Freud s'en tient a I'écart bien plus que par inculture musicale ou désintéret. Voir ace propos : LECOURT Édith, Freud et le sonore, Paris, L'Harmattan, 1992.

60. FREUD Sigmund, op. cit., p. 268.

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LA GROSSE VOIX

Signalée incidemment chez J?reud, la nature vocale du surmoi est en revanche soulignée par Lacan :

« ... le Sunnoi en son inbme impératif est bien "la voix de la conscience", en effet, c'est-a-dire une voix d'abord et bien vocale, et sans plus d'autorité que d'etre la grosse VOiX 61 ... »

11 situe, toutefois, les origines du surmoi et de sa nature fonda­mentalement vocale dans un proeessus beaueoup plus arehaique que ne le faisait Freud. Pour ce demier, nous 1'avons vu, le sunnoi et « la voix de la conscience» s' instaurent par intériorisation des interdits parentaux, tout particulierement patemels, done a une phase du développement de l' enfant caractérisée par l'cedipe, selon le schéma freudien. Lacan, pour ce qui le conceme, rejoignant en cela Mélanie Klein, va faire remonter l' inscription vocale du surmoi dans le sujet a la toute prerniere période de l'enfance, celle ou le nourrisson se trouve encore dans la plus totale dépendance de l'Autre, de la mere si l'on veut (Mélanie KIein parle ailleurs de «surmoi matemel arehai:que »).

11 faut ici apporter les précisions suivantes qu' iI nous faudra sans cesse avoir a1'esprit pour éviter les malentendus. Les termes de «pere », de« mere », de« fils ».. .tels qu'ils apparaissent dans 1'éla­boration mythique de Totem. et tabml-, et a tous les détours de la théorie analytique peuvent preter a confusion si on ne prend pas la peine de bien distinguer ce quí releve du structurel, et ce qui releve des modalités conjoncturelles selon lesquelles la structure se manifeste dans la réalité. Les «peres» et les «meres» de la théorie analytique désignent avant tout des lieux et des fonetions dans une structure. lls ne préjugent pas de la nature de la personne précise qui, dans chaque histoire singuliere, vient occuper ces pla­ces et exercer ces fonctions. C'est ainsi, par exemple, que la fonc­tion dite «paternelle» peu t parfaitement etre accomplie dans la réalité vécue d'un sujet par sa mere, sa « maman ». Pour le sujet qui nous occupe ici, il n'y a donc nulle contradiction ace que ce soit, selon Lacan ou Mélanie Klein, une instance mjse du coté de la mere, d'une certaine mere en tout cas, gui vienne oceuper la meme position que celle que, dans le mythe de Totem. et tabou, Freud représente par le «pere» de la horde primitive. C'est d'ail ­

61. LACAN Jacques, Écrits, Le Seuil, Parls, 1966, p. 684.

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l

r leurs, entre autres raisons, pour éviter ces confusions et ma[enten­dus que Lacan préfere employer le terme de « l'Autre» avec un grand A, pour désigner eette figure.

Cette parenthese refermée, revenons anotre « fil rouge », la place de la voix dans les questions qui nous retiennent ici. La tenue de ce fil rouge présente, il faut le préciser, un eertain nombre de difficultés entralnées par le fait que les éléments d' analyse fournis par Freud et Lacan sur la question qui nous retient se rattaehent dans leur propre démarche a de tout autres questionnements que eelui qui est le natre ici. 11 nous faut done ten ter de reeonstituer un ensemble cohérent non seulement apartir de données fragmen­taires présentées ici ou la, a l'oeeasion de teUe ou teUe réflexion, mais surtout a partir de formulations interprétatives situées dans des modalités de pensée tres différentes : modalité mythique telle ee1le de Freud dans Totem el labou, ou eelle de Lacan que nous examinerons apropos de l'instmment de musique liturgiquejuda'i­que appelé schofar ; modalité plus formeUe et logique telle eeUe de Freud dans Esquisse d'une psychologie scíenlifique ou celle de Laean tirant les eonséquences de l'emprise du langage sur l'etre humain.

De fait Lacan va déployer son analyse dans ces deux registres. Le premier, celui du mythe va nous permettre d'établir le lien entre voix, lien social, pulsionnalité et jouissanee, cette jouissance si partieuliere que nous avons mentionnée notamment a propos de l'hymne. Le deuxieme permettra d' établir le líen, entre voix, lan· gage et rapport a l' Autre.

LE SCHOFAR, LA VOIX DU BÉLIER

Nous nous souvenons que pour Freud les phénomenes de masse apparaissaient eomme une « reviviscence de la horde originaire 62 ». C' est préeisément dans ce eontexte, selon la modalité mythique done, que Lacan va situer l'une de ses approehes de la question de la voix, en ce que eelle-ci prend valcur d'objet pulsionnel, objet de jouissanee.

C' est lors de la séance du 22 mai 1963 de son séminaire sur l'angoisse, que Lacan aborde cette question. Il prolonge en fait et affine une étude de Theodor Reik, I'un des proehes eompagnons de Freud, premier psyehanalyste non médecin et, par ailleurs, grand mélomane, féru de littérature et d' anthropologie. Notons que e' est

62 Voir p. 98.

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dans le eadre d'une interrogation sur les origines de la musique et sur les ressorts du trouble qu'elle suscite que cette étude prend place. Theodor Reik y développe une remarquable analyse du role du sehofar, instrument primitif de la liturgie juda'ique réalisé dans une come de bélier ou de boue sauvage et, ainsi qu' jI 1'indique, « un des plus anciens instruments a vent que l' on eonnaisse dans

le monde ».Dans eette étude publiée en Franee dans le reeueil Le Rituel :

psychanalyse des riles religieux63, il s'interroge sur l'émotion puissante qui ne manque jamais de saisir tout auditeur, meme non iuif, lorsque retentit, lors des eérémonies rituelles du Nouvel -An et de celle qui cIat le Yom Kippaur, la longue résonanee du

schofar: «D'une maniere plus générale, les accents de cet instrument si

ó4ancien, porteur d'une signification ala fois nationale et religieuse ,

sont attendus avec une telle impatience, ses notes sont écoulées avec un tel sentiment de contrition, avec une émotion si profonde et si sincere que des sentiments d'une telle puissance semblent sans rap­port possible avec les notes qui les provoquent65

. )}

Au terme d' une analyse partieulierement serrée des textes bibli­ques, l' auteur en an'jve ala conclusion que le son du schofar n' est nutre en fait que la voix de Dieu, de Yahvé lui-meme, mais de la voix de Dieu lorsque sous sa forme ancienne d' animal totérnique, il était mis amort tors de la eérémonie saerifieieHe, eonforrnément

au sehéma de Talem el labau :

« Les notes étrangement angoissées du schofar, gérnissantes, écla­tantes et longuement tenues, s'expliquent par le souvenir du mugis­sement du taureau. La profonde signiflCation du schofar est done de présenter ala vie psychique inconsciente de l'auditeur l'angoisse et l'ultime agonie du Pere divin, (.. ,). Lorsque l'image du pere a été retrouvée dans l'animal totémique et vénérée comme divine, ceux qui le reconnurent imiterent sa voix par des onomatopées. L'imita­lion du cri de l'animal signifiait a la fois la présence du Dieu panni ses fide1es et leur identification a lui. La come, marque la plus caractéristique du dieu totémique, donna naissance au cours des siecles a un instrument qui fut désormais utilisé cornme moyen d' irnitati.on acoustique66

. )}

63. REIK T, Le rituel. Psyehonalyse des rites religieux, Denoel, 1974.

64. C'esl nous qui soulignolls. 65 REIK T., op. cit., p. 256. 66 lbidem, p. 280.

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Pour résumer selon une formule d' Alain Juranville :

« Le son du schofar, c'est le beuglement du taureau assommé, voix qui est la yoix mérne du Pere, de ce dieu absent auquel il y a ase rappeler et dont le sacrifice répete le meurtre. La voix est ceHe du pere interdicleur voué ala mort 67 • »)

Lacan poursuit alors l' analyse de Reik en faisant remarquer que cet objet vocal participait en fait de tout ce qui était fondateur a la fois du lien social hébra"ique et du pacte d' alliance avec Dieu puisque les rituels j udaiques font intervenir le schofar chaque fois qu'il s' agit de rappeler les commandements du pacte d'alliance entre Dieu et son peuple, ou bien, chaque fois qu'il s'agit de signifier une exc1usion solennelle de la communauté juive comme, par exemple, pour I'excommunication de Spinoza. Cette pratique rituelle, appelée herern, établit ainsi le schofar comme objet sonore de cristallisation de I'identité sociale juive, véritable slughorn 68 , «eOI du peuple» juif, si I'on peut dire. Il est d' ailleurs a cet égard tout a fait significatif de retrouver intégralement ici la problématique du «ban» développée par Agamben. Ce demier cite, en effet, a l'appui de sa propre réf1exion cette pratique du herem en ne se référant toutefois ni aReik ni au schofar, mais aux travaux de Robertson Smith sur les religions sémitiques 69 :

« II est tout afait significatif que parmi les illustrations de cette puissance arnbiguc du sacré, Robertson Smith cite ici également le ban : "Une autre coutume juive remarquable est la mise au ban (herem) par laquelle un pécheur impie, ou mieux des ennernis de la communauté et de son Oieu, étaient voués a une destruction totale. Le ban est une forme de consécration a la diYinilé, et c'est pourquoi le verbe 'bannir' est parfois rendu par 'consacrer', Oil

par 'youer'. Oans le plus ancien juda"isme, le ban signifiait toutefois la destruction totaJe non seulement de la personne mais de ses biens [...J. 'L'analyse du ban - assimilé au tabou - est d'emblée déterrninante pour la genese de la doctrine de l'ambigu"ité du sacré: l'ambiguité ele l'un, qui exclut en incluant, implique celle de l' autre70'." »

Se trouve ain5i structurée la cohérence d'une configuration ­mythique certes, mais singulierement opératoire - dans laquelle un

67. JURANVILLE A., Lacan ef la philosophie. PUF, 1984, p. 186. 68. Voú p. 38. 69. Auxqucls d'ailleurs Reik se réfere lui-meme aussj. 70. AGAMBEN Giorgio, op. eir, p. 86.

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lien social primitif, de type clan ou masse, ainsi qu'un líen de souveraineté primitif de type ban, se trouvent scellés par un insigne vocal pulsionnel particulierement puissant, cristallisé, soit par un élément vocal de type cri, soit par un substitut de type musical, vocal ou instrumental. Le pouyoir de sidération de cette vocalisa­tion résiderait dans le rappel inconscient d'un meurtre fonda\.eur, le meurtre d'un pere prirnitif, interdicteur, féroce, figure d'une jouissance absolue mais paeifié et idéalisé dans 1'apres-eoup sous la forme d'un substitut divin a la fois aimé et craint, selon le seénario décrit par Freud dans Totem et tabou.

Lacan cependant poursuit l' étude de Reik en se posant la question suivante: ce rappel, a qui s'adresse-t-il en faít? Aux fideles ? Mais toutes les cérémonies qui précedent sont déja la a. eet effet. N' est-ee pas, se demande-t-il alors, plutot a Dieu lui­meme que le sehofar s' adresse ? Celui dont on veut qu'il se sou­vienne, n'est-ee pas Dieu lui-meme ? De fa~on ace qu'illui soit clairement notifié qu' a la jouissance absolue, a. la loi folle toute d'interdietion qui était la sienne, s'est substituée une loi struetu­rante sur laquelle un pacte social s'est fondé nouant chaeun des membres de la communauté entre eux atravers le lien que chacun

entretient avee Dieu. Cette élaboration, sur le mode du récit mythique, établit ainsi la

voix comme fondement du líen eonstitutif de l' appartenanee a une eommunauté dans une relation de type ban avec la figure sacrée d' un « grand Autre », dans laquelle le lecteur attentif aura reeonnu tous les attributs du surmoi terrible primitif, líeu de jouissanee et de souveraineté absolue, édietant une loi dont il s' excepte lui­meme. Cette voix, ainsi que le souligne Laean, est la voix des eommandements du pacte d'alliance : « c'est une voix impérative, en tant qu' elle réclame obéissance ou eonviction » et, ajouterons­nous, une voix qui faseine, la voix de l'hypnose . Écouter cette voix, e'est lui obéir, comme en atteste l'étymologie meme du mot obéir: du latin obaudire, de ob devant et audire écouter. Obéir e'est «pre­ter 1'0reille a», d'ou « etre soumis a71 ». Tous les enfants le savent bien auxquels on ne cesse de répéter qu'il faut écouter ses parents 1 On retrouve ieí la «grosse voix» du surmoi évoquée ci-dessus, ceHe qui énonce, selon la formule de Lacan, des « impératifs inter­rompus » : inten-ompus paree qu' édictés dans l' absolu, en terme

71. Dietionnaire Hisrorique de la Langue Fral"u;aise (Robert). Notons que la langue allemancle rend la parenté des deux mots encore plus manitestc: écou­

ter / obéir : horehen / gehorehen.

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.......

de « Tu dois ... , tu ne dois pas ... » sans complément. Henri Michaux a sa maniere, nous l'avait décrite: '

« ... lmmense voix... Immense "doit" "devoir" Devoir devoir devoir lmmense impérieux empois 72 . »

INCORPORER LA VOIX

Le hen d' appartenance a la communauté est alors fondé sur une identification de premier type, selon le mode de l'incorporation décrit par Freud. Ce n'est plus, certes, une ingestion cannibalique cornrne ceHe décrite par Freud dans Totem el labou, mais c'est bien pourtant d'une incorporation qu'il s'agit, incorporation d'une voix, ceHe de ce pere terrible que 1'écoute en commun accomplit lors de la sonnerie du schofar. Car l' écoute releve bel et bien de l' incor­poration. C' est ce que dit Lacan lors de la séance suivante du 5 juin 1963 de ce meme séminaire :

«La voix, done ne s'assimile pas, mais elle s'incorpore ; c'est la ce qui peut lui donner une fonction a modeler notre vide'i3. »

De fait, nombre d'expériences tout a fait communes nous le conflrment: pourquoi, lorsque la voix de notre interlocuteur est brusquement troublée par le « chat» qui passe dans sa gorgc, c'est nous-meme qui éprouvons aussi le besoin de nous rac1er la gorge pour 1'éc1aircir ? Tout simplement parce que dans 1'écoute, nous passons toujours par une phase d'identitication a notre inter­locuteur en incorporant sa voix, «chat» y compris, lequel des lors faít partíe de nous-meme, suscitant en nous-meme le réflexe de le chasser. L'établíssement de ce lien entre voix et incorpo­ration, entre «oralíté» et « auralité », pourrait-on di re, est d' ail­leurs loin d'etre nouveau. P. RicheJet, auteur en 1709 du Nouveau Dictionnaire jranr;ais, illustre son article sur la voix par la fable de La Fontaine Le Corbeau el le renard. Comme le souligne P.J. Salazar :

72. Voir exergue. 73. Notons gu'en utilisant le tenne d'incorporation pour l'identification a un

trmt (la voix) de la personne aimée, Lacan tend aabolir la dislinctlOn de Freud entre les deux premieres formes d'identification, celle par incorporation au sens strict, et celle dite «régressive), oil !'identificatíon peut n'emprunter gu'un seul trait ala personne objet. Voir p. 105.

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« Le choix de Richelet est judicieux, car [...] dans la langue du XVII' siecle, la voix n'est pas seulement l'usage du laugage (le cor­

74 beau), la voix a affaire avec la nouniture (le fromage ) ,.. »

Dans la sonnerie du schofar, le peuple hébreu incorpore donc ce reste du pere mis a mort qu' est sa voix, s'identiflant a cette figure idéalisée, divinisée, et fondant par la meme sa propre identité $aciale, Mais, si la flgure en est idéalisée dans l' apres-coup, ce pere originel reste une instance de jouissance et de toute puissance abso , primitivement ha'ie, En incorporant sa voix, c'est aussi a

lueun reste de celte jouissance et de cette puissance absolue, que chaque sujet, puis, par voie de conséquence, tonte la conununauté, tend a s'idenlifier. D'o0. le caractere paradoxal des affects et des émotions suscités par une telle audition rituelle : sentiment de toute puissance de la foule, disait Le Bon, levée des inhibitions, propose Freud, émotion paradoxale 00. les manifestations du deuil et de la perte, les larmes, reperent, lorsque retentit l'hymne de victoire, l'identiflcation, dans la jouissance, entre l' un -le champion sportif par exemple ou l'équipe championne - et le « tous », de la com­munauté engagée dans la compétition. Identification adouble étage, il faut le remarquer, puisque en derniere instance, a travers le retentissement de la voix de 1'hymne, outre cette identification entre le champion et la communauté, se joue également l'identification avec l' instance fondatrice du groupe, figure sacrée originelle au désir de laquelle la communauté en question a obéi, en se lanyanl dans la compétition ou la confrontation, au prix de l'effort, de la souffrance et parfais meme de la mort, On comprend ainsi qu'il soit dans la vocation meme de la foule d'obéir.

Mais, et cela participe aussi du paradoxe, cette voix, ce reste du pere originel mis a mort, signifle également que par ce meurtre, s'est instauré un ordre social réglé par la loi du symbolique, c'est­a-dire du langage, et non plus par la jouissance du Pere originel, ou du souverain absolu. Ce dernier, figure du surmoi archa'ique, «féroce et obscene », selon les termes de Lacan, par l'interdit absolu sur la jouissance qu'il proclame, en fait tend aussi a la signifier au sens Oll « signifler » peut aussi vouloir dire «ordon­ner ». Le «Tu ne jouiras pas ») produit inévitablement 1'effet inhé­rent a tout interdit ainsi formulé: par Ul meme, désigner la jouis­sance et pousser les fils a la conquérir par tous les moyens. Ce qui revient exactement a renverser 1'interdit en un commandement : «Jouis ! »), Or, le meurtre, 1'élimination de cette figure et du coup,

74. SALAZAR Philippe-Joseph, Le c",ile de la voix ali XVII' siecle, Honoré

Champion, Paris, 1995, p. 94.

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la voix qui en subsiste, se définissent des lors : le meurtre, comIne l'acte fondant la loi et la voix cornme le support de cette loi. O' oli la question de Lacan sur le véritable destinataire de la sonnerie du schofar, alors considérée cornme un rappel « a bon entendeur» adressé au Pere de la horde prirnitive. C' est en fait un: «Pere originel, souviens-toi que nous t' avons mis a mort, et que la loi civiJisatrice de notre peuple en a résulté » qui s' entend aussi dans la sonnerie du schofar, et pas seulement un rappel, a l' adresse des fideles, de la voix terrible du Pere origine!. Ce qui permet, ainsi que le souligne Freud dans Massenpsychologie, de rendre compte du fait que les masses peuvent aussi etre le lieu ou le moyen d' accomplissement d' idéaux énunernment civilisateurs.

Le modele freudien, complété par Lacan pour y inscrire la voix, ne conceme évidernment pas, on l'aura compris, la seule cornmu­nauté juive, mais sert de modele a tout phénomene de masse. Ce n' est évidenunent pas un hasard, si, au gré de notre propre chemi­nement, apartir du canevas tissé d' apres l' analyse du rituel judaique du schofar, nous nous SOlnmes aussi référé a des exemples puisés dans de tout autres situations, hymne ou slogan, mettant, cornme toute manifestation de masse, - et l' on cormnence a comprendre pourquoi -la voix au cceur de leurs enjeux. Ce n'est toutefois qu'a partir de l'élaboration lacanienne selon le deuxieme registre de pensée évoqué en introduction de ce chapitre que ces analyses prendront toute leur valeur interprétative, par la retraduction qu'elle opere du récit mythique en un raisonnement logique, phénoméno­logique et psychanalytique articulant les rapports entre la voix, le langage et la question de la pulsion.

Ce qui dans le schéma freudien était fonnulé en tennes de meur­tre d'un Pere, lieu de jouissance absolue et en meme temps d'inter­diction féroce et absolue, devient, dans l'interprétation de Lacan, opération de coupure d'une jouissance primordiale absolue, cou­pure du fait de l'emprise du langage, du symbolique, sur l'etre humain. De par sa seule existence, en effet le langage nous coupe in'émédiablement de lajouissance directe des choses, le mot venant en quelque sorte faire écran a la chose.

Dans l'interprétation qu'il fait du mythe freudien, Lacan situe donc la voix dans une situation ambivalente, a la fois trace, objet, d'une jouissance prenuere absolue et, dans le meme temps, support du langage dont la fonction est précisément de couper le sujet de cette jouissance premiere. Cette opération de coupure, nécessaire a la structuration du sujet parlant, comme a celle du social, Lacan l' appelle castration symbolique. Opération douloureuse, car le sujet paie ainsi le prix de son avenement au statut d'étre parlant d'une

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perte de jouissance. Pelte dont il ne s' accornmode jamais, et qu'il va par tous les moyens s'efforcer de combler. C'est toute la pro­blérnatique de la pulsion et de sa dynamique qui se trouve ici irnpliquée, problématique qui va nous permettre de comprendre les relations complexes et ambigues qui unissent - ou séparent - verbe, voix, jouissance et rappart a l' Autre.

L'OBJET - VOIX

posons d' abard un postulat, hypothese logiquement nécessaire pour assurer la cohérence de la construction, mais échappant pour sa part a toute observation directe. Ce postulat de départ est le suivant : aux origines de son existence, sons l' effet d 'une tension endogene, le bébé, l' inJans 75 marqué par la prématurité caracté­ristique de son espece qui le rend entierement dépendant de l' Autre pour subvenir ases besoins, le bébé donc pousse un cri. Peu importe que ce premier cri soit « le » premier cn ou n' imparte quel autre _ ce « premier » cn est mythique ou en tout cas, hypothétique. Ce qui importe, c' est que ce cri soit une pure manifestation sonore vocale liée a un état de déplaisir interne et qu' ace cn l'Autre (ce peut etre la mere, et la plupart clu temps ce sera elle, mais ce peut etre n'imparte qui d'autre), l' Autre donc, d'une part attribue une signification a ce cn, l' interprete cornme le signe de faim, de soif, etc. et d' autre paJt, apporte al'enfant quelque chose, lui procurant, par l' apaisement de la tension qui suscita son cri, une satisfaction

premiere.De cette prerruere satisfaction une trace restera dans le psychisme

de l' enfant associée aune trace de tous les éléments qui procurerent al' enfant cette décharge de sa tension interne, que ce soit l' apport de nourriture, de contact physiql.le, de stimulation sonare ou de tout ala fois. L' enfant aura des 10rs une représentation de cet objet ou de l' ensemble de ces objets d' une jouissance premiere. De la meme fa~on, a ces traces rnnésiques sera associée une trace mné­sique par exemple de l'écho sonare de son propre cri, bref de tout ce qui entourait son état de déplaisir initial.

A ce stade-la, il faut bien comprendre que ce « premier» cri n' est pas a priori un appel, encore moins une demande, il est simple expression vocale d'une souffrance. C' est l' Autre, disons la mere, qui, lui attribuant une signification, l' éleve au statut de demande, y inscrivant au passage la marque de son propre désir a elle

75. " In-fans)} rappelons-le : étymoJogiquement, « qui ne parle pas ».

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(<< Qu'est-ce que tu veux mon bébé ? » phrase derriere laquelle iI faut ajouter en filigrane : « Qu'est-ce que je désire que tu veuilles ? Que tu me laisses tranquille ou que je m'occupe de toi 76 ? »). Pour schématiser a l'extreme, la «réponse 77 » de la mere sera bien sOr d'une nature et d'une modalité tres différentes selon la position occupée par l'enfant dans son désir, selon par exemple que cet enfant a été ou non désiré par elle.

Si nous disons que ce premíer cri, ou plus exactement, que cette supposilion d'un premíer temps oil la jouissance se réalise pleine­ment, est mythique ou hypothétique, c'est qu'a partir du moment oil ce premier temps est objet d'une interprétation et produil des effets, cette « pureté» originelle se trouve a jamais perdue, prise qu' elle est dans le systeme de significations mis en place des l'inter­vention de l'Autre. Or ce n'est qu'a cet état de «cri-demande» que l'expérience nous confronte, 1'état de «pureté sonore» initiale disparaissant a jamais aussitót gue ce cri est lancé.

Mais venons-en aune deuxieme phase, celle qui s'ouvre lorsque a nouveau sous la pression d'un besoin quelconque, le bébé se remet a pousser un cri. Des ce second cri, rien n' est plus comme avant: il ne s' agit nullement de la répétition de la précédente situation, car ce second cri est déja pris dans un réseau de signifi­cations émanant de l' Autre et inséré dans une dialectique marquée de son désir. Des cette seconde phase, de « pur » qu' il était, le cri devient« pour» : pour quelqu'un, pour quelque chose. II n'est plus simple expression vocale, mais demande pour obtenir le retour de I'objet de cette jouissance initiale, il est d'ores et déja élevé au rang de signifianl...

Or ce qui pourra etre apporté a l'enfant pour apaiser sa tension, ce deuxieme objet ou cette deuxieme série d' objets ne seront jamais compIetement identiques aux premiers, ne serait-ce que parce qu 'ils surviennent dans une situation qui n'est déja plus la meme du seul fait des traces laissées par la précédente. Le premier objet de jouis­sance ne peut done jamais etre retrouvé a l'identique : il est irré­médiablement perdu.

Et pour ce gui nous occupe ici, dans la mesure oil, au cours de cette premiere expérience de jouissance, c' est la voix, dans sa simple matérialité sonore qui est en jeu, i1 y aura une recherche de cette matérialité sonore a partir du moment ou, des cette deuxieme

76. Bien enlendu, ce n'est pas en terme de désir conscient qu'il faut interpréter ce «je désire )'.

77. Ce terme de «réponse" est bien entendu irnpropre puisqu'il n'y a pas ~ proprernent parler de « demande ».

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phase, elle est perdue comme telle derriere la signification que l'Autre lui a attribuée et derriere l' impossible retrouvaille a l' iden­tique de ce premier objet de jouissance, ce demier prenant alors valeur de paradis perdu. On peut meme dire, selon le mot de G. pommier78, que l'enfant dans cette affaire est littéralement dépos­sédé de son cri comme simple matériau sonore vocal puisqu'il n'existe en fait, du point de vue en tout cas de son efficacité, qu'a partir du moment ou l' Autre ne le considere pas comme pure émission vocale gratuite, voire ludique, mais qu'il l'inscrit dans l'ordre signifiant, luí donne un sens et apporte un soulagement au déplaisir de l'enfant en lui donnant le sein, en lui mettant une couche propre ou en lui chantant une chanson :

« La voix en elle-meme, sa matérialité a fonctionné un instant comme "appeau" (oo.) qui attire et ¡mpose un dit, une intelprétation de la mere. Ce télescopage ou la signification déporte le eri, produit un travail de fission Ol! le son prend statut de signifiant. Il laisse derriere lui, inutile au regard de la signiflcation, le squelelte de sa matérialité sonore. Ce reste ne veut ríen dire, il s'agit de !'objet perdu, de l' objet freudien que Laean a désigné de la lettre petit a, eu égard ason manque de signification79. »

Autour de cette construction, e'est toute la relation de l'enfant a l'Autre 80 qui se trouve mise en place, e' est tout le rapport de renfant al! langage qui se trouve engagé.

Ce schéma fait intervenir, on l' a vu, ce que Lacan appelle le premier Autre réel de l'enfant, habituellement assimilé a la mere qui le plus souvent vient occuper, non exc1usivement mais pour une part essentielle, la place de premier Autre rée1. Or Lacan, apres Freud, nous montre que e'est dans la relation avee un certain man­que, une certaine absenee de cet Autre, que le sujet va s'engager dans l'ordre du langage, 1'0rdre symbolique. Le sujet, done le petit enfant, est en effet dans un premier temps confronté a cet objet matemel primordial qui, entre autres, apporte satisfaction a ses besoins, notamment de nourriture. Or cet objet se pose El un moment donné conune manquant. Lorsque, en effet, l'objet matemel s' absente et que l' iJ~fans va manifester son besoin par un cri, une vocalise, bref une émission vocale quí va prendre fonetíon d' appel

78. Gérard Pommier, émission France Culture, « La voix ", le 24 mai 1984. 79. POMMIER Gérard, D'une logique de la psychose, Point-hors-ligne, París,

1982, p. 40. 80. Rapport de « compréheusion mutuelle ", dit FREUD Sigrnund, « Esquisse

d'une psychologie scientiflque)} traduít de l'allemand, (1895), par Anne Bermann, in La naissance de la psychanalyse, París, F.U.F., 1979, p. 336.

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al'Autre dans les conditions que nous venons de décrire, cet appel rendra a nouveau l'Autre présent. Cest ainsi toute une scansion présence / absence qui va s'engendrer autour de cet élément vocal relationnel. Or cette scansion constitue en fait ]' amorce de l' ordre symbolique puisque, pour reprelldre notre formulation, le cri « pur » de J' enfant, inobservable, point d' origine, déduit par la seule lagique du raisonnement, est devenu ce cri « pour », pour quelque chose ou paur quelqu'un, qui donc a été symbolisé par renfant puisqu'il peut en avoir l' évocation en son absence.

Tout cela fonctionne sur le schéma mettant en jeu une jouissance primordiale, jouissance recherchée mais impossible aretrouver du seul fait de l'instauration du langage dont I'Autre est le lieu-source. On retrouve ici a nouveau l' ambivalence caractéristique de cette structuration : une jouissance premiere absolue est recherchée du coté de l'Autre, désignée meme par l' Autre mais rendue impossible et interdite par l' illtrusion du langage dont l'Autre est aussi le détenteur, la SOurce. La voix est posée dans cette construction comme objet de cette expérience premiere de jouissance qui s'efface des que la signification entre en jeu. Ce qui pennet a J.A. Miller de la définir comme :

«Tout ce qui, du signifiant, ne concourt pas aI'effet de signifi­carion SI. »

Cette prablématique, ainsi formulée, place en son centTe I'émis­sion vocale sonore. Nous allons voir qu' elle est in extenso trans­posable dans le registre du gestuel / visuel, nous couduisant a conclure que le geste, meme s' il sollicite l'ceil et non l'oreille, fait partie intégrante de la voix, structurellement, et non pas corome accessoire d'accompagnement. De fait, dans sa description consi­gnée dans L'Esquisse, Freud précise tout afait clairement que « Je besoin de décharge », « la manifestation a l'extérieur de la modi­ficabon interne provoquée par la tension» va s'effectuer par le moyen de la motricité 82

, dont le cri n'est qu'une des manifestations. Ce qui d'ailleurs est d'expérience quotidienne: lorsqu'il est sous l'emprise d'une tension interne, le bébé s'agite et gesticule autant qu'il crie. Si donc, par exemple parce qu 'il est sourd, l'Autre répond non pas au cri sonore comme tel mais au geste désordonné du bébé en souffrance, l' embrayage du sujet dans le symbolique s' effectuera

81. MILLER Jaeques-Alain, « Jaeques Lacan et la voix », in La voix, eolloque d']vry, Pmis, La Lysimaque, J989, p. l RO.

82. FREUD Sigmund, « Esquisse d'une psychologie seientifique » in La nais­sanee de la psychanalyse, Pans, pu.F., 1979, p. 336.

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le plus normalement par le gestuel. Cette composante gestuelle reste d' ailleurs toujours présente meme dans la situatian « canoni­que» d'un sujet et d'un Autre, entendants. Elle est certes reléguée au second plan car la dimension du sonore tend tres vire aprendre le pas mais elle reste quand meme toujours la comme en témoigne le fait que toute expression de langage s'accompagne de gestes, non pas signifiants mais expressifs. Dans la situation « sourde » c'est simplement un renversement de plans qui s'opere: le gestuel devient prévalent sur le vocal; le sonare est relégué au rang d'accompagnement secondaire mais subsiste quand meme, corome en témoigne le fait que les sourds « signants » peuvent accompa­gner leurs signes de mouvements de la bouche et de certaines émissions vocales, non pas signifiantes elles non plus, mais expres­sives.

Au point ou nous voici rendu se dégage une série de jalons théoriques nous permettant de mieux comprendre en quoi l'objet peut se présenter comme quelque chose qui manque, en quoi la voix peut relever du statut d'objet ainsi défini et, par corollaire, se poser comme totalement indifférente a telle ou telle modalité per­ceptive. Un dernier jalon va nous pennettTe de situer la voix ainsi conc;ue dans son articulation antagonique avec la parole. Cet anta­gonisme, nous l'avons déja évoqué sans nous y attarder. 11 convient ici de développer cette assertion, selon laquelle la parale et la signification qu'elle véhicule ont pour effet de faire disparaitre la voix, ou plut6t de la reléguer au rang de reste, de déchet pourrait-on dire, de l'énonciation d'une chaíne signifiante.

LA TRANSPARENCE DE LA VOIX

La paroJe fait taire la voix, la réduit au silence. Support de l' énonciation discursive, la voix présente en effet la particularité de s'effacer littéralemeut derriere le sens du discours qu'elle énonce. Cette observation peut paraítre énigmatique, elle est pour­tant elle aussi, d' expérience quotidienne. Quand, par exemple, quelqu'un prend la parole, on est souvent au début capté par les caractéristiques de sa voix, son accent... mais tres vite cela disparart sitot qu'on fait attention au sens de ce quj est dit, a tel point que pour ceux qui sont bilingnes, il leur arrive fréguemment d'etre incapabJes de se souvenir en quelle langue tel ou tel propos leur a été dit, alors meme que les caractéristiques acoustiques des deux langues sont radicalement différentes et ne peuvent etre confon­dues. Le meme phénomene se produit lorsque le support de l'énon­ciaríon n'est pas sonore mais gestuel, comme dans une conversatian

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entre sourds en langue des signes. C'est ainsi qu'il arrive fréquem­ment aux interpretes langue orale / langue des signes, d'etre inca­pables de dire si tel ou tel échange avec un sourd bilingue orale / langue des signes, a été tenu dans la langue orale ou en langue des signes 83

. On ne peut trouver meil1eure illustration de l'effet d'effa­cement de la voix par la signification. La part de corps mise en jeu pour une énonciation en langue des signes est pourtant, évidem­ment, d'une nature radicalement différente de celle de l'énonciation acoustique. Elle ne passe meme pas par les memes canaux senso­riels. Malgré cela le souvenir s'en perd, s'efface derriere le sens.

A l'inverse, si quelque phénomene vient affecter l' énoncé signi­fiant, du fait par exemple de l'introduction d'une temporalité de l'énonciation étrangere acelle de l'énonciation naturelle, ou bien en perturbant l' articulation par une hauteur mélodique incompatible avec la prononciation de certains phonemes, alors la voix cesse d' etre transparente sous le sens et se réintroduit comme telle. Le chant, la musique, ce que nous nommerons ici d'un mot, le lyIisme, ne sont jamais que de tels troubles de l'énonciation langagiere, ayant pour effet d'opacifier, si l'on peut dire, la voix afin de la rencire perceptible, le plus souvent dans un but esthétique, pour pouvoir en jouir. Ceci concourt - sans exclure les arguments déja avancés - acomprendre pourquoi l'accent, qui constitue l'une des modalités par lesquelIes la voix tend ainsi a. s' opacifier, au détri­ment du sens, est a. ce point évité dans les media nationaux pour tout ce qui est de la transrnission de l'information.

C'est en cela que le lyrisme, le chant, le musical, constituent une « voie royale» pour tenter d'appréhender ce qu'il en est véri­tablement de la voix. Il permet de la saisir, ou tout au moins de l'approcher, un peu comme le biologiste, par la coloration de sa préparation, peut observer sous le microscope l'objet resté jusqu' alors invisible. U. encore, le meme effet surgit dans la situa­tion de l'énonciation langagiere gestuelle. Grike a une amplitnde et a. un enchaínement particuliers des signifiants gestuels, le sourd « signant » arrive El produire une sorte de chant gestuel, de choré­graphie, mettant en avant la corporéité du support de son discours, dans une perspective d' esthétisation qui peut parfois le rendre inin­telligible tout comme la grande aria lyrique évacue souvent l'intel­ligibilité du texte chanté.

Aux distinctions saussuriennes signifiant-signifié-référent, il convient donc d'ajouter en amont et aun autre niveau, la distinction voix-signifiant. Ces observations nous amenent ainsi areconsidérer

83. Voir POlZAT M., La Voix sourde, Métailié, 1996.

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la définition de la voix et ala définir non plus cornme « l' ensemble des sons produits par les vibrations des cordes vocales (Petit Robert) », mais comme le support corporel et par voie de consé­quence, pulsionnel, d'une énonciation langagiere, quelle qu'en soit la modalité sensorielle. Ou meme, plus justement encore, comme la part de corps qu' il faut consentir a sacrifier pour produire un énoncé signifiant.

11 n'y a en fait rien de nouveau dans cette observation travaillée depuis bien longtemps par la phénoménologie du 1angage. Derrida ne dit rien d'autre dans son petit ouvrage La voix el le phénomene :

« ... Le "corps" phénoménologique du signifiant, écrit-il, semble s'effacer dans le moment meme oC! il est produit. [... ] Il se réduit phénoménologiquement lui-meme, transforme en pure diaphanéilé 1'opacité mondaine de son corps. Cet effacement du corps sensible et de son extériorité est pour la conscience la forme meme de la présence immédiate du signifié 84 . »

C' est ce que saint Augustin formulait lui aussi, il y a plus de 1 500 ans, en termes théologiques cette fois, dans son sermon 288 sur la naissance de saint lean-Baptiste. C'est en effet aune éton­nante analyse phénoménologique de l' acte de parole que se livre Augustin dans ce texte, y énon~ant l'analogie selon laquelle la voix est au verbe, comme lean-Baptiste, la Voix, est au Christ, le Verbe, s'effaifant derriere lui apres l'avoir annoncé :

, «Comme on demandait aJean qui jl était, s' il était le ,Christ ou Elie, ou un prophete : "Je ne suis pas le Christ, dit-il, ni Elie, ni un prophete". Et a la question : "Qui es-tu ?", "Je suis la voix qui crie dans le déserr" (.lean 1, 20-21). JI se nomme une voix Tu peux considérer .lean comme une voix. Mais le Christ, que sera-t-il ales yeux, sinon le Verbe ? La voix précede et donne ensuite l'intelli­gence du verbe.

[...] Cherchons en quoi different la voix et le verbe, mais cher­chons attentivement, la question est d'importance et une attention quelconque n'y suffit paso [... ] Qu'est-ce que la voix, qu'est-ce que le verbe ? Observez ce qui se passe en vous et faites vous-meme la demande et la réponse [...] Une voix en etfet qui ne fait que retentir, qui ne préscnte aucune signification, et par exemple ce son qui sort de la bouche de quelqu'uu qni crie, plutot qu'il ne parle, on dit : c'est une voix mais non une paraJe. Voici un gémissement, c'est une voix ; un cri de joie, c'est une voix [... ]. Quant a la parole, pour qu'elle mérite vraiment ce uorn, iI faut qu'elle ait un sens et que, tout en rendant uu son aux oreilles, elle offre autre chose a l' inte1­

84. DERRIDA J., La Voix el le phénomene, PUF, 1967, p. 86.

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I 1

ligenee. Tout a l'heure done, quand tu poussais un eri, je disais ; e'est une voix ; maintenant, si tu prononees ee mot : Homme, e'est une parole. [...}

Et maintenant remarquez bien la signifieatíon de eette parole : il fam qu'il eroisse et que moi je diminue (Jean, III, 30). Comment, pour quellc raison, dans quelle intention, pour quelle cause la voix elle-meme, c'est-a-dire Jean, a-t-el1e pu dire, d'apres la distinction que nous venons d'établir entre la Voix et le Verbe: "Il faut qu'il grandisse el que moi je diminue" ? [.. ] Pourquoi ? Paree que les voix s'effaeent a mesure que le Verbe eroit. .. [...] La Voix cesse done graduellement son offiee a mesure que I'ame progresse vers le Christ. Cest ainsi qu'il faut que le Christ grandisse et que Jean s'effaee85 »

C'est enfin, pour faire le lien entre voix et musique, cette meme idée d'un antagonisme entre voix et signification, que nous exprime Lévi-Strauss dans L'Homme nu :

«Sans doute la musique parle+elle aussi, mais ce ne peut etre qu'a raison de son rapport négatif a la langue et paree qu'en se séparant d'elle, la musique a conservé l'empreinte en ereux de sa slrueture formelle et sa fonetion sémiotique: il ne saurait y avoir de musique sans langage qui lui préexiste et dont elle eontinue de dépendre, si I'on peut dire, comme une appartenanee privative. La musique, e'est le langage moins le sens ; des 10rs on eomprend que l'auditeur, qui est d'abord un sujet parlant, se sente irTésistiblement poussé a suppléer ce sens absent eomme l'amputé attribuant au membre disparu les sensations qui ont leur siege dans le moi­gnon 86. »

C'est précisément ce caractere de« manque », d'objet« perdu », selon la terminologie freudienne, qui inscrit la voix dans le champ du pulsionnel : un objet de jouissance qui « manque » et qui pousse le sujet ale rechercher, acombler le manque ouvert par sa« perte », aretrouver la jouissance qui lui est attachée. Mais la quete est vaine et illusoire puisqu'il n'y a pas a proprement parler de perte réelle mais un « effet de perte» induit sur la voix par l'action de l'Autre et de la signification qu'il attribue a une énonciation langagiere. C'est bien ce que nous confirme la clinique du passionné d' opéra : toute notre analyse de la passion de J' amateur d' opéra pour la voix, développée dans notre premier ouvrage 87, illustrait cette idée d'une quéte de la voix, objet perdu paradisiaque, idéalisée et incarnée par

85. Saint Augustin, in Les plus beaux sermons de saint Augustin, Études Angus­tiniennes, Paris, 1986, tome IlI, pp. 206-215.

86. LEVI-STRAUSS, C., L'Homme nu. Plan 1971 p. 579. 87. Voir POIZAT Miche1, L'opéra ou le cri de l'ange, Métailié, Paris, 1986.

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la Diva, quéte a laquelle certains peuvent vouer leur existence entiere, quéle marquée par «1' errance» du «fou d' opéra », se dépla9ant de ville en vil1e au gré des représentations ou se produit celle (ou celui) dont il attend un de ces instants - de jouissance ­apres lequel «on peut mourir ».

Dans sa Le~on de musique88 , Pascal Quignard repere bien lui aussi ce comportement du mélomane a la recherche d'une voix perdue. Mais il le rattache a une perte rtelle, ce1le de la voix d'enfant que le jeune homme perd a la période de la mue. Pour intéressante (et admirablement écrite) qu'elle soit, cette hYPolhese ne nous satisfait guere. 5'il est vrai, en effet, que I'homme « s' accroche » acet objet plus fréquemment que la femme, celle-ci n'est pas pour autant absente du terrain ou tout ceci se joue. Mais surtout cette idée ne nous dit rien de ce qui pourlant constitue un enjeu profond de tonte la problématique mise en place par l' art lyrique: le rapport parole / musique, parole / voix, proprement dite89. Et nous avons vu combien les situations que nous travaillons ici, l'hymne, le slogan... imphquaient également cette problémati­que de « tension » entre voix et parole.

La voix se rattache toutefois aux fondements pulsionnels du sujet, par une autre de ses propriétés : son ancrage dans le corps, dans l'organique. La pulsion est en effet défini par Freud comme...

« Un coneept limite entre le psychique et le somatique90. »

Et pour Lacan, la pulsion n'est finalement pas autre chose que les diverses modalités du rapport qu'un organisme vivant entretient avec l' Autre du fait que la nécessité, les besoins de cet organisme,

91 passent par « les défilés du signifiant », selon son image . Orga­nisme, e' est-a-dire un corps vivant, comportant un certain nombre d'ouvertures vers le monde qui l'entoure et recevant de ce monde ce qu'il lui faut pour survivre et se développer; mais organisme pris dans le langage, le symbolique, qui, lui, vient de l'Autre, de la fa90n que nous venons de rapporter.

II est done important de rappeler - car cela est trop souvent oublié - qu' avec la voix, objet au tour duquel la pulsion, désignée

88. QUlGNARD Pascal, La le90n de rnusique, Paris, Hachette. 1987. 89. Pour plus de détails voir notre analyse de Lale901l de 11lusique de P. Qui­

gnard in POIZAT Miche1, Variations sur la voa, Anthropos-Economica, Paris,

1998, p. 17 sqq 90. Ibidern, p. 17. 91. CeHe détinition distingue donc fondamentalement, onle voit, le concept de

pulsion de celui d' instinct avec lequel on a trap souvent tendance a le confondre.

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par Lacan 92

sous le nom « d'invocante », trace son circuit, c'est bien dans le registre du corps qu'on reste inscrit, et non pas d'un eorps simplement organique, mais d'un corps pris dans un rappon de 1angage avec l'Autre et son désir.

L'expérience de la voix, comme toute expérience de jouissance, est en effet quelque chose d' éminemment corporel : la voix pan d'un corps pour toucher un autre corps. Que la voix soit de l'ordre du corporel tous ceux qui font prafession de voix le savent bien: ils connaissent leur épuisement apres un concert, un cours, une représentation. Tout professeur de chant le sait bien qui, avant tout exercice vocal proprement dit, fait travailler le corps de son éleve - parfois, dans certaines techniques, jusqu'a la mortification _ de telle sorte que l'éleve puisse parvenir a «Hicher sa voix» de la fa~on qui convienne. C'est donc a un double titre qu' on peut parler de perte a propos de la voix : la perte organique que nous venons de rappeler a l'instant et. la perte psychique, d'une toute autre nature, inconsciente, celle qui se produit lorsque l'Autre par la signification qu' il confere a un énoncé fait disparaltre la voix, la rejette comme déchet, selon le mécanisme que nous avons exposé. Gn eomprend, du coup, pourquoi l'émotion qui envahit 1'auditeur, dans 1'instant oil il jouit de la voix, s'exprime selon des modalités identiques a ceBes du deuil ou de la perte. Gn saisit des lors toutela portée de la phrase de Cioran :

« Je ne peux faire la différence entre !es lmIDes et la rnusique. »

Non seulement, en prenant la parale, je consens a perdre une part de moi, de mon corps, mais de surcrolt, l' Autre la renvoie au néant, ou, ce qui revient a peu pres au méme, en un lieu d'impos­sibles retrouvailles ! Certaines expressions re1igieuses mystiques le reperent d'ailleurs cIairement. C'est ainsi que pour Saint Fran~ois de Sales, celui qui prie...

« ... immole sur l'auiel de son cceur l'hosüe mystique des élans de sa voix, par camiques et psaumes d'admiration et bénédiction 93 . »

LE SACRIFrCE DE LA VOIX

Gn peut donc véritablement parler, en l' occurrence, de sacrifice : le sacrifice de la voix qu'il convient d'accomplir pour prendre la

92. LACAN Jacques, Le Séminaire, livre Xl, Les quatre conceplsfondam.entaux de la psychanalyse, París, Le Seuil, 1973, p. 164.

93 Cité par SALAZAR P.J., op. cir.. p. 259.

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parole. Gn con~oit des lors que la prise de parole ne soit jamais quelque chose qui aille de soi : prendre la parale suppose toujours inconsciemment que l' on aecomplisse ce sacrifice; prendre la parole exige toujours l'effort d'aceepter cette perte. Compte tenu de l' enjeu de jouissance qui se trouve misé, selon la modalité rappelée plus haut, c'est donc 1'acceptation d'une pene de jouis­sanee qui se trouve en jeu dans la prise de parale et d' une fa~on

pI us générale dans le rapport de langage. Cette coupure de la jouis­sance, opérée par le langage, le signifiant et sa loi dont l' Autre est, cornme on l'a vu, le lieu et la souree, c' est ce que Lacan appeIle la castratiol1 syrn.boZique. Pour l'etre humain, etre un « hornme de parole» se paie done du prix fort, celui de la castration symbolique, celui de la coupure radicale d' avec cette jouissance plimitive, mythique, qu'il n'aura de cesse de vouloir retrouver.

La voix, pour conclure, se présente selon deux volets indisso­ciablement liés l' un a l'autre :

- celui de support d'une chalne signifiante, vecteur disparaissant derriere la signification qu' eBe soutient ;

- celui d'une part de corps vécue cornme sacrifiée par I'étre parlant (castration symbolique) sous 1'effet du désir de l' Autre. Le sujet parlant se trouve donc coupé irrémédiablement d' une jouis­sanee premiere rnythique et absolue du seul fait qu 'il est. pris par l'Autre dans une relation de langage. Que l'etre humain ne se satisfasse jamais de cette coupure, t.oute l'expélience quotidienne et toute la c1inique psychanalytique 1'attestent. Pour ce qui concerne précisément la voix, comme nous l'avons longuement développé ailleurs 94, des dispositifs ent.iers sont mis en place a la fois pour tenter de répondre acette insatisfaction et pour la baliser strictement : puisque eette recherche est vaine, il faut bien empe­cher le sujet de s'y vouer et donc de s'y perdre, corps et ame. Le phénomene de la Diva, de « 1'idole », s'inserit totalement dans ce schéma: un etre se met en scene, tendant a présentifier au plus pres la voix, tendant a, pour ainsi dire, se faire voix, objet offert, voire sacriflé a la jouissance de l' auditeur, objet des lors idéalisé, magnifié, divinisé. 11 tend ainsi a présentifier l'Autre absolu, tout de complétude, identifié a la voix, cette voix que l' auditeur sait qu'il l'a a jamais perdue, mais qu'il va tenter malgré tout de se réapproprier en 1'incorporant dans l'écoute95,

94. Voir POIZAT Michel, ouvrages cités. 95. Le comportement quelque peu fétiehiste de tant d'amateurs d'opéras.

s'erfor~ant d'enregistrer leur diva achaque concelt, eollecüonnant tous leurs eme­gistrements, releve ilussi, bien sür, de ce proeessus.

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L'ÉTHIQUE DE LA VOIX

On comprend ainsi pourquoi se trouvent mobilisés des enjeux éthiques dans une pratique aussi futile en apparence que le chant, la musique, tout ce qui touche a la voix. En effet des qu 'un enjeu pulsionnel, un enjeu de jouissance, est impliqué quelque part, la question de la régulation de cet enjeu est posée. N' oublions pas Ce que dit Freud dans Malaise dans la civilisation :

« I1 est impossible de ne pas se rendre compte en quelle large mesure l'édifice de la civilisation repose sur le principe du renon­cement aux pulsions instinctives et a qnel poinl elle postule préci­sément la non-satisfaction (répression, refonlement on quelque autre mécanisrne) de puissants instincts. Ce "renoncement culturel" régit le vaste domaine des rapports socianx entre bllmains, et nous savons déja qu'en lui réside la canse de I'hosb1ité contre laqllelle toutes les civilisations ont a lutter 9G• »

Et cela est d'autant plus pertinent ici que, pour ce quí conceme cet objet-voix dont nous parlons, se trouve engagée la question meme de 1'humanisation, ou de l'hominisation, a traVers le lien au langage. Ceci conrere d' ailleurs sa logique al' association répétitive entre le musical et 1'inhumain qu' est l'animal (le pouvoir du chant d'Orphée sur les animaux I'illustrant parfaitement97). Nous aurons l'occasion d'en rencontrer une illustration plus loin. La quete de l'objet-voix se doit done d'étre régulée et l'art musical est une modalité socialement aeceptable et meme socialement valorisée, de sublimer les enjeux pulsionnels de la voix.

Face a un objet pulsionnel, Freud a en effet montré dans Pulsion et desfin des pulsions qu' il pouvait y avoir quatre grandes modalités de réaction. Nous n' en rappellerons que les deux principales, ici concernées : le refoulement, e'est-a-dire le rejet ou 1'interdiction (ce qui pennet de eomprendre pourquoi certaines tendances reli­gieuses intégristes proserivent purement et simplement le fait musi­cal en tant que te1 98). Ce que nous avons appelé la transparence de la voix est typiquement le résultat, dans le eontexte le plus quoti­dien, de ce refoulement de la voix eomme telle, rejetée derriere la

96. FREUD Sigmund, Malaise dans fa civilisariolJ, traduit de l'allemand Das Umbehagen in der Kultur, (1929), par Ch. et./. Odier, Paris, PUF, 9' édition, 1983, p.47.

97. On lira ace propos : COGET Jacques (ss. la dir. de), L'homme, l'animal el la musique, Modal, FAMDT, 1994.

98. Voir POIZAT Michel, La Voix du diable, Métailié, París, 1991.

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significati on de r énoncé au point d' en disparaítre purernent et simplement de la eonscienee du locuteur. Le deuxieme mode de réaction face a un enjeu pulsionnel est la sublimation, c'est-a-dire une fa~on déealée ou substitutive, de jouir de l'objet ou plutat de jouer avec l'objet, dans une certaine mesure, tres «eadrée »,

«eontralée », tres « convenable », socialement valorisée, le dispo­sitif de 1'art étant le plus approprié aeet ef[et. Cette modalité, nous l' avons déja reneontrée dans ce que nouS avons appelé l'esthétisa­tion du eri, a travers les eoneours d'inintzina par exemple, ou a travers la question des hymnes qu'on peut tout a fait considérer eomme une esthétisation du eri tribal. Mais deniere cette sublima­tion de la dimension pulsionnelle de la voix, l'objet, daos sa vérité, et son honeur foncíere d' inhumanité, reste toujours présent, pret a se manifester des que les garde-fous vieonent a s'effondrer: les vociférations des cla.meurs meurtrieres, les appels a11 lynehage, les eris de guene préludant aux massacres sont la pour nouS rappeler que deniere la beauté, le sublime d'uoe aria de Mozart ou d'une symphonie de Beethoven, c'est, quoiqu'il nous en eoOte de le constater, le meme objet, la voix en l'oecunence, quí nous pousse dans l' ombre. Souvenons-nous du vers de Rainer Maria Rilke :

99 « Denn das Schone ist nichts als des Schrecklichen Anfang . » Cm le Beau n'est rien d'autre que le commencement du Terrible.

CRl ET SILENCE

Dans eette logique, si donc, eomme oous l'avons énoncé, la parole fait taire la voix, on ne sera nuUement étonoé de vair que, face au sujet parlant, e' est sous la forme du silenee que la voix se présentifie le mieux dans sa dimension objectale. Tout eomme, concernant le regard, e' est par l' orbite vide de l' aveugle que l' objet regard se présentífie le mieux. Ceci est d' ailleurs dans la cohé­renee de tout ce que nouS avons tenté d' expliquer eoneemant le «manque », le« vide », de l'objet. Qu'est-ce qui, dans le registre du vocal, peut mieux représenter le manque et le vide que le silence? Et ce d'autant plus que le sileoce s'abstrait par essence de la modalité sensorielle qui le sous-tend.

Le leeteur attentif anos développements peut objeeter qu' il sem­ble tout afait paradoxal de parler du silence eomme présentificatíoo de l' objet-voix alars que nous avons vn le cri au cceur de la eonsti­tution de la voix comme objet. Le paradoxe n'est qu'apparent : il

99. Premiere « Élégie de Duino >l.

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est le fruit de la confusion engendrée par l'habitude d' associer langage et son. Pour lever le paradoxe il suffa de rappeler que }' opposition fondamentale dans la question qui nous oecupe ici, n'est pas 1'opposition son / silence, mais paroIe / silence. Or le cri «parce qu'il y manque l'implosion, 1'explosion, la coupure 1OO », caractéristiques de l' articulation signifiante, se trouve en fait a l'opposé de la parole. Il est de ce fait au plus pres du silence:

«Il fait le gouffre ou le silence se rue. »

Pour reprendre l' expression de Lacan 101. Le cri fait donc tres souvent office de présentification de l'objet-voix, mais en tant qu'il tend asymptotiquement au silence.

On eomprend dans cette perspective pourquoi le cri fait en quel­que sorte office de point d'attraction de 1'art lyrique, toujours approché dans l'acmé de la grande aria par exemple mais toujours évité, jusqu'a ce qu'il finisse par éc1ater, par déehirer l'enveloppe musicale qui le contenait jusqu'alors, point de basculement de la jouissance dans 1'hon'eur, ou plus exactement du plaisir musical dans la jouissance lyrique proprement dite, tel que, par exemple, le cri de Kundry au deuxieme acte de Parsifal ou mieux encore celui de Lulu au fmal de l'ceuvre de Berg, nous y plonge.

A ce titre, comme le remarque A. Juranvil1e, tous les éléments de la pulsion de mort se rassemblent dans le cri ear il ouvre sur le silence absolu « ou s' éprouve le manque de l' objet absolu comme manque de tout objet l02 ».

L'auteur dramatique allemand Georg Büchner dans une remar­quable intuition de cette idée trouve ces mots extraordinaires qu'il met dans la bouehe du poete Lenz. dont il raconte le naufrage dans la folie:

« Mais [dit Lenz ason ami le pasteur Oberlin], vous n'entendez done pas ceHe voix atroce qui hurle tout autour de l'horizon et qu'on appelle d'habitude le silence I03 ?»

D'une fac;on générale d' ail1eurs, la thématique développée par Biichner dans ce texte est singulierement pertinente de notre propos sur la voix-objet et sur le silence de l'Autre, silence de Dieu en l' occun'ence, dont Lenz fit un jour l'expérience traumatisante.

100. Laean J., Problemes eruciClux de psyehanalyse, séminaire non publié du 17 mars 1965.

10 1. lbidem. 102. JURANVILLE Alain, Luean et [a phi[osophie, Paris, P.U.F., 1984, p. 232. 103. BÜCHNER G. Lenz, traduit de l'aIlemand Lenz, (1879), par B. Kreis,

Nlmes, Jacqueline Cbambon, 1991, p. 57.

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Celle-ci devait le projeter dans un univers désarmais marqué par la sourde et omniprésente menace d'un silence et d'un vide absolu auquel il n' échappa qu' en s' y engouffrant: Lenz se jeta par la fenetre, dans le vide. Dans un ultime effort pour briser ce silence,

B s' écrasa dans la eour... « oo' avec un bruit si fort qu'il parut impossible aOberlin que la

chute d'un honune en fuI la cause lO4.»

LA. VOIX ET L'AUTRE

La voix donc est corps, avons-nouS dit, mais part de eorps saCfl­fiée dans le rapport qui la noue a l' Autre. Le rapport a l'Autre est fondamental dans l' approfondissement lacanien de la notion de pulsion. Ce sont en effet les diverses modalités de ce rapport quí vont définir les caractéristiques des objets pulsionnels, dits « par­tie1s » : objet oral, anal, voix et regard.

Le premier type de rapport examiné par Lacan est eelui de la demande. L' objet définí par la demande adressée al'Autre est l' objet oral. Poussé par le besoin de nourriture, le bébé va se mettre El crier et adresser une demande al' Autre, la mere. Restons dans le rappar

t de

demande, mais cette fois dans l' autre direction, ceHe de la demande que l' Autre adresse au sujet : e' est l' objet anal qui correspond ace mouvement pulsionnel. Comme 1'indíque A. JuranviHe, suivant en ce1a l' analyse conduite par Laean dans son séminaire sur l' angoisse :

« [L'objet anal] est d'une certaine fa~on, la vérité de l'objet pul­sionnel, (...] objet éminemment perdu puisque lié aux fonctions de l'élimination, rnais par la meme symbole de la plénitude elle-meme rnarquée comme illusoire puisque l'objet doit se perdre. Objet a rejeter, déchet, souillure, mais aussi cadeau 105. »

«La pulsion anale est le domaine de l'oblativité, du don, du

cadeau », écrit Lacan. 106

L'objet anal est ce déehet proposé ala valorisation entrainée par la demande éducative de la discipline anale émanant de l' Autre.

Le rapport de demande définit ce que Lacan appelle le « premier étage» de la dynamique pulsionnelle. Mais notons bien ce que

souligne Lacan

104. lbidem. lOS. JURANVILLE Alain, op. cit., p. t80. 106. LACAN .Taeques, Le Séminaire, livre Xl. Les qua/re eoneepls !ondal7len­

taux de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1973, p. 96.

137

Page 67: voix vox dei (1)

« La demande en soi porte sur autre chose que sur les satisfactions qu'elle appeIle. Elle est demande d'une présence OL! d'une absence [...] C'est par la que la demande annule (0I4hebt) la particularité de tout ce qui peut etre accordé en le transmuant en preuve d'amour, et les satisfactions meme qu'elle obtient poul' le besoin se l'avalent (sich emiedrigt) a n'étre plus que I'écrasement de la demande d'amour (tout ceci parfaüement sensible dans la psychologie des premiel's soins, aquoi nos analystes-nurses se sont attachés I07). »

Autrement dit, quand le bébé erie pour avoír le sein, e' est autant pour avoir la présenee et l' amour de la mere que pour apaiser sa faim; e'est ee quí distingue radicalement la pulsion de la fonetion biologique qui elle, bien sur, ne peut etre satisfaite que, par exemple pour la fonetion de nutrition, par l' appon de noun·iture.

Le deuxieme type de rappon fondant le deuxieme « étage » de la dynamique pulsionnelle est celui qu'ordonne la problématique non plus de la demande, mais du désir. La notion de désir, en ee qu' elle se distingue de celle de la demande, tout en y restant impli­quée est eentrale dans la théorie psyehanalytique, car c'est en ce point que vient s' artieuler la question du rappon de parole a l' Autre :

« Le désir n'est pas ce que la paraJe exprime ou prétend exprimer, mais ce que la parole constitue, ce qu'elle esto Et s'il suppose une sujétion, un assujettissement, c'est a la loi de la parole, c'est au désir de l'Autre et non a tel autre 108. »

Derriere toute demande adressée a l'Autre, il y a en effet un non-dit soutenant la boucle du rapport de parole a. l'Autre et que l' on pellt exprimer par la question : que me veut-il ? Et eomme l'objet, de la fa~on que nous avons rappelée, est manquant, le désir qui le vise en est toujours relancé. D'ou l'insistanee de Lacan sur une formulation mettant l'aceent sur 1'objet «cause du désir », plutat que sur l'objet ~< du » désir.

L'objet défini par le désir adressé al'Autre, parallelement done, a. l'objet oral (pour «1'étage demande»), e' est le regard, objet ajouté, lui aussi, par Lacan, a la série freudienne. La « dévoration des yeux » dit bien la parenté structurel1e entre les deux objets ainsi que lien entretenu entre regards et désir adressé a autrui.

L'élaboration laeanienne situe enfin la voix dans la dialectique du rapport de désir, rnais du désir de l' Autre (au sens de «ehez» l' Autre). NOllS avons vu en effet eornment la voix se constituait

107. LACAN Jacques, t.crits, Le Senil, Paris, 1966. p. 69 J . 108. JURANVILLE Alain, op. cit., p. 94.

138

comme objet, dans le désir de l' Autre impliqué dans la signification que celui-ei attribue aux cris ou aux vocalisations de l'enfant et dans la réponse qu'illeur donne. Si éeouter e'est obéir, c'est dans la mesure ou. écouter c'est se soumettre au désir de l'Autre.

LA TOUTE - PUISSANCE DE L'AUTRE

Nous voyons ainsi se dessiner au fil de ces analyses une figure de l'Autre tout afait arehai'que dans 1'histoire du sujet et compor­tant diverses caractéristiques. Celles-ci définissent un surmoi archalque que Lacan, apres Mélanie Klein, distingue du surmoi décrit par Freud. Ce dernier beaucoup pius tardif, construit apartir des interdits parentaux notarnment redipiens, pouvait certes persé­euter le sujet, mais e' est alors en tant que porteur des idéaux non seulement de ehaque sujet, mais aussi de la culture, (ldéal du moi) : e'est quand le sujet s'avérait incapable d'etre a la hauteur de cet idéal, que sa fonction persécutrice se manifestait. Avec Laean, c'est d'une tout aulre ínstance placée dans un tont autre rapport avec le sujet qu'il s'agit: un rapport de totale sujétion vis-a.-vis d'une 1!lftIf Altérité - et d'une autorité - absolue, totalitaire, qui prend en effet ¡dans le cadre de cette relation, valeur véritablement de puíssanee de vie ou de mort sur le sujet. Cet Autre prend certes souvent visage matemel, puisque c'est, quand meme, a la mere que l' « infans », entieremen t dépendant de l' Au tre pour subvenir a ses besoins, a le plus souvent affaire dans le cadre de cette relation de vie ou de mort. Mais il fant se garder d'en faire un attribut spéei­fiquement matemel.

01' que va-t-íl se passer quand cet Autre, élevé en symbolique par l'enfant sous 1'effet de la scansion de l'appel, cesse de répon­dre? Laean montre alors que s'en trouve induite ehez 1'enfant la notion de toute-puissance de la mere. Si eelle-cí en effet a le pouvoir de répondre ou de ne pas répondre, elle échappe a la structuration symbolíque qui la rend présente / absente en fonction de 1'appel. Elle devient un réel qui éehappe (pour partie du moins) a la loí du langage et qui ne répond plus qU'a son gré: elle est érigée au rang de toute-puissanee absolue, du désir, voíre du caprice, de laquelle l'enfant va se sentir completement dépendant et cela selon une totale ambivalence : puissance bénéfique si elle répond favorablement, puissance maléfique sinon. Dans ce demier cas, sa voix eornme trace de jouissance primordiale sera affeetée de valeur négative : non plus objet perdu paradisiaque, mais appel de sirene maléfique en mal de destruetion, fantasme fondateur de tant de mythes et de tant de construetions imaginaires présentant

139

Page 68: voix vox dei (1)

.....

une dimension profondément dangereuse et mortifere de la voix. Le mythe des sirenes en est, bien entendu, le plus eonnu et le plus manifeste.

Le pere primitif jouisseur et interdieteur, « obseene et féroee » de Totem et tabou s' est iei travesti en mere démoniaque, sirene eruelle et destruetrice, puissance absolue dont le désir est impré­visible. Les masques sont différents, mais ils recouvrent le meme róle. Derriere le ehangement de nom de la figure qui oeeupe eette place et cette fonction, e'est bien d'une meme structure et d'une meme posiüon qu'il s'agit. Or comme nous I'avons vu, l'émergenee de la voix en tant qu'objet de jouissanee, objet pulsionnel, est díreetement le produit de la relation entre le sujet i} l' aube de son assomption et cet Autre dont la voix prend fonetion d'« appeau », attirant le sujet vers un lieu de supposée jouissanee, absolue mais mortifere, ou la parole est exilée, oil done n' opere plus la fonetion paeifiante et civilisatriee des lois de la parale.

Mais le paradoxe, e' est que l' Autre est aussi, eomme on l' a vu, le lieu-source du langage qui en tant que tel non seulement est soumis ala castration symbolique, mais va introniser le sujet dans l'ordre symbolique, va l'élever au statut d'animal parlant, de «par­létre» pour reprendre le néologisme laeanien. 11 nous faut done postuler deux figures de l'Au tre, l' une, du premier type, lieu de jouissance mortifere, lieu de la voix comme telle, la seeonde du deuxieme type, lieu de la parole, instanee strueturante et eivilisa­trice, pour le sujet comme pour le social. La tension entre verbe et voix, que nous n'avons eessé de relever, reeouvre la tension entre ees deux figures de l'Autre 109.

La voix de l'Autre est ainsi affeetée de deux fonetions absolu­ment indissociables, sauf par l'analyse logique : une foneüon pul­sionnelle, fonetion de jouissanee, en tant que «grosse» - ou « immense » - Voix de l'Autre, « voix impérative» eommandant la jouissanee mortifere, et une fonction de support du langage, structurant le sujet eomme le social. C'est bien ce que la phéno­ménologie de l' aete de langage nous a confirmé: pas d' énoneiation langagiere sans voix, mais abolition, ou transparenee, de la voix derriere le sens de l'énoneé. A l'inverse : émergenee de la eompo­

109. U eneore on peu! lronver des preseienees de ces analyses ehez des auteurs anciens. Ces! ainsi qne: «selon Clérnent d'Alexandríe, la vojx de Dien, ieí eomprise eornme le logos guí est le véritable objet de "la gnose", connaissance nourrie de contemplation et de ravissement, imite le chan! des sirenes de l'jd6latrie - etqu'elle en triomphe» in SALAZAR P.J., op. cit., p. 219. Clémentd'Alexandríe, Pere de l'Église du trojsíeme siecle, envisageait la doetrine ehrétienne eomme le eouronnement de la philosophie platoniejenne.

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sante de jouissanee de la voíx des que eelle-ei tend ase réíntroduire coTJ1me telle, d'une fa<;on on d'une antre. Nous avons vu que le lyris , ou le eri, ou le silenee 110, eonstituaient de telles modalités medestinées au «jouir » de la voix. Mais e' est alors au déU'Íment de sa fonetion de support de sens. Ainsi que le formule Laean, et pour retrouver le lien entre la notion de surmoi et ces figures de l'Autre :

« Le super-ego est une loi dépourvue de sens, mais qui pourtant ne se supporte que du langage lll

. »

Contradietíon qu'il déploiera, en eommentant le eas partieulie­rement poignant, exposé dans son séminaire du 10 mars 1954 par Rosine Lefort, d'un enfant psyehotique qui ne savait artieuler qu'un mot: le loup ! Oil nous voyons, au passage, pour la deuxieme fois, se pointer le museau du loup au détour de notre pareours. Interro­geant la eontradietion entre le earaetere eontraignant du surmoí et l' attiranee exaltante de l'idéal du moi, Laean établit une distinetion entre ces deux notions relativement eonfondues ehez Freud. Pour

luí: « Le surrnoi, se situe essentiellement sur le plan symbolique de

la parole, a la différence de l'idéal du moi I12••• »

... qui lui, ressortit du registre de l'imaginaire. « ... Le surmoi est un impératif. Comme l' indique le ban sens et

l'usage qu'on en fait, il est cohérent avec le registre et la notion de la loi, c'esl-a-dire avec l'ensemble du systeme du langage, pour autant qu 'il définit la situation de l' homme en tant que tel, c'est­a-dire qu'il n'est pas seulement l'individu bíologiqueJ/J. D'autre part, i1 faut aceentuer aussi et a l'encontre son caractere insensé, aveugle, de pur impératif, de simple tyrannie 114 ... »

... C' est-i}-dire son caraetere «féroee» représenté par le loup, seul point d' ancrage de eet enfant dans la parale.

Laean prend bien soín de préeiser eependant que s'il releve de la parole et du eommandement, ce n'est que pour autant «qu'il

n'en reste plus que la raeine » :

110. Cest notamment ee qni permet de rendre cornpte de ces nombre uses réflexions, articnlant silenee el musique, lelles par exempJe celles que V. Janké­lévilCh développe dans son ouvrage La musique el l'ineffable, Pans, Le Seuil,

1983.111. LACAN Jaegues, Le Séminaire, livre I, Les écrits techniques de Freud, Le

Seuil, Paris, 1975, p. 9. 112. Ibidem. 113. Cest nous qui souJignons. 1141bidem.

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Page 69: voix vox dei (1)

«La loi se réduit tout entú3re a quelque chose qu'on ne peut meme pas exprimer, comme le "Tu dois", qui est une paroJe privée de taus ses sens 115. »

Derriere cette « parole privée de sens », C' est bien entendu la voix qu 'i1 fau t entendre, ce qu 'il fonnulera explicitement plus tard, dans le séminaire Sur l' angoisse auquel nous nous sonunes référé. Il conclut alors son analyse par cet aphorisme qui nous renvoie tres directement ace que nous avons appelé relation « d'amour / haine» entre le verbe et la voix :

« Le surmoi est a la fais la loi et sa destlUction 116. »

Tout corrune la voix est a la fois SUpport de la parole et sa destruction quand elle cesse de s' effacer derriere elle pour émerger comme telle, dans le cri, par exemple, ou dans la jouissance des vocalises de l'aria di bravura de la diva.

LA VOIX ET LA LOI

Pour nous recentrer Sur l' objet du présent travail, nous voyons aínsi s' articuler une relation tout a fait étroite entre la voix et la loi, selon des modalités qui ne sont pas si éloignées que cela de l'approche d'Agamben concernant les origines du rapport de sou­veraineté. A commencer par la maniere meme de concevoir la loi, envisagée dans l' analyse ci-dessus selon une modalité de « cou­pure-lien lJ7 » entre voix et parole, bien proche de ce que Nicole Loraux appeIle « le lien de la divísion J 13 », bien proche également de l'excIusion-inclusive de la « vie nue », « de la zoe, dans la polis », pour reprendre la terminologie d'Agamben. Rappelons eneffet son énoncé introductif :

« Le lien entre la vie nue et la politique est celui-1a Incme que la définition métaphysique de l'homme comme "le vivant qui a le langage" cherche dans l'articulatian entre phoné et logos1l9. »

Au tenne des analyses ci-dessus, se définit donc une dialectique que Jean-Michel Vives résume par l'aphorisme suivant :

115. Ibídem.

116. LACAN Jacques, Le Séminaire, ¡¡vre 1, Les écrits techníques de Freud. LeSeuil, Paris, 1975, p. 119.

117. VIVES Jean-Michel, «Les trois temps de la voix », in Synapse, nO 163,février 2000, pp. 29-35.

118. Voir supra p. 94. 119. AGAMBEN Giorgio, op. cit., p. 15.

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«La voix sans la loi verse dans la jouissance mortifere, la loi sans la voix reste leure marte 120. »

Notre interrogatíon sur le passage obligé par la voix requis par l'institution judiciaire y trouve la sans doute un élément de réponse déterminant.

vorx DE L'IDÉAL. V01X DE JOUISSANCE

Nous pouvons donc maintenant résumer de la fac;on suivante la traduction lacanienne du mythe freudien exposé dans Totem et tabou et complété par l'analyse de Lacan apropos du schofar pour y introduire la voix.

Est posée tout d' abord une instance de jouissance et de toute­puissance absolue représenlée chez Freud, par le Pere de la horde originelIe et, chez Mélanie Klein et Lacan, par une figure primitive de l'instance materneIle. Cette derniere étant placée par l'infans dans une position également de toute-puissance absolue du fait que sa prématurité le place dans une totale dépendance vis-a-vis d'elle. C'est la premiere figure du surmoi, « surmoi maternel archa'ique» de Mélanie Klein, « Autre absolu » de Lacan. Le sujet, pour advenir corome tel, c'est-a-dire un etre parlant et désirant, doit se déprendre de cette instance de jouissance pour laquelle il se trouve ravalé au rang d'objet. Il doit en etre coupé. C'est la coupure d'avec cette instance qui est imagée dans le mythe freudien de Totem et tabou par le meurtre du Pere de la horde. Pour Lacan, c'est la fonction du langage d'effectuer une telle opération, une telle castration sym­bolique. Or celle-ci émane aussi de l'Autre, en tant que ce dernier est également le lieu-source du langage, le « trésor du signifiant », selon son expression, renvoyant également, par référence ala ter­minologie freudienne, a ce qu'il nomme le « Pere symbolique ». De ce meurtre, de cette opération, résultent, entre autres, deux conséquences : d'une part l'émergence du sujet parlant, inscrit dans le social, régi par les lois du signifiant, et d'al1tre pan, la cristal­lisation de la voix corome telle, dans une double fonction. Fonction tout d'abord de support du signifiant et de sa loi structurante pour le sujet comme pour le social. Fonction également d' objet pulsion­nel, d'objet de jouissance. Ces deux fonctions sont a mettre en correspondance, la premiere avec ce que, dans la formulation mythique de Totem et tabou prolongée par celle du schofar, Freud a appelé l'idéalisation du Pere mort et l'jnstauration de la 10i sociale

120. VIVES Jean-Miche1, arto cit. p. 30.

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par les fils apres le meurtre, c'est ce qu'on pourrait appeler «la voix de rIdéal ». Quant a la deuxieme fonction, celle d'objet de jouissance, elle doit etre mise en correspondance avec ce que Lacan dans le mythe du schofar exprime en terme de « reste» du Pere originel, jouisseur totalitaire, mis a mort ou bien - et nous avons vu qu'il s'agissait, au fond, de la meme position - avec la voix de la mere archa'ique toute-puissante. C' est ce qu' on pourrait appeler « la voix de jouissance ».

S'explicite ainsi l'ambivalence fonciere de la voix, et ce que nous avons appelé « la tension entre verbe et voix ». Celle-ci correspond exactement a la tension entre ces deux fonctions, entre «la voix de l'idéal », support de la loi du verbe pacifiante et structurante, et «la voix de jouissance» actionnant les ressorts pulsionnels mis en place lors de la relation archaique de 1'infans al'Autre.

Compte tenu des analyses freudiennes ci-dessus rappOItées, met­tant en évidence le lien entre la notion de dieu et celle du pere mis amort et idéalisé dans l' apres-coup de son meurtre, on ne sera pas surpris de retrouver la problématique de la voix étroitement arti­culée aceBe du rapport aDieu et au sacré. Mais toujours selon un mode ambivalent, selon que l' on se focalise soit sur le versant de rIdéal, de la Loi du symbolique, soit sur le versant sacré au sens strict, celui de la toute-puissance et de la jouissance absolue de la divinité. Les religions du Dieu-Verbe, idéalisant le lieu du langage au point d'en faire la divinité supreme et unique, sont confrontées de plein fouet a cette dialectique. Leur rapport ambigu a la voix en découle. Nous aurons ay revenir.

C'est, enfin, le rapport de la voix au surmoi qui se trouve éc1airé, selon la meme logique et la meme ambivalence puisque 1'instance du surmoi se réfere tantót, selon le schéma freudien strict, a la figure du pere mis a mOIt et idéalisé, (voix de rIdéal, « voix de la conscience »...) tantot, selon les prolongements lacaniens ou kIei­niens, ala figure maternelle archarque caractérisée par lajouissance absolue et mortifere (voix de jouissance).

VO/X, POLITIQUE ET SACRÉ

11 ne nous reste plus maintenant qu'a articuler ces développe­ments avec les réflexions développées par Freud dans Psychologie des masses et analyse du moi, et ci-dessus rappelées, pour com­pléter notre présentation de la logique fondant les liens entre voix, politique et sacré.

144

Le mécanisme placé par Freud au co::ur de son analyse des phénomenes sociaux, c'est nous l'avons rappdé, l'identification. Si les éléments de la foule se retrouvent dans les dispositions psychiques décrites par Freud, apres divers autres auteurs, c'est parce que chacun des éléments en s'identifiant a une entité idéa­lisée commune, se retrouve identifié aux autres, forgeant ainsi 1'identité sociale caractérisant un groupe social donné. Cette entité Freud la définit comme le surmoi constitué apartir des idéaux du Moi inculqués par les interdits parentaux. La motivation de cette recherche de l'identification sociale, c' est la quete d'une jouissance prirnitive vécue inconsciemment comme perdue par le sujet, jouissance supposée liée a une complétude narcissique initiale, a laquelle l'inscription dans l'ordre du langage et l'éducation l'ont arraché. Une recol1stitution de la complétude narcissique résultait de ce processus d'identiflcation entre le moi et son idéal mobilisant du meme coup la somme d' affects et d'investissements pulsionnels que nous avons rappelés et dont on connait la puissance. Freud interprétait, on l' a vu, ces phénomenes, comme une «revivis­cence» de la situation originelle au sein de la horde primitive, pla9ant au co::ur de son dispositif identificatoire 1'incorporation du Pere mis a mort et idéalisé dans l' apres-coup sous une forme

divine. A partir du moment ou les développements lacaniens ont, sinon

révélé, du moins souligné la nature vocale du surmoi, explicitant qui plus est l' ambivalence fonciere, et du surmoi et, par corollaire, de la voix, on comprend des lors que l'identification collective au surmoi, soubassement de l'identification sociale, comporte une composante vocale déterminante, caractérisée elle aussi par l' ambi­valence, entre ce que nous avons appelé « la voix de l'idéal » et « la voix de jouissance ». Ce qu'on pourrait appeler un «repas totérnique lyrique» effectuant une opération d'identification du premier type, par incorporation et partage de la voix entre chaque sujet et l'entité identificatoire.

Si donc la poli tique est bien, dans son essence, en charge de la question du « Un » social, confronté aux parties de ce « Un », la voix y occupe nécessairement une place fondamenta1e, puisqu' elle participe de la constitution de ce «Un ». Et, a partir du moment ou la figure surmoJ'que identificatoire est érigée par son idéalisation en entité divine ou sacrée, il en découle, pour finir, nécessairement aussi une relation étroite entre voix, poli tique et sacIé. Nous en avons déja vu plusieurs illustrations dans la premiere partie, nous en verrons d'autres plus loin avec le rapport a la voix d'Hitler, ainsi qu' avec le culte de la voix du Roi dans 1'ancien régime.

145

Page 71: voix vox dei (1)

Compte tenu des réf1exions et interprétatious qui précedent nous pouvons proposer la formulation suivante: dans la quete de 1'« Un», propre aux mouvements de masse, ce qui est en fait mobilisé, c'est le fantasme de faire corps avec 1'Autre, d'oil d'ail­leurs le leitmotiv du corps unifié que nOLlS n'avons cessé de repérer des les débuts de cette étude, a tous les détours du discours poli­tique. Dans la quete de 1'Un, c'est donc en fait une identification aJ' Autre qui est visée, cet Autre surrnolque décrit par Lacan, mais dans une vaciIlation pennanente en tre l' un ou l'autre de ses deux visages, et donc, par corollaire, dans une vacillation entre la « voix de l'Idéal » et la « voix de jouissance».

Vacillation tout d'abord du coté du visage de l' Autre absolu insigne d' une jouissance absolue et totalitaire qui commande la jouissance, le déchaí'nement pulsionnel visant au triomphe de la pulsion de mort dans le déni forcené de la castration symbolique, c'est-a-dire de l'emprise des lois qui font de I'etre humain un etre parlant. C'est par l'incorporation collectÍve de la voix hors sens, cri, éructation, ou chant de sirene, de celui qui incarne cette tigure de l'Autre que l'identitication va alors s'opérer, ce que nous avons appelé le «repas totémique lyrique », préludant au déferlemellt meurtrier dans le sentiment de toute-puissance qui accompagne l' accomplissement de l'identiflcation acette face obscure et archai:­que de l' Autre. C'est bien d'une tentative fantasmatique de recons­tituer une complétude narcissique originelle qu'il est question ici : fantasme de la complétude maternelle archai·que ou le sujet ne serait plus coupé de la jouissance, oil les lois du langage, et la castration symbolique qui en inscrit la marque sur le sujet, se verraient abo­lies, et oli, enfin, la voix comme telle ne serait plus sacrifiée derriere la paroJe qui nous fait hornrne. Dans le «vertige de l'Un» qui saisit le sujet pris ainsi dans les rets du désir de l'Autre, c' est en fait un processus de régression radicale qui se met en place: régres­sion narcissíque dans laquelle le sujet parlant s'abolit littéralement comme tel, dans la quete de jouissance absolue que son fantasme attribue a 1'Autre, du temps mytbique oli il n'en était pas séparé, Ol! les lois de la Parole ne l'en avaient pas coupé, et oil la voix régnaít alors en maltresse absolue.

Mais vacíllation aussi du coté du visage de l'autre figure du surmoi, celle qu' avait dégagée Freud et qu' il présente comme énon­ciatrice d'idéaux civilisateurs mobilisant chaque sujet pour la cause de tous dans le líen social d'amour, sí l'on peut díre, tel que Freud le met en évídence. Se trouve mise en jeu alors l'incorporation non plus de la voix déchalnée, hors-loi, mais de la voix en tant que support de parole, support du signifiant et de sa loi structurante,

146

pacífiante, meme sí elle est dure et douloureuse pour le sujet. Freud ne rappelle+il pas en effet :

« On peut parler d'unc rnoralisation de l'individu par la foule. Alors que l'activité intellectuelle de la foule se situe toujours tres au-dessous de celle de l'homrne isolé, son eornportement éthique peut tout aussi bien s'élever tres au-dessus de ce niveau que des­ 1" cendre tres au-dessous 121. »

Insistons sur ce « tout aussí bien », pour soulígner aquel point c'est bíen d'une vacillation permanente qu'il est question et non pas d'une altemative en terme de : tantot l'un, tantot l'autre, selon les circonstances, la qualí té du « meneur » ou de 1'« Idée » porteuse de I'ldéa1. La «foule sublime» conduite par un ídéal de liberté, d'égalité ou de fraternité au chant d'un hymne a l'amour de la patrie, peut tres vite basculer et se transformer en «borde sau­vage », píllant, violant et massacrant da.ns la vocifération des cris de haine et des appels au meurtre. Et cela d'autant plus facilement qu'au principe meme de l'ídentífication socíale, se trouve désignée une altéríté - groupe voisin ou étranger - contre laquelle se construit cette identité. Le poínt de basculement entre ces deux types de foule est aussi ínstable - et pour les memes raísons - que celuí qui sépare la construction d'une identité natíonale structurant un groupe socíal, d' avec sa perversíon nationaliste et son cortege de destructíons, d' attentats et d' assassína.ts. DerTiere la « voíx de l'Idéal », la tentatíon de la « voix de jouissance » exerce toujours son attirance.

La voix constitue donc en quelque sorte le catalyseur pulsionnel de ces phénomenes, sous diverses modalítés, dont nous avons exa­miné quelques-unes en premíere partie. Et c'est sa position tres particuliere en double interface, sí 1'0n peut dire, entre corps et langage d'une part, entre le sujet et l'Autre d'autre part, qui la prédispose acette fonctíon dans une étrange relatíon de « coupure­líen », d'« exc1usíon-inc1usive» ou d'instauration-destruction, de la 101. iNous avons recouru conslamment jusqu'ici au terme d'ambiva­ l' ,1lence pour traduire les deux fonctions simultanées de la voíx. Le i ! terme est corrunode mais tout comme l' ambivalence du sacré, íl .,¡ l'~ ¡ mérite d'etre affiné. Nous ne serons pas surpris de nous retrouver 1;1'1 alors dans une situation exaCtement analogue acene de l'exc1usíon l'inclusive décríte par Agamben. Particípant de l'énoncíation sígni­

." '1

II¡ 121. FREUD Sigmund, Massenpsychologie und lch-Analyse (1921), trad. Psy­

chologie des loules el analyse du mOl, Payot, Paris, 1981, p. 135.

111'147

liIt

Page 72: voix vox dei (1)

fiante, la voix s'en trouve pourtant exclue, rejetée comme déchet par l'émergence de la signification. En tant que part de corps mise en jeLl dans un énoncé langagier elle se trouve soumise ala 10Í du signÍfiant qui se révele alors en quelque sorte son Souverain absol .

uCe dernier l'exc!uant aLl mornent merne ou ce qu'eIle fonde prend sens. Elle se retrouve littéralement eomme un bout de « vie nLle » pIis dans le Logos comme dans une relation de sOllveraÍneté absolue.

Mais en tant qu'objet de jouissance, reste d'une instanee de jouissance absolue, susceptible de mettre amal la souveraineté de la loi du signifiant, et du coup l'intégrité du Sujet comme de la Cité, elle se révele alors littéra1ement parricide/22 et sacrée dans l' acception la plus archa.lque du mot sacer qui sanctionne, on l'a vu, celui qui - crime de lese-majesté ou transgression d'un tabou majeur - s'en est pris au Souverain ou a celui, tel le tribun de la plebe, dont l'inviolabilité a été procIamée par la loi.

Compte tenu de ces considérations, nous ne pOuvons donc ni etre SUIpriS de la place proprement constitutive qu' Occupe la voix dans la problérnatique qui nous occupe iei, ni non plus la considérer comme simple accessoire agrémentant la ritualité sociale et poli­tique. Son lieu avec le religieux s'en trouve également éclairé, si nous considérons que Dieu n' est autre, selon Freud, que la figure du Pere idéalisé dans l'apres-coup de son meurtre ou, selon Lacan, que l'idéalisation de la figure de l' Autre dépositaire « du trésor du signifiant ». S'en trouve aussi clarifié son rapport avec le sacré au sens strict, en ce que le sacré se distingue du religieux, celui-ci entreprenant de « gérer» celui-liL Le sacré renvoie en effet ades lieux ou a des figures de toute-puissance, d'innommable, voire d'horreur, auxquelIes il faut sans cesse sacrifier ce qu'il y a de plus beau et de plus pur : c'est ce aquoi renvoie le « coté obscur» de la voix, celle que Reik attribue au Pere originaire de la horde, voix toute de commandernent, d'interdit et d'injonction alajouissance, que Lacan attribue al'Autre d' avant la castration symbolique : voix de la Mere primordiale, renvoyant aun innommable, de jouissance et d'horreur melées, voix de la dévoration, de l'indifférenciatíon, de la fusion entre le sujet et l'Autre OU s'absentent toute parole, toute loi, tout sujet et toute société ; OU, dans le « vertige de l'Un », le sLljet s 'abandonne a l'Autre.

122. Le terme latin utilisé pom ce type de crime est effectivement celui de parricidi/.lm. Meme si la signification du mot était plus large que son sens actuel, il est particulierement frappant de relrouver a travers ce mot des connotations étroitemenl en rapport avec les ré/'lexions freudíennes auxquelles nous nous som­mes référées pour tenter d'expliciter cetle problématique.

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Si donc la politique est, comme on l'a décrit, dans un rapport si fondamental a la question de l'Un et de la division sociale, on comprend éga1ement pourquoi la voix, elIe-meme impliquée au premier chef dans cette problématique, y occupe une place si insis­tan te. Elle est en effet au creur des enjeux pulsionnels, de jouis­sance, qui animent un groupe social dans sa quete d'identité et d' unité. Mais elle constitue dans le meme temps le socle sur lequel le social va pouvoir s' organiser, se structurer et inscrire sa loi. Un socle d'une bien étrange nature puisqu'il va devoir disparaitre, voler en éclat sous les coups de l' inseription de cette loi sociale : la voix support de la loi s' efface derriere le sens qu' elle énonce. N' est-ce pas ce qu'illustre 1'épisode biblique dans lequel MOlse, redescen­dant du Sina'i porteur des Tables de la Loi, les brise dans l'acces de fureur qui le saisit devant le veau d'or auquel avaient sacrifié les Hébreux pendant son absenee ?

En tant que corps pris dans le langage, la voix participe ainsi de « la vie nue », organique, prise dans la relation a l'Autre ; a cet Autre souverain qui a le pouvoir de la faire disparaitre, de la réduire au silence ou de la rendre transparente, en vertu de ce prineipe paradoxal qu' Agamben repere au fondement de la politique et que nous avons retrouvé systématiquement tout au long de cette étude, sous diverses dénominations selon les registres d'analyse : exclu­sion-incIusion, eoupure-lien, instauration-destruction, meurtre fon­dateur... La voix est donc a la fois analogique du líen politique fondamental entre le Souverain et le sujet, tel que le définit Agam­ben, et l'instrument par lequel s'exerce cette relation politique originelle, les propriétés de cet instrument déterrninant les carac­téristiques de cette relation.

Nous sorrunes parti, au début de cette enquete, de la réflexion d' Aristote articulant clairement 1'enjeu de la politique dans le pas­sage de la voix au langage, caractérisant le trajet qui, menant de l' animal a l'humain, fait passer de la sensation du plaÍsir et de la souffrance au jugement sur l' lltile, le juste et le bien. C' est le commentaire qu'en faÍt Giorgio Agamben que nous reprendrons pour concIure, un commentaire dont le relief nous paraitra main­tenant accusé, du moins nous le pensons, par les divers éclairages apportés au eours de ces pages :

« La questian : "De quelle fayan, l'etre vivant a-t-ille langage ?" correspond exactement a cel1e-ci: "De quelle fayan la vie nue habile-t-el1e la polis ?" Le vivant possede le logos en supprimant et en conservant en lui sa propre vaix, de meme qu'il habile la polis en laissant ex-cepter dans cene-ci sa prapre vie nue. La politique se présente alors comme la structure proprement fondamentale de

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la métaphysique oecidentale, en tant qu' elle oecupe le seuil oil. s' aeeomplit l' articulation entre le vivant et le logos. La "politisation" de la vie nue est la tache métaphysique par excellenee dont l'enjeu est l'humanité merne de l'honune vivant. Le couple catégoriel fon­damental de la politique oceidentale n'est pas le eouple ami-ennemi, mais le eouple vie nue-existence politique, zoe-bios, exclusion­inclusion. La poli tique existe paree que l'hornme est le vivant qui, dans le langage, sépare et oppose sa propre vie nue ...

-notamment, nous permettrons-nous d' ajouter, atravers sa voix­

... et, dans le meme temps, se rnaintient en rapport avee elle dans une exclusion inclusive l23 . »

La place et la fonction de la voix, telles que nous venons de les situer et de les détinir dans le champ de la politique, nous nous proposons maintenant de les repérer, en guise d'illustration, dans deux situations: au centre du phénomene nazi, tout d'abord, ou nous les retrouverons enr6lées - plusieurs remarques incidentes dans les pages précédentes le laissaient entrevoir - S011S la modalité que nous avons qualifiée d'« obscure », puis au fondement de l'adage vox populi, vox Dei, ce demíer mettant explicitement la voix en lumiere dans le domaine poli tique, mais sous une forme qui, pour ne pas etre parfois exempte de violences, n'en constitue pas moíns cependant une modalité pacifiée et structurante.

TRürSIEME PARTIE

VOXP 'U, VOX ~OLl

d 1, I ji

« La musique est déja tout entiere dans le coup de sift1et Idu SS. » Pascal Quignard, La Haine de la musique.

«La question de l'ambivaIence de la musique est toujours inquiétante ; la question "Beethoven a Auschwitz" est terrifiante. »

Esteban Buch, La neuvieme symphonie. une histoire politiqueo

123. AGAMBEN G, op. cit., p. 16

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Le modele freudjen élaboré pour rendre compte des propriétés es mouvements de masse, ne pouvait rencontrer meilleure - 011

¡re - démonstration de sa pertinence que le phénomene nazi l. Ce demier illustre en effet taus les aspects de l' explicitation freu­dieTll1e, tout en mettant au premier plan ce que nous avons vu y mfltlquer : la place et la fonction de la voix. Est-il en effet besoin d'insister sur le mécanisme d'idéalisation du meneur, sur la natme

es liens d'amour entre les sujets et leur maitre, sur «l'inhibition de pensée », sur le sentiment de toute-puissance qui s' empare des individlls pris dans la foule, sur le déchaí'nement de la pulsion de mort, tant ces descriptions semblent, au lieu de les anticiper d'une dízaine d'années, Jiltéralement tirées de l'examen des événements qui secouerent l'Allemagne (et l'Italie) dans les années trente. Nous les retrouverons d'ailleurs pour l'essentiel au détour des propos qui vont suivre, constituant l' aniere-fond permanent de ce qu 'JI nous importe ici de mettre en lumiere : la place et la fonction de la voix.

Les ressorts inconscients de la voix, tels que nous venons de les décrire, ont été particulierement sollicités par le nazisme, tant sur e plan subjectif, que sur le plan social et politiqueo II faut dire

d'ailleurs que 1'Emope de la fin du XIX' siec1e lui avait montré 1'exemple. L'histoire des hymnes nationaux, ci-dessus esquissée, nous a révélé la montée des nationalismes européens, trollvant leur aboutissement dans le désastre de la premiere guerre moncliale, désastre dont les ravages sont encore loin d'etre totalement mesu­

1. Bien qu'i1 ait été rédigé, soulignons-le en 1921, soit avant qu'Hit1er ait commencé afaire parler de 1ui, et que les allusions a«l'aclualité» qu'on ytrouve se rappOltent en fait au «lien s5)Cialiste» de I'expérience soviétique encore ba1­butiante. Voir ROUDINESCO Elisabelll, PLON Michel, Dictionnaire de la psy­chanalyse, Fayard, Paris, 1997, p. 839.

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rés, pas plus que les conséquences, I'émergence du national-socia~ lisme allemand n'en étant pas la moindre.

Précisons dés aprésent tres clairement, que si notre étude se cen, tre sur les enjeux de la voix dans ces situations, enjeux largell1enl sous-estimés, bien que souvent relevés, nous n'entendons, bien él,'i­demment, nullement réduire l'analyse de ces évenements et cir­constances a cette seule dimensiono Nous entendons seulement montrer que les facteurs socio-économiq ues et poli tiques n' épuisent pas la compréhension de ces phénomenes et que des déterminations. inconscientes sont aussi a l'ceuvre dans tout événement politique. Panni celles-ci, les enjeux pulsionnels de la voix y participent en premiere ligne. Notre propos est simplement de montrer que l'AlIe­magne nazie les a exploités de fa~on toute particuliere, sous diverses modalités. Cet éclairage peut permettre, pensons-nous, de conférer cohérence et logique adivers constats par ailleurs bien établis, mais dont les observateurs restent parfois perplexes quant a ce qui les fonde, les outi1s théoriques lem manquant pour en rendre comptc. C' est ainsi que nous serons amené dans les pages qui viennent a réexaminer sous l'angle qui est le notre ici, la sempitemelle ques­tion du « charisme» d'Hitler, de la place accordée par le troisieme Reich ala musique en général et acelle de Richard Wagner en par­ticulier, ainsi que la ques60n de la présence de la musique dans les camps d' extermination qui suscita tant de réflexions douloureuses ou indignées, a commencer par ceHes de Pascal Quignard dont nous avons placé la plus saisissante en exergue de cette pmtie.

VOIX ET IDENTIFICATION SOCIALE : L'EXEMPLE NAZI

Dans leur essai, Le Mythe nazJ2, Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, soulignent aquel point le probleme majeur auquel la société allemande s'est trouvée confrontée des le XVIII' siecle est le probleme de spn identité. Morcelée en royaumes, principautés, électorats, cités-Etats, sans passé ni figure historique pouvant faire fonction de figure idéalisée unificatrice3, l' Allemagne ne pouvait

2. Editions de L'aube, Paris,1998. 3. Frédéric JI de Pmsse, qui aurait pu peut-ttre jouer ce róle, était encore au

milieu du XVlJl' siecle, soulignons-Ie, entieremen! tourné vers les valeurs des Lumieres fran<raises au poin! de s'exprimer davantage en fran<rais qu'eu allemand.

rnéme pas au milieu du XVIII· siecle présenter une ceuvre d'art représentative en langue allemande, hormis - exception significa­tive - la musique religieuse d'un H. Schütz ou d'un 1.S. Bach, l'opéra, quant a lui, étant intégralement de style italien en langue itaüenne (Hasse, Haendel, Gluck4

). Plus 10urd de conséquences encore:

«L'Allemagne f...] n'est pas seulement privée d'entité, mais il lui manque aussi la propriété de son moyen d'identitication. [... ) Et l'on pourrait parfaitement décrire l'émergence du nationalisme alle­mand comme la longue histoire de l'appropriation des moyens d'identification 5. »

Le concept de Volksgemeinschajt devint la notion clé, incanta­toire, a tout bout de champ invoquée, de ce que Victor Klemperer appeHe la LTI, Lingua Tertia lmperií, la 1angue du troisieme Reich, et qu'il est selon nous préférable de traduire par « comrnunauté du peuple », cornme dans la traduction fran~aise de l'ouvrage de Peter Reiehel Lafascinatioll du nazisme6, plutOt que par « corrununauté nationa1e » cornme dans la traduetion de la biographie d'Hitler de Ian Kershaw 7•

Compte tenu de ce que nous avons développé de la fonction de la voix dans les processus d'identification sociale, on ne sera pas sur­pris de la place considérab1e qu' elle a occupée dans l' Allemagne nazie, travaillée au eorps par le démon de I'Un, cet Un qu' elle voulait allemand, « par dessus tout », monstrueux surmoi areha'ique qu' elle entendait construire et imposer al'Europe « pour mille ans » :

« Ein Volk, ein Reich, ein Führer » « Un peuple, un empíre, un chef»

FÜHRER

« Qui est cee homme ? mi-plébéien, mi-Dieu ' Vraiment le Christ ou seulement lean [Baptiste] ?

4. A la seule exception d'un Reinhard Keiser, compositeur, au débu! du XVIfl' siecle, de plusieurs opéras eu allemand.

5. LACOUE-LABARTHE Philippe, NANCY lean-Loe, Le Mythe nazi, L'aube, Paris, 1998, p. 39. Souligoé daos le texte.

6. REICHEL Peter, La Fascination du naúsme, trad. de Der Schone Schein des dritten Reiches (1991) par O. Maononi, Odile Jacob, Paris. 1997.

7. KERSHAW lan, Hitler, 1889-1936: Hubris, trad. P.E. Dauzat, Flammarion, Paris. 1998.

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[...] Cet homme a tout pour erre roi. Le tribun du peuple né. Lefutur dictateur.

[... ] Que je l'aime. »

Aínsi s'exprime Grebbels dans sonjoumal, au moment oil i1 fah la connaissance d'Hitler, en 1925.

En septembre 1936, devant l'immense fOllle de ses partisans réunis a Nuremberg, dans la fantastique mise en scene que les images de Leni Riefenstahl nous ont transmise, le « tribun R du pellple né », Hitler, proclame:

« Comment ne ressentons-nous pas a nouveau, en cet instant, le miracle qui nous a rassemblés. Jadis, vous avez entendu la voix d'un homme, elle a frappé votre cerur, eJIe vous a réveilJés, et vous U\'ez

suivi cette voix, Vous l'avez suivie pendant des années sans meme avoir Vu celui a qui eJIe appartenait...que vous m' ayez trouvé...parmi tant de millions de personnes, c'est le mirac1e de notre siecle ! El queje vous ai trouvés, c'est la chance de l'AlIemagne9.. ,»

En parfaite Iucidité, Hitler parle d'une voix et d'une voix que les accents expressément messianiques de SOn discours _ comme en écho aceux de Grebbels - tendent a présenter comme sacrée. Sacrée tout corrune le feu auquel cette voix a SOuvent été associée, ce feu auquel la mystique nazie a particulierement sacrifié, depuis les ínnombrables processions nocturnes aux f1ambeaux, prenant parfoís la forme d'une gigantesque croix garnmée de feu,jusqu'aux flarnmes sinistres des fours crématoires.

Elías Canetti décrit en ces termes un hornme et une voix :

« Un petit homrne plut6t ehétif, [...] avee un visage effi1é d'une vivacité inquiétante et qui me dérouta [...] La voix était tranchantc et irritée et dominait aisément la salle en s'amplifiant brusquementet fréquemment [...].

Dois-je avouer que ce qui, au début, me dérouta le plus ce fut la soudaineté de I'énonne effet produit? r.. ,] la parenté avec le domaine juridique était également perceptible dans le fait que tout présupposait une loi établie et absolument irréfutable, intangible. On eomprenait clairement ce qui était bien, on comprenait c1aire­ment ce qui étail mal. Cela avait la dureté naturel1e du granit [...] Mais c'était pourtant une loi d'un caractere tres particulier etje pus ainsi sentir des la premiere fois aquel point je commenpis a m'y

8. Remarquons qu'Hitler avait choisi pour jntroduire les cérérnonies l'ouverture de Rienzi, le dernier des tribuns de Richard Wagner. Rienzi raconte précisérncnt l'histoire d'un leader populaire romain du milieu du XIV' siecle, véritable « tribun politique» conduisant une révolte du peuple contre la noblesse.

9. Cité par REICHEL Peter, op. cit., p. 152.

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soumettre [...] Cal' ce qu'il y avait d'incompréhensible et d'inou­bliable pour quiconque en a été le témoin, c'est que ceUe loi, était du feu : elle inadiail, elle brGlait, et anéantissait [...] Ces phrases [...] lan~aient soudain des éclairs qui n' avaient rien d'innocent, qui n'illuminaient rien : ce n'était pas non plus des éclairs de théatre, mais des éclairs meurtriers ; et ce déroulement du ehatíment exter­minateur qui s' accomplissait publiquement, aux yeux et aux oreilles de tous, répandait une telle horreur et une telle violence que personne ne pouvait s'y soustraire. »

Nous avons l1i sans donte la plus extraordinaire description de la voix d'Hitler qu'on puisse écrire, et pourtant ce n'est pas de la voix d'Hitler qu'il s'agit mais de cel1e de l'écrivain autrichien ­aussi remarquable conférencier que redoutable polémiste - Kar1 Kraus lO• Et de fait, comme le commente lean C1air :

« Quiconque a pu entendre la voix de Kral.ls, dans les enregis­trements qui en existent, aura pu éprouver pareille et terrifiante expérience. Le fait est que, apres la Seconde Guene, e' est désor­mais, gla~ante, une autre voix que l' on entend a travers lui, une voix qui aurait pris son masque. Le Führer aura pris la voix de Karl Kraus. Le jeune vaga bond, étudiant en beaux-arts des années viennoises, avait-il eu la curiosité d'aller écouter ses conférenees ? Disons plutat que de meme qu'a Munich, sur les photographies que Hoffmann prenait de lui, il apprendrait a poser son corps, a étudier chacune de ses mimiques et chacun de ses gestes, le petit Autrichien a l'allemand rustique et a la diction grossiere appren­drait a poser sa voix, jusqu'a mimétíser ce que i'art oratoire du temps avait produit de plus saisissant, copiant son phrasé, ses syncopes, son tranchant, sa brü.lure. Karl Kraus, ason corps défen­dant, aura été le maftre en diclion d'Hitler, tout comme mutatis mutandis, Marinetti l'avait été, mais pour sa part si volontiers, de Mussolini JI .. »

II faut nous aneter un moment sur cette association, dans le registre mystique, du feu et de la voix - ou du souffle - nous al10ns voir pourquoi i1 nous parait légitime de faire l'assimilation de l'une a l'autre. Ce n'est pas la premiere fois en effet que nous la ren­controns dans nos travaux, et elle nous paraí't beaucoup plus char­gée de sens que ne le laisse paraí'tre la banalité de l'adjectif « enflammé» pour qualifier un discours véhément. C'est ainsí

10. CANETT1 Elias , Kar! Kraus, écofe de la résistance, en préface aKRAUS Karl, La littéralure démolie, Rivages-poche, Paris, 1993, pp. 16-17.

11. CLA1R .lean, La responsabilité de l'artiste, Gallirnard, Paris, 1997, p. 37.

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~

qu'Hildegard von Bingen 12 reeourt, pour parler de la Parole, a l'étonnante analogie suivante :

« Comme il y a trois éléments constitutifs de la Parole humaine, de méme il faut considérer la Trinité dans [,Unité de la Divinité. Comrnent ? Dans la pamle, il ya le son (sonus), la fOIce expressivc (virtus) elle souffle (flatus). Le son pour qu'on l'entende, l'expres: sion pour qu'on la comprenne, le souffle pour qu'elle atteigne son but. Dans le son entends le Pere qui manifeste toute chose par sa puissance indicible, dans la force expressive, le Fils qui est mer­veilleusement né du Pere, dans le souffle l'Esprit-Saint qui brCile doucement en eux lJ. »

Autrement dit (mutatis mutandis), le signifiant, le signifié et le souffle, e' est-a-dire eette manifestation eorporelle qui pennet a la paroJe d' atteindre son but et que nous avons définie ci-dessus, comme, proprement : la voix.

Cette élaboration métaphorique se trouve redoublée par une autre eonstruction analogique déerivant «les trois forces de la flamme» :

« De méme que la flamme a lrois forces en une seule ardeur, de méme il y a un seul dieu en trois personnes. Comment ? La flamme se compose d'une lumiere splendide, d'une tiedeur vermeille et d'une ardeur ignée. Dans la splendide lUIniere vais le Pere qui, dans son amour paternel, répand la lurniere sur ses fideles et dans la verdeur venneille qni est en lui comme cause, dans laquelle la flamme manifeste sa force, comprends qu'il s'agit du Fils qui a pris chair de la Vierge et dans lequel la Divinité a manifesté ses mer­veilles ; dans l'ardeur du feu considere le Saint-Esprit qui se répand dans l'Esprit des croyants 14 »

Dans l'élaboration d'Hildegard, le souft1e, assinúlé a l'Esprit­Saint, est done feu. Cette référence au feu dans la mystique de la voix et de la musique, n'est d'aiUeurs spéeiflque ni d'Hildegard, ni du ehristianisme. Gn la retrouve également dans la réflexion soufie, donL on sait eombien elle a travaillé la question du rapport aOieu de la voix et de la musique 15. C est ainsi par exemple qu' un maí'tre soufi déelare :

12. Voir POIZAT MicheL La Voix du diable, Métailié, Paris, [991, pp. 80-95. [3. Sci vias, 2' vision du Livre 2, tnduite par G. epiney-burgard in EPINEY·

BURGARD G., ZUM-BRUNN E., Femmes. troubadours de Dieu, Brepo[s, Paris, 1988, p. 56.

l4.1bidem. 15. Voir POIZAT Michel, op. cir., pp. 61-79.

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«On dit que le sama \6 est un feu qui vient du Seigneur de Vérité et que ce feu ne frappe pas a moins que le sujet ait un cceur épris d' amour et que son ego soit brOlé par l' ascese 17 »

Qu'est-ee done qui peut fonder eette affinité entre le feu et la yoix sinon les earaetéristiques de cette jouissanee de la voix, que j10Us avons appelée lyrique, proehe de eette jouissanee mystique que Romain Rolland dans son éehange épistolaire avee Freud qualifie d'« océanique ». Paradoxe? En fait 1'eau et le feu méta­pborisent répétitivement 1'un et l' autre le rapport de jouissance a la voix. Ce constat peut sembler contradictoire, puisque d'un cer­tain point de vue, ces deux éléments apparaissent eomme s'oppo­sant. En fait, ce qui semble en jeu fondamentalement dans le reCOurs aces images, c'est bien le rapportde débordement, d'outre­passement, que ces deux éléments entretiennent avec tout ce qui peut faire barrage, limite. Le feu détruit ce qui l'enveloppe, franehit fossés et remparts, eomme 1'eau se répandant a1'infmi une fois la digue infiltrée. L' eau comme le feu renvoie a l' idée de fusion ­ou de disso1ution. Ceci est amettre en perspective avee ce qu'ail­leurs nous avons dit de la musique, et de la voix dans l' opéra, eomme flot _ ou comme embrasement - contenu par le verbe. Si done la voix est feu c'est essentiellement en ce qu'elle consume littéralement ce qui doit l'envelopper et la rendre « transparente », la parole et son sens. Cest en tant gu'elle surgit brutalement, eonune voix, comme objet-voix, hors-sens, gu'Elias Canetti peut alors parler ajuste titre de « loi » de feu, et de « chátiment exter­minateur» - comme l' ange - cet ange terrible dont parle Rainer

Maria Rilke :

« Ein jeder Engel ¡st schrecklich. »18

« Tout ange est terrible. »

Toute la problématigue de la voix impérative, de la voix-Ioi, que nous avons vue au fondement de la dimension pulsionnelle de la voix est ici mise en jeu. Il n'est done nullement surprenant de retrouver atous les détoms du discours d'Hitler le theme de l' obéis­sance. A l' écoute d'Hitler, les masses obéissent :

« Führer befiehl, wir folgen » proclame une banderole déployée a1'un de ses meetings : « Führer ordonne, nous suivrons ».

16. Le concert mystique souti. L7. Cité par Duríng Jean, M,./sique et extase, ['audition rnystique dans la tra­

dition soufie, Albin Miche[, París, 1988, p. 89. 18. Premiere « ÉJégíe de Duino ».

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La machine identificatoire décrite par Freud toume alors a plein régime ; innombrables en sont les expressions, retenons laplus explicite:

«Le parti esl Hitler, Hitler est l'Allemagne, tout cornme rAlle_magne est Hitler. » (RudoJf Hess)

Or l'Allemagne el1e-meme est eommandement :

« Et je venx a I'avenir n'observer gu'un seuJ commandement, eelui gue j'ai observé depuis que je suis adoJescent : AlIemagne... »,

proclame Hitler au soir de l'Anschluss. Autrement dit : « l'All . magne, e'est-a-dire la Mere-Patrie I9, elle-meme est une voix, e

eommandement. Je lui obéis. Si done vous obéissez a ma voix, e'est a ]'Allemagne que vous obéissez. »

Les meetings politiques, les grands rassemblements si earacté­ristiques de 1'hitlérisme, constituent en fait de formidables « repas totémiques lyriques » pOli[ reprendre notre expression, ou ce que l'on absorbe, ce n'est eertes pas la chair - ou un substitut totérnique de la chair - du Pere originaire rrús amon, mais la voix de celui qui placé en position de le représenter et ace titre idéalisé, adoré, est censé reconstruire la complétude narcissique toute puissante de la horde, dans l' indistinction de ses éléments. Compte tenu de ce que nous avons rapporté des infléchissements lacaniens al' analyse conduite par Freud, il est alors possible de conc1ure avec le psy­chanalyste Bemard Pénot :

«Et n'est-ce pas aussi bien dans la revendieation farouche d'une espece de toute-puissance virginale inentamée gue prétendit s'impo­ser, au travers de l'idolatrie nazie, la figure méme de son Führer 7... Gn a beaucoup écriL sur Je ressort foncierement antipaternel de l'antisémitisme nazi: exterminer la religion du pere, au travers de ses lenants les plus déclarés. Mais il est possible d'aller plus loin en suivant l'analyse gu' a fait Freud dans sa Psychologie des masses (1921) du phénomcne d'emprise exercé par la figure surmoi"gue dictatonale. Nous y retrouvons l'essentiel de ce qu'on repere dans la problématique de pOssession diaboligue : il s'agit encore, en effet, d'une fausse figure paternelle gui vient occuper, pour ses fideles, un lieu commun de projection imaginaire de leur MOl (idéal), Jes reliant tous dans un au-dela de J'image de l'autre. Une telle figure maifresse se supporte essentiellement d'un trait, d'un insigne d'une

19. Notons au passage la pectinence de l'expression franc;:aise « Mere-P<ltrie », qui véhicule ala fois des connotations mateme/les et paternelles. La langue alle­mande quant aelle ne conserve que les références paternelles (Vaterland) el n'use pas d'expression équjvalente a « Mere-patrie ».

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conformité narcissique directernent soumise al'ordre du désir mater­nel et de sa toute-puissance premiere20. »

Ce trait - que la psychanalyse qualifie d'« unaire », en ce gu'il cristallise 1'identification, la eonstruction du «Un» - en l'oceur­rence, c'est la voix. C'est, a l'évidence, ce que nous avons appelé le « cóté obscur» du surmoi, qui se trouve ainsi mis en place c!'objet d'identifieation par le nazisme, a travers la voix d'Hitler.

«L'Idéal du Moi paterncl en est radicalernent subverti, en méme temps qu'est rejeté [...} la prise en compte de l'orilie symboligue de la castration 21 .»

Autrement dit, l'autre face du surmoi, porteur des idéaux patcmels inscrivant le sujet dans l' ordre du signifiant, du langage, e' est-a-dire du symbohque, s' en trouve subvertie et rejetée. C' est en ce sens que l'on peut véritablement parler de voix diabolique a propos d'Hitler, car, par étymologie meme, le diabolique, c'est ce gui s'attaque au symbolique. La référence a la possession diabolique apropos de l'emprise d'HitIer sur les masses allemandes trouve la une justifi­cation profonde que la récuITence de l' expression a fini par occulter.

11 faut, en effet, bien prendre la mesure de la puissance de ce processus : le terme de « manipulation », « d' art de la manipula­tion» est constamment utilisé dans les commentaires pour ten ter d'expliquer cette emprise. 11 nous paraIt singulierement réducteur. D'une part paree qu'il ne renvoie pas ala puissance des affeets et des forces en jeu. D'autre part paree que sans s'en rendre compte, il suppose le peuple allemand, ou le peuple d'une fa~on générale, suffisamment faíble et malléable pour se laisser manipuler par le premier démagogue venu. Or Freud nous a montré comment « l'inhibition de pensée » surgit aussitót que les enjeux pulsionnels prennent le pas sur la rét1exion raisonnéc, ordonnée sc10n les lois du symboJique. En ce sens, l'entreprise nazie peut etre comprise comme une redoutable machine a rejeter le registre du lagos, du symboJique, pour faire émerger le soubassement pulsionnel de l'identification socia1e. Quete fantasmatigue de l'identification arehalque, totalitaire et fusionnelle, ou, dans l' indistinction de la masse, le sujet ne serait plus coupé de la jouissance et de la toute­puissance de la complétude narcissique primitive 22 dont l'inscrip­

20. PÉNOT Bernard, « L'instance du Surmoi dans les Écrits de J. Lacan », in Surmoi, les développements post-freudiens, Monographies de la Revue Fran~aise de Psychanalyse, P.U.F., 1995.

21.1bidem. 22. .lean CJair releve avec pectinence rinflation sous le nazisme de I'usage de

161

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tion dans l' ordre du langage l'a inéluctablement coupé. La mobi_ lisation des forces d'une telle natme, qu'a su ordonner le nazisme dans les deux sens du mot ordonner : cormnander et organiser, n~ répond pas, certes, a la question de savoir pourquoi l' Allemagne de ceHe époque a répondu avec une telle ferveur a cet appel mOt­tifere des sirenes. Elle ne releve pas en tou teas de « l' art de Ja manipulation 23 ». 11 est done fort logique d'y retrouver toute la dialectique entre verbe et voix ci-dessus exposée, au creur de ce qui sous-tend cet autre attribut du diabolique : la séduction.

VERFÜHRER

La fascination exercée par Hitler, paradigme meme du tribun politique, n'est plus adémontrer24. Hitler, FüfIrer, doit son assomp­tion a Hitler, Ver/ührer, c'est-a-dire « séducteur ». La langue alle­mande souligne de far;on particulierement éclairante la parenté des deux mots et des deux fonctions 25 . La voix est 1'instrument de 1'une et de l'autre, et l' instrument de la fascination d'Hitler fut sa voix et uniquement sa voix. Non pas son discours : non, sa voix ! Le « magnétisme » de son regard a, certes, souvent été souligné aussi, mais cela ne concernait guere que la sphere du privé: les orches­trations de masses de l'hitlérisme ne lui laissaient aucune place, tout entieres consacrées qu' elles étaient a la mise en scene de la VOlX.

Le « pouvoir hypnotique» d'Hitler sur les foules, tout comme son « art de la manipulation », est sans cesse invoqué pour com­prendre cette fascination. Dans Massenpsychologie, Freud critique le recours ades notions cornme « hypnose » ou « suggestion » pour tenter de comprendre le phénomene de séduction de la foule par

la racine Ur (signitiant «originel }» nolammenl dans le domaine scientifique: Ursubstanz, Ursubjekt, Ursache, Ur·Ich, Urgrund... (op. cit., p. 121).

23. Certes Hitler était effectivement passé maítre dans I'a.tt de la manipulation - el du ehantage - mais dans le domaine de l'aetion et de la taetique politique, ce qui est tout autre chose que ce dont nous traitollS iei, a savoir son rappor{ aux masses.

24. Précisons ici, que nous aurions pu mener une analyse en des termes qua­siment similaires a partir de I'exemple de Mussolini, le Duce, autre tribun, auLre banditore de sinistre mémoire. Nous avons privilégié la siluation de l'Allemagne hitlérienne car elle nous paral't illustrer en termes plus radieaux encore la problé­matique de notre étude.

25. Cenes en fran9ais, « séduire »est bien aussi un dérivé de se ducere, ou l'on retrouve la racine ducere, ducerreeonduire, mais la raeine ne s'entend plus guere dans le mol.

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le leader et la soumission qui en découle. Selon lui, ces termes n'expliquent en effet rien du tout, et c'est précisément pour apporter une véritable explication qu'il mena l' élaboration qui nous sert de référence. Pas plus maintenant que du temps de Freud, la notion d'hypnose ne nouS aide, a moins de définir l'hypnose, dans la perspective freudienne, cornme simplement le consentement du sujet aécouter la voix du surmoi, c'est-a-dire a lui obéir, - ce qui,

26 apres tout, n'en est peut-etre pas la plus mauvaise des déflllitions •

Pour en revenir a la fascination de la voix d'Hitler, celle-ei ne laisse pas d'étonner lorsque, de nos jours, jl nouS anive de 1'enten­dre, al' occasion de telle ou teUe émission de radio ou de télévision. Cornment ces «aboiements », ces « énletations gutturales », ont­elles pu exercer un tel pouvoir de fascination, de séduction ? Pour­tant, innombrables sont les témoignages qui l' attestent. Guido Kilopp, dans le chapitre intitulé «Le sédueteur », de son livre sur Hitler, en cite pres de dix pages 27 . Pour notre part, nous n'en cjterons qu'un, particulierement significatif, pensons-nol.\s, du fait de la personnalité de son auteur :

Friedelind Wagner, petite-Elle de Richard Wagner, alors agée de six ans, et de ce fait peu suspecte d'etre prise dans les mirages que l' adhésion politique peut faire surgir aux yeux ou aux oreilles du partisan, se souvient de la premiere visite a Bayreuth d'Hitler, le 30 septembre 1923, soit cinq semaines seulement avant qu'il ne se lance dans l' aventure du putsch aMunich, le 8 novembre :

« [ ...) sa voix prit du timbre et de la couleur, se tit plus profonde, au point que nous restions la assls comme un cercle de petits oiseaux charmés, aécouter la musique, sans preter la mojndre attention aux mots meme qu'il pronon9ait28. »

Et comme par hasard, certaines descriptions des discours d'Hitler retrouvent la terminologie de la composition musicale, meme s'ils prétendent insister sur leur théatralité :

«n était par-dessus tout un acteur accornpli, [... J. Au début, l'observation d'un temps de pause faisait monter la tension; un départ discret, voire hésitant ; des ondulations et des variations de diction, certainement pas mélodieuse, ma\s vive et éminemment expressive; des explosions presque en staccato, suivies d'un ral­

26. Sur les rapports entre voix el hypnose on lira avee profit: SANTIAGO­DELEFOSSE Marie. « Enveloppe sonore hypnotique, cadre thérapeutique et eonte­nant maternel », In PsychOlhérapies, yo\. 18, 1998, n° 2, pp. 83-91.

27. KNOPP Guido, Hitler, trad. de I'allemand Hitler, eine Bilanz (1995), par

C. Prunier, Grancher, Paris, 1998, pp, 31AO. 28. Cité par DELPLA Fran~ois, Hifler, Grasset, Paris, 1999, p. 117.

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lentendo calenlé pour mettre en évidence un point crucial; l'usaoe théiltral des mains en plein crescendo29... » o

An'etons-nous un instant sur eette annotation eoneernant l'usa~e ~

des mains. Elle est particulierement révélatrice de ce que nous avons éVOqllé des rapports entre geste et voix. La voíx, avons-nous été amené apréciser, c'est le corps mis enjeu dans une énonciatiol1 langagiere, et pas seulement dans sa modalité sonore. La gestuelle d'Hitler, dont on saít qu'elle était extremement travaillée, qu'elle ne devait rien a la spontanéité, iIlustre particulierement notre pro­pos: le geste est voix et pas seulement auxiliaire de la voix.

Ceei nous permet de por ter un certain éclairage sur la fonction du salut hitlérien bien connll : bras tendu levé dans la direction du Führer. Nous avons signalé dans notre chapitre sur le tribun, la forme en repons qui structure la relation vocale entre l'orateur et la foule. La forme meme de ce salut, les circonstances dans lesquelles il était requis, le Heil qui l' aecompagne, tout concourt aen faire une modalité vocale de la réponse de la foule a!' orateur particulierement adéquate a la fonction fusionnelle et identifica­toire que nous assignons a la voix, et au projet hitlérien. Véritable voix a mains levées, elle organise en un faisceau unique dirigé vers la voix du chef, la multitude de chacune des voix de la masse. C' est bien entendu adessein que nous recourons au mot faisceaLt. Le fascísme, trouve son origine en effet dans les faísceaLtx du licteur, insignes dans la Rome antique de la magistrature supé­rieure, et notamment, lorsqlle ees faisceaux étaient constitués autour d'une hache, insigne de l'ímperium, c'est-a-dire du pouvoir de vie ou de mort, apanage du magistrat supreme. Par cette image du faiseeau, c'est le lien social fondateur qui était signifié, le líen destiné a constituer le Un du peuple, a partir de la multiplicité des citoyens. Or la fascinatíon dérive de la meme raeine fascía, ce líen qui relie, qui ressen'e et qui bande puisque le fascinus désignait aussi en latin le phallus dressé. On ne saurait mieux signifier la fonction phallique, fonetion de jouissance, de la voix dans ces situations. Les mots par lesquels Peter Reichel décrit les «grandes messes» de Nuremberg se révelent du coup d'une singuliere pertinence :

« Mais l'élément central de la chorégraphie et de la liturgie était le rapport d' obéissance au Führer, l'alternance pratiqnement orgia­

29. KERSHAW lan, Hitler, 1989-1936: Hubris trad. PE. Dauzat, Paris, Flam­lTlarion, 1998, p. 408.

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que30 entre l'orateur et le cha:ur, enLre le Führer et la masse "fémi­nine 31". »

Ce qui nous ramene a l'extase, si surprenante de nos jours et pourtant si manifeste, des foules a l'écoute du VerfUhrer.

Victor Klemperer32 relate en ces termes l'effet de cette voix sur

rune de ses amics :

« J'ouvrais le 13 mars 1938, la porte d'acces aux guichets de la banque d'état, sans me douter de rien, etfis marche amere, du moins suffisamment pour que la porte entrouverte me cachat un petit peu. En effet, la, al'intérieur, toutes les personnes présentes, celles quí étaient devant comme ce1les qui étaient derriere les guichets, se tenaient debout dans une attitude rigide, le bras terrdu loin devant elles, et écoutaient une voix au ton déclamatoire a la radio. La voix était en train de proclamer la loí sur I'annexion de l'Autriche a l'Allemagne de Hitler. le demeurai dans ma position de semi ouver­ture pour [le pas etre tenu, moi aussi, de faire l'exercice du saluL Tout a fait devant avec les autres, j'apen;:us Fraulein von B. Tout en elle était extase, ses yeux bril1aient, la raideur de son attitude et de son salut ne ressemblait pas au "garde-a-vous" des autres, non, c'était un spasme, un ravissementD

. »

Apprécíation purement subjective, n'engageant que son seul allteur? Lisorrs la saisissante description que donne de «l'effet Hitler », l'écrivain antinazi allernand, Ernst Weiss :

« C'était I'instant OU l'orateur avec sa voix rauque et son accent autrichien ne senlait plus le sol sous ses pieds.

Sang allemand ! Sang allemand l Sang allemand ! criait-ll. [oo.] Un torrenP4 de mots sortait de sa bouche. Cela le sllblllergeait, nous submergeait, el nous n'étions plus ceux que nous avions été aupa­ravant. Si j'avais été seul avec lui, [...1j'aurais peut-etre pu rester un fraid témoin oculaire. Peut-etre pas non plus. Mais pas ici. L'effet

30. Cest uous qui sonlignons. 31. REICHEL Peter, La Fascinalion du naúsme, trad. de Del' Sch6ne Schein

des dritte/1 Reiches (1991) par O. Mannoni, Odite Jacob, Paris, 1997, p. 137. 32. Philologue allemand juif. cousin du célebre chef d'orchcstre Otlo Klempe­

rer, longtcmps protégé de la déportation par son mariage avec nne allemande, il fuI 10 extremis sauvé ala fin de la gnene, par le bombardement de Dresde, le jonr meme de sa convocation pOu!' erre envoyé dans un campo Il esl rauteur d'une remarquable étude du langage nazi: KLEMPERER Victor, LTI, la langue du 111' Reich, Albin Michel, Pockel, París, 1996.

33. KLEMPERER Victor, op. cir., p. 149. 34. Nous retrouvons ici la mélapnorísation de la voix selon le mode « océani­

que ».

165

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se propageait d'un auditeur al'autre, les trois mil1e personnes deve_35

naient une ame. De haut en bas, d'un coin de la salle a l'alltre. lrrésistiblement, a la vitesse de l'éclair, une énorme cataracte, les éléments déchaínés. IJ n'était plus en haut Sur la tribune grossiere_ ment tail1ée, il était pres de nous, en nous, il fouillait dans ce que nous avions de plus caché et il nous écrasait avec sa volupté d'esclave, obéir, se dissoudre, n'etre plus rlen. Pour la premiere fois, j'ai compris ce que signifie etre une femme et Succomber al'homme, lequel fait éclater la femme tout d'abord contre sa volonté, puis soudain avec Son accord, avec ses souffrances bríllantes et avec une volonté encare mille fois plus brülante, disparaítre en lui, se fondre en lui, comme si e'était pour l'élernité. L'amour n'est-il done qu'eselavage, délices de l'esclavage ? Il se tenait lA-haut, sanglotait, il criait, avec un gargouiIlis sortait de lui quelque chose d'inexpli­cable, de primitif, de nu, de sanguin, il ne pouvait le retenir, ce n'était plus des phrases salidement construites, des paroles articu­lées, L'AME SOUTERRAINE36, n.me toujours voilée, le lieu noir et brGlant 00 résident les meres était monté ala surface, et personne ne pouvait résister. "Allemagne ! Allemagne ! Allemagne"[...]

Taus reprirent leur souffie. Les applaudissements firent trembler les murs et les hymnes de sa garde noyés sous le tumulte frénétiqlle 37[... ] Et Angélique , l'étemelle gouvemante, la noble veuve, gémis­sait plus profondément que dans mes bras, des frissons ne cessaient de pal"courir son visage déja si fané, mais ee visage, tour il tour crispé et éperdu de plaisir supréme, était maintenant devenu si enfan­tin, plein de reconnaissance - et de pureté. Ce n'était pas de moi, c'est de lui qu'el1e était l'esclave. J'étais pour elle un homme, ilétait lui, un Dieu38. »

Tout est dit, dans eette prose eonvulsive et tourmentée, de la puissance de séduetion de l~ voix du VerJührer, y compris de ses racines plongeant dans un lieÚ maternel, archai"que, obscur et ter­rifiant. Tout y est dit de la dimension pulsionnelle de la voix, de son eHet d'anéantissement subjeetif, et de son pouvoir de jouis­sance.

Les films de propagande toumés lors de diverses manifestations nazies nous montrent ainsi d'abondance ces femmes en ex tase, en larmes, a l'idée d'approeher, de toueher meme HitlerJ9. Étrange­ment, le geste du salut hitlérien devient alors geste pour tenter de

35. SOllligné dans le texle et re-SOllJigné par nous ! 36. Souligné de cette fa~on dans le texte. 37. Il s'agü de la maí'tresse du narrateur.

38. WEISS Ernst, Le Témoin oculaire, GaJlirnard-Folio, Paris, 1988, pp. 240­241.

39. Irnages sernblables, as'y méprendre, aecHes de nos groopies actueHes daos la mefIle «hystérie » aI'égard de leurs ¡doles, pop, rock, ou rapo

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I toueher le Führer: meme bras tendu, meme main rassemblée, comme pour mieux souligner eneore ce que nous venons de rap­

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peler: la voix est corps, elle s'ineorpore, mais aussi elle touche, I I au sens propre comme au sens figuré 40 . Modalité faseiste des ser­rements de mains auxquels nos dirigeants démoeratiques aetuels ! I aiment a sacrifier lors des « bains de foule », ce geste, pour ainsi dire, de « eontaet vocal », nous rappelle que la politique met en I jeu, le corps, « la vie nue >l. Il nous renvoie également ala dimen­sion arehaique et sacrée du corps, et done de la voix, du Souverain,

1,

dont le toueher est ala fois tabou et miraeuleux : sa toute-puissanee ~ peut se transmettre, peut guérir, si on le touehe - El la eondition expresse, de vie ou de mort, c' est ce que nous avons vu a propos i 11

de 1'inviolabilité du tribun, - qu'il aeeepte ee eontaet ou qu'il en I

ait l'initiative.

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LA DIVA, LE CHIEN ET LE DICTATEUR

Alors, Hitler, une Diva? La question peut semb1er incongrue, voire insultante pour eelles dont l' art est si élevé qu' on les déclare « divines ». Quel rapport entre la musiealité des voealises d'une cantatrice et la raueité des « aboiements » d'Hitler ? Préeisément le rapport a 1'artieulation langagiere, autre formulation de ee que nous avons appelé la tensíon entre verbe et voix, entre voix et signifiant, symptome de ce que Lacan appelle la castration sym­bolique.

L'une des propriétés principales du chant, notarnment dans l'aigu, e' est de rendre impossible l' articulation intelligib1e de la parole. Pour des raisons strietement aeoustiques - chaque voyelle étant earactérisée par un ensemble de fréquenees en valeur abso­lue (formants) - au-dessus de 660 Hz, c'est-a-dire le mi 4, on ne peut plus distinguer les voyelles les unes des autres. Par eonsé­ i

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quent, un chanteur a d'autant plus de ehanee d'etre compris du public que la plus grande partie de sa tessiture (l'ensemble des i '

fréquenees qu' il peut émettre sans diffieulté) est située dans la zone d'intelligibilité optirna1e, e' est-a-dire au-dessous de 312 Hz.

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C'est ce quí explique pourquoi on eomprend beaucoup mieux ¡ji

une basse qu'une soprano. A cette question de la distinetion des voyelles, vient se surajouter et interférer le probleme de l' articu­ '1' lation des eonsonnes : 1,1

40. Voir p. 132.

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«Les consonnes résultent d'une obstruction totale ou partie!1e dll canal vocal (compris entre le larynx et la cavité buccale). Or pour bien chanter, le canal doit étre totalement dégagé. Gn ima_ gine aisément le probleme que pose au chanteur cette incompa_ tibilité fondamentale entre les impératifs esthétiques et les néces­sités de la linguistique. Par exemple, au cours de la production des occlusives (consonnes telles que p, l, k, b, d, g) 00 le canal vocal est momentanément fermé, les silences dus a l' intenuption de la ligne mélodique introduisent dans le continuum sonore des "trous acollstiques" que le chanteur essaie instinctivement de colmater. De quelle maniere? Tout simplement en réduisant la durée et la force articulatoire des consonnes, ce qui revient a sous-articuler41 . »

Autrement dit, 1'art du chant est un compromis permanent entre deux exigences Fontradictoires : la continuité de la voix et de la ligne musica1e, d'une part, la discontinuité structurelle du signi­flant, d'autre part.

Cet antagonisme entre 1angage et chant n' avait pas échappé a Lacan justement apropos de la fonction de la consonne, tout spé­cialement de 1'occ1usíve qui selon son expression « s'entend pré­cisément de ne point s' entendre ». Prenant l'exemple de sa chicnne dont il compare l' aboiement a la parale, il fait alors remarquer, non sans malice, que:

« Cette absence des occlusives dans la parale de ma chienne est jllstement ce qu'elle a ele Cornmun avec une activité parlante que vous connaissez bien et qui s'appelle le chant. S'il aITive souvent que vous ne compreniez pas ce que jaspine la chanteuse, c'est jus­tement paree qu'on ne peut chanter les occlusives [...] : en somme ma chienne chante42 • »

C'est sans doute ce qui (a l'inverse) autorise de dire, de certaines chanteuses, qu'elles aboient, ou qu'el1es glapissent ! Dans le meme registre, Berlioz vitupérait déja «l'école du petit chien », cel1e des chanteuses ...

« ... dont la voix extraordinairement étendue dans le haut, leur permet a tout bout de chant des contre-mi et des cantre-fa aigus semblables, pour le caractere et le plaisir qu 'ils font al'auditeur, au cri d'un king-charles dont on écrase la patte43 ! »

41. Nicole Scotto di CarIo, « Pourquoi ne comprend-on pas les chanteurs d'opéra ?» in La Recherche, mai 1978.

42. Lacan, séminaire sur l'identification du 29 uovembre 1961 (non publié). 43. Berlioz Hector, A trovers chants, Paris, Grüud, 1971, p. 366.

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Remarquons au passage comment autour de cette question du en, de l'aboiement, ou de 1'aigu du chant s'abolit la distinction entre 1'humanité et 1'animalité. L'indifférenciation paradisiaque entre l'humain et 1'animal se paie ainsi du renoncement a la parale : Orphée par son chant cornmuniquait avec les animaux et les anges eornmuniquent entre eux sans l'interrnédiaire de la parale.

C'est aiDsi en « s'opacifiant», en cessant d'etre transparente, peu importe par quel procédé, que la pulsionnalité de la voix se manifeste, dans l'effet d'abolition du sens qui en découle. C'est dans cette optique que le rapprachement entre les aboiernents d'Hitler et le chant de la diva, n'est pas si scanda1eux que cela. Friedelind Wagner repérait déja combien, séduite par la voix, le seDS des paroles prononcées par le visiteur de Bayreuth lui était indifférent. La encore les témoignages abondent sur le contraste entre la pauvreté, la répétitivité, voire la banalité du contenu des discours d'Hitler et son énonciation «de feu ». Comme le souligne Guido Knopp :

« Ni son style rhétorlque, ni la logique de son discours ne per­meHent, a eux seuls, d'expliquer la force et la constance de son impact aupres des fouJes. Apres avoir assisté aun meeting aLeipzíg, Wilhelm Langhagel se sOlivient d'etre ressorti de la salle avec I'impression qu'Hitler avait prononcé "un discours enflammé [...] : Tout le monde était particulierement enthousiaste. J'étais moi-meme embaJJé. Pourtant, le lendemain, lorsque j'ai lu le texte du diseours que j'avais entendu la veille,je n'y ai rien trouvé de particulierement percutant44 ." »

Otto S trasser, l'un des premiers cornpagnons d'Hitler qui se brouilla ensuite avec lui et dut s'exiler, témoigne luí aussi :

«II maniait en réalité tres mal les arguments puisés chez des théoriciens dont il ne cornprenait pas toujours le raisonnement. Lorsqu' il voulait donner une certaine cohérence au sens de ses paroles, son discours était d'une lamentable médiocrité. En revan­che, des qu'i! y renon~ait et qu'il se jetait aeorps perdu dans des vociférations n'exprimant que les sentiments confus de la crainte, alors il devenait I'un des grands orateurs du siecIe45 . »

Mais Du1 n'a mieux compris ce phénomene que Charlie Chaplin, dans sa charge, aussi féroce que lucide, du Dictateur, tourné en 1939. Si l' on met de coté le préarnbule, permettant par le rappe1 du passé de situer 1'action présente, les péripéties du film sont

44. KNOPP Guido, op. cit., p. 42. 45. Cité par KNOPP Guido, Ibidem, p. 49.

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encadrées par deux scenes qui se répondent l' une a l'autre : une scene initiale, au comique grinc;;ant, 00. sous le masque du dictateur Hynkel, Charlie Chaplin caricature46 les discours d'Hitler, et la scene finale, Ol! sous les traits du petit barbier j uif substitué au dictateur par les rebondissements du film, jI délivre dans une scene de meeting analogue a la précédente, un message de paix, d'huma­nisme et de fraternité, d'une profonde émotion. Or dans la scene initiale, c'est une fausse langue que Charlie Chaplin met dans la voix d'Hynkel, une langue sans signification mais reproduisant si bien les caractéristiques phonologiques de I'allemand, - dans la déclamation et la diction d'Hitler - que, si 1'0n ignore tout de cette langue, on ne s,aperc;;oit pas inunédiatement qu'il ne s'agit pas en fait d'allemand, mais d'ulle caricature d'allemand. Le talent comi­que de Chaplin repere alnsl d'une fac;;on singu1ierement aigue la nature strictemenl vocale, et non pas discursive, de ce qu'on a l'habitude d'appeler le talent oratOlre d'Hitler. Par la prégnance de sa voix, Hitler pervertit le discours, la parole et sa signification, il les trahit littéralement. Ce n'est du coup pas un hasard si Chaplin place son Hynkel sous le signe - dérision de la croix ganunée _ de la « double croix » : en anglais to double-cross signifie trahir47.

A cette voix « pure» initiale, Chaplin oppose done le message final, de paix et de fraternité, e' est-a-dire une parole dotée de sens. Mais ce que les cornmentaires du film ne relevent guere, c'est la profonde ambigulté de l'opposition voix-parole ainsi mise en scene - ambiguité, trahissant, au passage, l' acuité des intuitions de Chaplin en la matiere. Par le double procédé de l' opposition des deux scenes, et de leur similitude, jI tend EL nous signifier, en effet, qu'il s'agit la de l'avers et de l' envers d'une meme réalité. Car dans la scene finale, pour proclamer son discours humaniste, le petit barbier juif recourt aux memes procédés oratoires (le geste mis apart) qu'Hynkel dic­tateur (et qu'Hitler) : début hésitant, accélération, crescendo... Il illustre meme une caractéristique toute particu1iere de l' « effet Hitler », ce qu'on pourrait appeler l'adresse ad hominem (adJemi­

46. A vrai dire, peut-on meme parler de caricature lant la charge calque de pres la réalité de ces discours telJe que les images de la propagande nazie nous la restituent?

47. Merci aSylvain Roumette de nous avoir éclairé sur la signification de ce détail. Ce trait de la perversJon de la parole, rapproche d'ailleurs le séductcur Hitler d'un autre séducleur, Don Giovanni, «( 1'!1ornrne qui ne connait pojnt de serment ») dont le ressort du succes aupres des femrnes reposait aussi sur la trahison de la parole, sur la perversiou des regles du langage, ne cessant notamment de prornettre et de trahir ses promesses. Voir POIZAT MicheJ, Varia/iOtlS sur la vo/J:, Anthropos-Economica, Paris, 1998, pp. 41-57.

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nOm dans le film !), c'est-a-dire la faculté de donner a chacun le sentiment que l'orateur s' adressait personnellement alui 48 :

« Lorsqu'il parJait, il suscitait un sentiment incroyable. Nous avions l'impressíon qu'il s'adressait achaclIn de nous et que nous ne pouvions [aire autrement que de le croíre 49 . »

C'est d'ailleurs l'un des ressorts de ce qu'on a cherché a expli­quer par son «pouvoir hypnotiqlle ». En fait cela iIlustre de fac;;on particulierement claire le travail d'identification décrit par Freud dans ce genre de situation : c'est chaque élément du groupe qui par l'identification au meme objet s'iclenlifie aux mItres de fac;;on acréer ceHe fusion dans l'Un, dans la jouissance qui fonde l'explosion enthousiaste ponctuant le discours. Et de fait le discours du petit barbier juif suscite le meme enthousiasme de la part de la foule que les vociférations d'HYllkel, - a une différence significative pres so

- : la foule qui acclamait Hynkel répondait également par le salut hitlérien, alors que celui-ci est totalement absenl des expressions d' enthousiasme de la scene finale, bien que, ne l'oublions pas, l'assistance croit avoir affaire a Hynkel. Du coup le film de Chaplin peut a cet égard, soutenir deux interprétations tout a fait opposées mais pas nécessairement incompatibles: une inlerprétation opti­miste selon laquelle les masses peuvent toujours se mettre au ser­vice des idéaux les plus nobles, et une interprétation pessimiste selon laquelle les masses sont manipulables a volonté, le pouvoir de la voix pouvant les retourner dans un sens ou dans l' aulre comme des crepes. L'ambiguité est encore soulignée par le fait que Chaplin place en fond musical de sa scene finale le prélude de Lohengrin. Volonté, des 1939, de « dénazifier }) Wagner en l'associant a la face sublime de la voix, ou recours, mais pour la bonne cause cette fois, ala séduction de cette musique sur les foules ?

« Unissons-nous ! » C' est le dernier mot du discours du petit barbier juif, qui, plis dans l' ardeur de sa conviction, fait alors pour la premiere fois, un geste, - un geste étrangement semblable au salut d 'Hitler: bras levé mais f1échi - qui déclenche aussit6t l' ova­tion de la foule.

«Ecoutez... » c'est le dernier mot du film, prononcé par Hall­nah... comme pour mieux laisser se déployer les accords du prélude de Lohengrin. Comme pour dire d'obéir a ce message d'espoir.

48. Daos le film c'es! uoe réalité, le petit barbier juif s'adresse réel!emeot personnellement aHannah.

49. Témoignage, parrni d'autres daos le rneme sens, in KNOPP Guido, op. cit., p.38.

50. Qui d'ailleurs laisse penser que Chaplin élail cooscient de I'ambigu"ilé.

171

Page 84: voix vox dei (1)

Chaplin met ainsi en scene de fa90n tout a fail extraordinaire ce que nous avons appelé la vaeillation permanente de l'identifieation sociale entre 1'un ou l'autre des deux visages du surmoi. En tant qu'instrument de cette identification, la voix est done elle aussi travaillée par cette oscillation ou, entre transparence et opacité, elle renvoie tant6t a sa fonction de support de la parole, de l'ordre symbolique et de sa loi d'humanité, tantot asa dimension pulsion­neUe d'injonction a la jouissance dans le déni mortifere de la castration symbolique.

LE SAUVEUR

« J'étais pour elle un homme, il était lui, un Dieu. », écrívait Emst Weiss.

« Qui est cet horrune? Vraimeut le Christ ou seuIement lean [Baptiste] ? ... »

... se demandait Joseph Gcebbels, pris dans l'idéalisation amou­reuse que Freud situe au principe de l'élan des masses. Est-ce le Verbe ou seulement la Voix qui l' annonce ? Par cette question, par la forme qu' illui elonne, il repere sans le savoir le lien entre voix, sacré el poEtique dont nous nous entretenons ici. Il énonce des 1925,1 'idée de la mission divine du « tribun né », pleinement assu­mée par Hitler, et entretenu soigneusement par la croyance, la foi, ele ses adeptes. Cette elimension de I'hitlérisme ne doit pas etre sous-estimée. Les sarcasmes qu'elle suscite de nos jours ne eloivent pas nous empecher de prendre la mesure de ce qui la fonde et de 1'adhésion qu'eUe a rencontrée. Remarquons tout d'abord que eette croyance en l'origine divine eI'une mission, par ailleurs explicite­ment et exclusivement politique, et sollieitant d'une fa90n ou d'une autre les enjeux de la voix, est loin d'etre unique dans l'histoire.

Qu' était done Jeanne el' Are, sinon le « medium » par lequel des voix divines lui enjoignaient d'entreprendre une mission de nature toute poli tique ? Que le lecteur ne s'offusque pas de ce rapproehe­ment.ll ya entre Jeanne d' Are et Hitler tonte la différenee, qui n'est pas minee, qui sépare le «bouter l' Anglais hors de Franee» de 1'extermination des Juifs. 11 n'empeehe que ces deux figures histo­riques surgissent l'une et l'autre dans un eontexte poli tique de eonstruction identitaire nationale, invoquant par eorollaire une alté­rité (1' Anglais, le Juif) qu' il s' agit de rejeter et actionnant l'une et l'autre les ressorts mystiques et pulsionnels de la voix. C'est d'ail­leurs cela qui rend Jeanne d' Are partieulierement sujette ala« réeu­

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pération » par la perversion nationaliste fran9aise. C' est en effet dans le cadre d'une eonstruction, et non pas d'une libération nationale, qu'il eonvient d'envisag~r l~ role de Je~nne d'.Are ; construetion nationale sur un plan terntonal eertes, malS aUSSl surtout sur le plan de la eristaUisation d'une eonseienee nationale. 11 n'y avait pas alors, aproprement parler, une Franee eonstituée qui aurait été oecupée par un envahisseur, l'Anglais, qu' il aurait fal1u ehasser. 11 Yavait un royaume en édifieation dans la tension entre diverses forees politi­ques et eulturelles. L'histoire aurait d' ailleurs tres bien pu suivre un co tout différent, pour aboutir par exemple aune entité politique ursfraneo-angtaise unifiée sous une forme ou sous une autre, sous la domination de l'une ou de l' autre. N' oublions pas que ce sont les Bourguignons al1iés au roi d' Angleterre qui ont arreté Jeanne d' Are.

Jeanne d' Are n' est eertes pas un tribun subjuguant par sa voix les foules pour les mener au combat de ( libération ». Mais en invoquant une audition mystique de voix saerées lui enjoignant d'oeeuper eette position de leader politique ou guerrier, elle se pose en fait en quelque sorte en tribun par proeuration, si 1'0n peut dire, s'eff 9ant en tant que sujet derriere l'injonetion voeale saerée. Elleaadopte d'ailleurs en cela une attitude tout a fait classique de la position mystique féminine : se définir soi-meme eomme ignorante et faible, simple et humble veeteur d'une force et d'une voix divine (ou angélique) qui la transcende radiealement.

Hitler quant alui, ne s'embarrasse pas de l'humilité d'une Jeanne d' Are. Il ne se dissocie pas, eomme elle, d' une voix divine, inté­rieme eertes, mais quand méme située elans une transeendanee extérieure, pour s'en faire simplement le vecteur. Totalement iden­tifié a sa mission « providentieHe », e' est par sa propre voix qu' il

la proc1amera. « Déification », extase « religieuse» des foules rassemblées

e1evant le Führer, « liturgie » des « grand-messes » national-soeia­listes, tous ces mots reviennent eonstamment, aussi bien dans la bouche des témoins ele eelle époque que sous la plume des eom­mentateurs et analystes clu mouvement nazi. De nos jours ces mots et notamment la référenee répétitive d'Hitler au divin, au Christ notarnment, nous ehoquent ou nous laissent perpkxes tant eette

eomparaison nous parait ineongrue :

«Les références a eertains passages des Évangiles selon saint Luc et saint lean sont nombreuses. Ces diseours invoquent des images bibliques : la VOiX 51 de Jésus dans le désert et l'épiphanie du Christ, [...] Hitler en Führer messianique et racoleur entouré par

51. C'est naus qui soulignons.

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Page 85: voix vox dei (1)

un mouvelllent de croyants, SOn Église ? Cet agitateur politique f. ..] utilisant unlangage tcinté par la traductian Juthéríenne de la Bible ? La situatíon était grotesque52 »

Nous avons du coup tendance aposer un regard plutót condescen_ dant, voire apitoyé, quand il n'est pas accusateur, sur ceHes et ceu.... , innombrables, qui se sont laissés prendre ace «grotesque ». C'eSl ne pas comprendre la puissance des mécanismes démontés par Freud, concernant l' idéalisation du leader, la nature des liens qui nouent une masse ason meneur, e' esH't-dire son Führer. C'est notam­ment ne pas savoir lire la Ie~on freudienne et croire par exemple que ce n'est que par analogie ou par métaphore qu'il parle d'amour. Pourtant tout est dit par les témoins de l'époque, qui n'avaient cer­tainement, pour la plupart, jamais lu l' ouvrage de Freud Massenp­sychologie (publié en AHemagne en 1921, soit trois ans avant Mein Kampj53). 11 suffit de relire les mots de Gcebbels ou de Weiss déja 54 cités . I1 suffit de lire les rapports rédigés un peu partout en AHe­magne qui font état du fait que « Le Führer [...] n'est pas seulemem admiré; il est déifié55

... » ou les déclarations du type de ceHes de ce conseiller ecclésiastique de Thüringe qui n'hésite pas aaffirmer ;

« "Le Christ est venu vcrs nous a travcrs la personne d' Hitler", tandis qu'un adhérent du parti [...] a écrít aSon "cher Führer" qu'il se sentait "saisi d'un amour incammensurable" et "qu'il fallait remercier tous les jours fe Créateur qui avait eu l' ínfini bonté de donner au peuple allemand son bien-aimé Führer56".... »

Et c'est bien aussi de libido qu'il s'agit, mais de libido « inhibéequant au but » :

« C'était un surhomme, un erre asexué. C'élait pourtant Adolf Hitler, le Fümer. C'étaif l'époque 00. les gens voulaient s'en remettrc aune sorte de Chris[57... »

52. REICHEL Peter, oJ). cit., p. 153.

53. Norons incidemmenr que seloo Ian Kershaw, Hitler avait sans doute connais­sanee, au moios de seconde main, du traité de Le Bon sur la psyehologie des foules auguel Freud se rétere Jargement.

54. Et auxquels jI eonvient d'ajouter celte autre eitation : «Indépeodamment de ses dons oratoires divins qui faisaient parler par sa bouche le Seigneur Dieu, Son etre ehaste, "désincaroé", les avait ensorcelés, cal' depuis des années, il o 'avait pas touehé une bouehée de viande, se tenait a l'éean des femmes, ne portait pas de bagues eo or, ne voulait rien pour lui - el' était si reconnaissant pow' les térnoignages d' al1lour el' de tendresse. C' était la foi ardente des premiers emé­tiens. » WEISS Erost, op. cit., p. 252. A rapprocher.

55. KERSHAW Jan, op. cit., p. 736. 56. KNOPP Guido, op. cit., p. 83.

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Que la politique, et meme le droit, soit une affaire d' amour, ce col1lpagnon d'Hitler l'exprime en toute lucidité :

« ... Avec la reIatian entre le peuple et vous, pour la premiere foís dans l'hístoíre de l' AJlemagne, l' amour du Führer est devenu une notion de droit58 . »

Mais mettre ainsi l'amour en lieu et place du droit, revient a vider le droit de son sens. Car entierement livré au danger que fait courir la surestimation amoureuse, il concluit directement El l'inhi­bition de la conscience morale et a l' aveuglement contre lequel Freud nous met en garde de toutes ses forces :

«Dans l'aveuglement de l'amour, on devient criminel sans remords. Toute la situatian se laisse résumer intégralement en une formule: l'objet [d'amour] s'est mis en place de l'idéal du moí 59. »

Lorsqu 'une société est régie par de tels líens, compte tenu des ana1yses freudiennes sur les fondements du religieux 60, on ne sera pas surpris que, selon les termes de Peter Reichel, la polítique se soit transfonnée en « religion politiqueÓ) », avec toutes les consé­quences soulignées par Freud lors de l'émergence d'un phénomene de nature religieuse :

« Mais sont exclus de ce lien, meme pendant le regne du Christ, ces individus qui n'appartiennent pas a la cOillffiunauté de foi, qui ne l'aiment pas et que lui n'aime pas ; c'est pourquoi il faut qu'une religion, meme si elle s'appelle la religion d'amour, soit dure et sans amour envers ceux qui ne lui appartiennent paso Au fond, chaqne religion est bien une telle religion d'amour pom tous ceux qu'elle englobe et chacune tend vers la crnauté et l'íntolérance a l'encontre de ceux qui ne lui appartiennent pas 62. »

Cette position religieuse et christique était totalement assumée par Hitler, et peu importe que ce soit par ca1cul politique cynique ou par conviction profonde :

57. Témoignage recueilli par KNOPP Guido, op. cit., p. 37. 58, Discours non référeneé extrait ete l'érnission dc téJévision de Guieto Knopp,

Hitler Eine Bilanz. 59. FREUD Sigmunet, Massellpsychologie und Ich-Analyse (lnl), trad. Psy­

chologie des joules et analyse du moi, in Essais de psychanalyse, Payot, Paris, 1981, p. 178.

60. Voir p. J19. 61. Op. cit., p. 120. 62. }"REUD Sigmund, op. cit., p. 160.

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Page 86: voix vox dei (1)

« Ce n'est pas la question de sa culpabilité qui nous intéresse mais celle de savoir comment son influence s'est exercée. Le fait qu'elle culmine dans sa dimension religieuse vient d'une part de certaines toumures spécifiquement imitées du Christ, ensuite dans une proportion plus grande de la déclamation de longues séquences de discours sur le ton du selmon ou de l'enthousiasme63 . »

e'est ainsi qu'a de multiples reprises il se déelare investi d'une mission divine :

« J' avance avec la certitude d'un somnambule sur la voie qu'a tracée pour moi la Providence64 . »

Des Mein KampI, écrit en 1924, il conclut par ces mots son deuxieme chapitre :

«En me défendanL contre les Juifs, je combats pour défendre l' reuvre du Seigneur65 • »

Il n'hésita pas non plus adéclarer :

« L' reuvre commencée par le Christ, je la conduirai ason terme. »

Mais cornme le souligne Victor Klemperer, dans son analyse de la savante exploitation par l'hiLlérisme des connotations religieuses de telle ou telJe forme de langage 66 :

« Il est encore une chose plus importante que de Lelles références isolées ala divinité. Dans les pages de son journal intime intitulées De la cour impériale ala chancellerie du Reich, au 10 février 1932, Grebbels parle d'un discours du Führer au Palais des sports : "3 la fin, il entre dans un merveilleux et incroyable pathos oratoire, puis

63. KLEMPERER Victor, LTI, la langue du ur Reich, Paris, Albin Michel, Pocke~ 1996, p. 155.

64. Discours du 14 mars 1936,11 Munich in KERSHAW 1an, op. cit., p. 736. Notons que dans la traduction fran9aise du livre de Guido Knopp op. cit., p. 84, la citation devient: «Je marche avec une certitude remplie d'allégresse sur le chemin que m' a tracé la Providence ». 11 conviendrait de remonte!" aux sources pour voir comment ce « somnambule» est devenu « rempli d'allégresse» , II peut s'agir également d'un autre discours de la méme période (la citation de G. Knopp est datée de 1936 sans autre précision) ce qui illustrerair cette caractéristique souvent remarquée des discours hitlériens : la répétition. Ainsi que le souligne Victor Klempcrer : «Pendant des années, la Providence qui l'a élu apparaí't dans presque chaque discours, dans presque chaqL1e appel », KLEMPERER Victor, op. cit., p. 155.

65. HITLER Adolf, Mein Kampf, trad. J. Gaudefroy-Demombynes et A. Cal­meltes, París, Nouvelles Éditions latines, p. 72.

66. Lire notamment tout son chapitre de LTI, intitulé « .Te crois en lui », pp. 145­163.

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il conc1ut par ce mot : Amen! L'effet est si naturel que les gens en sont profondément bouleversés et émus Au Palais des sports, les masS soot prises d'une ivresse insensée ". Le mot "Amen", indi­es que c1airement que la teudance générale de cette performance d' ora­teuí est religieuse et pastorale67. »

Concernant le meme discours, Ian Kershaw note en outre le démarquage pur et simple du fmal du « Notre Pece ») dans sa forme

protestante, Hit.ler appelant de ses vreux : « le nouveau Reich68 al1emand de grandeur, d'honneur, de force,

de gloire et de justice. Amen 69. »

Hitler ne cessa de multíplier les signes en ce sens, a. cornmencer par le Heil du salut hitlérien dont. on ne cornmente pas assez qu'il n' est autre que la racine de heilig - saint - ou de Heiland - Sauveur, Messie. Par ce Heil, c'est la salutation vocale rituelle sacrali.sant les rois germaniques lors de leur investiture qu'Hitler entendait réactiver. Hauternent signiftcatif également fut le choix de l'Église de la gamison de potsdam pour son discours du 21 rnars 1933 devant marquer la cérémonie d' ouverture des travaux du nouveau Reichstag, soit trois mois apres la nomination d'Hitler cornme chancelier du Reich et un mois apres l'incendie du Reichstag. Victor Klemperer note encore le 9 novernbre 1935, avec 1'ironie

sarcastique qui le caractérise : ~(n appelait ceux qui étaient tombés ala Feldherrnhalle

70 "mes

ap6tres" _ ils étaient seize, il dolt naturel1ement en avoir quatre de plus que son prédécesseur - et 10rs des funérailles on dit: "Vous étes ressuscités dans le troisieme Reich71

." )

Mais pour nouS recentrer sur la dimension proprement vocale ­ou musicale - de cet aspect de l'hitlérisme, quand le Führer se dit l' instrument de la Providence, e' est. au sens strict qu'il faut entendre cet i nstrurnent, et pas n' importe lequel : le tambour.

67. KLEMPERER Victor, op cit., p. 155. 68. Nolons avec V. Klemperer, que le mot Reich utilisé par exemple dans le

{( Nutre Pere» (que Ion regne (Reich) vienne ...) comporte de nombreuses conno­tations de natme religieuse. Op. cit., p. 159.

69. KERSHAW 1an, op. cil., p. 645. 70. Lors du putsch manqué de Munich le 9 novembre 1923. 71. KLEMPERER Victor, op. cit., p. 154.

177

Page 87: voix vox dei (1)

~.

LE TAMBOUR ET LA SIRENE

Ce n'est pas en effet d'emblée qu'Hitler se crut quasiment un second rnessie, ou tout au moins son continuateur. Dans les pre­miers temps, il ne se percevait guere que comme « Voix », annOtl­gant le Verbe, et non pas comme l'envoyé de la Providence lui­meme. Interrogation faisant directement écho a celle de Gcebbels ci-dessus citée.

Comme le précise Peter Reichel, reprenant les termes de Ian Kershaw:

« Peut-etre est-ce I 'une des "énigmes pratiquement inexplicables" des débuts du "mouvement" : pomquoi cet "agitateur provincial de caves a biere", et justement lui, est-il parvenu a s'imposer? Lui­meme désirait se contenter des rnissions d' organisation et d'agitation qui reviennent au "héraut", une fonction qn'il ne considérait pas du tout comme minemen »

Ou nous retrouvons le «héraut », le banditore déja évoqué73 . Et de fait comrne il se plut a le répéter aplusieurs reprises, Hitler se définissait, au moins jusqu'a l'échec du putsch de Munich en 1923, comme simplement un « tambour et un rassembleur74 », mais tint-íl apréciser lors de son proces le 27 mars 1924:

«Ce n'est pas par modcstie que j' ai voulu alors etre le tambour. C' esl la tache la plus haute. Le reste est sans importance 75. »

Comrne le remarque en effet Ian Kershaw :

« Pour Hitler, la politique se confondait - et continuerait, au fond, de se confondre - avec la propagande : la rnobilisation incessante des masses pour une cause asuivre aveuglément, non pas 'Tart du possible76". »

C'est en effet l'une des choses qui surprend le plus 10rsqu'on se penche de pres sur l'action d'Hitler. On l'imagine en effet volontiers, étant donné sa position de dictateur absolu, bourreall de travail étu­diant dossier sur dossier, analysant, tranchant et décidant sans cesse,

72. REICHEL Peter, op. cil., p. 157. 73. Voir p. 87. 74. Hitler aArthur Moeller van den BIUCk, 1922, cité in KERSHAW 1an, op.

cit., p. 259. 75. /bidem. 76. /bidem, p. 261.

178

nc s'accordant que quelques heures de repos par nuir. En fait, il n'en était pas du tout ainsi. Il se levait fort tard dans la matinée, ne réu­niss pratiquernent jamais ses ministres, auxquels il ne donnait que aitrarement des ordres explicitement formulés et argumentés. I1 se bor­nait a impulser et alaisser aller la machine et les hommes qu'il avalt mis en place, entierement dévoués a son projet et a sa personne

77.

L'aetion politíque d'Hitler consistait en fait pour une tres large part asillonner l' Allemagne en tout sens, par avion - ce qui participait directement de « l' effet Messie » surgissant du eiel pour apporter au peuple la « bonne parole » - de meetings en rassemblements, de cérémonies en commémorations, de discours en alloeutions. Rare­ment sans doute dans l' hlstoire moderne, la poli tique ne fut réduite acette forme archaique décrite par Giorgio Agamben sous la moda­lité du « ban »), pure relation primitive exprimée par la voix, entre un souverain absolu et ses sujets, lieu de la relation de commandement conune telle, indépendamment de tout contenu, et se bornant adéf¡­Hir la cornrnunauté par l'exclusion - radicale - d'une altérité: ban­nissement pllis extermination des Juifs en l'oecurrence.

Le « tambour» du banditore est l' instrument par excellence de cette fonction. Cela aurait pu tout aussi bien etre la trompette ! Mais le tambour a eet avantage sur la trompette de désigner aussi celui qui donne le rythme, qui dirige la dique. 11 est littéralement le eorps-voix78 qui dirige la marche unifiée du groupe. Il est a eet égard hautement signifieatif que, selon ses propres mots, pour Vic­

tor Klemperer : «le Tambour fut [saJ premiere rencontre bouleversante avec le

national-socialisme79• »

n convient iei de citer in extenso l'extraordinaire description qu"il fait de eette parade tant eelle-ci réunit dans une seule illus­tralion nombre des aspects évoqués tout au long de ces pages :

« Les hommes lanr;:aíenl leurs jambes de telle far;:on que la pointe de leurs bottes semblait valser plus haut que la pointe de lem nez,

77. C'esl d'ailleurs I'une des bases sur lesquelles se sont fondées les theses révjsionnistes arguanl abnsivement de I'absence de docurnenls écrits ponr dédoua­ner Hiller de ses responsabílítés, notamrnent apropos de \'extermination des Juifs, des Tsiganes et autres « races inférieures ». C'esl égalernenl ce type de fonction­nemenl qui justifiait cette réf1exion si souvent émise de la part d' Allemands de bonne foi, scandalisés par les praliques des nazis: « si seulemeut le Fiihrer

savait I ».78. Est-ce l'intuition de celle problérnalique qui ameua Gunlher Grass a ima­

giner son étonnanl personnage du Tambour, a la voix « vilricide » ? 79. KLEMPERER Victor, op. cit., p. 44.

179

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c'était comme une seule valse, comme une seule jambe, et il y avait dans l'attitude de tous ces corps - non, de ce corps unique - une tension si convulsive que le mouvement semblait se figer tout comme l'étaient déja les visages, et que la troupe entiere donnait autant une impression d'absence de víe que d'extreme animation. Cependant, je n'avais pas le temps, ou plus exactement, je n'avaís pas de place dans mon esprit pour résoudre le mystere de cette traupe, car elle ne formait que l'arriere-plan sur lequel se détachaít I'unique figure qui la dominait, qui me dominait : le Tambour.

Celui qui marchait en tete avait pressé sur sa hanche sa main gauche aux doigts largement écartés, ou plutot, cherchant l'équilibre, i1 avait arc-bouté son corps sur sa main gaucbe qui servait d'appui, tandis que son bras droit, qui tenait la baguette de tambour, battait 1'air bien haut et que la pointe de la botte de la jambe projetée en l'air semblait rattraper la baguette. Ainsi l'homme était suspendu a I'oblique dans le vide tel un monument sans socle, mystérieusemcnt maintenu debaut par une convulsion qui allait des pieds a la tete, de la pointe des doigts jusqu' aux orteils. Ce qu 'il démontrait la n'était pas un simple exercice, c'était une danse archa"ique autant qu'une marche militaire, l'homme était a la fois fakir et grenadier. Cette meme crispation, cette meme désarticulation spasmodique, on pauvait la voir, a peu de chases pres, dans les sculptures expres­sionnistes de ces années-Ia, l'entendre dans la poésie expression­niste80 de l'époque, mais dans la vie meme, dans la vie prosa"ique de la ville la plus prosalque qui fOt, elle agissait avec la violence d'une absolue nouveauté. Et une cont.agion émanait d'elle. Des etres vociférants se pressaient le plus pres possible de la troupe, les bras sauvagement tendus semblaient vouloir s'emparer de quelque ehose, les yeux écarquillés d'un jeune homme, au premier rang, avaient l'expression de l'extase religieuse.

[oo.] Ici je vis pour la premiere fois, le fanatisme sons sa forme spécifiquement nazie ; atravers cene figure mueHe, et pour la pre­miere fois, la langue du Troisieme Reich s'imposa a moi 81 .})

En philologue tout entier voué a1'étude des roots, Victor Klem­perer s' est centré sur la langue. On comprend aiséroent pourtant qu'a lravers ce corps muel et désarticulé du Tambour, c' est surtout une voix gui se faisait entendre, une voix gui suscite extase reli­gieuse el obéissance, dans la IlÚse en scene de l'accomplissement du fantasme du corps enfin unifié.

Du pouvoir de sa voix, Hitler en avait, en toute lucidité, c1aire­ment conscience, meme si, cornrne il est de regle, c'est davantage au

80. Sur les rapports entre I'expressionisme et le nazisme, Jire CLAlR lean, op. cit., p. 33 sqq.

81. KLEMPERER Victor, op. cít., pp. 43-44.

180

niv de la parole qu'il situe son talent et non de sa voix comme eau

tell . Dans Mein Kampj; en effet, c'est adeux reprises qu'il signalee sa découverte de son talent oratoire, sdon des termes étonnamment

sernblables. La formulation utilisée mérite qu'on s'y arrete un ins­tan car le fait qu' elle soit répétée quasi a l' idenlique a cent cin­

tquante pages d' écart semble lui donner statut sinon de sympt6me, du rnoins d'expression stéréotypée fixée en lui et porteuse d'une signitication particuliere. La preIlÚere occurrence de ce constat, Hitler la situe en 1919, lorsque, encore sous I'uniforme, il fut dési­gné pour faire partie de la commission chargée de 1'enquete sur les évenements révolutionnaires 82 dans le 2

e régiment d'infanterie :

«Ce dontj'avais toujours eu la prescience se trouvait aujourd'hui confirmé: je savais parler83 . Et ma voix s'était déja suffisamment améliorée pour que je puisse etre convenablement entendu partout dans une petite chambrée84

. »

Ladeuxieme occurrence survient notablement plus loin dans Mein Kampj: mais concerne la meme époque apeu pres (1919) : relatant sa prerniere expérience d' orateur lors d'un meeting organisé a la brasserie Keller de Munich devant une petite centaine de partici­pants, au tout début du mouvement natianal-socialiste, il rapporte :

« Et ce que j'avais simplement senti au fond de moi-meme, sans 35

en ríen savoir, se trouva confLrmé par la réalité : je savais parler . »

L'insistance sur cette «prescience» OU ce savoir inconscient s'accorde particulierernent nous semble-t-il avec tout ce que nous avons décrit de l' aspect messianique affiché par Hitler. Elle vise en effet a nouS signifier que le « don de parale », le pouvoir pro­phétique, ne s'acquiert pas ; qu'il a sirnplement été placé en lui (sous-entendu, par Dieu) et gu' il se révele un beau jour dans les circonstances prévues par la providence. L'instrument de ce pou­voir, il le découvre alors en meroe temps que ceux auxquels il le destine, tout juste en avait-il auparavant une certaine prescience ou

un pressentiment diffus.Incontestablement, Hitler était marqué par une affinité toute par­

ticuliere avec l' objet-voix. Des les premieres pages de Mein Kampj; relatant son enfance, il rnentionne sa vive sensibilité au chant :

82. Tentative dans [a période précédant directement l'armistice de novernbre 1918, d' instaurer une ¡¡nnée révollltionnaire par l'établissernent de «conseils de

soldats)} sur le modele soviétique. 83. Souligné dans le texte. 84 HITLER Adolf, op. cit., p. 214. 85. lbidem, p. 354.

181

Page 89: voix vox dei (1)

1',

«Je suivais des cours de chant au chapitre des chanoines de Lambach et j'y trouvais une fréquente occasion de m'enivrer de la pompe magnifique des fetes religieuses86 »

Et dans ce meme preITÚer chapitre, il note les prémices de sa « vocation » :

« Je crois que mon talent oratoire commen<;ait alors ase former dans les discours plus ou moins persuasifs que je tenais a mes camarades : j' élais devenu un petit meneor, difficile amener lui­meme, d'ailleurs bon écolier, ayant le travail facile37 »

C' est enfin toujours dans ce meme préambule qu' il relate le choc, a douze ans, de sa découverte de Wagner lors d'une repré­sentation de Lohengrin :

« Le chef-lieu de la Haute-Autriche38 possédait alors un théatre gui, somme toute n'était pas mauvais. On y jouait assez souvent. A douze ans j'y entendis pour la premiere [ois Guillaurne Tell et, guelques mois plus tard, le premier opéra de ma vie89, Lohengrin. Du premier coup je fus conguis. Mon enthousiasme pour le maitre de Bayreuth ne connut pas de limites 90 »

C'est a plusieurs repríses enfin qu'il faít état d'une « voix inté­ríeure» lui dictant la conduite atenir, notamment 10rs de l'épisode crucial auquella encare il s' attache adonner une coloration résolu­ment mystique : sa cécité temporaire suite aune blessure par les gaz, aWervick le 13 octobre 1918. Dirigé sur un hópital aPasewalk en Poméranie, sa vue s' améliorait lentement lorsque, selon son expres­sion, «l'affreuse chose arriva 91 », c'est-a-dire la tentative révolu­tionnaire au sein de l'année allemande et la signature de l'arITÚstice le 11 novembre. Hitler raconte alors comrnent un pasteur vint apprendre la nouvelle aux blessés en traitement al'hópital :

« Mais lorsgue le vieil homme [... ] commenqa aexposer que nous étions obligés rnaintenaut de mettre fin a la guerre [... ] alors je ne pus y tenir. n me fut impossible d'en entendre davantage. Brusgue­ment, la nuit envahit mes yeux, et en tátonnant et trébuchantje revins au dortoir ou je me jetai sur mon lit et enfouis ma tete brúlante sous

86. lhid¡;m, p. 19. 87.lbidem. 88. Linz (ndlr). 89. La forlTlu1ation est guelque peu curieuse, cOlTlme si Guillaume Tell n'était

pas un opéra. Vellt-il dire « Le premier opéra de Wagner» ?

90. Ibidem, p. 28. 91. lbidem, p. 202.

182

la couverture de l'oreilLer [...] ; alors je fus frappé comme par la foudre par la voix de ma conscience :

"Misérable pleunlÍcheur, tu vas gémir alors que des milliers sont cent fois plus malheureux. que Loi !" et insensible eL muet, je sup­portai mon sort. Maintenant seulement je vis comme disparaít toute

92souffrance personnelle devant le malheur de la patrie • »

00 a été tenté d'interpréter cette cécité comme un symp­tome hystérique93 . Médicalement, rien ne semble l' attester de fas;on indubitable, les rechutes n'étant pas rares dans ce genre de

pathologie : «Les effets du gaz moutarde n'endommagenL pas l'ceillui-meme

et ne produisent aucune cécité véritable, mals simplement une conjonctivite aigue et un gonfiement des paupieres tel que la vue est un temps gravemenL compromise. Le patient risque facilement une "cécité secondaire" en se frottant les yeux : c' est ce gui a pu se passer si la nouvelle de la révolution arracha effecLivemcnt des

larmes aHitler94. »

Quoi qu'il en soit, pour ce qui nouS occupe ici, l'intéret de cet épisode, élevé par Hitler au rang d'évenement foodateur puisqu'll le place a 1'origine de sa décision de faire de la politique, c'est qu' il met en scene explicitement les deux objets que la psychana­lyse repere comme les inslruments spécifiques du sunnoi : la voix et le regard95. Regard vide de l' aveugle, voix muette de la

.consclence96... Cette intuition des enjeux inconscients de la voix et de sa capa­

cité ales mobiliser, Hitler sut l'exploiter de fas;on tout afait excep­tionnelle, notamment a travers l' impulsion donnée au développe­meot de la radio dans l' Allemagne de cette époque.

92. lbidem, pp. 203-204.93. Voir l'exlraordinaire « roman » de WE1SS Ernst, Le Térnoin oculai.re, Gal­

limard-Folio, Pans, 1988. Voir mN10N Rudolph, Hitler among {he Germans, New-york, E1sevier, 1976, tr. fr. Hitler el l'Allemagne, Paris, Point Hors-Ligne, 1994. Voir aussi DELPLA Fran90is, Hitler, Grasset, Pans, 1999, p. 52 sqq.

94. KERSHAW 1an, op. cil., p. 174. 95. U ue étude semblable acelle-ci serait a lTIener sur la place conférée par le

nazisme au regard (en tant aussi qu'objel pulsioonel). NOlls en avons déja rencontré quelques données avec le « magnétisme " du regard d'Hitler, et bien entendu son intérét pour la peinture. Il Yen a bien d' mItres, notamme:nt tout ce qui touche a l' apparei1 spectaculaire mis en place dans les « grand-messes » national-socialistes. La voix nouS paralt cependant avoir été privilégiée comme en atteste fina\ement

le désinvestissemeut d' Hitler vis-a-vis de \a peinture.

96. Voir p. l35.

183

Page 90: voix vox dei (1)

VOLKSDdPFANGER: LE RÉCEPTEUR DU PEUPLE

« Hadamovsky97 n' a pas hésité aqualifier la radio de "mission 98".

Le lien avec l'idéologie nationale-socialiste, considérée comme une religion poli tique. était ainsi établi. La radio aspirait aetre le media de sa "proclamation", son "Église". La radio devait etre a la "nou­velle ere nationale-socíaliste", ce que la presse avait été au XIX' siecJe libéral et individualiste. "L'art radiophonique, lisait-on par exemple dans une revue spécialisée de l'époque, veut quitter la place du marché pour entrer dans I'église, dans une église dont l'atmosphere puissante rassemblerait tous les auditeurs, qui supprimerait toutes les distances, semblable a la maison de Dieu qui unit touL. Les personnes agissantes ne sont plus des destins individuels, elles sont des idées, des forces qui mettent en mouvement la communauté, qui font dire a une 99 bouche ce qui anime beaucoup 100 de person­nes." On exhumait les dieux de leur tombe, et avec eux la magie scénique du sacré, en utilisant les formes les plus modernes de la technique.

[...) C'est précisément son "absence de lien avec un lieu donné" qui paraissait donner ala radio, ce media créant un "espace imagi­naire", la capacité d'encourager "l'unité intérieure" de tous les AUe­mands considérés comme une "communauté du peuple". En tout cas, son pouvoir de "cohésion populaire" aUait faire ses preuves 101. »

Inutile de souligner la pertinence de l' article cité ni celle du commentaire de Peter Reichel, dans le contexte qui est le notre ici. Tour y est dit « en clair» du rapport entre voix, identification sociale, sacré et politique.

Ainsi considérée comme catalyseur d'identification et d'unifica­tion, la radio connut en Allemagne un essor sans équivalent en Europe.

Selon Peter Reichel :

« En 1933, il existait tout de meme déja plus de quatre miIJions de récepteurs radio en Allemagne [. ..) Cela n'empecha pas le régime national·socialiste de présenter avec force propagande le nouveau Volksempfanger [...), en 1933, sous la dénomination officieUe

97. Directeur des émissions du Reicb jusqu'en 1937. (ndlr) 98. Sendl.mg : ce terme désigne en allernand l'émission radio ou télévisée, mais

aussi la mission confiée aquelqu 'un. (Ndt) 99. Souligné dans le texte. 100.ldem. 101. REICHEL Peter, op. cit., pp. 177-178.

184

"Ve 301" (le chiffre faisait allusion ala date de la "prise du pouvoir",

le 30 janvier102). »

On ne pouvait plus clairement présenter la radio comme un instrument de pouvoir ! Fabriqué par un consortinm de vingt-huit fabricants sous controle de l'état, il était vendu a un prix défiant toute concurrence. Si bien que six ans plus tard :

« Avec plus de onze miHions d' abonnements, l' Allemagne tenait la deuxieme place den-iere les Étals-UnisJO:l. »

Du coup le comrnentaire de Peter Reichel énon~ant simplement cornme « possible » le fait que « la radio ait été l'un des instroments rnajeurs de la dornination nazie 104 », appara'it curieusement timide. A l'évidence, la radio fut l'un des instroments majeurs de la domi­nation nazie, et pas seulement, a travers son role de diffusion de mass , mais aussi, et peut-etre surtout, par la mise en jeu des

einvestissements fantasmatiql.les de la voix qu' elle excelle asolliciter et que le nazisme sut exploiter treS habilement : omniprésence de la voix du Führer, a partir des haut-padeurs installés dans les roes 105, dans les usines, dans les établissements publics; écoutel06 collective dans la ferveur : les fitms et les récits de l'époque nous restituent l' attitude religieuse des auditeurs écoutant dans les lieux publics la retransmission des discours d'Hiller

107 , figés parfois dans

k salut hitlérien. Toute la problématique politico-religieuse de l"incorporation de la voix, et de l'identification, celle que nous avons appelée du «repas totémique 1yrique », s'est trouvée ainsi mise en place selon une efficacité qui n' a pas eu d' équivalent depuis 108. A cet égard, la décision politique de privilégier la radio

102. lbidem, p. 337. 103. lbidem, p. 338. 104.lhidem.105. Il Yeut meme des essais pour installer des haut-parleurs dans le sol. Max

Atkinson raconte égalernent cornment dans les grands meetlOgS, grace ades micros reliés ades amplificateurs dissimulés derriere l' estrade, les acdamations se trou­vaient non seulement ampliflées ala couvenauce des organisateurs mais renvoyées en écho vers la faule, ce qui 3vait pour effet d'en prolonger la durée. ATKlNSON

Max.,op. cil., pp. 13-14.106. Voir par exemple le récit de Victor Klemperer cj·dessus cité. 107. «Cinquante discours de Hitler out été relJansmis duran! la seule

année 1933. Pas une semaine ne passait sans un discours du FÜhrer. A cela s'ajoutaient les retransmissious d'autres rnanifestatious publiques, et des cé~ébra· tions nationales-socialistes qu'on venait d'instituer. » REICHEL Peter, op. cit.,

p. 17S.lOS. Meme si la révolution islamique iranienne, propagée a partir de cassettes

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Page 91: voix vox dei (1)

et non pas la télévision est particulierement significative, COrnme le traduit aussi le fait que la télévision relevait administrativernent du Ministere des Transports aériens (Goring) et des Postes, et non, corome la radio, du Ministere de la Propagande (Ga::bbels). Il faut remarquer en effet que sur le plan technique, la télévision était également parfaitement au point acette époque :

«Cest 10ls des Jeux Olympiques de 1936 que le public a po découvrir pour la premiere fois la télévision : quelque cent cinquante mille spectateurs ont alors pu vivle les compétitions en djrect grace ades récepteurs collectifs. A l'iuauguration de la "Grande exposition allemande sur la radio et la télévision", en juillet 1939, la Poste a annoncé la mise en place de la télévision. Mais le début de la seconde guerre mondiale a empeché la production en série du Volksempféin­gel' télévisuel 109 . »

La raison invoquée par Reichel n'est qu'a moitié convaincante: si Hitler avait été pleinement persuadé de l'efficacité du media télévision pour son projet, il aurait, sans le moindre doute, su trouver les moyens de son développement. Dans les circonstances autrement critiques des demiers mois de la guerre, il a bien su consacrer des moyens considérables a la «solution finale », au détriment meme de la conduite des opérations de guerreo En fait les implications de l'objet regard, privilégié par la télévision, s' accordaient mal avec le projet hitlérien, tout comrne elles conve­naient moins ala personnalité profonde d'Hitler, comme en témoi­gne la médiocrité de son regard de peintre, contrastant avec 1'effi­cace de sa voix. Défini en effet comme l'objet du désir adressé a l' Autre, selon le schéma lacanien rappelé ci-dessus 110, cet Autre que, selon l' expression consacrée, l' on dévore des yeux, le regard n'est guere mobilisable que dans un échange duel peu compatible avec la volonté de ~< subjuguer» les masses, de les unifier en un seul corps ainsi d' ailleurs qu' en atteste l'accusation d' atomisation du lien social tant dénoncée de nos jours par les détracteurs, ou simplement les critiques, de la télévision. Une atomisation qui certes n'exclut pas l'uniformisation, mais l'uniformisation n'est pas l' identification, ni l'unification.

Dans son ouvrage Pourquoi Hitler ?, Ron Rosenbaum rapporte 1'entretien qu'il a obtenu de l'écrivain George Steiner au cours duquel ce demier lui parla de la fascination hOlrifiée qu'Hitler

véhieulant la voix de Kholneyni encore en cxil en France, n'est pas sans rapport avec eeHe science des ressorts de la voix.

109. REICHEL Pe¡er, op. cit., p. 176. 110. Voir. p. 138.

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n'avait cessé de lui inspirer depuis qu'il1'avait un jour entendu a la radio, alors qu'il n'avait que cinq ans. George Steiuer y définit le lanp'age du dictateur comme de « l'antimatiere » au regard du lan­ga~ ordinaire Il'. Cette image est particulierement bien venue en ce"qu'eHe exprime avec une force particu!iere l'effet que nous ne cesSons de rencontrer dans ces pages : la puissance véritablement d'anéantissement que la voix peut produire sur le sens. Steiner poursuit :

« Ce génie (oratoire d'Hitler] ne réside pas tant dans le TIlot écrit que dans la voix qui le prononce. [...] Ce qui fascinait, c'était le cóté physique plutat que métaphysique. "Le physique est... ce qu'il y a d'incroyable, c'est que le corps puisse passer a la radio. Je n'amve pas aI'exprimer aufremenl. On a l'impression de suivre les gestes". Me Luhan a une these u'es célebre selon laqnelle le charisme d'Hitler n'aurait jamais fonctionné a la télévision. A mon avis, ce sont des balivernes. Hitler aurait été le champion du petit écran. II suffit de voir les films toumés par Riefenstahl snr les congres de Nuremberg pour comprendre aquel point il maítrisait chaque image, chaque geste. »

Certes, et l' on sait que sa gestuelle ne devait rien a l'improvi­saríon, qu'avant tout diseours important, il essayait, répétait soi­gneusement chaque geste, chaque intonation, devant le mirolr, avee 1'aide d'Hoffmann son photographe attitré. Il n'empeche qu'a tra­vers eette dimension gestuelle, et donc, certes, visuelle, c'est tou­jours la voix qui, strueturellement, en tant qu' objet pulsionnel, reste ici impliquée, et non le regard. C'est le rapport du corps au langage qui définit la voix, non la modalité sonore, et qui, comme le repere si bien G. Steiner, passe, meme ala radio. Ef tout laisse penser ­nous suivons en ceci 1'opinion de Mc Luhan et non celle de George Steiner - que le media télévision, qui, lui, tend a privilégier le regard, n' aurait pas eonvenu a un Führer tout entier voué a l'art des sirenes.

Les sirenes ... C'est en effet par un rappel de la puissance mor­tifere de la voix que nous conclurons cette partie de nafre étude du rapport d'Hit1er - et du nazisme par corollaire - a l'objet-voix. I1 est en effet un détail tou t a fait révélateur des intuitions qu' avaient Hitler et l'Allemagne nazie des enjeux de la voix, de la «face noire» de la voix, plus précisément : l'installation sur les bombar­diers en piqué Stukas de sirenes destinées aaccentuer l'effroi pro­voqué sur les homrnes au sol par ces attaques déja particulierement redoutées du faif de leur précision. Véritable « voix de feu » de

111. ROSENBAUM Ron, Pourquoi Hitler, París.le. Laues. 1998, p. 474.

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Page 92: voix vox dei (1)

l'ange exterminateur, annonciatríce de mort et de destruction, ce hurlement des Stukas produisait un tel effet de terreur gue l' on rappone gue les pilotes, une fois leurs bombes lachées, se pennel­taient parfoís un second passage, malgré le risgue, armés de leur seule sirene.

WOLFGANG, OU « LE PASSAGE DU LOUP »

«Hurlement» des Stukas, «beuglement» d'Hitler, la référence animale s'impose des gue ron aborde le registre de la voíx comme telle. Dans ce contexte, ce ne fut pas la moindre des surpríses de notre recherche que de découvrir, en des détours fort ínattendus, la sílhouette du loup se dessíner avec une ínsístance aussi troublante qu'insolíte. Ce n'est pas le líeu de traiter en détail cette guestion. Accordons-nous cependant une petite dígressíon pour la formuler plus précísément tout en avan~ant guelgues éléments de réponse susceptibles d'en soutenir la cohérence. Cela afin d'alímenter une éventuelle réflexion ultérieure plus approfondíe, notarnment de la part d'ethnozoologues gui pourraient etre íntrigués par 1'une ou 1'autre de nos remarques.

C' est en relatant les travaux d' Agamben que pour la premiere fois nous avons fait rencontré le loup - sous la forme du loup-garou - comme figure ímaginaire du sujet pris dans la relation políti­gue primitive du ban, et signífiant l'appartenance a la fois a l'ani­malité et a 1'humanité, tout en étant exc1ue de I'une cornme de l' autre. C' est d' ailIeurs, comme le soulígne Agamben, dans le meme sens gu'il faut comprendre la fameuse formule de Hobbes : «l'homme, loup pour l'homme ». Celle-ci ne signifie pas tant, selon l' interprétation réductrice que l' on en donne la plupart du temps, gue 1'homme se comporte vis-a-vis de ses congéneres comme une bete féroce. Elle repere, elle aussí, selon Agamben, le líen primitif de souveraineté : chaque sujet abandonnant son droit d'etre «Ioup», c'est-a-dire de considérer son semblable comme une « vie nue » asa merci, pour réserver au seul souverain ce droit vis-a-vis de l'ensemble de ses sujets, a charge pour luí d'en user pour le bien de tous 112. Des lors, le souverain est véritablement

112. Idée qu'il conviendrait de rapprocher de ceHe de Freud dans Totem el tabOLl, lorsqu'il avance qu'apres le meurtre du Pere, loin de s'entl'etuer pour prendre la place du Pere, les fils instaurerent la loi destinée ainterdire lajouissance absolue qui caractérisait le pere.

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« loup-garou », car seul agarder les prérogatives du « loup », il est en ITléme temps le garant de la loi humaine structurant la cité 113.

Ceci constitue un éc1airage qui va donner un relief tout a fait particulier a un détail gue l'on découvre incidemment au détour de telle ou telle anecdote racontée dans les biographi.es d'Hitler : son identification explicite au loup. Ce détail du coup cesse d' en etre un et devient symptome rnerne du mode de souveraineté nazi. Hitler se disait en effet volontiers «Ioup»: « Herr Wol;f» était son pseudonyme familier lorsgue, encore «agitateur de brasse­rie », il voyageait pour rencontrer discretement tel ou te! de ses futurs compagnons. 11 était «Onkel Wol;f» pour ses neveux et nieces. Pendant la période munichoise, il avait un chien appelé « Wo(f ». 11 établit l' entreprise automobi1e Volkswagen a Wolfs­burg, et appelait son quartier général Wo(fschanze, la taniere. Le loup-garou est explicitement invogué cornme «totem », si l'on peut dire, sous-Jequel la section SS spécialisée dans le terrorisme et l'assassinat individuel fut placée (section SS Werwolj). Remar­quons au passage a. ce propos gue dans son Complexe du loup­garou, le sociologue Denis Duelos, analysant les racines de la violence dans les cultures anglo-saxonnes, repere parfaitement le caractere opératoire de ce mythe nordique dans l' Allemagne nazie

s' effor~ant... « de concilier la nature d}l guerrier (sauvage, vaillante, spontanée,

etc.) et la culture de l' Etat (ordonnée, répressive, rationnelle,

etc. Il4). ))

Il est vrai que la culture allemande est fortement imprégnée de références valorisantes au loup. Au contraire par exemple de la culture fran~aise, apeu pres tout entiere centrée sur la dérision 1lS, le rejet ou la destn¡ction du loup 116. Il est au contraire extremement fréquent en Allemagne de s' appeler M. Loup (Hen Wolj) et nul ne s'offusquera, bien au contraire, de se prénornmer Wolfgang, le « pas du loup ». Les mythologies nordiques nous présentent pour­

113. Voir. AGAMBEN Giorgio, op. cit., pp. 116-118. 114. DueLOS Denis, Le complexe du loup-garou, lajascinatioll de la violence

dans la culture américaine, Paris, La Découverte, 1984, p. 227, dans l'édition

Pocket.115. Ainsi que la met en scene par excmple le Roman de Renart nous présentant

le goupil bernant systématiquement le loup Ysengrin. 116. Attitude anouveau d'actualité, comme en lémoigne la violenee des réae­

Lions au retour de quelques loups dans le pare du Mercantour, sans commune mesure avee l'amp\eur réeHc des dégats effectivement imputables au prédateur. Voir par exemple Terre sauvage, n° 150, mai 2000.

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tant un loup particulierement terrible, Fenrir, « le destructeur » du monde, fils de Loki, tenant entre ses machoires le ciel et la Terre puissance dévoratrice absolue et acharnée a la destruction de~ dieux. La dimension cosmologique du loup Fenrir, le destructeur: n' était certainement pas pour déplaire aHitler, et on peut se deman~ der si son identification au loup ne s'est pas étendue jusqu'aux. extremes de ce modele mythologique.

Richard Wagner évoque dans La Walkyrie, un épisode ambigu de cette mythologie, en rapport direct d'aillems avec la probléma­tique de tension entre natme et culture imagée par le loup. Au cours de cet épisode, Wotan abandonne sa position de garant divin de la loi (dont sa lance porte les «runes») pour devenir Wolfe, revetant une peau de loup, reniant sa propre loí et parcomant les forets accompagné de deux loups afm de fonder une lignée, les Walse. Sigmund, le Wblfing, « jeune loup », fils de Wolfe (Wotan), engendrera avec Sieglinde, sa sreur jumelle, celui qui deviendra le héros mythique du Troisieme Reich : Siegfried.

En fait, ]' ambivalence regne en maitre dans les représentations mythiques et imaginaires du loup 117. Ce qui ne sera pas pour nous étonner quand nous mettrons en rapport ce registre de représenta­tions avec celui qui nous a déja fait entrevoir la figure du loup : celui des représentations imaginaires du surmoi dont nous avons alors souligné ]' ambivalence structurelle. Y compris, notons-le, dans la bipolarité des figures paternelles et maternelles du surrnoi. Le loup dévorateur des contes se prete particulierement a repré­senter le surmoi «maternel archaique» de Mélanie Klein ou Lacan: sa dévoration est en effet bien étrange qui laisse intact l'enfant dévoré, lequel peut etre récupéré sans dommage par ouver­ture du ventre du loup, comme par une césarienne. La peur du loup doit ainsi sans doute etre réinterpretée radicalement : ce n' est pas parce qu'il peut nous dévorer l18 que 1'on craint le loup, c'est parce qu'on le craint qu'on redoute d'etre dévoré. Et si on le craint c'est parce qu'il représente inconsciemment cette instance redoutée et féroce du surmoi.

Dans 1'une de ses études fondatrices de la psychanalyse, « L'homme au loup », histoire d'une névrose obsessionnelle infan­tile, Freud établit, entre autres repérages, le rapport entre le pere, dans sa fonction de surmoi, et le loup de la phobie de son patient

117. Lire pour s'en convaincre : CARBONE Genevieve, La Peurdu (oup, Pal'is, Gallirnard-Découvertes, 1991.

118. Les études monteent d'ailleurs que dans la réalité aucune dévoration d'humains yivants n'ajamais pu lui etre imputée.

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tell qu'elle se manifesta dans un reve resté célebre dans la litté­eature psychanalytique: terrorisé, le patient voyait un groupe de

~Ol1PS perchés dans un arbre le regardant fixement [19.

Nous avons vu aussi comment le cas de cet enfant qui ne savait articuler qu'un mot: le loup! avait condult Lacan a penser et a affiuer la question du surmoi, précisément dans l'explicitation de son arnbivalence ou de sa « paradoxalité ».

Le fil rouge qui relie toutes ces apparitions du loup, dans des domaines apparernrnent sans relation, c'est, comme d'ailleurs nous v a conduit l' analyse de Lacan apropos de 1'« enfant au loup », le ~apport ala voix. Du moins est-ce l'hypothese que nous avan<tons.

De fait il semble bien qu'on puisse analyser beaucoup d'attitu­des, récits mythologiques et autres légendes, en relation al' effet puissant et totalement ambivalent - ala fois terrorisant et fascinant _ produit par la voix du loup sur l'etre humain en raison des enjeux inconscients qui s' en trouvent mobilisés. Lisons le récit que donne le zoologiste Farley Mowat, grand spécialiste des loups, de sa premiere rencontre avec leurs voix :

«Les premieres fois que les trois loups chanterent, la vieil1e terreur enracinée sous ma peau fit se hérisser tous les poils de mon dos el je ne saurais dire que j' ai apprécié le concert. Néanmoins au bout de quelque temps, non seulement j'y trouvai de l'agrément, mais j'en vins a l'attendre avec une sorte de plaisir aigu. le suis cependant incapable de le décrire car les seuls mots donl je dispose sont ceux qui traitent de la musique humaine.

Ils sont inadéquats sinon trompeurs. Le mieux que je puisse dire est que ce chreUf lancé apleine gorge el de tout creur m'émouvait comme il m' est arrivé d' etre ému par les ronflemenls el les tonnerres des grandes orgues quand l'homme qui en jouait avait transcendé sa condition humaine 120. »

Toute la constellation fantasmatíque liée ala jouissance lyrique que nous avons décrite ailleurs 121 se retrouve id au complet y compris la référence al' ange puisque Farley Mowat dédie son livre a la louve qu'il a appelée Angelina et qu'il qualifie d'ange dans sa dédicace. Référence angélique inattendue, le loup étant bien plus volontiers mis du coté du diable, mais particulierement révélatrice de la bipolarité du rapport de jouissance ala voix, tout

119. In FREUD Sigmund, Cinq psychanalyses, Paris, P.U.F., 1981, pp. 324-420. 120. MOWAT Farley, Mes Arnis les loups, Paris, Flammarion, Castor-Poehe,

1984, pp. 154-155. Signalons que le titre original anglais, Never Cry Wolf, pointe

explicitement la dimension vocale.121. Notamment Voir POIZAT Michel, La Vo;x du diable, Métailié, Paris, 1991.

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-­cornme - et le rapprochement est singulierement significatif - la référence a l'orgue évoquée par Mowatt et que nous avons eu également l' occasion de travailler 122. Pour prendre une formule que nous appliquerons plus loin a l'ceuvre de Richard Wagner, tout particulierement Parsifal, on pourrait dire que nulle voix n' est davantage que celle du loup, cri - ou hurlement - et silenee. Elle est donc dans une position tout afait particuliere pour présentifier l' objet-voix a l'etre humain dans son double effet de rejet et de fascination. Il est d' ailleurs symptomatique a cet égard que la domestication du loup en chien se soit traduite - entre autres traits pacificateurs - par l'élimination du hurlement au profit de l'aboiement 123.

Le loup, est done, en quelque sorte, «diva ». On ne sera pas surpris du coup de le rencontrer en bien des détours du domaine musical 124. Le loup n' est, certes, pas le seu1 animal a hauter le bestiaire musical. Le cygne et les oiseaux y ont aussi leur place (sans oublier le « canard » 1) mais ceHe du loup est tres particuliere et la encore tres ambivalente. Il peut meme se faire lui-meme instrument de musique : c'est ainsi qu'une gravure extraite du De Canti et musico sacra de M. von Bornau Gerberts datant de 1744, nous montre un joueur de corncmuse dont l'outre n'est autre qu'un loup, lc tuyau dc l'instrument lui sortant par la gueule 125. On ne peut IlÚeux représenter l' association du loup et de la voix, dans son versant diabolique, puisque la cornemuse, cornme 1'orgue, et pour les memes raisons, a été particulierement diabolisée par le christianisme. Au contraire de l'orgue, toutefois, la cornemuse n' a pas obtenu sa rédemption 126. Innombrables sont les récits et contes populaires dans lesquels un « lien de voix » s'établit entre l'homrne et le loup, toujours sur le mode ambivalent: 1'homme, tautot se

122. Voir le chapitre « Orgues d'enfers, orgues de paradis », Ibidem, pp. 105­118.

123. Rappelons qn'a l'état sauvage, le loup aboie autanl qu'il hurle. Le chien ne hur1e plus que dans certaines circonstances (hurlement « ala mort ») suscitant toujours chez l'humain une charge d'affects considérable. (Merci a Genevieve Carbone d'avoir attiré mon attenlion sur ce fail.)

124. Place devenue d'actualité, avec le «passage a I'acte )), si l'on peut dire, de la pianiste Hé1ene Grimaud partagée désormais entre son talent de musicienne et sa passion des loups, ainsi que les médias se plaisent ala présenter. (Voir Bernard Mérigaud «Hélene Grimaud : une louve parrni les loups ) in Télérama n° 2608, 5/01/2000.)

125. Voir Le Quellec lean Lorc, « Le loup et la musiqne » in COGET Jacques (ss. la dir. de), L'homme, l'animal e( la musique, Modal, FAMDT, 1994, p. 66.

126. Sur l'histoire de la rédempLion de l'orgue, voir POIZAT Michel, op. cit., p. 112 sqq.

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protégeant du loup en jouant d'un instrument, cornemuse, flGte ou violon, tantot le domestiquant carrément grace a la musique 127.

Plus surprenante est la relation affirmée par certains récits et croyances populaires, entre le loup et le ... tambour. Ce qui, compte tenU de nos précédentes considérations 128, prend une résonance bien singuliere ! Le tambour fait de peau de loup serait doté de propriétés particu1ieres : d' une qualité et d' une résistance excep­tionnell , il serait toutefois a l' origine d' un dysfonctionnementesradical chaque fois qu'il est battu en meme temps qu'un tambour faít dans une peau de brebis : soit il rend un son hideux, soit il rend muet le tambour en peau de brebis \29.

Mais le principal attribut imaginaire du loup illustrant directe­ment notre hypothese selon laquelle il constituerait une véritable figuration du surmoi, c'est l'effet de son regard sur la parole humaine. Le regard du loup - a la candition expresse qu'il vous vaie le premier - a pour effet de vous óter la parole, ou de vous enrauer 130. Cette idée, qui remonte a l'Antiquité puisqu' on la trouve déja chez Platon, ne peut étre mise sur le compte de la peur que l' on éprouverait a la vue du loup et qui vous clouerait sur place, « sans voix », car ce n'est pas a la vue du loup qu'on devient muet, c ' est le regard du loup sur vous qui conduit au mutisme ou a 1'enrouement. Se trouve ainsi articulée la dialectique du regard, de la voix et de la parale, telle que la figure du surmoi l'organise. Freud d'ailleurs dans le réve de L'homme au loup négligeant ason habitude la composante sonore et l' attitude silen­cieuse des loups, met l' accent sur la dimension de lem regard fixant son patient. Sous le regard du surmoi (qui vous dévore des yeux), le sujet se trouve privé de parole, médusé cornme sous le regard de Gorgo, anéanti en tant qu'étre parlant. Le loup, que ce soit par son regard, par sa voix, ou par son activité dévoratrice, se trouve donc particulierement adapté, si ron peut dire, afigurer 1'imaginaire du surmoi. On peut d'ailleurs interpréter en ce sens la caractérisation musicale du loup dans Pierre et le loup de Prokoviev. Ce dernier, loin de tout effet imitatif, attribue au loup de 1'histoire une voix véritablement impériale, composée de trois cors aux puissants accents wagnériens, ala fois mena~ants et majestueux, qui ne dépareraient pas dans la palette musicale

d'un Wotan !

127. Voir Le Que1\ec lean Loic, arto CiL 128. Voir notre chapitre intitulé {( le tambour ). 129. Le Quellec lean Lo'ic, 31í cil. p. 65. 130. Ibidem, p. 66.

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Compte tenu des liens que nous avons établis entre voix, musi­que, palitique et surmoi, nous ne somnles maintenant plus étonn~s de voir le loup parcourir ces contrées, d'autant plus, que dans réalité, il semble bien que ses émissions vocales aient elles aussi une véritable fonction de lien, voire d' identification, social. C' est bien El, semble-t-il, la fonction des «chceurs» de la meute en repons

f31 a l'appel soliste du «chef de meute» : marquer de la

voix l'appaItenance au groupe. Chceurs splendides, fascinants, ou ten"itiants, selon la position subjective 132 de chacun au regard de la problématique inconsciente activée par la voix du loup. I1 n' est pas Ínterdit de penser que l'homme, depuis des temps immémoriaux, avait pergu la proxirnité entre la fonction de la voix dans la consti­tution du lien social « lupin » et dans eelle du líen social humain. I1 n'est pas interdit non plus de supposer qu'il a pu projeter Sur Son rival en prédation les forces obscures que les enjeux incons­cients de la voix suscitaient en luÍ.

Nous ne saurions toutefois conclure cette rapide esquisse du lien entre loup, voix, music.¡ue, surmoi et identification sociale, sans évoquer cette belle histoire de loup et de musique que l'on raconte a propos du troubadour Peire Vidal. Une « vida» de Peire Vidal relate en effet qu'il s'était voué a chanter les louanges d'uno de ces dames dont la lyrique courtoise nous a gardé le souvenir, la Dame de Pennautier (pres de Careassonne) surnornmée la Loba, « la louve » de Pennautier, précisément en raison de sa sévérité, sa « féroeité », a l'égard de ses prétendants.

Or Peire Vidal ...

« ... se fit loup pour elle el il pOltait des armes de loup. Dans la monlagne de Cabarais, il se fit chasser par les bergers et par les chiens et par les lévriers, comme fait un loup. Il revetit une peau de loup pour donner aentendre aux chiens et anx bergers qu'il étail un loup. Et les bergers avec leurs chiens le chasserenl et le battirent de telle maniere qu'll fut porté pour mort a la derneure de la louve de PennautlerJ3}. »

131. L'ethnozoologue Genevieve Carbone ne parle-t-elJe pas d'aiI!eurs sponta­némem de «plain chant» pour déclire ces chceurs de foups ? Cap. cit., p. 67)

132. Ou culturelle... La cuILure frau9aise, privilégiant de maniere tres appuyée le verbe et le discours est paniculierement réfraclaire a la fascinaLion de la voix, aínsi que l' atleste de nombreux. lraits tels Son rejet des castrars d' opéra, son art Iyrique centré Sur I'inrelligibililé du leXle etc. Faut-il y voir l'un des contex.les de culture penneUan! d'expliquer le rejet forcené el irrationnel du loup en Franee, déja évoqué dans ces ¡¡gnes ?

133. BOUTIERE 1., SCHUTZ A. H., Biographies des tlOubadoul's, Pans, Nizet,1973.

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Mais refermons cette parenthese sur ce cas d 'identification au laup d'un musieien, pour revenir au cours plus direct de nos ana­lyses su~ le lien entretenu par I'ordre nazi avec la problématique de la VOIX.

LE M4lTRE CHANTEUR

Cette « musique des loups » ne nous avait en fait guere éloigné de ce qui constitue peuH~tre l'une des principales caractéristiques dn troisieme Reich, objet déja de nombreux travaux, son esthéti­satian de la poli tique, a travers, pour ce qui nous occupe ici plus préeisément, son esthétisation de la voix, manifestée par la place considérable qu'y ont oecupé l'opéra et la musique, en général, et celle de Wagner en particulier. OU nous retrouvons ce que nous avons constaté des le chapitre sur l'irrintzina : la néeessité pour le social s 'il veut pouvoir «jouir » d' un objet pulsionnel d' en produire une version acceptable, sublimée, une ceuvre d'art.

Dans le rapport tout particulier que la personnalité d' Hitler entre­tenait avee l' objet-voix nous avons déja mentionné sa pratique du ehant lorsqu' il était encore enfant. Jeune homme, Hitler devint ce qu'on appellerait aujourd'hui un « accro » al'opéra. Son ami Kubi­zek, venu étudier la musique aVienne et avec lequel il partageait une petile chambre, raeonte que pendant les quelque six mois qu' ils vécurent ensemble, en 1908, - Hitler a done alors dix-huit ans ­malgré la modestie de leurs ressources financieres, ils passaient presque toules leurs soirées al'Opéra. Kubizek calcula qu' ils virent Lohengrin une dizaine de fois 134. Il rapporte également cette anee­dote relevée par Ian Kershaw, aneedote peu connue et particulie­rement significative pour notre propos :

«Au cours de ses le'(ons de musique, Kubizek avait entendu parler, parmi les écrits de Wagner, d'une breve esquisse de drame musical, Wieland le Forgeron. Aussit6t, Hitler chercha des rensei­gnernents sur la saga dans un livre intitulé Dieux. el héros. Le soir rnerne, il se mil aécrire. Le lendernain, s'asseyant au piano, Hitler confia a Kubizek qu'il allait en faire un opéra. II cornposerair la rnusique, que Kubizek se chargerait de coucher par écrit. Des jours durant, malgré les difficnltés que soulevait le patient Kubizek avec ses remarques hésitantes sur les compétences musicales limitées d' Adolf, iI se plongea dans l'entreprise, ne prenant pas meme le

134. Cité par KERSHAW Ian, op. cit, p. 90.

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-temps de manger, boire et de dormir. Au bout d'un certain temps cependant, il en "parla de moins en moins et finit par ]'oublier 135." ):

AITetons-nous un instant sur ce détail car il est révélateur. Qu'y a-t-il donc dans 1'histoire de Wieland le forgeron, telle que la raconte Richard Wagner dans L'auvre d'arI de l'avenir, pom sus­ciler chez Hitler un telle poussée créatrice, meme si ceHe-ci devait en rester au stade embryonnaire. Il s'agit de l'histoire d'un forgeron de talent nommé Wieland. Celui-ci rencontra un jour une vierge­cygne dont il s' éprit aussitót éperdument. La vierge-cygne, conquise, abandonna sa liberté de cygne pour vivre dans sa condi­tion de femme avec le forgeron. Ce dernier revenant un jour d'une expédition, tIOuva sa maison démolie, sa ferrmle envolée au loin. Le roi Neiding voulant s'accaparer 1'art de Wieland, 1'enleva alors, le retint prisonnier, l'obligeant a forger pour lui toutes sortes de choses utiles, solides, durables. Et pom etre sur que le forgeron he puisse s' enfuir, illui fit couper les tendons du pied. Wieland rumina sa vengeance et eut un jom l'idée qui devait lui permettre de l'accomplir. Il se forgea des ailes et s' envolant dans les airs, iI décocha un trait tuant Neiding. Il mit ensuite le feu a sa forge, puis:

«D'un vol hardi, il s'éleva dans l'azur ou il retrouva l'amante de sa jeunesse 116. »

La clé de la signifícation de cette histoire, Wagner nous la donl1e lui-méme en conclusion de son écrit .

« O toi, Peuple unique, excellenl ! Voila ce que tu as fait poete : ee Wieland, e' est toi-méme I Forge tes ailes et prends ton essor l37 . »

Or, comme le montre Jean-Jacques Nattiez, cette signification politique se redouble par une métaphorisation de l' opéra comme telle :

«Wieland représente a la fois le peuple et le poete, Wagner nous le dit explieitement. Mais dans ce eas qui est eette vierge-eygne dont le forgeron est amoureux ? De toute évidence, iI s' agit de la musique 138 »

135 KERSHAW Tan, op. cit., p. 87. 136. WAGNER Richard, L'reuvre d'art de i'avenir, Plan de la Tour, Editions

d'aujourd'hui, Les iutrouvables, 1982, p. 254. 137. Ibidem. 138. Posant aínsi une métaphore de la mllsique par la femme qui deviendra une

constante de la réflexion de Richard Waguer sur I'art lyriqlle. NATTIEZ Jean Jacques, Wagner androgyne, París, Christian Bourgois, 1990. p. 69.

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Tout ceci n'est pas d'intéret qu'anecdotique : c'est tout le lien eiltre opéra et politique qui se trouve ici articulé. Un lien particu­lierernent exploité par le troisieme Reich.

OpÉRA ET POLITIQUE

Les rapports entre opéra et politique ont été maintes fois étudiés. Mais c'est presque toujours en termes d'instrumentalisation de l'opéra par le pouvoir politique du fait que la lourdeur et la com­plexité de la production d'opéra exige pratiquement le niveau d' intervention de l' appareil d' état pour le me;ttre en place. Et de fait, apres avoir été affaire de princes, l'opéra est devenu de nos jours affaire d' états (Voir ace propoS l'édifíante histoire de l' Opéra­Bastille 139). On tend souvent des lors a faire de l'opéra un porte­parole, _ un porte-voix serait plus juste - un instrument done, du pouvoir établi. Cette idée, assez largement répandue, est simplifl­catrice : nous avons déja vu dans ces pages corrunent des aspira­tions populaires et démocratiques avaient pu elles allssi trouver dans l' opéra le vecteur de leur émancipation.

Nous avions, quant a nous, relevé aussi, par ailleurs, un autre type de logique pour fonder l' intervention de l'état en matiere d' art et plus précisément d' opéra : celle qui prévaut dans la régulation éthique d'un dispositif de jouissance, donlle social ne peut admet­tre le déchainement. Et nous avions souligné. malgré l' apparente futilité de l'enjeu - on imagine mal en effet que le líen social se trouve mis a mal par le débordement de la jouissance lyrique ­combien les implications profondes de l'opéra touehaient des points cruciaux de ce qu' on pourrait appeler l'hominisation, la natme profonde de 1'etre humain en tant que «parlétre », selon le

mot de Lacan 14Ü•

Les perspectives ouvertes par la présente étude nouS conduisent a repérer au cceur de l'opéra, un rapport beaucoup plus étroit, véritablement structurel entre opéra et politiqueo Dans les termes que nos précédentes rét1exions nous amenent autiliser, on peut en effet défll1ir l' opéra corrune le líeu ou la voix souveraine tient le spectateur, le sujet, ou le publie, le peuple, dans une relation de sujétion tolaJe, selon une relation d' abandono Mais plus encore qu'une représentat.ion du lien poli tique primitif, il en constitue une

-~------139. Dans cette perspective, on lira notamment: URFALINO Philippe, Quatre

voix pOllr un opéra, París, Métailié, 1990. 140. Voir POlZAT Michel, La Voix dll diable, Métailié, Paris, 1991.

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véritable cérémonie cornmémorative rituelle, le sujet y revivant littéraJement, cornme dans une célébration, le lien politigue origi_ naire d'abandon. Du coup, tome une série de données va prendre sa pleine signification: le fait par exemple que dans la Chine antigue, la composition musicale (essentiellemem lyrigue) était l'apanage exclusif de l'Ernpereur i4J , anticipant ainsi les attaches particulieres ala musigue de tam de Souverains, de Néron aStaline en passant par Richard Cceur de Lion et autres plinces troubadours, Louis XIII et SUrtout Louis XIV gui fit de 1'0péra et de son palais, la représentation meme de son pouvoir.

Ceci donne également tout son sens a l'intensité du débat phi­losophigue sur la question de l' opéra itaJien, opposé a l' opéra franpis, qui cliva completement «1 'intelligentsia» frant;aise, au milieu du xviüe siecJe, aquelques années de la Révolution. Cette «Querelle des Bouffons 142» peut apparaí'tre cornme le signe d'une particuliere futilité, bien frant;aise, des «intellectuels» de l'épogue. Ne traduit-elJe pas au contraire l'intuition des implica­tions politigues profondes de l' opéra ? Nous y reviendrons d' ail­leurs plus loin. Et pour revenir dans l' AlIernagne hitlérienne, Un détail va prendre ici tout son sens : le choix du Kroll Opéra de Berlin pour héberger les séances du Parlement apres 1'incendie du Reichstag en 1933. Ce choix n'est jamais commenté, cormne s'il coulait de Source ou corrune s'il n'y avait aucun autre Jieu aBerlin susceptible d'accueillir provisoiremem les travaux du Parlement. Pourtant ne trouverait-on pas en France guelgue peu « décalé », le choix du Palais Gamier pOur abriter les débats de l'Assemblée Nationale, en cas d' incendie du Palais Bourbon 143 ? Cette décision traduit bien, pensons-nous, la place accordée a la musique, d'une fat;on générale, et a l'opéra en particulier, dans le dispositif iden­tificatoire nazi. La musigue est en effet un art qui a besoin, pour s'exercer, de la masse physiguemem rassemblée. On 1'a peut-etle un peu oublié de nos jours acause des instruments de reproduction sonore gui en autorisent un usage «privé» et individue!. Mais

141. Vojr Ma Hiao-Ts'iun, « La musique chinoíse» in La musique des origines anos jOlm, Pans, Larousse, 1946, pp. 438-446.

142. Ainsi nommée en ralson du genre «opéra bouffe» qui étiquette La selva padrona, ouvrage de Pergolese dont la production ir. Paris en 1752 déclencha la polémlque en questíon. Celle-ci donna lieu ir. des centaines de libelles, pamphlets, et auo'es «placards ». Voir les 2410 pages de la compiJation qu'en a faite Denise Launay: La Querelle des Bouffons, Minkoff, 1994.

143. On se plaí't aimaginer les bordées de caricatures Sur les « ténors » de la politique, les « couacs » ou les « fausses notes» ou le « grand air de la folie» de tel ou tel député, qU'une telle décision ne manquerait pas de susciter en France I

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¡tléme avec la multiplication de ces outils, le concert «physique» reste irremplac;able pour son effet de jonissance collective: les rnillions de disques vendus par telle ou telle star (pop, rock ou rap), n'empechant nullement - au contraire - la tenue d'immenses ras­semblements ou, dans la fusion de l' écoute partagée, le processus d'identification al' « idole » fonctionne aplein régime. Le rappro­chement avec la situation d' Hitler fascinant les masses a d' ailleurs été explicitement repéré par le remarquable film musical d' Alan Parker et Pink Floyd, The Wall. Cette reuvre, construite autour du feu, du cri et du silence, et qni se rattache en bien des points a la problématique que nous dégageons ici, met en scene en effet le destin fantasmatigue d'une pop-star devenant un leader fasciste explicitement démarqué du Führer. Le phénomene musical en géné­ral, mais plus précisément l'opéra avec son habilJage mythique et imaginaire, se prete, en effet, tout particuJíerement ala structuration d'une identité collective totalitaire, sans distanciabon, dans l'exclu­sion radicale de tout ce qui peut représenter l'altérité. Nous avons vu que J'usage de J'hymne national s'était généralisé au XIX' siecle préparant la conflagratíon des nations européennes du début du xx'. Ce n'est sans doute pas un hasard si cette meme époque a vu J'édification de ces justement nornmés « temples» de l'art lyrique que som le Palais Gamier (1875) ou le Festspielhaus de Bayreuth (1876).

L'insistance du nazisme as'approprier!44 l'opéra comme un de ses instruments privilégiés d'identification, y trouve la sa logique profonde. C' est ce que soulignent PhiJippe Lacoue-Labarthe et lean-Luc Nancy :

« Le national-socialisrne n' a pas simplernent représenté, corrune le disait Benjamin, une "esthétisation de la poJitique" a laquelle il eut été suffisant de répondre a la maniere de Brecht, par une "poli­tisation de I'art" [... ], mais une fusion de la politique et de I'art, la production du politique comme ceuvre d'art J45 . »

Ce n'est pas le lieu ici de développer les divers aspects de ce que P Lacoue-Labarthe appelle le « national-esthétisme 146 », c' est­a-dire pas seulement un nationaJisme doté d'une composante esthé­tique, ...

144. Voir p. 155. 145. LACOUE-LABARTHE Philippe, NANCY lean-Luc, Le Mythe nazi, Paris,

L'aube, 1998, pp. 48-49. 146. Le lecteuI intéressé se reportera entre autres aux travaux de P. LACOUE­

LABARTHE, lean-Iue NANCY, Peter REICHEL, Walter BENJAMIN.

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« '" rnais un nationalisrne se produisant comme une esthétigue : la nation doit se forrner comme se forme une ceuvre d'ar[!47. })

Restons centrés sur l'opéra en tant qu'il constitue le paradígme meme de cette «production politique comme cellvre d'art ». De fait, des sa prise de pouvoir, Hitler plap la musique et l'opéra au centre de son appareil : chaque vilIe d' AlIemagne se devrait désor­mais de comporter deux maisons d'opéra et Berlin, cinq. La crise de 1925 avait laissé les théatres lyriques dans une situation catas­trophique, cinquante pour cent des artistes étaient au ch6mage. En moins de troís ans, par un effort d'investíssement exceptionnel _ véritable effort de guerre - la situatíon est redressée. Ces sígnes sont sans équivoqlle : en accordant une telle place a la dímension pulsionneIle de jouissance de la voix, le national-socialisme enten­dait rallier ason profit les forces du déni de la castration symbo­lique, du déni des forces StIucturantes du logos, dans le dévoile­ment, peut-etre le plus accompli que I'histoire nous ait foumí, de la puissance trouble et sauvage de la phone.

La vérité mortirere de l'identification sociale cristaIlísée autour d'une voíx, de la voix, dans le réve d'une complétude narcissíque et d'une toute-puissance absolue recouvrées, s'y est alors révélée dans une violence dont toutes les le¡;ons n'ont pas sans doute encore été tirées 148.

«Tollte ceuvre est par elIe-rnerne nocive, el n'engendre que les conséquences qu'elle-rneme comporte, asavoir au moins autanl de négatif que de positif» écrit Lacan 149.

Certes, la musique par son effet de jouissance, nous procure la « détente », nous « sOlllage de la pesanteur du logos » selon le mot de Vladirrúr Jankélévítch. C'est en cela que ce demier peut la

147. J.L. Nancy, entretien rapporté dans I'excellenle émission de TV « Opéra el me Reich» de Gérald Caillat et Claire AJby (France3-MC4 1997).

148. Comme par hasard, la page d'accueil du site WEB du ministere de la culture de Carinthie dirigée par Jorg Haider, le 1eader de l'extreme droite auto­chienne, mentionne d'emblée «le goút des Carinthiens pour le chant ». (Lucas DeJattre, « En Carinthie, la "culture du peuple", le "gout pour le chan!" » in Le Monde 4-02-2000.) Comme par hasard, le « rap de Haider» composé apartir de bribes de ses discours et largement diffusé dans la jeunesse Jors des campagnes du 1eader du FPO, reprend la tllématique du loup : «Mieux vaut un loup sous une peau de mouton, qu'un mouton sous une peau de loup. » (Joelle StoJz., « Haider, une carrü~re », in Le Monde 16-02-2000.)

149. LACAN Jacqnes, Le Séminaire, üvre VI!, L'éthique de la psychanalyse, Le Seuil, Paris, 1986, p. 148.

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détinir COlTune « en elle-méme une maniere de sílence J50... », de ce silence quí, on l' a vu, est le moyen le plus accompli qui soit pour présentifier l'objet-voix. Mais, ce silence dont il n' est pas mal venu de jouir - un peu - et dont l' homme ne peu t se passer, il faut l'entendre aussi cornrne au plus pres du cri, ou du sífflet du SS, selon l'image terrible de Pascal Quignard. Ce coup de sifflet claque, en effet, cornrne un « Taís-toí ! », comme une injonction au silence adressé sans ménagement au logos, en vertu de ce que nous rappeUe Markos Zafiropoulos :

« Sachons-Ie, la collectivilé prend tres mal qu 'on puisse se mettre en travers du chemin de 5a détente et qu'on la rappeIle al'ordre de la castration 151. »

Dans le méme temps, ce «taís-toi ! » s'adresse a ce qui fonde I'humaníté du « parletre » et sonne carrune un impératif déshuma­nisant visant aarracher au sujet son slatut d'« homme de parole ».

Au service de la présentification de l'objet-voíx, en ce que celui-ci vient subvertir I'ordre du verbe, la musique notamrnent sous sa forme opéra vise anous faire en effet jouir - un instant ­des retrouvailJes, de I'ilIusion des retrouvailIes plutot, de cet état mythique, ou ajamais perdu, ou le langage ne nous avait pas, ne nous aurait pas, coupé de la jouissance des choses. Engagée dans une vas te tentative de désaveu ou de déni de la castration symbo­lique, la société nazie, possédée par le démon de rUn, ne pouvait que s'opposer violemment a tout ce qui pouvait entraver sa quéte « unaire ». El elle ne pouvait que trouver dans la musique et l'opéra l'instrument privilégié de l' accomplissement de son fantasme.

C'est dans la perspective ouverte par ces réf1exions qu'il convient maíntenant d' envisager - sympt6me majeur de ce « national-esthé­tisme » - la place et la fonction de la musique de Richard Wagner dans l' AIlemagne nazie.

RICHARD WAGNER OU L'ILLUSION TRAGIQUE

La question des liens entre le nazisme et Wagner, nous disons bíen : entre le nazisme et Wagner et non pas l' ínverse, est traité la plupart du temps dans la confusíon la plus totale comme le traduit

ISO. JANKÉLÉVITCH VJadimir, La Musique et l'ineffable, Paris, Le Seuil, 1983, p. 172.

151. Markos ZAFIROPOULOS, «La nocivité de l'a:uvre d'art », in ASSOUN Paul-Laurent, ZAFIROPOULOS Markos, La reRle sociale et son au-dela incons­cient, Paris, Anthropos-Economica, 1994, p. 60.

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justement la formulation en fait la plus répandue en termes (le «Wagner et le nazisme » cornme si Wagner était inculpé d'avoir lui-meme entretenu des relations avec le mouvement ou l'idéologie national-socialiste, surgie rappelons-le une quarantaine d'annc.ic apres sa mort en 1883. Nous insistons sur ce détail car l'anachra_ nisme est un symptome fréquent de ce débat cornme 1'illus encore une fois un ouvrage récent et par ailleurs tout a fait esti­mable, de Ron Rosenbaum; Pourquoi Hitler? L'auteur nous y présente en effet 1'idéologue raciste Houston Stewart ChamberIaitl. « gendre » de Wagner, cornme « le gourou de Wagner en matiere de science racia1e 152 », oubliant que H. S. Chamberlain, s'il épousa effectivement la filIe de Wagner, ce ne fut que quinze ans apres la mort de ce dernier qu'il n'avait sans doute jamais rencontré 153 !

Dans cette polémique sont généralement confondues et amalga­mées les idées de l'honune Wagner, (son idéologie artistique, son nationalisme et bien súr son antisémitisme), les idées et les signi­fications véhiculées par l'ceuvre, les liens étroits entretenus avec le régime nazi, cinquante ans apres la mort du compositeur, par des membres de sa descendance, directe ou par alliance, et par ce qu' on pourrait appeler « l'entreprise Bayreuth », dirigée par Winifred Wagner, amie personnelle d' Hitler des 1923, et dotée de son organe de presse, les Bayreuther BHilter. Il convient donc de faire quelques mises au point, avant de nous attacher a ce qui est systématiquement absent de ces débats, alors que, d'évidence, il s'agit de ce qui constitue le point d'ancrage entendu par le nazisme dans l'ceuvre de Wagner: la nature meme du matériau musical élaboré par Wagner.

D'un point de vlle simplement épistémologique, il faut d' aillew's remarquer qu'il est parfaitement inadéquat de vouloir interpréter 1'impact d'une musique apartir de l' analyse des significations de natures diverses qu' on peut lui attribuer, meme de celles que son auteur a explicitement voulu lui donner, pllisque 1'art musical, meme ]' art lyrique, ne releve pas dans son essence des « arts dll sens 154 ». Cette attitude, extremement répandue, participe en fait du symptóme énoncé par Lévi-Strauss et déja cité:

152. ROSENBAUM Ron, Pourquoi Hitler? Palis, l.e. Lattes, 1998, p. 518. 153. Sur la relation entre la famille Wagner et H.S. Chamberlain, voir EUOENE

Erie, Wagrzer et Gobineau, Paris, Le Cherehe-Midi, 1998, p. 197 sqq. 154. Cest bien pourquoi, a ¡'indignation de Thomas Mann, l'opéra de Beetho­

ven Fidelio, eette dénoneiation de l'oppression politique, a pu étre joué sans le rnoindre problerne sous le lroisieme Reieh. Cest aussi pomquoi, autre exemple, l'empereur loseph TI a pu autoriser Les Noces de Figaro de Mozart, tout en continuant d'interdire Le Mariage de Figaro de Beaumarehais.

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« La musique, e'est le langage moins le sens ; des lors on eom­prend que l'auditeur, qui est d'abord nn sujet parlant, se sente irré­sistiblement poussé asuppléer ce sens absent comme l'amputé attri­buant au membre dispaIU les sensations qui ont leur siege dans le rnoignonm. »

Avant d'entrer dans le vif de la question, il est nécessaire tou­tefois d' apporter quelques clarifications sur divers points tres fré­quenunent évoqués pour tenter de rendre compte de la logique fondant la récupération nazie de l' ceuvre wagnérienne. A commen­cer par ce que certains considerent comrne un lien de filiation directe : l' antisémitisme 156.

WAGNER, ANTISÉMITISME ET NATIONALISME

L'étude de l'antisémitisme wagnérien mériterait aelle seule un ouvrage entier - qui, en France du moins, reste a faire - sí l'on veut éviter les simplifications et les conclusions hatives. Nous nous bornerons ici a poser quelques jalons destinés a lever certaínes

confusions.Wagner a exprimé son antisémitisme essentiellement a travers

un article d'une vingtaine de pages, intitulé «Le judaisme dans la musíque» et publié dans la revue musicale allemande Neue Zeits­chrift für Musik, en 1850, quelques jours avant la création de Lohengrin aWeimar sous la direction de Franz Liszt 157. Cet article fut prolongé par un commentaire daté de 1869 et adressé a La comtesse Nesselrode dans lequel Wagner s' explique sur les atten­dus de son précédent article et les réactions suscitées : « Éclaircis­sements sur "Le judaisme dans la musique" » texte rarement cité, d' nne víngtaine de pages également. Dans son article de 1850, signé du pseudonyme de K. Freigedank. (M. Librepensée 158), mises

155. Voir p. 130.156. Voir « L'antisémitisme wagnérien rassernhle en lui tous les ingrédients de

l'antisémílisme u1térieur)l, (ADORNO Theodor W. Essai sur Wagner, Paris, Oa1­limard, 1966, p. 27), Voir aussi : «Richard Wagner s'était deja inserit lui-rneme dans I'indissoluble relation qui relie Bayreuth, Theresienstadt, et Ausehwitz» WAGNER Gottfried. L'Héritage Wagner, Paris, Ni1, 1998, p. 297.

157. Wagner avait done trente-sept ans, et déja a son actif Rienzi, Der fliegende Holliinder (Le vaisseau lar/tome) et Tannhiillser, aceueillis selon des fortunes diverses (hormis Rienzi qui fm un lJiomphe). Sa notoriété étail done certaine mais

pas encare délinitivement établie.158. Wagner s'en explique dans son commentaire de 1869: il entendait éviter

ainsi que des querelles de personnes prennent le pas sur la diseussion des idées. Raté I Tres vite le nom du véritable autcur devint un secrel de poliehinelle el la

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apart quelques reprises des sempitemels stéréotypes de l' antisé~

mitisme (dénonciation - en des termes étonnamment proches d'ail­lems de ceux de K. Marx dans La queslion juive 159 - du judéÜsme, en tant que celuí-ci est identifié aux puissances d'argent, et dénon­ciation de la mainmise sur la vie musicale allemande de ee que d'aucuns appelleraient aujourd'hui le « lobby juif l60 »), Wagner se centre essentiellement sur le domaine « esthétique » et plus préd. sément musical. L'axe principal de sa diatribe vise le rapport que. selon luí, le judalsme entretient avec l'art, en général, et avec la: musique en particulier. Or c'est précisément par le lien quí, selon lui, relie le judaisme ala question du langage, que Wagner prétend rendre compte de « la répulsíon ínvolontaire que la personne et la maniere d'étre des Juifs nous inspire », ainsí que de son influence sur la musique :

« Le Juif parle la langue de la nation dans laquelle il vit de pere en fils, mais il la parle toujours comme un étranger. [...] En parti­culier, l'expression purement physique de l' accentjuif nous répugne. [...] Notre oreille est affectée d'une fat,:ou étrange el désagréabile par le son aigu, criard, zézayant et trainard qui la frappe dans la pro­nonciation juive. Un emploi de notre langue nationale toul a fait impropre et une altération arbitraire des mots et des toumures de phrase donnent tout a fait a leur fa90n de parler le caraClere d'un bredouillement confus et insupportable el nous oblige, dal1s les conversations, a preter plus d'altentiou a ce Cornment désagréable du parler juif, qu'a son QuOi I61 .»

Autrement dit, c'est en tant qu'il présentifie la voix sous un aspect qu 'i! juge ridicule et déplaisant que Wagner stigmatise le

polérnique se développa si bien que Franz Brendel le directeur de la revue dút dérnissionner.

159. A une différence - notable - pres: Marx inculpe tout autan! le christia­nisme, ainsi que la religion en tant que telle, comme factellr d'aliénation : {( Le christianisme est la pensée sublime du jlldaYsme, le judaYsme est la mise en pratique vulgaire du christianisme ; mais cette mise en pratique ne pouvait devenir générale qu'apres que le christianisme, en tant que religion parfaite, eut achevé, du moins en théorie, de rendre I'hornme étranger alui-rneme et a la nature. » (K Marx, La queslionjuive, lO/l8, p. 55) La question juive fut publiée en 1843, soit sep! ans avant l' artiele de Wagner. Ce demier ne semble pas en avoir eu connaissance. Le joumal de Cosirna Wagner mentionne en revanche a plusieurs reprises Bruno Bauer, professeur de Marx et auteur de La q¡¡estion juive a laquelle répond ceHe de K. Marx, rnais sur des sujets ne concernant pas cette question.

160. Ce qui deviendra le theme majeur de sa lettre de: 1869. 161. WAGNER Richard, «Le juda"isme dans la musique», trad. .l.G.

Prod'hornme et F Caillé, in Richard Wagner, (Euvres en prose, Paris, Delagrave, 1910, pp. 100-102.

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luif, repérant parfaitement au passage l'effet d' opacification du sens SOUS l'effet de I'accent, décrit au début de ce travail

162. C'est

done en fait, selon la logique qui nous guide ici, une musicalité intrinseque que Wagner reconnaít au luif, mais une musicalité de ]11auvais aIoi, car non ancrée dans les racines profondes d'une laugue et d'une nation. Selon Wagner, le Juif n'a eu aucune peine

adevenir musicien, puisque :

« La faculté de parler pour ne rien dire, aucun art ne l'offre avec une aussi belle géllérosité que la lTlusique l63

. »

Ce qui n'est jamais qu'une autre formulation - sur le mode dépréciatif - de 1'idée exprimée par Lévi-Strauss: «la musíque e' est le langage moins le sens 164 }).

Mais tout entier occupé du « comment », le luif resterait, selon Wagner, cantonnéa larépétition, a1'imitation, bref! al' aspectformel, artificiel et superficiel, sans jamais atteindre a la véritable expression d'un fond, d'un « quoi »- idée, sentiment ou passion - prafond.

On est assez loin, on le voit, du «pour le luif, parler c'est mentir» d'Hitler 165 . On est encore plus loin de l'antisémitisme «éliminationniste », fondé sur des criteres ethniques racistes, tel que le nazisme le mit a exécution. D'aílleurs Wagner refusa de signer en 1880, une « Pétition massive contre l' envahissement des Juifs» lancée par l'idéologue antisémite Bernhard Forster ; il écrit méme a son ami, l'impresario juif Angelo Neumann, «qu'il était impossible paur quicanque d'intelligent de l' associer 11 ce mouve­ment 166 ». D' ailleurs, si Wagner devint effectivement, dans les tou­tes dernieres années de sa vie, l' ami de Gobineau, le théoricien raciste de L'inégalité des roces humaines, il développa dans un essai intitulé Héroisme el christianisme, rédigé en 1881, des theses qui pour le moins, s' averent peu compatibles avec celles de Gobi­neau. Il n'y récuse pas, certes, l'idée d'une inégalité des races, mais il la fande sur des principes d'ordre philasophique directement hérités de Schopenhauer, sans les moindres cannotations biologi­ques ou ethniques, natamment la « faculté de souffrir sciernment » qu'il place au fondement «de l'évolution morale la plus haute ». 11 y réaffirme de plus explicitement, et avec force, l'unicité de

162. Voir p. 128. 163.1bidem, p. 106. 164. Voir p. 130. 165. «J'avais appris en effet ce que parler veut dire chez le .luif: ce n'esl.ramais

que pour dissimuler ou voiler sa pensée » Hitler, op. cil., p. 71. 166. BORCHMEYER Dieter, Richard Wagner, Theory and Thealer, Oxford,

Clarendon Press, 1991, p. 410.

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l'espece hurnaine. En fait, il apparait clairement qu'en parlant « d'inégalité de race » Wagner veut dire en fai t « inégalité de niv~au de culture ou de niveau de civilisation » et non pas « de race » au sens biologiqne ou ethnique du terrne tel qu' effectivement Gobi­neau, lui, l'entendait 167.

C'est toutefois la demiere phrase de «Le judal'srne dans la musi­que» gui est systérnatiquement invoquée par les partisans de ]'idee «Wagner précurseur d'Hitler » caI, de fait, dans l'apres-coup de la Shoah, celle-ci prend une résonance particulierernent sinistre. S'adressant aux Juifs, Wagner énonce :

« Mais réfléchissez qu'il existe un seuI moyen de conjurer la malédiction qui pese sur vous; la rédemption d'Ahasvétus, _ l'anéantissement l68 . »

En fait il suftit de lire les deux phrases qui précedent pour savoir ce que Wagner entend par cet «anéantissement », qui n' a rien a voir avec la « solution finale » mais vise l'abandon pour le Juif de sa judéité. Conformément au theme wagnérien de la rédernption, récurrent, pour ne pas dire obsessionnel, dans ses écrits Cornrne dans ses opéras, c'est a un appel a la « rédernption» des Juifs _ que se livre le futur auteur de Pars!fal. Prenant cornme exernple l'écrivain juif allernand Bceme « gui sortit de sa position particu­Jíere de Juif et chercha la rédernption parrni nous », c'est-a-dire qui se convertit, Wagner précise :

« IJ ne la trouva pas et dut avouer qu'il ne pouo'ait la trouver que le jour oil nous aussi, devenus de véritables hammes, oous serions sauvés 169. Mais devenir horrulle en meme temps que nous cela signi­fie, en premier lieu pour le Juif, cesser d'etre Juif.

e'est ce que fit B~l1le. Mais son exemple enseigne précisément que cette rédemption ne peut etre conquise dans la quiétude ct dans un bien-etre fraid et indifférent et qu'elIe caute au contraire, comme anous, sueur, misere, angoisses, peines et douleurs. »

Cest alors qne prend place son adres se aux Juifs :

« Prencz par! sans arriere-pensée acette ~t1vre de rédemption ou la destruction régénere, et nous serons unís et semblables. Mais réfléchissez... »

167 On pouna Jire le texte in e.xtenso de l'essai de Wagner, ainsi que de précieuses c!arifications sur la reJatiou entre Wagner et Gobineau, in EUGENE Eric, op. cit.

168. WAGNER Richard, op. cit., p. 123. 169. Souligné dans le texte. Oú, notous-le au passage, nous retrouvons anou­

veau, l'idée de la commuue aliénation dll chrétien et du Juj[ énoncée par Marx.

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Si la pensée de Wagner avait quoi que ce soit a voir avec la dcstruction, 1'anéantissement physique des Juifs, guel sens pounait donc bien avoir ce « alors, nous serons unis et semblables » ? Le texte est sans ambigui'té : il ne vise qu'a exiger des Juifs de « faire ¡'effort» de « rédemption », de «conversion », de «cesser d'etre Juif» Ainsi donc, meme avec cette phrase finale, on est loin de J'antisénritisme hitlérien. En imposant aux Juifs de cesser d' exister tout court, en anéantissant physiquement les Juifs, ce n'était pas précisément de leur rédemption qu' Hitler se préoccupait. Quant a souhaiter gue les Juifs « puissent étre unis et semblables (a nous] », ce n'était pas précisément non plus le but recherché par la polítique nazie. Cette profonde différence de natme entre l'antisémitisrne de Wagner et celui d'Hitler l7ü est d'ailleurs sans doute la raison pour laquelle, malgré son admiration - et merne, dans une certaine mesure, son identification a Wagner l71 - Hitler ne s'est jarnais réclamé de l'influence du « maítre de Bayreuth » pour justifier ou cautionner son propre racisrne antisémite.

Que l' antisémitisme wagnérien ait participé du terreau sur lequel a genné et prospéré 1'idéologie antisémite raciste nazie, ni moins, mais ni plus que tant d'autres, et non des moindres, c'est une évidence. Qu'il en soit le précurseur direct ne peut etre sérieuse­rnent soutenu.

Et cela d'autant plus qu'il n'a aucune place dans 1'ceuvre musi­cale, la seule aetre connue du grand publico Le leeteur sera peut­etre surpris de cette assertion sans nuance, s'il a connaissance de certaines études tendant a prouver le contraire, notarnment celle d'Adomo dans son essai sur Wagner. Pour Adorno, en dfet:

«(...] tous ccs personnages repoussants de !'o;uvre de Wagner sont autant de caricatures de Juifs 172. »

En fait, cette affirmation, devenue une idée rec;;:ue, étant donné la qualíté et l' autorité de son auteur, ne résiste pourtant pas a un examen sérieux 173. Méme concernant le peIsonnage pour leguel

170. Sur la spécificité de I'antisémitisme du Troisieme Reich, Iire, entre aulres études (Hanna Arendt...) la synthese rernarquable de lucidité, élaborée des les années t945, par KLEMPERER Victor, op. Cil., p. 181 sqq.

171. Voir I'épisode ci-dessus cité de Wieland leforgeron. 172. ADORNO Theodor w., op. cit., p. 23. 173. Voír les analyses allssj rigoureuses qu'implacables du philologue Dieter

Borchmeyer (op. cit.) reprises dans «Dans quellc mesure les drames de Richard Wagner sout-ils anrisémites ? » in Programme du FesTival de Bayreul, 1983, et dans «Beckmesser, le Jujf dans les épjlles ~ " in Progrumme du Festival de Bay­reuth, 1996. A la décharge d'Adorno, iI fau! sítuer le contexte d'urgence (1937­

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elle semble s'appliquer le plus c1airement, a savoir le Beckmesser des Ma'itres chanteurs, les arguments d' Adorno s' averent pour le moins l1asardeux. Celte idée est d'ailleurs d'autant plus contestable que Wagner n' a jamaís eu le moindre mot en ce sens. Et pourtant Dieu sait s'il s' est exprimé sur son ceuvre et ses intentíons. Or compte tenu de son antisémitisme, par ailleurs tout a faít assumé et affiché, on ne voit pas pourquoi iI s'en serait caché dans ses drames musicaux s'il avait effectivement voulu délibérément carac­tériser certains personnages par des connotations de cette nature 174. On peut certes toujours invoquer une telIe imprégnation de l'anti­sémitisme chez Wagner qu' íl l' aurait transposée ínconsciemment dans ses drames musicaux. Mais on ne voit pas alors pourquoi il ne s' en serait pas alors prévalu, dans l' apres-coup, lorsque de son vivant, certaine interprétation en ce sens luí a été renvoyée apropos des Malu'es Chanteurs, et qu' iI récusa aussitót - de fa~on antisé­mite 1- comme cabale organisée par les Juifs pour porter préjudice a son ceuvre 175 !

C'est parfois dans le matériau musicallui-meme qu'on a voulu trouver des résonances antisémites. La plupart de ces analyses reposent en fait sur la pétition de principe consístant aconsidérer comme acquise la caractérisation antisémíte du «personnage repoussant» en question et, des lors, asolliciter a titre d' argument toute indication dépréciatíve du personnage, que ce soit dans les commentaires de Wagner ou dans le matériau musical utílisé. C'est ainsi par exemple, que pour le personnage d' Alberich, dans L'or du Rhin, la qualification de sa voix par Flosshilde, l'une des FilIes du Rhin, de « coassement », est considérée cornme se référant aux cornmentaires dépréciatifs et injurieux de Wagner sur le « parler

1938) dans lequel il écrivit son essai. Selon Dieter Borchmeyer, iI aurait d'ailleurs pensé le reprendre, considéranl que le premier « était trap conditionné par la IUlle contre le fascisme» (in « Beckmesser, le luif dans les épines .)) in Programme du Festival de Bayreuth., 1996).

174. Et pourlant, Wagner avait une bonne occasjon de [aire passer dans son (fuvre ses idées en ce domaine: dans la période 1849-1850, c'est-a-dire dans les mois précédant directernent la rédaction de son pamphlet antisémite, iljetait les bases d'un opéra Sllr Jésus de Nazareth, projet vite abandonné. Il avait donc tout loisir d'y présenter les Juifs sous un jour couforme a son idéologie. L'esquisse tres précise et détaillée qu'on en a gardée ne laisse aaucun moment envisager une quelconque profession de foi, ni meme simplement la présence d'une coloration, antisémite. Pour s'en convaincre le lecteur peut ¡jre la traduction intégrale de ce « synopsis» dans Richard Wagner: Les opéras imaginaires, Paris, Séguier­Archimbaud, 1989, pp. 431-500.

175. VoirJournai de Cosimo Wagner, Gallimard, 1977, vol. 1, p. 241.

20S

Juifl76 ». Effectivement, les allitérations de la partition évoquent assez bien le coassement. Mais considérer ce «coassement»

argument en faveur de la connotation antisémite d' Albe­cornme rich, c'est tenir pour négligeable le fait que Wagner parlait, lui, de « son aigu, criard, zézayant et traLnard », pour le « parler juif ». Ce qui ne ressemble guere a un coassement ! Seuls, trois vers, parmi plusieurs centaines, de la partition d' Alberich, (tessiture de baryton, pour le moins peu adaptée aun « son aigu et criard » !), pourraient ala rigueur renvoyer au zézaiement 177. C' est un peu court pour en faire une « caricature de Juif».

Quoi qu'il en soit, meme si la réalité de ces allusíons antísémítes était avérée, cela ne ferait pas pour autant de l'ceuvre de Wagner une ceuvre antisémite. Ce type d' études releve en fait d' une confu­sion entre la mise en évidence de possibles références antisémites dans la caractérisation dramatique ou musicale de tel ou tel per­sonnage ou de telle ou telle situatíon, et une éventuelle signification antisémite de l'ceuvre en tant que telle. En recourant a ces réfé­rences celle-ci diffuserait 1'idéologie antisémite de son auteur.

Mais qu'est-ce qu'un ouvrage antisémite ? C'est un ouvrage qui propage explicitement ou insidieusement des sentiments ou des idées antisémites. A partir du moment ou ces éventuelles conno­tations restent totalement ignorées de l' audíteur, elles ne relevent que de la fa~on dont le compositeur construit tel ou tel élément de son ceuvre et n' affectent en ríen les significations profondes de r ceuvre comme telles, celles voulues par le compositeur comme celles que lui attribue le spectateur. Tout compositeur fait constam­ment appel pour construire son matériau musical ades références, culturelles ou purement personnelles, a des associations, a des souvenirs strictement privés, sans lien nécessaire avec le projet qu'il se donne en composant cette ceuvre. Cela n'est détectable, quand ce peut l'étre, qu'au prix d'une exégese des plus pointues et restant presque toujours conjecturale, de la part de spécialistes de 1'ceuvre et de la vie de ce compositeur. Quand par exemple, Berlioz, dans sa Damnation de Faust, use et abuse de la quarte augmentée, le fameux diabolus in m~lsica prohibé par l'harmonie médiévale, pour caractériser Méphisto et meme Marguerite dans son célebre air « du roí de Thulé », il se sert de cette référence au diabolíque pour élaborer la matíere musicale d'un personnage ou

176. NATIIEZ Jean-Jacques, Wo.gner androgyne, Paris, Christian Bourgois,

1990, p. 87 177. « Mir zagt, Zuckl, und zehrt sich das Herz. lacht mir so zierliches Lob J>.

(scene 1)

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d'une situation, dans une reuvre a laquelle par ailleurs il contere une signification ou un ensemble de significations donné. Nul ne songe a l'accuser pour cela de propager une idéologíe sataniste. El d'ailleurs seuls quelques analystes - musiciens et musicologues_ reperent cette allusion musicale au diableo Des centaines de mil1ier<; d'auditeurs ont écouté la Damnation de Faust depuis sa créatioll sans ríen entendre de cette allusion diabolique, sorte de privQle joke, « a bon enlendeur », si 1'on peut dire, du cornpositeur, non destinée a l'auditeur et nécessitant pour etre détectée les outils d'analyse de la musicologie. De la rneme fa90n, des centaines de milliers d'auditeurs ont entendu la Tétralogie ou les Maftres Chan­teurs de Nuremberg - et parmi eux bon nombre d'antisémites _ sans jamais y percevoir quoi que ce soit d' antisémite.

Parler d'antisémitisme a propos de 1'reuvre de Wagner, a partir non pas des significations de l' reuvre (Dieu sait pourtant si Son ambiguilé autorise des leetures différentes et meme antinomiques) mais de connotations ou d'al1usions antisémites supposées pour tel ou tel élément, revient en fait a en reconnaftre de Jacto l' absence dans le sens accessible de 1'ceuvre, que ce soit celui voulu par Wagner ou celui qu'en re90it le publico Pourquoi en effet faudrait-il rechercher les traces de son antisémitisme dans des détails aussi subtilement enfouis dans les deuxiemes, voíre troisiemes degrés de lecture, s'ils étaient présents dans les premiers ? A rnoins de sup­poser une sorte d'antisémitisme subliminal qui s'insinuerait dans le spectateur, a son insu, a partir de ces allusions tellement cryptées que seuls quelques exégetes parviendraient a les déceler. Mais il y aurait la comme une injure a l'égard de ceux qui par millions furent les victimes d'un antisémitisme qui, lui, était tout sauf subliminal.

La voie conduisant aancrer le rapport du nazisme aWagner sur l'idéologie antisémite de l'homme ou de l'reuvre se révele ainsi une impasse.

Comme l'est celle qui consiste a faire du nationalisme allemand affiché par l' auteur de Lohengrin et des MaUres chanteurs de Nuremberg, et cette fois effectivernent présent dans ces deux reuvres, le précurseur du nationalisme nazi. Cette attitude participe elle aussi d'une confusion déja dénoncée par Philippe Lacoue­Labarthe et Jean-Luc Nancy, et qui se symptomatise elle aussi par la formulation du type « Wagner eL. » :

« Entre une tradition de pensée el i'idéalogie qui vient, tOlljaurs abusivement, s'y inscrire, il ya un ab/me. Le nazisme n'est pas plus dans Kant, dans Fichte, dans HOlderlin ou dans Nietzsche (tous penseurs sollicités par le nazisme) - il n'est meme, ala limite, pas

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plus dans le musicien Wagner - que le Goulag n'est dans Hegel au dans Marx.. [... ] Seule est acondamner la pensée qui se met déli­bérément (ou confusément, émotionnellement) au service d'une idéologie, et qui s' abrite derriere elle, ou cherche a profiter de sa puissance \78 ••• »

Et pourtant Hitler a cette fois exprimé de fa90n tout afait c1aire la conscience qu'il avait de la place de Wagner dans l'érnergence d'une conscience nationale allemande :

« C'est seulerT}ent au moment OU dans [' Allemagne émiettée et ímpuissante, un Etat commen9a aémerger, que recommen9a égale­ment un art allemand, qui était fier de pou voir se désigner ainsi. Richard Wagner surgit justement dans la période OU l' Allemagne sortait de la honte de l'impuissance pour former un grand empire unitaire 179. »

Cette ci tation va nous permettre d' ail1eurs de reprendre le fil direct de notre propos, apres ce préambule destiné adégager le seul terrain sur lequella question du rapport du nazisme al'reuvre de Wagner reste valide: les ancrages du projet nazi dans la musique comme telle et celle de Wagner en particulier. Car cette question reste posée et ne saurait etre éludée par l'argument du simple accident histori­que: Hitler airnait Wagner, il en tit un embleme de son régime ; il aurait airné Brahms, c' est Brahms qui serait devenu le musicien offi­ciel du troisieme Reich. Non, il est tout a fait clair qu'il y a dans la musique de Wagner quelque chose de spécifique qui la destinait a jouer un role particulier dans la mise en place du « national-esthé­tisme » allemand. Nous disons bien la rnusique, et non pas, encore une fois, le projet théorique esthétique wagnérien d'« ceuvre d' art totale », qui, certes, lui aussi, s'inscrivait de fa90n particulierement adéquate dans l'entreprise « nationale-esthétique» nazie 180. Qu'a donc entendu le nazisme dans les harmonies wagnériennes pour en faire ainsi son porte-parole, son porte-voix, musical?

L'ORDRE MUSICAL NAZI

Pour tenter de le comprendre, il faut d' abord bien voir que Wagner est loin d' etre le seul rnusicien aavoir été ainsi convoqué.

178. LACOUE-LABARTHE Philippe, NANCY lean-Lue, op. cit., pp. 28-29. 179. Discours eI'Hitler aMurueh le 13 aofit 1920, cité par DELPLA Fran~ois,

op. cit., pp. 82. 180. Sur cette question lire notamment LACOUE-LABARTHE Philippe,

Musica ficta figures de Wagner, Christian Bourgois Paris, 1991, ainsi que LACOUE-LABARTHE Philippe, NANCY lean-Lue. op. cit.

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Dans le chapitre intitulé «Beethoven Führer» de sa remarquable étude

l81 , Esteban Buch montre aquel point l'ceuvre de Beethoven

fut également sollicitée par l'Allemagne hitlérienne. Il cite notam_ ment llne statistique indiquant que pour la période 1941-1942, la Neuvieme Symphanie, fut I'ceuvre la plus jouée en Allemagne. Beethoven, soit dit en passant, doit une fiere chandelle ason cadet : sans ce demier il ne fait guere de doute que ce serait lui qui serait devenu la référence musicale du nazisme, et que certains voudraient aujourd'hui interdire de séjour en Israel! Il serait d'ail1eurs tout a fait intéressant d'approfondir l'étude comparée des matériaux musicaux de ces deux compositeurs, sous l'éclairage que nous app0110ns sur la relation patticuliere entretenue par le nazisme a la voix en tant gu'objet pulsionnel. Car, - c'est 1'hypothese que nous entendons proposer ici - c' est par sa relation symptomatiqu aux enjeux pulsionnels de la musique, c'est-a-dire sa relation ' l'objet-voix, objet de la pulsion invocante, c'est par les modalités particulieres de présentification de I'objet-voix, du rapport au signi­fiant, du rapport al' Autre et de l' enjeu de jouissance qui en décou­lent, que le matériau musical wagnérien s' est trouvé convenir par­ticulierement a l' ordre nazi.

De cette hypothese déeoule la remarque suivante : cette approche de la question conduit aexaminer, non pas Wagner dans sa singu­larité de sujet ou de compositeur, mais la musique comme telle dans son implication dans certains aspects mortiferes du nazisme. Richard Wagner ne se trouve du coup convoqué dans cet examen qu'au titre de son excellence meme aexplorer ce11aines dimensions et certaines limites de l'art musical et lyrique.

Cela dit, nous avons tout a fait conscience d'aller a contre­courant du discours largement dominant visant aprésenter la musi­que sous le seul angle de l'idéalisation et d~ participer ainsi de son « désenchantement ». Certains Peres de l'Eglise et docteurs de la loi islamique, en se posant sérieusement la questiOl1 de la légitimité du chant dans le culte, voire de l'évcntualité d'une origine diabo­lique a la musique, manifestaient bien pourtant a leur maniere l' intuition selol1 laquel1e les enjeux du musical sont peut-etre beau­coup plus troubles qu' on ne le pense. La présence d'une dimension mortifere dans la voix avait d' ail1eurs été repérée, nous l'avons signalé des notre introduction, par la mytJlologie indienne qui nous présente la déesse Yac, la déesse-Voix, non seulement dans une fonction de cornmunication entre les dieux et les hommes ou entre

181. BUCH Esteban, La Neuvieme de Beefhoven, une hisfoire polilique, París,Gallimard, 1999.

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les hornmes, mais aussi dans une fonction meurtriere signifiée par ¡'un de ses attributs, l' arc. Ou par la mythologie grecque gui affecte, elle aussi, aApollon le double embleme de la lyre et de l' are « au chaot strident et meurtrier ». En atteste égalemeot, dans une tout autre culture, par exemple, cette singuliere biographie mythique de Tuways, celui que les chronigueurs arabes cOl1siderent comme le fondateur de la musique arabe :

« 11 naquit le jour de la mort du prophete Muhammad, fut sevré le jour ou Abu Bakr momut, circoncis le jOllr ou Umar fut assassiné ; ii se maria le jour du meurtre de Uthman et son premier fils naquit quand Ah trépassa l82 »

Et oous avons vu égalemeot comment I'analyse du schofar qui conduisit Lacao a énoncer le concept d'objet-voix, se fondait elle aussi sur une composante meurtriere et mortifere.

WAGNER; CRI ET SILENCE

Tout signifiant est fondé sur une structure discontinue : discon­tinuité, dans un continuum sonore pour les signifiants du langage sonore habituel, dans un continuum spatial adeux dimensions pour 'écriture, dans un continuurn spatio-gestuel a trois dimensions,

pourrait-on dire, pour les signifiants de la langue des signes des sourds, continuum électromagnétigue pour le bit informatique... Toute réintroduction d'une continuité dans ces découpages signi­iants a pour effet d'abolir ou de clissoudre le signifiant ou tout au

moins de lui pOlter atteinte. Or que fait la musique, notamment dans I'alt lyrique, sinon réintroduire de la continuité sous diverses modalités dans le discontinu du langage 183 ; d' Ol! d' ailleurs la ques­tion fondamentale et sans réponse de I'opéra: prima la musíca a prima le parole ? Cette idée n' est d' ailleurs pas nouvelle : La Rhé­tarique au l'art de parler du Pere Bemard Lamy, en 1699, repere déja parfaitement que la voix, en tant qu'elle est «matiere du son de toutes les lettres », tend vers le continu 184.

182. Cité par Tauzin Atine, « Dieu et la musique, faits de transsexualisme en Mauritanie» in Assoun P.L. et Zafiropoulos M. (Eds), La regle sociale el son au-dela inconscient, Anthropos-Economica, 1994, p. 83.

183. Eutre autres exemples, c'est ce qui produit ce phénornene tout afait par­ticulier de faire entendre dans rart Iyrique fra.n~ais le e muet, ce qui est au sens striet inouY.

184. «Ainsi sa définition des trois défauts de repos dans le débit d'une phrase prend en compte cene notion d'une matiere sonore forcément consonanÜque, done

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Toute forme musicale lyrique est la résultante d'un état de lcn_ sion particulier a un moment donné, pour un compositeur donné dans un lieu culturel socio-historique donné, entre une force qui pousse a respecler au plus pres le signifiant et une force qui vi~e a11 contraire a le détruire en l' attirant petit a petit aux confins de ce qui dans l'ordre du vocal est le plus attentatoire aI'ordre sigll1­fiant: le cri ; tension entre une force qui « pousse au cri » el au silence, et une force qui tend amaintenir la scansion signifiante et l'inteUigibilité du verbe. Or Wagner fit accomplir au matériau musi­cal un pas décisif vers l' abord de cette limite du cri et du silence ou la voix comme objet s'approche au plus pres de sa présentifi­cation par la dissolution qu' il tend a opérer de la scansion signi­fiante.

Nulle ceuvre musicale n'est autant que ceHe de Wagner ceuvre de cri et de silence. Bien que théorisant dans ses écrits théoriques la volonté de toujours mettre en avant le sens du texte et des situations, il fut le premier a recourir dans son ceuvre aun usage de I'inarticulé notarrunent a travers le el1, selon une modalité qui la distingue radicalement de ceHes par laquelle, par exemple, la grande aria classique avec ses envolées vocaliques tentai t elle aussi de le mettre en place. Si en son acmé, quelque chose du cri appa­raissait bien en filigrane, 1'aria classique prenait bien soin de le maintenir dans les limites strictes de ce qu'on pourrait appeler la symbolisation des regles du systeme musicaL Avec Wagner, surgit le cri pur, ininscriptible sur la portée autrement que par une barre qui en signale le moment d'occurrence. Avec Wagner, le cri non seulement s' éleve au statut de composante a part entiere de la palette vocale de l' opéra, mais est pensé comme le fondement meme de l'art lyrique, en parfaite conscience du compositeur qui, a son habitude, théoríse explicitement ce point, anticípant quasi­ment le concept d' objet-voix tel que nous l' avons explicité. Voíci en effet ce qu'il écrit dans son essai sur Beethoven, rédigé en 1870, se référant a la pensée de Schopenhauer :

«Comme l'organe du reve ne peut etre excité a fonetionner par des impressions extérieures, auxquelles pour le moment le cerveau est entieremc:nt fermé, ceei [le reve] doit résulter de proeessus dans l'organisme interne, qui ne se manifestent a notre conseience en état de veille que sous forme de sentiments obseurs 185. Or e' est par cette vie interne que nous sommes de fa<;on immédiate, apparentés a la

discontinue, qu'il faut rythmer, réguler, adoucir, bref rapprocher autant que faire se peut de la continuité. » SALAZAR P.J. op.cit., pp. 183-184.

185. Nous ne sommes pas tres loin, notoos-le, de l'inconscient freudien.

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nature entiere, participant ainsi de l'essence des choses de maniere que les formes de la eonnaissance extérieure, le temps et l'espace, ne penvent plus trouver d'emploi ; d'ou Schopenhauer condut de fayon si eonvaincante ala production de reyeS fatidiques prémoni­toires ou rendant perceptibles les ehoses les plus éloignées, et meme, pour des eas rares et extremes, de la clairvoyance somnambulique ; des reyes de eette nature les plus angoissants nous nous éveillons avec un cri dans lequel s'exprime de fayon tout afait immédiate la Yolonté angoissée, qui par eonséquent, par ce eri entre d' abord avec netteté dans le monde des sons pour se manifesler vers l'extérieur. Or si nous voulons nous représenter le eri, dans toutes les atténua­rions de sa violence jusqu'a la plainte plus tendre du désir, comme l'élément fondamental de toute manifestation humaine s'adressant al'ou'ie, et s'il faut trouver qll'i! est la manifestation la plus imrné­diate de la Yolonté, par laquelle eeHe-ei s'adresse le plus vite et le plus sílrement au monde extérieur, nous n'aurons pas anous étonner mojns de Son caractere immédiatement intelligíble que de voir naltre de eet élément un artlBÓ. »

Les cris, les plaintes et gémissements de Kundry au Ir acte de Parsifal, sans aueune des justiflcations dramatiques habituelles, eonstituent la matérialisation saisissante de ce cri « théorique », voire « métaphysique » dont vient de parler Wagner :

« Dans la lumiere bleuarre, la silhouette de Kundry monte: elle semble dormir, elle fait le geste d'une femme qui s'éveille et fina­lement pousse un cri atroce... Kundry fait entendre un hurlement de plainte (Klagegeheul) quí va déeroissant de la plus grande vio­lenee jusqu' ad' inquiets gémissements ... Kundry a une voix rauque, parlant par bribes eomme si elle cherchait aretrouver le langage. »

TeIles sont les indications données par Wagner pour eette pre­miere scene du rre acte de Parsífal.

11

<Euvre de cri et silence... avons-nous dit. Si l'omniprésence de I i

ce quí releve du cri a été suffisarnrnent soulignée par de multiples 'il cornmentateurs, la plupart du temps pour la fustiger, parler d' ceuvre de silence a propos de Wagner peut susciter une celtaine surprise chez le lecteur qui ne connaí'trait que « la chevauchée des Walky­ries» et autres airs justiciables du qualifieatif de « pompier ». C'est oublier, que dans la logique qui nous guide icí, le silence n' est pas ce qui s'oppose au sonore, mais a l'articulation langagiere. Or l'élaboration musicale wagnérienne, par le recours ace que 1'on a appelé « la mélodie continue » et par 1'utilisation de valeurs musi­

186. WAGNER Richard, Beethoven, trad. Jeao Boyer, Pm;s, Aubier-MonlaignE' 1948, pp. 87 -89.

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cales de plus en plus longues, aboutit aune évacllation de plus en plus affirmée de la scansion signifiante, participant ainsi de ceHe entreprise inconsciente de déni de la castration symbolique d'atteinte en quelque sorte ala loi du signifiant sur l'etre hUlnain. Ceci a pour effet de produire un véritable continuum sonore, illll~,

tration la plus extraordinaire qui soit d'un silence dont la dimensioll a la fois mystique et mOltifere est particulierement accusée. C'e~t

par la disparition de tout rythme, par le son le plus étale et continu, le plus plein, par un son paradoxalement sans silences, qu'est évo­qué le plus parfaitement ce silence d' avant - ou d' apres -la parole, silence d'un temps primordial mythique, de jouissance absolllc, ou le verbe n' avait pas encore exercé sa loi arrachant 1'homme acette jouissance. La matiere musicale du prélude de Lohengrin 187, du prologue de L'or da Rhin, et plus encare de Parsifal'8R en étant l'accomplissement le plus explicite.

Ces considérations sont d' ailleurs attestées par les propres réflexions de Richard Wagner sur les rapports langage et musique et sur leur évolution. Dans 1'opéra classique la tension voix-signi­fiant se résolvait par un systeme en quelque sorte d'apartheid: découpage de 1'ouvrage en un lieu oú prédornine radicalement le mot et le sens, le récitatif, bien séparé du lieu Ol! prédornine radi­calement le vocal et le musical, lieu par excellence de la jouissance lyrique, l' aria. En abolissant cette scansion, loin de produire un « récitatif continu », un théfrtre musical en quelque sOlte, qui aurait d'ailleurs été conforme ason projet esthétique déclaré de réintro­duction du primat du sens dans l' reuvre lyrique, c' est au contraire une mélodie continue qu'il produit. Celle-ci est particulierement efficace pour déconstruire l'énonciation langagiere notamment dans sa temporalité et pour produire a tout instant ces envolées lyriques, du coup omniprésentes et non plus seulement circonscrites dans l' espace que la forme c1assique de l' opéra réservait a l'aria. La conséquence logique de ce processus, Tristan en est la mani­festation la plus exemplaire : loin de se couler dans le moule de la langue au service de la signification véhiculée, la musique de Wagner y vient au contraire modeler la langue, la distordre meme au gré de son propre mouvement, la conduisant au bard d'une

187.00 soulignera que c'es! par I'audition de Lohengrin que Louis II de Baviere, tout comme Hitler, « accrocherent» 11 Wagner.

188. Parsifal constitue un ex.emple ex.treme de I'usage wagnérien de la [ongue note tenue, 11 (el point que selon le lempo adopté par le chef, [a durée de !'oeuvre peut varier considérablement d'une inlerprétation aI'autre : une heure, en l'occur­rence entre l' inlerprétation de Toscanini (1931) eL celle de Richard Strauss (1933), la plus longue étant celle de ToscaIlini.

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utilisation qui n'es! pas sans rappeler certains aspects du langage psychotique, telle l'écholalie qui caractérise le fameux duo d' amour du deuxieme acte. Tristan et Isolde, dans le désir fusionnel et identificatoire de supprimer le « et » de « Tristan "et" Isolde », qui ala fois les unit et sépare, échangent des mots fondés sur leUT seule consonance, sans égard pour la cohérence de leur signification :

Dies dein Mund ? (Cela ta houcbe) Hier deine Hand (lci ta main) [...) Uberreiche (si riche) Ohne Gleiche (incomparable) (...JAll'Gedenken (TOllte mémoire) All'Gemahnen (Toute réminiscence) (oO.) Ohne Schmachten (sans Jangueur) Hold Umnachten (gracieuses ténebres) [...]Neid'sche Wache (Vieille envieuse) Nie erwachen (ne jamais s'éveiller) [...] Olme Nennen (sans nommer) Olme Trennen (sans séparer) Neu Erkennen (nouvelle révélation) Neu Entbrennen (nouvel embrasement) Etc.

Cette proximité de la folie, l'auteur de Tristan, en avait d'ailleurs tout a fait conscience, lui qui écrivit un jour a Mathüde Wesen­

donck: « Tristan devient quelque chose de terrible. (oO.) Seules des repré­

sentations médiocres peuvent me sauver I De parfaitement bonnes rendront l'auditoire fou 189... »

Réflexion arapprocher de la prose du télégramme, particuliere­ment exaltée voire totalement déstructurée, que lui fit parvenir Louis JI de Baviere sous le choc de la premiere représentation de

Tristan, le 10 juin 1865 : « Vnique, bienheureux, ineffable plénitude, sombrer bIessé

d'extase. Incollscient, volupté supreme. CEuvre divine. Étemelle­ment. Fidele par deJa la mort 190 »

L'un des corollaires d'une telle mise en place du déni de la castration symbolique, est l'insistance chez Wagner de la problé­

11 Malhilde Wesendonck, avril 1859, in Richard Wagner aMathilde

Wesendonck. París, Parution, 1986, p. \47. 190. Cité in Des CARS Jean, Louis II de Baviere, Paris, Librairie Académique

Perrin, 1975, p. 128.

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matique de l'indifférenciation sexlle]]e. Ce1le-cí s'organise expli­citement autour du fantasme de la fusion musique-parole, la musi­que étant toujours référée a un principe férninin et la parole, le texte, aun príncipe masculino Cette thématique de l'androgynie ou plus exactement du «hors-sexe» angélique est suffisamment pré­gnante pour avoir justifié de nombreuses études 191. Ce n'est pas le lieu ici de les reprendre. Bornons-nous aremarquer qu' elle traversa aussi de fa~on particulierement soulignée la période nazie, dans la cohérence ci-dessus décrite du fantasme d'organiser une « commu­nauté du peuple » sans distinctions d'aucune sorteo

C'est bien d'ail1eurs aussi d'indistinctioll gu'il s'agit - pour en revenir a l'univers musical wagnérien - dans ce qui peut-etre le caractérise le plus, et quí lui contere une place cIUciale dans l'his­toire de la musique, le recours « exacerbé» au chromatisme, c'est­a-dire a l'utüisation fréquente de derni-tons, aboutissant a la dis­solution des reperes de tonalité participant ainsi de cet effet de continuum sonore, sans jalons, sans point fixe ni repos venant stIUcturer le flux musical: flux, flot, musical, et non plus discours musical. C' est ce que releve Nietzsche pour le dénoncer ;

« Il faut pour la comprendre [la musique de Wagner] s'imaginer que I'on entl'e dans la mer, perd pied peu apeu et pour fin ir, s'en remet a la merci des éléments... il ne reste alors plus qu'a nager. Dans la musique ancienne, il fal1ait faire tout autre chose, en des évolutions gracieuses ou soleuneJ1es, ou ardemment passionnées, vives et lentes tour a tour: i1 fallait damer. [...] Richard Wagner a bouleversé toutes les conditions physiologiques de la musique : nager, planer, au lieu de marcher, de danserl92. »

C'est en tant que symptóme incarné si l'on peut dire de l'a11 lyrique cornme tel que Richard Wagner offrait une telle prise ason exploitation par le nazisme. Rarement artiste n' aura été, comme Richard Wagner, véritable incarnation vivante des enjeux profonds de son arto Nous avons vu comment le mouvement de ce dernier était induit par une tension tellurique profonde entre «verbe et voix» pour la schématiser. Or la problématique, et de l'homme Wagner, et de son reuvre, est tout entiere travaillée par cette ten­sion : tension entre le Wagner écrivain et le Wagner compositeur

191. Voir. notammenl POIZAT Michel, L'opéra ou le cri de l'ange, Métailié, Paris, 1986; NATTIEZ Jean-Jacques, Wagner androgyne, Paris, Christian Bour­gois, 1990; GABRIEL Francis, Richard Wagner, le cham de !'inconscien(, Paris, Anthropos-Economica, 1998.

] 92. NIETZSCHE FriedJ"kh, Le cas Wagner, Paris, Gallimard-Idées, ]974,pp. 108-109.

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si bien que le temps de l'un semble disjoint du temps de l'autre. L'écrivain peut rester de longues années sans composer, et travailler sur des poemes qui ne trouveront leur voix, leur support musical que bien des années voire des dizaines d'années plus tardo Cette tension, Wagner devait la vivre dans son corps meme, et nombre de ses fréquents troubles de santé peuvent etre interprétés cornme eles «somatisations» des enjeux de ce conDit intérieur l93 •

Car de cette division subjective, Wagner ne s'accommodajamais tant est puissant chez lui le fanlasrne ele l'union, de la fusion de ce conple infernal parole/musique, que l' on peut décliner en signi­fiantlvoix, en sens/hors-sens et, pour finir, en langage/corps. Ce qui caractérise en effet Wagner, e' est le refus forcené de la perte de jouissance inéluctable qui conslitue le prix a payer par l'etre humain pour etre devenu «hornme de parale». C'est sans cloute ce refus qui est a l'origine ele l' insistanee chez lui du tbeme de la rédemption, avec lequel son antisémitisme n'est d'ailleurs pas sans cohérence. Selon le psychanalysle Alain Didier-Weill, l'un des fonelements de l' antisérnitisme chrétien poulTait bien etre, en effet. .. :

« ... une conséquence du refus de la question : "Es-tu certain, par ta foi en un Fils rédempteur, d'etre dispensé du prix apayer pour erre légitimement fils de la parole '94 7" »

Autrement dit : crois-tu etre exonéré de la dette symboJique, du prix apayer pour etre advenu etre parlant paree que une fois (pour toutes ?), l'un - celui qui s'est dit «Fils de l'homme » - est venu payer (pour tous ?), cette dette envers le Pere, le Pere Symbolique, le Dieu-Verbe ? La foi dans le Christ-Rédempteur, poulTait ainsi, si 1'on n'y prend pas garde, faire office d'écran et laisser croire au chrétien qu'il peut s'exonérer de la dette qu'il doit, comme tout etTe parlant, payer al'ordre symbolique. Selon A. Didier-Weill, le triomphe du Fils rédempteur pourrait l' inciter arépondre « oui » a la question ci-dessus ; et 1'inciter acroire que ron peut s'abandon­ner - non sans remords certes, car il sait inconsciernrnent qu'il ne peut sans déchoir s'y livrer corps et ame - rnais s' abandonner quand meme ala tentation du déni de la castration symbolique. Or le Juif, en tant qu'il vient clénoncer cette idée de rédemption, qui pour luí n'est qu'imposture puisqu'il ne croit pas que le Christ soit le Rédempteur attendu, vient en quelgne sorte fenner cette ouverture.

193. Voir ace propos, GABRIEL Francis, op. cit. 194. Voir Alain Didjer-Weill, «Invocations» in Études. novembre 1999,

pp. 485-501.

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Il se trouve done as signé a la fonction « d'empécheur de jouir en rond », de constant rappel a l'ordre de la castration, suscitant la haine, déj aévoquée dans ces pages 195, que cette fonction ne cesse d' attirer.

La mise en avant répétitive par Richard Wagner du theme de la rédemption, et de la rédemption par l' art, notamment par la musi­que - on a vu pourquoi la musique occupe une place particuliere dans cette question - viendrait ainsi faire office d'alibi, de justifi­cation inconsciente a son refus, ou tout au moins, sa résistance a « payer sa dette au symbolique » aassumer pleinement les consé­quences d' etre soumis aux lois de la parole. C' est ce qui fonde la cohérence de l'ancrage de l'antisémitisme wagnérien sur le rappon spécifique selon lui, que le Juif entretiendrait avec le langage. Ce qui est fort éloigné des considérations racistes d'ordre strictement ethnique ou biologique qui prévaudront dans l'idéologie nazie.

L'idéal wagnérien «d'ceuvre d'art totale », trouve aussi sans doute sa logique dans le refus foncier de cette perte initiale. Qu'est-ce donc en effet cette ~uvre d'art totale sinon l'union des contraires, des paroles et de la musique, donc du masculin et du féminin pour reprendre l'image de Wagner, c'est-a-dire du sens et de ce qui transcende le sens, tout en se donnant le but illusoire de vouloir donner du sens ace qui n'en a pas, de vouloir a tout prix rendre signifiante la musique, par la musique gdice au leitmotiv, ou par le mot a tlavers une plélhorique littérature explicative 196.

C'est ce reve de complétude absolue, quéte d'un Graal merveil­leux « chose parfaite a quoi rien ne manque 197 » que s'efforce d'accolllplir la lllusique de Wagner. Ce réve est certes a l'origine d'une ~uvre d'une force inégalée, mais il n' est pas sans danger pour le sujet qui s'abandonne ainsi a l'attirance d'une telle pléni­lude. C' est bien ce qu' avait compris Nietzsche, qui apres avoir adhéré au « systeme Wagner» finit par battre en retraite, quitte a prendre des vessies pour des lanternes et Carmen pour l' ceuvre d' art lyrique supréme. Cette séduction, telle ceHe des sirenes, peut etle en effet profondément mortifere. La lance de Parsifal, si elle referme la plaie d' Amfortas, effa<;ant ainsi la blessure qui, certes, fait souffrir, mais qui aussi fait vivre, permet l'accomplissement mortifere de ce reve ou de cette illusíon d'une plénitude, d'une

195. Voir p. 201 196. Voir GABRIEL Francis, Richard Wagner, le chant de l'inconscient, Paris,

Anthropos-Economica, 1998. 197. Définition méme du Graal in Wolfram von Eschenbach, Parzival, Aubier­

Montaigne, 1977, p. 206.

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complétude retrouvée. Le cercle des chevaliers un instant ouvert par la « faute» d'Amfortas, peut se refermer alors sur lui-meme. Hans Jurgen Syberberg l' a bien compris, qui conclut sa mise en film de Pars(fal sur l'image d'une tete de mort l98. li

I

Oeuvre «hypnotíque », «fascinante » ... ces mots reviennent sans cesse apropos de ]a musique de Wagner. Et cela correspond bien a la réalité de ce que ressentent des milliers d' amateurs de I

¡,cette musique, comme des milliers de mélomanes qui au contraire la rejettent, reculant devant cette fascination pour lui préférer, par exemple, l'humanité sí souvent jubilatoire d'un Mozart. Et c'est bien dans les caractéristiques proprement musicales de cette ceuvre qu 'il faut chercher les ressorts de son pouvoir et les raisons pro­fondes de sa place dans le fantasme structurant l'ordre nazi.

Dissolvant littéralement l' ordre de la parole, faísant émerger la voix en tant qu' objet de jouissance comme nulle autl'e musique avant elle, son sort dans le mouvement nazi en était scellé. Par l'engagement de la société nationale-socialiste dans la tentative de retrouvailles d' un état de jouissance fusionnelle primitive célébrée autour d'une voix, il était inéluctable que 1'« immense voix)} nazie qui «boit» toute voix, celle de chaque sujet, de chaque individu, afín de les fondre en un seul corps, doté d'une seule voix, et animé d'un seul idéal, « boive » ason tour ceHe de Richard Wagner, dans laquelle le Führer avait cru trouver un jour la plénitude absolue du Graal.

«LA VOIX DU LAGER »

C'est, pour conclure, cette meme perspective de réflexions qui va organiser la cohérence de ce que beaucoup considerent cornme une énigme douloureuse : la place occupée par la musique dans les camps d'extermination. Longtemps éludée, sans doute considérée cornme anecdotique, elle a fini par susciter plusieurs récits et docu­ments ftlmés, plusieurs réflexions dont celle de Pascal Quignard nous offre sans doute l'expression la plus désenchantée. Mais parmi les «témoins auriculaíres », parmi ceux «qui en sont revenus », nul mieux que Primo Levi n'a su en comprendre - ou ressentir ­la fonction profonde dans la machine nazie :

198. Sur Parsifal, comme véritabJe métaphore des enjeux de l'opéra, voir« Par­sifal ou I'illusion tragique» in POIZAT Michel, Varialions sur la voix, Anthro­pos-Economica, Paris, 1998, pp. 115-130.

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«De nos bts, nous nous entre-regardons, pénétrés du caractere infemal de cette musique.

Une douzaine de motifs seulement, qui se répetent tous les jours matin et soir: des marches et des chansons populaires cheres au~ eceurs allcmands. Elles sont gravées dans notre esprit et seront biún la derni<~re chose du Lager que nous oublierons ; ear elles SOllt la voix du Lager; l'expression sensible de sa folie géométrique, de la déterrnination avec laquelle des hommes entreprirent de nous anéan_ tir, de nous détruire en tant qu'hommes avant de nous faire mounlentement.

Quand eette musíque éclate, nOllS savons que nos eamarades, dehors dans le brouillard, se mettent en marche eomme des auto­mates; leurs ámes sont mortes et e'est la musique qui les pousse en avant comme le vent les feuilles seches et leur tient lieu de volonté. Car ils n'ont plus de volonté : chaque pulsatíon est un pas, une contraetíon automatique de leurs muscles ínertes. Voila ce qu'on faít les AlJemands. Ils sont dix mille hommes et ils ne forment plus qu'une meme maehine grise; íls sont exaetement déterminés ; íIs ne pensent pas, ils ne veulent pas, ils marchent

r· ..] Ceux du K.B.I99 cannaissent bíen eux aussi ees départs et ees retours, l'hypnose du rythme eontinu qui annihile la pensée et endart la douleur; ils en ont fait l'expérienee, ils la feront encore. Maís il fallaít éehapper au maJéfice, íI fallait entendre la musique de l'extérieur, comme nous l'entendions au K.B., Comme nous l'entendons aujourd'huí dans le sOllvenir, maíntenant que naus sorn­mes a nouveau libres et revenus a la vie ; i! fallait I'entendre sans y obéir, sans la subir, pour comprendre ee qu'elle représentait, pour quelles raísons préméditées les Allemands avaient instauré ce rite monstrueux et pourquoi aujaurd'hui eneore, quand une de ees ínno­centes ehansonnettes nous revient en mémoire, nous sentons natre sang se glaeer dans nos veines et nous prenons conseienee qU'elrCrevenus d'Ausehwitz tient du miraele20o. »

Ce récit suffit a récuser les analyses réductrices en termes de soutien au moral des déportés, de « médicament pour le psychisme des prisonniers ». Simon Laks, chef de l'orchestre d' Auschwitz­Birkenau s'éleve d'ailleurs avec force contre cette interprétation 20I .

N'oubJions pas non plus que ces orchestres, s'ils étaient effective­ment composés de déportés, étaient réunis avec l'accord total des autorités du Lager, sinon a leur initiative. Or le soutien moral des

J99. Krankellbau, infirmerie.

200. LEVI Primo, Si e'eslun homme, Juliard, Pocker, 1987, pp. 53-54. 201. LAKS Simon, Mélodies d'Ausehwüz, Paris, Le Cerf, 1991, p. 128 sqq.

Ceci ne veut pas dire que pour l'un ou l' autre, 11 tel ou tel moment, la rnusique n'ait pas pu jouer un tel role. Mais ce n'élait pas 11 1'évidence celui que lui assignait les Allemands.

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prisonniers n' était pas, qu' on sache, la préoccupation majeure de l'encadrement SS des eamps. Simon Laks dément également ce qui a parfois été avancé, a savoir que la musique accompagnait ceUx qu' 011 emmenait ala chambre agaz, cornme dans une dérision sadique de célébration funebre. Ir ne s'agissait pas non plus de forcer les dépOltés aglorifier le régime en jouant par exernple des hymnes nazis ou les emblemes musicaux allemands offlciels tels Wagner ou Beethoven, lesquels, d'etre joués par des mains ou des bouches juives, en auraient au contraire, pour les SS, plutOt été souillés 202 • Non, c'est une place tout ordinaire qui lui était assi­gnée: accueillír les déportés, les accompagner chaque rnatin et ehaque soir, au départ et au retour du travail forcé, et enfin contri­buer El la « détente », des détenus cornme des SS, par des concerts de rnusique « légere », le dimanche apres-midi en plein air, chaque fois que le temps le permettait. Ir s'agissait simplement, de fa~on

quasi dérisoire, en jouant, cornme dit Primo Levi, « quelques inno­centes chansonnettes », de mobiliser les forces inconscientes les plus destructrices de la voix : celles qui forcent a obéir. Toute la problématique« écouter-obéír », se trouve iei mise en place. Il n'est nul besoin pour cela que la voix apparaisse sous une forme expli­citement repérable cornme «autoritaire », telle ceBe d'Hitler. La voix en tant « qu'organe du surmoi », si ron peut dire, accomplit son offlee des qu' elle se présentifie conune telJe, indépendarnment de la fa~on dont s'effectue cette présentification. Cest ainsi par exernple que le psychanalyste Gérard Míller a pu repérer dans la voix chevrotante, presque ehuehotante du Maréchal Pétain exacte­ment les memes fonctions, d'identifieatÍon notarnment, que ceHes que nous avons longuement analysées dans celle d'Hitler assénant ses imprécations cornme autant de sentences de mOlt :

«La vaix "íntemporeJle", d'autant plus abstraite qu'elle parle a la radio, c'est la grosse voix ­ meme quand elle geínt, féroee 2OJ . »

Il en est de rnerne pour la musique. Ce qui la caractérise c'est l'irnmédiateté, c'est-a-dire l'absence de médiation - notamment langagiere - de son pouvoir sur le sujet, sur le corps du sujet : qu'il s' agisse de marcher, de danser ou de... nager, le sujet doit la suivre,

ji

I

202.1bidem, p. 86. Meme si a plusieurs reprises, ces orchestres ont pu jouer des ceuvres de Beethoven par exemple, non sans des motivatioos contradicloires. Voir BUCH Esteban, op. cit., pp. 249-250, voir également LASKER-WALLFlSCH Aníta, La Vérité en. hén'wge, la violoneellisle d'AusehwiIZ, Paris, Albin-Michel, 1998, pp. J20-121.

203. MILLER Gérard, Les pousse-arf-jouir du Maréchal Pétain, Paris, Le Seuil, 1975, p. 47 de l'édition en Livre de Poche.

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lui obéir sans se poser de question. Le danseur ou le marcheur se doit de « faire corps », comme on dit, avec la musique. S'il se met a « penser» le rapport de son corps a la musique, le faux pas, la chute est assurée : dans l'emprise de la musique sur le sujet, comme dans le Lager «II n'y a pas de pourquoi 204 ». Le surmoi s'y révele alors sous son visage le plus totalitaire, imposant sa volonté au sujet selon le mécanisme dont, avec lucidité, Primo Levi repere l'intime parenté avec l'hypnose.

Le fait que les autorités SS commandent de jouer des « marches et des chansons populaires cheres aux cceurs allemands », selon les mots de Primo Levi, doit également retenir notre attention : au-deUl de la mobilisation féroce des forces du surmoi et de la voix, c' est en effet toute la problématique de l'identification qui se trouve engagée, mais selon un jeu pervers d'une particuliere férocité également. S'il s'était agi seulement de« mettre en marche », ou, seIon l'image de Primo Levi, de «pousser en avant, comme le vent les feuilles seches », des corps épuisés, il aurait été beaucoup plus efficace de jouer des musiques juives, ou polonaises, ou tsiganes, bref le réper­toire identificatoire des détenus. Nous avons Vl1 avec l'hymne quel effet « dopant » peut avoir ce genre de musique. Mais bien sur, il ne pouvait en etre question : iI ne fallait aaucun moment qu'un proces­sus d'identité sociale puisse venir structurer la masse des détenus. Imposer donc par la musique populaire allemande un trait de l' iden­tification allemande pour mobiliser les forces de ceux dont l' exclu­sion radícale de cette identité était par ailleurs signifiée, constituait donc une épreuve parmi les plus terribles qui soient, telles ces « injonctions paradoxales 205 » dont on sait combien elles peuvent rendre fou. Cela revenait en effet pour le déporté a incorporer littéralement le trait meme par lequel il était voué al'exclusion et a l'anéantissement. Cela revenait pour lui a s'identifier a ce qui l' excluait radicalement de toute identification, ase mettre en marche pour se nier lui-meme. Et l' on comprend pourquoi, longtemps apres, ces « innocentes chansonnettes » avaient encore le pouvoir de « gla­cer le sang » dans les veines de ceux qui y avaient survécu.

Pour conclure, en reprenant la terminologie d' Agamben et Fou­cault, on pourrait dire que les camps étaient de redoutables et sinistres machines « biopolitiques » figurant et préfigurant le « bio­pouvoir » modeme, pour lequel selon les termes d' Agamben :

204. LEVI Primo, op. cit., pp. 29. 205. Du type par exemple: « sois autonome ! ». Si le slljet prend une décision

semblant relever de !'alltonomie, il la dément dll meme mouvement puisque c'est 11. un ordre d'autrui qu' il obtempere.

224

« L'acte fondamental du pouvoir souverain est la production de la vie nue en tant qu'élérneot politique originel et seuil d' articulatioo

6entre natme et culture, zoe et bioS 20 . »

Nous avons vu qu'en ce seuil d'articulation, la voix, comrne telle, en tant qu'elle est la part de corps engagée, sacrifiée dans le langage, occupait une place privilégiée puisque marquée elle-meme de ce qu' Agamben appelle l'exclusion inclusive: pas d' énonciation de parole sans voix mais exclusion de la voix derriere l'émergence de la signification. Ravalé au rang de 1'0rganique207 pur, déchu de son humanité, au «rang d'homo sacer », pure « vie nue », « tua­ble » par quiwnque sans qu' JI Y ait homicide, le détenu du Lager, en son état de déchéance ultime, celuí que l'on appelaít« le musul­man20S », se voyait ainsi réduit an'etre la aussi que «voix nue ». Silence ou cri, non porteuse de sens, sa voix était totalement sou­mise au « ban » - de víe ou de mort - de la voix du maltre, la voíx du Lager íci précísément, telle qu'elle se manifestait par le coup de sifflet du SS ou par les quelques harmonies d'un orchestre décharné, meme si e' étaíent des détenus qui en jouaient la partitíon.

Les questionnements sur le róle de la musique dans les camps s' attachent pour la plupart au sens que l' on attribue ala musique en soi, ou atelle musique particuliere, et ala contradiction que des lors on releve entre cette signification et celle du Lager. Ils sont, de ce fait, voués a l' impasse, car la raison profonde de la présence de la musique dans les camps, réside précisément dans ce quí en constí­tue la foncrion - fondamentale, mais eonstamment déníée : arracher l'etre humaín a l'emprise du signitiant et de la parole. Et aucune entreprise n'a autant cherché aeffacer l'etre humaín du registre de la parole et du sens que le Lager. Loin d'etre énigmatjque, la pré­sence de la musique y trouvait la au contraire sa logique « naturelle ~~, une logique quí l'instaurait non pas seulement comme accompagne­ment, mais comme ínstrument polítique du projet de société nazi.

Nous évoquíons plus haut comrnent Wagner entendait dans le cri, tel celui de Kundry « se transformant en plaínte, puís en bribes de paroles, comme si elle cherchait aretrouver le langage », l' ombi­lic meme, en quelque sorte, de l' art lyrique : Kundry la Urteufelin,

206. AGAMBEN Giorgio, op. cit., p. 195. 207. Ce dom, notons-le, Victor Klemperer avait parfaitement repéré la trace

dans )a« LTI» faisanr un usage répétitif du terme « organisation» : « i1s n'ont pas de "systerne", jls out une "organisation", ils nc systématisent pas avec I'cntende­ment, ils cherchent aentrer dans les secrets de ¡'organiqlle.» Copo cit., p. 140.)

208. Voir AGAMBEN Giorgio, Ce qui reste d'Auschwitz, Paris, Rivages, 1999,

p. 49 sqq.

225

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« diablesse originaire », mais aussi ]' ange, la messagere du Graal la namenlose la « sans-nom » devenant en quelque sorte une méta~ phore, une allégorie, de l' a[t Jyrique comme te!. Primo Levi nous raconte comment a Auschwitz un enfant, tui aussi « sans nom» perdit, ou ne trouva pas, le langage ;

«Hurbinek n'était rien, c'étail un enfant de la morr, un enranl d' Auschwitz. II ne parajssail pas plus de trois ans, personne ne savait rien de lui. II ne savait pas parler el n'avai[ pas de nom : ce nom curieux d'Hurbinek lui venait de nous, peut-etre d'une des femrnes qui 3vait rendu de la sone un des sons jnarrieulés que r cnfanr émt'ttait parfois. [...] La parole qui lui manquait, que r.ersonnc ne s' éLail soueié de Jui apprendre, le besojn de la paraje jaillissait d:Jns Son regard avec une force explosive.

[...] La nuit nous tr.:ndimes l'orcille: c'étail vrai, du cüin de Hurbinek venai[ de temps en temps un son, un moto Pas loujours re meme, a vrai dire, mais certainement un mor ;'lrlieulé; mieux, plu­sieurs mots arriculés de fa~on lre.., peu différente, oes variations exrérirn8IltJles 3utourd'un theme, J'uneraci'lc, peut-ern.: d'un nomo

[...] Hurbinek, le sans-nom, dont le minuscule avant-bras portail le tatouage d' Auschwitz ; Hurbinek moulllt les premiers jours de mars 1945, Jibre mais non raehetécLi'l... »

Mais ce n'était pas sur une scene d'opéra...

VOX DIABOLf

Esteban Buch conclut son chapilre « Beethoven Führer210 » par les mots que nous avons mis en exergue de ce chapitre :

« La queslion de l'ambivalence de la musique est toujours inquié­tante ; la question "Beethoven aAuschwitz" est terrifianre2ll. »

L'adjectif peut sembler excessif. I1 nous para!t toutefois justifié en ce qu 'il nous renvoie a une terreur sacrée que nous avons déja eu l' occasjon de rencontrer dans ces pages et que beaucoup ont repérée: ce n'est pa~ par hasard si c'est son travail sur Richard Wagner quj inspire a Martin Gregor-Dellin une réflexion du meme ordre :

«On POUiT;';¡ dire que la ffiusique représente l'aspeet le plus diabolique du sacré ; elle est aussi I'esprit ql.li pelLt produire l'ivresse

209. Levj Primo, La Treve, Paris. Grasset, 1966, pp. 25-26. 210. BUCH Esteban, op. cir., p. 253. 211. C'esl nous qui soulignons.

226

- quand il n'est pas saisi, mis a jour, eonlpris (\Vagner voulait etre compris). E.T.A. Hoffmann a été le prel1lier a ex primer el a repré­senler, chez le ehev:rlier Gluck, le danger que constitue la spécificité de la musique. Le musiejen lui-meme peul etre submergé par ses visions, la musiquc cache le danger, le risque de s'y ablma. Le dilettante sombre 2l2 . »

T0\Jtes ces réflexions - et bien d'autres - nous alertent donc sur le faiL que la musique pourrait bien allS~i invoquer des fmces qui ne concourraient pas toujours El « l'adüucissement des rnceurs ». Cdre idée est totalement rejetée par le discours domjnant qui tend ñ IIC 1l0US en présenter qu'un vísage toujours idéali<;;¿. Et cenes, la musique participe, on le sait, eles élaborations les plus élevées de rhumanité. Maisjustement: qu'on l'icL\llise tanl est bien le symp­tome meme de son ambivalence. Pourquoi faudrai [-il en efrel sans cesse la subtimer, l'idéahser, la valoriser si elle ne comportait pas une dimension dangereuse, dcsíructrice, voire mortifere qu'il faut Sllns cesse tenir aclis[ance derrii.:re sublimation et icié:l1isation. Cette amhivalence de la musique es! bien entendlJ le corolbI\' de la p-osition structurellement ambivalente qui curactéríse la voix. Cclle-ci est en effet nous l'avons rappelé, tout ala [ois, support de la loi du symbolique et donc ace litre 3prel a la structuration du sujet parlant et désirant, mais aussi, en tant qu'objet pulslonnel renvoyant a une instance d' Altérité absolue, le lieu d' une jouissance mortifere appelant a la mobilisation de forces desttuctrices aussi )icn pour le sujet que pour le corps social.

Le totalitarisme nazi en aClionnant les levíen¡ de ceHe Altérité absolue non soumise a la castration symbolique, faisait résonner dans sa voix a la fois un appel identificatoire visant a annihiler le sujet comme tel, et une injonction mortirere a la jouissance, dont la jouissance Iyrique, musicale, n'était pas )a moindre des composantes. Chal1ter « d'une seule voix)) est un idéal sou\'(~nt

recherché. Certes ! f...his gardons-nous d'oublier que ron n'a sans doute jamais autant chanté « d'une seule voix » que dans l' Alle­magne hitlérlenne ... Et que ríen n'est plus proche du chanl apaisant de la lyre que le chant meurtrier de l' :lrc. En incamam ~ travers sa voix cette Altérité absolue a Jaquclle il s'identifiait lui-meme, et a laquelle jI enjoignait au peuple allemand de s'identifier, HiUer et le nazisme struclUr::üent en quelque sorte un n:nverscment de la locution vox populi, vox Dei en vox D('i, vox populi. 11 nc s'agíssait plus de dire: «la voix du peuple, c'est la voix de

212. GREGOR-DELLlN Manin. Richard \.lriJgnfr. SQ vic, son Q?/.Ivrt', S"'I sihlt" Fayard, 1981, p. 795.

227

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Dieu », mais «la voix de Dieu, celle que moi Hitler, je fllis résonner par ma voix, vous peuple allemand, vous devez la faLrI votre, c'est votre voix a vous! ». Renversement proprement dill~ bolíque de l'identification, transmutant du coup vox populi, Vox Dei en vox populi, vox Diaboli.

QUATRIEME PARTIE

VOX POPULI, VOX DEI

« La voix du peuple est regardée en tous temps comme la voix de Dieu. »

Siméon Prosper Hardy, « Bourgeois janséniste », Mes loisirs, 1772.

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Les pages qui précedent nous ont préparés a mieux comprendre ce quí pouvait en introduction paraítre énigmatique : la place de la voíx dans la constitution du social et les fondements du rapport au sacré quí, sí souvent alors, s'y trouve conjoint. Nous avons déja vu s'esquisser certaines modalités du lien entre vox populi et vox dei: 1'institution romaine du tribunat instaurait une vox populi dont le caractere sacré était particulierement marqué. En s'emparant de la potestas sacrosancta du tlibun, l' lmperator éta­blissait une sorte de puissance absolue, condensation et déification d'une vox-populi-vox-dei, selon notre formulation, établissant le modele d'une souveraineté absolue dont s'inspíreront les futurs monarques de 1'ancien régime. Nous avons également Vil comment l'hymne religíeuse chrétienne fondait une vox populi Dei, tout en s'interrogeant sur la relation qu' elle devait entretenir avec la vox Dei. Nous venons enfin de traiter d' une perversion modeme de 1'identification vox populi, vox dei, trahissant a nOilveau ce qui apparaít bel et bien comme le propre de ce quí sous-tend cet adage: une ambigullé profonde nécessitant pour etre levée, de solides reperes éthiques.

L'usage de la locutíon vox populi, vox dei a titre de maxime de nos modemes démocraties peut alors etre décrit COrIlille le résultat d'un travail d' élaboration éthique s' attachant aréguler les enjeux pulsionnels que nous avons repérés dans la voix et dans son implication dans la politique, en vue de les canaliser au profit d'un modele de société auquel les peuples ne cessent d'aspirer depuis l'Antiquité grecque. C'est ce que nous allons essayer de montrer a travers l'histoire de cet adage et de ses ímplications.

231

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({ PRÉROGATIVES "

En préambule a I'étude de cette Jocution, iI faut signaler qUe I'histoire romaine antique nous fournit déja un exemple de voix « élective» acaractere divin qui donna naissance aun mot d'usage tres courant dont l'origine est maintenant oubliée : « prérogatives ». Nous avons rappelé, dans notre chapitre sur le tribun, le systeme électoraI en vigueur aRome apres la réforme de Servius Tullius organisant le populus en cinq c1asses composées de centuries '. Dans les faits seul comptait réelIement le vote de la premiere classe, réunissant les soixaute-dix centuries composées des citoyens les plus riches. Avant que la premiere classe tout entiere ne vote, on tirait au sort une centurie qu' on faisait voter en premier. CeHe-ci était appelée centurie praerogativa (en latin : «inlerrogée en pre­miel' »), - ce qui a donné le mot «prérogative ». Or le candidat dont le nom anivait en tete a l'issue de ce premíer vote, était assimilé aun « augure », et ace titre considéré comme « béni des dieux ». Ainsi désigné par les dieux, ce candidat était assuré de la victoire finale, les autres centuries de la premíere classe puis les autres classes ne faisant qu'entériner le vote de la praerogativa2. S'il est bien question dans cette pratique électorale d'une caution divine attribuée a une élection, il est toutefois exclu d'en faire la situation originelle de l'expression vox populi, vox dei, d'autant plus que meme al'époque romaine, cette procédure était sévere­ment contestée, notamment par les tribuns de la plebe, cette der­niere se retrouvant flouée dans l'affaire.

ADAGE

Vox populi, vox dei, voici donc un énoncé sans cesse rappelé, mais dont la familiarité meme et l'usage répété ont singuli<~rement émoussé le tranchant. On l'utilise d'ailleurs toujours aujourd'hui sous sa forme latine, ala différence d' autres adages latins tels, par exemple, si vis pacem pa.ra bellum, souvent utilisés sous leur forme traduite. On ne rencontre pratiquement jamais la traduction fran­

1. Voir. p. 78. 2. Voir. RüSS-TAYLüR Lily, La poliliqlle el les partis aRome. ou lemps de

César, Pans, Maspero, 1977, pp. 123 sqq.

232

caise : la voix da peuple e'est la. voix de Dieu, comme si celle-ci, ~n en mettant en relie[ toute la signification, lui conférait une force que 1'on préfere contenir par la distanciation du latino Ainsi que I'écrit l'historien Alain Boureau :

« Dans les discours comemporains, la formule est employée selon un mode distancié et iranique, dans un registre que la rhétorique de ]' age c1assique nomme "héroi'co-comique" et qui consiste aparler de choses ordinaires ou médiocres en termes pompeux : un simple succes commercial, un triomphe iIlusoire ou vain dans l'opin¡on, et de peu de portée sera facilement glosé d'un Vox populi, vox Dei}. »

Aucun dictionnaire ne précise de date ni de lieu d'apparition pour cette formule mentionnée simplement comme « adage », ce qui n'est pas le cas de 1'expression « la. vox populi », dont I'usage coloré d'une touche dépréciative, est c1airement daté lui des années 18304 . Quant au terme d'« adage », il n'est pas inintéressant de constater au passage qu'au sens strict, il désigne une « formule sentencieuse empruntée en général au droit coutumier : l' adage se distingue du proverbe par son caractere juridique5 ». Avec cet « adage » nous sommes donc de plein pied dans le registre du droit, de la régulation sociaIe.

Selon Alain Boureau, la premiere occurrence connue de la locu­tion se trouve dans une lettre adressée par Alcuin aCharlemagne datée de 798. Il convient de nous arreter sur les modalités de eette premiere occurrence tant elles sont révélatrices, adivers titres, de la problématique qui nous occupe. A eommencer par la personna­lité de son auteur.

LA VOIX DE L'EMPEREUR

AIcuin (Albinus Flaccus), bien oublié de nos jours, sauf des historiens, fut pourtant un personnage d'une importance considé­rabIe de l'entourage de Charlemagne. Moine bénédictin né aYork vers 735, il fut nommé en 796 abbé du monastere de Saint-Martin de Tours Ol.! il momut en 804. Lettré de grande culture, il fut amené en 781, - il a done la cinquantaine - a rencontrer Charlemagne dont il devint tres vite run des principaux conseillers, aussi bien

3. Alain Boureau, «L'adage Vox populi JlOX Dei el I'invention de la nation anglaise (Vme-Xl!' siecle) » in Annales ESC, juillet-octobre 1992, n° 4-5, pp. 1071­1089.

4. Voir Pelit Robert. 5. Définition du Lorollsse de la Lollgtte From;aise, 1977.

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en matiere de théologie, de diplomatie que de « politique cultu_ relle », dirions-nous aujourd'hui. IJ devint l'un des principaux ani­mateurs de ce qu'il est convenu d' appeler la Renaissance carolin_ gienne, dirigeant pendant plus de quinze ans la fameuse « école » du palais de Charlemagne aAix-la-ChapelIe. Cette «renaissance» se caractérisait par un renouveau marqué de l'étude de la culture et des institutions latines classiques, quelque peu négligée dans la période précédente davantage axée sur la seule étude des textes religieux. Ainsi que le précise Jean Favier :

« AJeuin se faisait remarquer, jeune moine, en préférant la lecture de Virgile acelle des Psaumes6• »

En grand lettré, serviteur dévoué de l'ordre du verbe, pronant l'étude de la grarnmaire et de la rhétorique, il entreprit notamment, ala demande de Charlemagne, une ceuvre considérable de COHec­tion et de cornmentaire de la Bible et des textes sacrés, que la multiplicité des copies avait commencé d' entacher d' erreurs nom­breuses. IJ fut également - et cela rejoint directement notre propos général - l' artisan principal de la réforme liturgique entreprise par Charlemagne, dans un but déc1aré d'unification politico-religieuse du royaume franc. Le chant qu'on appelle aujourd'hui, «grégo­rien » serait a vrai dire plus justement nommé de « carolingien », car ce n'est que beaucoup plus tard, au x' siecle, que I'on a attribué au pape Grégoire (mort en 604) le répertoire qui porte son nomo C' est a Charlemagne et a A!cuin que l' on doit son implantation organisée et unifiée dans ce qui deviendra la France, a une époque oil l'ltalie était encore loin de I'unification liturgique. On sait que ce chant liturgique est ca.ractérisé par la modestie de ses intervaIles et par le fait qu'il n'était pas mesuré, le rythme en étant dé terminé par celui de l'énonciation du texte. La musique doit y rester humble servante des parales divines, sans que jamais la voix puisse venir porter ombrage a l'intelhgibilité du texte sacré. C'est dans ce contexte qu'A!Cuin rédigea un De musica, aujourd'hui perdu. On peut supposer sans risque de se tromper qu'il y réaffirmait les principes a l'instant rappelés de la primauté du verbe sur la voix.

Par cette conjonction d'activités politiques, religieuses et musi­cales, Alcuin peut etre considéré comme perpétuant la lignée de ces ministres chrétiens de l' empereur Theodoric, (VI' siecle) Boece et Cassiodore, dont l'activité politique se doublait d'une activité

6. FAVIER .Jean, Charlemagne, Fayard, 1999, p. 448. Toutes les iuformallOns sur Alcuín de ce chapítre sont tirées de cel oLlvrage, honnis les indieations musi­eologiques, tirées, quant a elles, de J'ouvrage de Solange Corbin dija cité.

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philosophique, religieuse et mu~icale dont l'influence fut considé­rabIe pendant tout le Moyen-Age et meme jusqu'au XIV· siec1e puisque la fameuse décrétale du pape Jean XXII fustigeant la poly­phonie, se réc1ame encore de Boece pour étayer son argumenta­tion 7 , Ceci d'ailleurs atteste bien, s'il en élait besoin encore, de ]'étroitesse du lien entre musique, religion, et po1iüque.

Alcuin fut enfin l'un des a.rdents promoteurs - et cela s'inscrit dans une singuliere eohérence avee tout ce qui préeede - de I'élé­vation de Charlemagne au statut d'Empereur, lui permettant ainsi de renouer avec toutes les prérogatives politiques et religieuses de I'imperator augustus romain. Charles, en tant que roi des Franes, gouvemait son royaume sur la base de l'autorité que lui eonfere le ban dont nous avons déja parlé, Un ban quelque peu adouci déja puisque sa transgression n'était puni «que» de la ruine: une amende tres lourde.. ,

« , .. de soixante sous, soit sept cem vingt deniers d'argent, e'es! le prix de trente vaches. Beaucoup d'lIommes libres n'ont pas un tel capital. Autant dire que celui qui viole le ban est réduit a la mendicité 8. »

Ce n' est qu' apres son sacre, en 800, - et cela est révélateur ­que Charlemagne fit de la transgression du ban l'équivalent d'un parjure pouvant etre puni de mort. Sous Charlemagne, le ban est toutefois déja assorti d'une dimension religieuse chrétienne expli­cite puisqu'il est « élargi par le sacre, qui confere au roi la respon­sabilité temporelle de la société chrétienne devant Dieu9• » Nourries de la réflexion de saint Augustin dans la Cité de dieu, aidées des conseils d' Alcuin, les interventions de Cha.rlemagne en matiere religieuse seront de plus en plus fréquentes et importantes y com­pris sur des ql1estions de doctrine. C'est ainsi par exemple qu'en 794, devenant de ee fait rector populi christiani, recteur du peuple chrétien, il convoque lui-meme un concile aFrancfort :

¡lí'

l'!' I

« Les peres du concile de Francfort le disent a la fois "seigneur el pere, roi et pretre, tres prudent gouvemeur de tous les chré­tiens 10," »

Les fonctions religieuses et temporelles vont tendre ase confon­dre de plus en plus, et, les circonstances aidant, Charles finit par

7. Voír. POIZAT Miehel, La Voix du diaNe, Métaílíé, París, 1991, p. 8. FAV1ER lean, op. ei!., p. 302. 9./bidem. 10. lbidem, p. 404.

135.

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prendre earrément l'aseendant sur le pape Léon III. C' est au malin de Noe1 800, que ce dernier le proclame empereur. Charlemagne porté par le modele du premier empereur chrétien Constantin, v~ alors se définir explicitement comme but la «Rénovation de l'Empire Romain ». Cornme en atteste la «bulle» qu'il utilisera apres 800 :

« ... imitation d'une médaille ou d'une monnaie de I'époque de Constantin, [elle] montre l'empereur de face, vetu a la romainec, casqué et pOltant la lance et le bouclier. On y lit la 1égende DN KARL IMP PF PP AVe, "Le seigneur Charles, Empereur, Pieux, Heureux, Perpétuel, Auguste". Le revers offre la vue d'une porte de ville sunnontée d'une eraix et nommée Roma - Rome prise pour la Jémsalem Céleste, la Cité de Dieu dont il a la charge - qu'accom­pagne la légende Renovario Roman Imp. "Rénovation de l'Empire Romain", qui rappelle avec force la nouvelle idéologie politique IJ .»

Il faut nous arreter un instant sur les modalités de ce eouronne­ment, ear il nous apprend beaueoup de choses sur la part qu'y prend la voix dans la perspeetive que nous trayons iei. Le sacre du roi Charles cst signifié par deux gestes rituels d' égale importance :

« Le pape Léon III pose sur la tete du roi un diademe tiré du trésor de Saint-Pierre [... ] Le pontife prononce alors une formule de bénédictio~, puis lance par trois fois {'acclamation inspirée des Laudes: "A Charles, Auguste, couronné par Dieu puissant et paci­fique empereur, vie et victoire !" Reprise de l'acc!amation, applau­dissements 12... »

lean Favier souligne alors la doubIe singuIarité de ce rituel. Tout d'abord, il y a pose d'une couronne, ee qui est une pratique spé­cifique de Byzanee, d' ailleurs t:'lrdive, mais totalement étrangere aux rois franes. Cela bien sur est amettre en rapport avec le modele eonstantinien déja évoqué. Mais, deuxieme singularité, les accla­mations rituelles de l'assemblée se p!acent apres la pose de la couronne. Or, aussi bien pour la désignation des empereurs a Byzance, que pour celle des rois francs, l'acc1amation a pour fonc­tion de signer l'aecession a la royauté, acclamations seules pour les rois franes, et acclamations précédant la pose de la couronne pour Byzanee. Car, ainsi que le souligne lean Favier, 10in d'etre aeeessoires, ces acelamations «sont le vestige de l'éleetion [des rois franes], et sont done essentielles ». L'inversion des deux gestes rituels est done iei partieulÍl~rement signifieative: en suivant le

11. lbidem, p 281 12. lbidem, p. 545.

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geste du eouronnement, le geste voeal ne signifie plus guere que le eonsentement du peuple a une désignation établie en dehors de lui :

« Peut-etre fauL-il penser que le pape n'est pas étranger al'inver­sion de la liturgie : ce n'e2t pas le patriarche qui fait l'empereur a Byzance, c'est le peuple. ARome, Léon In n'est pas fáché d'avoir dans le déroulement de la cérémouie le premier rOle, en laissant le second au peup'e. Il a l'air d'avoir fait l'empereur non d'avoir seulement coufirmé le choix du peuple représenté par l'assemblée de l' avant-veille 13. »

Cest dans cene logique, afin d'asseoir une légitimité contestée, que les Capétiens reviendront plus tard a l'applaudissement avant le sacre. Puis ...

« Il faudra attendre le sacre de Louis IX en 1226, pour que ce demier souvenir de l'élection disparaisse : on applaudira dorénavant apres le sacre, comme en 800 apres le couronnement I4.»

11 nous faut eonclure cette analyse du sacre de Charlemagne en relatant ce demier geste rituel particulierement Iourd de sens égale­ment: la prostemation du pape devant 1'empereur. Ce geste était certes lui aussi empnmté au rituel byzantin, mais, inconnu des Franes et des Romains, iI ne pouvait que manifester le caractere sacré et divin de l'empereur devant lequel s'inclinait eelui qui n' en était plus que le prernier de ses pretres. Le rituel peut des lors s' aehever :

« ... Il fut alors appelé Empereur et Auguste 15. »

Le retour al'Imperatar augustus est ainsi consommé, consacrant eette fois une condensation dans la personne du souverain, non plus tout a fait, comme nous 1'avons formulé pour l'empereur romain, de vax-populi-vox-dei, mais de vax-populi-vax-Dei, avec une majuscule, puisque le caractere divin de la fonction se référait cene fois non plus a un sacré ou aun divin «générique », pour­rait-on dire, mais au Dieu unique des chrétiens.

Tout ceia nous situe clairement le contexte a la fois politique et religieux dans leque1 évoluait Alcuin, et de la formation, duquel il participa pIeinement. N'éerivit-il pas en effet que l'Eglise est «1'épouse de Dieu )) et «l'épouse de Charlemagne:6 », ee qui ne peut guere se eoncevoir, a moins de supposer a l'Eglise de bien

13. lbidem, p. 546. 14. !bidem. 15.1bidem. 16.1bidem, p. 415.

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étranges mceurs, que si l'Empereur est - dans une certaine mesUre - identifié a Dieu ! Ce dont témoigne également 1'acclamation carolingienne Christus vineit, Christus regnat, Christus impera, appliquant au Christ des actions de gouvemement. Nous ne seron~ pas alors surpris de la fonne inhabituelle que prend chez Alcuin cette prerniere OCCUITence de la loculion vox populi, vox Dei. C' el)t en effet, curieusement, par une dénégation et sous une modalité dépréciative que cette formule entre daos l'histoire.

LA VOIX DU PEUPLE DE DIEU

Cest donc dans une lettre a Charlemagne, datant de 798, qu' Alcuin déclare :

« Selon les lois divines, le peuple doit etre eonduit et non suivi ;et en matiere de témoignage, des personnes honorables sont apréférer. Et il ne faut pas écouter eeux qui disent "Vox populi. vox Dei", car l'agitation bruyante du vulgaire esl toujours proche de la folie l ? »

Le contexte de cette lettre reste obscur 18, peu importe pour ce qui nous concerne lci. Ce qu'i} est important de remarquer, c'est qu'une formule ne peut naitre sous forme de dénégation que si l'idée exprimée par la formule contestée lui préexiste. On peut alors récuser l'idée tout en inventant une formule qui la synthétise de fayon particulierement adéquate. L'idée, de plus, ne doit pas se contenter de préexister, elle doit etre tout a faít présente a l'esprit de l'interlocuteur et done participer d'une contextualisatíon socio-culturelle partagée. Or il semble bien que tout concourt El faire de l'élection eles éveques dans les prerniers temps du chris­tianisme la contextualisation donnant son sens El la formule d' Alcuin, meme si sa lettre ne conceme en rien une situation de cene natme, et meme si les modalités de désignation des éveques a l'époque de Charlemagne s'étaient déja bien écartées de leur modele initial. Toujours est-il, comme nous l' avons vu avec le rituel d' acclamation 10rs du sacre de Charlemagne, que la question de la place et du r61e de la « voix du peuple» dans l'investiture d'un souverain, qu'il soit religieux, politique ou les deux a la fois, était tout a fait présente a cette époque. Encare est-il nécessaire de préciser ce qu'on entend, dans ce contexte, par « élection » et par « peuple ».

17. Cité el tradllit par Alain Bomeall, arto cit., p. 1073. 18.lbidem.

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ÉLECTION, ACCLAMATIONS

Le teJme d'élection pour désigner la désignation des évéques dans r Eglise des prerniers siecles est en effet impropre, dans le sens du moins 00 nous l'entendons aujourd'hui. La formule cano­nique définissant les modalités de 1'élection, c'est-a-dire du choíx, de l'éveque, a été réaffirmée dans ses principes aplusieurs reprises dans divers conciles. Selon la procédure, gu' on pourrait qualifier «de base », et le plus souvent rappelée, l'éveque étaít « élu » par les autres éveques, le clergé et le « peuple » de la provínce concer­née. Par «peuple », il faut entendre 1'assemblée des fideles. Dans les faits, ainsi que le montre 1'étude dirigée par .lean Gaudemet l9,

on assiste a une multiplicité de procédures, d'ou d' ailleurs la néces­sité de rappeler régulierement les principes canoniques, d'oo aussi d'ailleurs un certain flottement dans les positions exprimées par quelques conciles. Quoi qu'íl en soit, pour ce qui nous intéresse ici, la participation du «peuple » par acclamation est systémati­quement requise, mais ... :

« .. ne répond ni dans ses formes ni dans sa signification profonde anos modemes "élections". L' approbation est collective, sans qu'un vote soit organisé. Et eetle spontanéité dans Une quasi unanimité, doit etre interprétée eornme l'expression d'une vo]ol1té divine, que confirment parfois des signes merveilleux20. »

Il s' agit en fait presque toujours de ratifier un choíx établi par les autorités religieuses, quand ce n'est pas par l'évegue en place, si, de son vivant, il doit, pour une raison ou pour une autre, renoncer a sa charge. Citons a titre d' exemple le récit particulie­rement circonstancié, véritable proces-verbal, de l'élection d'Héraclius, successeur de saint Augustin, a Hippone le 26 sep­tembre 426. Sont rassemblés dans l' églíse de la Paix a Hippone, les deux autres éveques de la province, le clergé d'Hippone et « une grande multitude de fideles ». C'est Augustin lui-meme quí propose le nom de celui qui sera appelé a lui succéder apres sa mort:

« "Je viens done vous déclarer a tous quelle est ma volonté, que je erois aussi etre ceBe de Dien : je veux que le pretre Héraclius soit mon successeur". A ce mot le peuple s'est écrié: "Grace a

19. GAUDEMET Jean, Les ÉJeclions dans I'Église latine. des origines au XVI' siecle, Paris, Lanore, 1979.

20. Ibidem, p. 22.

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Dieu ! Louange au Christ !" et l'a répété vingt-trois fois. "Jésus~ Christ exaucez-nous, 10ngue vie aAugustin !", ce qui a été dit seize fois. "Soyez notre pere ! Soyez notre éveque !", cette acclamalion a été répétée huit fois. »

Suit un discours de recommandations d' Augllstin ponctué de divers appels a l'approbation de l'assemblée par acclamations comptabilisées de la meme fa~on par ceux gu'il mentionne expli~ citement:

« "Comme vous le voyez, les notaires de I'église recueillent ce que nous disons et ce que vous dl1es ; mes pamles et vos aeclama­tions ne tombent pas aterre". »

Puis il termine son allocution par un demier appel al' assemblée :

« 'Tai besoin de votre réponse; je retiendrai votre réponse; manifestez votre assentiment par des acclamations." Le peuple s'est écrié: "Qu'il en soit ainsi, qu'il en soit ainsi !" ce qu'il a répété vingt-cinq fois. "Cela est digne, cela est juste" ce qui a été répété quarante fois. "11 y a 10ngtemps que vous en etes digne, il y a longtemps que vous le méritez !", ce qui a été dit vingt-cinq fois. "Nous te rendons grace de ton jugement !", ce qui a été répété treize fois. "Christ exauce-nous, conserve Héraclius !", ce qui a été dit quatre-vingt fois 2J • »

Ce récit est particulierement intéressant, car il nous présente un véritable décompte de voix, «voix» restant iei au singulier. La voix du peuple, du peuple de Dieu, en l' occurrence, reste certes dans « l'indivision », pourrait-on dire, mais se voit soumise a une opération de symbolisation, le comptage des acclamations. De ce fait nous ne sornmes plus dans la « pulsionnalité » pure de la voix du peuple manifestant par ses cris enthousiastes son adhésion au leader. Il y a comme le sentiment gue cette voix du peuple, si elle ne s'inscrit pas dans la mesure, peut se déchafner, et du coup, ne plus etre véritablement Dei.

Et de fait, meme pendant cette période, certains coneiles, eer­taines recornmandations papales, eommencent aémettre des réser­ves a 1'égard de cette vox populi qui poulTait bien ne pas etre toujours vox Dei. C'est ainsi qu 'une lettre pontificale du Iv" siecle prend bien soin de préciser ;

«On accede a cette dignité [d'éveque] par ses mérites et en observant la 10i, on n'y peut parvenir en s'assurant la faveur popu­laire grace El 1'argenl [...] car ce qui importe c'est la doctrine évan­

21. lbidern, p. 29-32.

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géJique et non pas le désir du peuple; le témoignage du peuple compte lorsque, s' attaehant aux mérites d'une personnalité vraiment di gne, il lui aecorde l' éclat de sa faveur22 . »

Un concile, celui de Laodicée, a la meme épogue, preclsera rneme qu'« il ne faut pas permettre aux foules de procéder al' élee­tion de ceux gui doivent etre prOillus a l' épiscopat ». Ce gui n'empechera pas, toujours a la meme époque, un saint Ambroise, de réaffirmer bien fort, en parfaite cohérence avec sa revendication du pouvoir de la voix, déja relevée apropos de 1'hymne :

«C'est a bon droit que 1'on tient choisi par Dieu eelui que tous onl réclamé. [... ] En effet si selon la sentence divine, ce qui a été convenu sur eette terre par deux personnes, quoi qu' elles demandent, leur sera aeeordé, dit le Seigneur, par mon Pere qui est dans les eieux. "La ou deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis au milieu d'eux" (Matth. 18,20) ; combien plus, la OLl i1 Ya une réunion générale au nom du Seigneur, OU la requete de tous est unanime. Nous ne pouvons douter que la est le Seigneur Jésus et qu'il sera l' auteur de la volonté, l' arbitre de la demande, le maltre de l' ordi­nation, le dispensateur de la grace.

Faites done en sorte d'elre dignes de la présence du Christ au milieu de vous. En effet, la ou est la paix, la est le Christ, paree que le Christ est la paix (Ephes. 1I, 14); la oil est la justice, la est le Christ, paree que le Chr1st est la justice (l Corinth. 1, 3023) •.. »

Et, serions-nous tenté de poursuivre, « ... la Ol! est le peuple, la est le Christ, car le peuple est le Christ », en vertu des divers processus d' identification par incorporaríon strueturés par le rituel ehrétien: incorporatíon «orale» a travers 1'Eucharistie et incor­poration « amale » telle gue nous l' avons repérée a travers le chant religíeux, et pour leguel d'ailleurs, comme on 1'a vu, Ambroise joua un role déterminant.

Cette lettre d' Ambroise est tout a faít importante. Elle nous donne en effet la cIé de cette reconnaissance par 1'Église du pouvoir de la voix du peuple de Dieu réuni 24 • Ce n'est pas en effet «par

22. lbidem, p. 43. 23. lbidem, p. 27. 24. Notons que e'est également I'idée d'Érienne Vacherot, philosophe et homme

politíque fran~ais, ala fois républicain convaincu el panthéiSle, auteur en 1859 de I'ouvrage La démocratie. Il y écrit en effet : : «Le ma'itre avait dit : "Quand vous serez plnsieurs ensemble, mon esprit sera avec vous". Le christianisme primitif se monlra toujours fidele 11 celte parale divine. TI a comprjs que le vrai sanctuaire de I'Esprit-Sajnl est la foule, le pellple, la sociélé: vox populi. vox dei. » Cité in le Grand Dictionnaire universel du XIX' siec/e. 11 I'artiele "vox popttli, vox Der' (Larousse).

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Page 119: voix vox dei (1)

nature », pourrait-on dire, que le jugement du peuple est censé etre juste. Encore qu' on puisse trouver chez Augustín I'idée d'une intui_ tion propre au peuple, de ce qui est juste et bono C'est ainsi qu'i écrit dans l'une de ses leltres :

« Dans ces affaires de droit pour Jesquelles l'Écriture divine ne définit rien de précis, les usages du peuple de Dieu ou les regles écablies par les ancicns doivent tenir lieu de loi 25. »

Milis nous ne sommes pas ici dans le domaine de la VOiX 26• Ce n'est pas, en tout cas, par une sorte de volonté démocratique avant la lettre, que l'acclamatíon du peuple est requise, et ce n'est pas simplement parce qu 'il est peuple de Dieu, que sa voix en acquiert ipso jacto la légitimité qu' on lui prete; les réserves, voire la défiance, exprimées icí ou la et ci-dessus évoquées, sont la pour en témoigner. Non, c'est parce qu'en vertu de la paroJe d'Évangilc, donc divine, rappclée par Ambroise, il se produit une véritable identification entre le peuple réuni au nom du Christ et le Christ, donc entre la voix du peuple et la voix du ChrisL C'est ainsi aune élaboration en temle de Vox populi Dei, vox Dei que nous avons affaire ici. D'ailleurs, quelques récits a caractere plus ou moins hagiographique vont attester de cette identification. C' est ainsi par exemple que I'élection d' Ambroise de Milan, justement, est pré­sentée comme une tclle intervention de la voix divine, a travers la voix du peupJe, dans un contexte ou la fonction de la voix comme cristallisation d'une identité sociale est explicitement souIignée. Jean Gaudemet nous rapporte deux récits de cette élection mouve­mentée.

Situons le contexte: nous sommes en 374, et les chrétiens de Milan sont alors en proie a une grave division entre les partisans de 1'« hérésie» d' Arius, soutenus par l'épouse de l'empereur Valentinien r, et les tenants de 1'« orthodoxie» catholíque. Ambroise, issu d'une famiIle romaine de haut rang, occupe les fouctions importantes de gouvemeur impérial de Ligurie-Emilie ; il est en charge a ce titre du maintien de I'ordre publico Il n'est encore acette époque que catéchumene. Or Auxence, l'évéque en place et d'obédience arienne vient de mourir. La cornmunauté chré­

25. « 111 his rebus de juribus nihil certi Slatuit Scriptura divina, mos populi Dei vet instituto majorum pro tege tenenda SUnl ». Saint Augustin, lettre 36, traduit par nous-meme. Nous tenons a adresser tous nos remerciemeuts a leau-Yves Hameline pour nous avoir signalé ce texte.

26. Augustin répoud daus ce passage de cette Jettre a une question sur la légitimité de jeGner le dirnanche, jour du Seigneur.

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tíenne de Milan s'agite alors sérieusement en vue de la désignation de son successeur.

Le premier récit émane de Paulin, le propre secrétaire d'Ambroise :

« Le peuple qui réclamait un évcque, allait provoquer des troubles et ji lui [Ambroise) revenait de calmer I'a,gitation. Pour éviter que la ville ne soit en danger, il se rend a l'Eglise. La, pendant qu'il s'adressajt ala foule, soudain une voix d'enfant se fit enLendre dans le peuple proclamant Arnbroise éveque. Au son de cette voix, tous les visages se tournent vers Ambroise et on I'acclame cornme éve­que; si bien que ceux quijusque la s'opposaient violemment, paree qu' Ariens et Catholiques voulaient chacun leur éveque, tout d'un coup se mirent d'accord sur ce seul candidat dans une cornmunauté de vue admirable et incroyable 27 . »

Passons sur les détails de Paulin relatant les tentatives d' Ambroise pour échapper aux responsabilités auxquelIes l' avilient appelé les chrétiens de Milan : essayant de se montrer indigne de l'honneur qui lui était fait, il ordonna de torturer des prisonniers, et se mit a recevoir ostensiblemeut chez lui des «fllles publi­ques »... Rien n'y fit:

« Ambroise comprit que c'était la volonté de Dieu et qu'il ne pouvait résister plus longtemps. n demanda an' etre baptisé que par un éveque catholique ; car il redoutait les perfidies des Ariens. Bap­tisé, il remplit e1it-on, tous les offIces ecclésiastiques et le huitieme jour iJ fut ordonné évéque a la plus grande satisfaction de tousn »

Venons-en maintenant au deuxieme récit, celui de Rufin, auteur en 403 d'une Histoire ecclésiastique :

« Ambroise était a cette gouverneur de la province. Voyant le péril suspendu sur la cité, il pénetre dans l'église pour calmer la discorde populaire. Et la, jI était en train de haranguer la foule pour rétablir le calme et la tranquillité dans le respect des lois et de l'ordre public lorsque tout el' un coup un cri uuanirne partit du peuple jusque la divisé et qui en était venu aux mains. Ils réclarnent Ambroise pour éveque, voulant qu'il soit baptisé sur le champ (caf il n'était que catéchumene) et qu'on le Ieur donne comrne évéque. L'unité du peuple et de la [oi ne serait rétablie que si Arnbroise leur était donné comme évéque. Celui-ci écartant ce projet et opposant une résistance, rapport fuI fait al'empereur du désir populaire. L'empe­reur ordonna d'y satisfaire au plus tol. Ca.!' c'était par l'intervention

27. GAUDEMET lean, op. cit., p. 24. 28.1bidem, p. 25.

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divine disait-il, qu'un changement subir avait mué la division reH_ gieusc du peuple et l'opposition des esprits en un accord unanirne et une cOJIununauté d'opinion29 .. »

Ce deuxieme récÜ, ne recourt plus a 1'idée d'une voix divine incamée par un enfanPo, et que le peuple aurait fait sienne aussit6t, se rassemblant immédiatement autour de cette voix, mais attribue a l'empereur lui-meme le jugement sur le caractere divin du cri « soudain » et « unanime » parti du peuple. Et c' est précisément Son effet d'unification du peuple de Dieu comme tel, all-dela de ses divisions conjoncturelles, qui selon lui est le garant de Son origine divine. Cela est tres significatif car nous retrouvons lci intégralement la problématique articulant voix, identité sociale et sacré, sans ollblier l'axe poli tique explicite signifié par l'interven­tion impériale. CelIe-ci fait en quelque sorte fonction de garant du caraetere divin de eette vox populi, au titre en quelque sorte «d'expert », si 1'0n peut dire, en vox Dei, du fait de sa position d'empereur« auguste », c'est-a-dire« consaeré », meme si aeette époque cette position commenqaü déja a se fragiliser sérieusement.

Ceci nous introduit d' ail1eurs a une dimension expressément politique de la vox populi Dei, vox Dei qui jusque la ne eoneernait guere que le domaine de l' éleetion épiscopale done du religieux striet. En fait tres vite la sphere du politique va se trouver direc­tement impliquée, et 1'0n comprend maintenant pourquoi a la lumiere de nos analyses Sur les liens entre la souveraineté, la voix et le sacré.

LE PEUPLE DE DIEU El LE SOUVERAIN

Des le eoncile d'Ürléans, en 549, les regles définissant les moda­lités de l'« élection » des éveques, précisent :

«Qu'il ne soit permis apersonne d'obtenir l'épiscopat a titre de récornpense ou a la suite d'arrangements mais que ce soit avec la volonté du roi, conforrnément a l'électíon du clergé et du peuple, comme il est écrit dans les anciens canons. »

29.lhidem, p. 26.

30. RappeJons que pour Augustio également une voix d'enfaot interprétée «comme une injouction divine» joua uu role capital daos ce qu'j] convient par­ticuJierement d'appeler en la circoostaoce : sa vocatiOIl. (Confessiol2s, livre VIII, 12, 29-30). La voix d'enfant est jci a I'évidence un avatar de la voix de ¡'auge, voír POIZAT Miehel, op. cit., pp. 128-130.

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Selon Jean Gaudemet, eette exigence de l'accord royal est nou­velle dans un texte canonique, mais conforme a une pratique en vigueur depuis Clovis, c' est-a-dire depuis une cinquantaine d'années. Et l'évolution va aller tres vite dans le sens d'une inter­vention toujours plus grande du pouvoir royal dans ce qu' il convient presque d' appeler la nomination des éveques plutot que leur élec­tion. C'est ainsi que des le vue siecle, on trouve dans le réeit de la vie de saint Didier la formule:

« Le consentement unanime du roi et des citoyens porta Didier al'épiscopat. »)

Le roi, en l'occurrence Dagobert, prit en effet la peine d'écrire une longue lettre pour appuyer l' « élection » aCahors de son tré­sorier, Didier. Le texte, adressé al'éveque de Bourges et métropo­litain 31 est sans ambages:

«Sachez donc que nous avons décidé qu'a Cahors ou son frere le seigneur Rusticus est mort, asa place, Didier reyoive l'honneur de l'épiscopat. »

Dagobelt se réclame alors explicitement de la «puissance divine» pour justifier son choix :

«Car, sous l'inspiration de la puissancc divine, notre dévotion doit promouvoir al'épiscopat ceux que nous savons etre de bonnes mceurs et adonnés a de bonnes ceuvres, comrne l'est ce tres fidele serviteur de Dieu et de nous-meme, Didier. »

L'affaire est entendue :

« La décision rayale ayant été promulguée, avec l'asscntirnent des citoyens, Didier fut élu a l'épiscopat32. »

Il est important de noter toutefois que malgré l'invocation de « l'inspiration de la puissance divine », malgré l'imposition de fait par l' autorité royale, « l' assentiment des citoyens » reste requis au moins dans la forme. Il est toutefois inscrit dans la logique du pro­cessus et de son évolution, que naisse une tension de plus en plus vive entre la voix du peuple, identifiée a la voix de Dieu, et la voix du souverain de plus en plus identifiée elle aussi a la voix de Dieu.

Tant que le « peuple de Dieu » ne constituait qu'un groupe reli­gieux au sein de l'empire romain, la question de son identification

31. On nornmait ainsi l'archeveque a la tete d'une provínce ecclésiastique. 32.lhidem, p. 61, ainsi que toutes les citations de ¡'affaire de l'élection de saint

Didier.

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aDieu ne posaít pas de véritable probleme politíque autre que celui de la gestion par le pouvoir de n'importe quel1e minorité religieuse. Il n'en va plus du tout de meme apartir du moment ou, d'une pan, depuis Constantin, eelui qui est investi de l' imperium et quí est proclamé «auguste» adhere a cette communauté, et ou, d' autre part, le peuple de Dieu tend de plus en plus a se confondre avec le peuple tout court, du fait de la christianisation massive de la populatíon. Consídérer que la Vóx populi pouvait etre la vox Dei ne posait aucun probleme tant qu'il s'agissait de régler des ques­tions, certes poli tiques puisqu'il s'agissait en quelque sorte du gou­vernement de ce peuple de Dieu, mais circonscrites a ce sous­ensemble du peuple. Mais lorsque l'empereur, déja investi de la puissance sacro-sainte, s' en vient a reconnaitre le Dieu des chré­tiens, i1 s'investit ipso facto également de la vox Dei, dont peut aussi se réclamer le peuple. Il était donc inévitable qu 'une tension, voire un conflit de légitimité sacrée finísse par surgir entre le souverain et le peuple. Cette tension n'était pas trop forte du temps des empereurs romains chrétiens ear il n'y avait pas encare ídentité du peuple et du peuple chrétien. On l' a vu avec l'affaire de l'élec­tion d' Ambroíse: Valentinien, empereur a nouveau ehrétien suc­cédant aJulíen l'apostat qui avait tenté une ultime restauratíon du paganisme, est saisi de la proposition du peuple chrétien de Milan et c'est luí qui profere le jugement sur le caractere divin de cette vox populi. Cette tension n' est pas tTOP forte non plus a l'époque des premiers roís franes car, si, eette fois, le peuple tend bien ase confondre avec le peuple chrétien, la puissance royale n' en a pas encore acquis le caractere de puissance impériale sacrée qu'elle finit par recouvrer avec Charlemagne. Les premiers roís Francs se soumettaient ala puissanee divine, l'Empereur se l' approprie. Il y a la un ehangement radical, homologue a celui de César Auguste s'investissant de la potestas sacrosancta des tribuns, gros de conflit avec la vox populi, puisque le souverain comme le peuple pouvaient désonnais se réclamer de la meme vox Dei. Il faut toutefois bien préeiser que dans la situation franque, au contraire de la situation romaine ou 1'empereur fut déifié dans sa personne, comrne le remarque Alain Guéry :

« Ce n'est pas le roí lui-meme, mais seulement son pouvoir guí est divinisé u . »

33. Alain Guéry, « La dualité de toutes les monarchies et la monarchie chré­tienne », in BOUREAU Alain, INGERFLOM Claudio-Sergio (ss. la dir. de), La Royauté saerée dans Le monde ehrétien, Paris, Éditions de l'E.H.E.S.S., 1992, p.43.

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11 ne viendrait pas, en effet, al'esprit de Charlemagne de s'iden­tifier a Díeu du fait de son sacre. On assiste ainsi avec les roís chrétiens d'Occident a une forme qu'on pourraít appeler «refou­lée» de la sacralité, au sens strict, du souverain, ,telle qu'au contraire elle se manifeste dans d'autres civilisations, 1'Egypte anti­que, la Chine ou le Japon, par exemple34

. Sacralité done refoulée par le religieux qui tend a inserire l'insymbolisable du sacré dans la structuration symbolique et imaginaire du religieux, avec son appareil dogmatique et légi,slatif appuyé sur l' organisation socio­politique tres élaborée de l'Eglise. Au poínt d'ailleurs que la notion rneme de « sacré », son usage, ses limites, pour qualifier la royauté

35chrétienne d' Occident est en discussion chez les historiens . La sacralité du souverain se manifesterait par l'implication de certaines parti de son corps dans le rituel du sacre, par le rituel également esdu toucher royal guérissant les éerouelles. Mais, c'est la relecture par Agamben de l' étrange rituel des {( deux corps du roi », objet de l'étude célebre de Kantorowicz qui en signifierait avec le plus de force le caractere sacré au sens strict. On sait en effet qu'en Franee, entre le XV' siecle et le XVIl< siecle, a la mort du roi, une eftigie de eire du souverain occupaít une place essentielle dans les cérémonies funéraires. Revetue des habits et des insignes du sacre, elle était exposée sur un lit d' honneur et traitée comme le roi vivant. C' est ainsi qu' on eontinuait a lui servir des repas, lesquels étaient ensuite distríbués aux pauvres36 • Agamben, se référant au tituel romain des funérail1es de l' empereur qui comportait lui aussi la mise en place d'une eftigie de cire traitée pendant une semaine cornrne une personne vivante puis solennellement brfilée a la fm des funérailles, se démarque quelque peu de l'interprétation de Kantorowicz. Ce dernier interprétait ce rituel, pour schématiser son analyse, comme une représentation imaginaire, c'est-a-dire par une image, de la continuité du pouvoir souverain. Agamben, quant a lui, voit dans 1'apparition de ceHe figure de cire a la mort du souverain, la présentification du...

34. Voir ace propos ratticle d' Alain Guéry ci-dessus cité. 35. Lire a ce! égard BOUREAU Alain, Le simple eorps du roi, l'impossible

sacralicé des souverains frarl(:ais XV'-XVl/f siecle, Editions de Paris, 2000. Ainsi

que l'ouvrage cité précédemment.36. Le lecteur pourra se faire une idée tres précise de cet étrange rimel des

funérailles des rois de France, y compris dans ses dimensions musicales et vocales en écoutant et en lisant le texte d'accornpagnement de la remarquabJe réalisation discographique par I'ensemble Doulce Mémoire, dirigé par Denis Raisin-Dadre, Eustache du Caurroy, Requiem des rois de Franee, restituant les funérailles du Roi Henry IV, (CD As!rée-auvidis). Voir également BOUREAU AJain, op. cit.

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({ ... surp1us de vie sacrée de 1'empereur gui, a travers l'image est rec;u dans les cieux dans le rituel romain, ou transmis aso~ successeur dans le rite anglais et franc;ais. »

Dans le premier cas, le souverain devient dieu, dans le deuxietne c' est le pouvoir seul qui est divinisé et qui se transmet a Son successeur :

« Des formules comme le mort saisil le vi! et le roi ne meun jamais, doivent etre comprises beaucoup plus littéralement gu'on ne le fait d'ordinaire: a[a mort du souverain, c'est la vie sacrée SUr

laguelle se fondait son pouvoir quí investit la personne de son suc­cesseur37 • )}

Tout se passe comme si la mort décantait brusquement au sein de la personne royale la « vie nue », organique, tuable, du souve­rain, de la puissance de vie ou de mort qui earactérisait sa souve­raineté, rendant nécessaire la représentation matérieHe de cette der­niere. Grace a l' effigie, la part de puissance absolue peut done se transmettre au successeur, signifiant la continuité du pouvoir royal, ou etre investie du statut de divinité comme dans le cas des empe­reurs romains.

Dans ce contexte, et pour en revenir aux eonséquences du sacre de Charlemagne, il était inévitable du poínt de vue du souverain qu'un processus de désacralisation de la vox populí se mette en place, afin de réserver la Vox Dei, insigne de son pouvoir, a 1'empe­reur. La lettre d' Alcuin en témoigne fort logiquement. Comme en témoigne également la deuxieme occurrenee de l' adage, relevée par Alain Boureau dans une lettre des éveques de Reims rapportant l'élection de Gerbert en 991, (son prédéeesseur, Arnou1, ayant été déposé sous la pression expressément po1itique d'Hugues Capen) :

({ Mes tres chers freres, les jugements de Dieu sont certes toujours justes, mais ils demeurent parfois cachés. Voila en effet gu' apres la disparition du pere Adalbéron, d'heureuse mémoire, nous avons placé anotre tete el ce1le de l'Église de Reims quelgu'un (Amoul) issu de la race f9ya1e ; nons y étions poussé par la c1ameur de la multitude, car l'Ecriture dit Vox Populi, vox Domini et par les déci­sions des saints canons gui reguierent le désir elles vreux du clergé et du peuple dans l'élection d'un éveque. Mais ['acuité de notre esprit a été émoussée en suivan~ imprudemment la lettre, et ne recherchant pas l'avis global des Ecritures divines. Car ce n'est pas la voix du Seigneur cene voix gui c1amait : "Crucifie-le, crucitie-le". Donc toute voix du peuple n'est pas la voix du Seigneur. Et il ne

37. AGAMBEN Giorgio, op. cit., p. 1 t 1, ainsi que la citation précédente.

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falJt pas reguérir, dans \'élection d'un éveque, les vreux et les désirs de tout clergé et de tout peuple, mais seulement de ce clergé, et de ce peuple gui vit dans la simplicité el la pureté38

»

On mesure le chemin pareouru depuis Ambroise : ce n' est plus la voix du peuple comme telle qui est légitimée du seul fait de son assemblée au nom du Seigneur: seule compte la voix du pelJple et du clergé qui se conforme aux intérets et a la volonté royale . Pour acclamer le bon candidat, c'est-a-dire celui qui convient au roi, il suffít de trouver le bon peuple et le bon clergé ! L'élément le plus important cependant de eette leUre c'est la signification et les conséquences de ce qu'il faut bien appeler la malJvaise foi de l'argument invoqué pour justifier que « toute voíx du pelJple, n'est pas la voix du seigneur». Nul n'avait prétendu que toute vox populi était vox Dei. Seule la voix du peuple réuni au rwm du Seigneur pouvait prétendre acette sanctification. Mais en allant chercher les vocifératiüns de la « populace» pour dís­créditer la voix du peuple, cet argument place délibérément la question de la voix du peuple sur le tenain profane, partieipant ainsi de sa désacralisation, meme si dans la forme on continue de sacrifier au rite de 1'aeclamation par le peuple et le clergé. Mais, paradoxalement, discréditer cette vox populi profane, revient aussi en fait a la prendre en compte, en vertu de cet effet d'exclusion­inc1usive, maintes fois déja évoqué. C'est-a-dire qu'en fait on 1'introduit, en l'excluant certes, mais on 1'introduit quand méme dans le jeu politiqueo Cela tend aautoriser de par1er de vox populi dans de tout autres circonstances que ceHes de l'élection de l' éveque. Il conviendra donc, en toute occasion ou se manifestera une voix du peuple, d'en appréeier te caractere sacré et idéalisé ou au contraire profane et sans valeur. C'est donc un jugement de caraetere éthique qu'il faut alors prononeer, au cas par cas, selon

chaque circonstance.Gn eomprend dans ces conditions que s'instaure une tensíon de

légitimité de plus en plus aigue entre voix du peuple et voix royale au fur et a mesure du développement de l' absolutisme royal. Nous ne serons donc par surpris de constater qu' a la période ou l'abso­llJtisme culmine en France, avee Louís XIV, triomphe également un véritable culte de la vox Regís, en meme temps que s'exprime a nouvealJ la défiance vis-a-vís de la voix du peuple, ainsí qu'en témoigne La Fontaine dans la morale de sa fable «Démoerite et

les Abdéritains » :

1,

\,'

38. Alain Boureau, alt. cit., p. 1077.

249

Page 123: voix vox dei (1)

« Le réeit préeédent suffit Pour montrer que le peuple est juge réeusable. En quel sens est done véritable Ce que j' ai lu en eertain lieu, Que sa voix est la voix de Dieu 39 ? »

Avant d'en arriver la, il nous faut toutefois revenir a l'adage inventé par Alcuin, pour en analyser divers attendus qui nous sem­blent illustrer particulierement les enjeux sociaux et politiques de la voix tels que nous avons pu les décrire notamment dans notre deuxieme partie.

Les développements qui précedent s'inscrivaient dans la logique qui prévalait dans l'espace politico-religieux romano-frane et son évolution, amenant Alcuin a prendre ses distances avec la saerali­sation de la voix du peuple. nest eependant une autre logique, non exclusive de la préeédente, qui peut rendre compte de l'invention de l'adage sous la fonne de dénégation que lui donne Alcuin. Ainsi que le pointe Alain Boureau, Alcuin était un moine originaire de Northumbrie, c' est-a-dire du royaume angle, au nord de l'actuelle Angleterre, ayant la ville d'York pour capitale. Or ce qu'on appelle aujourd'hui le Royaume Uni se trouvait a l'époque dans une situa­tion de grande division ethnique, voire tribale. Il est remarquable, COlmne le souligne Alain Boureau, que dans son Histoire ecclé­siastique de la nation anglaise, le moine bénédietin Bede le Véné­rabIe (672-735) n'utilise que tres rarement le terme populus :

«Le tenne de populus qui désigne le passage de la division ethnique a l'unité avenir d'un peuple élu au sein de I'Église uni­versel1e apparait 9a et la dans le texte de EMe, en des moments de forts assentimcnts spirituels, 10rs de eonversions de masse (congau­dente populo 40). )}

n s'agit d'un emploi biblique, au sens Ol! la Bible parle de « peuple », élu par Dieu, fondant I'unité et l' identité des douze tribus d' Israel, puis des luifs dispersés dans la diaspora, sur la croyanee en un Dieu unique. Le terme de populus, aurait donc dans ce contexte une connotation d'uniflcation, de refondation identi­taire dépassant les clivages tribaux. De la meme fa~on dans le contexte northumbrien du huitieme siecle, l' emploi du mot populus viserait les balbutiements d'un processus d'uniflcation des multi­

39. Livre VIII, fable 26, pubJié en 1678. Notons au passage J'énonciation de l'adage en fraTI/;ais.

40. Alain Boureau, « L' adage Vox populi VOJ.- Dei et I'iuvention de la nation anglaise (VlII'-XII' siecle) in Annales ESe, juillet-octobre 1992, nO 4-5, p. 1081.

250

pIes divisions ethniques sous la banniere re~igieuse .de l'Église ~u Chrisl. Compte lenu de nos analyses sur l'lmphcatlon de la V01X

dans l'édiflcation d' une ic1entité sociale, on ne sera pas étonné de trOuver ehez Aleuin, fortement marqué par eette situation, le mot voX appliqué apopulus. Cette observation, repérant la présence de l'enjeu identilaire de la voix, a le mérite, en outre, de rendre eompte de ce qui peut apparaltre comme une anomalie : le mot vox appliqué a Dei. Nous avons vu en effet eomment Augustin, dans son sermon sur la naissance de saint lean-Baptiste, pta¡;ait la voix du coté de lean, prophete, certes, mais homme, annon~ant le Verbe mais s'effa~ant devant le Christ, qui, tui, est Dieu. Dans le christianisme, Dieu est done du coté du Verbe, non de la voix, qui elle reste du regislre de l'humain, dans la cohérence, d' ailleurs, de notre analyse sur la nature pulsionnelle, done liée al'organique, de la voix. Parler de vox Dei, sonne done davantage « bibhque » que « ehrétien », ce qui conforte la préeédente anatyse sur l'emploi du mot populus. Dans cette perspecüve, vox populi, vox Dei renverrait au phéno­mene, que nous avons longuement décrit, de l'idéalisation de la voíx en tant que ceHe-ei cristaHise une identité sociate : le peuple anglais, tel le peupk d'Israel, ne pourra se définir COnID1e tel, au-dela de toutes les divisions tribales qui le minent, qu'en faisant sienne la voix du Dieu unique. C'est la raison pour laquelle, ainsi que le note Alain Boureau, e'est dans le eontexte anglais qu'appa­raissent les prernieres expressions avaleur posiüve de vox populi, vox Dei, en 1067 et 1125. Cette analyse s' aecorde en outre parti­culierement avec la mission eonflée a Alcuin par Charlemagne, d' unifier son royaume par ta réduction des nombreux particularis­mes liturgiques en impulsant une réforme destinée afaire en sorte que du Nord au Sud, de l'Est arOuest, on ne ehante plus désormais la gloire de Dieu que d'une seule voix.

Alcuin se serait donc trouvé pris entre deux logiques contradic­toires: d'un coté, une logique de t'idéalisation de la vox populi en tant qu' appartenant acette communauté chrétienne anglaise en train de se donner voix et unité, par et dans la voix du Dieu des chrétiens. Et de l' autre coté, une logique de la désacralisation de la vox populi, en tant que ceHe-ci tend a faire obstacle au développement de la puissance saerée de la voix impériak carolingienne. Cette contra­diction pourrait bien rendre compte de la forme dénégative, par JaqueUe Alcuin fait entrer la tocution dans I'histoire. Car il est tout de meme inhabituel, meme si en stricte logique ce n'est pas impos­sible, de donner aHure de maxime aune idée alaqueUe on entend s'opposer. Il est beaucoup plus fréquent, lorsqu'on veut s'attaquer a une idée, de lui donner au eontraire formulation dévalorisante.

251

Page 124: voix vox dei (1)

En inventant une expression suffisamment bien forgée pour devenir ce qu'Alain Boureau appelle un « énoneé colleetif» encore opé­ratoire treize sieeles plus tard, Alcuin n' aurait donc fait qu'exprimer son idéaI profond, dans le meme temps qu'il se voyait amené a le réeuser, pour raison poli tique, dans le eontexte de conseiller de Charlemagne Ol! il se trouvait en l'énon~ant.

Ce contexte nous ramene ainsi au caraetere « sacré » de la voix impériale que nous avions annoncée ei-dessus, al' origine, en bonne logique, d' un vélitable culte rendu a la Vox Regis, lequel culminera, non moins logiquement, au sieele de Louis XIV, consacrant l'aehc­vement de l'absolutisme monarehique.

VOX REGIS

« Lorsque le Roi parle, le Monde civil s' an'ete, en équilibre sur Son axe. La vox regis demeure, dans la conception de 1'honune monarchique classique, la marque uniqlle et péremploire du corps royal. Derriere les projets d'éloquence royale et les dédicaces d'ceuvres rhétoriques au prince ou a son dauphin, qui jalonnent l'histoire de la dynastie, sous ce Jancinant offel1oire de la paroJe politique ason détenteur le plus évident, se dissimule le prestige de la vox regis, troisieme tenne du dicton, terme caché, médiateur nécessaire du proverbe Vox populi, vox Dei. Afin de saisir cette composante fuyante, imperceptible, évanescente de la "théorie" monarchique, on peut avoir recours a un ensemble de documents qui illustre la présence d'une mystique de la vox regis, d'un état encare primitif du pouvoir poli tique, d'une nostalgie inscrite au cceur de 1'idéologie royale, envers une origine stupéfiante et quasi pro­phétique de la puissance monarchique41. »

Cette entrée en matiere du ehapitre que Philippe-Joseph Salazar consacre ala « Royauté vocale » dans sa remarquable étude sur Le culte de la voix au XVIi' siecle, s'inserit on ne peut plus précisément, on le voit, dans la perspeetive que nous nous effor~ons de définir.

I1 est d'ai1leurs signifieatif que l'ethnologue Junzo Kawada aborde son étude ethnographique de la voix par la deseription dans l'ethnie mosi du Burkina Faso, de la voix du roi et du rituel auque!

41. SALAZAR Philippe-Joseph, Le culte de la voix au XV/r siecle, Honoré Champion, Paris, 1995, p. 290.

252

elle donne lieu - trace vivante de cet «état encore primitif du pouvoir politique » évoqué ci-dessus :

«Dans cette société, le roi ne s'adresse pas directement et ahaute voix aux auditeurs que sont ses sujets. 5a voix est toujollrs basse, grave. Chaque fois que le souverain fait une pause, un aide chargé de la répétition amplifie et transmet ahaute voix les paroles du roi a ['auditoire. [...] Aux moments forts du discours, les musiciens de la cour frappent leurs grands tambours el l' on entend les détonations des cartouches ablanc tirées par les fusils apierre : on émet simultané­ment, al' adresse de l' auditoire, la voix el le fracas du pouvoir42. )}

En effel, comme, a son tour, P.J. Salazar le préeise :

« Le corps du roi impressionne, domine, arrete, juge et stupéfie non pas tant dans le luxe des apparences ou les alJégolismes du pané­gyrique, ni dans la terreur sacrée d'une chair sacrée, intouchable, intangible, des fables du Moyen-Áge, que dans l'effet de sa VOiX 43 . »

Nous retrouvons bien entendu iei intégralement la problématique du sacré de la voix, en tant que ce1le-ci est commandement (et non pas simplement support du diseours de commandement) et eom­mandement divino

Selou P] Salazar le xvw siecle voit se développer une réfiexion partielllierement riehe sur la vox regis déployée dans trois registres: religieux, poétique, et plus spéciftquement poli tique.

La dimension la plus explicitement religieuse en est apportée par l'ouvrage de Franl;,:ois Guerson, « prédicateur ordinaire de Louis XIII », publié en 1626 : Les soupirs sacrés sur la Passiol1 de Jésus-Christ, avec les éloges des mis de France, nommément de notre roí tres-chrétien ,. de la France & des principaux ministres de l'état. Pour Guerson, c'esL..

« ... I'unisson de la vox regis et de la vox Dei qui détermine la prospérité de la cité pol1tique 44. »

Les « soupirs 45 » dont il est question dans le titre « venant témoi­gner de l'extase mystique au creur de laquelle la voix du roi s'unit acelle du Christ ».

42. KAWADA Junza, op. cit., p. 12. 43. SALAZAR Philippe-Joseph, op. cit, p. 289. 44. Ibidem, p. 291. 45. On sait en effet que le « soupir}) occllpe une grande place dans l'expression

émolive, nolamment religieuse el amoureuse, a cette époque. Voir pour ce qui releve du religieux le chapitre « Soupjrs, gémissements, jllbilation " in BRULIN Moniqlle, Le Verbe et la voix. Lo manifestation vocale dans le culte en France au XVII' síecle, Paris, Beallchesne, 1998.

253

I "

Page 125: voix vox dei (1)

....­

Bien entendu, dans la logique chrétienne de la sanctification de la voix, c'est la fonction d'incarnation du Verbe, qui est mise en avant, la vox regis en étant de ce fajt quasiment assimilée au Verbe chlistique. Guerson magnifie donc la « bonté évangélique» du roi et son role de défenseur de la Foi. Corollaire de cette identifi­cation de la vox regis ala vox Christi, e'est un rapport d'adoration au sens strict qui doit relier le roi et ses sujets :

« Rappelons en effet que lors des cérérnonies du sacre, le roi, apres son intronisation, procede a"!'adoration" : portant la main a sa bouche 46 il donne un baiser a son peuple, bouche a bouche rnystique qui scelle le dcstin commun de la vox regis et de la vox pOpUli47 . »

Les pajrs et le peuple aeclament ensuite le monarque d'un triple Vivat Rex, notifiant l'assentiment vocal du peuple. C' est donc une identification adeux étages qui serait ainsi rrllse en scene : de la vox regis, ala vox Dei (ou ehristi) tout d'abord, puis de la vox regis ala vox populi, conduisant par transitivité avox populi, vox Dei.

Cette glorification de la voix du Roi trouva son expression poé­tique a travers diverses ceuvres dont 1'une des plus remarquables est eelle que Pierre Le Moyne écrivit en 1629 a la suite de la réduction de La Rochelle par Louis XIII, Triomphes de Louis le Juste en la réduction des Rochelois et des mitres rehelles de son royaume. On retrouve dans ces ceuvres notamment une allégorie assirnilant la voix du roi aune « bouche d' or » :

«Mon Dieu quel fieuve d'or s'écoule de vous Sire ! Quel breuvage channeur des hormnes et des dieux ! Je crois que vous tirez ce doux nectar des Cieux. La langue d'un mortel ne saurait si bien dire48 . »

00, soit dit en passant, nous retrouvons ici 1'idée de la voix assirnilée aun breuvage, un nectar, c'est-a-dire aune substance du registre de l'oralilé.

C'est toutefois dans l'ceuvre du Pere jésuite Jean-Baptiste de Machault, Eloges et discours sur la triomphante réception du roi en

46. « Adorer »: sclon une étyrnologie aujourd'hui contestée mais reconnue depuis J'époque latine adorare: ad (vers) racioe os, oris (bouche) adorare sens preIIlier: adresser la parole a. L'iconographie religieuse nous offre plosieurs exem­pies de personnages portaot ainsj la maio ala bouche, daos uo tel geste d·adoration. Voir POIZAT Michel, Variatlons sur la voix, Aothropos-Ecooomica, Paris, 1998, page de couverture. (ndlr)

47. SALAZAR Philippe-Joseph, op. cit., p. 293. 48. Cl. Binet, Harallgues et ac!iolls publiques des plus rares esprits de notre

temps, écrü en 1609. Cité in SALAZAR Philippe-Joseph, op. cit., p. 296.

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.'la ville de Paris, apres la réduction de La Rochelle, que l'on trouve les propos les plus directement politiques esquissant une véritable théorie harmonique de la souveraineté vocale royale. Comme le remarque P.J. Salazar, Philon d' Alexandrie49 (13 avt. le. -54) avait déja élaboré une véritable « théorie vocale du pouvoir royal » :

« Dans le De confusione linguarum r Alexandrin conyoit !'uni­vers politique des fins hurnaines cornme le combat de deux musi­ques, le concert des discordances, [...) le vacanne du mal symbolisé par la folie politique de Babel, et le concert admirable du peuple se pliant a la loi divine dont le roi serait le chef de ehceur. [...] Ainsi un bon gouvernement est un hyrnne, fondé sur la mesure et psal­modié par la vox regis50

. »

C' est dans une orientation de pensée proche que, dans ses Éloges, Maehault décrit et commente l'extraordinaire procession triom­phale organisée a Paris le vingt-trois décernbre 1628 pour eélébrer l'événement. Cette procession dont le principe est, bien sur, a rapporter au rituel romain du triomphe, était ponctuée de passages sous douze arcs (de triomphe), représcntant et illustrant par leur déeoration les douze vertus royales que Machault met en rapport avee l' harmonie des spheres symbolisée par le zodiaque. Selon P.J. Salazar c' est donc a « une véritabJe célébration vocale du chceur rnystique de la bonne poli tique » que procede cette cérémonie. Divers aspects de la voix royale y sont évoqués. Tout d' abord dans la logique de 1'idéalisation par le Verbe, on rencontre la voix por­teuse de paroles, paroles de pardon pour la premiere vertu, la Clémence ; puis vient le tour de la voix porteuse des paroles de prieres pour la deuxieme vertu, la Piété, la priere royale étant déclarée supérieure a la musique (<< la "t1amme" multipliée de la priere triomphant de la mesure profane »). Formulant ainsi expli­citement l' éthique du verbe dominant la voix, croisée avec celle du religieux dorninant le profane. Mais e' est pour la troisieme vertu, la Renommée, que le propos est le plus explicite:

«L'air résonne d'un conceI1 de rnusiciens el de chanteurs, vaste amplification a la fois antique et biblique de la voix glorieuse [...]. La renomrnée s'incarne a la fois dans l'hiéroglyphe du foudre, vox aeris, les trompettes de Jéricho et SUI1out, dans le "cry public", trois formes vocales mises en faisceaux 51. »

49. Philosophe juif d' Alexandrie qui tenta de montrer la complémentarité de la

Bib\e avec la pensée platonicienne. 50. lbidem, p. 305. 51. lbidem, p. 307.

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Page 126: voix vox dei (1)

Ce eri publie matérialisé par le « Vive le Roy » est le cri de joie, voix de la vérité qui proclame la renornmée du roi et l'adhésion du peuple asa personne. Machault, dans son commentaire, oppo alors ee cri de joie, cn de « Vél1té» du peuple, a la voix de la flatterie, « eomme l'or est contrefait par le "doré" ». Ainsi que le remarque P.1. Salazar :

« En d'autres termes, c'est il llll(; réflexion sur la vox populi que se livre !'auLeur du commentaire, et qu'il expose avec vigueur a propos du portail consacré a la quatrieme vertu royale, le pouvoir de susciter I'amour : la voix populaire oscille entre la flatterie, qui es! mensonge el laideur, et le "cry de joye", véridique et beau, dont les acc1amations sonnent I'accord civique défini par Philon52.»

Or dans ce « Vive le Roy ! »...

« ... on retrouve l'acc1amation du cérémonial sacral, laquelle, faUl-il le souligner, ne saurait etre spontanée : le triple Vivat Rex! répond a une "mesure", aun "nombre" de la cérémonie 53 . »

A une mesure, en effet, comme celle que nous avons repérée dans les quatre-vingt «Christ exauce nous, conserve Héraclius» comptabilisés lors de l'élection du successeur de sajnt Augustin. Compte tenu de tout ce que nous avons pu déja avaneer dans ces pages, nous ne pouvons done que souscrire ala conclusion que tire P.1. Salazar de l'étude de ce texte :

~( La voix populaire reste done introuvable en termes de sciences poliliques modernes : ce n'est pas une opinion, ni une fiction fomen­tée par des sondages. Aux vertus royales réplique la seule vertu populaire, l' Amour qu·inspire - le terme doit etre pris au pied de la leme - le monarque'~. »

l...JMachault s'appuie ensuite sur les acclamations en musique de I'F~lise, "proférées par nombre", ponr conc1ure :

"Nous n'avons pas deca dans I'exces de nos joyes, a la veüe de nos Monarques que ce b¡;uu vceu, VIVE LE ROY : Toute la Musique donl on se sert, est celle seule, laquelle, selon que dit Théophraste, L\ll1our apprend 55 "»

Dans ce texte étonnant du XVII' siecle, nous retrouvons done intégralement et expl1citement la configuration que nous avons décrite apropos du lien d'amour qui fonde la reIation entre la foule

52. Ibídem. 53.1LJú}¡:lII. 54. lhidem, p. 308. SS. Ibídem.

256

et le leader a la fois dan s l'unisson des voix et dans le repons entre la yoix du peuple d la voíx du roi, celle-ci étant id0a\isée par ¡'¡dcntiftcation a la voix de Dieu, en la personne du Christ, du

V~rbe, en l' occurrence. U faut nouS arreter maintenant, toujours sous la conduite de P.J.

SaJazar, sur un autre texte, rédigé en 1643 ala mort de Louis XIII, par \' oratorien Charles Hersent, considéré comme le meilleur pré­dicateur de son époque. Prenant position pour la doctrine de Jan­senius, Charles Hersent fut excomrnLlnié par le pape Innoeent X en 1651. Son ouvrage, Le Sacré monument, composé de troís éloges dístincts, est intére~sélnt en ee qu'il propose un int1échíssement tout a1'aít sigllificatif de la « théorie» de la vox regis. La puissance [oyale n'y est plus en effet logée dans la voix du roí, a st.rictement parler, mais dans son nom, c'est-a-dire un sígnifiant, meme s'il s'agit d'un sígnifJant d'une mtme bíen particuliere. Nous verrons

lus loin la cohérence de eette variante avec la position janséniste, du « premíer jansénísme » pour etre précis :

« Aussi est-il arrivé que le seul noro du Roy et la majesté de ses conseils, comme un bouclier impénétrable et plein d'une sainte horreur, réduisait tous les esprits plus portés ala révolle

56• »

On retrouve ici pratiquement la notion d' horreur sacrée attachée au tabou du souverain. Et de faít :

« Le nom royal réduit le peupie el les conseil\ers a"un religieux silence et aun saint étonnement57

." »

Autrement dit : a une stupeur sacrée. Et de meme que nouS avons pu djre iei que la voix est loí, est

commandement, Hersent, s'appuyant a son tour sur Philon

d' Alexandrie énonce : « Philon Juif faisant comparaison du Roi et de la Loi, appelle le

Roí une Loi parlante ella Loi un prince juSI(; sans ame et sans parole pour autant qu' il y a 9ans toute Loi deux puissances endoses, l'une pour parler avec les Ecoles, directive, l'autre coercitivc ; l'une pour apprendre aux hommcs afaire bien; l'autre pour fléchir et abaisser les plus rebelles, par la crainte des supplices (...) Ainsi pour ce que le Roi n' est pas seulement le pere des Lois, mais la Loi méme, ii doit par la iumiere de ses paroles et de ses exempks ouvrir a ses sujets le chemin aux bonnes choses5B

• »

56. Ibulf.'m, p. 315. 57. Ibldem. 58.lbidem..

257

Page 127: voix vox dei (1)

Bien d'autres textes de l'époque víennent témoigner ou partíciper de ce culte rendu a la voíx du roi, organe de la puissance lOyale ídéalísé par la référence au verbe divin, la voíx du peupIe se vouanl alors a so. louange, dans la soumissíon sacrée ou la réduit l'abso_ lutisme royal. Le lecteur désireux d' approfondir cette questiOTl pourra se reponer a l'ouvrage abondamment cité ci-dessus. Nous ne saurions toutefois conclure cette exploration de la vox regi.~' sans souligner, avec P. J. Salazar, combien la deuxieme moitié du XVII< siecle arnorce une véritable sécularisation de la vox regis. Conformément au processus que nous avons déja décrit notamment a propos de l'hymne, il va s'opérer une transposition Sur la scene de l'opéra de la poétique célébrant jusqu' alors l' idéologie de la puissance vocal e royale. C'est le ballet de cour et l'opéra qui va désormais etre le lieu ou va s'exercer la «liturgie profane» sí 1'on peut dire de la voix royale. Et l'on sait combíen Louis XIV, musí­cíen et danseur lui-meme, sut payer de sa royale personne dans cette célébration, la personne meme du roi devenant, pour reprendre une expressíon de Philippe Beaussant « le spectacle chorégraphique majeur

59 », Lully, unifiant art lyrique et art chorégraphique, fut

l'orchestrateur de cette liturgie « chorale60 », pourrait-on dire, ...

« ... batissallt ulle ceuvre elltiere a la ressemblaJlce de l'image symbolique de la majesté royale. leune galant, héros de roman, dieu. UlIivers harrnolliellx du ballet, d'abord aimable, puis plus noble, enfin traJlsposition majestlleuse dans l'opéra, 00 un noble Jupiter apporte aux hommes la grandeur et la paix, et aux nymphes le plaisir; tandis que Mars - symboJiquement son dOllble guenier _ étíneelle de gloire et de conrage ; et qu'Apollon 61 - son autre double - répand autour de lui la beallté et l'hannonie62. »

« Les opéras de LuIly sont ainsi ensemble, la seule épopée que la Franee du XVIl' siecle ait cont;ue, et la sellle que l' on ait consacrée au Roí-Salei!. Ils contiellllent, apeine trallsposée, toute l'histoire du reglle: il nOlls sllftit d'écouter63. »

La fonction politique de l' opéra, fonction, répétons-le, stnlctu­relle, et pas simplement d'« instrumentalisation » par le pouvoir,

59. Philippe Beaussant, « Le musicien du saleil », in Avant-scene opéra, Arys, n° 94,janvier 1987, p. 6. Voir également BEAUSSANT PhiJippe, Louis XIV m'tiste.Payot, 2000.

60. Chorégraphie et ch~ur ont méme racine grecque choreia signifiant ala fois, danse et chant en ch~ur, dans la logique d'aillcurs de nos analyses faisant du geste et de la voix sonare, simplcment les deux facettes d'un meme objet, la voix.

61. Sur les rapparts entre Apallon et Jo. voix se reporter au prologue. (ndlr) 62. PhiJippe Beausssant, mt. cit. p. 8. 63, BEAUSSANT Philippe, Versailles, opéra, Paris. Gallimard, 1981, p. ]03.

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s'affirmait donc, en France, en cette deuxÍ<~rue moitié du XVII' sie­ele, apartir de la célébration de la voix et du geste du Roi-Soleil. Ainsi idéalisée, déifiée, la vox regis du souverain absolu devenait le modele identificatoire incamée de la vox populi, laquelle se voyait prise dans le dilemme de n'exíster qu'en tant qu'identifiée a la vox regis, c'est-a-dire de n'exister pas, corrune l'exprime la fonction d'écho a la voix royale clairement décrite dans les célé­brations ci-dessus. Lorsqu' elle ne participe pas de cette glorifica­tíon de la vox regís, la vox populi, devient alors « la » vox populi, dépréciée, ravalée, profanée, ainsi qu'en témoigne La Fontaine dans la morale de la fable ci-dessus eitée. Pour qu' elle puisse redevenir vox deí, il faudra donc que la vox populi puísse se déprendre de l'identification iruaginaire intermédiaire ala vox regís, élaboration qui prendra presque un siecle et dont témoignera a son tour la scene de l'opéra. La signification profonde, politique, de la fameuse « Querelle des Bouffons » déja évoquée, est bien, en effet, liée au fait que pour la premiere fois sur la scene fran~aise, au milieu du xvruc siecle, la voix du peuple se fait enfin entendre, quelques décenrues avant de prendre place sur la scene politique proprement dite.

LE VERBE ET lA VO/X, LE PEUPLE ET LES BOUFFONS

La tension entre le « verbe et la voix », sympt6me, comrue on l' a vu, des enjeux pulsionnels de la voix dans toutes les situations dn domaine socio-poli tique ou celle-ei intervient, présente la par­ticularité systématique d' évoluer historiquement en passant d'une prise en charge par le secteur religieux a une prise en charge par le secteur profane. Il serait a vrai díre plus juste de dire qu'avec l'évolution historique, la prise en charge de la dimension sacrée de la voíx, corollaire de ses implications pulsionnelles, passe des appa­reils relígieux a des appareils sécularisés. Ce qui ne signifie pas que le secteur strictement religieux se désintéresse de la question 64,

mais il cesse d'en etre le seul maí'tre. Issu du drame liturgique chrétien, l' opéra prend done possession

de la scene profane au début du XVII' siecle, tout en gardant, nous l'avons rappelé, nombre de traces de son origine sacrée. C'est donc un dispositif profane quí va se confronter a partir de cette époque

64. Ainsi qu'en témoigne la remarquable élude de BRULIN Manique, Le Verbe el la voix. Lo manifestalion vocale dans le culte en Fronce au XVII' sie.cle, Paris, Beauchesne, 1998.

259

Page 128: voix vox dei (1)

ala régulation de la tension entre verbe et voix selon des modali[~

en tout point identiques a cel1es que nous avons décrites pOur le chant sacré. Nous allons y retrouver, mais dans le registre profane cette fois, la meme tension et le meme mouvement pendulaire alimenté par l'attraction de deux póles antagonistes. C'est ce que traduit la question sans réponse qui fonde le genre opéra : Prima la musica o prima le parole65 ?

Ce n'est pas le lieu ici de retracer tous les tours et détours pris par r art lyrique tiraillé entre les deux forces qui en assurent 1'inces­sant déséquilibre et donc l'incessante évolution. Nous nous borne­rons ici a un rappel, rapide et schématique 66 . La premiere de ces forces vise amaintenir la préservation de la parole, du signifiant, de l'articu1ation signifiante et du sens, tandis que l'autre, au contraire, tend a sa destmction, son anéantissement. La prerniere se focalise sur le mot, le texte et son sens ; la deuxieme tend vers ce qui en est le plus antínomique : le cri. Les diverses modalités du rapport entre récitatif et aria sont l' expression la plus évidente de cette tension. S'en déduit notamment la forme caractérisant l'opéra classique et que nous avons qualifiée d'« apartheid » : découpage de l'ouvrage en un espace 00 prédominent radicalement le mot et le sens, le récitatif, bien séparé de celui ou prédominent radica1ement le vocal et le musical, lieu par excellence de la jouis­sance Iyrique, l'aria.

Toute 1'histoire de l'opéra peut ainsi etre envisagée cornme une 10ngue spirale se déroulant apartir de la parole chantée pour aboutir au cri, d'abord musical, puis pour finir, « bmt », avec Wagner et ses successeurs (Berg, notarnrnent). Les débuts du genre al' orée du xv!!' siecle, succédant au grand déploiement polyphonique reli­gieux, se caractérisent avec Peri puis Monteverdi par la volonté de restaurer, sur le terrain profane, la domination de la parole. Ils se donnent alors pour éthique de parlar cantando, « parler en chan­tant », selon la formule meme de Monteverdi.

Mais tres vite cet idéal laisse la place a une autonomisation radicale de la dimension voca1e. C'est avec l'art des castrats la recherche de la jouissance de la voix a l'état pur, impliquant ipso

65. CeHe problématique récurrente de I'histoire de l'opéra devint sujet meme d'opéras: Prima la musica e poi le paro/e, (Salieri, J786) et Capricico (Richard Strauss, 1942).

66. Le lecteur intéressé pourra se reporter a natre 311alyse in POIZAT Michel, L'opéra ou le crf de l'ange, Métailié, Paris, 1986, ainsi que pour la période qui nous occupe ici a l'ouvrage de KINTZLER Catherine, Jean-Philippe Rameau, splendeur el naufrage de l'eSlhéfique da plaisir a Cage classique. Paris, Le Syco­more, 1983.

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{acto la chute de toute préoccupation quant au texte. Cette réaction 'au parlar cantando se traduit notamrnent par l' extreme virtuosité vocalique de l' aria di bravura, cheval de bataille des castrats qui firent les beaux-jours de ;'opéra italien jusqu'au milieu du

XV[w siecle. En France, bien que son initiateur, Lul1i, soit d' origine italienne,

l'opéra prend une forme tout a fait particuliere accordant la pri­mauté au verbe a travers ce qu' on appelle le récitatif « a la fran­ºaise », c'est-a-dire une forme conférant la plus grande intelligibi­lité au texte. Le Cerf de la Viéville nous apprend d'ail1eurs que Lully s'inspirait de la déclamation de la Champmeslé dans les tragédies de Racine pour les adapter a sa musique. Ce n' est pas pour rien que cette forme Iyrique fut désignée sous le terme de « tragédie lyrique ». Ce récitatif définit ainsi un espace dramatique ou s'exprime l'essentie1 de 1'action, au contraire du récitatif a I'italienne, simple pause ou lien entre deux arias, concluant l' une pour préparer la suivante. Cette préérrrinence du verbe sur la voix restera d' ailleurs une caractéristique de l' art Iyrique fran<;ais encore opératoire au xx' siecle, ainsi qu' en témoigne, par exemple, Pelleas et Mélisande, contrastant radicalernent acet égard avec les Salomé ou Elektra, de Richard Strauss, par exemple, pourtant composés a la meme époque.

Cette souveraineté du « verbe fran<;ais », si ron peut dire, sur la voix, est a mettre au compte - c'est en tout cas l'hypothese que nous avan<;ons - de la fonction ele célébration de la vox regis qui est attribuée a 1'art lyrique fran<;ais au moment meme ou il se constitue, ainsi que nous l'avons vu ci-dessus. La vox regis, idéa­lisée par la référence au Verbe christique, ne pouvait des lors que s' élaborer elle-meme en un verbe souverain imposant sa loi a la voix et au déploiement musical qu' elle sous-tend. Autant qu'une esthétique, la tragédie lyrique de Lully définit donc une position éthique, une éthique de 1'idéalisation du verbe s'imposant a une éthique de l'idéalisation de la voix. Car, apartir du moment ou un certain rapport aun certain type de jouissance se trouve mis en jeu _ et c'est bien de cela qu'il s'agit ici - il devient inévitable que surgisse une réflexion de caractere éthique.

C'est ainsi que tout le XVIlr siecle fran<;ais fut travaillé par un tel débat sur les enjeux de l' art lyrique. Des le début du siecle, cette réflexion fut inscrite dans le cadre d'une comparaison entre la musique fran<;aise et la musique italienne. C'est ainsi qu'un homme de loi formé par les Jésuites, et passionné d' opéra, Le Cerf de la Viéville, déja cité, publia en réponse au ParalIele des Italiens et des Franr;ais de l'abbé Raguenet (1702) une Comparaison de la

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le pouvoir émotif de la mélodie dans le rapport qu'el1e entretient avee le langage 73

• Il s'agit done bien d'up débat éthigue proehe de eelui auguel prirent pan les Peres de l'Eglise, a la différenee que s'en tenant strietement au domaine profane, lale, pourraít-on dire, la référenee divine en est éeartée.

Mais ce qu'il est important de souligner, e'est que la eontroverse ne se limita pas ades eonsidérations éthiques ou eSlhétiques Sur la forme musieale, sur les rapports texte - musique. Elle prit aussi un tour explieitement politigue a travers les interventions des eney­clopédistes visant eette fois le eontenu de signifieation de l' reuvre lyrigue. Ce que les eneyelopédistes reproehaient al' opéra franc;ais e'est moins finalement une eertaine forme musieale que des sujets jugés par eux futiles et vains: merveil1eux féeriques, themes mythologiques... De fait, ainsi que le montre Philippe Beaussant, la fonetion de l'opéra s'était eonsidérablement modifiée :

«Né d'un amalgame du vieux ballet de cour, de la tragédie et de la pastorale, l'opéra franyais est né ala Cour. Lully en avait fait la chose du Roi, et Louis XIV I'avait considéré comme telle. Tel que I'a cons;u Lully, il est comme un miroir idéal, oü le monde de la Cour est sublimé en une Olympe de fantaisie ou Apollon, Jupiter, Mars, Junon, Vénus et Bellone sont COUlme la transmutation héroi:­gue et divinisée de Versailles et de ses habitants. Or les choses ont chaugé au XVIlI' siecle; la Cour de Louis XIV n'est plus le centre du monde, la grandeur héro'igue n'est plus de mise. D'ou un glis­sement de la mythologie a la féerie: moins de dieux et plus de magiciens et de génie 74. »

e'est ainsi l' univers de pure irréalité des opéras de Rameau gui est violemment critiqué. Du coup la matiere musieale au serviee de eet univers s'en trouve ipso facto disqualifiée. Ce que fustige 1.1. Rousseau dans sa Lettre sur la musiquefranf:aise, e'est en faíl bien autre ehose que «l'aboiement eontinuel, insupportable» du ehant fran<;ais

75 • Cornme le souligne Philippe Beaussant : en s'en

prenant a l'opéra a la fran<;aise de LulIy...

73. L'apport de Rousseau est considérab]e dans eeHe réflexion, car avec Son Essai sur l'origine des langues, il prob]ématise de fas;on tout afait singuliere les Jiens articulant ]angage, musique et «passions », c'est-a-dire en fait, mutatis mutandis, ce que nous fonnu]ons ici en terme de voix, parole et jouissance.

74. Philippe Beaussant «La querelle des Bouffons, "de ]a musique apres toute chose". » in Avant-scene opéra, Les Indes Galantes, Rameau, n° 46, décembre ]982, p. 93.

75. Lettre Sur la musique frm/(:aise, in ROUSSEAU Jean-Jacques, op. cit.,p.328.

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« ... 11 ne se trompait pas de cible. Derriere l'opéra, celui que Lully avait conyu pour Louis XIV, il Y avait symboliquement Ver­sailles. Et delTiere VersailJes, ]' ordre moral, poli tique, poétique aussi, qui, un siecle plus tot s'était incarné dans ce palais. Rousseau montrait du doigt Armide 76 - et il faut lire ce texte [La lcttre sur la musique franr;aise] pour voir, detTiere les considérations musicales d' ailleurs maladroites, une sorte de tribun qui se leve et qui dénonce avec la véhémence d'un orateur factieux I'abomination du grand opéra franyais n. »

Ce que les eneyclopédistes en revanehe louent dans l'opéra ita­lien e' est le fait que le peuple y devíenne enfín le héros meme de l'reuvre, eonformément au souhait de Jean-Jaeques Rousseau :

«Donnez les spectateurs en spectacle, rendez-les acteurs eux­memes 78 . »

Sans doute pour mieux les préparer a devenir aeteur d'eux­memes. La réfiexion de J.1. Rousseau est importante, ear ee demier inserit explicitement son propos, visant d' ailleurs les spectacles en général et pas seulement l' opéra, dans la fonetion qu' il assígne au speetacle de resserrer le lien social, d'assurer l'union du peuple :

« Quoi ! Ne faut-il donc aucun spectacle dans une République ? Au contraire il en faut beaucoup ! C'est dans les républiques qu'ils sont nés ; c'est dans leur sein qu'on les voit briller avec un véritable air de fete. A que! peuple convient-il núeux de s'assembler souvent et de fomler entre eux les doux liens du plaisir et de la joie, qu'a ceux gui ont tant de raisons de s'aimer et de rester ajamais unis.

[...] Mais quels seront enfín les objets de ces spectac1es ? Qu'y montrera-t-on ? Rien si l'on veut. Avec la liberté, partout ou regne l'affluence, le bien-etre y regne aussi. Plantez au milieu d' une place un piguet couronné de t1eurs, rassemblez-y le peuple, et vous aurez une fete. Faites núeux encore : donnez les spectateurs en spectacle ; rendez-les acteurs eux-memes ; faites que chacun se voye et s'aime dans les autres, afin que tous soient mieux unis 79• »

On ne peut mieux anticiper l'idée freudienne de l'union des masses selon des liens d'amour par ídentifieation, ni rnieux repérer la fonetion politique du speetaele, que nous ramenerons, quant a nous ici, a l' opéra.

76. Annide et Renaud, opéra de Lul1y sur un sujet demandé par Louis XIV. 77. BEAUSSANT Phílippe, Versailles, opéra, Paris, Gallimard, 1981, p. 132. 78. ROUSSEAU Jean-Jacques, Letlre 11 d'Alem&erl, in ROUSSEAU Jean-Jac­

ques, op. cit., p. 115. 79. Ibidem.

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Si donc l'opéra italien emporte tous les suffrages des encyclo­pédistes et de J J. Rousseau c' est parce que montrant sur scene le peuple, ses joies et ses peines, il en cristallise l'union par identi­fication ; récusant la voix des anges, des dieux et des héros mytho­logiques, c'est au peuple maintenant qu'il donne une voix, et une voix ídéalisée. Certes, dans les genres íntermédiaires entre profane et sacré que sont l'oratorio et la « passion », la scene religieuse avait déja, elle aussi, fait entendre la voix du peuple. Mais c'étaít alors toujours, ou presque, la voix de la turba, la foule, la « popu­lace », celle par exemple qui, dans les « passions », réclame la mon du Christ, et que les compositeurs s'emploient toujours a traduire selon des modali tés musicales considérées comme dépréciatives (dissonances, rythmes heurtés, ...), celle que - souvenons-nous _ les éveques de Reims récusaient justement cornme vox Deiso.

Partí du statut de «chose du Roi », l'opéra en vient donc, un siecle plus tard, a deveuir I'enjeu de l'expression de la voix et des aspirations du peuple. 11 témoigne en cela d'une évolution radicale du lien nouant voix et politíque. Cette évolution se caraclérise par une double mutation : I'identification de la vox regis a la vox Dei tend á se dissoudre, dans le meme temps que la vox populí, tend a s'idéaliser tout en se lalcisant. Ce processus est inscrit dans la logique stricte du mécanisme d'identification vox populi - vox regis - vox Dei caractéristique de l'absolutisme royal et pour lequella vox populi n'avait de valeur qu' en tant qu' écho a la vox regis, toute autre forme d' expression lui étant refusée sauf aetre dévaluée. Or a partir du moment oli, comme nous l'avons vu, la dévalorisation de ]a vox populi revenait a lui oter toute idéalisation divine en la rejetant du coté du profane, elle en validait du meme coup son existence dans le champ d'expression profane. Cela ouvrait donc la porte a un remaniement décisif de l'identificatíon vox populi, vox dei, autorisant l'idéalisation non plus seulement de ]a voix du peuple de Dieu réuni en son nom mais de la voix du peuple profane, c'est-a-dire du peuple tout court. Et cela d'autant plus que, cornme nous allons le voir, le moyen tem1e, ou l'écran, de la divinisation de la vox regis tendai t a disparaitre.

Or dans cette évolutíon pennettant d'aboutir a la conception modeme de l'expression vox populi, vox Dei, il est un courant de pensée quí semble avoír joué un role aussi considérable que méconnu, sauf des historiens qui en ont traité : le jansénisme. C'est donc maintenant a la compréhension des attendus de la place du

80. Voir p. 249.

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jansénisme et de son role dans cetle mutation que nous allons nous attacher.

L'(EUVRE JANSÉNISTE

«"Vox populi, vox Dei", c'était Ul, au milieu du siecle 81 , la for­mule meme de la foí janséniste82. »

Comment de 1'idéalisation de la voix el du pouvoir royal sacra­lisés au XVIIe siecle sur toutes les scenes de la vie publique, qu' elles soient lyriques, religieuses, ou politiques, en arrive-t-on un siecle a peine plus tard a un tel renversement exprimé dans les termes ci-dessus ? Renversement préludant, préparant, directement a la Révolution. Les historiens, s'i1s débattent encare entre eux sur la pondération qu'il convient d'affecter a l'influence du jansénisme dans cette évolution, n 'en reconnaissent pas rnoins tous maintenant son role crucial. Crucial est bien le mot juste cal" c'est justement en tant que situé au croisement de divers courants de pensée, diver­ses forces poli tiques et religieuses, que le jansénisrne a pu exercer l'influence que maintenant on lui reconna'it. Nous disons bien « rnaintenant », car cette reconnaissance est relativement récente et n' est pas encore généralisée dans la représentation que l'on se fait spontanément des forces ayant ceuvré au grand bouleversernent de 1789.

Pour rendre compte a la fois de cette entreprise de ré-idéalisation de la vox popu.li, et de son déplacement dans le registre politique, nous nous fonderons sur les travaux de ces historiens, notarnment ceux de Catherine Maire développés dans son ouvrage, De la cause de Dieu a la cause de la Nalion 83, pour avancer l'hypothese sui­vante :

Si c'est dans la mouvance du jansénisrne, ou plutot des jansé­nistes - nous allons voir la ra1son de cette lmance - que renait l'expression divinisant la voix du peuple en lui donnant un sens politique, e' est parce que les jansénistes ont constitué un lieu d' éla­

81. Nous sommes maintenant au XVIll' siecle. 82, Shanti Marie Siugham « Vox populi, vox Dei: les jansénistes pendant la

Révolution Maupeou », in lansénisme el Révolulion, Chroniques de Porl-Royal, n° 39, 1990, pp. J83-193

83. Gallimard, Parls, 1998.

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-­boration amené S. tTaiter, pour les raisons que nous al10ns examiner, de toutes les dímensíons de la problématique ímpliquée dans l'adage vox populi, vox Dei: dimension de la réflexion spécifique­ment relígieuse sur les rapports entre la divinité et ses créatmes, dimension de la réflexion sur les liens entre polítique et religieux, dimension de la réflexion plus strictement poli tique sur les liens entre souveraineté populaíre et souveraineté royale, examinée dans son articulation avec la précédente, et enfin dimension de la réflexion sur les rapports entre corps et langage, entre verbe et voix, la aussi dans son ancrage au sacré.

JAN5ÉNISME - JAN5ÉNI57E5

Il convient tout d'abord de bien préciser ce que l'on entend par « jansénisme » et d' expliciter la distinction entre «jansénisme » et «jansénistes ». Le jansénisme ne constitue pas en effet un corps de doctrines homogenes défendues par un parti structuré etcohérent déterminé a faire avancer ses vues par une action coordonnée. Si on a pu effectivement du temps meme des jansénistes parler de « pmti janséniste », ce n' est pas en effet au sens moderne du tenue. Meme sur le plan religieux, les conc1usions tüées des analyses initiales de l'éveque d'Ypres, Jansenius, apartir de sa lecture de l'reuvre de saint Augustin, furent tres diversifiées. Quant aux impli­cations politiques qui en découlerent, elle le furent encore davan­tage. Si bien que ron pouvait rencontrer parmi les jansénistes aussi bien des partisans que de farouches adversaires de la monarchie absolue. Par ailleurs, au cours du siec1e et demi que dura la contro­verse autour du jansénisme, (entre la publication par Jansenius de l'Augustinus en 1640, et la Révolution), les évolutions furent consi­dérables. Les historiens parlent d' ailleurs volontiers de «deux» jansénismes. Tres grossierement: le «premier », s'achevant par la destruction de Port-Royal sur ordre de Louis XIV en 1709, fut margué surtout par la querelle religieuse dans l' affrontement avec l'autorité du pape, relayée par Louis XIV, tandis que le « deuxieme » se révéla beaucoup plus politigue. Les conséquences de l' implication du roi et de l'état dans cene controverse nounirent en effet de plus en plus une remise en cause de l'absolutisme royal mais toujours sur la base d'une argumentation religieuse, et non spécifiguement politigue au sens étroit du mot, c'est-a-dire en termes simplement d' opposition d'intérets ou d'idées vís-s.-vis d'un pouvoir gui se refuserait ales prendre en compte. Selon la formu­lation de Catherine Maire c'est un « jansénisme au second degré»

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qui s'élabore au XVlTI' siec!e fondé sur la mémoire, la représentation R4

et la reconstruction du « premier» jansénisme •

Non homogene donc, évolutif, mais cependant étonnement struc­turé et organisé a travers un réseau clandestin d'une grande effi­cacité, notamment pour la diffusion de son « organe central» Les Nouvelles ecclésiastiques, doté meme d'un systeme de financement particulierement astucieux85, le j ansénisme reste mal gré tout, « une orchestration sans chef d'orchestre86 ». Si de nombreux « ténors» s'exprimereot, discuterent, s'opposerent sur cette scene, a travers une « librairie clandestine » incroyablement féconde, aucuo « 1ea­der », chef de parti ou « tribun », ne sortit de ce creuset bouillonnarn de réflexions politiques et religieuses. Une influence déterminante est certes attribuée acertains d' entre eux, tel, par exemple, l'avocat Le Paige, mais toujours selon la modalité « éminence grise », si « grise» que l'importance considérable, selon Catherine Maire, du role de Le Paige semble a la mesure inverse du souvenir ql1'il a laissé dans 1'histoire! Le jansénisme appara'lt donc comme un mouvement d'élaboration sociale plutat que comme une doctrine structurant véritablement une force animée d'un projet polítique défini. Plutat meme que par « mouvement », conviendrait-il mieux de le définir comme un « lieu », un espace de pensée, ou s'élabora une restructuration importante des fondements et des valeurs de la société fran<;aise apartir de la réflexion, - et de l' action - sur les contradictions qui s'y exacerbaient alors. C'est précisément cette caractéristique gui luí conféra un role aussi important car, placé au cceur des tensions telluriques po1itiques et religieuses de l'époque, l' instabilité de sa position fut le meilleur garaut de son dynamisme, et meme le moteur de sa dynamique, en vertu du principe qui veut gue lorsgue cela pousse dans un sens, cela résiste d' autant plus de ['autre. Ce phénomene que C. Maire appelle « le double mouve­ment contradictoire, si caractéristique du jansénisme87 », doit d' ail­leurs noUS alerter sur la nature des forces en jeu. Car ce processus est particulierement typique des mécanismes de régulation pulsion­nelle, tels que nous avons pu les mettre en évidence sur les sujets gui nous retiennent ici : la recherche de la jouissance des corps s'articu1ant toujours avec un raidissement du principe régulateur,

84. MArRE Catherine, De la cause de Dieu a la cause de la Nation, Pm1s,

Gallimard, 1998, p. 4885. La « hOlte a Perrette ». Sur tous ces aspects organisationnels, voir MArRE

Catherine, op. cil. chapitre « La machine propagandiste », pp. L15-163. 86. Pour paraphraser une expression de Pierre BOllrdiell, énoncée dans un tout

autre contexte. (Le sens pratique, Paris, Minllit, 1980, p. 88.)

87 Op. cit., p. 540.

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toute transgression appelant aussitot la normalisation, et toUte rigueur excessive de la loi induisant aussit6t une aspiration v'ers la transgression de cette loi. Or si les historiens nous brossent un tableau particulierement précis et détaillé des enjeux religieux et politiques travaillés par le jansénisme, cette dimension du pulsion_ nel leur échappe bien évidernment, notarnrnent, pour ce qui nous occupe ici, la pulsion « invocante» qui, comme nous l'avons vu, pla'tant la voix en son objet, articule également au pulsionnel, le politique et le sacré.

Ceci nous amene donc adéfinir aussi le jansénisrne COIlline un dispositif social qui participa de fa'ton toute particuliere au processus de régulation des enjeux pulsionnels inconscients de la castration symbolique. Cette derniere ayant, rappelons-le, pour symptome, la tension entre « verbe et voix », entre jouissance du corps et langage, dans une articulation tout a fait explicite au poli tique et au sacré. Dans cette perspective, la résurgence de la formule vox populi, vox Dei et le sens qu'eUe prend, signerait le point d'aboutissement de ce processus de régulation. C' est en effet au tenue d' un véritable travail d' analyse, au sens chitTÜque du terme, des élérnents composant la formule vox popu/i, vox Dei, incluant son « terme caché médiateur » vox regis, que l'adage se voit a nouveau proposé, mais dans une recomposition radicale. Composé toujours instable, COIlline toute position d'équilibre issue d'une régulation entre des tensions anta­gonistes, ainsi que nous l'avons vu avec ce que nous avons appelé le renversernent de la formule, tel que le nazisrne l' a mis en ceuvre.

Avant toutefois d' en venir au développement de cette idée, il convient d'exatTÜner ce que nous disent les histoliens de l'apport qu'il convient d'attlibuer aux jansénistes concernant l'articulation du religieux et du politique compte tenu des conceptions qui sur­girent en leur sein touchant a la divinité, au roi el al'Église.

L'ÉLOIGNEMENT DE DJEU

C' est Pascal qui, dans la quatrierne lettre a MUe de Roannez, parle de ...

« l'étrange secret dans lequel Dieu s'est retiré impénétrable a la vue des hommes88 . »

C'est en effet une théologie du Dieu caché, du Dieu voilé, du Dieu éloigné, que le jansénisme met en place. Vis ion tragique

88. Cité in MARIN Louis, Pascal et Port-Royal, Paris, PUF, 1997, p. 235.

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de Dieu qui, selon Lucien Goldmann, structure la pensée théolo­giqu j.anséniste telle que Pascal l' a exprimée avec la force que e ron sall :

«La voix de Dieu ne parle plus d'une maniere immédiate a l'homme. [... )Vere tu es Deus absonditus, écrira Pasca1. Le Dieu

caché89 . »

Une telle idée est tres lourde de conséquences. Ne prépare-t-elle

pas a nier purement et simplement l' existence ruérne de Dieu ? Pascal énonce aussitot les garde-fous : Dieu est caché, mais il paralt

quelquefois : «S'il n'avait ríen paru de Dieu, cette privation éternelle seraít

équivoque et pourraít aussi bien se rapporter a l'absence de toute divinité, qu' a l' indignité Ol! seraient les hommes de la connultre ; mais de ce qu'il parált quelqllefois, et non pas toujours, cela ote l'équivoque; s'il parait une fois, íl est toujours ; el ainsi on n'en peut conclure sinon qu'il y a Dieu, et que les honunes en sont iudignes. » (fragment 559, éditíon Brunschvicg)

Mais précise Lucien Goldmann :

« Celte maniere de comprendre l'idée du Dieu caché serait fausse el contraire a ¡'ensemble de la pensée pascalienne qui ne dit jamais oui ou non, mais toujours oui et non. Le Dieu caché est pour Pascal un Dieu présent et absent et non pas présent quelquefois et absent quelquefois; mais toujours présent el toujours absent. (oo.] Que signifient alors les mots : "ll paralt quelquefois" ? Pom la pensée tragique, ils ne représentent qu'une possibilité essentíelle mais qui ne se réalise jamais. (...] Pour Blaise Pascal qui écrit le fragment 559, Dieu est toujours et ne paraít jamais, bien qu'il soit certai.n [...] qu'il puisse paraítre achaque instant de la vie sans qu'ílle fasse

jamais effecüvement90 . »

Le paradoxe fondamental de cette conception de la divinité réside dans le fait que c'est précisément dans son absence que se révele cette propriété purernent essentielle de sa présence. Quand quelque chose vient a manquer, c'est. alors que sa présence se manifeste

avec le plus d'intensité : « Un Dieu toujours absent et toujours présent, voila le centre de

la tragédie91 • »

89. GOLDMANN Lllcien, Le dieu caché, Paris, Gallimard. 1959, p. 46.

90. Ibidem. 91. Ibidern.

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Cette théologie du Dieu caché va se révéler foncierement sub­versive et engendrer par corollaire une remise en question de toutes les figures de Dieu dont, bien entendu, celle du roi puisque, daos la monarchie absolue occidentale, le roi est censé tenir son pouvoir de Dieu, que la vox regis est dans une celtaine mesure identifiée a la vox Dei.

LE ROl NU

L'une des conséquences majeures du retrait de Dieu, ou, ce qui revient au meme, de sa transcendance absolue, inconnaisssable, va se manifester par ce que Louis Marin appelle dans son analyse du Discours sur la condition des grands, une « scission du sujet », le roi étant le sujet en question 92 . Une scission singulierement analogique de cel1e qui s'opérait daos la mort du roi seloo l'analyse de Giorgio Agamben: décantation de la paltie humaine, de la « vie nue » du roi, et de la parL sacrée, du coup reléguée dans SOn inaccessibilité a la vue des hommes. Scission donc au sein de la personne royale entre un sacré désormais insondable dans sa transcendance, et l'humanité aveugle dans son égarement. On retrouve la toute la dialeetique de la présence et de 1'absence conjointes, ainsi qu'une releeture de la problématique de l'incar­nation divine, puisque le Christ est, lui aussi, a la fois Dieu et homme, d'oo. d'aílleurs la notion de Christ-Roi. Celtes, cette perspective eontinue de s'appuyer sur la conception qui préva­lait jusqu'alors d'une eertaine identification royale a Dieu ainsi exprimée:

« Le Roi de France est dans son regne comme un Dieu corporel [...] En effel, ce que le Roi fait, ilne le fait pas par lui-meme, mais comme Dieu [...] Dieu parle par la bouche du Prince et ce qu'il fait, ille fait par inspiration de Dieu9J. »

Mais on voit bien qu'a partir du moment ou Dieu est con~u comme cessant de parler, cessant d'inspirer le roi, la voix du roi se trouve réduite a n'etre que la voix d'un homme. Cette conception ne récuse done pas en soi le caracLere divin du roi, mais elle modifie la modalité de présentification du divin par le roi. Et si 1'on peut dire, selon Pascal, que...

« ". Le caractere de la Divinité est empreint sur son visage... »

92. MAR1N Louis, op. cit., p. 234. 93. Texte de Charles de Grassaille datant de 1538, cité Ibidem, p. 218.

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oO. C'est simplement parce qu'on a l'habitude de le voir accom­pogllé des insignes d' une puissance divine, suscitant de la sOlte respect et terreur sacrée :

« La coutume de voir les rois accompagnés de gardes, de tam­bours, d'oftlciers, el de toutes les choses qui. plient la machine vers le respect et la terreur fail que leur visage, quand il est quelquefois seul et sans ces accompagnements imprime dans leurs sujets le respect et la terreur, parce qu'on ne sépare point dans la pensée leurs personnes avec leur suites, qu'on y voit d'ordinaire jointes. Et le monde qui ne sait pas que cet effet vient de cette coutume, croÍl qu'il vient d'une force naturelle ; et de El. viennent ces mots : "Le caractere de la Divinité est empreint sur son visage94." »

Le roi n' a done plus qu' apparence du Divin, et son effet de « Méduse politique », pour reprendre 1'expression de Louis Marin, n'est plus attribuée a une nature fondamentalement différente, onto­logique, de l'etre royal, mais simplement, pour caricaturer, al'effet de ses accessoires qui vont en signifier aux yeux du peup1e la natme divine. Cette demiere, pour etre opératoire, ne fai! plus l'objet que d'une croyance du peuple :

«La dislinction socio-politique du Prinee, le premier dans l'état et dans la Nation est "eme", par la meme, différence de nature et de force, différence ontologique qui faíl du prince, homme comme les autres, un roi sur-hornme doté, par nature et hérédité, de la force dont il possede les signes, ces signes qui la montrenL daos la virtuelle menace de mort95 • })

Pour conc1ure avec Louis Marin, le roi se trouve ainsi réduit a n'etre plus qu'une sorte de ({ portrait» :

«Le seeret du politique, c'est que le Roí, le corps-de-pouvoir, est un portrait, mais un portrait ou il sera réservé aux vraís convertís de diseemer dans le Roi en ostension de rnajesté, le Christ mourant dressé sur la croíx96• »

00 mesure combien cette évolution de la nOlion de sacralité royale corollaire de la « théologie du dieu caché )} est porteuse de subversion radicale de la monarchie absolue. Elle ne lui porte certes pas atteinte sui generis, et reste compatible avec le principe d'une monarehie absolue de droit divin, ainsi que nous l' avons vu avec le Saeré mOl1ument de l'oratorien janséniste Charles

94 Cité in MARIN Louis, op. cit., p. 230. 95. Ihidem, p. 231. 96. Ibidem, p. 237.

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Hersent. Mais, le fait, alors souligné, qu'Hersent concentre le pouvoir royal non plus dans la voix du roi comme telle, mais dans son nom tl'ouve ici sa logique. Il s'agit déja en effet d'un recul par rapport a la conception de la vox regis tirant son pouvoir de son identification a la vox Dei. Si la vox Dei tend a s'éloigner, a rester pm silence, ce n' est plus par sa voix que le souverain peut légitimer sa souveraineté, il lui faut donc y substituer une autre médiatíon, cel1e de son nom - ou de son litre - ce qui introduit un changement radical de natme, puisque titre ou nom relevent du symbolique ou de 1'imaginaire et non plus, comme la voix, du réel du corps. Pas d'incompatibilité structurelle donc entre théo­logie du dieu caché et monarchie absolue, mais on comprend bien que si le roi, au lieu d' etre « comme un dieu corporel », n'en est plus qu'un «portrait », la tentation soit grande d'al1el' regarder derriere le portrait pour s'apercevoir alors que le roi n'est qu'un hornme et que cet hornme est nu. C'est la démonstration, bien sur, qu'a faüe la Révolution frangaise a travers le proces du roi Louis XVI.

LA MORT DU ROl

Nous disons bien le proces du roi et non sa décapitation, car ainsi que l'a montré M. Walzer97 , la véritable transgression au regard de la monarchie absolue n' est pas la mise a mort du roi, mais son proces devant la loi des hornmes. L'histoire nous présente quantité de meurtres et d' assassinats de rois sans que pour autant le principe de la sacralité royale en soit le moins du monde troublé. Il n'est que de lire Shakespeare pour s'en convaincre. Mais le meurtre d'un roi n'est jamais régi selon la loi commune. Comme le souligne Agamben, le régicide n' a jamais été considéré, dans aucun systeme juridique, cornme un homicide passible de la juri­diction humaine ordinaire et s'apparente au meurtre hors loi de l'horno saca. Le meurtre du roi est en effet défini non cornme homicide mais cornme crime de lese-majesté, c'est-ií.-dire qu'il touche a la majesté sacrée du roi. EL.

« ... Peu importe, de notre point de vue, que le meurtre de l'homo saca puisse erre considéré comme moins qu'un homicide, et le meurtre du souverain comme plus qu'un homicide: 1'essentiel dans

97. WALZER M. The Frel7eh Revolution and The Creatíon ofModem Politíeal Culture, Oxford, 1988.

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les deux cas, est que le meurtre d'un homme ne corresponde pas a la figure de 1'homicide9~. »

Or jugeant le roí Louis XVI selon les lois ordinaires, le condam­nant ala peine capitale au terme d'un proces tenu selon les regles de la loi des hornmes, la Révolution fécusait définitivement toute sacralité royale. Cela ne se fit pas sans un débat intense ala Conven­lion car nombreux furent les partisans d'une mise a mort sans proces, opposés a ceux qui réaffirmait le principe de l'inviolabilité royale, ce qui revenait, poUl' les uns cornme pour les autres, a préserver « la fidélité au principe du caractere insacrifiable de la vie sacrée », laqueHe « ne peut etl·e soumise aux formes sanction­nées de 1'exécution99 ».

C'est ce qui sous-tend la nécessaire dénonciation par Robes­pierre de l' inviolabilité du roí afin non seulement d' oter définitive­ment au roi tou t principe sacré mais surtout de le conférer au peuple, aboulissement ultime du processus de sacralisation du peuple :

« Le roi est inviolable par une fiction ; les peuples le sont par le droit sacré de la nature ; et que faltes-vous en couvrant le roi de 1'égide de l'inviolabilité si vous n'immolez 1'inviolabilité des peu­pIes aceHe des rois lOO? »

On voit que de la sacralité royale cornme « portrait» a l'invio­labilité du roi conune « fiction », le chemin ne fut pas tres long. Cent ans suffirent pour le parcourir.

LA VOlX DU PEUPLE

La théorie du Dieu caché, comme l' autre these janséniste, ceHe de la « grace suffisante» accordée par Dieu de sa seule volonté sans que les mérites de la créature entrent pour quoi que ce soit en l1gne de compte, heurtaient bien sur de front l' orthodoxie catho­lique, et tendait arapprocher le jansénisme du protestantisme, tout en étant attaché arester inscrit a l' intérieur du catholicisme. C' est d'ai1leurs la l'une de ses contradictions majeures :

« 11 est tout ala fois Réforme et Contre-Réfonne ou, plus exac­tement dit, Réforme au sein de la Contre-Réforme lOl

, »

98. AGAMBEN Giorgio, op. cit., p. 112. 99. Ibídem, p. 113. 100. Discours de Robespierre a l'Assem~lée Nationale, séance du 14 juillet

1791. In Robespíerre, textes ehoísis, vol. 1, Editions sociales, 1974, p. 86 101. MAtRE Catherine. op. cit., p. 14.

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Mais il ne s' en prenait pas au pouvoir royal cornme tel, ni a la personne du roi. Or Louis XIV mena une lutte sans merd contre les jansénistes, au point d'anéantir physiquement l'abbaye de Port-Royal. Cette lutte, il la mena au prix consenti d'Ull alignement complet sur le pape, ce qui ne correspondait pas a sa ligne de conduite habituelle, soucieux qu'il était de ménager toujours une certaine indépendance du Royaume et de l'Église de France vis-a-vis de la papauté en vertu de ce qu' on appelle le gallicanisme. N'est-ce pas l'intuition du danger que ces theses représentaient pour la monarchie absolue qui le dételmina a une action aussi répressive contre le jansénisme ? Calcul hasardeux, bien entendu, car l'acharnement royal contribua encore a la dis­qualification de la monarchie. Les «amis de la Vérité» comme aimaient a se désigner les jansénistes, ne pouvaient que se saisir de cette attitude pour désinvestir la personne du roi de toute puissance sacrée. Comment ce Roi pourrait-iI en effet etre Dieu, ou meme simplement tenir son pouvoir de Dieu, puisqu'en per­sécutant les vrais amis de Dieu, il se révélait faillible et enlisé dans l' erreur ?

De fait par le simple déploiement de la logique sous-tendant les principes me.mes que nous avons rappelés, le jansénisme participa de fait grandement de l'évidement du noyau intermédiaire de l'identification vox populí - vox regis - vox Dei. Car si la voix de Dieu, dans sa transcendance insondable, se retire et devient silence, la vox regis a son tour se retire et devient silence, laissant le roi réduit a sa seule dimension humaine. Cette logique conduit inévi­tablement a ramener sur scene la vox populi, mais une vox populi qui doit retrouver une légitimation par une réidentification a la Vox Dei. Cette vox Dei trouverait alors atravers la vox populi le médium entre sa transcendance inaudible et son audibilité par le peuple. Autrement dit, c'est le peuple, qui tels les anges du pseudo-Denys l'aréopagite va se faire« colporteur du silence divin », va permettre que la voix de Dieu puisse continuer a se faire entendre, va devenir l'expression meme de la voix de Dieu. Il faut bien comprendre qu'il y a la un renversement complet de l'identification : ce n'est plus Dieu dont la voix incorporée par le peuple va devenir la voix du peuple, selon le schéma que nous avons développé apropos de l'hymne religieuse par exemple. C'est maintenant le penple qui va preter sa voix a un Dieu devenu muet, c'est la voix du peuple qui va devenir le médium audible de Dieu, dotant ainsi le peuple d'une fonction sacrée dont Robespierre nous a fourni la formulation tout a fait explicite dans son discours contre l'inviolabilité du roi. Com­ment en est-on arrivé la?

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C' est qu' acertains égards, comme l' avance Catherine Maire, la tl1éologie de l'éloignement, du retrait divin a trop bien réussi : la relation aDieu est entierement a reconstruire :

« Les jansénistes du XVIll' siecle ont dO assumer l' écart que leurs prédécesseurs avaient irrémédiablement creusé entre un Dieu tout­puissant et les hommes enfermés en eux-memes, contre la théologie traditionneUe de la proximité et de la continuité avec le divino Mais la vérité est que leur positíon était toute polémique: ils conti­nuaient tout en approfondissant la distance aprésupposer comme allant de soi, en ultime ressort, l'union avec Dieu dont ils contes­taient des versions affaiblies ou routínieres. Leurs successeurs ont a gérer une situation ou leurs devanciers ont tellement gagné que le probleme s'inverse : comment retrouver le líen ql1i s'est te11ement éloigné ql1'on ne sait plus dans quelle direction a11er. Par leur doc­trine de la grite, les port-royalístes ont fini par supprimer toute forme de médiatíon individuelle ou institutionnelle (...] llleur faut essayer de retrouver ¡'union avec Dieu, mais ils ne feront somme toute, que marquer encore davantage l'impossibilité d'y parvenir. l1s ne cesseront d'approfondir l'expérience de la difflCulté, désor­mais de conjoindre l' au;dela et l'ici-bas, l'invisible et !e visible, le corps et le symbole, l'Eglise et le Christ, le Roí et l'Etat de droit divin, Dieu et sa créature 102. »

C'est pourquoi le jansénisme vit nattre en son sein diverses doctrines ou pratiques toutes destinées arenouer le lien avec Dieu, en retrouvant a travers diverses médiations le sens du projet de Dieu sur les hommes et du message qu'illeur adresse. puisque la « ligne directe» est coupée, puisque ses intermédiaires humains, Église et Roi, se trouvent disqualiflés, c'est par des canaux détour­nés que ce travail de sauvegarde du message divin va s'effectuer. La premiere de ces voies de substitulion, c'est la doctrine du figu­risme, développée notamment par Jacques-Joseph Duguet et pro­fessée dans tous les foyers de pensée janséniste.

LE SENS DE L'HISTOlRE

Ce n' est pas le lieu de développer ici en détail la doctrine figu­riste. Nous ne ferons que la résumer tres brievement

1ü3• Le figu­

102. lbidem, p. 329. 103. Le lecteur désireux d' approfondir cette croyance 11 bien des égards étrange,

pourra se reporter notamment aux travaux de Catherine Maire qui en examínent en détails les fondemenls et les implicatíons. Sur l'utilisation de l'histoire dans ces débats voir également COTTRET Monique, Jansénismes et Lamieres, chapo VII, «Le passé mobiliSé», París, Albin Michel, 1998.

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risme consiste en fait a construire une interprétation du passé de l'Église permetto..nt de comprendre so.. situation présente par analo­gie o..ux évenements passés. Fondé sur le postulat seloll lequel « le passé est le modele de l'avenü », il se propose de définir la conduite a tenil' dans les cil'consto..nces présentes par réfél'ence aux lec¡:ons du passé. Fa~on de lire dans l'histoil'e passée le message divin contenu dans l'histoire présente mais désormais caché:

«Jésus-Christ nous apprend comment nous pouvons étudier J'avenir, non par nne vaine spéculation des astres mais par une sainte étude des Écritures; non pour y chercher ce qu 'il a voulu nous cacher, mais pour nous préparer asa volonté en suivant les ouver­tures qu'il nous dOlme lui-meme et en étudiant les mysteres avenir dans les peintures que son esprit nous en a faites dans le passé 104. »

Poor l'ésumel' :

«Le figurisme comporte ainsi trois dimensions indissociables : une eschatologie, nne philosophie de l'histoire et une ecclésiologie. [... ] Sa préoccupation premiere est de garder 1'histoire profane dan:> le cadre sacré de l'histoire saínte. [...] On a affaire a la tentative impossible de concilier une philosophie avec la théologie, de res­taurer l'unité entre le cours des évenements et la Providence l05 . »

C'est la l'aison pour laquelle les jansénistes sont a l'origine de quo..ntité de publications de vulgo..l'iso..tion historique. Cette « péda­gogie» de l'histoire ou par l'histoire eut des retombées aussi para­doxales qu'importantes :

« oo. Les figuristes ne feront qu'exacerber le sentiment de la durée et des vicissitudes du temps terrestre, désormais ouvert sur un avenir libéré de la menace apocalypLique et accessible a une interprétation humaine. A leur insu, iJs contribueront ainsi activement a l'émer­gence de I'esprit critique el a l'éducation de 1'opinion publique. Ils poseront également les bases d' un transfert du conflit religieux dans le dom<line de l' État et créeront une forme de proto-politisation destinée afagonner durablement la scene parlementaire 106. »

C'est dans ce cadre idéologique que va se développer une véri­table quete des origines du christianisme. C'est ainsi par exemple que l'histoil'e du peuple juif est envisagée comme la préfiguration de l'histoire du peuple chrétien. Cette démal'che va se révéler par­ticulierement pertinente paur ce qui nous occupe plus précisément

104. Pasquier Quesnel. cité in MArRE Catherine, op. cit., p. 62 105. Ibidem, p. 164. 106. Ibidem, p. 165

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ieí cal' elle va réactiver explicitement toute la problématique vox populi, vox dei selon les modalités que nous ayons examinées a propoS de l'élection des éveques. L'étude de l'Eglise prirnitive va ainsi amener le jansénisme ~ élaborer un modele quasi démacra­tique de 1'organisation de l'Eglise, idée avancée déja en 1611 par Richel' 107. Cette idée va tres vite etre transposée dans le domaine politique par la logique issue du fait que le peuple de Díeu et le peuple tout court se trouvent désormais confondus. C'est ainsi qu'on peut Jire sous la plurne du Pere jésuite Jacques-Phi1ippe Lallemant, auteur en 1704 d' une étude s' attaquant a Pasquier Ques­nel, l'un des « peres fondateurs» du jansénisme, une vigoureuse dénonciation du « richérisme» de ce dernier :

« Le fond du ríchérisme, en ce qui regarde l'Église, est que la puissance des c1efs, c'est-a-dire le droit de faire des lois ecclésiasti­ques et de les faire observer [...1a été donné de Jésus-Christ, non pas directement aux apót~es et en leur personne aleurs successeurs, mais au corps entier de l'Eglise, comprenant les la'ics, aussi bien que les ecc1ésiastiques. Que le pape et les éveques tÍennent immédiaLement d' elle ce pouvoir, et ne l'exercenl qu' en son nom, comme ses instru­ments et ses ministres seu1ement. Que l'éveque dans son diocese ne peut ríen ordonner que de l'avis de son presbytere, c'est-a-dire des curés et autres pasteurs. Que ceux-ci n'ont droit de suffrage, qu'en tanl qu' ils représentent le peuple dont ils sont les organes lOS

. »)

Élargissant illico au domaine poli tique, Lallemant candut :

« Ce que Richer dít de l'éveque par rapport ason clergé, ille dit a proportion non seulement du pape par rapport au concile, mais des roís p<lr rappOlt aux états de son royanme ; et il ne pouvait raisonner autrement dans son príncipe qu'il regarde comme un point de droit naturel 109 »

Et peu importe qu'en établissant ce parallele, il outrepasse com­pletemen t, ainsi que le souligne Catherine Mail'e, la pensée de

107. Richérisme: doctrine galljcane réaffirmée au débul du XVII" siecle par Edmond Richer (De Ecclesiestica el poliriea potes/ate, 1611), el concevant l'Église «comme une démocrarie OU l'autorité avait élé cOllfiée par Jésus 11 I'ensemble des fideles)} (J. Delumeau). P. Quesnel se rattachera 11 ce conrant magnifLant le role du cIergé de second ordre, manifestant la nécessité d' officier en langue « vulgajre », ele. (VIDAL Daniel, La morle-raison, Isaac la juive. eonvulsionnaire janséniste de Lyon, Grenoble, Jérome Millon, 1994, p. 212). Les theses de Richer furent coudamnées par I'assemblée des évéques de la province de Sens puis d'Ajx-en­Provence en 1612.

108. Jacques-Phjlippe Lallemant, Le Pere Quesl1pJ hérhique, Bluxelles, 1701, p. 81, cité jn MArRE Catherine, op. cit., p. 64.

t09. Ibidem.

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Richer. L' important est de constater qu' en 1701 cette conclusion en était devenue « naturelle ». Cette transposition du religieux au poJitique est encore plus explicite dans Le Témoignage de la Vérité dans L'Église du pere oratorien Vivien de La Borde, publié en 1714 et condamné en 1715 :

«La voix de l'Église devant etre toujours intelligible jusgu'a la fin des siecles, je dois la reconnaitre partout OU suivant les lumieres du sens commun je tTOllverais dans tout autre soeiété la voix de l'Élal ou de la NationI10.»

Ces citations sont tout afait intéressantes car elles nous montrem clairement comment en parlant de I'Église en terme de corps, corps mystique de Jésus~Christ composé de tous les fideles, ecclésiastiques ou non, on en arrive ipsoJacto aune formulation en terme de voix de ce corps, en vertu de la Iogique inconsciente que nous avons décrite.

Cette conception analogique de l'Église et de l'État établit de plus les au torités eccIésiastiques, comme l' autorité royale, dans une posi­tion simplement de délégation de pouvoir par rapport au peuple, donlla voix redevient le lieu princeps du pouvoir Souverain originel puisqu'elle dcvient, Iorsqu'elle se fait entendre, la voix de Dieu ; de ce Dieu lointain dont la voix est devenue inaudible et qu' on ne peut plus entendre qu'a travers celle du peuple. Du coup la suggestion d' Augustin dans sa lettre trente-six redevient, ou devient, pleine­ment opératoire et semble s'appliquer littéralement ala situation de ces grands augustiniens que sont les jansénistes du XVIII' siecle : quand les Écritures sont muettes, ce sont les usages du peuple et de ses anciens qui font [oi 111. Puisque Dicu est silence, puisque sa voix est rejetée dans un au-dela, un absolu insondable, c' est la voix du peuple qui en devient la manifestation audible, I'instrument de sou­veraineté absolue, d' autant plus qu'entre-temps la voix du roi a été mise hors-jeu. Le roi se trouve ains1 rabaissé a la fonction de minis­tre du Christ, [onction qui n'esL certes pas dénuée de dignité ni de puissance, mais qui se doit de rester dans la sournission a la voix souveraine du corps mystique du Christ, c'est-a-dire du peuple :

« La crise de la médialion se trouve ainsi transférée a l'intérieur de l'État mystique entre la tete humaine qui peut etre "faillible" el le eorps sacré, gui reste éternel"2. »

110. Cité in Catherine Maire, « Agonie religiense el transfignration politique du jansénisme» in Jansénisme et RévoLution. Chroniques de Pon-Royal, n° 39,1990, p. 109.

111. Voir p. 242. 112. Ibidem, p. 66.

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...c'est-a-dire entre la voix sacrée du peuple qui va se doter de taUS les attributs du sacré, dont l'inviolabilité, telle que Robespierre l'énoncera en toute lettres, et la voix, devenant de plus en plus prosalque, de la « tete» royale. Une tete qui ne tardera pas adevenir parfaitement supert1ue! C'est bien d'aiJleurs ce qu'antieipe for­mellement le théologien figuriste Nicolas Le Gros des 1718, dans un Ménwire sur les droits du second ordre du clergé:

« Ainsi l'Église est a peu pres pour la forme du gouvemement, ce que serait le royaume de Franee si le Roi était absent, et qu'i! n'y eut laissé personne gui fut revetu d'llne autorité absolue ll3.•. »

On mesure ainsi la révolution - au sens primitif du mot - inter­venue depuis l'état de condensation dans la personne du roi, et de la vox populi, et de la vox Dei, qui présidait ala monarchie absolue de droit divino

CeUe analyse nous semble ainsi rendre compte de fayon parti­eulierement précise du processus par lequel la problématique de la voix comme telle, dans son rapport au corps, meme si en 1'0ccurrence il s'agit d'un corps mystique, finit par se réintroduire, sous une modalité renouvelée, dans le champ politique j usqu' a en occuper le devant de la scene. Mais avant de développer cette demiere remarque, il nous faut dire quelques mots d'une autre conséquence des theses jansénistes, étroitement reliée également a 1'0bjet de cette étude : celle qui fit des jansénistes des animateurs particulierement actifs dans ce qu'on appellerait aujourd'hui l'édu­cation des masses, ainsi que dans l'étude du langage, celle-CÍ se déduisant de celle-la. On sait que des ouvrages historiquement fondamentaux en sont issus : La grammaire, et La logique, de Port-Royal.

L'ENSEIGNEMENT JANSÉNISTE

Une vue superficielle des choses pourrait repérer dans ee fait une contradiction. Pourquoi en effet s'impliquer dans l' éducation des etres, puisque ceux-ei ne doivent leur salut qu'a la seule« grace suffisante» de Dieu, et non aleurs efforts et a leurs mérites ? C'est oublier que cette grace, il faut, non pas la mériter, mais etre en mesure de la recevoir, de la magnifier et de la faire fructifier, si Dieu, dans sa décision souveraine nous en a jugé digne. 11 faut done, du point de vue janséniste, préparer les masses a recevoir dignement - le cas échéant - ceUe grace et il faut former le sujet

113. Cité in MArRE Catherine, op. cit., p. 215.

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Page 138: voix vox dei (1)

adécouvrir le projet divin sur sa créature. Nous avons déja vu toute une recherche et une pédagogie historique se déduire de cette idée. Celle-ci s' applique bien sur, plus généralement, atout ce qui permet a1'etre humain de porter un regard juste sur les choses, de ne pas se laisser tromper par les eneurs de jugements ou corrompre par les ceuvres de la nature car :

« C' est paree que la nature est eorrompue et dissoeiée de la raisan qu'il faut s'efforcer de la réformer humainement en la rendanl dis­ponible a la gráee l14 . »

C' est ainsi que se développerent les fameuses « Petites Écoles » jansénistes, aventure pédagogique tout afait exceptionnelle. C'est ainsi qu'émergea cette figure tout a fah « emblématique» de la préoccupation éducative janséniste : l' abbé de l'Épée. Ce n' est pas la premiere fois en effet que nous rencontrons le jansénisme au cours de nos travaux sur la voix. Notre étude de La voix sourde, nous avait déja amené a repérer la logique qui avait conduit un fidele de la foi janséniste ase préoccuper du sort des sourds-muets et a mettre au point une pédagogie adaptée, toujours d'actualité deux cents ans apres. CeUe logique se retrouve encore réaffirmée dans le cadre dans lequel nous la situons dans ces pages.

UN DIEU SOURD-MUET?

Curieusement, l' abbé de l' Épée n' est cité dans aucune des études historiques sur le jansénisme que nous avons consultées. Il n'inter­vint, certes, jamais sur la scene politique en tant que telle, mais 1'impact« médiatique » considérable de son action, ponctuée d' épi­sodes défrayant la chronique 115, sanctionnée par une reconnais­sance ofiicielle du roi Louis XVI, lui conrere cependant une place importante a son époque. Et une place en tant que janséniste cohé­

114. Louis Marin, ]nlroduction a ARNAULD Antoine, NlCOLE Pierre, La logique ou l'an de penser, Champs FJammarion, Paris, 1970, p. 15.

115. Tel celui du rocambolesqlle proces Solar. Véritable feuilleton digne de Ponson dll Terrail. alltour d'un enfant sourd-muet trouvé errant sur uue route de Picardie. Pris en charge par l'abbé de I'Épée. il apprit la langue des signes ce qui permit d'obtenir des infonnations pennettanl de lancer une recherche sur ses origines. ldentitié dans un premier temps comme le tils du comle Solar, ceUe parenté fUI ensuite conlestée entraínanl un proces a rebondissements dans leqllel l' abbé de I'Épée joua Ull role de premier plan, protitant de la tribunc qui lui était offelte pour faj¡'e connaítre la dramatique condition des enfauts sourds. Voir LENO­TRE G." L'impénétrable secrel du sourd·muet mort et viva.nt, Palis, Perrin. 1929. Voir également POIZAT Michel, La Voix sourde, Métailié, Paris, 1996, pp. 130­133.

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rent, conséquent, lourdement sanctionné dans l'exercice de son sacerdoce du fait de ses convictions. CeUe qualité n' avait d' ailleurs pas échappé a la Révolution : apres son déces en décembre 1789, la Cornmune de Paris décida de l'honorer d'ul1 étoge funebre; son école fut ensuite prise en charge par la Nation et la Convention lui affecta en 1794 les locaux du séminaire oratorien Saint-Magloire, rue Saint-Jacques. Or, comme par hasard, ces murs avaient abrité jusque dans la période immédiatement pré-révolutionnaire, l'un des foyers jansénistes parmi les plus actifs 116.

Le souci de l'éducation des enfants sourds est en effet ameUre, selon nous, directement en rapport avec la théologie du Díeu caché et ses implícations pédagogiques ci-dessus esquissées. Le sourd ne saurait etre écarté en effet du salut et de la grace du seul fait d'une infmnité l'empechant d'entendre l'enseignement divino Tout doit etre fait pour qu'il puisse étre en mesure de recevoir cette grace si Dieu en a décidé ainsi. Tout doit donc etre entrepris pour trouver les moyens de lui transmeUre la sagesse, le j ugeI]lent et l' éducation religieuse nécessaires. L'action de l'abbé de l'Epée s'inscrit ainsi explicitement dans la perspective d'un salut dont nul ne saurait etre a priori écarté, et surtout pas ceux qui sont dénués des ressources financieres nécessaires. Contrairement a ce que l' on entend dire souvent, l'abbé de l'Épée n'a inventé ni la langue des signes, ni l'éducation des enfants sourds, mais celle-ci étaít alors réservée a ceux quí étaient issus de classes aisées pouvant assumer les frais importants d'un préceptorat oraliste privé: l'enfant était pris en charge par un précepteur dans le cadre d'une méthode nécessitant un «coHoque)} singulier, si 1'on peut dire, particulierement cou­teuse. La méthode par la langue des signes de « l' instituteur gratuit des sourds-muets» autorisait quant a elle, entre autres avantages, une véritable « éducation de masse» des jeunes sourds, meme si, au plus fort de ses effectifs, I'école de l'abbé de l'Épée n'a pas dépassé la soixantaine d' éleves.

I1 faut enfin souligner combien le Dieu des jansénistes, dans sa transcendance absolue, peut, en fin de compte, etre congu comme un Dieu sourd et muet. N' est-ce pas, en effet, un Dieu au désir énigmatique et absolu que nous présente la doctrine de Jansenius ? Un Dieu qui réserve le salut aux seules créatures qu' il a choisies et reste sourd et muet envers les autres, quels que soient leurs mérites ou l'ardeur de leurs invocations ason adresse ? Ne peut-on

116. L'aetuellnstitut National des Jeunes Sourds. Sur I'abbé de ¡'Épée, voir BEZAGU-DELUY Maryse, L 'a.hbé de I'Épée, instiluleur gralUif des sourds-muets, Pmis, Seghers, 1990. Voir également POIZAT Michcl, op. cit., pp. 126-136.

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pas considérer qu'en donnant la parole au sourd créé par Dieu son image, s'est, a travers le substitut du sourd, un peu aDieu qUe l' abbé de I'Epée tente de redonner parole ? Tentati ve inconsciente ou symptOme trahissant combien pouvait etre dure la foi janséniste et forte la tentation de « démutiser » Dieu ? Mais On peut tout aussi bien eomprendre les choses a l'inverse : la croyanee en un Dien ainsi éloigné et mutique oblige a aiguiser la recherehe des signes par lequella volonté divine peut-etre entendue. Elle forme done 1 croyant acette recherehe d'une voix de substitution susceptible d rétablir le lien. La méthode gestuelle d'éducation des Sourds 17

lserait dans eette perspeetive une « retombée » pédagogique de eette recherehe théologique fondamentale. Quoiqu'il en soit, apres le grand ceuvre représenté par la graIllp1aire et la logique de Port­Royal, ce dont témoigne l' abbé de 1'Epée, e'est de la pan déeisive prise par le janSénisme dans la réflexion sur le langage, la tension entre eorps et langage, verbe et voix, pour retrouver notre formu­lation familiere, et sur la fonction véritablement socio-poli tique remplie par cette réflexion.

L'abbé de l'Épée est doublement représentatif de la place oceu­pée par le jansénisme sur les deux versants de cette question : d'une part en faisant appel pOllf étayer Son action a ce qu'on pourrait appeler I'opinion publique. C'est ainsi par exemple qu'il organisait des séanees publiques de démonstration, pourrait-on dire, de langue des signes auxquelles le « tout-Paris » de l' époque était convié. Et d'autre pan en apportant une eontribution fondamentale a la réflexion sur les origines du langage et sur les relations entre corps et langage, telles que la langlle des signes la suscite, prolongement inévitable de la recherche sur la langue dont la grammaire de Pon-Royal constitue 1'1lne des étapes majeures. Le jansénisme peut ainsi etre considéré comme l'un des creusets ou furent travaillées de falfon toute particuliere les implications pulsionnelles de eette tension, amenant non seulement les esprits mais aussi les corps a vivre et amanifester les conséguences de l'emprise du langage sur le eorps, emprise, rappelons-le, dénommée par Lacan « castration symbolique ». Le mot « castration » pointant bien la pan de souf­france et de violence qui peut résulter pour 1'humain d' etre devenu un etre de langage, un «parletre ».

117. Rappelons que ]'abbé de I'Épée n'a pas «inventé» la langue des signes, iI n'a hit que la systématiser et la structurer, pour la constituer comUJe outil d'enseignement plus efficace que les langues de signes naturelJes qui lui préexis­taient.

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LA VOIX JANSÉNISTE~ LE « CR! DE LA FO! »

Le pareours janséniste dans cette entreprise, entre son point de départ au début du XVII' siecle, jusqu'a ses ultimes évolutions pré­révolutionnaires va retrouver tout naturellement le mouvement pen­dulaire propre a tout proeessus de régulation pulsionnelle, en tout cas a celui qui s'attache aux enjeux pulsionnels de la voix. Nous l'avons mis en évidence dans l'histoire de 1'art lyrigue, profane ou religieux, ainsi que dans l' évolution historique du rapport a la « voix sourde », tel que le trahit 1'oscillatíon entre péríodes « ora­listes» et périodes « gestualistes » dans les instítutions destinées a l' éducation des enfants sourds. Ce mouvement pendulaire est d' ail­leurs tout a fait compréhensible si 1'on considere que par définition une pulsion est quelque chose qui ~< pousse » ajouir de son objet, et que le social, ainsi que Freud naus )'a rappelé, participe au contraire de la résistance a l' attraction de cet objet. Cette tension a pour effet d' engendrer une dynamique soutenant l' oscillatíon entre l'attraction émanant de l' objet pulsionnel et les divers pro­cessus m.is en place pour contrecarrer cette attirance. Naus avons vu, pour ce qui nous concerne ici, gu' al' attraction de l' objet-voix, s'opposait tout ce qui tendait aréinscrire le signifiant comme tel, ce que nous avons formulé schématiquement par la «tension entre verbe et voix ».

Le XVIJ< siecle frans;ais, au moment donc ou naít le jansénisme, se caractérise paT une position dans ce mouvement particulierement accusée du c6té « verbe ». Nous avons vu l'art lyrique de Lul1y mettre constamment en avant le réeitatif et l'intelligibilité du texte, et nous avons vu comment la personne méme du roi s'impliqua dans un ordre du signifiant partículíerement puissant dont témoigne ce qu' on appelle le c!assicisme fran<;:ais : la création de l' Académie Frans;aise (1635) de l'Académie d'Opéra (1669) qui deviendra en 1672 avee Lul1y, l'Académie Royale de Musique, la publication des premiers dictionnaires (Richelet, Furetíere) , la créatíon de la Comédie Frans:aise (1680), la littérature, l' architecture et l' ordon­nancement des jardins, tous ces aspects bien connus du «grand siecle» partícipent chacun pour leur part de 1'emprise de la scan­sion signifiante sur 1'humain, la matiere, la nature, 1'organique.

Le premier jansénisme contribua d'une maniere toute particuliere ala mise en place, ou au maintien, de cet ordre atravers l' élaboratíon de la grammaire et de la logique de Port-Royal, entreprises tout entíeres dévouées ala puissance du signifiant. Naus avons vu ]'une

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de ses motivations dans la préoccllpation pédagogique, et dans la guete d'un sens et d'un ordre des choses. A cela, et pour mieUJ( comprendre encore pourquoi le jansénisme s'est trouvé particulie~ rement impliqué dans cette problématique, il faut bien entendu a.iou~ ter la référence permanente ala réflexion de saint Augustin, maítre apenser par excellence des jansénistes. Or saint Augustin, COtume nous l'avons rappelé, constitue la référence meme du christianisme en matiere de réfIexion sur le langage, notamment sur cet aspect du rapport de tension entre « verbe et voix » dont il exprima l' intuition la plus vive. On peut d' ailleurs avancer, pour simplifier, que la pensée de l'évegue d'Hippone est al'origine du modele qui a prévalu dans le catholicisme pour définir le cadre dans lequel pouvait se déployer le chant dans le culte : olli au chant, ala jouissance de la voix, mais pas trap, et rnieux vaut trap peu que trap! Souvenons-nous de sa reconunandation :

« Ainsi, ballotté entre le péril du plaisir et l' expérience d'un effet salulaire, et sans porter de jugement définitif, j'incline plutat a approuver cette coutume dans l'Eglise : l'oreille charmée peut aider Une áme encore faible as'élever jusqu'au sentiment de piété. Mais, quand il m'arrive d'etre plus ému au chant qu'aux paroles chantées, c'est, je le confesse, une faute qui mérite pénitence et j'aimeraismieux encore ne pas entendre chanter 118. »

La forme musicale adoptée pour la liturgie aPort-Royal s'inspire totalcment d' ailleurs de ce modele. Elle ne se caractérise pas en effet par lIn ascétisme musical, comme l'image de la rigueur janséniste pourrait le laisser prévoir, mais par le role de servante qu'y joue la musique, mettant en valeur le texte liturgique sans jamais prendre lc pas sur l'intelligibilité de la parole : écriture syllabique, (une syllabe, une note), ligne mélodique sans écart cxcessif, mais sans monotonie non plus. Une superbe mustration nous en est donnée par les musi­ques composées pour POlt-Royal par Marc-Antoine Charpentier. Cet exemple est d' autant plus illustratif que n'étant pas du « partí jansé­niste », M.A. Charpentier, formé en ltalie, est d'ordinaire un com­positeur a1'écritlIre particulierement liche, omementée, polyphoni­que et brillante. Qu'on se souvienne de son célebre Te Deum ! En adoptant pour ces pieces le style propre aPort-Royal, ir en fait res­sortir, par contraste, toutes les caractéristiques 119. Pierre Nicole, lean

118. Saint Augnstin, Confessions, livre X, XXXIII, 49-50, Gallimard LaPléjade, vol. 1, p. 1014.

119. Pour enjuger, écouter I'excelleut enregistrement Mat'C-Antoine Chatpen­tier, Messe pour le Port-Roya/, illterprété par «Les demoiselJes de Saint-Cyr» dirigées par E. Mandrin. CD Astrée-Auvidis. Pour plus d'informalions sur la

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Grancolas, notamment, formaliseront les principes de l' oraison et de la liturgie jansénistes dans divers ollvrages qui insistent tous sur la prééminence de la paroJe, tout en affirmant la nécessaire, mais mesu­rée, implication du corps :

« Encore que ce soit le cceur principaJement qui doive prier, la langue ne laisse pas d'y prendre part et d'etre sanctifiée par la prononciation des paroles saintes et loules divines que l'Église nous mel dans la bouche pour chanter les louanges de son époux 120. »

Mais comme on le constate toujours en matiere de régulation sociale, a cette période marquée par la prééminence du verbe se devait de suceéder le retour progressif vers 1'autre pole, celui qui est mis avant par la voix, c'est-a-dire le corps, dans sa dimension de jouissance. Et le pendule remonte d'autant plus haut qu'il est parti de plus haut. C'est exactcment ce que l'on constate a propos du jansénisme. Tout entier consacré dans ses débuts au signifiant et ases lois, il va finir par devenir, un siecle plus tard, le lieu d'un déchaínement des corps sans équivaIent dans l'histoire de Franee 12l • C'est le déroutant phénomene des eonvulsionnaires du cimetiere Saint-Médard qui va littéralement meltre en scene la problématique du corps corome vecteur de langage, de signe, autre­ment dit comme voix et cornme voix expressément poli tique. Loin d' etre contradictoire avec l' austere ratiollalité des débuts, le miracle et la convulsion en constituent la conséquence logique, apmtir du moment oil on substitue une logique du « destin de la pulsion » a celles sur lesquelles les discours sociologiques ou historiques « conventionnels » ont l'habitude de s' appuyer.

Mais avant d'examiner cette affaire, il convient de constater com­bien la référence ala voix eorome telle tend as' imposer de plus en plus dans la palette des « signifiants-maítres » véhiculés dans les écrits desjansénistes. C'est ainsi notaroment que des 1719, r ouvrage qui va servir littéralement de« en de ral1iement » de la résistanee jan­séniste aux attaques des autorités royales et ecclésiastiques s' intitule précisément le« Cri dela Foi », selon une expression attribuéea.Bos­suet 122. Cet ouvrage réunit en effet« différents témoignages rendus

lilurgie de Port-Royal, voir Odetle Barenne, « Liturgie et musique aPort-Royal de París» in Chroniques de Pon-Royal, I¡O 40, 1991, pp. 119-137.

120. lean Grancolas, cité in BRULIN Monique, op. cit., p. 151. 121. D'aulres évenements de cetle Dature ont certes eut lieu, mais, reslés cir­

conscrits a eertaines communaulés (les possédés de Loudun, de Morzine...), ils n' onl pas joué de role poJitique comparable acelui des cODvulsionnaires jansénis­les.

122. MArRE Calherine, op. cit., p. 208.

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par p1usieurs facultés, chapitres, curés, cornmunautés ecclésiastiques on réguliers au sujet de la Constitution Unigenitus 123 ». C' est ainsi le peup1ede Dieu,toutentierqui est convoqué pour témoignerde l' erreur dans laquelle Eglise et Roi s' enfoncent et a se manifesler par un tri eri tout ala fois de surprise douloureuse, de protestation instinctiv~ de la vérité faee al'erreur et de proclamation identitaire d'un groupe stígmatisé. C' est ainsí une véritabJe théologie politiquede la voix, qui s'organise atravers le recours multiplié dans les textes jansénistes. aux mots «~ris », « voix », « voix de Dleu », « voix du peuple )J,

« voix de l'Eglise », « voix publique ». Une théologie qui ne va pas tarder as'incarner littéralement dans le phénomene convulsionnaire. Et ce qu'écrit Catherine Maire apropos de« l'opinion », va s'appli­quer avee encore plus de peltinence ala voix eomme telle :

«Ce qu'il est intéressant de constater, c'est qne la construction "théorique" de l' opinion et de son role aura précédé l'entrée en scene de l' opinion "réelle", comme si celle-ci était venue remplir une place d'abord dessinée sur le papier l24 . »

De la meme fa~on, une voix du peuple va se dire et s'écrire, avant meme de se faire entendre cornrne telle clans la grande effer­vescenee révolutionnaire.

Cette sirnilitude n'est d' ailleurs pas pour étonner : «opinion », n'est souvent qu'un autre mot pour désigner « la» vox populi,. un mot moins adéquat eependant, car parler d'opinion suppose déja une expression et une signification, le mot «voix» quant a lui désignant l'instance énonciatriee comme telle, indépendarnrnent de son eontenu. De fait, c'est cette instance énonciatriee populaire que mettent en scene les eonvulsionnaires de Saint-Médard.

« L'CEUVRE DU SPASME125 »

Nous n'entendons pas reprendre ici les passionnantes analyses, notarnmenl celles de l'historienne Catherine Maire 126 et du socio­

123. RappeJons que la bulle Unigenitus (1713) fut dernandée au pape par Loujs XIV pour condarnner l'ouvrage de Pasquier Quesne1 chef de file en France du jansénisme. De mu}tiples résistances s'organjserenl contre cette condarnnation. Ce~le-cí devjnl ¡oí d 'Etat en 1730, sous Louis XV : tout pretre, toute institution d'Etat (I'Université notarnrnent) devait s'y rallier officiellernent sous peine d'inter­<lit professionnel.

124. MAIRE Catherjne, op. cit., p. 230. 125. VIDAL Daniel, La morte-mison, Isaac lajuive, convulsionnairejanséniste

de Lyon, Grenoble, Jér6me Millon, 1994, p. 47. 126. MAIRE Catherine, Les convttlsionnaires de Saint-Méd.ard, Patis, Archives,

GallimardlJuliard, 1985.

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logue Daniel Vidal l27 , a propos de cette étr~nge manifestation qui semble appartenir davantage au Moyen Age qu'au siecle des Lumieres. Nous ne ferons que la eonvoquer a titre de témoin de ee processus par lequel le corps et la voix dans leur inscription sociale, tendent a reprendre leurs droits apres la longue période au eours de laquelle les lois du verbe, de Dieu et du Roí, se sont alliées pour les en priver. Symptome d'un moment temporaire de libération des contraintes de la castration symbolique, il va prélu­der, dans le registre politique, a la véritable mise en place d'une voix du peuple. Celle-ei commencera eertes, elle aussi par se déehatner dans l'explosion révolu tionnaire, mais elle sera vite cana­lisée, symbolisée, par le travail législatif et démoeratique des ins­titutions mises en place par la Révolution, notammel1t a travers la transformation de la voix en vote, prélude al'instauration du suf­frage universel. En ce sens, cet épisode eonstitue un témoignage tout a fait crucial de l'élaboration, dans le creuset janséníste, de vox populi, vox dei depuis les années 1730 jusqu'a la Révolution.

Rappelons brievement les faits : le 1er mai 1727, le diacre Fran­~ois de Pans, meurt des exd:s de la vie de pénitence qu'il s'imposait au nom de ses convictions jansénistes et au terme d'un rninistere entierement consaeré au service des gens modestes et des rniséreux de la paroisse Saint-Médard aParis. Des le 3 mai, le jour de son enterrement, l'une de ses paroissiennes, paralysée du bras droit, se déclare guérie apres avoir touché, lors de sa mise en biere, le corps du diaere Paris. C'est une véritable vague de rniracles qui survient alors sur la tombe du diacre. La dévotion populaire qui s'en suit prend une telle ampleur que les autorités s' en inquíetent :

« Les malades se mettent également 11 récolter de la terre prise de dessous la tombe soit aupres de la tombe. Ils l'utilisent ensuite comme un véritable médicament: on en fait des emplatres, des compresses, on la met dans les oreilles, sur les plaies, on s' en frotte cornme onguent, on la mele a la soupe, on en prend ajeun 118 ... »

Tant et si bien que le cimetiere est placé sous surveillance poli­eie:re, afin de parer a toute éventualité. Le 15 juillet 1731, l'arche­veque de Pm1s, Mgr Vintirnille, finit par interdire toute manifesta­tion sur le tombeau de Paris, suscitant une tres vive émotion. C'est alors que le culte du diacre Paris va prendre la forme singuliere

dite « des convulsions » :

127. VIDAL Daniel, Mimcles el cOfl.vulsions jansénistes au XVfl/' siecle, le mal

el sa connaissance, Paris, P.U .F., 1987. 128. MAIRE Catherine, op. cit., p. 68.

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« Devant ce refus d'entendre [des autorilés ecclésiastiques], tout se passe alors cornme s'il faltait rnanifester avec plus d' éclat encol'e dérnontrer plus visiblement la vérité refusée. [...1Les guérisons l1e~ rnaladcs commencent a s'opérer systérnatiquement par de grandes erises de convulsions sur le tombeau ou al' intérieur des charniq¡;, de Saint-Médard. Par un retonrnement singulier, le terme de "convulsion" qui caractérisait jusque la le syrnpt6rne rnorbide se rnet a signifier la rnanifestation visible et positive du processus de guérison l29. »

D'aoút 1731 ajanvier 1732, ce sont quelque deux cents cas de convulsions quí sont enregistrés. L' agitation, les cris des convul­sionnaires, les débordements hysLériques, sans oublier les exploi­tations charlatanesques deviennent si préoccupants que, le 29 jan­vier 1732, le cimetiere est interdit d' acces par ordonnance du roi. Un parisien anonyme affichera le 1endemain sur la grille d' entrée ce distique, révélateur de l' état d' esprit du moment :

« De par le Roy défense aDieu de faire miracle en ce lieu 130. »

Le phénomene ne s' arrete pas pour autant mais va prendre une tout autre forme:

«Avec la fenneture du cimetiere, les convulsions changent de nature. Les corps se replient sur eux-memes, se raidissent, se contractent violemment, comme si a la persécution dans la cité devait correspondre un corps assiégé, appelant un secours du dehors. Les convulsions cessenl en effet d' etre guérissantes : elles étouffenl al! contraire les convulsionnaires qui appellent a l'aide. Les assis­tants se rnettent en devoir de détendre les musc!es crispés en tiranl ou en pressant les rnembres atteiuts. On nomme cetLe pratique les secours. Une force prodigieuse se manifeste dans les corps dont les contractures résislent aux tiraillements et aux pressions les plus violentes 1>1. »

A nOl1veau une ordonnance royale proml1lguée en février 1733 tente d' endiguer le mouvement en interdisant l' exhibition publique ou privée des convulsions. lssus pour l'essentiel de couches popu­laires moyennes (artisans, petits commen;ants, domestiques ...) quelque deux cent cinquante convulsionnaires seront embastillés, la plupart pour peu de temps. Une douzaine d'entre eux passeront quand meme plus de dix ans a la Bastille. Carré de Montgeron,

j 29. /bidem, p. 103. 130. /bidem, p. 112. 131. /bidem, p. J16.

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conseiller au Parlement de París, apologiste et historien du mou­veJUent, mourra en prison au Lerme de dix-sept années d'enferme­

J1lent.l,oin de s'atténuer, ce qu'il faut bien appeler le symptome cOl1vulsionnaire va vite prendre au contraire une tournure paroxys­tique: les convulsions deviennent de plus en plns dramatiques, dans lOuS les sens du terme, notamment son sens théatral, entraínant ce qll'on a appelé les secours «meurtríers ». Tendant toujours plus afig les supplices des martyrs, les convulsionnaires suscitent

urerdes secours de plus en plus violents dans une logique de suren­

chere: «Plus les coups deviennent violents, les secours "meurtriers",

plus la résistance corporelle des convulsionnaires prouve le secours

de la grace efficace 132. »

Sont alors donnés aux convulsionnaires des coups de buche ou de pierre spécialement faS(onnées a cet effet, puis des coups d'épée. 11s restent insensibles sous les coups et les épées se plient sur la contracture des muscles. Puis les épées percent les chairs faisant jaillir le sang, mais «ne pénetrent qu'a la profondeur d'un pouce ou deux, une main invisible les empechant d'aller plus avant, quel­que fort que fut la pulsion m .» Ce sont alo1's des pratiques hallu­cinantes qui se développent: multiples incisions sur le corps, celui-ci devenant en quelque sorte Table sacrée sur laquelle le stylet inscrit la Loi en leures de sang, ainsi qu'en témoigne ce récit des

convulsions de Catherine Turpin : / « 22 novembre : 2000 lardements d'épée. [...] Elle appelle cela

Ecrire sur son corps qui sert de Table. pour le sang qui en sort, elle dit que ce son! des récompenses.

IC' décembre: 1000 coups d'épée environ autant de coups de buchette. La buche uc pouvait lui suffire mais pour l'épée qui la soulageait bien davantage, elle la baisait et la caressait comme quel­que chose qu'un enfant airnerail beaucOup. [...] Elle a diL: "que Dieu se choisira les enfants qui se retireront dans des coins el qui sentiront la tous les coups que l' on porte a notre bonne mere

l'Église 134." »

Ultime étape, la convulsion fLgure explicitement la crucifixion, aboutissement de l' identification recherchée dans ces manifesta­

tions :

132. /bidem, p. 118. 133. Témoignage de Le Paige, cité Ibidem, p. 143. 134 Cité Ibidem, p. J44

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1

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« eette COurse du sens apres l'exces du corps, cette escalade explicative des manifestations corporelles se figent Sur la croix qui devrail sceller la rencontre de la figure et du sens. Les convulsioll_ naires tentent d'annuler la représentation dans l'action, l'image dans la réalité du crucifiement. Se crucifier devient une activité suffisante en elle-meme, l'acte qui parle tout seul l35 . »

Le réel du corps va des lors occuper tout le champ évacuanttollte représentation et figuration signifiante :

« ... il n'y a que du sang, du pus, des plaies ouvertes et bour­souflées. II y a aussi la mOlt tres réel1e de la Nisette dans d'hor­ribles convulsions d'agonie accompagnées de vomissements verts, exactement a la fin d'une neuvaine de crucifiements pour le roi qu'elle Sent tres menacé I Une vingtaine de convulsionnaires sont régulierement crucifiés de 1758 a la veille de la Révolution fran­~aise 136... »

Le phénomene se résorbera brusquement a la Révolution. Comme si eelle-ei constituait par elle-meme une eonvulsion géné­ralisée rendant caduques ou superflus les sacüfices de quelques individualités qui font des lors a posteriori figure d'avant-garde du mouvement a venir. Certaines «prophéties », certaines impréca­tions eonvulsionnaires, meme si elle ne prennent tout ¡eur sens que dans l'apres-coup de l'événement étayent d'aiJleurs cette idée •

137Une avant-garde au demeurant pas si restreinte que cela: cent seize miracles avaient été répertoriés offieiellement, entre 1728 et 1735, sur la tombe du di acre Paris. Quant au nombre des convu1sionnaires et des « secouristes », Carré de Montgerol1 parle dans Son mémoire, daté de 1745, de cinq a six eents convulsionnaires reeevant les secours violents et de trois aquatre mille assistants 138. Catherine Maire pour sa part en a reeensé plus de six eems.

Sans entrer dans la critique de la «convulsion des interpréta­tions », selon l'expression de C. Maire, de ce phénomene social, nous nous eontenterons de le considérer ieí comme un symptóme particulierement révélateur des enjeux de la eastration symbolique, c' esHt-dire, pour schématiser, du rapport a la fois de violenee et de jouissance que l' emprise du langage exerce Sur le corps. Cornme nous l'avons vu, la question de la voix est logée au ereur de eette opération fondatrice du sujet parlant, social et poli tique. Certains

135. lbidem, p. ]45. 136. lbidem, p. j 46.

j 37. Ainsi eeHes de sceur Dorothée en 1750: «Monarque impie, tes jours SOIlleomptés... ».

138. Voir lbidem, p. 130.

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groupes sociaux, a celtaines périodes, viennent occuper le devant de la scene dans les remaniements entraí'nés par l' évolution sociale et politique d'une société. Ils se font alors a la fois les acteurs et les révélateurs des transfonnations en cours, les manifestant en clair et en chair, si 1'on peut elire, sous nos yeux. Tel nous semble avoir été le role joué par les jansénistes en France pendant ce siecle. Parti de l'élaboration initiale de Port-royal établissant la domination absolue, voire totalitaire, du verbe et du signifiant voila que le jansénisme vient signifier, jusqu'a l'obscénité, que le corps orga­nique, la « vie nue », corrune le corps social, sont 1'enjeu, ala fois de la poli tique et du sacré. Apres avoir participé de la sublimation du verbe, voila que par les convulsions, les marques sur la chair, 1'incision des corps jusqu'a 1'os, le ravalement du corps jusqu'en sa limite de déchet, les jansénistes nous signifient la part de vio­lence et de souffrance que comporte eette opération, pourtant civi­lisatrice, qui fait de l'horrune un etre parlant, et par conséquent, un erre poli tique.

Les convulsionnaires quí allaient jusqu'a manger Le nouveau testament, nous révélaient également comment en cette affaire, c'est toute la problématique de l'identification ala figure de l'Autre souverain qui se trouve mobilisée. En faisant corps avec le Christ supplicié, les convulsionnaires remettent littéralement en scene la problématique de ['homo sacer cornme si au crépuscule de la monarchie sacrée, et a l'aube de temps nouveaux, s' avérait néces­saire une réinscription du sacré dans son expression la plus origi­nelle, touchant au rapport entre le corps organique et la transcen­dance absolue. Nous nous retrouvons en effet, mutatis mutandis, au mitan du siecle, dans une situation qui n'est pas sans rappeler celle de la plebe, apres la sécession de l' Aventin en -494, lorsque celle-ci intégra enfin le jeu politique dont jusqu'aprésent elle était exclue, grace a la sacralisation du tribun qui en incarnait la voix. La Révolution fran<;aise ne s'y est d' ailleurs pas trompée, qui mul­tiplia les références romaines tant dans son discours, que dans la nature des institutions qu'elle mit en place.

Avec la manifestation convulsionnaire, la encore, c'est bien un peuple comme tel qui, a nouveau, semble ainsi lui-merne, se « resacraliser » mystiquement en quelque sorte par l' identification convuisionnaire au corps du Christ crucifié. Catherine Maire sou­ligne en effet combien : ...

« _.. l' un des caracteres originaux du phénomene [...) c'est la masse considérable de documents en pre:rn.iere personne, de propas

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soigneusement consignés qu'il nous a légués. La voix vive des convulsionnaires est légion 139... »

Ce sont de fait des centaines de milliers de pages manuscrites qui consignent témoignages, suppliques, prieres, non pas tant daos une « prise de parale » du peuple que dans une véritable « prise de voix », un « cri de la foi » ou se condenses l'expression aussi bien des aspirations que des souffrances, tout ala fois privées, sociales, politiques et sacrées. Nous disons bien « sacrées » et non pas reli­gieuses car nous nous trouvons bien effeetivement aeette époque a... :

« '" nn point d'inflexion de l'histoire du corps comrne véhicule du sacré ; ligne de pa11age aussi entre rellgion et politique ? [...J On est au moment précis, la encore OU l'alliage va se défaire. La poli­tique, bientOt, n'aura plus besoin du veternent religieux \40... »

Ou vetement religieux, certes ! Mais de son ancrage au sacré, elle est loin encore de s'en débalTasser ! Et c'est Sur la vox populi que va s'ancrer le nouveau pouvoir révolutionnaire, une vox populi qu'i! conviendrait sans doute mieux maintenant d'appeler vox sacra plutot que vox Dei. Dieu s'étant éloigné au point d'en etre devenu absent, n'étant plus audible - enseignement majeur des jansénístes - que par la médiation de la vox populi, ce n'est plus en effet a proprement parler d'une légitimation par identification aOieu dont iI est question dans la locution vox populi, vox Dei, rnais d'une idéalisation de la vox populi : une sacralisation de la voix du peuple.

Or cette voix sacrée originelle et fondatrice, une convulsionnaire juive de Lyon va finir par la faire émerger explieitement dans son discours mystique. Elle met ainsi au jour « en clair » la probléma­tique de la voix teIle que le jansénisrne l' avait travailIée _ de fa~on détoumée - en la prenant soit « en creux », dans son effacement derriere le verbe, COrmne dans la grammaire de Port-Royal et son travail sur le texte, 1'écriture, et la logique, soit atravers le « scan­dale du COlpS parlant », exhibé par les convulsionnaires. Cette mise en évidence est tardive, rnais nous constatons que ce sont souvent dans les manifestations les plus tardives, voire résiduelles, de tel ou tel phénomene social que les enjeux inconscients qu'ils com­portaient finissent par se révéler sans masque, dépouilIés au maxi­mum de Jeurs habillages imaginaires. Nous I'avions déja noté a propos de l'histoire de l'opéra qui attendit le XX' siecle et le Saint­Franrois d'Assise d'Olivier Messiaen, pour mettre en scene, «en

139. Ibidem, p. lR3, souligné par nous. 140. Ibidem, p. 249.

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chair et en os », si l' on peut dire, l'ange, dont nous avons montré aquel point la figure structurait imaginairement tout le dispositif de l'opéra des ses origines. Un xx- siecle qu' il faIlut attendre éga­lement pour que la problématique fondamentale de l'opéra, le rap­port parole - musique, devienne le theme meme d'un opéra, le Capriccio de Richard Strauss 141. Cest un peu la meme chose qui se passe avec cette véritable théologie mystique de la voix et du cri, proclarnée en plein milieu du XIX- siecle par sreur Isaac lajuive. convulsionnaire janséniste de Lyon.

« LA NATIVITÉ DE LA PAROLE »

Les manifestations convulsionnaires se résorberent dans la Révo­Iution, avons-nous dit. Ce n'est pas tout a fait exact: plusieurs soubresauts agíterent encore le début du XIX" siecle, et plusieurs foyers subsisterent encare jusqu'au milieu de ce siecle, notamment dans les régions les plus réfractaires d'abord ala Constitution civile du clergé ínstaurée par la Révolution, puis a la signature du Concor­dat signé en 1801 entre Bonapalte et le pape Pie VII. C' est dans la région lyonnaise (Ain, Lyonnais, Máconnais, région stéphanoise) que ces survivances furent les plus actives 142. C'est dans ce contexte régional et politique que l'on vit Félicité Boussin, dite sa:ur Isaac, juive convertie, prendre en charge un réseau de convulsionnaires a Lyon jusque dans les années 1840.

«Au cornmencement n'était pas le verbe, dit fsaac. Au commen­cement était le cri 143, »

Sreur Isaac nous présente en effet dans ses propos convulsion­naires une rnystique de la voix, en tant que celle-ci est « nativité de la parole », selon I'expression de Daniel Vidal, une mystíque de la voix qui serait fondatrice a la fois de la paroJe et du salut du peuple chrétien. Mais un peuple chrétien que le peupJe juif viendrait régénérer, le peuple juif s'en trouvant du meme mouvement racheté. Par cette sorte de double rédemption réciproque entre Juifs et chrétiens, e'est d'une refondation du peuple de Dieu comme tel

141. Si ron exceple l'reuvrette de Salieri, Prima la musica e poi le parole (1786).

142. Un foyer comptant que!ques centaines de fideles subsiste d'ailleurs encore de nos jours dans une commune des envírons irnrnédiats de Saínt-Etíenne. Voir CHANTIN .fean-Pien-e, Les amis de I 'ceuvre de la Vérilé, Presses Universitaires de Lyon, 1998.

143. VIDAL Daniel, La Morte-Raison, Isaac la juive, Convulsiollnaire jansé­niste de Lyon, Grenoble, Jérorne MilJion, 1994, p. 116.

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Page 145: voix vox dei (1)

qu' Isaac la juive nous parle, dans la lignée de la thématique constarrunent énoncée également par le figurisme janséniste: la conversion du peuple juif. Et aux origines de cette refondation d'un peuple, sceur Isaac entend un cri, une multitude de cris memeo

«J'entendais un cri d'appel se prolonger dans tout l'atmosphere, ah, ah, voici le feu de Dieu qui s'approche, voici la lumiere d'alpha l 4-'i. »

Nous ne serons nullement étonné de retrouver ici intégralement la thématique de la voix corrune [eu, caractéristique de l' approche mystique de la voix 145 :

« Ses cris sont du feu, sa parole est brfrlante 146 0 » «TI ne sera plus désormais de parole qui ne dira d'abord ceci :

cette f1arnme ravageuse, qui tord les mots, les fond el les clisperse, pour les mieux disposer en la nervure intime du peuple restauré. "Une voix a crié: abaissez-vous et soyez attentifs. En meme temps tout l'atmosphere s'est troLlvé illuminé par les feux ardents qui partirent de tmis globes" [.. .]. S~ur Isaac dit l'enfantement de la parole l47• » Oo'

oo. Et, ajouterons-nous, de 1'enfantement d'un peuple sinon nou­veau en tout cas «restauré ». Dans cette extraordinaire expression mystique d'un fondement vocal saCIé du lien social, pour reprendre une formulation sociologique, nous ne serons pas surpris non plus de retrouver intégralement la problématique de la voix et du nom de Dieuo Sceur Isaac se livre en effet aun étonnant travail apartir d'une étrange déclinaison sans fin des noms de Díeu, véritable théorie, dans tous les senS du terme, des vocables divins :

« Alpha ! Alpha ! voix innombrables qui louent ['etre infinio »

Alphaal, Alphaaal, Alphaaals, Alphaas, «la voix de l'enfant­Dieu », Alphalaos, Allaa, Allaa"i, Allaas et ainsi de suiteooo Chacun de ces noms, chacune de ces exclamations, « expansion infinie de cette voix de Dieu, [o .. ] extension infinie de son nom, en quoi toute parole avenir se résorbe d'emblée l48 », suscitant de la part de sceur Isaac récits et commentaires mystiques. La voix, le cri fondateur se diffracte ainsi sur plus d'une centaine de variations ou le lecteur, en se reportant ala superbe étude de Daniel Vidal, retrouvera dans

144. Cité lbidem, p. 1170 145 Voir po 157. 146. Cité lbidem, p. r IS. 147.lbidem, p. 119. 14S.lbidem, p. 130.

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son expression mystique tous les aspects de la tension irréductible entre le verbe et la voix que ces pages ont maintes fois illustrée. Il y retrouvera enfin comment, dans la pure logique janséniste, pour qu'un peuple puisse énoncer sa propre parole il doit en reléguer la voix fondatrice dans un au-dela silencieux :

« Si les tribus d'IsraeI doivent accomplir kur parole, alors il faut que le verbe de Dieu, son nom, sa référence demenrent au versant des choses innommables. f....] A la fabrique du nom de la divinité, qui est S3 mise en catastrophe, correspond le frayage de la parole

pour toute tribu, ponr tout sujet, pour tout autrui 149. »

Se trouve ainsi condensé dans cet ultime discours, ou plutot cette ultime convulsion mystique, tout le parcours janséniste sur les rapports entre la voix de Dieu et la voix du peuple, le peuple d'Israel étant ici pensé comme le paradigme meme du peuple.

Le jansénisme semble ainsi avoir fonctionné comme l'athanor, le four alchirnique idéologique ou s' accomplit une double trans­formation. Une opération de fission tout d' abord, dissociant au sein de la vox regis, d'une part, la vox Dei, renvoyée dans une trans­cendance aussi absolue que si1encieuse, et d'autre part, la vox pop~tli, arrachée a sa seule fonction rituelle de légitimation de la vox regis pour gagner sa propre sacralisation. Une énergie nouvelle s'en trouva libérée, énergie proprement pulsionnelle, au sens le plus strict que la psychanalyse donne ace mot, préparant l'émer­gence effective de la vox populi, au sens le plus acoustique du terme, telle que nous l' entendrons jaillir lors de la Révolution, sous de multiples accents, cris, chansons, hymnes, proclamations, slo­gans poli tiques de toutes sortes.

Mais aussi - deuxieme opération - et dans le meme temps : une fonction de régulation de cette énergie pulsionnelle, par le rappel constant des lois du verbe et de la parale pour structurer le sujet, comme le groupe social, et permettre que le peuple ne se contente pas de jeter son cri dans l' affirmation de son identité et de son exis­tence mais puisse prendre - ou reprendre - parole et souveraineté.

Certes le jansénisme ne fut pas le seul lieu ou s' élaborerent ces transformationso Apres avoir été pendant longtemps ignoré corrune acteur de ces évolutions, il ne saurait en etre envisagé comme le seul maítre d' ceuvre. La philosophie des Lumieres, les déterrninations politiques au sens étroit du terme, (circonstances socio-éconorni­ques, jeux contradictoires d'intérets .. o) ont bien évidemmentjoué le role qu' on leUT reconnaít depllis longtempso Un role qui, d' ailleurs,

149 lbidem, p. 163.

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n 'est pas indépendant de celui des jansénistes, conune le montre Monique Cottret dans son ouvrage Jansénismes el Lumieres. IJ n'empeche que sur le terrain tres spécifique des enjeux politiques de la voix sur 1equel nous nous centrons ici, I'ceuvre janséniste, de par ses origines augustiniennes, de par ses préoccupations situées aux articulations entre corps et langage, politique et sacré, nous parait avoir constitué le passage obligé permettant ala société fran~aise du XVill' siecIe, de franchir le pas gu'elle accomplit en donnant, Oil en redonnant, au peuple une voix, conune la querelle entre opéra fran­~ais et italien nous I'avait également signifié, au meme moment, sur la scene gui est lui est propre, et dont nous avons vu les affinités secretes avec la scene politique astrictement parlero

VOIX ET VOTE

Nous ne saurions toutefois concIure ce travail sans dire un mot de 1'ultime phase caractérisant la maítrise de la voix dans ses enjeux aussi bien politiques que pulsionnels : sa transmutation en vote, sa « pluralisation » en « voix », celles que comptent, avec anxiété, lescandidats au soir d'une élection.

Une remarque liminaire s'impose ici. S'il est naturel pour le lecteur francophone de parler de « voix », apropos des suffrages comptabilisés par les scrutateurs, les soirs d' élection, I'usage du mot «voix» en ce sens n'est nullement généralisé a toutes les langues. D'ailleurs, meme en fran~ais, I'usage en ce sens précis ne date, selon le Dictionnaire Historique de la Langue Franraüe CRobert) que du xvrre siecIe - conune par hasard - dans le prolon­gement de l'expression «avoir voix au chapitre ». Meme si, ainsi gue nous l'avons vu, cette acception dans le sens de « vote », avait été précédée des le IX' siecle, témoin justement I'expression vox populi, d'un usage qui n'était pas sans rappOIt avec l'expression d'un suffrage, ou d'une opinion, mais ne signifiait pas «vote» ou « suffrage» a strictement parlero Signalons également, toujours a partir du XVII' siecle, I'emploi du mot «vocal Ce) », substantif ou adjectif, pour désigner dans les communautés religieuses, ceux ou celles qui avaient le droit de suffrage, notanunent pour I'éIection du Pere ou de la Mere supérieure. Les « vocales» ou les « sc:eurs vocales» n' étaient pas les moniales habilitées a chanter l' office, mais ceI1es qui avaient le droit de participer al'élection de la Mere supérieure !

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Toutes les langues, done, n'emploient pas le mot « voix » en ce sens. II n'est pas sans intéret d'effectuer un relevé de celles qui I'utilisent dans cette acception. Car l'usage que fait une langue d'un mot est souvent révélateur du rapport que la culture du groupe social qui parle cette langue entretient avec le concept, ou la chose qu'il désigne. Nous nous sornmes done livré aun petit recensement portant sur vingt-quatre langues, (parlées bien entendu dans des pays ou existe une pratique électorale quelconque bien établie) : allemand, anglais, arabe, basque, breton, catalan, chinois, croate, espagnol Ccastillan), finnois, fran~ais, grec, hébreu (moderne), hon­grois, italien, japonais, néerlandais, polonais, portugaís, roumain, russe, suédois, tcheque, turco

II ressort de cette petite étude que sur ces vingt-quatre langues, douze emploient aussi dans le sens de « vote» le mot correspondant a « voíx » dans chacune de ces Iangues. Globalement, ce sont les langues gerrnaniques, a I' exception de ]' anglais, et slaves. Ces langues recourent de plus ala racine « voix » (stimme, par exemple, dans son occurrence allemande), également pour construire le verbe correspondant a « voter » (cornme en allemand: stimmen, voter). Cornme si en fran~ais on disait « voiser» pour « voter »

Hors des langues slaves et gerrnaniques on trouve cet usage en fran~ais, breton, basque, finnois et en hébreu. Le fran~aís et I'anglais sont curieusement l'un et l'autre en situation d'exception par rapport a leur famille linguistigue d'origine: le fran~ais en adoptant l' usage germanique fait exception ala sphere latine qui n' a pas cet emploi (a notre grande surprise compte tenu des nombreuses références ala latinité de notre recherche sur la « voix politique »). L'anglais, de son coté, en utilisant le mot d'origine latine «vote », fait exception a la sphere linguistique anglo-saxonne. Il convient d' ailleurs ici de rapporter la curieuse histoíre du mot fran~ais

«vote ». C'est en effet, toujours selon le Dictionnaire Historique de la Langue Franr;;aise, par emprunt al' anglais que ce mot, pourtant d'origine latine, a intégré le fran~ais, et apartir du XVIII" siecle seu­lement. Remarquons au passage que malgré sa proximité apparente avec «voix» (latin: vox), le mot «vote» (latin: votum, ayant donné le fran~ais « vceu ») ne semble pas pouvoir etre déIivé de la meme racine, sauf si les racines indo-européennes des deux mots votum et vox peuvent elles-memes etre apparentées (respectivement vagMt, signifiant demande adressée a la divinité et vac signifiant « voix » aproprement parler, déifiée, nous l' avons vu, a travers la déesse Yac) Remarquons toutefois au passage, que dans leurs origi­nes étymologíques, les mots « voix » et «vote» relevent 1'un et l' autre du registre religieux.

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L'exception du breton s'explique vraisemblablement par la contamination du franfais : le mot « voix» en breton, « mouez » ou «mouezh », n'est autre en effet qu'une transposition du mot franfais dans sa prononciation ancienne : la « "vouez" du "Roué" », par exemple, (<< la voix du Roi» aprononcer en roulant le «r »). Le breton se calque sur le franfais également pour le verbe « voti », « voter », reprenant cette fois la racine «vot ». Au contraire du franfais, il recourt toutefois a la racine «mouez» pour signifier «électorat» (mouezerez I50). Cette hypothese de l'influence de la langue dominante est d' ailleurs appuyée par l' exemple du basque pour lequel ]'emploi de « voix » au sens de « vote» se limite au Pays Basque franfaisl51. Le finnois, bien que n'appartenant pas au groupe des langues germaniques, en reprend cependant le principe puisque la racine «voix» (ddni) se retrouve également dans le verbe «voter» (danestdd 152).

Quant a l'hébreu, qui lui aussi compte les «voix» les soirs d'élections, contrairement aux autres langues sémitiques, peut-etre faut-il y voir l'influence du modele germanique a travers le yiddish, tres présent chez ceux qui en ont réintroduit l'usage ? L'étude reste a faire sur ce point.

Cette petite enquete n'a d'autres prétentions qu'indicatives et mériterait que des spécialistes la prolongent, dans une articulation avec les données anthropologiques sur la culture et les coutumes des peuples parlant ces langues. Est-ce, par exemple, la modalité vocale de désignation des chefs des tribus germaniques qui serait a l' origine de l'usage expressément politique du mot voix dans les langues de cette famille ? Ne serait-ce pas, autre exemple, le pas­sage relativement rapide a l 'inscription qui, selon les modalités latines de désignation des tribuns, aurait évacué « voix » pour signi­fier le « vote» ? Nous en sommes bien sur réduit aux hypotheses les plus hasardeuses. Retenons toutefois de cette petite histoire linguistique de voix et de vote, combien elle met en évidence la particularité de la relation triangulaire, au regard de cette question, entre les trois langues, anglais, franfais, allemand. Ne nous parle­t-elle pas d'une latinité de l' AngleteITe plus marquée qu'on ne le pense souvent, et d'une germanité de la France plus profonde que

150. Cette transposition est attestée des 1464 dans le Catholicon (le plus anejen diccjonnaire breton-franqais-Iatin). Je tiens iei a remereier vivement M. Fanch Broudie, responsable des émissions en langne bretonne de France 3 Ouest, pour la qualité des renseignements fournis.

151. Selon Jon Cazenave, (Voir p. 30) consulté sur cette question et qne je remereie vivement également.

152. Merci aDaniel Falck pour ses informations sur le finnois.

certains ne le voudraient ! L'histoire, pour le moins heurtée et contrastée, des rapports entre ces trois peuples, n'en porte-t-elle pas, d'ail1eurs, elle aussi, témoignage ?

Mais revenons au cours principal de nos propos concernant la signification de cette transformation de «la» voix en «voix» é1ectorales. La voix comrne telle, nous l' avons vu, peut mobiliser des énergies pulsionnelles aussi incontrolables que destructrices. Il convient des lors de les canaliser, de les maitriser pour en éviter le déchainement. Cest la fonction - en tout cas c'est notre hypothese _ des modalités démocratiques de l'élection : en assurer le controle, pour circonscrire la pulsionnalité de la voix dans une structuration symbolique qui en définit une mesure. La comptabilisation des voix dans l'élection paracheve en effet l'exercice de la souveraineté de la voix du peuple en I'inscrivant dans un systeme symbolique, celui des nombres, qui va déconstruire en quelque sorte l'identification du peuple dans« sa» voix - avec ce qu'elle comporte de dangereux _ en une pluralité de voix, les suffrages. Processus éminemment civilisateur si I'on se rérere a la fonction, déja rappelée, que Freud attribue a la civilisation : le renoncement aux pulsions, ou tout au moins leur régulation.

Nous avons déja rencontré dans ces pages plusieurs tentatives d'inscrire la voix du peuple dans la mesure. Rappelons-nous la curieuse comptabilité des acclamations des tideles réunis pour dési­gner le successeur de saint Augustin. Rappelons-nous également comrnent le triple «Vive le Roy » proclamé par le peuple pour légitimer un nouveau roi, peut s'interpréter lui aussi, selon P.J. Salazar, dans une logique de la mesure de « la» voix du peuple. Tout le dispositif de l'élection concourt en effet a minimiser les effets d' identification liés a la composante pulsionnelle de la voix telle que nous l'avons mise en évidence. Quelle est en effet la fonction du passage rituel par l'isoloir ? Nous disons bien rituel, car il est de rigueur meme si l' électeur ne le juge pas nécessaire. Assurer le secret du vote, atin d'empecher représailles ou pressions éventuelles ? Certes ! Et c' est bien ce que disait Jean-Jacques Rous­seau comrnentant l' évolution du mode d' élection des tribuns dans la Rome antique. Mais, plus fondamentalement, la fonction de l'isoloir n'est-elle pas d'abord... d'isoler? C'est-a-dire de rompre les liens pulsionnels d'identitication qui se manifestent dans la masse physiquement rassemblée avec tous les dangers que cela peut comporter. L'isoloir n' a-t-il pas pour fonction premiere de réintroduire du {< un par un» la ou «I'Un» peut etre aisément sollicité dans les « vertiges » et les débordements dont nous avons rencontré maints exemples ? De structurer « les» voix du peuple,

301300

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pour empecher le déchafnement de « la » voix du peuple ? Dans le vote, chaque membre du groupe vient faire don, ou meme sacllfice. de sa propre voix, réduite au s.iIence d'un bulletin écrit, effacé¿ sous le signifiant du nom du candidat, en venant la déposer dans l'llrne, Un par un, apres ce passage ritue! et oblígé dans l'isoloir ou se rompt tout lien fusionnel pulsionnel tel que la désignation par accIamation vociférée, le slogan ou l'hymne le mettaient au contraire en reuvre.

VOX POPULJ-DEJ ?

C'est donc El. une véritable pacificatian de la vox populi, que Se livre la regle électorale, lui conférant ainsi sa fonction civilisauice de structuration de la société et de la politique, parachevant ainsi la longue histoire de I'idéalisation de la voix du peupIe, socIe de nos sociétés elémocratiques modernes. Longtemps la vox populi ne fut valorisée qu' au travers de la vox Dei. Sans cette cautíon divine, elle fut assimilée a la vocifération de la populace et stigmatisée Cornme expression ele toutes les vjoJences et de tous les exceso Puis vint la voix du roi, ou de l'empereur, comrne réceptacle en quelque sorte, aussi bien de la vox Dei que de la vox populi, tenant son pouvoir absolu de I'incarnation et de l'une et de I'autre. Le grand remaniement du XVIII' siecle, vint alors renverser le cours des cho­ses, et idéaliser la vox populi, pour en faire J'expression meme de la voix de Dieu, l'élevant ala dignité de voix en quelque sorte du peuple-Dieu, de voix en eIle-meme sacrée. Mais en identifiant ala voix de Diell la voix du Peuple, celle-ci y trouvait certes une légitimité, mais une légitimité encore conditionnée par la référence divine. Le risque était pris toutefois que cette légitímité perdure apres qu'en soit éliminée la caution di vine. Aussi, l'apparence d'une sacralisation de la vox populi, idéalisée par l'identification al! Dieu-Verbe, garant de l'ordre de la Parale, n'aurait-t-elle pas préparé en fait, par corollaire logique, la lai"cisation du Dieu-Verbe ? Pourquoi se référer encore a Dieu puisque l'on est Dieu ?! Dans ce cas, l'expression vox populi, VOX dei pourrait bien trahir la vérité profonde, meme si elle est inavouée, de l' reuvre janséniste : faire définitjvement le deuil d'un dieu « caché », insondable, absent ou en tout cas ajamais inaccessjble, et fonder sur terre apartir d'un cri, le «cri de la foi », un Peuple-Verbe souverain, littéralement déifié ? N'est-ce pas ce dont la Révolution Fran~aise n'a, semble­t-il, cessé de témoigner ?

,.. pilogue

En 1937, alors au crépuscule ele sa vie, Freud écrit ceci apropos du métier d' analyste :

«n semble presque cependant, qu'analyser soit le troisieme de ces métiers impossibles, clans lesquels on peut d' emblée etre sur d'un succes insuffisant. Les cleux autres, connus depuis beaucoup plus longtemps, sont éduquer et gouveruer lSJ ».

Il réunit aínsí en une trilogie les trois verbes al1emands : regieren, analysieren, erziehen: gouverner, analyser, éduquer. Il est remar­quable que dans l'exercice de ces trois métiers vouant inexorable­ment ala déception et al'insatisfaction ceux qui les pratíquent, la voix occupe une place aussí centrale que méconnue. Entierement centrée sur les díscours, polítíques, pédagogíques, analytiques, la réflexion sur ces « métiers » en ignore systématiquement la voix, le support de ces discours, alors meme qu'elle en fonde la matiere vivante ou vécue. Alors meme que, sans le savoir, chacune de ces professíons a développé dans son domaine spécifique, des usages, des dispositifs quí constítuent de vérítables théories en acte ou, ce quí en l'occurrence s'y apparente, de véritables arts, de la voix.

La sítuation de l'éducateur el de l'enseignant nécessiterait une étude entiere semblable a celle-ci, tant elle met en reuvre toutes les facettes de la voíx, depuis son pouvoir impératif jusqu'a sa dimension libídínale. Une telle étude ne tarderait sans doute pas a faire ressortir comment tous ceux quí font « professíon de voix », depuis la diva jusqu'au professeur de lycée, peuvent se retrouver dans une meme problématíque, ne serait-ce qu' a travers la souf­france, voire la pathologíe, de la voix qui souvent les accable. Pour

153. Sigmund Freud, « L'anaJyse avec fin et l'analyse sans fin» in Résultats. idées problhnes, vol. II, Paris, PUF, 1985, p. 263.

303

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ce qui est de la politique, nous venons longuement d'en traiter, nous effon;ant de montrer aquel point la voix y Occllpe une place essentielle, au sens strict du terme. Quant a la pratique analytique, travaillée, comme on le sait, par la question du siJence de l'analyste, ce n'est évidemment pas un hasard si c'est en son sein que la voix finit par y acquérir avec Lacan un statut lui conférant un pouvoir heuristique déterminant pour la compréhension des phénomcnes dans lesqllels elle est impliquée. Mais, symptome qu'il conviendrait d'intenoger, ce n'est sans doute pas un hasard non plus si la voix reste comme en suspens dans 1'enseignement de Lacan, celui-ci se contentant d'en poser le cadre théorique sans jamais le développer en détail, au contraire de ce qu'il a fait pOur 1'objet-regard auquel il consacra des séances entit~res de son séminaire.

Qu'a l'intersection de ces trois activités on retrouve la voix comme objet cornrnun n'a rien d'étonnant si 1'on considere que ehacune de ces fonctions se donne pour objectif de u'aiter aussi bien du rapport avec l' autre, que ce soit avec un « petit a » ou un « grand A », que du rapport que chacun entretient avec le langage et le corps dans ses pulsions les plus fondamentales. Certes la politique n'est pas volontiers envisagée sous ce demier angle, mais la réflexion politique, qu'elle soit récente ou antique, la encore le découvre, sous une formulation ou sous une autre, aussitót qu'elle se pose la question. N'est-ce pas déja ce que voulait nous dire Aristote, lorsqu'il fait de l'hornme un « animal politique », pour condenser la citation rappelée au début de ce travail ? D'ailleurs, il suffit de lire les journaux pour se rendre compte aquel point, en « derniere - ou en premiere - instance », la question de l' enjeu du corps est présente dans la politique, et meme de plus en plus, puisque maintenant, meme la définition de la mort releve d'une décision politique, sllite aux développements de la médecine per­mettant d' assurer la survie de fonctions biologiques, indépendam­ment de toute « vie » psychique, intersubjective et afortiori sociale.

Or, cornme nous I'avons précisé, la voix se situe a un double canefour : entre corps et langage d'une part, enu'e le sujet et l'Autre d'autre parto Il était done inéluctable qu'elle se trouve impliquée dans ces « métiers », y compris celui qlli nous a retenu ici, celui de gouverner. Le lecteur pOllITa certes avoir été surpris de découvrir, atravers le déploiemellt du concept de voix, d' objet-voix, dans son implícation poli tique, la référence ades notions inhabituelles, voire, pour certains, un tantinet sulfureuses ou obscenes, telles que pul­sion,jouissance, castration symbolique. Et pourtant l'actualité nous rappelle tous les jours cornment les hornrnes, les groupes humains, peuvent se comporter de fa<;on telle que se trouve mis hors-jeu tout

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l' appareillage de la rationalité socio-poli tique habituelle. Notam­ment dans toutes ces situations ou l'humain semble faire le choix politique de la mort plut6t que de la vie, de la souffrance plutót que du bien-etre. La notion de « barbarie» est alors régulierement convoquée, comme concept bouche-u'ou destiné a colmater la béance de « 1'inexplicable» et de « l'irrationnel ».

C'est que 1'homme, meme pris dans le social, n'est pas déterminé par les seuls facteurs socio-historico-économico-politiques sur les­quels se fondent la plupart des analyses politiques et sociologiques. L'homme, le citoyen, le «sujet », n'est pas seulement le sujet de l'histoire, celle de son pays conune celle de son groupe social, le sujet de tel ou tel bon ou mauvais souverain, le sujet de tel ou tel systeme économique, famellx et étemel «sujet de mécontente­ment» dont parle l'humoriste I.S4 (qui dans le fond, sans le savoir, ne faisait que formuler a sa maniere la pensée de Freud sur I'iné­luctable insatisfaction résultant de l' acte de gouvemer !). Non, l'homme est aussi sujet de 1'inconscienL

Et c'est bien ce que nous rappelIe Lacan dans une de ces for­mules a l'emporte-piece dont il était coutumier :

« Je ne dis meme pas la politique, c'est l'inconscient, mais tout simplement l'inconscient, c'est la politique 155. »

On peut comprendre cette formule par diverses entrées 156. Pour notre part nous l'aborderons en la rapprochant d'un autre de ses aphorismes, d'apparence tout aussi énigmatique :

« L'inconscient c'est le discours de l'Autre 157.»

Par ce type de formule, se u'ouve disqualifiée l' expression habi­tuelle du discours commun, source de tant de malentendus, qui parle de « J'inconscient du sujet », comme si l'inconscient était une sorte de moteur secret enfoui all fond de chaque individu pour en tirer les ficelles.

Situant au contraire dans une extériorité au sujet I'ensemble des déterminations inconscientes qui l'affectent, transmises pour une large part a travers le langage dont l' Autre est le lieu, cette forrou­

a France compte quarante-cinq millions de sU.tets, sans compter les sujets de mécoolenternent ! »

155. Jacques Lacan, La logique dufanlasme, sérninaire inédit, séance du 10 mai 1967. Cité in Michel Plon «De la poJiLique dans Le Malaise, au rnalaise de la poli tique » in LE RIDER J., PLON M., RAULET G., REY-FLAUD R, AutOllT du Malaise dans la culture de Freud, Paris, PUF, 1998, p. 133.

156. Voir Ibidem., pp. 119-154. 157. LACAN Jacques, Écrits, Le Seuil, Paris, 1966, p. 379.

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lation nous pennet de comprendre cornment le sujet peut devenir au sens strict de Lacan, sujet de la poli tique, puisque c'est tout un réseau de signiflants fondamentaux quí se trouve transmis au sujet, atravers la poli tique. Et en premier lieu bien entendu le réseau qui lui signifie son rapport d'assujettissement a l'Autre souverain.

On pourrait dire apeu pres la meme chose de 1'histoire et para­phraser Lacan en disant : J'inconscient c'est l'histoire. Ce qui per­mettrait, nous semble-t-il, de répondre a la déflance des historiens vis-a-vis de la psychanalyse. Déflance, il faut bien le dire, justifiée par certaines conceptions des rapports entre psychanalyse et his­toire. Bien souvent, en effet, c'est par une pseudo psychanalyse des acteurs de 1'histoire, que l'on fait intervenir la théorie de l' inconscient dans la recherche historique. C' est ainsi par exemple que l' on a tenté de comprendre Hitler et son action par les cOIlsé­quences de l'éducation qu'il aurait re<;ue, telles que la psychanalyse pourrait les inférer a partir des quelques données que nous avons sur la question 158. Certes un analyste peut tirer certaines conclu­sions sur les racines des troubles de son patient apartir du matériel que celui-ci lui foumit sur son éducation. Mais ces eonclusions ne sont valides que dans les conditions strictes du travail d'élaboration mené par ce patient avec son analyste. Meme si nous disposons de quelques documents historiques précis sur les rapports entretenus par Hitler avec son pere et sa mere et le type d'éducation re<;ue, cela ne peut en aucun cas soutenir une interprétation psychanaly­tique valable. Et d'ailleurs, meme si c'était le cas, cela n'apporterait strictement rien a la compréhension du phénomene nazi, sociale­ment inscri t dans l'histoire de la fayon que l'on sait dans une multiplicité des déterrninations que l'on est loin d' avoir étudiées exhaustivement. Mais récuser, cornme nous le faisons, ce type d' approche, ne conduit pas a récuser l'intervention dans l' histoire, ou la sociologie, de facteurs relevant de la théorie de l'inconscient. Comment meme au fond concevoir une sociologie, une histoire, qui écarterait de son investigation le sujet, et notamment le sujet de l'inconscient? Comment établir une « science» de 1'hornme qui en ignorerait délibérément, une composante aussi détermi­nante?

Pour ce qui est de notre démarche iei, le sujet, si l'on peut dire qu' il se déduit de l'organisation culturelle, en retour, par son acti­vité meme, affecte celle-ci, et contribue a son remaniement per­manent. Ce mouvement est au cceur de la production du social et

158. Voir la revue de questions portant sur ee type d'approehes in ROSEN­BAUM Ron, Pourquoi Hitler, Paris, l.e. Lattes, 1998.

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de ses transfonnations, dans une logique historique qui se déeouvre donc comme une logique qui n'exclut pas le sujet de l'inconscient. e est ainsi par exemple que ce qu' on appelle le « charisme », de tel ou tel leader politique, n'est jamais que l'intersection, a un moment historique donné, entre une problématique sociale, y eom­ l'll" pris dans ses composantes inconscientes, et la problématique sub­jective d'un sujet déja d'ailleurs lui-meme largement structuré par la précédente. Mais c'est une intersection dynamique, si l'on peut 1 dire, dans la mesure ou l'interaction entre les deux problématiques 1\\1 va les modifler l' une et l' autre 159.

D' autant plus que, comme Freud n'a cessé de le réaffirmer dans ses derniers écrits, la culture, la civilisation, bref le social, est en \llcharge, non seulement de transnllSsion, mais aussi d'élaboration de cette « batterie » de signifiants strueturant nombre de compor­ Il tements du sujet, tant dans sa subjectivité que dans sa socialité. ~ ' C' est bien pourquoi parler d'« inconscient collectif » eonstitue soit I un pléonasme, soit un contresens, si on veut distinguer par la un •

Iinconscient «collectif» d'un inconscient qui ne le serait paso Or 1

¡Ittce travail d' élaboration ne concerne pas seulement les attitudes, les ~ fonnations idéologiques, les « mentalités », bref, tout ce que Pierre Bourdieu désigne sous le nom « d' habitus », il vise également, voire d' abord, tout ce qui releve du pulsionnel en vertu de ce sur quoi Freud insiste avec force dans Malaise dans la culture: le socle meme, «dans une large mesure », de la «culture», de la civilisation, c' est précisément le renoncement pulsionnel. D' ou le

constat qu' il souligne : « Ce "renoncement culturel" régit le vaste domaine des rapports

sociaux entre humains, et nous savons déja qu' en lui réside la cause l60 de l'hostilité contre laquelle toutes les civilisations ont a lUlter . »

Hostilité pouvant aller jusqu'a mettre en péril la civilisation elle-meme. n ne fallt donc nullement s'étonner de voir périodique­ment le social reculer devant cet effort de renoncement et s' aban­donner a un déchalnement d' autant plus violent que la régulation civilisatrice a été plus contraignante. Nous en avons vu un exemple dans ces pages avec l'oscillation janséniste entre « verbe et voix».

159. C'est pourquoi par exemple, est sans objet la question de savoir si e'es! Hitler qui est a \'origine du nazisme eompte tenu de sa stlUeture psyehique ou si ee sont les eonditions présidant a l' avenement de l'idéologie naz.ie qui ont produit

Hitler.t60. FRElID Sigmund, Malaise dans la civilisation, traduit de l'allemand Dase

Umbehagm in der Kultur, (1929), par Ch. el l. Odier, Paris, PUF, g édition, 1983,

p.47.

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Cette approche de la question préserve du coup, pour rester dan~

l'exemple du jansénisme, la pertinence de la nohon d'hystérie a propos du phénomene convulsionnaire, non pas dans le sens ou les convulsionnaires seraient des «hystériques », des « malades » affectés d'un meme mal étrange, ancré dans 1'histoire individuelle de chacun et qui se réuniraient, formant ainsi épidémie et phéno­mene social, mais dans le sens OU, aun moment donné, une struc­turation du social y compris dans sa modalité de régulation du pulsionnel, en vient a susciter dans le corps et le psychisme de nombre des sujets qui le composent une réaction se sympt6matisant selon la modalité dite hystérique.

Ce qui nous permet de nous recentrer, pour conclure, sur la question qui nous occupe ici, asavoir la voix dans ses implications sociales et politiques. Car la voix, en tant gu'elle tend toujours a s' attaquer au signiiiant sauf ase résoudre an' en etre que la servante effacée, est bien entendu et fort logiquement - la clinique analyti­que ne cesse de l'attester - un objet privilégié du sympt6me hys­térique caractérisé par l'amour et l' élévation de la figure du maítre, pere, Dieu ou souverain ... , que l'on entreprend par ailleurs de rabaisser.

Cest ce qui confere a la voix en tant qu'objet pulsionnel, sa position d 'ambivalence pem1anente nécessitant pour la maltriser une attention si particuliere de la part des appareils, tant religieux que po1itiques, en charge de la cohésion de l'ordre social. Ouvrage subtil de régu1ation aremettre sans cesse sur le métier, en vertu de la dynamique bien connue qui fait que tout interdit suscite trans­gression, cel1e-ci appe1ant aussitót, par contrecoup, mesure de nor­malisation. Il en est ainsi pour la voix du peuple. On ne saurait l'invoquer trop sans risquer d'en libérer le pouvoir de destruction. Mais on ne saurait non plus la réduire au silence sans détruire ce qui permet a la parole de circuler, et donc a un peuple de vivre. Par ce « tais-toi ~ » adressé ala voix du peup1e, nous ne visons pas seu1ement l' oppression des dictatures fascistes, (nous avons meme vu, au contraire, cornment elle pouvait parfois la convoquer dans toute sa puissance meurtriere), mais aussi tout ce qui, dans les systemes les plus démocratiques tend as'y substituer. Qu'est donc la pratique des sondages d' opinion sinon l'une de ces modaJités « douces » par lesquelles la voix vive du peuple se trouve mainte­nue a distance ? La démocratie est ainsi condamnée a louvoyer sans cesse entre deux écueils: s' appuyer sur la voix du peuple, mais sans la déchalner, la mettre au service de paroles civilisatrices, mais sans 1'asservir. Mission impossible? En tout cas délicate et subtile, tout comme celle du chef d'orchestre. Du coup, au terme

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de tout ce que venons de développer dans ces pages, ne pOUlTait-on pas élargir au terrmn politique ta pertinence de cette conclusion qu'un chanteur et chef d'orchestre de talent tirait de son expérience

musicate:

« Diriger c'est chanter 1óJ » ?

Se déploient ainsi en miroir - ou en écho -l'image du souverain comme chef d' orchestre et celle du chef d' orchestre comme sou­verain telle qu'Elias Canetti, pour conclure, nous la présente :

« Le chef d'orchestre est debout. L'érection de la personne est un souvenir archa'ique qui joue encore un role important dans beau­coup de représentations de la puissance. Il est debout seu!. [· .. 1Voici que d'un tout petit geste, il éveille soudain et anime telle ou telle voix., el it fait taire toutes celles qu'il veut. 11 a ainsi pouvoir de vie el de mort sur les voix. [...] Recueil vivant des 10is, il regne a la fois sur les deux cotés du monde moral Il indique ce qui se fait par le commandement de sa main et il empeche ce qui ne doit pas se faire. Son oreille explore l' air en quete de ce qui est défendu. Pour l'orchestre, son chef représente bien en fait l'a;uvre tout entiere, dans sa simultanéité et dans sa succession, et comme, pendant son exécution le monde doit se résumer tout entier dans l'ceuvre, c'est lui qui, pendant ce temps exactement, est le maltre du monde 162. »

« pouvoir de vie et de mort sur les voix... » Formule meme du pouvoir souverain absolu, du moins jusqu'a ce que la voix du peuple en vienne a jouer sa propre partition et jusqu'a ce qu'en soit déposé le poids du sacré dont est chargé ce droit de vie et de

mort.

161. René Jacobs, voir Diapason, n° 470, mai 2000. 162. CANETTI EJias, Masse et puissance, Gallimard, te!' Paris, 1986, pp. 419­

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emerClements

Un travail du type de celui-ei, tres largement transdiseiplinaire, ne saurait bien Sur supposer chez son auteur une eonnaissance exhaustive des sujets qu'il est conduit a aborder dans les domaines qui ne sont pas au départ les siens. Il doit recourir alors a des « passeurs », des « informateurs » pour le guider sur ces terrains nouveaux. Nombreux furent ceux qui m'aiderent ainsi dans cette enquéte, que ce soit par une indieation bibliographique partieuJie­rement pertinente ou par de véritables initiations a certains aspects de leur propre spécialité. Le travail qui en résulte est done parti­eulierement tributaire de ces apports multiples et se serait particu­lierement mal accommodé de l'outrecuidance d'une énonciation par «je ». Le ~< nous » qui caraetérise ]'énonciation de ces pages y trouve done une justification bien au-dela de la forme universi­taire rituelle. C'est en revanche bien par un «je» que je tiens a exprirner ma gratitude envers tous ceux que je n'ai pas déja eu l' oecasion de remercier dans le eours du texte, et qui se retrouveront au détour de 1'une OU ]' autre des idées, des références Ol! des situations traitées dans ces pages : Nurith Aviv, Rithée Cevasco, Keith Dixon, Dorothée Goll, Mireille Gueissaz, Antoine Hennion, Jaeques et Marie-Fran~oise Laborit, Miehel Plon, Jean-Fran~ois Pochelu, Jacgues Roubaud, René Sarfati, Pascale Tison, DanielVidal, Sophie Wahnich...

Un grand merci enfin a NicoJe Debureaux pour son soutien technique et administratif de tous les instants.

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tion dans l'ordre du langage J'a inéluctablement coupé. La mobi­lisation des forces d'une telle nature, qu'a su ordonner le nazisme, dans les deux sens du rnot ordonner : cornmander et organiser, ne répond pas, certes, a la question de savoir pourquoi 1' Allemagne de cette époque a répondu avec une telle ferveur a cet appel mor­títere des sirenes. Elle ne releve pas en tout cas de « 1' art de la manipulation23 ». Il est done fort logique d'y retrouver toute la dialectique entre verbe et voix ci-dessus exposée, au cceur de ce qui sous-tend cet autre attribut du diabolique : la séduction.

VERFÜHRER

La fascination exercée par Hitler, paradigme meme du tribun politique, n'est plus a démontrer24• Hitler, Führer, doit son assomp­tion a Hitler, Verführer, c'est-a-dire « séducteur ». La langue alle­mande souligne de fa~on particulierement éclairante la parenté des deux mots et des deux fonctions 25. La voix est l'instrument de l'une et de 1' autre, et 1' instrument de la fascination d' Hitler fut sa voix et uniquement sa voix. Non pas son discours : non, sa voix ! Le « magnétisme » de son regard a, certes, souvent été souligné aussi, mais cela ne concernait guere que la sphere du privé : les orches­trations de masses de l'hitlérisme ne lui laissaient aucune place, tout en ti eres consacrées qu 'e U es étaient a la mise en scene de la voix.

Le « pouvoir hypnotique » d'Hitler sur les foules, tout comme son « art de la manipulation », est sans cesse invoqué pour com­prendre cette fascination. Dans Massenpsychologie, Freud critique le recours a des notions comme « hypnose » ou « suggestion » pour tenter de comprendre le phénomene de séduction de la foule par

la racine Ur (signifiant «origine(») notamment dans le domaine scientifique: Ursubstanz, Ursubjekt, Ursache, Ur-lch, Urgrund ... (op. cit., p. 121).

23. Certes Hitler était effectivement passé maitre dans l'art de la manipulation - et du chantage- mais dans le domaine de l'action et de la tactique politique, ce qui est tout autre chose que ce dont nous traitons ici, a savoir son rapport aux masses.

24. Précisons ici, que nous aurions pu mener une analyse en des termes qua­siment similaires a partir de l'exemple de Mussolini, le Duce, autre tribun, autre banditore de sinistre mémoire. Nous avons privilégié la situation de 1' Allemagne hitlérienne car elle nous parait illustrer en termes plus radicaux encare la problé­matique de notre étude.

25. Certes en fran~ais, « séduire » est bien aussi un dérivé de se duce re, ou l'on retrouve la racine ducere, ducerreconduire, mais la racine ne s'entend plus guere dans le mot.

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le leader et la sournission qui en découle. Selon lui, ces termes n'expliquent en effet ríen du tout, et c'est précisément pour apporter une véritable explication qu'il mena l' élaboration qui nous sert de référence. Pas plus maintenant que du temps de Freud, la notion d'hypnose ne nous aide, a moins de définir l'hypnose, dans la perspective freudienne, comme simplement le consentement du sujet a écouter la voix du surmoi, c'est-a-dire a lui obéir,- ce qui, apres tout, n'en est peut-etre pas la plus mauvaise des définitions26

Pour en revenir a la fascination de la voix d'Hitler, celle-ci ne laisse pas d'étonner lorsque, de nos jours, il nous arrive de l'enten­dre, a l'occasion de telle ou telle émission de radio ou de télévision. Comment ces « aboiements », ces « éructations gutturales », ont­elles pu exercer un tel pouvoir de fascination, de séduction ? Pour­tant, innombrables sont les témoignages qui 1' attestent. Guido Knopp, dans le chapitre intitulé « Le séducteur », de son livre sur Hitler, en cite pres de dix pages27• Pour notre part, nous n'en citerons qu'un, particulierement significatif, pensons-nous, du fait de la personnalité de son auteur :

Friedelind Wagner, petite-fille de Richard Wagner, alors agée de six ans, et de ce fait peu suspecte d'etre prise dans les rnirages que l'adhésion politique peut faire surgir aux yeux ou aux oreilles du partisan, se souvient de la prerniere visite a Bayreuth d'Hitler, le 30 septembre 1923, soit cinq semaines seulement avant qu'il ne se lance dans 1' aventure du putsch a Munich, le 8 novembre :

«f ... ] sa voix prit du timbre et de la couleur, se fit plus profonde, au point que nous restions la assis comme un cercle de petits oiseaux charmés, a écouter la musique, sans preter la moindre attention aux mots meme qu'il pronon~ait28. »

Et comme par hasard, certaines descriptions des discours d'Hitler retrouvent la terrninologie de la composition musicale, meme s'ils prétendent insister sur leur théatralité :

« 11 était par-dessus tout un actcur accompli, [ ... 1. Au début, l'observation d'un temps de pause faisait monter la tension; un départ discret, voire hésitant ; des ondulations et des variations de diction, certainement pas mélodieuse, mais vive et éminemment expressive ; des explosions presque en staccato, suivies d'un ral-

26. Sur les rapports entre voix et hypnose on lira avec profit : SANTIAGO­DELEFOSSE Marie, « Enveloppe sonare hypnotique, cadre thérapeutique et conte­nant maternel >>, In Psychothérapies, vol. 18, 1998, n° 2, pp. 83-91.

27. KNOPP Guido, Hitler, trad. de l'allemand Hitler, eine Bilan;:. ( 1995), par C. Prunier, Grancher, París, 1998, pp. 31-40.

28. Cité par DELPLA Fran~ois, Hitler, Grasset, París, 1999, p. 117.

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